Les grandes chroniques de France (1/6): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis en France
658Incidence. En ce tems avint que Cachane le roy d'Esclavonnie659 se combatit aus Lombars, leur duc occist qui avoit nom Gesuphe et grant partie de sa gent: sa femme qui avoit nom Romilde assist en une cité. Ce roy Cachane estoit moult bel homme: Romilde qui fu déçue de sa beauté, le convoita tant que elle lui rendist la cité, par tel convent que elle giroit une nuit avecques lui: la cité lui livra par telle manière. Quant il eut la cité prise, les richesses ravies, le peuple mis en chetivoison, il jut une nuit avec elle, pour ses convenances aquiter; après la livra à douze de ses Esclavons qui tous la cognurent après le roy l'un après l'autre, et en firent leur volenté ainsi comme d'une femme commune. Après fist ficher en terre un grant pieu aigu et commanda qu'elle fust assise sur la pointe. Ainsi fu enhastée parmi le corps en guerredon de ses merites, et puis dist: «Tel mari as-tu déservi à avoir.» L'exemple de la perdition de cette fole femme doit-on bien avoir en mémoire. Si ce roy fist un peu de cruauté et de trahison, il monstra bien par ce fait que celle qui fu cause de la trahison, lui desplut. Il se pensa, par aventure, que tost le feroit-elle morir en trahison ou par venin, si elle estoit longuement avec lui, quant elle avoit trahi ses enfans mesmes et ses prochains. Ainsi péri la desloiale, qui eut plus chier à acomplir la volenté de sa chair, que elle ne pensa à la sauveté de ses enfans ni des citoyens de la ville. Ses filles n'ensuivirent mie la luxure de leur mère, mais l'amour de chasteté; et pour ce que elles ne fussent honnies et corrompues, elles prirent chairs pourries de poucins tout crus, et les mirent entre leurs mamelles, par dessous leurs chemises, pour esviter les atouchemens des barbarins, par la puanteur et la corruption de la pourriture de ces chairs. Ainsi comme elles le pensèrent avint-il: car quant cette gent les voloit atoucher par folie, ils se traoient bientost arrière pour la très-grant puanteur qui de la chair pourrie issoit: fortement les maudissoient et disoient que ces Lombardes puoient toutes. Puis en furent en grant honneur, si comme droit fu, pour ce que elles gardèrent nettement leur corps et leur chasteté: car l'une fu puis royne d'Alemaigne et l'autre duchesse de Bavière. Les fils que cette Romilde avoit eus de son seigneur, s'enfuirent, quant ils virent que la cité fu prise: le plus jeune fu pris d'un barbarin qui après lui corut, pour ce que il avoit plus prompt cheval que les autres. Celui qui l'enfant avoit pris ne le voulut pas occire, pour ce que il estoit trop jeune et trop petit, et pour ce que il estoit trop beau: car il avoit les yeux vairs660 et les cheveux blonds et estoit de blanche charnure: il se pensa que il le garderoit pour lui servir. Quant l'enfant vit que celui-ci l'enmenoit en chetivoison, il prist à gémir et à soupirer, grant cuer et grant hardement recouvra en son petit corps: lors tira une petite espée que il avoit ceinte selon son âge, et que on lui avoit faite pour soi user et exerciter. Celui qui l'enmenoit féri parmi le chief de telle force comme il put avoir: toutes-voies chait celui-ci à terre de ce cop. Quant l'enfant vit que il fu cheu, il torna la resne de son frain et s'enfuit après ses frères. Quant ils virent que il fu échappé des mains de ses ennemis, savoir peut-on que ils en eurent grant joie661. Désormais retornerons à l'ordre de l'histoire.
XXV.
ANNEE 613.
Comment la monarchie des quatre royaumes vint toute en la
main du roy
Clotaire; et comment il tint cour général des
princes et des prélas de
son royaume.
662Au trentiesme an que le roy Clotaire eut commencié à régner, revint en sa main la monarchie et toute la seigneurie des quatre royaumes qui, puis le tems le premier Clotaire son aïeul, n'avoient mais esté sous la seigneurie d'un seul homme. Ce Garnier, dont nous avons parlé, fist-il maistre de son palais, par lequel conseil il avoit le royaume de Bourgoigne conquis: serement lui fist que il ne le déposeroit ni autre en lieu de lui ne metteroit, tant comme il vivroit. Au royaume d'Austrasie en mist un autre qui avoit nom Radon, preudome et d'honneste vie: au royaume de Bourgoigne fist Erpon baillif et gouverneur. Cet Erpon estoit François; pais et concorde aimoit sur toutes riens663; les faits des mauvais punissoit asprement: à la parfin fu occis de ceus du païs pour ce, par aventure, que il soustenoit loyauté et justice, par le conseil Alethée et celui de Leudemont évesque d'une cité qui est apelée Sion. Le roy Clotaire et la royne Berthetrude vinrent à une ville qui a nom Maurelac664. Lors commanda que l'on feist justice de tous les maufaiteurs qui léans estoient en prison.665 Ce Leudemon évesque de la cité devant nommée vint un jour à la royne Berthetrude par le conseil Alethée, secrètement lui conseilla que elle feist porter ses trésors en la cité de Sion; car il savoit certainement que le roy Clotaire devoit morir en cette année; et si elle vouloit ce faire, Alethée qui estoit le plus haut homme et de la plus haute parenté de toute Bourgoigne, estoit apareillé de laisser sa femme et de la prendre par mariage, et de tout le royaume gouverner. Moult fut la royne courrouciée de ces paroles, pour ce mesmement que l'on pensast que elle receust et se consentist à telles paroles et à telle desloiauté volentiers; du mautalent qu'elle eut s'en ala en sa chambre, et se coucha en un lit. Leudemon l'évesque s'aperçut bien que la royne estoit courrouciée des paroles que il lui avoit dites, et sut bien que il en seroit mis à raison et trais en cause; pour ce s'en ala à un abbé preudome, qui avoit nom Austrases, et le pria que il féist tant vers le roy que il lui pardonnast le mautalent des paroles que il avoit dites à la royne. Le roy lui pardonna par les prières du preudome, et lui commanda que il retornast hardiement en son siège et n'eust garde de lui; mais Alethée fu mandé à court. Quant il fu en présence et devant tous les barons, le roy l'accusa de conspiracion, comme coupable de majesté et pour ce que il ne s'en put pas purger comme il dut, il fu condamné par le jugement de ses pairs. Le roy le fist prendre après le jugement, et lui fist le chief couper selon les lois.
Au trente-troisiesme an de son règne le roy semont à sa court Garnier le comte du palais et tous les barons et les prélas de son royaume de Bourgoigne; aus uns donna grans dons, aus autres leurs péticions et leurs requestes, et fist tant que ils furent ses bons amis au départir.
Ci fine le quatriesme livre des Croniques.
CI COMMENCE LE QUINT
LIVRE DES GRANDES
CHRONIQUES.
I.
ANNEE 613.
Des meurs le roy Clotaire; comment il absout les Lombars
des treus que
ils lui devoient.
666En la manière que nous avons devisé fu sire des quatre royaumes le roy Clotaire, fils du roy Chilperic, et fu le quatriesme roi chrestien à commencier au fort roy Clovis que saint Remi baptiza667, et le huitiesme à commencier à Pharamont le premier roy des quatre premiers qui devant furent. Puis que il eut tant fait que il fu en la seigneurie des quatre royaumes entièrement, par la volenté des plus grans princes, il fist moult de nobles faits et eut moult de glorieuses victoires. Entre les autres choses fist-il un merveilleux fait, qui bien est digne de mémoire pour laisser signe et ramembrance de sa fierté et de sa puissance à ceus qui après vendront. Quant les Saisnes se rebelèrent contre lui, il se combati à eus, à souveraine déconfiture les mena par force d'armes, et les dompta tellement que il occist tous les hoirs males qui estoient plus longs que l'espée que il portoit en bataille. Pour ce le fist que la remembrance de ce fait chastiast668 les autres qui encore estoient à naistre, si que ils ne se rebelassent pas légièrement contre leur seigneur. Tant estoit grande dès-lors la puissance du roy et la hardiesse des François! Mais pour ce que nous ne volons pas corrompre l'ordenance de l'histoire, nous dirons plus plainement ci-après comment il fist ceste chose.669 Ce roy Clotaire fu moult gracieux et bien morigéné, homme fu de grant patience: Dieu douta sur toutes riens, sainte église et ses ministres essauça et enrichi de grans dons: large aumosnier fu et débonnaire et piteux à toutes gens, introduit estoit en lettres: noble combateur et hardi estoit en armes; chaces de bestes sauvages au bois maintenoit assiduement.
670Ci endroit requiert l'ordre de l'histoire que nous racontions comment et pourquoi les Lombars paièrent long tems au roy douze mille livres par treuage, et comment ils perdirent deux de leur cité, Auguste et Seusye671, que les roys de France tinrent, tant comme ils paièrent ce treu672. Long tems advint après la mort du roy Clep de Lombardie, que tous les princes de la terre establirent ducs de commun acort pour le peuple gouverner, qui tel povoir avoient comme les roys qui devant avoient régné. Lors advint au tems le roy Gontran de France que ces ducs de Lombardie assemblèrent grans osts, et entrèrent en la terre ce roy Gontran par force d'armes; assez y firent de leurs volentés. Car ils trouvèrent la gent du païs dépourveue et s'en retournèrent à grandes proies et à grant gain; et pour ce que ils eurent ce fait, perdirent-ils les deux devant dites cités qui siéent en la marche du royaume de Bourgoigne et marchissent aus Lombars. Lors ordenèrent qu'ils enverroient douze messages en Constantinoble pour confirmer pais et aliance à l'empereour Morice; aussi envoièrent en France au roy Gontran et au roy Childebert son neveu, pour requérir leur amitié et leur compaignie, par douze mille livres chacun an; et leur commandèrent que s'ils apercevoient que ils pussent avoir leur concorde et leur amour par cette promesse, ils se travaillassent en toutes manières à ce que ils eussent leur bonne volenté, et que la concorde fust confirmée. Quant tous leurs messages furent retournés et d'Orient et d'Occident, ils se soumirent à la seigneurie de France et en leur garde, et pardessus le treu leur donnèrent une valée qui a nom Amitège673. Quant ces ducs eurent long-tems régné, les barons et les communs du païs eslurent un roy pour eus gouverner, ainsi comme devant, qui eut nom Agilulphe; jusques au tems de ce roy paièrent tousjours le devant dit treu. Ce roy envoia en France au roy Clotaire qui à ce tems régnoit trois messages, Aguiolphe, Gauton et Pompée, par lesquels il requéroit que les treus que les Lombars avoient si longuement paiés leurs fussent quités. Mais les messages, qui bien virent qu'ils ne porroient rien faire de leur besoigne sans grans dons, donnèrent jusques à la valeur de trois mille livres à ceus que ils cuidèrent du plus estroit conseil du roy: au roy donnèrent trente-six mille livres et le prièrent que il voulust quiter ce treuage: et le roy (qui fu piteux et débonnaire)674 les franchi de ce service. A tant s'en retornèrent les messages, qui bien eurent leur besoigne faite.
II.
ANNEE 629.
Comment l'enfant Dagobert esmut le cerf675 qui s'enfui sur le corps
saint,
et comment dame Catulle les mist en sépulture.
676Le roy Clotaire eut un fils de la royne Berthetrude qui eut nom Dagobert. Cet enfant estoit moult beau et moult gracieux, et digne en sens et en force de gouverner le royaume de France après son père. Tandis qu'il estoit encore en enfance et en discipline, le bailla le roy Clotaire à saint Ernoul qui en ce tems estoit évesque de Metz, pour le garder et norrir et enseigner, et introduire en bonnes meurs et en la doctrine de la foi de sainte églyse. Après ce, advint que l'enfant ala chacier en bois, selon la coustume de François, qui volontiers se déportent en tel déduit. Un cerf esmut, qui assez légèrement fu trouvé; la tourbe des chiens suivit après ainsi comme par estrif677, aboiant, glatissant: et le cerf qui fu de telle force et légièreté comme telles bestes sont, s'efforçoit en toutes manières pour que les chiens le perdissent et que il leur eschapast: tant corut comme il put par valées, par bois et par landes, et traversant toutes rivières qui lui furent au-devant: tant eut jà couru et fu il si las que il ne put plus. Lors se trait à un hamel, où il n'i avoit que une rue apelée la rue Catullienne678, et cinq mille avoit de cette rue jusques à la cité de Paris, qui dès long-tems devant estoit siège et cité du royaume et en laquelle les roys de France avoient tousjours acoustumé à demeurer et porter couronne.
