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Les grandes chroniques de France (1/6): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis en France

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453Le roy Gontran envoia ses ducs et ses baillis pour prendre et saisir les cités que le roy Sigebert son frère avoit jà tenues, qui estoient du royaume Caribert son autre frère, et ceus aussi que le roy Chilperic avoit tolues au roy Childebert son neveu. Mais le comte Garrique, qui les parties le roy Childebert deffendoit, tantost comme il sut la mort Chilperic, prist la foy et les seremens des Limozins au nom son seigneur; puis s'en revint à Poitiers. Là le reçurent les Poitevins et lui firent tel serement que ceus de Limoges lui avoient fait. Lors oït dire que ceus de Bourges, qui estoient de la partie le roy Gontran, avoient envaï ceux de Tours qui se tenoient au roy Childebert, tout leur païs avoient destruit et gasté, et une ville arse qui avoit nom Maroel454. En cette ville estoit dédiée une églyse en l'honour S. Martin, qui toute fu arse et brûlée. Là apparut apertement les vertus du glorieux confesseur: car la paile qui sur l'autel estoit demora saine et entière sans nule tache d'arsure ni de corruption, et l'herbe verte, qui entour l'autel est poudrée, ne fu arse ni blémie par la chaleur du feu. Grant merveille fu donques, quant le grant tref et toute la couverture fu arse et brûlée, et la tendrour de la verte herbe et la molesse de la paile ne furent corrompues ni violées. Le comte Garrique, qui entendi comment les choses estoient allées, manda à ceus de Tours que en nule manière ils ne se tinssent de la partie le roy Gontran. Le saint archevesque de la cité Grigoire respondi ainsi aus messages: «Nous savons bien,» dist-il, «que tout le royaume de France doit revenir au roy Gontran, puisque tous ses frères sont mors; et par telle raison comme le roy Clotaire régna pardessus tous ses fils tant comme il vesqui, aussi doit le roy Gontran régner pardessus tous ses neveux toute sa vie, et jà contre lui ne serons. Et fait le roy Childebert grant folie, quant il cuide contester à si grant prince455.» Quant le comte Garrigue sut que ceus de Touraine n'obéiroient pas au commandement son seigneur, il laissa Eberon le chamberlenc le roy Childebert en la cité de Poitiers; puis mut et mena son ost en la terre d'Orlénois, le païs commença fortement à gaster par rapines et par feu. Les Orlénois lui mandèrent que volontiers feroient une pais avec lui, et que il cessast les maux que il leur faisoit jusques au parlement qui estoit pris des deux roys; lors obéiraient volontiers à celui qui leur sire seroit. Le duc leur respondi que les commandements son seigneur devoient aller devant leur requeste, et que il ne les trespasseroit mie pour faire leur volonté. Tandis que le comte estoit en Orlénois, se tournèrent les Poitevins et furent sermentés et féables au roy Gontran: toute la gent le roy Childebert jetèrent hors de la cité; mais le serment qu'ils avoient fait au roy Gontran ne demeura pas après ce moult longuement que ils ne le brisassent (selon la manière du païs)456.

Note 453: (retour) Aimoini lib. III, cap. 61.
Note 454: (retour) Maroel. «Maroialensis vicus» dit Aimoin. C'est Mareuil-sur-le-Cher, sur les confins du diocèse de Tours.
Note 455: (retour) Cette manière de comprendre l'hérédité est curieuse; mais Grégoire de Tours ne dit pas précisément cela. Suivant ce principe, Childebert n'auroit pas dû recueillir la succession de son père Sigebert, et pourtant personne, même Chilperic, ne lui en avoit contesté le droit. Au reste, voici les paroles de Grégoire de Tours: «Nos vero.... adserentes hunc (Gontramnum) esse nunc patrem super duos filios, Sigiberti scilicet et Chilperici, qui ei fuerant adoptati; et sic tenere regni principatum ut quondam Chlotarius rex fecerat pater ejus.» Gontran ne réclamoit peut-être que la régence, jusqu'à la majorité de ses neveux.
Note 456: (retour) Selon la manière du païs. Cette parenthèse est du traducteur et atteste la mauvaise renommée qu'avoient autrefois les Poitevins. Dans le roman de Garin le Loherain on trouve les mêmes reproches:

«Mauvais traïstres, déléaus, foi-mentis,

»A vos natures devés bien revenir;

»Car vous issites des hoirs aus Poitevins,

»Onques n'amèrent né parens né voisins,

»N'à lor signor ne vourent obéir

»S'il ne le porent engignier ou traïr.

(Tom. II, p. 137.)

Le jour du parlement aprocha. Le roy Childebert envoia ses messages au roy Gontran avant que le jour en chéust. Giles l'archevesque de Rains en fu l'un. Quant devant le roy furent venus, Giles commença premier à parler en telle manière: «O très-noble roy, nous rendons grâces à Dieu le tout-puissant, pour ce que il ne t'a pas donné tant seulement pais et tranquillité, mais bonnes avantures et accroissement de seigneurie.» Le roy lui respondi: «A celui doit-on rendre grace et merci qui est souverain de tous les roys, non mie à toi qui est le plus desloyal de tous les hommes qui vivent, par qui conseil mes villes et mes cités sont arses et gastées; qui sous l'habit de religion ne porte pas l'ordre de prestre nostre Seigneur, mais de félon et de pessime traitour.» Comme l'archevesque se tut pour le mautalent et pour la grant indignation que il avoit des paroles que le roy luy avoit dites, un des autres messages parla en telle manière: «Ton neveu le glorieux roy Childebert demande que tu lui restablisses entièrement tout le royaume que son père tint.» Le roy respondi: «Je cuidoie que je eusse assez suffisament respondu à cette cause: je en respondis à l'autre parlement cela mesme que je en respondrai maintenant. Car je di que je le tieng par les convenances qui jà coururent entre nous, et tous jours le tendrai, si ce n'est par grace ou par amistié457.» Après cestui, parla le troisième message et dist ainsi: «Bon roy, s'il est ainsi que nous ne puissions empétrer nulles des besoignes que nous requerons, une chose voïlliez faire que nostre sire te requiert, que tu lui envoies Frédégonde à prendre vengeance de la mort son père et de son oncle que elle fist occirre.» A ce respondi le roy: «Frédégonde ne vous doit-on pas livrer. Car elle a fils roy et engendré de roy; en sus, je ne cuide mie que elle ait colpé en ce que on lui met sus.»

Note 457: (retour) Si ce n'est par grace ou par amitié. Il falloit dire: A moins que je ne cède en considération de notre amitié. «Nec me ulli cis cessurum, nisi gratia amecitiarum.» (Amoin.)

Après ces paroles Gontran-Boson qui au roy Childebert s'estoit tourné et fust venu avec les messages, se trait vers le roy tout bellement, aussi comme s'il voulust dire aucune chose privéement. Le roy, qui vers lui le vit venir, lui commanda que il se teust, et avant que il peust parler, il lui dist telles paroles ainsi comme par yronie. (Yronie est une figure ainsi comme de barbarime; elle est faite quant on dist aucunes paroles en desdain qui sont contraires à ce que l'on entent)458: «Et vous, sire preudhome, que direz vous,» dit-il, «qui allastes au sépulcre en Jérusalem, et cerchastes tout le règne d'Orient pour ramener un bastard459 (ainsi apeloit-il Gondoald), qui nous a nos cités prises et gastées? Tousjours as esté traitre, onques ne tins foi ni loyauté aus choses que tu promis.» Lors lui respondi Boson: «Roi, quant tu sieds en ton trône royal, nul n'ose à toi parler ni contredire chose que tu dies; mais si un autre, qui mon pareil fust, me dist telle vilenie et tel blame comme tu me dis, je le contredirois par mon cors et par mes armes, et le rendrois connoissant de cette fausseté en ta présence.» Tous se turent les autres: mais le roi qui courroucié estoit parla encore et dist: «Tous ceus qui bien veullent se devroient efforcier que ce tiran fust mis à perdition qui de néant est estrait. Car son père fu munier premièrement et après fu tisseran460, et de ces deux mestiers se soustint toute sa vie.» Et bien que un homme puist bien savoir l'art de deux mestiers, l'un des messages dist au roy: «Roy, ne di pas telles paroles; car elles ne sont belles en bouche de roy. En quelle manière puet-ce estre que un seul homme puist avoir deux pères?» De cette parole qui fut simplement dite commencièrent à rire tous ceus qui là estoient. Au congié prendre, parla un des messages et dist: «Roy, nous te commandons à Dieu: et pour ce que tu ne veux recevoir la pais de ton neveu, saches que la cogniée qui tes frères à tués, est toute apareillée pour ton chief coper.» Après ces paroles commanda le roy que on les boutast hors du palais et que l'on cueillist boue et ordure parmi les rues pour geter à leurs visages. Pour ces vilenies qui aux messages furent faites, monta grant haine entre les deux roys.

Note 458: (retour) Cette parenthèse est du traducteur, et le mot ironia ne se trouve même ni dans Aimoin ni dans Grégoire de Tours.--Barbarime. Mot étranger.--Au reste voici la définition de l'académie: «Ironie, figure de rhétorique, par laquelle on dit le contraire de ce qu'on veut faire entendre.» L'académie n'auroit-elle pas bien fait d'ajouter le en dédain de notre texte?
Note 459: (retour) Bastard. «Ballomerem quemdam.» Du Chesne, dans son édition de Grégoire de Tours, l'explique: falsus princeps.
Note 460: (retour) Et après. Le texte d'Aimoin justifie mieux la réponse du messager: «Cujus pater procurator fuit molendinorum regalium, et ut vertus fatcor, lanæ opificio vitam produxit suam.»

461Incidences. En cette année au mois de décembre apparurent ès vignes les bourgeons et les raisins tous formés, et les fleurs ès arbres. Un grant brandon de feu courut à mie-nuit parmi le ciel en si grant abondance, que l'air en resplendi ainsi comme s'il fust cler jour. Une grant colonne de feu fu veue aussi comme si elle pendit du ciel; audessus estoit une estoile. Maints furent en grand soupeçon de ces signes: car la terre trembla, et maintes autres merveilles aparurent: aucuns vouloient dire que ce estoit signe de la mort de Gondoald.

Note 461: (retour) Aimoini lib. III, cap. 60.

XXIII.

ANNEE 584.

Comment Preteste fust rappelé d'exil, et comment Frédégonde
cuida faire occire Brunehaut
.

462Lienar, qui avoit esté l'un des princes le roy Chilperic à son vivant, vint lors à la royne Frédégonde des parties de Toulouse: encore estoit-elle en l'églyse Nostre-Dame de Paris463. Il lui dist que il s'estoit échapé par fuite, et que sa fille estoit estroitement gardée et en grande povreté de robes et de viandes. Frédégonde qui de telles nouveles fust courrouciée, conçut si grant haine contre lui que elle lui desceignit le baudrier, et lui tolit toute la dignité que le roy Chilperic lui avoit donnée: tous ceus qui du service sa fille se furent partis osta de leurs honneurs, ou elle les tormenta de diverses paines: et pas ne doutoit à faire ces maus, pour la paour de Dieu ni de sa douce mère, en laquelle églyse elle estoit tournée à garant et à refuge. Un pervers compaignon avoit pour les maus que elle faisoit, Audoin avoit nom; pour sa desloiauté et pour sa malice l'eust un jour le peuple occis, s'il ne se fust feru au moustier.

Note 462: (retour) Aimoini lib. III, cap. 62.
Note 463: (retour) En l'églyse Notre-Dame. «In majore ecclesia Parrhisiaca.» (Aimoin.)

464Le roy Gontran commanda que Préteste l'archevesque de Rouan, que le roy Chilperic avoit envoié en essil, fust rapelé: mais pour ce faire fist avant rassambler le concile des prélats, quant Renemon l'évesque de Paris lui dist que il n'estoit pas mestier; pour ce que il n'avoit pas esté dampné par concile. Lors fu rapelé et restabli en son siége.

Note 464: (retour) Aimoin. lib. III, cap. 63.

465Un povre homme s'en vint au roy priveement, et lui dist que il se gardast de Pharulphe qui chamberlenc avoit esté au roy Chilperic; car il savoit certainement que il avoit pris conseil de lui occire. Le roy fist celui venir devant lui et lui demanda si ce estoit voire ou non. Celui-ci nia tout: à tant le laissa aller sans plus faire; mais puis ce jour se fist si bien garder que il n'alloit nule part ni au moustier que il n'eust grant plenté de sa gent armée entour lui. Il envoia Frédégonde en une ville qui est assez près de Rouan pour accomplir le remanant de sa vie. Aucun des barons de France, qui plus avoient esté amis au roy Chilperic son seigneur, allèrent à elle et lui dirent qu'ils estoient apareilliés d'obéir à son enfant Clotaire comme à leur droit seigneur en lieu et en tems. Là demeura Frédégonde; et fu avec elle Melaine qui avoit esté de l'archeveschié de Rouan, quant Préteste fu rapelé.

Note 465: (retour) Aimoin. lib. III, cap. 64.

Frédégonde avoit moult grant duel en son cuer de ce que elle estoit ainsi dégetée et abaissée de la hautesse et de l'honneur en quoi elle souloit estre. Et lui faisoit assez pis ce que elle savoit bien, que Brunehaut estoit plus puissante et plus honorée: pour ce apela un homme qui Holerique avoit nom466, et moult estoit malicieux et desloial: si lui dist que il se pourpensast en toutes les manières comment il pourroit occire Brunehaut. Celui-ci qui de sa dame voulut accomplir la male volonté lui dist que il en penseroit bien: à Brunehaut vint et lui dist que tant estoit Frédégonde diverse et plaine de cruauté, que nul ne pouvoit entour lui durer: et pour ce que il avoit oï parler de la débonnaireté et de la grant courtoisie que elle avoit à toutes gens, estoit-il à elle venu. Tant fist par ses beles paroles que il aquist sa grace en partie; et avenoit aucunes fois, quant elle alloit couchier, que il la pourmenoit jusques à l'huis de sa chambre. Tous ceus de son hostel blandisoit de paroles, l'amour et la bonne volonté avoit de ceus qui ses pareils estoient; aus souverains estoit suget et obéissant. Longuement ne se put pas céler que l'on n'eust de lui soupeçon. Il fut contraint à reconnoistre qui il estoit, et pourquoi il estoit là venu: à la parfin confessa tout le secret de sa première dame; batu fu et tourmenté, puis renvoié à Frédégonde: tout lui raconta ce que il lui estoit avenu: et pour ce que il n'avoit pas accompli son commandement, elle lui fist couper les piés et les mains, en guerredon de son service.

Note 466: (retour) Qui Holerique avoit nom. Voilà l'une des fortes erreurs de notre traducteur. «Clericum quemdam fallendi dolis instructum ad eam dirigit.» Il falloit donc: Elle appela un certain clerc qui moult, etc. Au reste la bévue appartient à l'un des copistes d'Aimoin, suivi dans l'édition de 1567. On y trouve en effet: Olericum quemdam.

XXIV.

ANNEE 584.

Comment le roy Gontran fist occire Eberulphe
en l'âtre S. Martin de Tours
.

467Le roy Gontran alla en la cité de Chalons; là enquist et demanda au plus diligement que il put, par qui le roy Chilperic avoit esté occis. De par Frédégonde lui fu dit que Eberulphe qui estoit maistre chamberlenc du palais avoit esté capitaine et principal du fait. Pour ce l'accusa que il l'avoit lessiée, et que il ne vouloit demeurer avec elle. Le roy qui trop fu courroucié, jura que il ne destruiroit pas lui tant seulement, mais toute sa génération, pour ce que les autres se chastiassent468 à l'exemple de lui, et que nul ne fust jamais si osé que il occist roy de France. Ce Eberulphe qui moult fu espouventé des menaces le roy s'enfui à garant au moustier Saint-Martin de Tours. Le roy quant il le sut, fist commander aus Orlénois et aux Blésois que ils gardassent le moustier chacun à son tour, en telle manière que il n'en peust eschapper de nulle part. Comme ils alloient ainsi et venoient, ils faisoient moult de dommages en leurs voies et prenoient et ravissoient tout ce qu'ils pouvoient bailler: dont il avint que deux de cette gent ravirent mules qui estoient de la maison de l'églyse Saint-Martin. Ils tournèrent à la maison d'un vilain pour demander à boire, et il leur dist que il n'avoit de quoi eus aaisier. L'un sailli avant pour lui férir; mais le vilain s'avança et le féri tellement d'un glaive qu'il l'occist. L'autre qui son compaignon vit mort s'enfuit, et eut si grant paour que il laissa les mules saint Martin que ils avoient ravies. Le roy donna tout l'avoir et tout le meuble d'Eberulphe, qui moult estoit grant. Une maison avoit en la cité de Tours, que il fist craventer et abatre, si que il n'i demeura que les parois toutes nues. Eberulphe avoit soupeçonneux l'archevesque Grigoire et cuidoit que le roy lui feist tout ce par son commandement: pour ce le menaçoit fortement, et disoit que si il povoit jamais recouvrer la grâce le roy, il lui mériroit ceste bonté469: mais le saint homme estoit plus esmu en pitié et en compassion des griefs que on lui faisoit, que il n'estoit de mautalent vers lui, pour les vilenies que il lui disoit. Hors de l'églyse n'osoit issir; en une des parties du moustier demeuroit ainsi comme en un parloir; les chapelains et ceus qui le moustier gardoient fermèrent les portes. Un huis avoit en cette part où il estoit, qui pas ne fu fermé: par là entrèrent léans enfans et pucelles et un autre qui renverchièrent tous les ornemens de l'églyse: quant les gardes les aperçurent, ils les boutèrent hors et fermèrent cet huis. L'évesque et les clers se levèrent entour mie-nuit pour chanter Matines, et pour faire le service nostre Seigneur. Eberulphe fist grant noise et grant tempeste par léans, et tant leur dist de vilenies que il convint que ils laissassent le service Dieu à faire. Il prist un clerc, comme homme qui ivre estoit, et l'estendi sur un ban, puis le bati tant que presque il le tua, pour ce que il ne lui voloit donner du vin. Mains autres bati et féri jusques au sang en l'âtre et au moustier monseigneur saint Martin. Et ne douloit pas à faire tel cas et telles violences en l'églyse saint Martin, en laquelle protection il s'estoit mis, et à qui aide il requérait chacun jour.

Note 467: (retour) Aimoin. lib, III, cap. 65.
Note 468: (retour) Se chastiassent. Se corrigeassent.
Note 469: (retour) Il lui mériroit cette bonté. Il lui vaudroit cette bonne volonté.