679Grant tems avant que ces choses a vinssent, (qui avinrent en l'an de l'incarnation six cent vingt-neuf,) avoient jà esté martiriés saint Denis, saint Rustic et saint Eleuthère au pié d'une montaigne qui a nom Monmartre, près de la cité de Paris, des quels compaignons l'un estoit prestre, et l'autre dyacre. Martire souffrirent desous l'empereour Domicien, qui second après Noiron680 fist tant de persécutions aus crestiens. Une bonne dame nommée Catulle manoit en cette rue au tems que ce advint, et estoit apelée la rue Catullienne par la raison de son nom: elle prist le corps saint Denis premièrement, et puis le corps de ses deux compaignons681 en la manière que nous vous conterons. Vérité est quant le glorieux saint Denis et ses deux compaignons furent décolés, que il porta, par le conduit des anges, entre ses mains son propre chief qui lui eust esté tranchié, parmi le col, d'une coignée rebouchée et mal tranchant selon le commandement du prince, jusques en la rue Catulliene, dont vous avez oï. Les paiens firent prendre le corps de ses deux compaignons et mettre en sac, et commandèrent qu'ils fussent getés en Saine au plus parfont que on y pourroit trouver. Ceus à qui il fu commandé, les prirent et comme ils les portoient ainsi pour ruer en Saine, pour ce que il ne fust jamais d'eus nule mémoire, et que les crestiens qui jà créoient en la foy, ne les eussent en révérance, ils tournèrent, si comme Dieu voulut, en la maison de cette matrone Catulle. La bonne dame qui jà créoit fermement en la foi, non mie apertement pour la paour des paiens, s'aperçut et sut certainement que ce estoient les cors des martirs saint Rustic et saint Eleuthère; tant donna à boire à ceus qui porter les devoient, que ils furent yvres et ils s'endormirent. Lors osta les sains corps du sac, elle fist mètre deux pourceaux dedans, et cil s'en tournèrent ainsi, qui onques ne s'en aperçurent: et la dame prist tous les trois corps saints et les mist en sépulture au plus honourablement que elle put et au plus céléement, pour la paour des mescréans. Desous le lieu où le très-précieux trésor estoit mist enseigne, pour que ceux qui après vendroient y sussent assener en aucun tems. En tele manière jurent en terre cinq cent et trente-trois ans, et les lieux n'avoient nule noblesse ni nul ornement, lors la renommée tant seulement. Et jà soit ce que les anciens roys de France eussent donné aucunes choses pour le lieu maintenir honestement, pour les miracles que nostre Sire y faisoit assiduement, il n'estoit nul qui les administrast comme il deust. La raison si estoit pour ce que le lieu estoit au tems de lors en la juridiction de l'évesque de Paris, qui donnoit le bénéfice à telle personne comme il lui plaisoit: et ceux à qui il estoit donné entendoient plus aus preus temporels682, comme plusieurs font en ce jour, que ils ne faisoient à servir les martirs ni à tenir le lieu honestement. Une povre chapelete et petite couvroit les martirs, que madame sainte Geneviève avoit jadis faite par grant dévocion, si comme l'on disoit. Mais si comme nous dirons ci-après, les noms et la mémoire des glorieux martirs fu seue et révélée, pour ce que elle profitast au monde. Et, comme nostre Sire mesme procura, le lieu qui si grant patron gardoit en tel vilté, fut après tenu en souveraine honneur et en souveraine révérence.683 Mais pour ce que je revienne en mon propos, le cerf qui longuement avoit été parmi la rue deçà et delà, entra en la fin dedens la chapelete des martirs, droit sus les tombes se coucha, comme celui qui moult estoit lassé. Les chiens qui suivi l'eurent par traces accoururent là tout droit glapissant et aboiant, et trouvèrent l'entrée aussi ouverte comme le cerf l'avoit trouvée: et bien que nul que l'on pust choisir par euil684 leur interdist l'entrée, ils ne purent dedens entrer. Car les glorieux martirs deffendoient leur habitacle, que il ne fust brisié ni ordé par bestes qui pas n'estoient netes. Lors véissiez le cerf reposer seurement; car il sentoit bien que il estoit arrivé à seur refuge, et que il avoit bons deffendeours. D'autre part véissiez les chiens courir et recourir tout entour en glapissemens, qui enseignoient aus veneours la présence du cerf par leurs cris et par leurs abais, et en la maison ne povoient entrer. En ce point vint le vallet Dagobert685 tout eslaissié sur le grant chaceour686, fortement se commença à esbahir de la merveille que il véoit. Cette chose fu espandue par tout le païs, et quant la vérité fu certainement seue, le peuple en fu tout esmu et le lieu tenu en plus grant révérence; Dagobert mesme l'honnoura sur tous autres. Car ce peut-on savoir par ce qu'il fist après que onques lieu ne lui fut si doux ni si délitable comme celui-ci.
III.
ANNEE 629.
Comment Dagobert coupa la barbe de son maistre, et comment
son père le
cuida prendre sur les tombes des corps saints.
687Au trente-sixiesme an du règne le roy Clotaire morut la royne Bertetrude la mère l'enfant Dagobert. Moult fu le roy courroucié de sa mort, car il l'amoit de grant amour. Tous les princes et les barons l'avoient moult amée et plaignoient fortement sa bonté et sa courtoisie. Une autre espousa qui avoit nom Sichilde: de lui en eut un fils qui eut nom Haribert.688 Dagobert le noble damoiseau amendoit et croissoit de jour en jour en bonté et en bonnes meurs, ainsi comme il faisoit en âge, et donnoit bonne opinion au monde par ses bonnes enfances, que il fust profitable à gouverner le roiaume de France après le décès de son père. Le père lui bailla un maistre qui avoit nom Sadragesile pour lui garder et enseigner selon la coustume de haut prince, pour ce que il le cuidoit bon et loial: et l'avoit-il mis en tele honour que il lui avoit donné la duchée d'Aquitaine. Mais lui qui de bas en haut fu monté devint orgueilleux pour la hautesse de si grant dignité, et conçut en son cuer une envie et un orgueil contre l'enfant Dagobert son droit seignour, et monta en si grant folie et en si très-grant présumpcion que il tendoit à avoir le roiaume par le povoir que le roy Clotaire lui avoit donné; et bien que feignant par samblant d'amour le faux courage que il avoit vers l'enfant, si ne put-il pas longuement celer ce qu'il avoit empensé; mais n'osoit descouvrir son propos parfait pour la paour du roy Clotaire; toutes-voies monstroit-il à la fois la haine que il avoit vers l'enfant par les despis que il lui faisoit. Et pour ce que il véoit bien que l'on s'en apercevoit, metoit-il cette excusacion avant et disoit que l'enfant estoit encore trop jeune, et que il le convenoit vuitoier689 et tenir sous pied, pour ce que son cuer, qui estoit encore trop rude et trop enfantif, ne s'enorgueillit de la soubmission des princes, et que la trop hastive seignorie ne rappelast son cuer de l'escole et de l'estude de sens et de doctrine. Tout ce fu conté à l'enfant Dagobert par ceus qui bien s'en apercevoient. Et tout l'aperçut-il bien de soi-mesme; toutes-voies en eut-il plus grand entente par la sentence d'autrui. Et pour ce que il en fust encore plus certain, il se pensa que il l'esprouveroit, et que il querroit tems et lieu d'essaier quel cuer il avoit vers lui. Si advint un jour que le roy Clotaire alla chacier ès forêts bien loingtaines, et que l'enfant et son maistre demourèrent au palais; et quant l'enfant vit que il fu tems d'acomplir son propos, il appela son maistre et lui dist que il mengeast avec lui privéement; et cil qui ne baoit à avoir moins que le roiaume qui à l'enfant de voit venir, s'asist droit encontre lui et ne lui porta pas tel honnour comme il deust. L'enfant lui tendit la coupe pour boire par, trois fois; et cil qui jà estoit digne de vengeance dès que il l'eut la première fois receue, la prist de sa main, non mie en la manière que on la doit prendre de son seigneur, mais ainsi comme on la prent de son compaignon. Quant l'enfant vit ce, et il fu bien certain de la vérité, il commença à descouvrir son courage et à dire que il estoit desloial vers son père et vers lui, envieux et haineux à ses compaignons; que il ne soufferroit plus les molestes et les despis que le serf élevé par richesses faisoit vers son seignour, et que il se vengeroit de lui avant que il montast en plus grant orgueil. Lors commanda que il fust fortement battu, et il prist un coutel et lui coupa la barbe à tous les grenons690. En ce tems estoit le plus grant dépit et la plus grant honte que l'on peust faire à homme comme de la barbe couper. Lors put Sadragesile savoir combien il estoit loin de la dignité à quoi il tendoit, qui un peu devant béoit à avoir le roiaume, par le grant povoir en quoi il estoit monté soudainement.
691Au soir retorna le roy Clotaire de chacier. Celui-ci s'en vint devant lui si deshonesté comme il estoit; au roy fist sa complainte en plourant de ce que on lui avoit fait et de celui qui ce lui avoit fait. Moult fu le roy courroucié de la honte de son prince692; son fils prist à menacier ainsi comme tout forscené, et commanda que on l'amenast. L'enfant qui jà savoit le mautalent son père envers lui, ne sut que il peust faire; car il ne povoit et ne devoit contester à son père. Lors se porpensa que s'il povoit tant faire que il fust dedens la maisonnete des martirs, il n'auroit garde et ainsi pourrait eschiver le mautalent de son père. Par là s'en vint à garant et se mist dedans la chapele; ainsi monstra bien par ce fait que il avoit espérance que ceux le peussent garantir qui avoient leur maison deffendue des chiens. Il ne fu pas déceu de son espérance, car il advint tout ainsi comme il le pensa.
693Quant son père sut que il s'en estoit là fui, il fu plus courroucié que devant; sergeans à pié y envoia et leur commanda que ils l'amenassent tout maintenant. Ils se hastèrent d'acomplir son commandement; mais quant ils furent à demie lieue près, ils ne purent avant aler. Au roy retournèrent, lui contèrent ce que il leur estoit avenu, et ce que ils avoient souffert, et ce qui les avoit empeschié, par la divine puissance. Il ne les crut pas, ains cuida que ils eussent trespassé son commandement pour espargner à son fils; les seconds y envoia, et leur commanda que ils feissent sagement ce que les autres avoient laissié à faire par leur négligence. Mais tout ainsi comme il advint aus premiers, advint aus seconds; au roy retornèreut et lui contèrent ce mesme que les premiers avoient fait. Mais le roy fu de si très-grant fierté que onques ne refraignit l'ire de son cuer pour ceste chose; ains essaia à faire par lui-mesme ce que il ne put faire par ses ministres.
IV.
ANNEE 619.
De l'avision Dagobert, et comment son père lui pardonna son
mautalent
par le miracle que il vit.
694Tandis que ces choses advinrent, l'enfant Dagobert qui estoit en humble prière vers les corps sains, s'endormit dessus leurs tombes; ainsi comme il dormoit enclin le visage devers terre, il lui fu avis que trois hommes s'eslevèrent devant lui, qui moult estoient de noble estature e vestus de robes resplendissantes, desquels l'un avoit blans les cheveux et sembloit estre de plus grant auctorité que nul des autres. Celui-ci l'araisonna et lui dist en telle manière: «O tu jovenciau qui ci gis, saches que nous sommes ceus de qui tu as oy parler, Denis, Rustic, Eleutère, qui souffrimes martire pour l'amour de nostre Seigneur en preschant la foi crestienne; et gisent dessous toy nos corps en sépulture. Mais pour ce que la vilté de nos sépultures et la povreté de cette maisonnette a abaissiée et atainte nostre mémoire, si tu voloies promettre que tu aorneroies nos sépultures et les tenroies en plus grant honour, nous te délivrerions de la mesaise que tu sueffres pour la paour de ton père, et t'aiderions en tous besoins par la volenté de nostre Seigneur; et pour ce que tu ne cuides que ce soit illusions et fantaisie qui souvent adviennent en dormant, nous te donrons certains signes de la vérité. Car si tu fais ci endroit fouir en terre, tu trouveras nos sarcueils et lettres escrites dessus chacun, qui devisent quels sont ceus qui ci gisent.» A tant s'esveilla l'enfant Dagobert, les noms qu'il avoit oys nommer retint bien en son cuer; moult fu lié et esbaudi de la parole et du confort que il avoit eu en cette avision et fist tout maintenant veux aus saints et aus martirs, que il accomplit puis moult noblement.
695Le roy Clotaire qui voloit sachier son fils hors de la maisonnette aus martirs par soi-mesme, s'aprocha du lieu avec grant plenté de sa gent. Mais la divine puissance qui aussi bien fait sa volenté des roys comme des autres hommes, le chastia comme elle avoit fait les sergens devant; et lui qui les autres reprenoit de mauvaistié, fu fait mauvais ainsi comme ils furent; si put entendre par ce fait que bien que il fust puissant, il devoit obéir à plus puissant que lui. Car les martirs deffendoient leur oste qui à eus s'en estoit fui à garant, et chastioient de loin ses ennemis que ils n'approchassent de lui.696 Moult fu le roy Clotaire esbahi de cette merveille; il apaisa son cuer et mist jus sa grant ire, à son fils repaira en autour de père, la colpe et son mautalent lui pardonna entièrement. L'enfant issit hors, il revint au palais et eut l'amour et la grace de son père ainsi comme devant. L'enfant Dagobert qui bien eut la vertu des martirs aperceue, fu en grandes prières et en grandes dévocions vers les martirs, moult donna d'or et d'argent pour leur maison orner, grandes possessions et grandes rentes pour le lieu essaucer, comme nous dirons ci-après plus plainement.
697Le roy Clotaire apela son fils Dagobert peu de tems après, et le fist compagnon et parçonnier de son royaume. Au trente-neuvième an que il eut commencé à régner, tout le royaume d'Austrasie lui bailla à gouverner; mais tant en retint comme il en a par deçà la forest de Vosague et d'Ardane, entre Neustrie et Bourgogne698.
Madame sainte Phare florissoit en ce tems en bonnes œuvres au royaume de France au diocèse de Meaux, en un lieu qui au tems de lors estoit apelé Eborie, et qui ore est dit Pharemoustier pour le nom de la sainte Vierge qui illecques habita en sainte conversacion et en veu de religion; et devant ce tems y avoit-elle demoré longuement, et y avoit donnée partie de l'héritage de son père, qui fu comte de Meaux et eut nom Agueric. Moult enrichit la glorieuse vierge l'église qu'elle fonda au lieu devant dit, de belles possessions et de grans fiés, si comme il apert en son testament qui encore est scellé du scel monseigneur saint Pharon de Meaux, son frère, au tems de lors évesque de Meaux. Entre lesquels dons de la vierge à l'église que elle eut devant fondée, elle donna les fiés et les hommages qui lui estoient deus par son héritage; c'est à savoir l'hommage du seigneur de Montmirail, du seigneur de Coucy, du seigneur de Tournant en Brie699, du seigneur de Nangis qui au tems de lors estoit apelé monseigneur Miles de Courteri, du seigneur de Merroles sur Seine700 qui siet au comté de Meleun, du seigneur de Chastiau-Villain, du seigneur de Centum701 en Brie, et moult d'autres hommages de plus basses gens; et si leur donna Champeaux en Brie et toutes ses appartenances et y mist nonnains de son abbaye, qui long-tems furent illecques en sainte conversacion, et y fonda une églyse en l'honneur de monseigneur saint Martin, qu'elle moult aimoit. Grant tems y demorèrent les nonnains jusque à tant que, par ne say quelle occasion, chanoines séculiers y furent mis qui ont ce mesme droit qu'elles y avoient, et sont en la subjection l'évesque de Paris. Messire saint Pharon, qui frère estoit de la glorieuse vierge, ensuyvit la sainteté de sa suer madame sainte Phare, et ce montra-t-il bien par faits et par euvres. Car lui qui estoit comte de Meaux, de la descendue de son père, devint clerc et puis évesque de la cité de Meaux, comme vous avez oy. A son temps il confirma l'exemption de la ville de Pharemoustier pour l'amour qu'il avoit à l'églyse et à sa suer, et donna à l'églyse spécial privilége qu'elle peut connoistre et juger de toutes causes spirituelles, ainsi comme un juge ordinaire, et pourchassa que ce fust confermé de l'apostoile.
702Incidence. Au tems de cestui saint Pharon vint d'Escoce messire saint Fiacre, et par sainte conversacion se fist tant connoistre à messire saint Pharon que il lui donna un lieu pour habiter secrètement et privément en sainte conversacion; lequel lieu est apelé le Breuil, qui estoit au patrimoine saint Pharon au diocèse de Meaux. Là demoura messire saint Fiacre le cours de sa vie et mourut illecques, comme confesseur, si glorieusement que grant plenté de miracles y resplendissent jusques aujourd'hui en cette terrienne vie, en mémoire de lui et en tesmoin de sa sainteté. En ce mesme tems vivoit saintement saint Coniber archevesque de Couloingne, saint Jehan évesque de Tongres, saint Souplice et saint Ysidore.
V.
ANNEES 622/623.
Du descort du roy Dagobert et de son père;
et puis de deux incidences.
703Le roy Dagobert vint en France du royaume d'Austrasie que son père lui avoit baillié, à grant compaignie de ses barons, aourné de toutes manières comme roy, par la volonté de son père; à Clichi desoubs Paris espousa Gomantru704 la cousine de la royne Sichilde sa marrastre. Entour trois jours après les noces, sourdit contention entre lui et son père Clotaire. Car le roy Dagobert lui requéroit que il le laissast jouir de toutes les apartenances du royaume d'Austrasie; mais son père ne se vouloit à ce accorder. A la parfin firent compromission, et furent esleus douze François preudomes et loyaux, par lequel dit la contention du père et du fils devoit estre finée. L'un en fu Ernoul l'évesque de Metz et un autre prélat avec lui705, pour ce que ils méissent pais entre le père et le fils, comme il apartenoit à sa sainteté706. Tant firent l'évesque et le preudome707 qui à ce avoient esté esleus que ils apaisièrent l'un et l'autre, et que il lui rendist ce qui apartenoit au royaume d'Austrasie. Mais toutes-voies en retint-il ce qui siet deçà la forest d'Ardane708.
Note 708: (retour) Cette dernière phrase traduit mal le texte latin d'Aimoin et des Gesta Dagob. «Reddensque ci solidatum quod aspiciebat ad regnum Austrasiorum, hoc tantum exinde quod citra Ligerim vel Provinciæ partibus situm erat, suæ ditioni retinuit.» Ainsi Clotaire ne se réservoit rien dans le royaume d'Austrasie.
709Incidence. Au quarantième an du règne le roy Clotaire, un marchéant qui avoit nom Samon, François né de la contrée de Sens, ala en Esclavonnie en marchéandise en compagnie d'autres marchéans; là vint en ce point droit que les Esclavons, qui par autre nom sont apelés Guins710, s'efforçoient et s'apareilloient moult durement à ce que ils fussent hors de la subjection et de la servitude des Huns, qui par autre nom sont apelés Avares. Car ils estoient sous eus en si grant vilté tenus que quant ceus-ci se combatoient encontre leurs ennemis, ils gardoient les tentes de ceus qui se combatoient, et leur faisoient aide quant mestier leur estoit; et si ne demouroit pas, pour ce, que ils ne leur féissent assez honte et persécucion: et tant leur estoient cruels, que tu ne cuidasses pas que ce fussent hommes qui commandassent à autres hommes, mais bestes sauvages qui commandassent à vils jumens. Entre les autres cruautés que ils leur faisoient, qui sont horribles à oïr, leur faisoient-ils une honte et un despit trop grant dont nul n'avoit onques oï parler. Car ils alloient en leur maison mesme ainsi comme pour yverner, si prenoient leurs femmes à force et se couchoient avec elles. Tels griefs et telles desconvenues leur faisoient, et tant avoient jà fourfait les Huns qui sont Esclavons apelés, que les enfants que les Guins avoient engendrés en leurs femmes estoient grants et parcreus711; et quant ils virent les griefs que leurs pères meismes leur faisoient à eus et à leurs parrastres, ils ne les voulurent plus souffrir, ains s'apareillèrent à bataille contre leurs pères. En ce point vint au païs Samon et ses compagnons, dont nous avons là sus parlé, et fu de la partie aus Esclavons contre les Huns: desconfits furent les Huns par leurs enfans mesmes. En cette bataille fu ce Samon et ses compagnons si preus et si hardis, que ils donnèrent aus autres grant exemple de proesse et de chevalerie; car ils s'abandonnèrent aus plus grants périls de la bataille, et fesoient merveilleuse occision de leurs ennemis. Pour sa proesse le prirent à roy les Esclavons; car ils se délitoient merveilleusement en sa fierté et en sa hardiesse. En telle manière devint roy celui qui devant estoit marchéant; trente-six ans régna puis et gouverna son royaume noblement, il vainquit puis maint fort estour, et pour ce que il usa tousjours de sage conseil fu-il vainqueur en toutes ses batailles; douze femmes eut à son tems nées du païs et du lignage des Esclavons; si en eut vingt-deux fils et quinze filles.
Note 710: (retour) Guins. «Sclavi qui etiam Winidi dicuntur.» (Aimoin.) Ce sont les Venèdes qui, selon Jornandès, avoient en effet la même origine que les Slaves et habitoient les bords de la mer Baltique. Voyez sur les Venèdes et les Avars les notes de la Chronique de Nestor, traduite par M. Louis Paris, bibliothecaire de la ville de Reims.
712Incidence. Adaloual, fils Agilulphe qui Agon estoit surnommé, roy des Lombars, régna après son père. Quant il eut régné dix ans avec la royne Theodeline sa mère, il devint hors du sens par un breuvage que un message l'empereour de Constantinoble, qui à lui estoit venu, lui donna ès bains; ce message estoil apelé Eusébie. Par son conseil et par son amonestement commanda que jusques à douze des plus nobles hommes de Lombardie fussent occis. Quant les autres virent sa forsenerie, ils le chassèrent hors du païs et en couronnèrent un autre qui avoit nom Arioal713; devant ce estoit comte de Tauringe714 et avoit espousé Gondeberge la fille Ebroual le roy de Germanie715. Cette dame estoit et bonne et belle, et si n'estoit pas sans la vertu de chasteté. Un jour advint que elle commença à loer un Lombart de beauté, qui estoit grant homme en son païs, Adalulphe avoit nom; il sut que la royne avoit ainsi loé sa beauté et cuida que elle l'amast de folle amour: une heure s'aprocha d'elle et lui dist en l'oreille telles paroles: «Dame, puisque il a plu à vostre bonne volonté que vous avez loé ma beauté et mon estat, je vous prie que il vous plaise que je soie compain de vostre lit.» La royne qui moult fu enflée et esmeue de cette parole se retorna vers lui et lui cracha au visage. Lors se douta que elle ne descouvrist cette chose: une grant traïson pourpensa; il s'en alla au roy et lui dist en telle manière: «Roy, si tu me voloies escouter, je te diroie telle chose qui profitable te seroit.» Le roy se traist à une part, et celui-ci lui commença à conter la traïson que il avoit pourpensée vers la bonne dame. «Tasson,» dist-il, «le comte de Toscane a parlé privément par trois jours à la royne, et si sai bien que ils pourchacent que tu soies envenimé716 et que il la pregne après ta mort par mariage.» Le roy crut bien le traiteur, la royne fist tantost prendre et enserrer en un chastel de Ytalie qui est apelé Amello717. Quant le roy Clotaire sut ce, il reprist le roy Arioal par ses messages et lui manda que il n'avoit pas fait droit, quant la royne sa femme, qui estoit de la royale lignée, avoit ainsi diffamée et deshonestée sans le cas examiner et sans le jugement des lois. Le roy Arioal respondit aus messages que il avoit droite cause de la tenir en prison. Lors lui dist l'un des messages, qui avoit nom Ansoual: «Roy, la vérité de cette chose sera tost esprouvée, si tu veus consentir que aucun des amis la royne se combatte pour elle contre celui qui le cas lui met sus.» Le roy loua moult ce jugement et s'y accorda moult volontiers. Adalulphe reçut le gage, qui si grant paour avoit que il ne l'osa refuser. Aribert un des cousins de la royne envoia contre lui un chevalier qui avoit nom Pitton; mais puis que ils furent mis ensemble, le traistre fu tantost vaincu et occis. En telle manière fu délivrée la royne Gondeberge, qui trois ans avoit jà esté en prison, et le roy la reçut en grâce ainsi comme devant718.
Note 715: (retour) Germanie. Le nom de Turinge mis pour celui de Turin, pousse ici notre auteur dans une seconde erreur plus grossière. Aimoin dit: «Cui Gundeberga, Adaloaldi regis germana, in conjugium convenerat.» Germana, sœur germaine, a été pris pour la Germanie.--Au lieu d'Ebroual, comprenez: Adaloual, dont on vient de parler plus haut.
719Au quarante et un an du règne le roy Clotaire, son fils le roy Dagobert gouverna noblement le royaume d'Austrasie: en son palais estoit un chevalier qui estoit du plus grant lignage de la terre, Rodoal avoit nom. Le roy lui donna assez richesses et le mist en grant estat, par le conseil saint Ernoul évesque de Metz et de Pepin le maistre de son palais720. Mais celui qui pas n'usa sagement de l'honneur que le roy lui avoit faite, esmeut son mautalent contre lui par son outrage. Car il prenoit et toloit les autrui choses à force et sans raison; si fou et si orgueilleux estoit devenu que il donnoit loiale matière de détraction à ceus qui le haïssoient et qui envie lui portoient. Pour ces choses et pour semblables eut le roy en pourpos que il le feroit occire: mais Rodoal qui moult eut grant paour s'enfui au roi Clotaire, et le requist que il priast le roy Dagobert son fils que il lui pardonnast son mautalent et lui espargnast la vie. Le roy Clotaire l'en pria quant il le vit, et Dagobert promist à celui espérance de vie, s'il amendoit ses meffais. Ne sai combien de tems après, il vint avecques le roy Dagobert jusques en la cité de Treves: un jour il s'aprocha tant de l'huis de la chambre le roy (s'il avoit riens puis mettait, ce ne savons nous pas, car l'histoire n'en fait pas mencion), mais quant le roy le vit, il commanda à un sien chevalier, qui avoit nom Berthaire, que il lui coupast la teste sans demeure.