Saint Grigoire l'archevesque vit une nuit une avision en dormant, que il raconta lendemain à Eberulphe. Il lui sembloit que il estoit à l'autel saint Martin, et célébrait le précieux sacrement du corps et du sang nostre Seigneur; en ce point, le roy Gontran entroit en l'églyse et commandoit à sa gent que ils prissent Eberulphe, qui s'estoit attaché à la paile de l'autel, et que ils le sachassent hors du moustier à force: il laissoit son office à faire, et se mettoit au devant du roy et le tenoit que il n'aprochast de lui: mais celui-ci laissoit la paile, et fuyoit çà et là en grant doutance. L'archevesque qui moult estoit dolent, lui faisoit signe que il se tenist à la paile de l'autel. En ce point s'esveilla saint Grigoire. Quant il eut cette avision racontée, Eberulphe lui respondi que sa pensée s'accordoit bien à ce songe. Lors lui demanda saint Grigoire de son propos et que il tendoit à faire: «Je bee», fait-il, «si le roy Gontran me voloit sachier de ce moustier à force, à tenir la paile de cet autel à l'une main, et à l'autre occire toi et tous tes clers.» En ce entendi bien saint Grigoire que il avoit le deable au corps qui ce lui faisoit dire; ne demeura pas longuement que la chose commença ainsi comme l'archevesque l'avoit veue en révélacion. Car le roy fit querre un homme qui par son art et par sa malice fist tant, que il le traisist du moustier, et l'amenast lié ou que il l'occist. Un tel homme, qui avoit nom Claudie, se pouroffri au roy, et lui dit que il avoit trouvé un bon procureour de telle besoigne. Le roy lui promit grant loier, s'il povoit ce faire. A tant s'en parti et vint à Eberulphe, et lui jura par Dieu et par ses saints que il ne trouveroit nului qui mieus lui pust ni vousist aider vers le roy que il feroit. Le malicieus pensoit bien que il ne le povoit en nule manière mieus decevoir que par son faus serment: celui-ci le crut et cuida que il dist voir, pour le serment que il lui avoit fait. Eberulphe le semont lendemain à mangier avec lui; après mangier s'allèrent esbattre parmi l'astre du moustier. Claudie le commença fortement à blandir de paroles et à promettre par serment son amour et tout ce que il porroit faire; et puis lui dit si l'on péust trouver de très bon vin que volentiers en bust. Eberulphe lui dit que volentiers lui en donneroit de très bon, mais que il attendist que il fust aporté de son hostel. Tous ses serjans envoya querre de ce bon vin, si que il demeura tout seul de sa mesnie. Quant Claudie le vit tout seul, il tendi ses mains vers la chasse de monseigneur saint Martin et dit ainsi: «Saint Martin bon confesseur nostre Seigneur, je te prie que je puisse encore veoir ma femme et mon fils.» Après ces paroles il sacha l'espée et courut à celui sus: l'un de ses serjans, qui ces paroles entendi, sailli avant, il embraça Eberulphe si navré comme il estoit, et le geta tout envers. Claudie, qui l'espée tint toute nue, lui tresperça les costés: les autres serjans Claudie saillirent de toutes pars, tant lui getèrent de coups d'espée et de javelots que ils l'occirent en la place. Claudie qui en lui mesme se senti coupable de la très grande traïson que il avoit faite, s'enfui en la celle d'un abbé: blécié estoit au costé et avoit un des pouces perdu; à l'abbé pria que il le reçust en aucune repostaille470 lui et ses serjans. Quant la mesnie Eberulphe furent retournés, et ils l'eurent trouvé occis, ils coururent après Claudie; la maison de l'abbé qui l'avoit receté environnèrent de toutes pars; bien apareillés de toutes armures estoient, glaives et javelots lançoient parmi les fenestres; deus clers, qui l'huis ouvrirent, sachièrent hors l'abbé à grande peine. Ceus qui par dehors estoient se férirent ens, quant ils virent l'huis ouvert: Claudie cerchièrent tant qu'ils le trouvèrent dessous un lit; lui et tous les serjans occirent, puis sachièrent les corps hors de la maison. Leurs parens et leurs amis les recueillirent et les mirent en sépulture. Les povres et les contrets471, qui assiduement seoient aus portes de l'églyse, furent si courouciés de l'homicide qui avoit esté fait en l'âtre, que ils allèrent après, au mieux qu'ils purent à bastons et à pierres, pour la honte du corps saint vengier. Le roy Gontran fu premièrement moult courroucié de cette chose, jusques à tant que il eust la vérité sçeue. Ceus à qui le roy avoit donné les possessions et les meubles Eberulphe, ravirent premièrement tout et prirent si rez à rez, que ils laissièrent sa femme à grande pouvreté.

Note 470: (retour) Repostaille. Lieu retiré. Cachette.
Note 471: (retour) Contrets. Les contrefaits.

XXV.

ANNEE 584.

Comment Gondoald transmit ses messages au roy Gontran;
et comment celui-ci saisi une partie du royaume
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472En l'an vingt-quatriesme du règne Gontran et disiesme du règne Childebert, le roy Gontran assembla son ost de toutes les cités de son royaume, et vint contre Gondoald. Ceus d'Orlénois et ceus de Bourges allèrent sur ceus de Poitiers, qui jà s'estoient soustraits de la feauté le roy; tant les contraindrent que par force les firent venir à obédience ainsi comme ils estoient devant. Moult estoient esmus contre l'évesque de la cité et entalentés de lui faire vilenie: mais il leur donna un calice d'or qui estoit en l'églyse, et par ce délivra soi mesme d'exil et le peuple de chetivoison473.

Note 472: (retour) Aimoini lib. III, cap. 66.
Note 473: (retour) Chetivoison. Captivité.

474En ce point venoit Gondoald de Poitiers; mais quant il sut que l'ost le roy Gontran estoit là, il retourna à Angolesme; là le reçurent honorablement l'évesque et les barons. Quant il les eut merciés, il s'en retourna vers la cité de Perrigort, et pour ce que l'évesque ne le reçut pas en grace ni en faveur, comme il lui sembla, il le frappa assez vileinement et lui fit assez de persécucions. De là s'en alla vers Tholouse; mais avant envoya aucuns de ses chevaliers, et manda à l'évesque que il lui venist à l'encontre. L'évesque, qui Manulphe eut nom, assambla le peuple de la cité et les amonesta tant comme il put, que ils se tenissent vigoureusement contre lui, que ils ne rechaïssent par avanture en telle subjection comme ils souffrirent jà dessous Sigulphe475. Puis leur dit que bien leur devoit souvenir du duc de la cité Desier, que trop de mal souffrirent sous lui, quant il les requit de telle chose. Par telles paroles les enortoit à contester; mais la peur de l'ost qui sur eus venoit les admonesta des portes ouvrir; ainsi reçurent donques Gondoald en la cité. L'évesque, qui avec lui mangea, commença à parler à lui en telle manière: «Bien que tu affirmes que tu soies fils le roy Clotaire, et que tu dies que tu dois avoir le royaume, trop nous semble forte chose à parfaire ce que tu as encommencié.» Gondoald lui respondi: «Je dis que je suis fils Clotaire, et que je ai jà une partie du royaume conquis, si comme il appert: quant je aurai la cité de Paris prise, je establirai là le siège de mon royaume».--«Jà», dit l'évesque, «si Dieu plaist, ce n'accompliras, ni ce que tu dis n'adviendra tant comme il y aura hoir de royale ligniée.» Quant l'évesque eut ce dit, Mummole le féri de la paume parmi la face et puis lui dit: «Mauvais évesque! n'as-tu pas honte de parler si outrageusement à nostre seigneur le roy Gondoald?» Quant le duc Desier sut que il avoit amonesté le peuple contre lui, il le fit battre de bastons et de poings, les choses de l'églyse ravit et saisit, une corde lui lacha au col, puis l'envoya en exil.

Note 474: (retour) Aimoini lib. III, cap. 67.
Note 475: (retour) Voy. ci-dessus, lib. III, cap. 3.

Les François, qui devant estoient esmus contre Gondoald, vindrent jusques à un fleuve qui est apelé Dordogne, là attendirent pour savoir s'ils oiroient de lui nule nouvelle. A lui s'estoit accompagnié Galdon le chamberlenc Rigonde fille le roy Chilperic, le duc Desier, Mummole et Bladaste et Sagilaire, à qui il avoit promis l'éveschié de Thoulouse: tous ceus estoient ses très privés; tout estoit ordoné et fait par leur conseil. Lors envoya Gondoald à ses amis qui demeuroient en la souveraine France476, (ce sont les parties qui sont de la cité de Rhains jusques à la cité de Mets), deus épitres leur envoya par deus clers, desquels un qui estoit né de la cité de Cahours prit les lettres que il portoit et les mit en parfont ès tabliaus d'une table de fust477; puis le couvri de cire pardessus pour ce qu'elles ne fussent trouvées, qui cerchier les vousist: mais cette cautèle lui valut peu; car les gens le roy Gontran prirent lui et son compaignon; toute la cause de leur voie reconnurent; puis furent mis en prison.

Note 476: (retour) «In superiori Francia.» (Aimoin.) La parenthèse explicative est le fait du traducteur.
Note 477: (retour) «Ligneam quam ferebat cavans tabulam.» (Aimoin.) C'est-à-dire: Creusant une tablette de bois qu'il portoit. «Cavata codicis tabula.....» (Grégoire de Tours.) C'est-a-dire: Ayant creusé la couverture d'un livre.

A la cité de Bordiaus vint Gondoald; l'archevesque Bertrau le reçu moult volentiers; là demeura ne sais combien de jours. A l'archevesque Bertran demanda une heure478 par quelle chose il seroit si seur que il ne peust estre surmonté de ses ennemis. Un de ses familiers lui respondi que un roy d'Orient avoit eu plusieurs fois victoire de ses ennemis, tant comme il portoit les reliques de saint Serge le martyr liées sur son bras. Lors demanda qui avoit les reliques de ce saint martyr: l'archevesque Bertran lui respondi que un marcheant d'Orient demeuroit en la ville, qui avoit nom Eufrone, et avoit de là ces reliques aportées; une églyse avoit faite en sa maison, en quoi il les gardoit en grant révérence: et entre les autres miracles que nostre Sire fit pour le martyr, en fist-il un qui bien fait à ramembrer: car la cité ardi479 et cette chapelle n'eut garde480. L'archevesque et le duc Mummole furent là envoyés pour les reliques querir; au marcheant dirent que ils estoient la envoyés de par le roy Gondoald pour les reliques querir de saint Serge le martyr que il avoit en garde. Eufrone le marcheant leur respondi: «Seigneurs, je vous prie que vous ne me traveilliez, moi qui suis vieus et desbrisié, et que vous ne fassiez au saint force ni vilenie; je vous donerai cent besans d'or, si vous souffrez de cette chose481.» Ils lui respondirent s'il leur en donnoit deus cens que ne s'en soufferroient-ils pas. L'archevesque regarda amont482, si vit une filatière483 qui pendoit à la parois: maintenant fit drecier une eschièle amont; et commanda à son diacre que il montast pour ataindre les reliques. Quant il fu monté, une si grande peur le prit que ceus qui à terre estoient, cuidèrent que il chaïst jus. Toutes-voies prit la filatière, la tendit à Mummole qui la reçut comme présumpcieux; le vaissel ouvri à son coutel et départi les reliques en trois parties. Le saint martyr monstra lors un petit de ses vertus; car une peur prit à ceus qui là estoient si très grant, que ils furent merveilleusement espoventés: les reliques saillirent en loin d'eus, et se perdirent si que nul ne les put voir. Tous se couchièrent en oroisons et commencièrent à pleurer, mesmement Eufrone le vieillard qui moult se doloit de son domage, et de ce qu'il estoit despoillié de si précieux trésor. Soudainement aparurent les reliques delez eus; Mummole en prit une partie, et ils s'en tornèrent à tant. Le martyr monstra bien que ce que ils avoient fait ne lui plaisoit pas, car il ne voulut onques secourir ni aider celui par lequel commandement ses reliques avoient esté ostées. Ces mesmes messages envoya Gondoald au roy Gontran; il leur commanda que ils portassent rameaus d'olive484 selon l'ancienne coustume de France, pour ce que tous sussent que messages fussent et que on ne leur fist nulle vilennie; mais ils ne se contindrent pas si sagement que mestier leur fust. Car ils racontèrent au peuple la cause de leur voie, avant que ils fussent au roy présentés485. Quant devant lui furent venus, il leur demanda qui ils estoient et qui les avoit envoyés à lui; leur besoigne racontèrent tout ordenéement, que message estoient leur seigneur Gondoald, fils le roy Clotaire, si comme il disoit, lequel lui mandoit que il lui délivrast sa partie de la terre son père, et si ce ne voloit faire hastivement, bien seust-il que il entreront en la terre à grande force, gasteroit le païs et saisiroit les cités et les chastiaus. Car en brief tems auroit grandes osts assemblées; et sans le peuple d'Aquitaine, qui à lui se tenoit, atendoit-il grant secours du règne d'Austrie486 et des plus puissans barons du royaume Childebert. Ainsi respondirent les messages à la première demande que le roy leur fit. Lors commanda que ils fussent estendus ainsi comme sur chevaus de fust487, et battus longuement. Ce commandement bien fu fait contre raison et contre la franchise de légacion. Car messages ne doivent avoir mal ni mal oïr. Puis reconnurent que Rigonde la fille au roy Chilperic, et Manulphe l'évesque de Thoulouse estoient envoies en exil488. Lors commanda le roy que ils fussent mis en prison et gardés jusques à l'autre audience.

Note 478: (retour) Une heure. Un certain jour.
Note 479: (retour) Ardi. Brûla.
Note 480: (retour) N'eut garde. N'eut atteinte.--Dans Aimoin, c'est toujours l'archevêque qui parle.
Note 481: (retour) Si vous souffrez de. Si vous vous abstenez.
Note 482: (retour) Amont. En haut.
Note 483: (retour) Filatière. Chasse. Coffret
Note 484: (retour) Rameaus d'olive. «Virgas ferre sacratas,» ou «consecratas,» disent Aimoin et Grégoire de Tours.
Note 485: (retour) Le texte d'Aimoin et surtout celui de Grégoire de Tours sont ici mal rendus. Ce dernier dit: «Itaque vincti catenis, in regis præsentiam deducuntur. Tunc.... negare non ausi,» etc.
Note 486: (retour) Austrie. Austrasie.
Note 487: (retour) Chevaus de fust. «Ad trocleas extensi.» (Aimoin.) La troclée etoit une espèce de roue sur laquelle on lioit de cordes ceux qu'on vouloit tourmenter. Il en est fréquemment parlé dans les actes des martyrs.
Note 488: (retour) Le traducteur ici rend exactement le texte d'Aimoin; mais Aimoin n'avoit pas exactement lu le texte de Grégoire de Tours. Il falloit: «Ils reconnurent que Rigonde la lille au roy Chilperic, exilée ainsi que l'éveque de Toulouse Manulphe, avoit rendu à Gondoald les trésors qu'on lui avoit ravis.» «Aiunt neptem illius, id est regis Chilperici filiam, cum Magnulfo exillo deputatam, thesauros omnes ab ipso Gondobaldo sublatos reddidisse.» (Greg. Tur., lib. VII, cap. 32.) Au reste, ce passage de Grégoire de Tours est peut-être corrompu lui-même, et il sembleroit plus naturel de suivre le sens que va lui donner Aimoin dans le chapitre suivant.


CI COMMENCE LE QUART
LIVRE DES GRANDES
CHRONIQUES.


I.

ANNEE 584.

Comment le roy Gontran otroia son royaume au roy
Childebert son neveu après sa mort
.

489Après ces choses, le roy Gontran manda au roy Childebert son neveu que il venist au parlement qui avoit esté pris par commun accort. Le roy Childebert vint à tout grant plenté de ses barons, et le roy Gontran d'autre part. Quant le parlement fu assamblé, le roy Gontran commanda que les messages le roy Gondoald fussent amenés avant, en la présence de tous: lors leur fu commandé que ils racontassent leur message, ainsi comme ils avoient fait devant. Quant tout l'eurent par ordre récapitulé, puis y eurent ajousté que Gondoald avoit saisi tous les trésors que le roy Chilperic avoit donné à Rigonde sa fille en mariage, quant il la dut envoier au roy d'Espaigne, et que il avoit dit aucune fois que il estoit retourné en France des parties d'Orient par l'enhortement Gontran-Boson; et quant ils confessèrent après que les barons du royaume Childebert savoient bien toutes ces choses, les deux rois chaïrent en soupeçon et pensèrent que, pour ce, n'estoient pas venus à ce parlement aucuns des barons du règne Childebert.

Note 489: (retour) Aimoin, lib. III, cap. 68.

Le roy Gontran tendi à son neveu une hanste490 qu'il tenoit, et lui dit ainsi: «Biau très-dous neveu, par ce signe pues-tu savoir que tu règneras après moi en mon règne; je te baille mon povoir et la seigneurie de toutes les cités de ma terre, et veuil que tu en ordonnes et faces tout à ta volenté comme des tiennes choses: si te souviégne bien que il n'y a demeuré que toi et Clotaire mon autre neveu de toute notre lignée.» Quant il eut ce dit devant tout le peuple, il trait à une part son neveu pour conseillier d'aucunes choses: moult le pria qu'il ne révélast à nului ce que il lui diroit. Lors l'instruisit et enseigna à qui il se devoit conseillier de ses besoignes et de son royaume gouverner, lesquels il osteroit de son conseil, et ès quels il se fieroit pour garder son corps et sa santé; puis lui dit que il se gardast des agais et malice Brunehaut sa mère491 et de Gilon l'archevesque de Rhains, qui estoit parjure et desloial. Quant le parlement fu finé et ils eurent traitié et ordené des besoignes, ils s'assirent au mengier. Tandis que le barnage séoit aus tables, le noble roy Gontran commença à parler aus barons et aus chevaliers, et leur dit en telle manière: «Seigneurs princes du royaume de France, je vous prie et requiers que vous portez foi et honeur à mon neveu, qui jà est hoir de France; et apert bien à son afaire que il doit venir à grant chose, si Dieu lui donne vie: ne l'aiez pas en despit pour ce que il est enfant, mais honorez-le comme seigneur.» Lors lui rendi toutes les cités que son père avoit jadis tenues. Congié prit l'un à l'autre, et retourna chascun en son règne.

Note 490: (retour) Hanste. Bois de lance. (Hasta.)
Note 491: (retour) Grégoire de Tours ne parle pas ici de Brunehault. C'est Aimoin qui fait dire cela à Gontran.

492Tandis que ces choses advinrent fu la fortune Gondoald muée en un autre point: car le duc Desier, Mummole, Bladaste, Galdon et Sagitaire qui à lui s'estoient aliés, le guerpirent493 comme vous oirez ci-après. En une cité se mit, qui est outre l'eaue de Gironde, sur le coupet d'une montagne haute et loin de toutes autres494. Au pié du mont sourd une fontaine, pardessus est une haute tour fermée, qui deffend les citoiens de leurs ennemis, quant ils descendent par une voie pour querre l'yaue, ou pour leurs bestes abreuver. Le peuple de la ville deçut par tel barat que il leur dit et conseilla que ils portassent leurs biens amont et en leur forteresce pour leurs ennemis qui là devoient venir: ainsi le firent comme il leur loa. Puis leur fit entendant que leurs adversaires venoient, si estoient jà assés près, et que bonne chose seroit que on issist contre eus pour que ils ne fussent léans soudainement assis. Quant tous furent issis, il bouta hors l'évesque de la cité et ferma moult bien les portes; après s'apareilla de deffendre entre lui et les serjans, qui léans s'estoient mis en garnison. Comme est avuglée la pensée humaine et mal avertie des choses qui sont à venir! Car il fu puis telle heure que il fu aussi geté de la cité et que il vousist que il eust ceus retenus dedans que il avoit hors boutés, et ceus degeté que il avoit léans reçus, lesquels il cuidoit loials amis.

Note 492: (retour) Aimoin. lit. III, cap. 69.
Note 493: (retour) Le guerpirent. Le traducteur a mal interprété la phrase d'Aimoin qui présente, il est vrai, quelque ambiguïté, mais que Grégoire de Tours permet de comprendre parfaitement: «Relictus a Desiderio duce, Garonnam cum Sagittario episcopo, Mummolo et Bladaste ducibus atque Wuaddone transivit.» (Grégoire de Tours, lib. VII, cap. 34.) Ainsi, Didier seul avoit guerpi ou laissé Gondoald.
Note 494: (retour) C'étoit la ville de Comminges.--Le coupet. La pointe.

II.

ANNEE 584.

Comment Gondoald fu assis en la cité de Bordiaus.

495Ci commence la manière comment Gondoald fu assis en la cité. Le roy Gontran lui envoia une lettre au nom de Brunehaut qui lui mandoit, si comme les lettres feignoient, que il despartist toutes les gens que il avoit assamblés pour ostoier496, et que il alast à Bordiaus pour yverner: ainsi le fit, comme les lettres le dévisèrent. Quant les chevetains de l'ost le roy Gontran, qui s'estoient logiés sur l'eau de Dordogne, surent que Gondoald avoit passé le fleuve de Gironde, ils prirent des meilleurs chevaliers et des plus hardis que ils eussent, puis ordonèrent comment ils passeroient amont l'eaue de Gironde. Là furent aucuns noiés, pour ce que l'eaue estoit fort et raide, et ils estoient mauvèsement montés. Mais quant ils furent de l'autre part arrivés, ils trouvèrent grant plenté de mules et de chamiaus chargiés d'or et d'argent et d'autres richesces que leurs ennemis, qui devant eus s'enfuioient, avoient lessiés: à l'autre partie de l'ost qui demourée estoit, les envoièrent. Puis chevauchièrent après Gondoald au plus isnelement que ils purent: au terroir de Gaune497 vinrent; au moustier saint Vincent cuidèrent entrer: mais ceus du païs qui leurs meubles y avoient mis pour garantir, leur fermèrent les portes. Maintenant boutèrent ens le feu et les ardirent, puis emportèrent tout ce que ils en purent porter, comme crois et calices et ornemens d'autel: mais tantost furent punis de la vengeance nostre Seigneur; car les uns eurent les mains arses du feu d'enfer, les autres devenoient hors du sens, les autres s'occioient à leurs propres mains. Aucuns qui pas ne furent punis pour ce, par aventure, que ils n'avoient rien meffait au martyr, vinrent devant la cité où Gondoald estoit et les siens, aus champs tendirent leurs tentes: le forbourg 498 et la contrée d'entour ardirent et gastèrent premièrement; mais aucuns qui furent ardens et convoiteus de corir en proie s'esloignièrent plus des autres que mestier ne leur fust: car ils furent pris et occis de ceus qui gardoient les villes voisines. Quant la cité fu assise, aucuns qui plus estoient hardis que les autres montèrent sur une montaigne qui assez près estoit; lors commencièrent à laidengier Gondoald par telles paroles: «O tu, Ballomire! dont te vient telle présumpcion, que tu te fais roy apeler? pour tes bobans et pour tes outrages te firent les roys de France tondre et te dampnèrent pour envoier en exil. Chetif, mauvais! respons-nous, et nous nomme ceus qui sont en ton aide et qui te font telle chose faire. Il ne peut estre que tu ne soies pris prochainement, si seras puni et tormenté par ton orgueil.» Pour telles vilenies ni pour semblables ne se mouvoit de rien Gondoald; mais il disoit engigneusement que bien lui souvenoit des vilenies que son père lui avoit faites, et que ses proches l'avoient exilié de son païs. Des estrangers estoit reçu en amour et en miséricorde, et ses amis le haïssoient comme ses mortels ennemis: quant il estoit en estranges terres, les princes et les roys lui donnoient grans dons et grandes richesces, dont il estoit aimé et chéri de l'empereonr de Constantinople, quant Gontran-Boson le deçu par ses fallaces: «Il me trouva», dit-il, «en Constantinople, quant il aloit en Jérusalem en pélerinage: je qui estoie curieus de mon père et de mon païs, lui demandai de lui et de mes frères et de l'estat du royaume. Lors me respondi ainsi: Tu demandes de ton père, je te dis que lui et ses frères sont morts, à peine en y a un tout seul demeuré en vie; Gontran tout seul est demeuré, mais tous ses enfans sont morts, si n'y a demeuré que un sien petit neveu qui fu fils le roy Sigebert. Et lors lui dis: Biau dous ami, que me loes-tu que je fasse? Adonc me loa que je retornasse en France, et me dit que les François me desiroieut moult, et que volentiers me bailleroient le royaume, et mesmement ceus du royaume mon neveu Childebert, pour ce que il n'avoit pas sens ni aage du royaume gouverner. Vous donques biaus seigneurs, povez bien savoir que je suis vostre sire. Ostez donques le siège dont vous m'avez enclos en cette cité, et faites tant que je puisse avoir la pais et l'accordance le roy Gontran mon frère.» Quant Gondoald eut ainsi parlé à ceux qui sur la montaigne estoient, ils commencièrent à maudire et à menachier, et lui lançoient dars et javelots dedans la cité.

Note 495: (retour) Aimoin. lib. III, cap. 70.
Note 496: (retour) Ostoier. Guerroyer.
Note 497: (retour) Gaune. Variante: Ginnes. Il falloit Agen, ou plutôt Saint-Vincent. «Venientes ad basilicam sancti Vincentis, Agennensis territorii.» (Aimoin.) Saint-Vincent aujourd'hui est une commune du département de Lot-et-Garonne, à sept lieues d'Agen.
Note 498: (retour) Forbourg. D'où nous avons faubourg. (Forisburgum.)

III.

ANNEE 584.

Comment Gondoald fu traï de sa gent.

Cinq jours avoit jà que ils avoient la cité assise: Leudegesile499 prevot et connestable, que le roy Gontran avoit fait maistre et capitaine de tout l'ost, commanda que l'on aprochast les tormens et les engins pour les murs acraventer. Ces engins estoient fais en la manière de chars couvers de gras entablemens, du grans futs et de claies par dessus. Dedans estoient les creuseurs qui minoient les murs; mais ces instrumens leur valurent peu: car ceux de dedans qui fortement se deffendoient, leur laschoient grans mairins500 aigus et grandes pierres pesantes, dont ils refreignoient leurs effors; et les moutons n'estoient moult convenables, pour ce que on les povoit légièrement ardoir: car ils leur lançoient menuement souffre et poix boulliant et buches sèches tout ardans, si que ceus de defors n'osoient près aprochier. Toute jour dura la deffense et l'assaut en telle manière; l'endemain se pourpensèrent ceus de defors comment ils porroient ceus dedans grever. Un moult grant assemblement firent de verges et ramiaus d'arbres pour emplir la valée qui moult estoit parfonde; mais envahi se traveillièrent pour la valée qui trop estoit grande, et pour ce que ceux de la forteresce leur lançoient pierres et feu ardant si durement que ils ne s'osoient près approchier.

Note 499: (retour) Prevot et connestable. « Regalium propositus equorum, quem vulga comistabilem vocant.» (Aimoin.)
Note 500: (retour) Mairins. Madriers. Blocs de bois.

Leudegesile vit bien que leurs effors estoient vains et que pour néant se traveilloient: lors se pourpensa comment il les porroit decevoir par traïson. Mummole fit apeler pour parler à lui privéement; lors le commença à blasmer et à reprendre de ce que il avoit laissié le roy Gontran, qui tant estoit miséricord et débonnaire, et de ce que s'estoit alié à un felon tiran. «Que demeures-tu tant?» dit-il, «attens-tu que la cité soit prise et que tu périsses par ta déserte? retrai-toi de lui et repaires à ton droit seigneur: car il sera pris en brief tems et puni selon ce qu'il a desservi.» Mummole lui respondi que moult volentiers s'en conseilleroit; arrière retourna, si apela Sagittaire et Galdon. Car Bladaste qui se doutoit que la cité ne fust prise, bouta le feu au moustier et tandis que les autres entendoient au feu estaindre, il s'enfui repostement. Avec ces deux apela un citoien de la ville qui avoit nom Cariulphe, de ses biens vivoit qui estoient grans; car il estoit moult riche homme. Puis leur monstra comment leurs choses estoient establies en felon lieu, et comment ils estoient haineus à toute gent, pour ce que ils avoient fait roy d'un homme et s'estoient à lui soumis, de quelle nacion ils n'estoient pas certains. A la parfin les amonesta que ils donnassent lieu à fortune qui si leur estoit contraire, et que s'il leur voloient donner seurté que ils n'auroient garde de perdre vie ni membre, ils leur rendroient la cité qui jà estoit au prendre, et le faus roy à qui ils s'estoient aliés: à ce s'accordèrent tous. Mummole fit savoir à Leudegesile que il venist parler à lui: lors lui raconta ce que il avoit trouvé en son conseil, et que bien plaisoit cette chose à lui et à ses compagnons. Leudegesile loua moult leur sens et leur prudence de ce que ils avoient tel conseil eu: le serment leur fit que il empetreroit leur pais vers le roy Gontran: et s'il advenoit par aventure que la volenté le roy durast longuement en ire envers eus, il les encloroit en un moustier jusques à tant que le maltalent le roy fust refroidi. Mummole qui par cette malice fu deceu, s'en ala à Gondoald et lui dit ainsi: «Tu as bien esprouvé que je ai toujours este loyal envers toi, et que je t'ai servi de bon cuer et de pensée enterrine. Et le peus-tu savoir par ce que je t'ai toujours donné bons conseils et loiaus, et me suis combattu contre tes ennemis; et tant comme tu as usé de mon conseil, tes choses sont venues en prospérité: aussi grant talent ai-je encore de toi conseillier loiaument, comme je eus onques: car tu l'as bien vers moi desservi. Si te dis ore cette chose, pour ce que je ai parlé à nos adversaires qui là hors sont, pour sentir et pour essaier quel courage501 ils ont vers nous; mais de tant comme je en puis percevoir, ils n'ont pas male volenté vers toi: ains dient que ils s'esmerveillent moult pourquoi tu fuis et eschives ton frère le roy, et dient encore que ils cuident que ce soit pour ce que tu ne veus pas disputer à ceus qui savent la généalogie de ton lignage, pour ce que tu n'en es pas certain: pour ce ne veus venir en la présence de ton frère qui volentiers te verroit. Si tu me veus donques oyr de ce que je te dirai, je te loue que tu ailles au roy Gontran ton frère avec eus et avec moi; ainsi te metras hors de soupeçon, car je crois que ce sera cause de ta pais et de ta santé.»

Note 501: (retour) Courage. Coeur.

IV.

ANNEE 585.

Comment Gondoald fu tué, et ceus qui traï l'avoient occis.

Gondoald bien s'aperçut qu'il ne lui disoit telles paroles fors que pour lui decevoir: il lui respondi en telle manière: «Je deguerpis jadis ces parties contre ma volenté, et m'en alai en Europe502 par vous et par vos amonestemens. Mais toutes-voies ai-je toujours vos parties soustenues en bonne volenté et en bonne foy. Et bien que la desloiauté soit aperte de celui qui en ces parties me fit retourner, en ce que il s'en est fui et m'a laissié en tel péril, emportant une partie de mes trésors; je vous ai toujours amé comme mes frères et comme ceus de qui je avoie bonne opinion qeu vous fussiez garde de mon corps et de ma santé. S'il est donques ainsi que vous autrement le vueilliez faire et que vous me vueilliez decevoir ou traïr, comme je ai mis en vos mains mon corps, ma vie, et mes richesces, celui qui sait et connoist le secret des cuers des hommes vous avertisse et vous doint empeschement que vous ne puissiez ce faire.» Quant il lui eut ce dit, il lui otroia que il iroit aus tentes de leurs ennemis avec eus. Mummole lui dit que il n'y alast pas si orgueilleusement ni en si noble habit, et que il lui baillast le baudrier d'or que il avoit çaint et que il lui avoit jadis donné, et çaingnist le sien qui pas n'estoit si riche ni si resplendisant. «En ce», dit Gondoald, «paroit bien ta desloiauté, que tu demandes maintenant ce que tu m'as pieça donné, et que je ai eu jusques à cette heure.» Le traistre lui respondi que pas ne se doutast; car en nulle manière il ne le boiseroit503. A la porte vinrent ainsi parlant; là les atendoient leurs ennemis, Boson et Bollon504 le quens de Bourges, à grande compaignie de chevaliers et de sergens bien armés et bien apareilliés. Mummole fit les portes ouvrir, Gondoald leur livra; puis retourna en la cité et fit les portes refermer.

Note 502: (retour) En Europe. Vers Constantinople, contrée à laquelle étoit spécialement donne le nom d'Europe.
Note 503: (retour) Boiseroit. Tromperoit.
Note 504: (retour) Bollon. Ollone, dit Grégoire de Tours.

Quant Gondoald vit que les siens l'eurent ainsi traï et livré ès mains de ses ennemis morteus, les portes de la cité fermées, et il se vit sans espérance de retour, il leva ses mains vers le ciel en grans gémissemens et en grant doleur de cuer et pria nostre Seigneur par telles paroles: «Dieu qui es juge pardurable et vengieur des inocens, à qui tous secrets sont révélés, à qui la tricherie de nul ne plaist, qui pas ne te delites en la boisdie505 des mauvais; soies vengieur de mes injures et retourne les laz de déception en ceus qui m'ont traï et livré ès mains de mes ennemis.» Quant il eut ce dit, il garni son front et son corps du signe de la sainte crois. Lors le menèrent aus herberges, ainsi comme un autre prisonnier; mais ils n'avoient encore pas passé un haut tertre qui apert pardessus la cité, quant Boson le bouta si raidement que il cheut tout aussitôt sur son viaire506, et roula de ce mesme coup en la valée qui moult estoit parfonde. Quant il fu redrescié et il eut levé le chief contremont pour regarder, Boson lui lança une pierre si roidement que il le féri parmi le chief et tout l'escervela. Sachié fu contremont507 parmi les piés à cordes; le haubert que il avoit vestu lui despoillièrent, et jà fust-ce que il fu mort, le trespercièrent-ils de glaives en plusieurs lieus et d'espies508; puis le firent trainer par tout l'ost, ainsi comme un murtrier. Mummole le traitre, qui en la cité fu retourné, prit tandis tous les trésors Gondoald et les cacha en divers lieus. Lendemain ouvrit les portes de la cité à ceus qui dehors estoient: lors firent si grande occision que ils n'espargnoient ni homme ni femme, ni petit ni grant, et estoient si enragiés et si encharnés en l'occision, qu'ils occioient les prestres qui célébroient aus autels. A la parfin boutèrent le feu partout et ardirent la vile et le remanant du peuple qui par aucune aventure estoit eschapé de la mortalité. Le duc Leudegesile, qui de l'ost estoit capitaine, manda au roy Gontran que sentence il donnast des traitres qui leur seigneur et la cité avoient traïe: et il lui remanda que ils fussent occis, pour que cette coustume fust ostée du royaume de France, que un tiran n'aidast l'autre contre son seigneur. Galdon et Cariolphe, qui cela surent, s'enfuirent. Quant Mummole vit que aucuns courroient aus armes parmi l'ost, il s'aperçu bien que ce estoit pour lui, et que on lui voloit courir sus; droit en la tente Leudegesile s'enfui et commença à crier que il gardast bien son serment que il avoit envers lui. Leudegesile lui respondi qu'il istroit509 hors et qu'il les feroit tous tenir en pais. Lors mit un des piés hors de son tref et fit signe aus siens que ils occissent Mummole et l'évesque Sagitaire. Quant ils eurent ce signe entendu, ils s'apareillièrent de faire son commandement; mais Mummole commanda à ses serjens, dont il avoit aucuns avec lui, que ils deffendissent l'entrée du paveillon jusques à tant que il eust son corps armé. A l'huis du pavillon vint et se mit contre ses ennemis, si vertueusement se deffendi que il les fit traire en sus et les enchasça arrière. Mais il s'abandonna trop, car il issi du paveillon et s'esloigna de sa forteresce; avironné fu de toutes pars, il ne put retourner quant il volut; tant reçut coups d'espées et de glaives que il morut en la place. L'évesque Sagittaire, qui moult grant peur avoit, se tenoit tout esbahi tant que l'un lui dit: «Evesque, que fais-tu ici, ainsi comme homme fors du sens, pourquoi ne cuevres-tu ton chief, et ne t'enfuies au bois isneleinent?» Sagittaire, qui s'averti, couvri sa teste et se mit à la fuite: mais un autre qui l'aperçu courru après et le féri d'une espée, si que il lui fit la teste voler à toute la couverture. Leudegesile retorna en France après que il eut esploitié ainsi: mais de ce que il ne deffendi pas à sa gent de tolir et de voler, ils gastèrent tout le païs par là où ils passèrent.

Note 505: (retour) Boisdie. Tromperie.
Note 506: (retour) Viaire. Visage.
Note 507: (retour) Sachié fut contremont. Il fut tiré en haut.
Note 508: (retour) Espies. Epieux.
Note 509: (retour) Istroit. Sortiroit.

V.

ANNEE 585.

Comment Frédégonde envoia quérir sa fille qui estoit en exil,
et de la promotion saint Grigoire
.

510Frédégonde, qui moult estoit à grant douleur et mesaise à cause de sa fille, envoia un sien chamberlenc, si avoit nom Cupane, pour enquerir en quel point elle estoit, et lui commanda que il l'en amenast, s'il povoit en nule manière. Celui-ci qui moult se penoit de son commandement accomplir, vint à Thoulouse, où la damoiselle demeuroit en exil. En povre point et en grande humelité la trouva, au plus coiement et au plus sagement que il put la ramena.

Note 510: (retour) Aimoini lib. III, cap. 71.

Le roy Gontran commanda que on lui aportast le trésor Mummole, qui ainsi avoit esté occis, comme vous avez oï: à sa femme en laissa une partie par grace pour ce que elle estoit noble et estraite de haute gent. La somme de ces trésors fu prisée à trente mille besans d'or et deux cents cinquante d'argent. Le roy Gontran et le roy Childebert les départirent également, si en prirent chacun leur partie; mais ils n'en laissièrent rien à l'enfant Clotaire le fils de Chilperic. Le roy Gontran n'en voulut onques rien retenir; ains départi toute sa part aus églyses et en autres aumosnes. Lors lui fu présenté un homme de la mesnie Mummole, qui estoit trois piés plus grans que un autre homme511.

Note 511: (retour) A compter d'ici, Aimoin et par conséquent nos Chroniques, cessent de s'appuyer sur l'histoire de Grégoire de Tours. Il faut croire que le manuscrit unique qu'en possédoit Aimoin n'alloit pas au-delà du quarante-unième chapitre du VIIème livre. Car, au quarante-deuxième, Grégoire continue les récita précédoes, et l'on ne voit pas pourquoi Aimoin se seroit arrêté précisément là. Nous aurons soin maintenant d'indiquer les différentes sources auxquelles il va puiser le reste de sa narration.

512Incidence. En ce tems régnoit le roy Autharis sur les Lombars. Lors fu si grant déluge d'eaue en la terre de Venise, en une partie de Lombardie qui est apelée Ligurie, et en maintes autres terres d'Italie, que on cuidoit que onques mais n'eust esté si grant abondance d'eaue, puis le tems de Noé. En cette grant tempeste, le Tibre qui parmi Rome cort surabonda si durement que il surmonta les murs de la ville, et porprist moult de régions du païs. Ce second déluge ensuivi une pestilence que on apèle esquinancie513: le pape Pélage estraignit premièrement. Tant s'espandi et seurmonta cette maladie que ils mouroient par grans monciaus en la cité de Rome.

Note 512: (retour) Aimoini, selon P. Diacre, lib. III, cap. 11.
Note 513: (retour) Esquinancie. «Quam inguinariam vocant.» (Aimoin.)