Note 720: (retour) Le chroniqueur traduit ici exactement Aimoin, mais Aimoin a mal entendu Fredegaire, qui fait porter l'adhésion de saint Arnould sur la punition et non pas sur l'élévation de Rodoal. «Chrodoaldus, in offensam Dagoberti cadens, instigantibus beatissimo viro Arnulphe et Pippino majore domus, etc.»
VI.
ANNEE 624.
Comment le roy Clotaire secourut son fils Dagobert;
et comment il
occist le duc Berthoal.
721Le roy Dagobert qui estoit beau jovenceau, noble, preu et corageux en toutes forces et en toutes légièretés de corps, gouvernoit sagement le royaume d'Austrasie où son père l'avoit envoié, et venoit à chief de tous ses fais et de toutes ses emprises. Du conseil saint Ernoul usoit et d'un noble prince qui estoit maistre de son palais, que son père le roy Clotaire lui avoit baillé et avoit nom Pepin. Et les François Austrasiens, qui habitent vers le Rhin, ès souveraines parties de Gaules, c'est-à-dire ès derreniers parties du royaume de France, le reçurent moult volentiers et le couronnèrent à moult grant solemnité et à grant joie. De ce royaume d'Austrasie, dont le siège souloit estre à Metz, dient aucunes croniques que elle fu aucune fois apelée Loerainne, et que elle comprent toute Avanterre et toute cette première Alemaigne jusques au Rhin d'une part, et d'autre partie une part de Hongrie jusques aus marches d'Austeriche722.
Note 722: (retour) Les textes latins disent simplement: «Austrasii vero Franci superiores, congregati in unum, Dagobertum super se regem statuunt.» Au lieu d'Avanterre, il faudroit lire, il me semble, Avauterre. Terre basse, pays des Avalois, cités fréquemment, comme dans ce vers du Garin le Loherain:
Li Avallois et cil d'outre le Rin.
Les Saisnes qui tousjours sont rebelles et en pais ne puent estre, assamblèrent et concuellirent mainte nation et mainte manière de gent, et vinrent à merveilleux ost contre le roy Dagobert: un chevetain avoient qui avoit nom le duc Berthoal: et le roy Dagobert, qui pas ne s'apareilla moins vigoureusement, trespassa le Rhin et vint à bataille contre eus. Ses ennemis qui fortement se combatoient lui rendirent pesant estour; car ils estoient trop grant plenté de gent. En cette bataille fu féru d'une espée parmi le hiaume; nule armure ne put le coup retenir que elle ne lui tranchast une pièce de la teste atout les cheveux, si que elle cheut à terre. Mais Achila son escuier descendi et la prist. Quant il senti que il fu ainsi blecié et vit que ses gens estoient malmis et afolés, il apela cet Achila l'escuier et lui dit: «Va tost à mon père et lui porte la pièce de mon chief atout les cheveux, et lui dis que il se haste de moi secourre avant que tous mon ost soit occis.» Celui-ci trespassa le Rhin, et chevauça au plustost que il put jusques à la forest d'Ardanne à un lieu qui a nom Longulaire723, où le roy Clotaire estoit lors. Quant il lui eut conté comment les choses estoient advenues, et il lui eut monstre la pièce de la teste son fils atout les cheveux, il fu angoisseux et troublé de la grant doleur que il avoit à son cuer. Tantost fit sonner trompes et buisines, et vint par nuit tout à l'ost des François, le Rhin passa à grant haste et vint à son fils. Quant le père et le fils et les deux osts furent ensamble, ils firent moult grant feste et moult grant leesce, les trefs et les tentes tendirent sur une eaue qui est apelée Wisare724. Berthoal le duc des Saisnes, qui estoit de l'autre part du fleuve tout apareillé de recommencer la bataille, demanda à sa gent que ce estoit, quant il oït la noise et le tumulte que l'on faisoit en l'ost de France; ils lui respondirent que le roy Clotaire estoit venu son fils aidier, et pour ce faisoient les François telle joie. Lors commença à rire fortement et leur respondi: «Vous mentez, ce n'est-il pas; mais vous le cuidiez pour la grant paour que vous en avez; car nous avons oy dire que il est mort.» Le roy Clotaire qui estoit de l'autre part de l'eaue, bien entendi ces paroles, son hiaume osta de son chief, et aparut sa cheveleure qui estoit un peu blanche et entremellée. Quant le chief fu du tout desnué, lors connut Berthoal le roy, et lui commença à hucier par grant despit: «Es-tu là, es-tu là, vieille jument chauve725?» Le roy qui bien oy le reproche que il lui crioit, fu moult courroucié et le porta grief en son cuer; son destrier hurta des esperons, il se féri en l'eaue par moult grant mautalent, et passa tout outre à nage du cheval. Quant Berthoal le vit outrepassé, il s'enfui et le roy après, comme fier et corageux. Le roy Dagobert et l'ost de France passèrent outre après le roy Clotaire, qui tant chaça le duc Berthoal que il l'ataignit et se combati à lui par grant vertu: quant celui-ci vit que il le destraignoit durement, et qu'il ne porroit à lui durer longuement, il lui commença à dire: «O toi roy, retorne à ta gent, que je ne t'occie par aventure: car si advient que tu m'occies, l'on dira que le fort roy Clotaire a occis un sien homme et un sien sergent; et si je t'occis, l'on dira que le roy Clotaire a esté occis par un sien sergent.» Onques pour si faites paroles ne le voulut le roy Clotaire laissier, ains se combatoit tousjours plus aigrement et plus fortement. Les François qui après chevauchoient, lui crioient de loin: «Roy, roy, conforte-toi, et reprens ton cuer encontre ton ennemi.» Les bras du roy estoient moult pesants, car il estoit haubergié, et l'eau du fleuve que il avoit tresnoée726, lui avoit le sein empli et apesanti toutes ses armes. Longuement et fortement se combatirent tant que le roy le feri et l'occist: le chief lui trancha et puis retorna aus François avec la teste de son ennemi; outre passa jusques en Saissoigne, toute la terre gasta par feu et par occision, et n'y laissa-il nul hoir male vivant qui fust plus long de son espée. Ce signe de mémoire laissa en cette région, pour ce que tous ceus qui après lui vendroient sussent, par ce fait, que la tricherie et la desloiauté des Saisnes eust esté grande ça en arrière, et la hardiesse des François noble, et la puissance de leur roy fière contre leurs ennemis.
Note 725: (retour) Vieille jument chauve. Le texte latin des Gesta Dagoberti: «Tu hic eras, bale jumentum,» est ici mal rendu, et notre traducteur n'est pas le seul qui ne l'ait pas compris. Conféré avec la phrase précédente, sa chevelure blanche et entremellée, il signifie évidemment: Es-tu là, jument, ou cheval bai? C'est-à-dire ayant le poil blond entremêlé de blanc. L'illustre Ducange a donc cru à tort qu'il falloit préférer la leçon: Bile jumentis des Gesta Regum, et l'interpréter vile jumentum. (Voy. Gloss. au mot Bile.)
VII.
ANNEE 625.
De Sisebode le roy d'Espaigne: comment le roy Clotaire occist
Godin qui
avoit sa marrastre espousée.
727Incidence. En ce tems morut Bertheric le roy d'Espaigne: après lui tint le royaume un autre qui avoit nom Sisebode, noble homme et vertueux en bataille, bon en conseil, en foi et en loiauté. Il surmonta tous les roys Ghotiens qui devant avoient esté en Espaigne. Une terre conquist qui souloit estre apelée Cantabrie, (et ore est apelée par autre nom Cateloigne.) Cette terre souloient tenir les anciens roys de France, en telle manière que un duc, qui avoit nom Francion, la tenoit d'eus et leur en rendoit tribut. Quant il fu mort, les chevaliers et les gens de l'empereour de Constantinoble, qui de par lui gardoient les marches d'Espaigne contre les Gothiens et les autres nations, la conquirent. Mais ce roy Sisebode la leur toli par force, maintes autres cités prist-il aussi sur la marine728 que il destruit et craventa jusques à terre. Toutes-voies avenoit-il aucunes fois, quant ses gens tronçonnoient et occioient les chevaliers et le peuple qu'ils trouvoient ès cités que ils conqueroient, que le roy Sisebode en avoit merveilleusement grant pitié; il les apeloit et huchoit que ils venissent à lui à garant, ou que ils s'enfuissent pour leur vie sauver, et puis disoit telles paroles à grans soupirs et à grans gémissemens: «Ha las! comme suis maleureux, quant au tems que je règne est fait si grande occision du peuple, et si grant effusion de sang humain!» Ainsi fu monteplié et creu le royaume des Gothiens qui habitoient en Espaigne au tems de lors, selon le rivage de la mer jusques aus mons de Pirene.
729En l'an quarante-trois du règne le roy Clotaire mourut Garnier730 le maistre du palais le royaume de Bourgoigne; son fils avoit nom Godin, qui par la légièreté de son cuer espousa sa marrastre, quant son père fu mort, contre le droit des sains canons et la loi de la sainte Eglyse et de mariage. Le roy Clotaire, qui moult fu courroucié de cette chose, commanda à Annobert qui de par lui gardoit le païs que il l'occist, pour ce que il avoit ce fait contre la loi de sainte Eglyse. Godin eut moult grant paour, quant il sut que tel commandement fu fait; il guerpi Borgoigne et s'enfui à garant en Austrasie au roy Dagobert, le priant que il refrainist et amoliast la male volenté de son père, et que il vousist rapeler le commandement que il avoit fait. Le roy Dagobert priast son père que il rapelast la sentence que il avoit donnée, pour l'amour du provost Garnier son père qui si longuement et si loiaument l'avoit servi. Le roy Clotaire reçut les prières son fils, mais ce fu à envis731, et par telle manière que Godin lessast la marrastre que il avoit espousée contre les drois des canons. Sa femme guerpi comme le roy avoit commandé, puis retourna en Bourgoigne quant il eut la seurté du roy. Mais la chose advint moult autrement que il ne cuida; car sa marrastre qui moult fu dolente de la honte que il lui eut faite, en ce que il l'eut guerpie, prist hardiesse et desloiauté de femme, au roy Clotaire s'en ala et lui dist tout apertement que si Godin povoit tant faire que il venist devant lui, il l'occiroit. Le roy fu en soupeçon pour ces paroles, il voulut et commanda par serement que Godin se purgeast que il n'avoit onques ce pensé. Crannulphe et Gandebert deux des familiers du roy le firent jurer en l'églyse Saint-Mard de Soissons et Saint-Vincent de Paris732 que il n'avoit onques eu male volenté envers le roy ni propos de lui mal faire; mais pour ce n'en fu-il pas à quite: ains voulurent que il féist ce mesme serement en l'églyse Saint-Aiguien d'Orléans et à Saint-Martin de Tours. Ainsi comme il aloit à Tours pour faire le serement, et il fu assis au mengier en la cité de Chartres entre lui et ceus qui avec lui estoient, ce Crannulphe et Gandebert, que nous avons jà nommés, apareillièrent gens pour lui occire par le consentement du roy, si comme l'on cuida; sur lui et sur les siens s'embatirent soudainement; deffendre se voulurent, mais il ne purent. En telle manière fu Godin occis.
Incidence. En cette année, Paladie et Sedoque un sien fils qui estoit évesque de Thoulouse, furent envoiés en essil, pour ce que le duc Agnien les accusa que ils avoient esté coupables et consentant de la guerre des Gascoings.
En cette année occist le duc Anebert Boson le fils Audolène qui estoit né d'Estampes733: ce fist-il, si comme l'on cuida, par le commandement du roy Clotaire; car il l'avoit soupeçonneux que il n'eust géu734 à la royne Sichilde.
735Incidence. En ce tems commença l'hérésie Mahomet le faus prophète, et la fausse loi que les Sarrazins tiennent; et couroit le tems de l'Incarnation de nostre Seigneur par six cent trente.
VIII.
ANNEES 626/627.
De la mort le roy Clotaire et de ses meurs, et des preudomes
qui furent
de son tems.
736En cette année assambla le roy Clotaire tous les plus hauts barons du royaume de Bourgoigne, en la cité de Troies. Quant ils furent tous assamblés, il leur demanda quel prince du palais ils vouloient avoir pour le païs gouverner, et ils respondirent tous que ils ne vouloient autrui avoir que lui: car il ne leur plaisoit pas que ils fussent en nule seigneurie fors que en la sienne. De ce fu le roy moult lié, et moult lui plut leur response.