514En ce point que ils estoient en telle tribulation, mesire saint Grigoire qui lors estoit diacre sous le pape Pelage, et garde des trésors et de la vaissele d'argent, fu esleu de tout le clergié et de tout le peuple à la dignité. En l'élection et en l'ordination des apostoles ne falloit autre chose, en ce tems, fors que l'assentiment et le commandement l'empereour de Constantinoble; et pas ne povoit-on eslire qui que on vousist, sans son assentiment. Le saint homme messire saint Grigoire, à qui l'élection qui de lui estoit faite ne plesoit pas, envoia une lettre à l'empereour qui Maurice estoit apelé: moult le prioit que il ne s'asentist point à l'élection que le peuple avoit de lui célébrée. Mais le prévot de la cité toli les lettres au message, et les dérompi toutes par pièces; puis inscrivit à l'empereour l'asentiment du clergé et du peuple. De cette chose fut l'empereour moult lié, pour ce que il avoit occasion et lieu d'honourer son diacre, que il aimoit de grant amour, et qu'il avoit en grant familiarité pour sa sainteté et pour ce que il estoit son compère. Lors commanda que il fust tantost ordoné: sacré fu donques et assis au siège. Le glorieux messire saint Grigoire tant fut sage et tant fu humble en tous ses fais que (comme l'on poroit savoir par ses livres et par les saintes escriptures que il compila, dont sainte églyse est enluminée,) puis son tems ne fu nul qui à lui peust estre comparé en flour d'éloquence, en pureté de doctrine, ni en sainteté de vie.

Note 514: (retour) Aimoini lib. III, cap. 73. Selon P. Diacre, id., id.

515En ce tems S. Grigoire envoia Augustin, Mellite et Jehan, et autres preecheours de la foi crestienne en la grant Bretaigne, qui ore est apelée Engleterre, pour le peuple convertir en la foi Jésus-Christ. Par ses lettres les recommanda au roy de France et aus prélats de son royaume, car par là devoient passer. A la prédication de ces preudomes fu destruite l'errour et la mécréandise, et la sainte foi semée et preschiée. De cette chose eut le saint si grant joie, que il en fait mention au livre des Moralités que il fist, et s'esjoï à nostre Seigneur du fruit de ses œuvres, et dist ainsi: «La langue des Bretons, qui ne soloit faire autre chose que bretonner divers langages516, s'estudie aujourd'hui à chanter Alleluya en loenge de son Créatour.

Note 515: (retour) Aimoini. id., id. Selon P. Diacre, lib. III, cap. 12.
Note 516: (retour) Bretonner divers langages. «Barbarum frendere.» (Aimoin.)

VI.

ANNEE 586.

De plusieurs incidences, qui en ce temps advinrent.

517Incidence. En l'an vingt-cinquiesme du règne le roy Gontran, fu Mummole occis en la cité de Sens, par son commandement, pour ce que il s'estoit contre lui relevé. Domnule et Gandalmare les chamberlens le roy lui amenèrent sa femme et tous ses trésors.

Note 517: (retour) Aimoini lib. III, cap. 74. Selon Fredegarii chronicon, cap. 4, 5 et 6. On voit qu'Aimoin revient ici sur ses pas, pour se mettre au courant de Fredegaire.

En l'an qui après fu, il ostoia en Espaigne; mais pour ce que l'air fu cette année plus désatemprée que il souloit, il ramena ses osts sans perfection de nule grant besoigne. En l'an après, Leudegesile fu séneschal en Provence. En cet an mesme reçut le roy Childebert un fils, qui eut nom Théodebert.

En cette année fu si grant crue en Bourgoigne que les eaues des fleuves issirent hors des chanels. Un grant brandon de feu cheut du ciel tout ardant en grans escrois et en grans tonnerres.

Le roy Gontran envoia cette année en Constantinoble le comte Siagre pour réfermer et renouveler pais envers l'empereour: là se pena moult d'aquérir une comtée par guille et par boisdie518. La besoigne commença, mais il ne la put mener à perfection.

Note 518: (retour) Une comtée. Il falloit le patriciat. «Inibi fraude patriciatum assumere voluit», dit Aimoin. Et Fredegaire: «Ibique fraude patricius ordinatur.»

Leuvigilde le roy d'Espaigne mourut en cette année. Ricarede son fils fu après lui roy.

519En l'an vingt-huitiesme du règne le roy Gontran, il eut nouvele que le roy Childebert avoit un enfant receu qui eut nom Théoderic; de cette chose fu moult liés. Pour ce le manda et sa mère Brunehaut qu'ils venissent à lui en un lieu qui est nommé Andelaon520. Son testament renovela et le fist hoir de toute sa terre. Là furent présens la femme et la serour le roy Childebert, et maint baron de France et de Bourgoigne; pour ce que chacun seust que le roy Childebert devoit avoir le royaume de Bourgoigne après la mort le roy Gontran son oncle.

Note 519: (retour) Aimoini lib. III, cap. 76.--Fredegarius, cap. 7.
Note 520: (retour) Andelaon. C'est Andelot, aujourd'hui petite ville du département de la Haute-Marne (Champagne).

521Setacechingue, Gontran-Boson, Ursie et Berthefrois, barons du royaume Childebert, furent en cette année occis, pour ce qu'ils vouloient le roy murtrir en traïson. Leudefrois un duc d'Alemaigne eut le mautalent le roy Childebert; pour ce s'enfui et se cacha que il ne fust occis. Un autre qui eut à nom Uncelène fu duc après lui de la duchée que il tenoit.

Note 521: (retour) Aimoini lib. III, cap. 76.--Fredag., cap,8.

522Thassile fu roy de Bavière après Caribaut par le don le roy Childebert. Assez tost entra en Esclavonnie à grans osts, la terre gasta et destruit, puis retorna à grant victoire et à grans proies.523 Ce Caribaut fu gendre le roy Authaire de Lombardie en telle manière comme je vous dirai. Il advint que il alla au païs en guise de message: sa fille524 Theudelinde vit au palais, qui moult estoit bele; tant lui plut qu'il l'aima moult en son cuer. Quant il fu retorné en son païs, il la manda par ses messages et le roy Authaire la lui envoia volentiers.

Note 522: (retour) Paul Diacre, lib. IV, cap.2.
Note 523: (retour) Paul Diacre, lib. III, cap. 14.
Note 524: (retour) Sa fille. La fille d'Authaire, ou Autaric.

Ricarède le roy des Ghotiens n'ensuivi pas l'errour ni la mauvaise créance son père le roy Levigilde, mais la droite foi de sainte Églyse que son frère Ermenigilde avoit tenue; baptisié fu par les mains l'évesque Léandre. Puis esploita tant que il fist baptisier tous les Ghotiens qui estoient de la secte arrienne, et les ramena à l'unité de sainte Églyse. Tous les livres qui cette erreur contenoient fist querir et puis les fist tous ardoir en la cité de Thoulète.

525Le roy Gontran assambla ses osts de Bourgoigne pour ostoier en Espaigne au vingt-neuviesme an de son règne; au conduit du prince Boson les livra. Quant ils furent en Espaigne entrés, les Ghotiens qui leur païs deffendoient en occirent la plus grant partie par la négligence et par la paresse de lui; tant perdi de sa gent que à peine put-il retorner en son païs.

Note 525: (retour) Fredegar., cap. 10.--En Espagne, ou plutôt en Septimanie, comme l'atteste Grégoire de Tours. (Lib. IX, cap. 31.)

VII.

ANNEE 591.

Comment la cote nostre Seigneur Jésus-Christ fu trouvée outre
mer en une cité qui a nom Zaphas, et aportée en Jérusalem
.

526Au trentiesme an du règne le roy Gontran vola une nouvelle par tout le royaume de France, que l'on avoit trouvé outre mer la cote nostre Seigneur J. C. que il eut vestue le jour de sa passion: et estoit cette mesine dont l'Evangile parole527, sur quoi les tirants528 getèrent leur sort au quel elle seroit, pour accomplir la prophétie. De cette cote dist-on que elle estoit sans cousture et que Nostre-Dame l'avoit faite de ses précieuses mains; mais l'Evangile n'en parole pas. Par un homme fu encusée qui avoit nom Simon, fils d'un autre qui avoit nom Jacques: par quatorze jours fu contraint, avant que il la vousist enseignier. En la parfin reconnu que elle estoit en une cité qui avoit nom Zaphas529, loin de Jérusalem, en une huche de marbre. Grigoire d'Anthioce, Thomas de Jérusalem, Jehan de Constantinoble patriarche et maint archevesque et évesque allèrent là en dévotion. Mais, avant, eurent-ils esté, eus et tout le peuple, en oroisons et en jeunes par trois jours et par trois nuits; le précieux Saintuaire trouvèrent, comme celui-ci l'avoit dit, et le translatèrent en grant léesce et en grant révérence en Jérusalem, comme il estoit en la huche de marbre, qui si légière sambloit à ceus qui la portoient, que il leur estoit avis qu'elle ne pesoit comme nules riens. En la cité fu mise là où la sainte Crois estoit adorée.

Note 526: (retour) Aimoini lib. III, cap. 77.--Fredeg., cap. 11.
Note 527: (retour) Parole. Parle.
Note 528: (retour) Les tirants. Les persécuteurs, les bourreaux.
Note 529: (retour) Zaphas. Jaffa.

530En cette année devint la lune toute obscure; si eut grant bataille entre les Bretons et les François sur l'eaue de Wisone531. Un duc de France qui avoit nom Bépeline, fu là occis par la traïson d'un autre duc qui avoit nom Ebrechaire. Cet Ebrechaire cheu puis en grant povreté, pour ce que il fu contraint à rendre la grant somme d'avoir que la loi commande que l'on rende aus enfans dont le père est occis.

Note 530: (retour) Fredeg., cap. 12.
Note 531: (retour) Wisone. «Wisnona.» (Aimoin.) C'est la Vilaine.

532Authaire le roy de Lombardie envoia messages au roy Gontran pour renouveler pais et concorde. Le roy les reçu volentiers, puis les renvoia au roy Childebert son neveu, pour ce que il voloit que l'aliance fust faite par son assentiment. 533Tandis que les messages furent en France, ce roy Authaire morut par venin, comme aucuns cuidièrent, en une cité du païs qui est nommée Thicine. Tantost comme le roy fu mort, les Lombars envoièrent autre message au roy Gontran, pour ce que ils nunçassent au roy la mort Authaire, et renouvelassent la pais derechief et la concorde. Le roy les reçu honorablement, et leur proumist que il garderoit endroit soi fermement et loiaument la concorde que il avoit à eus fermée. Mais, ne sai combien de tems après, ne tint pas ceste convenance.

Note 532: (retour) Aimoini lib. III, cap. 78.--P. Diacre, lib. III, cap. 17.
Note 533: (retour) P. Diacre, lib. III, cap. 18.

534Quant le roy Authaire fu mort, Theudelinde la royne qui assez avoit la favour et la grâce des Lombars, prist à seignour un duc de Turin qui avoit nom Agilulphe et Ago, par le gré et par l'assentiment des barons de Lombardie. Celui-ci qui estoit noble homme et bon chevalier, fu en tele manière roy de Lombardie535. A cette royne Theudelinde envoia mesire saint Grigoire trois livres de son dialogue, pour ce que il savoit bien qu'elle estoit abandonnée et ferme à la foi de J. C. et ornée de bonnes mœurs et de bons fais.

Note 534: (retour) Aimoini lib. III, cap. 79.--P. Diacre, lib. III, cap. 18.
Note 535: (retour) P. Diacre, lib. IV, cap. 2.

536En ce tems brisèrent et robèrent les Lombars l'abaie de Mont-Cassin, dont mesire S. Beneoit fu abbé long tems devant: tout ravirent ce que ils purrent prendre: mais onques nul de moynes de léans tenir ne purent; pour ce que la prophétie que mesire S. Beneoit avoit devant dite fust accomplie, qui telle fu: «Je ai,» dist-il, «à paines empétré vers notre Seignor que les ames de cest lieu ne fussent perdues à perdition.» Les moynes guerpirent l'abaie et s'enfuirent à Rome; avec eus emportèrent le livre de la riule537, que le saint homme avoit compilé et aucuns autres escris, le poids du pain, la mesure du vin, et tout ce que ils purent emporter de leurs choses. Cette abaie de Mont-Cassin gouverna, après monseigneur saint Beneoit, un abbé qui eut nom Constentin, le troisiesme Suplice, le quart Vitale, le cinquiesme Bonin: au tems de cestui fu le lieu destruit, comme vous avez oï.

Note 536: (retour) 536: P. Diacre, lib. IV, cap. 6.
Note 537: (retour) Riule. Règle.

538Au trente-deuxiesme an du règne le roy Gontran, le cours du soleil devint si petit que à paine en parut-il la tierce partie: et dura cet éclipse du matin jusques à midi.

Note 538: (retour) 538: Fredég., cap. 13.

VIII.

ANNEE 593.

De la mort le roy Gontran, et comment les osts le roy Childebert
furent desconfis par le sens Frédégonde
.

539Après que le roy Gontran eut régné trente-trois ans et son royaume noblement gouverné, il laissa le règne transitoire et trespassa, comme on cuide, au règne perpétuel: car il fu homme bien morigéné, de bonne conscience et bon aumonier. En sépulture fu mis en l'abaie S. Marcel de lez Chaalons que il avoit fondée au bourg de la cité: moines y mist de l'ordre S. Benoit, le lieu enrichit de grans rentes et grans possessions. Un concile y fist assambler de quarante évesques pour l'Eglyse dédier, et pour confirmer le service que S. Avit et les autres évesques qui en son tems furent eurent jà confirmés en l'églyse S. Morisse de Gaunes, au tems le roy Segismont de Bourgoigne, qui fondée l'avoit. Ce mesme ordre et ces mesmes us de chanter et de lire estoient, devant ce, tenus en l'églyse S. Martin de Tours, et de là furent tenus et establis en l'abaie S. Vincent de Paris par monseigneur S. Germain, et puis après en l'églyse monseigneur S. Denis de France par le roy Dagobert qui l'églyse fonda, comme nous dirons ci-après. L'ordre est tel comme il est escrit en la riule, pas ne le volons ci deviser, pour ce que il ne tornast à charge et à anui à ceus qui n'ont pas mis leurs cuers en telles choses oïr540. Des bonnes coutumes du roy Gontran porroit-on assez dire: large aumonier fu vers les prélats et vers les ministres de sainte églyse, humble et dous vers ses propres gens, et de bonne volenté aus estrangers paisibles. Pour ce que il resplendi de telles vertus, maint estrangers magnefièrent son nom et sa loenge. Son royaume laissa au roy Childebert son neveu, comme il lui avoit promis.

Note 539: (retour) Aimoini lib. III, cap. 80.--Fredeg., cap. 14.
Note 540: (retour) Le détail de ces cérémonies est dans Aimoin.

541Moult fu le roy Childebert puissant, quant il fu en possession des deux royaumes. Lors se pourpensa comment il porroit vengier la mort son père et son oncle qui avoient esté occis par Frédégonde. Les osts de ses deux royaumes assambla, Wintrion et Gondoald fist capitaines, et leur commanda que ils entrassent au royaume que Frédégonde tenoit pour la raison de son fils Clotaire; que ils ardissent villes et prissent proies, et le peuple menassent en captivité. Atant se partirent de Champaigne la Rainsienne, en la contrée de Soissons s'embatirent, pour tout le païs gaster et destruire. Mais Frédégonde, qui tant sut de malice, se pourchaça d'autre part; elle manda tous les barons du royaume son fils, et Landri que le roy Gontran avoit fait devant tuteur et manbourg542 son fils, pour ce que il es toit encore en enfance. Quant tous furent assamblés, elle les araisonna par telles paroles, l'enfant entre ses bras, qui encore suçoit les mameles543: «Seigneurs, nobles princes du royaume de France, vous ne devez pas avoir en despit vostre seigneur et vostre roy pour cela que il est petit; et ne devez pas le noble royaume de France souffrir estre gasté par ses ennemis ni les vostres. Or vous souviègne dont que vous me proumeistes que vous ne le despiseriez mie comme enfant, ains lui porteriez honneur comme roy. Et devez norrir l'amour que vous lui devez, en enfance, jusques à tant que il soit en droit age, et rendre mouteplicité544 en lieu et en tems; que il ne soit pas vuide d'honneur, quant il la devra avoir. Et sachiez bien que je serai en si haut lieu que je surveillerai la bataille; tesmoin de ce que chacun fera pour mon fils, proesce ou mauvestié; et je guerredonnerai545 à chacun pour mon fils tout ce que il fera.» Quant Frédégonde eut ainsi les barons admonnestés et rendus plus fervens et plus courageux à la bataille, elle leur dist au derrenier: «Seigneurs, ne vous espoventez pas de la multitude de vos ennemis, si vous vous combatez à eus front à front: car je ai pourpensé un barat parquoi vous aurez victoire, et eus honte et confusion. Je m'en irai devant, et vous me suivrez et ferez ce que vous verrez que Landri fera.»

Note 541: (retour) Aimoini lib. III, cap. 81.--Gesta Regum Francorum, cap. 36.
Note 542: (retour) Manbourg ou mainbourg. Protecteur, avoué.
Note 543: (retour) Cela ne peut être. Clotaire avoit alors neuf ans.
Note 544: (retour) Mouteplicité. C'est-a-dire, et en donner des preuves.
Note 545: (retour) Guerredonnerai. Récompenserai.

La sentence la royne plut à tous: elle chevaucha devant, le petit enfant entre ses bras, les batailles de chevaliers armés alloient après toutes ordenées. Quant la nuit fu venue, Landri le connestable les mena en une forest qui d'eux n'estoit pas loin; il coupa un ramel d'arbre long et foillu, au col de son cheval pendi un clarain546 tel que l'on attache au cou de ces bestes qui vont en pastures ez boscages: à ses compaignons commanda que ils feissent tous ainsi. Ils descendirent communément, et firent tous comme il avoit fait; puis remontèrent sus les chevaus et chevauchièrent tous en telle manière jusques assez près des heberges de leurs ennemis. La royne Frédégonde alloit tout devant, le petit roy entre ses bras, jusques au lieu de la bataille. Pitié contraignoit les barons à ce qu'ils eussent compassion de l'enfant, qui d'estat de roy devenist chetif prisonnier, s'ils fussent vaincus. Ceus qui l'ost de leurs ennemis devoient escharguetier, virent ceus-ci venir ainsi atournés: bien matin estoit encore, et petit paroissoit il encore de clarté du jour. Celui qui le gait conduisoit demanda à l'un de ses compaignons que ce povoit estre: «Hier soir,» dist-il, «à la vesprée ne paroissoit là où je vois cette forest, nule rien, ni haies, ni buissons, ni brosses547.» Lors respondi un de ses compains: «Encore routes-tu548 la viande que tu mangeas hier soir; et n'es pas bien encore desenyvré du vin que tu beus: tu as tout oublié ce que tu feis hier. Dont ne vois-tu que ce est un bois? que nous avons trouvé pasture anuit à nos chevaus? dont n'entens tu les clarains et tympanes des bestes qui vont paissant parmi cette forest?» Car coustume estoit aus François, au tems de lors, et mesmement à ceus du païs dont ils estoient, que ils pendoient volentiers tels clarains au col de leurs chevaus, quant ils les chassoient ès pastures des forests, pour ce que ils ne se perdissent par le bois, et que on les trouvast par le son des tympanes. Tandis que ceus-ci parloient entr'eus en telle manière, les autres getèrent les rameaus que ils portoient: et ce qui premier sambloit bois à leurs ennemis leur aparut bataille des chevaliers armés de clères armes et resplandissans. Moult furent esbahis, quant ils virent leurs ennemis tous appareilliés de combatre: mais ceus-ci ne furent mie esbahis qui sur eus venoient. Les osts de leurs ennemis estoient en tel point que tous dormoient ou gisoient en leurs lits, las et travaillés de la journée que ils avoient faite le jour devant; et pas ne cuidoient que leurs ennemis les osassent assaillir en telle manière; ils se férirent ès herberges de plain eslan, assez en occirent et prirent, plusieurs en eschapèrent par fuite. Le duc et les grants seigneurs de l'ost montèrent sur leurs chevaus et eschapèrent à quelque paine. Landri qui chevetain estoit de l'ost Frédégonde enchasça Wintrion, mais prendre ne le put: car il estoit sur un isnel549 cheval et tout désarmé. Ainsi eurent victoire de leurs ennemis par la malice et le sens la royne, et gaingnièrent les tentes et les despoilles de leurs ennemis: pas ne se tinrent à tant, ains entrèrent en Champaigne Rainsienne, les gens occirent et le païs robèrent; par nuit ardoient, tous ceux qui estoient convenables à bataille estoient occis: les autres estoient menés en servitude. Quant tout le païs eurent mis en tel point, Frédégonde et ses osts retornèrent à Soissons. Ces choses furent faites en Soissonnois en un lieu qui est apelé Treuc550.

Note 546: (retour) Clarain. «Suspensumque tintinnabulum.» On voit que de là vient clarinette.
Note 547: (retour) Brosses. Taillis. D'où broussailles.
Note 548: (retour) Routes-tu. Digères-tu.
Note 549: (retour) Isnel. Rapide. De l'allemand snell.
Note 550: (retour) Treuc. Suivant Aimoin Truecum. Suivant l'auteur des Gestes des rois de France Truccium ou Trucciacum. Ce doit être, dans l'opinion, de l'abbé Lebeuf, Droissy, ou Droizy, village du diocèse de Soissons.

IX.

ANNEE 594.

Comment le roy Childebert envoia ses osts en Lombardie
pour le païs destruire
.

551Au secont an après que le roy Childebert eut receu le royaume de Bourgoigne, qui de par son oncle le roy Gontran lui estoit escheu, François et Bretons se combatirent ensemble: moult y eut grant occision d'une part et d'autre.

Note 551: (retour) : Aimoini lib. III, cap. 82.--Fredegaire, cap. 15.

En l'an qui après vint, aparurent au ciel plusieurs signes; l'estoile comète fu veue qui senefie mort de prince, comme aucuns le vuelent dire.

En cette mesme année l'ost le roy Childebert se combati contre les Auvergnas qui reveler552 se voloient; ils les surmontèrent tant que ils les menèrent à souveraine desconfiture.

Note 552: (retour) Reveler. Révolter.

553En ce point retorna Grippe de Constantinoble, que le roy eut envoie en message à l'empereour Morice. Moult se loua au roy de l'honnour que l'on lui avoit fait, pour l'amour de lui: après lui dist que moult estoit courroucié des vilenies que ceus de Carthage lui avoient faites, quant il trespassoit par là, et que moult bien l'empereur l'en vengeroit à la volenté le roy. Le roy Childebert envoia vingt ducs en Lombardie, et grant et fort ost pour destruire et effacier de tout en tout la gent et le nom des Lombars. De tous ces ducs, Andoal, Olon et Cedine fuient les principaux et les plus renomés. Olon qui pas ne se garda sagement, fu féru sous la amelle d'un quarrel devant un chastel qu'il avoit assis, et estoit apelé Bilitais554: de ce coup cheut à terre et fu mort. Tout maintenant Andoal et six des autres ducs prirent une partie de leur gent; si alèrent assegier la cité de Millen. Là vinrent à eus les messages l'empereour, qui leur firent entendant que l'empereour leur envoioit son ost en aide et en secours, et que dedans trois jours seroit avec eus ajousté et seroient certains par ce signe de leur venue, quant ils verroient ardoir une ville sur une haute montagne, et la fumée monter vers le ciel. Mais quant ils eurent atendu six jours après, il ne virent pas ceus-ci venir de nule part, ni nul signe de leur venue. Cedine et les autres ducs tournèrent à la senestre partie de Lombardie: cinq chastiaus saisirent, les foys et les seremens en prirent du peuple, en la feauté le roy Childebert: puis passèrent avant au terroir d'une cité qui est nommée Tridente555; dix chastiaus prirent en cette marche, tous les habitans mirent en chetivoison. Ingène l'évesque de Savone et Agnelle évesque de Tridente prièrent et supplièrent aus François que ils espargnassent un chastel qui a nom Ferrage: par leur prière demoura la forteresse en estant556; mais ils levèrent de chascune personne raençon de douze deniers: de quoi la somme de deniers monta à six cents sols. Esté estoit lors, et la saison estoit chaude. Pour ce que ils n'avoient pas le païs apris, et pour la desatrempance557 de l'air corut parmi l'ost une maladie qui est apelée disenterie. Trois mois tous plains avoient jà ostoié parmi la Lombardie, le roy de la terre alant quérants; mais trouver ne le purent: car il s'estoit mis en seureté en la cité de Tridente; et pour ce que cette maladie surprenoit tout l'ost si durement que ils ne povoient plus endurer, ils retornèrent au païs dont ils estoieut meus.

Note 553: (retour) P. Diacre, lib. III, cap. 15.
Note 554: (retour) Bilitais. Le vieux traducteur de P. Diacre, Foubert, traduit le mot Bilitionis par Billon.
Note 555: (retour) Tridente. Trente.
Note 556: (retour) En estant. Debout. Comme nous disons: Sur son séant.
Note 557: (retour) : Desatrempance. Intempérance.

X.

ANNEES 595/596.

Comment le roy Childebert fu mort, et comment ses deux fils
partagèrent le royaume
.

558Le roy Childebert trespassa de ce siècle au vingt et cinquième an de son aage, au vingt-deuxiesme de son règne: ar il n'avoit que deux ans quant le royaume lui fu livré; et au quart an du règne de Bourgoigne559, il et sa femme morurent tous ensamble: et cuidièrent aucuns qu'ils feussent empoisonnés. Ce roy Childebert fu fils le roy Sigebert et fu apelé le jeune Childebert, pour ce que il en y eut un autre devant lui. Deux fils eut qui encore estoient jeunes et petits, et demoroient au bail560 et en la garde de Brunehault leur aïeule. L'un eut nom Theodebert, et le mainsné Theoderic. Le royaume partagèrent en telle manière que Tbeodebert l'aisné eut le royaume d'Austrasie, que leur père tenoit par son droit héritage, et Theoderic le mainsné eut le royaume de Bourgoigne, que le roy Gontran avoit donné à leur père. (Mais pour ce que tous ne savent pas en quelle partie siet le royaume d'Austrasie, nous disons, selon ce que on en peut savoir par l'histoire, que ce royaume commence dès Champaigne la Rainsienne jusque outre la Loraine, et d'autre part jusque bien avant en Alemaigne; si estoit dès-lors le siège en la cité de Metz. Ainsi fu apelée pour le nom d'un prince qui au païs régna jadis, qui avoit nom Austrase, selon l'opinion d'aucuns; ou pour le nom d'un vent qui de ces parties vient, qui a nom Auster, comme aucuns le veulent dire.)561

Note 558: (retour) Aimoini lib. III, cap. 83.--Paul Diacre, lib IV, cap. 4.
Note 559: (retour) Au quart an. C'est-à-dire la quatrième année depuis la mort de Gontran.
Note 560: (retour) Au bail. En la tutèle.
Note 561: (retour) Cette parenthèse est de notre traducteur.

A ces deux frères et à Brunehault leur aieule envoia saint Grigoire une épistre, pour recommander saint Augustin que il envoioit en Angleterre pour le peuple convertir. En cette lettre fait mencion comment il envoie à cette royne Brunehault des reliques de saint Pière et de saint Pol, que elle lui avoit requises.

562Incidence. En ce temps issirent les Huns de Pannonie et firent moult de grièves batailles contre François, en Loraine. Mais à la parfin les fist retorner en leur païs la royne Brunehault et ses neveus, par avoir que ils leur donnèrent. (Cette manière de gens qui lors estoient apelés Huns et la terre Pannonie, orendroit est nomée Esclavonie et le peuple Esclavons.)563

Note 562: (retour) Aimoini lib. III, cap. 84.--P. Diacon., lib. IV, cap 4.
Note 563: (retour) Cette parenthèse est encore de notre traducteur.

564Agon le roy des Lombars envoia en France Agnel l'évesque de Tridente, pour la rançon des prisons que les François avoient pris es chastiaus qui sont sujets à cette cité: aucuns en amena que Brunehault avoit rachetés de ses propres deniers. Après ce, envoia en France Enion le duc de cette cité mesme, pour empetrer pais et concorde envers les François: en pais retorna quant il eut fait la besoigne.

Note 564: (retour) P. Diac. lib. IV, cap. 1.

565En cette année que le roy Childebert mourut, la royne Frédégonde, qui moult s'estoit enorgueillie de la victoire qu'elle avoit eue contre lui, en la manière que nous avons dit, assambla ses osts et ce que elle put avoir de gent d'armes de Paris et des autres cités du royaume Clotaire son fils: sur les deux frères Theodebert et Theoderic coururent, qui d'autre part avoient leurs osts assamblés. Grief bataille y eut et longue566, les gens Frédégonde firent grant occision de leurs ennemis: ceus qui de l'occision eschapèrent s'enfuirent.

Note 565: (retour) Aimoini lib. III, cap. 85.--Fredeg., cap. 17.
Note 566: (retour) Le traducteur omet le nom du lieu qu'Aimoin avoit cependant indiqué: «Loco nominato Latofas.» C'est Laffaux, aujourd'hui village du département de l'Aisne, à deux lieues de Soissons.

Au secont an du règne Theodebert et Theoderic, mourut la royne Frédégonde ancienne et plaine de jours; ensepulturée fu en l'abaie Saint-Vincent delez Paris, en laquelle le roy Chilperic son sire gist.567 Au tiers an du règne de ces deux roys, le duc Guintrie fu occis par l'attisement568 Brunehault. En l'an après Colain qui estoit François de lignage, fu patrice et sénéchal.

Note 567: (retour) Fredegar., cap. 10.
Note 568: (retour) Attisement. Instigation. Guïntrie ou Wintrie étoit duc de Champagne.

Incidence. En ce temps courut pestilence en la cité de Marseille et aus autres cités de Prouvence. Car quelques glandes naissoient ès gorges aus gens soudainement, ainsi comme une petite noisette, dont ils moroient.

Incidence. En un lac qui est près d'un chastel qui est apelé Dun, chiet une eaue qui est apelée Arule,569 qui en ce temps devint si chaude et si boillante que les poissons arrivoient aus rives tout cuits à grans monciaus.

Note 569: (retour) Arule. L'Aigre, rivière de l'ancien Dunois. Ce passage est mal traduit. Il eut fallu: Dans un lac du territoire de Dun, lequel est alimenté par l'Arule, l'eau devint si bouillante, etc. «In lacu quoque Dunensi, in quem Arula flumen influit, aqua fervens adeo ebullivit ut,» etc. (Aimoin.)

Garnicaire graindre du palais570 morut; tout ce que il avoit laissa pour departir aus povres.

Note 570: (retour) Graindre. Maire. «Major-domus.» Il falloit ajouter: Du roi Théoderic.

571Le roy Theodebert et les barons du royaume boutèrent hors de la terre Brunehault, pour les homicides que elle faisoit et pour les desloiautés. Un povre home la trouva toute seule et toute esgarée; elle pria que il la conduisist jusques vers son neveu le roy Theoderic. Quant à lui fu venue, il la reçut comme son aieule, car il lui sambloit que il estoit tenu à l'honnorer. Avec lui demoura tant comme il vesqui; (mais mieux lui fust venu que il l'eust hors de son règne bannie: car puis le fist-elle mourir par venin, si comme vous orrez ci-après)572. Au povre homme qui l'avoit amenée fist donner l'éveschié d'Aucerre en guerredon de son service.

Note 571: (retour) Aimoini lib. III, cap. 85.--Fredegar., cap. 19.
Note 572: (retour) Cette parenthèse est du traducteur. Aimoin dit simplement d'après Fredegaire: «Theodoricus aviam, eo quo digna crat honore susceptum, secum quod vixit fecit manere.»

XI.

ANNEE 602.

Comment les deux frères Theodebert et Theoderic desconfirent
le roy Clotaire par Brunuhault
.

573Incidence. Au cinquième an des deux devant dits roys, ces mesmes signes qui devant estoient aparus furent veus au ciel: car grans brandons de feu couroient parmi l'air, aussi comme ces traces de feu qui paroissent aucunes fois au ciel. Ces signes avinrent ès parties d'Occident.

Note 573: (retour) Fredeg., cap. 20.

574Au sixième an du règne Theodebert et Theoderic, fu occis le duc Racain575, et un autre en l'an après, qui avoit nom Egile; sans raison fu occis par l'enortement Brunehault. Le roy Theodebert reçut un fils d'une meschine, qui eut à nom Sigebert.

Note 574: (retour) Aimoini lib. III, cap. 88.--Fredeg., cap. 20.
Note 575: (retour) Racain. «Catinus.»

En ce temps Theodebert et Theoderic firent bataille contre les Gascons; si les desconfirent et outrèrent par armes: un duc establirent sur eus qui eut nom Geniale.

Incidence. En ce temps fu couronné à roy de Lombardie Adoloald par la volenté Agilulphe son père, en la présence des messages le roy Theodebert, qui sa fille requéroient pour leur seigneur: et par ce mariage fu la pais confirmée entre François et Lombars. En ce temps se combatirent François contre les Sennes; grant occision y eut d'une part et d'autre.

576Les deux frères, le roy Theodebert et le roy Theoderic, descouvrirent à la parfin la haine que ils avoient conceue encontre le roy Clotaire: sur lui vindrent à grans osts par l'enortement Brunehault; à lui se combatirent près d'une ville que on appelle Dormelle, sur une eaue qui a nom Araune, qui descent devers Flagi par dessous Dormelle et chiet en l'estang de Moret577. Là eut grant occision de part et d'autre, et mesmement des gens le roy Clotaire; et le chanel de la rivière fut si plain de la charoigne des occis, que il ne put parfaire son droit cours. (Le lieu où la plus grant desconfiture fu est encore aujourd'hui appelé Mortchamps, selon la renommée des anciens du païs).578 En cette bataille fu veu un ange qui tenoit un glaive tout sanglant. Quant le roy Clotaire vit l'occision de sa gent qui fuiant et d'illec à Paris. Les deux roys le chascièrent encore: grant parties des cités de son règne gastèrent, et soumirent les citoiens en leur subjection. Par force convint que le roy Clotaire pacifiast à eus tout à leur volenté. La manière de la pais fu telle, que le roy Theodebert tiendroit toute la terre qui siet entre Loire et Saine, comme elle se comporte, jusques à la mer de la petite Bretaigne; et le roy Theoderic celle qui siet entre Saine et Oise jusques au rivage de la mer; et douze contrées entre Saine et Oise demouroient au roy Clotaire.579

Note 576: (retour) Aimoini lib. III, cap.87.
Note 577: (retour) Moret. «Super fluvium Aruenna, nec procul a Doromello vico.» (Aimoin et Fredegaire.) Dormelles est aujourd'hui un village du département de Seine-et-Marne, à cinq lieues de Fontainebleau et près de la petite rivière d'Orvanne.
Note 578: (retour) Du pays. Cette curieuse parenthèse n'est dans Aimoin ni dans Fredegaire. Il est certain qu'à cinq cents pas de Flagy se trouve encore aujourd'hui un lieu nomme Champmert.
Note 579: (retour) Il faut, pour mettre le lecteur bien en état d'étudier ce passage, donner le texte latin: « Chlotarius tenorem pacti... firmavit ut inter Ligerim et Sequanam usque ad mare Oceanum limitemque Britonum dilataretur Theodorici regnum; et inter Sequanam et Isaram ducatus integer Denteleni, itemque usque ad mare, Theodeberto cederet.--Duodecim tantum pagi, inter Sequanam ac Isaram usquè ad maris Oceani littora, Chlotario remanserunt.» (Aimoin.)

580Incidence. Saint Echonius évesque de Therouanne trouva en cette année les corps de trois glorieus confesseurs, saint Victor, saint Salodore et saint Ursin, en telle manière comme nous vous dirons. Une nuit se reposoit en son lit en la cité dont il estoit évesque, amonesté fu par sainte révélacion que il alast hastivement à une églyse que la royne Seleube581 de Bourgoigne avoit faite jadis et fondée au dehors d'Orliens; et au milieu de l'églyse tronveroit le lieu où les corps saints estoient enfouis. Le saint homme se leva et s'acompaigna de deux évesques, Rustic et Patrice; puis alèrent à Orliens: trois jours furent en abstinences et en oroisons. La nuit après aparut une grant clarté sur le lieu où les corps saints reposoient: lors levèrent une pierre, dont les reliques estoient couvertes: et les trouvèrent en une chasse d'argent; les faces des glorieus amis nostre Seigneur resplendissoient sept fois plus que de nul homme vivant. A cette sainte invention fu présent le roy Theoderic, qui donna au lieu grant partie de l'avoir que Garnicaire le maistre de son palais avoit lessié pour départir aus povres. Maints miracles fist puis nostre Sire à la sépulture de ces glorieus confesseurs.

Note 580: (retour) Aimoini lib. III, cap. 89.--Fredeg., cap. 22.
Note 581: (retour) Seleube. «Sedeleuba, quondam Burgundiorum regina in suburbano Genabensi construxit.» (Aimoin.) Cette Sedeleube étoit, dit-on, femme de Gandisele, roi bourguignon mort en 430, et c'est à Genève, la Genavenisis de Fredegaire, non pas à Orléans, la Genabum des Romains, qu'elle avoit construit l'église dont il est ici parlé.

En cet an mourut Etherie évesque de Langres. Un autre qui Secun avoit nom fu après lui ordoné.582 En cet an reçut le roy Theoderic un fils d'une sienne concubine; Childebert eut nom ainsi comme son aieul. En cet an fu un senne d'évesques on la cité de Chaalons de Borgoigne. Lors fu osté de son siège, Desier l'évesque de Vienne, et l'envoièrent en exil par la malice Brunehault et Aride l'archevesque de Lyon. Après lui fu évesque un autre qui Domnile avoit nom. En cet an fu éclipse de soleil.583 En l'an neuf du règne Theoderic fu né un sien fils qui eut à nom Corbes.

Note 582: (retour) 582: Fredeg., cap. 24.
Note 583: (retour) Aimoini lib. III, cap. 90.

XII.

ANNEE 604.

Comment Berthoal comte du palais Theoderic fu occis,
et comment le roy Clotaire fu derechief desconfi
.