737Après rassambla un concile de prélas, et y furent les barons appelés en une vile qui a nom Clichi, pour establir estatuts et commandemens qui fussent profitables à sainte Eglyse et à la pais du royaume. Tandis comme ce concile séoit, fu occis Hermaire un des hauts hommes du royaume, maistre et gouverneur du palais Haribert le fils du roy Clotaire et qui l'avoit nourri d'enfance. Aginane avoit nom celui qui l'occist, Saisne de nacion et l'un des grans hommes du palais. Pour ceste chose sourdi grande contention en sa cour, et estoit jà la chose à ce menée, que ils voloient courir sus les uns aus autres, si ne fust le roy qui la cause de contention sut, et abaissa la noise et le tumulte par l'auctorité de son commandement. A Aginane qui l'autre avoit occis donna lieu et aisément d'aler sur un mont qui est apelé Marcomire, et envoia avec lui grant nombre de gent bien armés pour lui aidier, si mestier lui fust. Brunulphe un autre prince, frère estoit de la royne Sichilde et oncle de Haribert, de qui séneschal estoit celui qui avoit esté occis, assambla d'autre part grant compaignie de nobles hommes et de sa gent meisme pour combatre contre Aginane. Mais quant le roy le sut, il apela une compaignie qui estoit apelé Leudiens738; si estoient ceus qui plus estoient désireux de vengier la mort Hermaire; il leur commanda qu'ils feussent en pais, et se tinssent de faire bataille contre Aginane, s'ils voloient avoir son amour et sa bonne vueillance: et ils se tinrent en pais, que plus n'en osèrent faire. Ainsi deffist le roy la contention et la bataille qui devoit estre entre ses barons.
739Messire saint Souplice, qui lors estoit archedyacre et puis fu archevesque de Bourges, gari lors le roy Clotaire, par la volenté de notre Seigneur, d'une forte fièvre dont il avoit esté malade longuement: mais avant que il fust gari lui convint-il auparavant trois jours740 jeuner. Au tems de ce roy vivoient maint saint homme en bonnes œuvres au royaume de France.
Saint Leu archevesque de Sens fu en ces jours, à qui le roi Clotaire fist un grief par mauvais conseil; car il le bouta hors de son siège et l'envoia en exil. Ce preudhome messire saint Leu fu de grant sainteté et de grant perfection, comme il apert ès escris de ses fais. Car il avint, un jour que il célébroit le saint Sacrement de l'autel, que une pierre précieuse descendi au calice où il tenoit le précieux corps et le précieux sang nostre Seigneur. Le roy qui toutes-voies se repenti du grief que il avoit fait au saint homme, le rapela d'essil, devant lui le fist venir, et lui requist que il lui pardonnast ce que il avoit meffait vers lui. Le preudome lui pardonna de bon cuer et le roy lui donna tels dons comme il voulut prendre, et le renvoia en son lieu honorablement.
Messire saint Eloy qui estoit évesque de Noion et orfèvre le meilleur et le plus esprové que l'on seust en nule terre, fu né de Limoges. Le païs où il fu né lessa et s'en vint en France au roy Clotaire. Un jour lui commanda le roy que il forgeast une selle741 d'or qui fust convenable à tel homme comme il estoit: livrer lui fist l'or et les despens comme il convenoit; et le saint homme qui avoit cuer et mains sans nulle tache de convoitise fist deux parties de l'or qu'il avoit receu pour faire une seule selle; de l'une des parties en fist une du pois et de la grandeur que on lui avoit commandé; de l'autre partie et de ce qui estoit demeuré en refist une autre de moindre grandeur et de moindre poids, pour ce que le remanant ne fust perdu et gasté par négligence, et que il ne peust avoir nule ochoison de convoitise. Moult le loa le roy et tous ceus qui ce virent, et lui commanda lors que il demeurast au palais.
742Mort fu le bon roy Clotaire en l'an de l'Incarnacion nostre Seigneur six cents et trente et un743; du règne que il avoit reçeu de son père quarante-quatre744, du règne de la monarchie745 seisiesme. Ce Clotaire fu apelé Clotaire le second, pour le grant Clotaire son aieul, et l'autre fu appelé tiers duquel nous dirons ci-après. De ce Clotaire peut-on dire assez de bien, homme fu de grand patience, bien letré, plein de la paour de nostre Seigneur, aus povres donnoit leur nécessité, et aus prestres donnoit conseil et confort: mis fu en sépulture en l'abaie Saint-Vincent au dehors de Paris.
IX.
ANNEE 628.
Comment le roy Dagobert donna partie de terre au roy Haribert
son
frère, et comment il fonda l'églyse S.-Denis après la
translacion du
corps.
746Le roy Dagobert estoit au royaume d'Austrasie quant le roy Clotaire son père trespassa; mais quant il fu certain de sa mort, il envoia aucuns de ses barons à grant ost au royaume de France et de Bourgoigne, pour ce que ils lui apareillassent l'entrée et la saisine747 du royaume, sans nul empeschement; et ne demeura-il pas longuement à mouvoir après eus. Quant il fu en la cité de Rains, tous les prélats et les princes de Bourgoigne qui jà avoient oy son commandement par ceus que il avoit devant envoiés, vinrent là et le receurent à seigneur de bonne volenté, vers lui firent ce que ils durent. D'autre part revinrent les évesques et les grans seigneurs de France et de Normendie (qui lors estoit apelée Neustrie,) et lui firent comme ceus de Bourgoigne avoient fait.
Un frère avoit le roy Dagobert qui avoit nom Haribert duquel nous avons jà parlé, que son père avoit jà couronné en une des parties de son royaume; son frère estoit de père tant seulement, car il estoit fils de la royne Sichilde sa marrastre. Moult se penoit comment il peust avoit le royaume qui avoit esté de son père; simple homme estoit, et pour ce povoit moins avenir à ce que il pensoit. Un oncle qui avoit à nom Brunulphe, frère estoit de sa mère la royne Sichilde, voloit son neveu metre en la possession du royaume par force contre Dagobert; mais la chose advint moult autrement que il ne cuida, comme la fin le prouva. (A tant se taist de ce l'histoire.) Quant le roy Dagobert fu en possession de tous les royaumes que son père avoit tenus, de France, de Bourgoigne et d'Austrasie, il fu toutes-voies meu de pitié et de miséricorde pour son frère, car il estoit naturellement loial et franc de cuer. Par le conseil des preudommes lui donna une partie du royaume; et pour ce mesmement que il estoit hoir de loial mariage, lui assigna terre dont il put vivre suffisamment et honorablement, tout le Thoulousain, Cahorsin, Agenois, Pierregort et Saintenois, et ce païs tout outre, comme il se comporte, jusques aus mons de Pyrene: toutes ces contrées lui donna, cités, chastiaus, bours, villes, par tel convent que jamais ne peust rien clamer au royaume son père, ni lui ni ses hoirs. Haribert establi le siège de son règne en la cité de Thoulouse. Quatre ans après ce que il eut commencié à régner, il esmut son ost pour ostoier en Gascoigne; la terre conquist et la soumist à sa seigneurie, et eslargi de tant son royaume en ces parties par delà. Et le roy Dagobert tint toute France et Neustrie qui ore est apellée Normandie, toute Bourgoigne et toute Austrasie qui contient Loraine et Avanterre et toute la première Alemaigne jusques au Rhin. Désormais nous convient descrire sa vie et ses fais, au plus briement que nous porrons.
748En la manière que vous avez oy, tint le roy Dagobert le royaume de son père, par la volenté nostre Seigneur. Entre les autres choses qui sont dignes de grant loenge, en fist-il une qui bien doit estre de grant mémoire à tous les jours du monde. Il n'oublia pas le veu ni la promesse que il avoit faite au glorieux martir saint Denis et à ses compaignons: ains vint au lieu où les corps sains gisoient, la terre fist ouvrir et houer parfont, tant que il trouva les cercueils et les lettres dessus escrites qui disoient les noms de ceus qui dedens estoient. En grant dévocion les fist hors traire, et les translata en un autre lieu de cette mesme rue749 où ils gisoient encore, l'an de l'Incarnation six cent trente deus, en la diziesme kalende de may. Riches châsses leur fist faire ornées d'or fin et de pierres précieuses; l'églyse fist fonder si noblement comme il put: et jà soit ce que il l'eust par dedens ornée de merveilleuse biauté, ce ne lui soufi pas encore; ains couvri l'églyse par dehors de très-fin argent, sur cette partie droitement qui couvroit les tabernacles des corps sains.750 Après establit-il cent livres de rente pour faire luminaire de l'églyse, sur le tonlieu751 que on lui paioit chascun an en la cité de Marseille; et ordonna que les royaux ministres qui là estoient establis pour les rentes du palais recevoir, achetassent l'huile bonne et bele, telle comme ils féissent pour son propre us, et puis la livrassent aus ministres ou aus messages de l'églyse. Et pour ce que il voloit que ceste chose fust faite par grant franchise, il fist un precet752 qui seelé fu de son anel, que les charrois de six chars, qui ce devoient mener, fussent quites et frans de tonlieux et de toutes autres coustumes à Marseille, à Lyon, à Valence et en tous autres trespas753, jusques à tant que ils venissent en l'églyse.754 Après fist faire un vaissel d'argent qui est apelé gazophile (et n'est autre chose à entendre fors que ce soit un tronc), et le fist asseoir en costé le maistre autel de l'églyse, pour mettre ens les offrandes qui léans seroient offertes. Et ordona que elles fussent données aus povres par la main d'un des menistres de léans qui prestre fust, de sorte que cette aumosne fust faite en repost755 selon l'Evangile, et que nostre Sire, qui tout voit, rendist à chacun le fruit de son bienfait en vie pardurable. Et pour ce que l'on péust plus largement départir aus povres, il envoia tousjours puis, en acroissement des aumosnes, cent livres chacun an, droit ès calendes de septembre, et il commanda que ces deniers fussent mis au gazophile avec les offrandes, en espérance que nostre Sire lui en rendist guerredon756 après sa mort. Il establi que ses fils et tous ceus qui après vendront ne laissassent mie que ils n'envoiassent à droit jour nomé en ce gazophile cette somme d'argent devant dite, et que nul ne fust si hardi que riens en ostast, mais que tout fust départi aus povres; si que de ce et des aumosnes que les bonnes gens y feroient, fussent les povres et les pélerins repeus et soustenus à tousjours-mais.
757Après commanda à monseigneur saint Eloy, qui en ce temps estoit le plus soubtil orfèvre qui fust au royaume de France, que il forgeast une grant croix d'or pour metre derrière le maistre autel de l'églyse, la plus riche et la plus soubtille que il povoit pourpenser. Et le saint homme la fist telle, à l'aide de Dieu et de sa sainteté, et de pur or et de pierres précieuses, que l'euvre fait esmerveiller ceus qui la voient, pour l'engin et pour la soubtillité du saint homme ui la forgea. Car les meilleurs et les plus engingneux orfèvres qui ore soient tesmoignent que à paine porroit-on trouver nul, tant fust bon maistre, qui tel œuvre seust faire; pour ce mesmement que l'us et la manière de cette euvre est mise en oubli. Lors voulut et établi que l'églyse fust ornée et parée par dedens de pailes et de très-riches dras de soie à marguerites et autres pierres précieuses, et que ils fussent atachiés aux parois, aux colones et aux arcs, aus festes annuelles et autres solemnités. Tant avoit grant amour et grant dévocion vers ses patrons et ses deffendeours, que il voloit que leur églyse surmontast, sans comparoison, toutes autres églyses en richesses et en ornemens, et que elle resplendist de toutes beautés et de toutes noblesses. Si n'est mie légère chose à raconter les grans rentes et les grans possessions que il donna à l'églyse, comme en chastiaus et en bois et en villes, pour ce que il voloit que les noms et la loenge de nostre Seigneur fust tousjours-mais célébrée par ceus qui l'églyse serviroient.
X.
ANNEES 629/630.
De la loiauté et des meurs le roy Dagobert, et comment il laissa
la
royne Gometrude pour ce que elle estoit brehaigne758,
et espousa dame
Nantheut.
759Jà avoit le roy Dagobert régné sept ans puis la mort de son père, quant il alla visiter le royaume de Bourgoigne, à grant compaignie de princes et de barons. Tant avoient grant paour de son avènement les prélats et les riches hommes du païs et des autres terres d'entour, que il estoit craint à merveille de toutes gens. Aus povres, qui à lui se complaignoient en requérant leur droiture, estoit liés et haitiés760, et se départoient de lui en grant joie. Quant il fu en la cité de Lengres, il faisoit si apert droit et si hastif à tous ceus qui là venoient, fussent povres fussent riches, que tous créoient certainement que ce fust homme de Dieu. Car il ne prenoit don ni service de nul. Egalement acceptoit toutes personnes, et règnoit en la justice qui plaist au souverain Juge. Tandis comme il demeuroit en une ville qui est apelée Lathone761, il avoit si grant attention au peuple de ce royaume qui à lui venoit, que par le désirier et par la cure que il avoit de cette chose, ne se put-il onques refaire de dormir parfaitement, ni saouler de viande762. Tousjours tendoit à ce que tous ceus qui venoient en sa présence se départissent de lui liément et que ils eussent leur droit et leur justice. En cette mesme journée que il se départi de la devant dite ville qui a nom Lathone, pour aller à Chalon, entra en un bain avant que il fust jour; puis à deux ducs commanda, Barnagaire et Anerbert et à un patrice qui a nom Guillebert763, que ils occissent en ce mesme lieu Brunulphe, l'oncle du roy Haribert son frère, pour sa desloiauté: et ceus-ci accomplirent son commandement.