A ce temps estoit Berthoal comte du palais Theoderic, sage homme et cauteleux, fort en bataille, et loial vers son seigneur en ce que il lui livroit en garde; bien se conformoit aus meurs et à la manière le roy. Un autre estoit en la court, Prothadie avoit nom, Romain estoit de nacion; moult paroissoit familier et acointe à Brunehault, comme s'il la maintenist: pour ce fist tant qu'il fu duc d'une duchée que le duc Dalmare avoit devant tenue584: et tant plus comme l'acoustumance du pechié croissoit, tant recroissoit plus la volenté la royne de l'avancier et mettre en plus grant estat. Pour ce pourpensa comment elle pourroit faire. En si grant presomcion et en si grant hardiesse monta, que elle pria Theoderic son neveu que il commandast que Berthoal fust occis, et que Prothadie fust maistre du palais. En ce point avoit envoié le roy ce Berthoal atout trois cents chevaliers en Neustrie, (qui ore est apelée Normandie,) pour deffendre ces parties. Mais quant le roy Clotaire le sut, il envoia là un sien fils Merovée et Landri le maistre de son palais à grant plenté de bonne gent pour lui prendre. Berthoal sut certainement par ses espies que ses ennemis venoient sur lui; si vit bien que il n'avoit gent par quoi il leur peut contrester, ni leur effort soustenir sans trop grant meschief. Pour ce s'enfui à garant en la cité d'Orliens. Saint Austrene l'évesque de la ville le reçut moult volentiers. Landri et Merovée vinrent après atout leur ost, ils commencièrent à huchier après Berthoal que il issist hors, pour combattre à eus. Celui-ci respondi: «Vous vous fiez en la grant plenté de gent que vous avez: car vous savez bien que je n'ai mie avec moi ma gent, parquoi je vous peusse seurmonter; mais si tu faisois traire ta gent arrière par tel manière que tu ni je n'eussions aide pour besoin que nul de nous deus eust, je sortirois pour combattre à toi corps à corps.» Landri refusa la bataille dont celui-ci le poignoit. Lors lui dist Berthoal de rechief: «Pour ce que tu n'oses combattre maintenant contre moi, il ne demourera pas longuement que messire le roy Theoderic ne vienne ça, pour deffendre la partie de son règne que tu as saisie, et si sais bien que ton sire le roy Clotaire venra d'autre part. Quant les deus osts donques se combatront ensamble, nous nous combatrons moi et toi corps à corps,585 si tu le veux ainsi otroier; lors porras sentir ma mauvaistié, et essaier ta proesce et ta valeur.» A cette chose s'acorda Landri par telle condicion, que eust honte et perpétuel reproche celui qui des convenances défaudroit.586 Cette chose avint le jour d'une feste saint Martin.

Note 584: (retour) Tenue. «In pago ultrajurano post Wandalmarum ab ea dux constitutus.» C'est toute la Bourgogne transjurane.
Note 585: (retour) 585: Corps-à-corps. Fredegaire et, d'après lui, Aimoin ajoutent les mots: «Induamur, ego et tu, vestibus vermiolis.» Ce passage est curieux. Le dernier mot vermeils atteste l'existence d'une langue vulgaire, et les autres celle des mœurs chevaleresques, dès le temps de Fredegaire, c'est-à-dire des le septième siècle.
Note 586: (retour) Fredeg., cap. 26.

Quant le roy Theoderic sut après que le roy Clotaire avoit cette partie de son royaume saisie, il esmeut ses osts le jour mesme de la Nativité nostre Seigneur; à Estampes vint, de l'une des parties de l'iaue de Jugne587 ordona ses batailles contre le roy Clotaire, qui plus pareceusement ne s'apareilloit pas de l'encontrer; mais pource que le passage de l'iaue estoit estroit, la bataille fu commenciée avant que tout l'ost le roy Clotaire fust outre passé. En ce point que la bataille estoit plénière et l'occision grant d'une partie et d'autre, Berthoal aloit quérant Landri parmi l'estour, et le huchoit que il venist à lui jouster selon les convenances que il avoit à lut fermées. Mais Landri qui bien l'entendi, refusa la bataille et se retrait arrière petit et petit. Berthoal à qui il ne chaloit mais de sa vie, se féri en la bataille au plus dru de ses ennemis, et pour ce que il savoit bien que Brunehault tendoit à l'oster de l'estat et de l'honnour où il estoit et Prothadie mettre en son lieu, il eut plus chier à morir en l'estour en honnour, que à parfaire le remanant de sa vie à déshonneur. Lors se commença à combatre trop vertueusement encontre ses ennemis; ceus qui vers lui venoient occioit de son espée. En ce que il se combatoit ainsi, il s'abandonna trop et s'esloigna tant de sa gent, que il fu avironné de toutes parts; et pour ce que un seul homme ne puet pas durer contre plusours, il fu occis en combatant. A la parfin courut le meschief sur les gens le roy Clotaire; son fils Mérovée fu pris en cette bataille. Lui et Landri tornèrent en fuite, quant ils virent la desconfiture et les meschiefs de leur gent. Le roy Theoderic, qui l'estour avoit vaincu, les chaça jusques à Paris et entra en la cité. Ne sais combien de temps après le roy Theodebert vint à Compiègne avec le roy Clotaire; puis en firent leurs osts retourner sans bataille.

Note 587: (retour) Jugne. La Juinne.

XIII.

ANNEE 605.

Comment les deux roys s'esmurent l'un vers l'autre,
et comment Prothadie fu occis.

588Au dizième an du règne le roy Theoderic, ce Prothadie dont nous avons ci-dessus parlé fu toutes-voies maistre du palais par le commandement le roy, selon la volenté Brunehault: sage homme estoit et de grant conseil, mais avare et convoiteux sur toutes riens; pour les trésors le roy emplir et pour soi-mesme enrichir grevoit-il le peuple et les riches hommes; mesmement tous les plus nobles hommes et les plus hauts de Bourgoigne grevoit, toutes leurs choses prenoit et ravissoit à force et sans raison: tous les voloit mettre sous piés, que nul ne le peust grever ni oster de l'estat où il estoit. Pour ce ne povoit-il nul puissant homme trouver qui à lui voulut parler débonnairement, ni avoir amour à lui ni familiarité. Mais la desloiale Brunehault, qui pas n'avoit encore oublié que son autre neveu le roy Theodebert l'avoit chaciée d'entour lui et bannie de son royaume, se pourpensa en quelle manière elle se pourroit vengier. Elle conseilla au roy Theoderic que il demandast au roy Theodebert son frère les trésors de son père que il avoit soustraits; entendant lui fist que il estoit fils d'un courtillier,589 que il n'avoit onques esté engendré du roy Childebert, et que pas ne devoit par droit estre héritier. Prothadie lui conseilloit d'autre part que il escoutast Brunehault son aieule. Le roy Theoderic qui à la parfin se consenti à leur malice esmut ses osts contre son frère, à une ville qui est apelée Carici590 fist tendre ses herberges. Lendemain proposa à combatre le roy Theodebert, qui pas n'estoit loin de là avec grant compaignie de bons chevaliers de son royaume. Les barons et les hauts hommes de son ost lui conseilloient que il pacifiast à son frère, et que il ne brisast pas la biauté et l'honnour fraternel pour la convoitise mauvaise: mais Prothadie estoit contraire à la sentence de tous ceus qui la pais pourchaçoient et disoit que il ne convenoit pas que l'on feist si légièrement pais. Tous les barons virent bien que il estoit tout seul contraire à leurs conseils et au profit du royaume; lors commencièrent à dire entr'eus que meilleure chose serait que il morut, tout seul, que tout l'ost fust mis en péril. Le roy qui issi hors de sa tente pour visiter son ost, entendi par aucunes nouvelles que les barons voloient occirre Prothadie. En ce que il se voult mettre avant pour refreignier leur mautalent et pour deffendre que on ne lui feist nule vilenie, ses gens le detinrent aussi comme à force. Lors apela un chevalier et lui dist qu'il alast aus barons, et leur commandast et deffendist que ils ne meissent main à Prothadie pour lui mal faire. Ce chevalier à qui il avoit commandé ce message, qui Uncelin avoit nom, ala aus barons et tourna la parole en autre sentence. Tous estoient là pour le fait faire, entour la tente le roy où Prothadie séoit, et jouoit aus tables591 à un phisicien qui avoit nom Pierre. Lors leur dit Uncelin: «Ce commande le roy que Prothadie soit occis, qui est contraire à toute pais.» Après ces paroles ils saillirent tous au pavillon, et occirent l'ennemi de pais et de concorde. Après alèrent au roy, et lui apaisièrent son cuer, et le menèrent à ce que il s'acorda à pais; puis départirent leur osts et retourna chascun en sa contrée.

Note 588: (retour) Aimoini lib. III, cap. 91.--Fredeg., cap. 27.
Note 589: (retour) Courtillier. Jardinier. (Hortulano.)
Note 590: (retour) Carici. C'est Quierzy-sur-Oise (Carisiacum), où les Mérovingiens avoient un célèbre palais.
Note 591: (retour) Aux tables. Aux échecs. «Ad tabulas.» Le jeu des tables est pourtant plus exactement le tric-trac.

592Après Prothadie, fu maistre du palais un autre qui Romain estoit de nation ainsi comme son devancier; Claudie avoit nom, sage homme et loial et de beles paroles estoit, joieux et aimable à tous, et de grant pourvéance593; mais moult cras et pesant: sa pais gardoit envers chacun, et bien qu'il eust telle manière de sa nature, toutes-voies devoit-il estre chastié par l'exemple de son devancier594.

Note 592: (retour) Fredeg., cap. 28.
Note 593: (retour) De grant pourvéance. «Providus in cunctis.»
Note 594: (retour) Chastié. Instruit, averti.

XIV.

ANNEE 607.

Comment Brunehaut vengea la mort Prothadie, et comment
le roy Clotaire, celui de Lombardie et celui d'Espaigne
s'alièrent contre le roy Theoderic
.

595Au douziesme an du règne Theoderic, Uncelin qui avoit esté cause de la mort Prothadie se garda mauvaisement des agais Brunehaut: car elle fist tant que il eut un des piés coupés, et lui tollit-on tout ce que il avoit, tant que il fu en grant povreté. Volfus un autre riche homme fu occis par le commandement le roy et par l'incitement Brunehaut, à une ville qui est apelée Phareni596 pour ce que il s'estoit assenti à la mort Prothadie. Le roy Theoderic reçut lors un fils d'une meschine, lequel le roy Clotaire leva de fons et eut nom Mérovée. Le roy Theoderic rapela lors d'exil Desier l'évesque de Vienne, puis le fist lapider par l'énortement Brunehaut et Aride l'archevesque de Lyon. Mais nostre Sire qui en gré reçut sa pascience, fist puis maint miracle à sa sépulture.

Note 595: (retour) Aimoini lib. III, cap. 92.--Fredeg., cap. 29.
Note 596: (retour) Phareni. «Fariniaco.» C'est Favernay, en Franche-Comté, aujourd'hui département de la Hauto-Saône.

597En ce tems envoia le roy Theoderic ses messages à Bettric le roy d'Espaigne. Les messages furent cet Aride l'archevesque de Lyon, Roccone et Eborin qui estoient deux grans seigneurs en son palais: par eus lui manda que il lui envoiast sa fille, et bien prist, s'il vousist, le serement des messages que elle seroit royne clamée tous les jours de sa vie. Le roy Bettric fu moult liés de ceste chose; sa fille livra aus messages, avoir et joiaus lui chargea assez. Le roy Theoderic la reçut moult volentiers et moult en fu liés, une pièce de temps l'aima moult. Mais la desloiale Brunehaut fist tant par ses sorceleries, que il ne la connut onques charnelement; plus fist le diable que elle le mena à ce que il lui tollist tout son trésor et ses joiaus, et la renvoiast en Espaigne. La dame avoit nom Mauberge598. Moult fu le roy Bettric courroucié de ce que il avoit ainsi refusé sa fille; pour ce manda au roy Clotaire que s'il avoit talent de vengier les vilenies que le roy Theoderic lui avoit fait, volentiers s'alieroit à lui pour prendre vengeance de la honte que il avoit faite à sa fille. Le roy Clotaire s'accorda volentiers à cette chose; puis envoia ces mesmes messages au roy Theodebert pour savoir s'il s'accompaigneroit à eus en cette besoigne. Il respondi aus messages que volentiers le feroit. Après furent les messages au roy Agon de Lombardie pour savoir s'il voudroit estre le quatriesme, tellement qu'ils coureussent sus au roy Theoderic tout d'un acort, et lui tollissent règne et vie. Quant le roy Theoderic sut que ces quatre roys eurent ainsi fait conspiration contre lui, il en eut moult grant desdain. A tant retournèrent les messages en Espaigne à leur seigneur, et bien cuidièrent avoir fournie leur besoigne.

Note 597: (retour) Aimoini lib. III, cap. 93.--Fredecg., cap. 38.
Note 598: (retour) Mauberge. «Hermenbergam.»--Fredeg., cap. 31.

XV.

ANNEE 607.

Comment S. Colombin fu envoié en exil par
la desloiale Brunehaut
.

599En l'an treiziesme du règne Theoderic et Theodebert, issi d'une île de mer qui est apelée Islande saint Colombin; au royaume Theodebert arriva, qui moult volentiers le reçut. Mais quant la vie et la bonté du saint homme fu conneue au païs, tant vint à lui de peuple de toutes pars, que il ne voulut là plus demeurer: car il désirroit sur toutes riens à mener solitaire vie. Pour ce se départi de ce païs, et s'en vint au royaume Theoderic, et habita en un lieu qui est apelé Lieu-berbis,600 par la volenté le roy. Le roy mesme descendoit souvent à lui pour lui visiter: souvent le blasmoit le saint homme de ce que il avoit guerpi sa femme espousée et maintenoit en adultère autres foies femmes, qui pas à lui n'appartenoient: et pour ce escoutoit le roy volentiers ses chastoiements et ses saintes paroles. Brunehaut qui fu moult emflambée des amonnestemens du deable qui en elle estoit, conçu grant ire et grant indignation contre lui. Saint Colombin vint un jour à elle pour son ire refraindre en une ville qui est apelée Bruquele601: mais toutes voies ala-elle encontre lui, quant elle le vit venir, ses deux neveus devant elle: si le pria que il leur donnast sa bénéiçon; car ils estoient de royale lignée. Et il vespondi que ils ne tiendroient jà le sceptre royal, pour ce que ils estoient bastarts.602 Moult durement fu enflée la royne de cette parole que il eut dite; elle commanda aus enfans que ils s'en allassent: elle mesme s'en alla tantost après eus. Saint Colombin s'en retourna à tant: comme il issoit de la sale, un tonnaire cheït soudainement si grant que il sambla que tout le palais croulast. Mais onques, pour ce, le serpentin cuer de la royne n'en fu espoventé; ains en fu esprise de plus grant ire et de plus grant indignation vers le saint homme. Elle ne se povoit souffrir que le roy se mariast: car s'il preist une haute dame fille de roy, et délaissast les meschines qui estoient de bas et de povre lignage, elle avoit paour que elle ne fust abaissiée de tout honour et getée hors du royaume. Elle deffendi à saint Colombin et à ses desciples qui avec lui demeuroient, que ils issisent hors de leur moustier. Après commanda aus chevaliers et aus gens qui près d'eus demeuroient que ils ne les recéussent en leur ostel. Saint Colombin alla un jour à elle derechief pour la prier que elle rappelast le commandement que elle avoit fait pour le grever. Un jour que il vint là à une ville qui a nom Spinsi603, il avint d'aventure que le roy estoit avec lui: il lui fu dit que le saint homme estoit au dehors des portes et que il ne voloit dedens entrer. Lors eut le roy grant paour du courous nostre Seigneur, et dist que ce estoit meilleure chose d'honorer l'homme Dieu, et donner ce que mestier lui seroit, que de desservir l'ire et le mautalent de notre Seigneur, en despisant ses serviteurs. Lors commanda que l'on lui apareillast à mengier, et que on lui administrast tout ce que mestier lui seroit: tost fu fait quant il l'eust commandé. Les serviteurs du palais lui aportèrent assez viandes pour lui et pour ses compaignons; mais quant le saint homme les vit, il leur respondi et dist: «Si comme l'Escripture tesmoigne, les dons des félons ne sont pas agréables à Dieu, pour ce ne doivent ses serviteurs recevoir les dons de ceus que ils savent que il het.» Quant il eut ce dit, les vaissels en quoi les serviteurs avoient la viande aportée cheurent en pièces, et les vaissels aussi en quoi le vin estoit furent fraints604 et brisiés, et le vin par terre espandu. Les serviteurs furent fortement espoventés: au roy retornèrent et lui racontèrent ce que ils avoient veu. Le roy qui moult eut grant paour vint au saint homme parler, avec lui son aieule Brunehaut; il lui requist pardon de ses péchiés, c'est-à-dire que il priast à nostre Seigneur que il lui pardonnast; et lui promist que il amenderoit sa vie désormais. Le saint homme apaisa son courage par les proumesses qui le roy lui fist d'amender sa vie. Lors retourna arrière à son moustier: mais la promesse que le roy fist ne fist nul fruit, car il se roula en l'ordure de luxure, comme il avoit devant accoustumé, etle cuer de la desloiale Brunehaut norri et endurci en sa malice, ne se refraignit onques pour la sainte correction: car elle fist tant que il fut envoié en exil en un chastel bien loin de son païs605; puis le fist rapeler pour pis avoir et convoier en la grant Bretaigne, pour ce que quant il auroit la mer passée il ne retornast plus en France. Le saint homme qui avoit proposé que jamais en son païs n'enterroit, pour ce ne voulut pas aller en Engleterre; ains s'en ala par le royaume de Theodebert droit en Lombardie. Là fonda une abaie qui est apelée Bobion606; en peu de tems après trespassa de ceste mortele vie à la célestiale joie, vieux et plain de jours.

Note 599: (retour) Aimoini lib. III, cap. 94.--Fredeg., cap. 30.
Note 600: (retour) Lieu-berbis. «Luxoviuin ou Lussovium.» Notre traducteur aura estimé qu'il falloit lire: Locus ovium, ce qui pourroit bien être en effet l'origine du nom de Luxeuil. Cette ville est dans l'ancienne Franche-Comté, aujourd'hui département de la Haute-Saône.
Note 601: (retour) Bruquele. «Burchariaco.» C'est Bourcheresse, alors maison royale, située à peu de distance d'Autun, vers Châlons-sur-Saône.
Note 602: (retour) Je ne puis m'empêcher de remarquer ici que cette réponse de saint Colomban étoit d'autant plus indiscrète, que plusieurs exemples antérieurs, entre autres celui de Thierry, fils de Clovis, attestoient que les bâtards n'etoient pas alors privés de la couronne.
Note 603: (retour) Spinsi «Spinsia.» C'est Epoisses, aujourd'hui bourg du département de la Côte-d'Or.
Note 604: (retour) Fraints. Rompus.
Note 605: (retour) Bien loin de son païs. C'est-à-dire à Besançon, qui n'étoit guère éloigné de plus de dix lieues de Luxeuil. Au reste, notre traducteur n'a pas exprimé toute l'indignation exagérée d'Aimoin ou de Fredegaire. Le premier dit: «Eo usquè processit spiritus immanitatis ferox ut nepoti suaderet sanctum Dei in oppidum Vesuntionum exilio relegari.»
Note 606: (retour) Bobion. Bobio, entre le Milanais et la Ligurie.

XVI.

ANNEES 609/610.

Comment le roy Theoderic desconfit le roy Theodebert son frère,
et comment il s'enfui à Couloigne
.

607Le roy Theodebert qui cuida aucune chose aquérir et conquester sur le roy Theoderic son frère, esmut ses osts contre lui au quinziesme an de son règne: mais par le conseil d'aucun preudome qui de la pais pourchacier entre les frères se pénèrent, fu pris un jour de pais en un lieu qui est apelé Saloise608: là fut ordené que ils venroient un jour à peu de compaignie609, et amenroient de leurs plus grans barons et des plus sages, pour plustost acorder ensamble. Le roy Theoderic amena dix mil hommes tant seulement; mais le roy Theodebert amena trop plus grant compaignie de barons et d'autres gens, en propos de troubler la pais, si son frère ne lui otroioit sa volenté. Le roy Theoderic eut grant paour, quant il vit que il avoit amené si grant plenté de gent; pour ce s'acorda à la pais tele comme il la voulut tailler; mais ce ne fu pas de bonne volenté. L'accord fu en tele manière ordené, que le roy Theodebert auroit la comté de Touraine et de Champaigne610, et les tendroit à tousjours mais en ses propres ainsi comme les siens. Alors, se départirent et s'entrecommandèrent à Dieu en grace et en amour par semblant; mais le cuer ni la volenté ne s'i acordoit pas.