764De là s'en alla le roy à Chalon pour faire droit et justice au peuple, et pour savoir comment le païs estoit maintenu et gouverné: de là chevaucha droit en la cité d'Ostun pour telle besoigne mesme, d'Ostun à Auxerre, d'Auxerre à Sens, de Sens retourna à Paris. Lors laissa la royne Gometrude en une ville qui a nom Romilli765, par le conseil des François, pour ce que elle estoit brehaigne; serour étoit la royne Sichilde sa marrastre: une autre en espousa qui avoit nom Nantheut766, pucelle de grant biauté et de grant noblesce767; et avoit esté ravie en un moustier, si comme aucunes Croniques disent768. Dès le commencement de son règne avoit tousjours usé du conseil saint Ernoul l'évesque de Metz et de Pepin le maistre du palais d'Austrasie. Par eus gouvernoit son royaume, et mesmement celui d'Austrasie noblement et en si grant prospérité, que il estoit aimé et honnouré de toutes manières de gens. Les noms et la force de sa droiturière justice estoient à si grant paour à toutes gens et à toutes nacions, que ils acouroient à lui et se mettoient en sa justice, par grant désirier et par grant dévocion. Le peuple qui marchise aus Huns et aus Esclavons, les Huns mesmes et les Esclavons venoient à lui et se mettoient en sa seigneurie, et lui promettoient que s'il voloit aller après eus en leur païs, ils se rendroient à lui et le recevroient à seigneur. Et quant saint Ernoul fu trespassé à la joie de paradis, il usa tousjours du conseil du devant dit Pepin et de Cunibert l'archevesque de Couloigne: par le conseil de ces prudomes estoit son royaume gouverné en si grant prospérité et en si droiturière justice, que en tous les lieux où il alloit, tout le peuple l'avoit en souveraine amour et en souveraine honneur: plus estoit aimé et honnouré par sa loiauté et par ses loiaus jugemens que nul roy qui devant lui eust régné. En l'églyse Saint-Denis alla, quant il fu retourné du royaume d'Austrasie, pour adorer ses patrons et ses deffendeours; et pria à nostre Seigneur que il féist en lui le bon propos et la bonne volonté de parfaire ce que il avoit commencié par la prière des glorieux martirs: et pour ce que il les reconciliast plus pleinement à son amour, il leur donna à cette mesme heure une ville de Veuquesin769 qui a nom Estrepigni770; et confirma le don par chartre de son séel.
771Ce très-noble prince le roy Dagobert estoit bien morigené et plein de bonnes graces; car il estoit sage et de subtil engin envers ses familiers et ses hommes de bonne volonté; doux et débonnaire aux bons, aus mauvais et à ceus qui lui estoient rebelles horrible et espouventable, aussi fièrement comme un lyon mettoit soubs ses piés son ennemi. Si avoit maintes fois noble victoire des estranges nations. Aus églyses et aus povres estoit très-large donneur, en chasse de bois se déportoit assiduement, en apertises772 et en légièreté de corps estoit moult osé, comme celui qui en telle chose n'avoit point de pareil. Et s'il eut en lui aucuns vices qui féissent à reprendre, pour ce que il greva les églyses, telle fois ce fu pour son royaume gouverner et pour aucunes nécessités, ou s'il féist aucunes fois moins sagement que il ne deust par la légièreté de son cuer, si comme tel âge le donne (car nul n'est parfait en toutes choses), l'on doit croire que il put trouver légèrement miséricorde envers nostre Seigneur, par les larges aumosnes que il donnoit; selon l'Escripture qui dist que «ainsi comme l'eau estaint le feu, ainsi l'aumosne estaint le péchié»; et par les prières mesmement des saints et des saintes ausquels églyses il fonda et enrichi tous les jours de sa vie par tout son royaume: car plus s'étudioit en si faites œuvres de miséricorde que nul roy qui devant lui eust régné.
XI.
ANNEE 630.
Comment le roy Dagobert engendra en une meschine le roy
Sigebert
d'Austrasie; et comment il mua ses meurs en vices.
773Au huitiesme an de son régne alla visiter le royaume d'Austrasie le roy Dagobert, à telle compaignie et à tel atour comme il avoit, et comme tel roy devoit chevauchier: mais moult estoit dolent de ce que il ne pouvoit avoir nul hoir de son corps, qui après lui gouvernast le royaume de France. Pour cette raison mist en son lit une pucelle qui avoit nom Ranetrude, en espérance d'avoir hoirs, pour ce que il n'en pouvoit avoir nul de ses femmes espousées. La dame conçut et eut un enfant male en cette année mesme, qui fut requis à Dieu par maintes prières et par maintes aumosnes. En ce point vint son frère le roy Haribert en la cité d'Orléans: cet enfant, qui son neveu estoit, leva des fons et lui mist nom Sigebert. Lors advint un miracle de nouvelle manière: car quant messire saint Amant baptisoit l'enfant, et il eut dite des oroisons que l'on dit à tel sacrement, nul ne fu, ni clerc ni laïc, de la tourbe de si grant compaignie, qui respondist, Amen: et nostre Sire ouvrit la bouche de l'enfant qui n'avoit pas plus de quarante jours, et respondi, Amen, voyant tous ceus qui là estoient. Quant les deux roys qui là estoient présens et tout le peuple oïrent ce, et virent tout apertement le miracle, ils en furent pleins de joie et d'admiration, et donnèrent graces à nostre Seigneur, qui met la loenge en la bouche des enfans et des alaictans selon l'Escripture. Le roy livra l'enfant à un noble homme de France qui avoit nom Egua pour le nourrir et garder; et celui-ci le garda par grant cure et par grant diligence, comme il lui fu commandé.
774Le roy Dagobert, qui si bon estoit et si droiturier comme vous avez oï, changea ses graces et ses vertus en vices, tandis qu'il visitoit son royaume. Car il prenoit et toloit aussi comme à force, non mie tant seulement des églyses ni des abaies, mais des bourgeois et des riches hommes qui sous lui habitoient.775 Entre les autres choses que il prenoit et tolloit aus églyses de France, pour ochoison de l'églyse Saint-Denis noblement orner et enrichir (car ce fu tousjours son étude et son entencion), il prist quelques portes de cuivre en l'églyse Saint-Ilaire de Poitiers moult belles et moult riches, si les fist mettre en mer et amener par le fleuve de Saine jusques à Saint-Denis. Mais tandis comme il les amenoit par mer, l'une coula dedens ni onques puis ne fu veue.776 La raison pourquoi il despoilla ainsi l'églyse monseigneur saint Ilaire fu pour ce que un comte qui adonc estoit, et les citoyens de la ville se rebellèrent contre lui: et le roy vint contre eus à grant ost, et destruisist toute la contrée par feu et par occision, car ceus qui se deffendoient occioit, et les autres mettoit-on en prison; la cité destruisit toute, et craventa les murs et les forteresses jusques en terre; et si comme aucuns veulent dire, il la fist arer à charrue et semer de sel, pour sinifier qu'elle fust gastée à tousjours mais, et que jamais n'y eust édifices; et encore apert que ce fust vérité. Car la cité ne siet pas là où elle sist premièrement, si comme l'on peut voir par les anciennes ruines; si apèle-on encore jusques aujourd'hui ce lieu le vieux Poitiers777. Quant le roy eut ce fait, il alla en l'églyse Saint-Ilaire, le corps saint prist par grant dévocion, et un fond de marbre porphire, et un aigle de cuivre de l'euvre saint Eloy; et fist tout aporter en l'églyse saint Denis, en laquelle le corps saint repose encore honorablement et glorieusement, en la louenge de celui qui règne et régnera sans fin.
Tant parestoit778 le roy Dagobert mué de tel comme il souloit estre, tant estoit abandonné à la volonté du cors et à desmesurée luxure, que il menoit tousjours avecques lui grant tourbe de concubines, c'est-à-dire, de meschines qui n'estoient pas son espouse, sans les autres trois qu'il avoit d'autre part et avoient et noms et ornemens de roynes; son cuer estoit si déceu et si estrangié de Dieu de tout en tout, que il n'estoit mès cil que devant souloit estre; et estoit l'ame de lui en trop grand péril, si nostre Sire ne l'eust visité, qui lui donna cuer et volonté de racheter ses péchiés par aumosnes. Moult estoit son privé et son familier Pepin, l'un des plus puissans du royaume d'Austrasie; il estoit maistre de son palais, preudome et loial estoit, les mauvais haïssoit, et eschivoit les pervers et leur compagnie. Aucun des fils au diable se penèrent moult de lui mêler au roy; mais celui lequel commandement il suivoit, faisant droit et justice, le garda du malice de ses ennemis et de ses agais. Car il ama tousjours loiauté, et donna adés au roy profitable conseils et loiaus. Un tel compaignon comme il estoit avoit encores le roy, Egua estoit nommé, ami et privé estoit du roy et estoit puissant homme au royaume de France.
XII.
ANNEE 630.
Comment l'empereour Eracle conquist la sainte Croix,
et comment les
Sarrazins destruisirent son empire.
779En ce tems, retournèrent de Constantinoble les messages le roy, Servace et Paterne avoient nom; si les avoit envoiés en message à l'empereour Eracle qui après l'empereour Focas eut l'empire receu; au roy raportèrent que ils avoient à lui formé pardurables aliances. Ce Focas, qui en l'empire avoit devant esté, fu guerpi et laissié de tous les sénatours, pour ce que il estoit devenu hors du sens. Car il jetoit les trésors et les richesses de l'empire en la mer, et disoit que il voloit sacrefier et apaisier Neptune, le dieu des eaues. Mais Eraclien le prévost d'Afrique l'occist, quant il vit que il estoit ainsi aliéné de son sens. Neuf ans gouverna l'empire. Après lui, fu esleu Eracle le fils Eraclien. Cet Eracle recouvra moult à l'empire et restablit maintes provinces que les Persiens avoient tolues, et maintes en restora qui en partie estoient domagiées. En ce tems estoit Cosdroé prince de Perse, qui toute Surie destruisist jusques en Jérusalem; la cité prist et roba les églises, et entre les autres choses ravi néant dignement780 la sainte Croix que sainte Eleine, la mère l'empereour Constentin, avoit jadis mise au temple. Au sépulcre nostre Seigneur voulut entrer, mais il ne put; ains s'enfui tous espoventé par la puissance nostre Seigneur. Son royaume laissa gouverner à son fils, et fit faire une tour d'argent et un trosne d'or dedans, en quoi il séoit; mais tant fist-il bien, selon sa mescréandise, que il assist lez lui le signe de nostre rédempcion, ainsi comme compaignie de son royaume. L'empereour Eracle mut à grans osts contre les gens de Perse; mais le fils Cosdroé lui vint au-devant à merveilleuse ost de Persiens, qui plus le suivoient par paour que ils ne faisoient en volonté de lui aidier. A ce s'acordèrent les deux princes à la parfin, que tous deux se combatroient tant seulement pour leurs gens, cors à cors l'un contre l'autre, sur le pont du fleuve qui les deux osts desevroit781; par telle condicion que celui de leurs gens qui se mouvroit, pour aidier à son prince, auroit les cuisses et les bras brisés, et puis seroit jeté en l'eaue. Longuement dura la bataille des deux princes: lors prist l'empereour Eracle à dire à son adversaire: «Pourquoi brisent tes gens les convenances qui sont mises entre moi et toi?» Lors tourna le fils Cosdroé le chief devers son ost pour veoir lesquels ce estoient qui lui venoient aidier, si comme il cuidoit. Et quant l'empereour Eracle vit qu'il eut le chief tourné devers son ost, il le feri, tant que il le rua mort de son cheval. Tout maintenant que les Persiens virent leur seigneur occis, ils se rendirent à l'empereour Eracle. Outrepassa avec tout son ost jusques en Perse; là trouva Cosdroé séant en sa tour d'argent et en son trosne d'or, la sainte Croix delez lui assise. Lors lui demanda s'il voloit recevoir baptesme et adorer la sainte Croix que il avoit delez lui assise à grant honor, tout n'en fust-il pas digne. Et le paien lui respondi que de tout ce ne feroit-il noient; l'empereour sacha l'espée et lui coupa le chief tout maintenant. Un petit-fils avoit qui delez lui estoit assis; celui fist l'empereour baptisier, et lui rendit le royaume de Perse. Quant il eut toute la terre cerchiée et esprovée, l'argent de quoi la tour Cosdroé estoit faite départi à son ost; l'or de son trosne donna pour restorer les églyses destruites. En cette voie conquist la sainte Croix, sept oliphans, grans despoilles et grans proies, en Jérusalem ala, de là retourna en Ravenne et puis en Constantinoble.
782Cet empereour Eracle estoit beau et avenant de face, liés et alègre de regardeure, de moiene stature et de noble force, souvent occioit les lyons en la gravele, et pluseurs en occist-il tout seul. Et pour ce que il estoit grant clerc et de parfonde letréure, devint-il au derrenier astrenomien; bien connut par les signes des estoiles que son empire devoit estre exilé par un pueple circoncis, et pour ce que il cuida que ce deussent estre les Juifs, pria-il par ses messages Dagobert le roy de France que il féist baptiser tous les Juifs de toutes les provinces de son royaume, et que tous ceus qui ce refuseroient fussent damnés par exil. Ainsi le fist le roy Dagobert, car tous ceus qui baptesme ne voulurent recevoir, furent exilés et chassés du royaume de France. Mais l'empereour Eracle fu déceu, car ce ne fu pas démonstré pour les Juifs, mais pour les Sarrazins qui furent jadis apelés Agarains, et estoient dits ainsi pour ce que ils descendirent d'Agar, la chambrière Abraham et ont la circoncision d'Abraham leur père; et ce furent ceus qui puis destruisirent l'empire de Rome au tems de cet Eracle, qui envoia contre eus grans osts et merveilleux, quant il sut que ils furent entrés en l'empire. Mais sa gent fut grièvement desconfite, et en y eut d'occis jusques à cent et cinquante mille; et quant les Agarains eurent les morts despoilliés après la victoire, ils envoièrent les despoilles à l'empereour de ses gens mesmes et lui mandèrent que il les receust, s'il lui plaisoit; mais il les refusa pour ce que il se baoit bien à vengier du dommage que ils lui avoient fait. Lors defferma les portes des montagnes de Caspie, que le grant roy Alexandre avoit jadis fermées, quant il enclost une manière de gent qui sont apelés Alains, et selon l'opinion d'aucuns, Goths et Magoths783; si en laissa aler cent et cinquante mille à armes en bataille autant que il avoit perdu de sa gent, que il retint tous à soudées. Les Sarrazins estoient si grant peuple que deux de leurs princes menoient deux cent mille hommes armés en bataille. Les osts s'entr'aprochièrent, si que il y eut grant espace entre deux; leurs herberges tendirent en deux pars la nuit devant le jour de la bataille; mais en cette mesme nuit advint grant dolor et grant meschéance en l'ost l'empereour. Car il perdit cinquante et deux mille hommes qui furent trouvés morts en leurs lits. De cette soudaine pestilence furent les autres si espoventés que ils tornèrent tous en fuite, et firent proie à leurs ennemis de leur royaume, et de tout ce que ils avoient; et tenoient-ils à grant despit et à grant présumcion de ce que ils avoient osé venir à bataille encontre eux. L'empereour Eracle fu moult dolent de cette meschéance qui à sa gent estoit avenue; si eut paour et chaït en désespérance que il ne peust à eus contrister, car ils avoient jà prise et saisie la plus grant partie d'Asye, et ordonnoient à venir en Jérusalem. Pour ce désespoir chaït en une maladie, et après la maladie du cors cheït-il en une langour de l'ame. Car il se laissa couler en une hérésie qui est apelée la secte euthicienne, quant il espousa une sienne nièce, fille de sa seur: mors fu vingt-cinq ans après ce que il eut receu l'empire. Après lui fu empereour un sien fils qui avoit nom Eraclonas; si gouverna deux ans l'empire entre lui et sa mère Martine, puis se démist de sa volonté, et laissa la monarchie à un sien frère qui avoit nom Constantin.
En ce tems trespassa à la joie de paradis saint Ernoul, qui premièrement fu graindre au palais d'Austrasie784, après fu esleu à l'éveschié de Metz, à la parfin guerpi le siècle, et fu solitaire en hermitage; là vesquit saintement jusques à la fin de ses jours.
XIII.
ANNEE 630.
Comment le royaume Haribert eschut au roy Dagobert, et du roy
Samon
d'Esclavonnie, et comment les Bulgares furent occis.
785Au neuvième an du règne le roy Dagobert mourut Haribert son frère le roy d'Aquitaine; un petit-fils laissa hoir de son royaume qui avoit nom Chilperic, après lui ne vesquit pas moult longuement. Le roy Dagobert envoia en ses parties le duc Baronte, quant il en sut nouvelles, pour le royaume saisir et pour amener les trésors. Si fu dit d'aucunes gens que ce duc Baronte fist moult grans despens de ces trésors, et ne les garda pas si loiaument comme il deust avoir fait.
786En ce tems allèrent marchéans du royaume de France en Esclavonnie; robés furent et despoilliés de leurs avoirs, et ceus qui se mirent à deffense occis. Pour cette chose amender envoia le roy Dagobert un sien message qui avoit nom Siccaire, à Samon le roy d'Esclavonnie; et celui-ci le requist de par son seigneur qu'il lui féist droit et justice de ceus qui avoient ses marchéans occis et desrobés. Quant Siccaire le message fu là venu, et il sut que le roy Samon avoit deffendu que il ne vint devant lui, il prist tel habit comme ceus du païs vestoient, pour ce que il ne fu cogneu, et fist tant que il vint devant le roy. Lors commença à raconter son message, et dist ainsi au roy Samon, que il ne devoit pas avoir les François en despit, pour ce mesmement que il en estoit né, et que lui et tous les peuples de son royaume estoient tributaires au roy de France Dagobert. Le roy Samon, qui pour telles paroles se courrouça, respondit que lui et les peuples de sa terre feroient volontiers alliances au roy Dagobert, et obéiroient se il voloit les alliances tenir. A ce respondi Siccaire le message: «Ce ne puet,» dist-il, «estre que les sergents nostre Seigneur forment alliances avec chiens.» Et le roy Samon respondit: «Puisque il est ainsi, comme vous dites, que vous estes sergens Dieu et nous sommes ses chiens, il nous est otroié que nous vengions en vous par mort, ce que vous faites outre sa volonté comme mauvais sergens et dignes de vengeance.» Après ces paroles le fist bouter hors et oster de sa présence. Celui-ci retourna en France au roy Dagobert, et lui conta la response du roy Samon, et de la vilenie que il lui avoit faite. Le roy Dagobert qui moult fu courroucié de cette honte, assembla ses osts au royaume d'Austrasie, et les envoia contre les Esclavons; si furent en leur aide les Lombarts, et Robert, un duc d'Alemaigne, avec tous ses Alemans. En cette partie où ils se combatirent eurent victoire; retournèrent à grans despoilles et à grant plenté de prisonniers. Mais les François Austrasiens assiégèrent cinq mille Esclavons en un chastel qui est apelé Vogaste, quant ils surent que ils furent là traits à garant. Et pour ce que ils gardèrent et amenistrèrent le siège mauvaisement et paresseusement, issirent hors soudainement et leur firent assaillie, et tant les adomagièrent que ils tournèrent en fuite et guerpirent tentes et pavillons et tout ce que il y avoit dedans. Et les Esclavons qui reprirent leur cuer pour cette victoire, s'espandirent par toute Toringe, (qui selon l'opinion d'aucuns est orendroit apelée Loheraine), et ès terres voisines qui aus François marchissoient. Le duc Dervane qui estoit maistre et garde des cités aus Esclavons qui aus François marchissoient, et qui jusques à ce tems avoit esté obéissant à eus, s'enfuit jusques en Esclavonnie pour la désespérance des choses qui ainsi estoient avenues. Les Esclavons n'eurent pas cette victoire tant par leurs proesses comme ils eurent par la paresse des François Austrasiens. La vengeance que le roy Clotaire avoit jadis faite des Saisnes, quant il occist tous ceus qui estoient plus grans que son espée, cette mesme fist son fils le roy Dagobert des Esclavons787.
Note 787: (retour) Cette dernière phrase présente un énorme contre-sens. Il falloit: Autrement, cette même vengeance.... eust fait son fils le roy Dagobert des Esclavons. «Alloquin, vindictam quam sub Clotario in Saxones, hanc ipsam sub Diagoberto in Sclavos exercuissent.» (Aimoin.) Cette réflexion d'Aimoin n'est pas dans Fredegaire, et les Gesta Dagoberti n'ont pas parlé de cette défaite de leur heros.
788En ce tems sourdi contention entre lès Avares (qui sont ore apelés Huns) et les Bulgares. Ces deux peuples habitoient desous un mesme roy à ce tems. Si mut pour cela dissencion que chacune partie voloit que le roy fust pris de leur gent; tant monta la discorde que ils se combatirent ensemble, et eurent les Huns victoire; les Bulgares furent desconfits et chaciés de leurs terres. Adonc s'en alèrent au roy de France Dagobert, et lui requirent terre pour habiter, et il leur respondi que ils alassent en Bavière pour demeurer cet hyver jusques à tant que il fust conseillé que il feroit d'eus. Tandis comme ils demeuroient ainsi avec les Bavarois en leurs ostels mesmes, le roy se conseilla à ses familiers789, et pour ce que il se douta que ils ne lui féissent dommage ni grief en aucune manière, il apela à soi-mesine les Bavarois privément, et leur commanda que chacun occist celui qui avec lui demeuroit, et femmes et enfans, tout en une mesme nuit. Ainsi fu fait comme il le commanda, et furent tous occis en la nuit qui fu assenée pour faire si grant cruauté.
Note 789: (retour) Se conseilla à ses familiers. Fredegaire dit: Consilio Francorum, et l'auteur des Gesta Dagoberti: Sapienti consilio Francorum. Telles étoient donc les mœurs nationales. Il faut se les rappeler, quand il s'agit de juger le caractère particulier de chaque roi. Aimoin est le premier qui ait vu de la cruauté dans cette horrible violation de l'hospitalité.
790Incidence. En ce tems morut en Espaigne le très débonnaire roy Sisebode, duquel l'histoire a fait, là sus, mencion. Après lui régna sus les Ghotiens un autre qui eut nom Sentile, qui fu moult d'autre manière que son devancier n'eut esté. Car il estoit divers à sa gent mesme, et moult fesoit grans cruautés à ses barons. Pour ce vint au roy Dagobert un noble homme d'Espaigne, qui avoit nom Sisenans, et le pria que il lui féist aide, par quoi il peust chasser hors d'Espaigne le roy Sentile. Le roy lui otroia secours, et commanda à toute la chevalerie de Bourgoigne qu'elle fust assemblée pour aller avecques lui pour lui aidier. Si furent chevetains de cet ost Habondance et Venerand; l'ost fu assemblé et recueilli de gens d'entour la cité de Thoulouse. Quant la nouvelle fu espandue parmi Espaigue que Sisenans amenoit l'ost de France en son aide, tantost lessièrent le roy Sentile; car ils le haïssoient devant ce, et vinrent à Sisenans, qui sans bataille fu fait plus fort en peu de tems, et puis le couronnèrent et le firent roy d'Espaigne. Habondance et Venerand, qui l'ost de France gouvernoient, le convoyèrent jusques à la cité de Sarragoce. (En cette cité furent martiriés saint Vincent et saint Valérien qui estoit évesque de la cité.) De là les en fist retourner, et donna dons et soudées à eus et aus François; à lui vinrent les plus nobles des Ghotiens et lui firent feste comme à leur seigneur. Après ces choses faites, le roy Dagobert lui envoia deux messages, celui Venerand qui devant y avoit esté et un autre qui avoit nom Amalgaire, pour requerre sa promesse. Car il lui avoit promis que quant il lui requerroit secours, il lui donnerait un vaissel de fin or qui estoit très riche et très beau, que Ethice791, un patrice des Romains, eut jadis donné à un roy des Ghotiens, qui avoit nom Torsimode; si estoit ce joiau gardé ès trésors des Ghotiens par grant spécialité. Le roy Sisenans reçut les messages moult amiablement, et leur fist livrer ce vaissel moult volontiers que ils requéroient; mais aucuns des Ghotiens, qui ne vouloient pas que si riche joiau fust osté des communs trésors, espièrent les messages entre voies, et leur tolirent ce que ils emportoient; et le roy Sisenaus donna et envoia au roy Dagobert deux cent mille livres d'argent pour sa promesse acquiter, et le roy Dagobert les donna tantost à l'abaie de Saint-Denis.
XIV.
ANNEES 632/634.
Des apers miracles que nostre Sire faisoit pour le martir
saint Denis,
et des grans dons que le roy leur donna.
792En ce tems mourut Landegesile, frère la royne Nantheut; mis fu en sépulture en l'églyse Saint-Denis moult honorablement, par la volonté et par le commandement le roy. Mais la royne sa serour le pria avant sa mort que il donnast à l'églyse des martirs, pour sa sépulture, une ville, entour Paris, qui a nom Auviler793. Le roy gréa le don moult volontiers, et le conferma par chartre et par conscription de son seel.