Note 607: (retour) Aimoini lib. III, cap. 95.--Fredeg., cap. 37.
Note 608: (retour) Saloise. Aujourd'hui Seltz, proche du Rhin, célèbre par ses eaux minérales.
Note 609: (retour) A peu de compagnie. «Cum paucis.» Aimoin a ajouté au texte de Fredegaire ces mots qui rendent la pensée obscure.
Note 610: (retour) De Touraine et de Champagne; la bevue d'Aimoin a entraîné celle de notre traducteur. Le compilateur latin auroit dû dire avec Fredegaire: Sugentenses, et Turenses, et Campanenses.

611En cette année entrèrent Alemans en la contrée des Veniciens: de cette gent estoient chevetains deux princes: l'un avoit nom Cambelin, et l'autre Herpin. A eus combatirent les Veniciens; mais vaincus furent et menés jusques aus montaignes; là se mirent à garant pour la mort esquiver. Ceus-ci passèrent outre, tout metoient à l'espée, villes ardoient et prenoient proies, pluseurs mirent en prison, puis retornèrent en leur païs chargiés de despoilles.

Note 611: (retour) Aimoim lib. III, cap. 96.--Au lieu des Veniciens, avec Aimoin, lisez avec Frèdegaire des Avenciens. Ceux d'Avanches en Suisse.

612En cette année occist le roy Theodebert sa femme, qui avoit nom Belechilde. Brunehaut lui avoit fait espouser cette femme et l'avoit achetée de marchéans, pour ce que elle estoit trop bele613. Une autre en spousa après qui avoit nom Theudechilde.

Note 612: (retour) Aimoini lib. III, cap. 97.

Moult fu le roy Theoderic en grant désirier de prendre vengeance de son frère, qui sa terre lui avoit ainsi tolue: pour ce, se conseilla à sa gent comment il porroit le grever. Par le conseil de ses barons manda au roy Clotaire telles paroles: «Je bée à prendre vengeance de mon frère des injures et des torts que il m'a fait, si j'estoie sûr que tu ne lui deusses aidier: pour laquelle chose je te pri que tu te tiegnes en pais, et que tu me prometes que tu ne lui feras nul secours contre moi: et si je puis avoir victoire et que je lui puisse tolir la vie et le royaume, je te promets loiaument que je te rendrai la duchée Dentelène614 que il t'a tolue à force.»615 Le roy Clotaire s'acorda volentiers à cette chose, par la condition devant dite. Lors assambla ses osts le roy Theoderic à une ville qui est apelée Langres. Il prist tous les meilleurs chevaliers que il put avoir et toute la flour de son royaume, puis marcha à ost banie contre son frère. Par la cité de Verdun trespassa qui lors premièrement estoit commenciée, delà s'en ala droit à la cité de Toul616. Là vint d'autre part le roy Theodebert à moult grant ost et à tout l'effort du royaume d'Austrasie. Lors assamblèrent à bataille; fort estour et pesant y eut, et grant occision d'une part et d'autre. Mais à la parfin fu l'ost du roy Theodebert desconfi; quant il vit le meschief, il se mist à la fuite, la cité de Metz trespassa et les landes de Vosage617; il vint à la cité de Couloigne. Le roy Theoderic se hasta tant comme il put de le suivre. Tandis que il chassoit son frère, il encontra S. Eleusin évesque de Magonce: le saint homme lui prescha tant que il se retrait et retourna, parmi Ardane trespassa, puis vint à une ville qui est apelée Tulbie618. Et retorna plus volentiers, pour les paroles du saint homme parce que il savoit bien que il lui disoit pour son preu, que il l'amoit et haïssoit le péchié de son frère et sa folie.

Note 614: (retour) Dentelène. Ce duché, nommé pour la première fois par Frédegaire, est écrit Dentilonis ducatus, par l'auteur des Gesta Dagoberti. Suivant toutes les apparences, il comprenoit, à peu de chose pres, ce qu'on a depuis désigné sous le nom de Picardie.
Note 615: (retour) Fredegar., cap. 38.
Note 616: (retour) Il faut, dans la poursuite de ces marches, remonter au texte primitif, celui de Fredegaire. «Dirigensque per Andelaum, Nasio castro capto, Tullum civitatem perrexit.» Ainsi Theoderic s'avance vers Andelot, puis prend le château de Nasium, le Naisil du roman de Garin le Loherain, et entre dans Toul. J'ignore d'après quelle autorité Aimoin a mis à la place de l'Andelaum de Fredegaire, le «Vernona castrum, tunc temporis æddificari cœptum.» Verdun ou Vernon n'etoient pas sur la route de Theoderic.
Note 617: (retour) Les Landes de Vosage «Saltum Vosagum, dit Aimoin.--«Transito Vosago», dit Fredegaire. C'est les Vosges.
Note 618: (retour) Tulbie Ici notre traducteur a mal démêlé l'obscurité du texte d'Aimoin. Le saint évêque de Magonce ou Mayence avoit excité Theoderic à poursuivre Theodebort, et c'étoit pour suivre ses avis charitables que de la campagne de Toul Theoderic marchoit par les Ardennes sur Tulbie, ou Tolbiac.

En ces entrefaites le roy Theodebert qui à Couloigne s'estoit enfui, rapareilla de ses forces ce que il put; les Saisnes et les autres nacions d'Alemaigne la supérieure apela en son aide: puis vint à bataille619 contre son frère au devant dit chastel de Tulbie; aigrement et longuement se combatirent. Le roy Theodebert se tint comme il put, la bataille soustenoit à grant meschief, bien que ses ennemis tronçonnassent ses gens comme brebis. Mais quant il vit que fortune lui fu contraire et que le domage grandissoit durement sur lui, il vit bien que il ne porroit longuement souffrir le faix de la bataille; il s'enfui et donna lieu à fortune et à ses ennemis; tous les siens se mirent à la fuite après lui. Car gent concueillie de diverses nations est tost desconfite, et mesmement quant ils n'ont point de chief. La plus grande partie fu occise en fuiant, le remenant s'enfui à Coloigne avec le roy. Es premières venues de cette bataille avoit esté l'estour si aspre et si fort d'une part et d'autre, et si hardiment s'estoient entrevaïs, que les occis demeuroient sur les chevaus ainsi comme tout vifs, et que chéoir ne povoient pour les vifs qui les pressoient; et ils estoient boutés deçà et delà, comme la bataille les demenoit. Mais quant la partie Theodebert se prit à desconfire et les presses à laschier, les morts churent à terre à si grant plenté que les voies, les champs et les bois estoient couverts de morts et que à paine y parut-il si charoignes non620.

Note 619: (retour) Puis vint à bataille. Il falloit dire avec Fredegaire que Theodebert cessa de fuir quand il eut atteint Cologne, et que même ayant trouvé là un renfort de Saxons et de Turingiens, il accepta la bataille qu'on lui offroit.
Note 620: (retour) Si charoignes non. Sinon des charognes, ou cadavres.

XVII.

ANNEE 612.

Comment le roy Theodebert fu occis en la cité
par ceus du païs
.

621Quant le roy Theoderic sut que son frère fu eschapé, il proposa que il le suivroit, pour ce que il pensoit bien que il auroit la guerre et les batailles afinées, si tel prince estoit occis. Lors se prit-il et les siens à l'enchacier, en la contrée de Ribuairie entra622, tout ardit et gasta devant lui. Ceus de cette terre lui vinrent au devant, et le prièrent que il espargnast leur païs et que il ne le destruisist mie pour la coulpe d'un seul homme: car eus et la terre estoient toute à son commandement commue à celui qui l'avoit conquise par droit de bataille. Le roy respondi et dit ainsi: «Vous ne vueil-je pas occire, mais Theodebert mon frère; et si vous voulez avoir ma grace et que je espargne le païs, il convient que vous m'aportiez son chief ou que vous me le rendiez pris.» Ceus-ci vinrent à Coloigne et entrèrent au palais; au roy Theodebert parlèrent en telle manière: «Ce te mande le roi Theoderic ton frère, que si tu lui veus rendre la partie des trésors de son père que tu as saisis, il retornera à tant en son païs et déguerpira cette contrée. Pour ce, te prions que tu lui rendes telle part comme il en doit avoir, et que tu ne soufres pas que ce pais soit destruit pour ochoison de cette chose.» Le roy s'assenti à eus certainement, et cuida que ils lui dissent vérité; au trésor où les grandes richesses estoient les mena. Tandis que il pensoit quel don il lui doneroit en manière que il n'en fust adomagié, l'un de ceus qui entour lui estoient tira l'espée et lui coupa le chief, après le geta hors par dessus les murs de la cité. Le roy Theoderic, qui bien aperçut cette chose, entra maintenant en la ville et prit toutes les richesses qui ès trésors estoient de long tems amassées. Après fit venir devant lui tous les haus hommes de la cité en l'églyse Saint-Gerion, pour les homages recevoir; à ce les contraignit que ils lui firent tous homage. Tandis que il prenoit les sermens en ladite églyse, il lui sembla que un homme le férist un trop grain coup du poing au costé. Lors se retorna devers ses gens, et leur commanda tantost que ils fermassent les portes du moustier, pour que nul n'en pust issir hors: car il cuidoit que quelqu'un des parjures le vousist occire. Quant les portes du moustier furent fermées, ses chambellans le despoillèrent de sa robe pour garder s'il avoit nule plaie: mais ils ne trouvèrent nul coup d'armes, fors seulement le signe d'un coup tout rouge, qui lui paroissoit au costé, et cuide-on que ce ne fu autre chose fors signe et démonstrance que il devoit mourir prochainement. Quant il eut les choses ordonées comme il lui plut, il parti chargé de grans despoilles; ses neveus, les fils de son frère, enmena et une de leurs seurs qui moult estoit bele: à Mets vint, là trouva Brunehaut son aieule qui lui estoit à l'encontre venue. Elle prit ses neveus les enfans du roy Theodebert et les occit tout maintenant; Merovée, le plus jeune de tous qui encore estoit en aube, féri si raidement à un pilier que elle lui fit la cervele voler623.

Note 621: (retour) Gesta regum Francorum, cap. 38.
Note 622: (retour) Ribuairie. «In Ribuariorum fines.» (Aimoin.) Sur le territoire des Ripuaires.
Note 623: (retour) Aimoin, dans le récit de ces derniers événemens, n'a suivi ni les Gesta regum, ni Fredegaire; il a ajouté ce qu'ils n'avoient osé imputer à Brunehaut. Les Gestes laissent croire que ce fut Theoderic qui tua les deux enfans de Theodebert; Fredegaire ne parle que d'un de ses fils dans les termes suivans: «Filius ejus, nomine Meroveus parvulus, jussu Theoderici adprehensus, à quodam per pedem ad petram percutitur.» (Cap. 38.)

XVIII.

ANNEE 612.

Comment Brunehaut empoisonna son neveu le roy Theoderic.

Ainsi fu le roy Theodebert occis, lui et ses enfans, comme vous avez oï, en l'an de son règne dis-septiesme; bien que quelques auteurs aient escrit624 que, après cette grande victoire que le roy Theoderic avoit eue de lui, il s'en ala outre le Rhin: et que quant le roy Theoderic eut prise Çoloigne, il envoia après lui, pour le prendre, un sien chambellan qui avoit nom Berthaire: quant il l'eut pris et amené devant lui, il lui fit oster les garnemens royaus, puis l'envoia en exil en la cité de Chaslons: à ce Berthaire qui pris l'avoit, donna son cheval et une ymage roiale,625 en guerredon de son servise.

Note 624: (retour) Aient escrit. Entr'autres Fredegaire, le plus ancien de tous.
Note 625: (retour) Une image roiale. Notre traducteur a lu statuia ou statura au lieu de stratura, qui se prenoit dans le sens de notre harnois ou équipement. Voyez Ducange au mot Stratorium. 3.

626Le roy Theoderic rendit au roy Clotaire la duchée devant dite, selon ce que il lui avoit en convenant, pour ce que il ne fist nul secours à son frère contre lui. Mais après ce, quant il vit qu'il estoit sire des deus royaumes, et que tous les barons du royaume qui à son frère avoit esté obéissoient à lui volentiers, il lui remanda que il lui rendist la duchée que il lui avoit donnée: et si ce ne voloit faire, bien seust-il que il le greveroit prochainement en toutes les manières que il porroit.

Note 626: (retour) Aimoini lib. III, cap. 98.

627Tandis que le roy Theoderic demeuroit en la cité de Mets, il fu surpris de l'amour sa nièce que il avoit amenée de Couloigne: espouser la voulut; mais Brunehaut lui deffendi; et quant il lui demanda quelle offense et quels maus ce seroit s'il la prenoit par mariage, elle respondi que il ne devoit pas espouser sa nièce, fille de son frère. Quant le roy entendi cette parole, il fu merveilleusement courroucié et dit ainsi: «O toi desloiale, haïe de Dieu et du monde, et contraire à tout bien, ne m'avoies-tu donques fait entendre que il n'estoit pas mon frère et que il estoit fils d'un cortiller? Pourquoi m'as-tu mis en tel péchié que je l'ai occis et suis, par toi, homicide de mon frère628?» Quant il eut ce dit, il tira l'espée et lui courut sus pour lui occire; mais ceus qui entour lui estoient, se mirent au devant et l'enmenèrent en dehors de la sale. Ainsi eschapa du péril de mort.

Note 627: (retour) Aimoini lib. III, cap. 99.--Gesta reg. Franc., cap. 39.
Note 628: (retour) Pour admettre la vérité de cette querelle, il faut supposer la mort violente de Theoderic que dément Fredegaire, le plus partial des ennemis de Brunehaut.

De là en avant se pourpensa la desloiale Brunehaut comment elle pourroit vengier cette honte, et comment elle le pourroit faire mourir. Elle esgarda pour ce faire une heure que le roy se baignoit; aus ministres d'entour lui que elle eut deceue par promesses et par dons bailla poisons, et leur commanda que ils les tendissent au roy pour boire, quant il devroit issir du bain. Le roy but le venin que ceus-ci lui tendirent; tantost fu mort sans confession et sans repentance des grans péchiés que il avoit fais tout le tems de sa vie629.

Note 629: (retour) Dans tout ce qui regarde Brunehaut, le traducteur de Saint-Denis a renchéri sur Aimoin; Aimoin a renchéri sur l'auteur des Gesta, et celui-ci sur Fredegaire, lequel a évidemment calomnié cette princesse en plusieurs circonstances. Fredegaire fait mourir Theoderic à Metz d'un flux de ventre. C'est lui qu'il faut croire ici.

XIX.

ANNEE 613.

Comment Brunehaut fu prise et au roy Clotaire présentée,
et ses deus neveus occis
.

630Quant tous les roys qui de la ligniée le fort roy Clovis estoient descendus eurent ainsi esté morts et occis, et ils eurent régné puis le tems leur bisaieul631 entour cinquante et un ans, tous les quatre royaumes revinrent en la main le roy Clotaire fils du roy Chilperic (et père du bon roy Dagobert, qui puis fonda l'églyse de Saint-Denis en France632.) Plus n'y avoit demouré de drois hoirs qui déussent estre héritiers: pour ce convenoit par droit que toute la monarchie revenist à lui. Mais Brunehaut cherchoit moult comment Sigebert le fils Theoderic, qui bastart estoit, peust avoir le règne d'Austrasie, dont le siège est à Mets. Car ce Theoderic avoit eu quatre fils de meschines qui pas n'estoient ses espouses, Sigebert, Corbe, Childebert et Merovée: et pour ce que ils n'estoient pas nobles ni gentils par devers les mères, n'estoient-ils pas égaux de lignage, ni dignes de royaume gouverner. Autre raison y avoit pour quoi ils ne povoient régner: car on pensoit bien que Brunehaut en avoit un esleu, pour que il portast seulement le nom de roy sans nul autre povoir et que elle fust par dessus, pour le royaume gouverner et aus besoignes ordoner, et que elle eust la cure par dessus tous. Et les barons du païs ne vouloient pas estre si longuement au gouvernement d'une tele femme. Pour telles raisons ne povoit pas parvenir Brunehaut à ce que elle tendoit.

Note 630: (retour) Aimoini lib. IV, cap. 1.
Note 631: (retour) Leur bisaieul, c'est-à-dire Clotaire, bisaïeul de Theoderic et de Theodebert.
Note 632: (retour) Cette parenthèse est du traducteur; le reste de l'alinéa est d'Aimoin seul.

633En ces entrefaites, Ernoul et Pepin qui estoient les deus plus puissans des barons austrasiens, firent à savoir au roy Clotaire que il venist à l'encontre d'eus, au chastel de Cathoniac634. Quant Brunehaut, qui estoit en un autre chastel qui avoit nom Garmat635, sut que le roy Clotaire venoit en ces parties, elle lui manda et conjura que il issist du royaume le roy Theoderic que il avoit laissié à ses fils. Le roy Clotaire lui remanda que elle devroit asambler le parlement des barons, et se devroit à eus conseillier, comment elle devroit ouvrer des choses communes du royaume, et que il estoit tout préparé d'obéir à leur commandement et à leur ordonnance. Brunehaut s'aperçut bien que elle estoit deçeue par paroles et que elle avoit sa cause perdue, si elle s'atendoit à ce. Pour ce, envoia en Toringe outre le Rhin Sigebert l'aisné fils du roy Theoderic, et Garnier le maistre du palais, et Alboin l'un des plus grans maistres des Austrasiens, pour alier à lui les gens du païs contre le roy Clotaire. Elle eut souspeçon de Garnier le maistre du palais, qu'il n'eust traïson pourpensée contre lui et que il ne se tournast devers le roy Clotaire. Pour ce, manda par ses lettres à Alboin que il fist tantost occire Garnier. Quant il eut les lettres leues, il les desrompi et geta les pièces à terre. L'un des amis Garnier les recueilli et les assambla, et escrivi la sentence en ses tables636, puis lui dit privéement le mandement Brunehaut. Garnier pensa bien que sa vie estoit en péril quant il eut cette chose oye. Lors se commença à pourpenser comment les fils Theoderic seroient occis et comment il se rendroit seurement au roy Clotaire. Quant ils furent venus à cette gent où ils estoient envoiés pour avoir secours et aide, il fit tout le contraire de la besoigne: car il leur tolli par ses paroles les cuers et les volentés pour que ils ne s'aliassent à Brunehaut ni à ses neveus. Quant il fu de là retorné, il vint en Borgoigne avec Brunehaut et avec son neveu Sigebert, là tourna à son accort tous les barons et les prélats privéement, par paroles telles que il avoit les Toringiens convertis. Et pour ce mesmement que ils avoient Brunehaut en haine pour sa cruauté et pour son orgueil, lui promirent-ils plus volentiers que ils estoient tous prests de faire sa volenté.

Note 633: (retour) Fredegar., cap. 40.
Note 634: (retour) Cathoniac. Fredegaire dit Antonnacum, et Aimoin Captonnacum. On croit que c'est Andernach, sur le Rhin.
Note 635: (retour) Garmat. Le Warmatia d'Aimoin. C'est Wormes.
Note 636: (retour) En ses tables. C'est-à-dire: les transcrivit sur une tablette de cire. «Ac in tabula cera lita transcripti, eidem sunt ostensi.»

Quant Garnier eut ainsi sa besoigne atournée, il manda au roy Clotaire que s'il le voloit asseurer loiaument que il ne perdroit ni honeur ni vie, il venist hardiement, et que il lui rendroit les deus royaumes et toute la baronnie.637 Lors vint Sigebert et les Borguignons en Champaigne près de la cité de Chaslons sur une rivière qui est apelée Ayne. Le roy Clotaire vint d'autre part avec ses Austrasiens: si avoit jà grande partie des barons du royaume d'Austrasie en sa compaignie qui à lui s'estoient tournés, et ainsi estoient nommés: Arethée, Roque, Sigoal et Eulane. Tous ceus-ci estoient ducs et les plus grans seigneurs de leur païs; ainsi furent les batailles ordenées d'une part et d'autre. En ce point que ils durent asembler, Garnier monstra signe à ceus qui de son accort estoient, comme il les en avoit devant prevenus. A tant se départi du champ avant que la bataille fust commenciée; tout ainsi firent ceus qui pas n'avoient plus grant talent de combattre que il avoit. Le roy Clotaire ala après tout belement, qui nul mal ne leur vouloit faire, pour ce que il savoit bien que ils seroient encore siens: ainsi alèrent avant et lui après jusques à une rivière qui est apelée Sagone638. Là furent pris trois des fils Theoderic, Sigebert, Corbe, Merovée. Mais Childebert le quatriesme s'enfui et eschapa par l'isneleté639 du cheval; ains puis ne sut-on onques que il devint. Le roy Clotaire repaira à une ville qui est apelée Rionne; sur une eaue siet qui a nom Vincenne640. Là lui fu présentée Brunehaut et Theudeline seur le roy Theoderic, que Garnier et ceus qui de son accort estoient avoient prises. Lors fit le roy occire en sa présence Sigebert et Corbe les neveus Brunehaut. Mais il fit norrir Merovée diligemment et chièrement, pour ce seulement que il estoit son filleul.

Note 637: (retour) Fredegar., cap. 42.
Note 638: (retour) Sagonne. Saône.
Note 639: (retour) Isneleté. Rapidité.
Note 640: (retour) Vincenne. La Vigenne qui prend sa source à peu de distance de Langres et va se jeter dans la Saône, au-dessous de Gray.--Rionne, le Rionna d'Aimoin, est dans Fredegaire nommé Rionova. Je ne l'ai pas retrouvé.

XX.

ANNEE 613.

Comment Brunehaut fut tormentée en vengeance des roys de France
que elle avait fait morir
.

Le roy commanda que Brunehaut fust devant lui amenée, en la présence de toute la baronnie qui là estoit assamblée de France et de Borgoigne, d'Austrasie et de Normendie. Lors eut-il raison et ochoison de descouvrir la grande haine que il avoit de pieça contre elle conceue. Par quatre fois la fist battre et tormenter; après la fist metre sur un chamel, et la fist ainsi fuster641 parmi tout l'ost. Avant que elle fust destruite, lui reprocha-il, voiant toute la baronnie, les cruautés et les très grandes desloiautés que elle avoit faites et parla en telle manière: «O toi, femme mauldite entre toutes les autres femmes, soubtille et engigneuse à controuver art pour le monde decevoir; comment put onques entrer en ton cuer si grandes cruautés et si desmesurée desloiauté, que tu n'aies pas eu honte ni doutance d'occire, d'empoisonner ni de murdrir si grandes et si nobles généracions des roys de France?--Dix roys as fait mourir dont les uns sont morts par ton conseil, et les autres par tes propres mains; les autres par poisons que tu leur faisois donner, sans les autres comtes et ducs qui sont morts par ta malice. Tu dois périr pour donner exemple au monde, qui es coupable de si grandes félonnies. Nous savons bien que le roy Sigebert, qui fu ton sire et mon oncle, se rebéla par ton conseil contre son frère, pour laquelle chose il reçut mort. Merovée qui mon frère fu, eut la haine son père par toi, dont il morut de crueuse mort: le roy Chilperic mon père feis-tu occire en traïson par tes murtriers. Je ne puis raconter la mort de mon chier père sans dolour et sans larmes, de cui confort et de cui aide je demourois veuf et orphelin. Je ai honte de raconter les osts des frères charnels, les batailles des prochains amis et les mortelles haines que tu as semées ès cuers des princes et des barons; comme le torment et la tempeste du palais et de tout le royaume, ne meus-tu la guerre entre tes neveus, si que l'un en fu occis? car Theoderic qui tes paroles creoit, occist le roy Theodebert son frère, pour ce que tu lui feis entendre que il estoit fils d'un courtillier, et que il ne lui apartenoit de rien: son propre fils Mérovée occist-il aussi à ses propres mains par toi. Bien sait-on que l'aisné fils Theodebert ton neveu fu par toi occis: le moins âgé qui nouvelement estoit né et baptizié hurtas-tu si durement à un pilier, que tu lui feis les yeus de la teste voler: plus encore, le roy Theoderic ton neveu, par qui tu estois à honnour, empoisonnas-tu nouvelement: ses fils qui bastars sont nés pas ne devoient estre héritiers; mais tu as esmeus contre moi bataille, des quels les trois sont jà péris par toi. Des autres occisions des ducs et barons, qui par toi sont avenues, ne parlerai-je ore mie.»642

Note 641: (retour) Fuster. Battre de verges.
Note 642: (retour) Fredegaire et les Gesta donnent le sommaire de ce discours. Il est bien dans le caractère des rois Merovingiens, qui firent toujours un grand usage de l'ironie atroce.--Un fils de Clovis, de Clotaire et de Chilperic pouvoit seul froidement accuser Brunehaut de la mort de ceux-là qu'il venoit de faire étrangler lui-même, sous les yeux de la malheureuse reine.

Quant le roy eut toutes ces choses recitées devant le peuple, il se torna vers les barons et leur dist: «Seigneurs, nobles princes de France, mes compagnons et mes chevaliers, jugiez par quel mort et par quels torments doit morir femme qui tant de dolours a faites?» Ils s'écrièrpnt tous que elle devoit périr par la plus crueuse mort que l'on porroit penser. Lors commanda le roy que elle fu liée parmi les bras et par les cheveux à la queue d'un jeune cheval qui onques n'eust esté dompté, et traînée par tout l'ost. Ainsi comme le roy le commanda fu fait: au premier coup que celui qui estoit sur le cheval feri des esperons, il lança si raidement que il lui fist la cervelle voler des deux piés de derrière. Le cors fu traîné parmi les buissons, par espines, par mons, par valées, tant que elle fu toute dérompue par membres. Lors fu acomplie la prophétie Sébile643 qui grant tems devant avoit esté dite, que Brunehaut vendroit d'Espaigne, par qui morroient grant partie des roys de France; et qu'elle seroit dérompue des piés de chevaus.

Note 643: (retour) Sebille. De la Sibylle.

XXI.

ANNEE 613.

Des églises que Brunehaut fonda en son tems, et comment
Austragesile fu archevesque de Bourges
.

Ainsi feni la royne Brunehaut, femme exercitée et usée en la mort de ses prochains. Tantost comme ils estoient occis, elle saisissoit leurs trésors et leurs possessions. Le povoir et la prospérité des choses temporelles dont elle usoit à sa volenté la metoient en orgueil; parquoi elle estoit élevée sur toutes autres femmes644. Mais toutes-voies ne fu-elle pas si defrénée de tout en tout, que elle n'eut en grant révérence les églises des saints et des saintes, que le roy et les preudomes avoient fondées. Elle mesme fist fonder en son tems mainte abbaie et mainte église; elle fonda l'abbaie Saint-Vincent au dehors des murs de Loon645, une autre en la cité d'Ostun en l'honneur de saint Martin, dont Siagre, le noble évesque de la cité, estoit procurère de l'euvre en lieu d'elle646. Mainte autre église fonda en autres lieux en l'honneur de saint Martin: car tousjours se fioit plus en lui et plus le réclamoit que nul des autres saints. Tant fonda d'églises et d'autres édifices qui encore sont, au royaume de France, en Avanterre647 et en Bourgoigne, que l'on ne trouveroit pas légièrement que une seule femme en eust tant édifié à son tems.

Note 644: (retour) Sur toutes autres femmes. «Ut muliebris impotentia suprâ modum sese extolleret.» (Aimoin.) Tout le reste du paragraphe est l'ouvrage d'Aimoin, qui ne l'avoit emprunté à Fredegaire ni aux Gesta.
Note 646: (retour) En lieu d'elle. C'est-à-dire, avec les secours et la coopération de Siagre. «Usa necessarius ad hoc opus ministeriis venerabilis viri Siagrii, prædictæ urbis episcopi» (Aimoin.)
Note 647: (retour) Avanterre. En Austrasie.

En ce tems que elle régnoit, fleurissoient au royaume de France, en sainte opinion de bonnes œuvres, les saints Pères que je vous nommerai; saint Etherie archevesque de Lyon, saint Siagre évesque d'Ostun, saint Desier archevesque de Vienne, saint Auvère évesque d'Aucerre, saint Autrene son frère évesque d'Orliens, saint Leu archevesque de Sens, et saint Colombin en ermitage, duquel nous avons dessus parlé.

648Incidence. Austragesile qui puis fu archevesque de Bourges, si comme nous le dirons ci-après, estoit un vaillant homme qui au palais avoit conversé au tems le roy Gontran, et avoit esté tant son familier que il tenoit la touaille pour ses mains essuier, quant il lavoit649. Un jour fu accusé devant le roy sans raison par un sien ennemi qui faus estoit et desloial, comme il aparut après. Le crime, dont celui-ci l'inculpoit, estoit que il avoit fait escrits contre le roy650 sans son congié: mais celui-ci le nia moult apertement. A ce vint la besoigne que le roy lui commanda que il se deffendist par gage de bataille, ou il le voudroit avoir ataint de trahison. Celui-ci reçu le gage, et dist que bien se deffendroit à l'aide de nostre Seigneur. Au matin se leva et fist porter ses armes au champ de bataille; mais ce pendant alla faire ses oroisons au moustier Saint-Marcel et aus autres églises; à un povre que il encontra donna s'aumosne; puis se mist en oroisons, et pria à nostre Seigneur que il le conseillast. Le fruit de cette sainte oraison ne périt pas: car quant il s'en aloit au lieu déterminé où il se devoit combatre en la compagnie le roy, un message s'en vint au roy et lui dist que l'adversaire estoit cheu de son cheval, quant il couroit au lieu de la bataille et avoit le col pecoié651. Moult fu liés le roy de ceste nouvele: lors se retorna devers Austragesile et lui dist: « Beaus amis, soiez liés et joiaus; car nostre Sire est ton champion pour que tes ennemis ne le puissent nuire.» Puis ces choses, avint que il fu archevesque de Bourges: tant mena une sainte vie et honeste que le monde s'esmerveilloit de sa bonté et de ses vertus.

Note 648: (retour) Aimoini lib. IV, cap. 2.
Note 649: (retour) Quant il lavoit. C'est-à-dire, quand il étoit prêt de se mettre à table.
Note 650: (retour) Contre le roi. Cela est inexact. Il falloit: Au nom du roi. «Quædam absque jussione principis, scripta fecisse.» (Aimoin.)
Note 651: (retour) Pecoié. Rompu. (Mis en pièces.)

XXII.

ANNEE 602.

Comment l'empereour Morice de Constantinoble
vit l'avision en dormant
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652Incidences. Tandis que ces choses avinrent en France, Morice l'empereour de Constantinoble fu occis et ses trois fils, Theodesie, Thibert, Constantin, par un mal homme qui avoit nom Focas. Cet empereour fu profitable à la chose commune, souvent eut victoire de ses ennemis; les Huns, qui or sont apelés Esclavons653, vainqui et surmonta maintes fois. Quant il estoit au plain povoir de son empire, il voulut metre avant et autoriser nouveles sanctions654 et nouveles hérésies contraires à la divine foi. Plusieurs fois l'amonesta messire saint Grigoire, qui en ce tems estoit Apostole, que il s'amendast de ces choses; mais onques amender ne s'en voulut, ains cueilli le saint homme en grant haine, pour ce que il le reprenoit de ses errours; maintes vilenies que il ne povoit acomplir par fait lui dist-il de paroles, pour ce le chastia nostre Sire en la manière que vous orrez. Un homme qui avoit habit de moine demeuroit en la cité; de l'une des portes de la ville jusques au milieu du marchié alla criant toute jour, une espée nue en sa main, que l'empereour Morice serait occis de glaive. Quant il sut ce, il eut moult grant paour; un sien ami apela, qui estoit l'un des prévôts de la justice et lui dist que il alast parler aus saints hommes qui habitoient en hermitage du désert: par lui leur envoia présens de cire et d'autres choses, et leur requist en toute humelité que ils dépriassent la miséricorde nostre Seigneur pour lui. Lui mesme estoi en oraison envers son Créateur et par jour et par nuit, et lui prioit que il le pugnist de ses meffais en ceste mortelle vie, avant que il le dampnast au grant jour du jugement, de mort pardurable. Le prévôt qui de l'hermitage retournoit, lui dist que les saints hermites lui avoient respondu que nostre Sire avoit oïe sa prière, et que il ne le pugniroit pas de mort pardurable, mais il lui toliroit l'honneur terrienne à grant honte. L'empereour toutes-voies eut grant joie de ce que il fu asseuré que il ne perdroit pas la joie de paradis. Nostre Sire, qui de lui eut pitié, lui fist tant de grace que il le voulut réconforter devant tribulation par une tele avision. Une nuit dormoit en son lit, et lui sambla que il fust ravi devant une image de nostre Seigneur qui estoit au portail du palais; une voix oyt issir de cette image toute ainsi propre comme si ce fust d'homme vif, et dist: «Bailliez-moi Morice.» Lors saillirent les ministres qui entour lui estoient de telle forme et de telle clarté que il ne reconnoissoit pas; devant la présence de cette image le menèrent. Lors sonna derechief une voix qui de cette image issit, et lui demanda lequel il avoit plus chier ou à recevoir en ceste vie les désertes de ses meffais, ou atendre jusques à la commune espreuve du jour du jugement. Morice respondit: «Bon Jhesu-Christ, qui as le monde racheté par ta passion et par ton précieux sanc, commande que je soie tourmenté avant la mort pour mes péchiés, si que je ne redoute pas ton avènement au grant jour du jugement et que je soie parçonnier655 de la joie du paradis avec tes amis.» Lors dist la voix de cette image: «Livrez Morice, sa femme et ses enfans à Focas le chevalier.»

Note 652: (retour) Aimoin. lib. IV, cap. 3.--Paul Diac., lib. IV, cap. 8.
Note 653: (retour) Esclavons. «Avari.» (Aimoin.)
Note 654: (retour) Sanctions. «Præceptiones.»
Note 655: (retour) Parçonnier. Compagnon. Les gens du peuple ont conservé le féminin parçonnière.

XXIII.

ANNEE 602.

Comment il fu puni en sa vie pour ses meffais.

L'empereour s'esveilla à tant, forment commença à penser à cette avision. Lors commanda que on lui amenast Phelippe: ce Phelippe estoit son gendre; aucunes fois l'avoit eu soupeçonneux par aucuns médisans, que il ne tendist à avoir l'empire; si que ce Phelippe savoit bien que il avoit sa male veillance. Quant il oyt que l'empereour le mandoit à telle heure, il eut grant paour que l'ire de l'empereour ne fust du tout consommée contre lui; sa femme commanda à Dieu en pleurs et en soupirs, comme s'il ne la deust jamais veoir. Quant il entra au palais, l'empereour lui courut au devant et se laissa cheoir à ses piés, humblement le pria que il lui pardonnast tout ce que il avoit meffait envers lui par mauvais soupçon. Phelippe s'esmerveilla moult et fu tout esbahi de ce que il lui estoit avenu contre ce que il cuidoit; il leva l'empereour de terre et lui dist: «Sire, mais tu me pardones ce que je t'ai meffait!» L'empereour lui redist: «Mais tu le me pardones!» Lors lui demanda s'il savoit nul de sa gent ni de son ost qui fust apelé Focas. Toute l'avision que il avoit veue lui raconta, et Phelippe lui respondi que il ne savoit nul, qui chevalier fust et ainsi fust apelé; mais un en savoit de la chevalerie de pié de la connestablie Prisce le séneschal, qui Focas avoit nom. En ce point demeura la besoigne: mais en peu de tems après l'empereour fist ses osts asambler pour ostoier sur une gent qui leurs convenances avoit brisiées, et les contrées des Romains envaïes. Quant ils furent entrés en la terre de leurs ennemis, l'empereour contraignist son ost à ce que ils se tenissent de rapiner et de tolir, et il ne leur livroit pas tels gages comme ils souloient avoir, sur tout il voloit que ils demeurassent tout l'iver entre leurs ennemis et en terre déserte. Pour ceste chose mut grant discorde et grant dissencion entre lui et ses gens: et furent esmeus les plus anciens chevaliers et les plus grans contre l'empereour, et commencièrent à murmurer, et à dire entr'eux que ce n'estoit mie chose que ils deussent souffrir, et que l'empereour ne les devoit pas ainsi oppresser ni grever, qui n'estoit de nulle noblesse, ni de nulle ligniée des Romains; et que pas ne souffriraient longuement un estrange tyran, pendant qu'ils avoient en leur ost qui bien les gouverneroit, et qui estoit du lignage des Romains. Quant ils eurent ainsi ceste chose pourparlée, ils s'en alèrent à ce Focas dont nous avons parlé, qui lors estoit centurion, c'est-à-dire qui estoit mestre et connestable de cent chevaliers: ils le prièrent que il receust la cure et le gouvernement de tout l'empire. Il ne s'en fist pas trop prier, ains la reçut moult volentiers. Lors lui ostèrent ses dras et lui vestirent la pourpre et les garnemens empériaus. Quant Morice, qui empereour avoit esté, sut ce, il chaï maintenant en despérance: mais toutes-voies il se reconfortoit; car il savoit bien par l'avision que ce lui estoit à avenir. Pour ce donna lieu à fortune, et s'enfui en une île de mer, lui, sa femme et ses enfans. Focas l'empereour envoia après lui, et le fist occirre, lui et sa femme et ses enfans. En telle manière acompli le songe.

656Messire saint Grigoire qui lors estoit apostole, quant il sut que Focas fu empereour, envoia à lui et à dame Leusthèce657 l'auguste, une épistre qui moult estoit bele et plaine de paroles de gratulacion et de joie. Et au tems de cet empereour trespassa-il à la gloire Dieu, plein de saintes œuvres, comme celui qui enlumina sainte Eglise par ses divines escriptures et sa sainte doctrine. La dignité reçut après lui un autre qui avoit nom Sabinien, un an et un mois dura. Celui qui après lui fu, eut nom Boniface. Ce Boniface fu celui qui requist à Focas l'empereour que l'église de Rome fust chef de toutes les autres. Car les Grecs voloient dire à ce tems de lors que l'église de Constantinoble devoit estre première, et avoir le siège et la prérogative sur toutes autres églises. L'empereour fist sa requeste et commanda aus Grecs que il cessassent de ceste présomption: car l'église de Rome devoit par droit estre chef et maîtresse de toutes autres. Une autre chose impétra-il vers Focas l'empereour, que un temple de Rome qui estoit apelé Panthéon, en quoi les anciens paiens soloient sacrifier à toutes leurs ydoles, fust nettoié et sacré en l'honneur de nostre dame sainte Marie et de tous saints et de toutes saintes.

Note 656: (retour) Aimoini lib. IV, cap. 4.
Note 657: (retour) Leusthèce. «Leontia.»

XXIV.

ANNEE 613.

Comment Romilde trahist sa cité et ses enfans, pour acomplir
la volenté de sa chair
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