794En ce tems faisoit nostre Sire si grans miracles et si apers pour les martirs, que quiconque venoit là en dévocion de vrai cuer pour quelque infirmeté que ce fust, il s'en repairoit à grant joie sain et haitié. Car nostre Sire, qui pas ne ment, acomplissoit la promesse que il lui avoit faite devant son martire, que l'amour que il avoit en lui et sa débonnaireté empétreroient pardon à tous ceus pour qui il voudroit prier. Quant le roy Dagobert vit le grant nombre et la quantité des miracles, il orna l'églyse des plus précieux joiaux que il put trouver en ses trésors. Matricule et Senedochium et mains autres lieux795 donna à l'églyse en cette intencion que les pauvres, hommes et femmes, en fussent soustenus, et les malades qui par la prière des martirs auroient esté guéris: pour que ils voulussent demeurer au service de l'églyse.
796Lors oy le roy nouvelles en cet an qui fu le dixième de son règne, que les Guins, qui par autre nom sont apelés Esclavons, estoient entrés en Toringe à grant ost; isnelement assembla les osts du royaume d'Ausrasie pour aller encontre eux. De la cité de Metz mut, toute Ardenne trespassa, et vint à la cité de Mayence; il avoit en son ost de la meilleure gent de toute France et de toute Bourgoigne, et les plus esleus chevaliers797. Ainsi que il ordonnoit ses osts pour passer outre le Rhin, les barons de Saissoigne envoièrent à lui messages par lesquels ils requéroient que il leur quitast le treu que ils avoient paie au tems de lui et de son père, jusques au jour de lors. Ces treus estoient de cent vaches798, que ils lui envoioient chacun an; par telle condicion requéroient cette grace que ils iroient au profit le roy contre les Esclavons, et que ils deffendroient le royaume de France à leur cousts par devers ces parties. Le roy leur otroia leur requeste selon la devant dite condicion, par le conseil des François Austrasiens; et les messages jurèrent sur leurs armeures, selon la coustume de leur païs, pour eux et pour tout le peuple de leur terre, que ils tiendroient sans fausser les convenances dites; mais la promesse que ils jurèrent eut après petit de fruit. Toutes-voies comment que les choses coureussent, puis furent-ils quittes du treu que ils avoient devant paié, et furent quittes par le roy Dagobert de ce dont son père, le roy Clotaire, les avoit jadis chargiés.
799En l'an qui après vint, les devant dits Esclavons recommencièrent fortement à guerroier par le commandement le roy Samon; les bornes de leur propre royaume trespassèrent plusieurs fois, et entrèrent en Toringe et ès autres contrées, pour dégaster le royaume de France800. En ce tems alla le roy Dagobert au royaume d'Austrasie, son fils Sigebert couronna en la cité de Metz, et lui donna tout ce royaume par le conseil des barons et des prélas, et par l'assentiment de tous les nobles hommes de son royaume. Cunibert, l'archevesque de Couloigne, et Adalgis establit-il gouverneurs et maistres du palais; trésors suffisans lui laissa, et lui fist chartre de son seel du don que il lui eut donné. En France retourna quant il l'eut couronné et élevé en tel honneur que il aferoit. Oncques puis ne fu que les François Austrasiens ne déffendissent le royaume en ces parties par delà, contre les Guines et contre les autres nations.
801En ce tems eut le roy un autre fils de la royne Nantheut qui eut nom Loys, au douzième an de son règne. Quant l'enfant fu un peu parcreu, le roy voulut départir son règne à ses deux fils par l'amonestement des François Neustrasiens, pour que contention n'en fust après sa mort. Son fils Sigebert apela, et tous les prélas et les barons de son royaume; sur sains les fist jurer que ils tiendroient fermement ce que il voudroit ordonner: c'est à savoir que tous les royaumes de Neustrie et de Bourgoigne descendraient entièrement à son petit fils Loys après son décès, et que par cette mesme convenance toute Austrasie seroit à la seigneurie le roy Sigebert et toutes les apartenances, pour ce que elle estoit bien aussi grant et d'espace et de peuple; fort tant seulement la duchée Dentelene, qui au roy Loys reviendroit, pour ce que les François Austrasiens l'avoient jadis tolue. Ces devant dites ordonnances jurèrent les Austrasiens, voulussent ou non, pour la paour du roy Dagobert, et les gardèrent loiaument tout le tems Sigebert et Loys802.
803Quant le roy fu repairié en France, il vint en l'églyse du glorieux martir monseigneur saint Denis; chacun jour croissoit l'amour et la dévocion que il avoit à lui et à ses compaignons, pour les très-grans vertus que nostre sire faisoit assiduement à leurs sépultures. Pour ce leur fist don en ce point d'unes places qui sont dedans Paris et par dehors, delez la porte qui siet à la chartre Glaucine, que un sien marchéant, qui avoit nom Salemon, gouvernoit pour lui en ce tems804. Toutes les coustumes et tous les tonlieux leur donna, en la manière que ils revenoient devant en son trésor; et pour ce que ces dons fussent à tousjours mais fermes et estables, en fist-il chartre seelée de son seel.805 En ce point donna-il aussi une foire qui siet chacun an après la feste saint Denis, entour l'églyse, aus moines qui léans servent nostre Seigneur, et tout le tonlieu et ce que le roy y pouvoit avoir de coustumes dedans la cité de Paris et ès autres villes d'entour; en telle franchise que ceus de Paris ne purent vendre nulle marchandise que l'on vende à la foire, tant comme elle dure, ne ès autres villes d'entour en quelque justice que ce fust. Tout ce donna-il entièrement sans nulle exception pour le remède de l'ame, et confirma le don par chartre bien parlant seelée de son seel.
Note 804: (retour) Voici le texte des Gesta Dagoberti: «Areas quasdam infrà extràque civitatem Parisii et portam ipsius civitatis, quæ posita est juxta carcerem Glaucini, quam negociator suus Salomon eo tempore prævidebat, cum omnibus teloneis, quemadmodum ad suam cameram deserviri videbatur, ad corum basilicam tradidit.» La Chastre ou prison Glaucine étoit, suivant toutes les apparences, située vers la porte méridionale de la cité. Grégoire de Tours la désigne fort bien, sans toutefois la nommer, lib. VIII, cap. 33. Cette porte du midi étoit sur l'emplacement du quai aux Fleurs, et plus tard la petite église de Saint-Denis prit le nom de la Chartre, à cause de l'ancien voisinage de cette prison.
XV.
ANNEES 634/635.
Comment le roy Dagobert fist saint Denis héritier de toute
la terre
Sadragesile le duc d'Aquitaine.
806Au treizième an du règne le roy Dagobert, mourut Sadragesile le duc d'Aquitaine; ce fu celui qui fu son maistre en son enfance, et auquel il coupa la barbe, si comme l'histoire a la sus raconté. Deux fils avoit ce duc qui au palais avoient esté nourris, et pour ce que ils savoient bien qui leur père avoit occis, et peussent-ils bien sa mort vengier, mais plus n'en faisoient, les barons jugièrent selon les lois que ils n'aroient rien en l'héritage leur père, pour ce que ils estoient mauvais fils et fourlignables807. Quant la terre fu revenue en la main le roy, il la donna à l'églyse Saint-Denis; vingt-neuf villes y eut par nombre; c'est-à-dire, Nogent en Anjou, Parciacum, Mouliacuin, Pascellarias et Anglarias qui sont en Poitou, et maintes autres villes qui ci ne sont pas nommées808 et si donna avec tout ce les salines qui sont sur la mer. La moitié de ces villes donna aus frères de léans qui servent l'églyse, et ordonna que ils chantassent et féissent le service en la manière que l'on le fait à Saint-Morice de Chablies et à Saint-Martin de Tours. L'autre moitié de ces villes donna aus marregliers809 et aus autres ministres de l'églyse, tout franchement sans rien retenir. Ce don confirma par bonne chartre seelée de son seel, qui encore est gardée ès escrins de l'églyse.
810En l'an après, commencièrent les Gascons à guerroier contre lui; au royaume qui eut esté son frère le roy Haribert cueillirent maintes proies et firent maints dommages. Ses osts fist assembler au royaume de Bourgoigne, et les conduisit Adoin811, un des grans maistres du palais; pour ce le fist principal chevetain que il estoit bon chevalier et sur, et eut esté esprouvé en maintes batailles au tems le roy Theodoric. Dix autres ducs mist avec lui pour les osts conduire, Haribert, Almagaire, Leodebert, Gandalmaire, Galdric, Hermanric, Baronte, Hairbert qui estoient drois François de nation, Ramelene qui estoit Romain, le patrice Guillebaut qui estoit Bourguignon, et Agine qui estoit né de Saissoigne812. Tous ceus furent envoiés en cet ost contre les Gascons, sans les autres comtes qui n'avoient nulle chevetaine sur eux813, par toutes les terres s'espandirent. Et les Gascons issirent des vallées, et descendirent des montagnes, et vinrent contre eus à batailles ordonnées; petit soutinrent la bataille, le dos tournèrent et s'enfuirent, car ils virent bien qu'ils ne povoient longuement durer, et François les enchacièrent, et en occirent une partie ès montagnes, et les autres fuirent ès vallées et se tapirrent ès forteresses des lieux. Mais l'ost les suivit si de près, que il en occist une partie, leurs villes et leurs maisons furent robées et puis arses. Et quant les Gascons virent que ils furent ainsi desconfits et mis au dessous, si mandèrent pais aus chevetains de l'ost, et promirent que ils se présenteroient devant le roy Dagobert et se mettroient en sa justice pour faire sa volonté. Ces convenances plurent à Adoin et aus autres chevetains. Ainsi s'en fust l'ost retourné sans nul grief et sans nul dommage, si le duc Haribert et aucuns des plus anciens de ceus que il avoit à conduire n'eussent esté occis par leur négligence. Car les Gascons les assaillirent et les occirent ès destroit d'une vallée qui a nom Robola814; et tous les autres retournèrent en France sains et saufs à victoire et à grans despoilles de leurs ennemis.
815Le roy Dagobert qui à Dieu et à tous ses sains estoit dévot, fist saint Denis héritier de plusieurs villes, et conferma le don, par l'autorité de son seel, de Champaigne-ville, d'une autre qui a nom Camliacense816, que une bonne dame lui avoit laissiée, de Tivernon qui siet en Orlénois; cette ville lui avoit eschangié saint Fargeau l'évesque d'Ostun, et de quatre autres villes qui siéent au terroir de Paris, Clippi817, Idcina818, Sauz et Aiguepainte; et de Laigni sur Marne qui siet au terroir de Meaux, que le roy avoit eschangié au duc Bobon. Et par dessus tout ce, donna-il cent vaches que il recevoit chacun an de rente de la duchée du Mans. De si très-larges dons et de si nobles enrichit-il l'églyse de Saint-Denis, en espérance que les martirs le deffenderoient des ennemis du corps et de l'ame, comme ils lui avoient promis quant il s'endormit sur leur tombeau.
819En ce point séjournoit le roy en son palais à Clippi; ses messages envoia au roy de Bretaigne qui avoit nom Judicail, et lui manda que ses Bretons venissent à lui à merci, et que ils lui amendassent ce que ils avoient mespris vers ses François, (de la mesprisure se taist l'histoire, et pour ce nous en convient taire820), et si ce il ne voloit faire, bien séust-il que il envoieroit sur lui l'ost de Bourguignons, qui un peu devant ce avoient desconfi les Gascons. Le roy Judicail eut moult grant paour quant il eut oy les messages; tantost mut de son païs et vint à Clippi où le roy estoit; dons et présens lui fist, et le requist que il lui pardonnast son mautalent, et il lui amenderoit tout à sa volonté ce que ses gens avoient vers lui mespris. Lors devint son homme, et reçut son royaume de lui par telle condition que tous ceux qui après lui viendroient, le tiendroient tousjours mais des roys de France. Le roy le semont à mengier avec lui; mais le roy Judicail, qui estoit religieux et plain de la paour nostre Seigneur, n'y voulut pas demeurer; ains s'en issi du palais quant le roy fu assis au mengier, et s'en alla à l'hostel Dadon le maistre du palais821, qui par autre nom fu apelé Oen, et fu archevesque de Rouen. Pour ce s'en alla avec lui le roy Judicail mengier, que il avoit entendu que il estoit saint homme et de religieuse vie. Lendemain revint à court prendre congié, et le roy l'honora moult, dons et présens lui fist et puis lui donna congié.
XVI.
ANNEE 635.
Comment le roy Dagobert fist son testament devant tous les
prélats et
les barons du royaume.
822Quant eut le roy Dagobert pené et travaillé par son sens et par armes, que il eut, à l'aide nostre Seigneur et du glorieux martir saint Denis, tout son royaume mis en pais, et toutes les estranges nations qui à lui marchisoient mis sous pié; et il eut ses deux fils couronnés ès deux parties de son royaume, il semont un général parlement de ses deux fils et de tous les princes et les prélats de son royaume en une ville qui lors estoit apelée Bigaurge823. Quant tous furent assemblés, le roy s'assist en un trosne d'or, une couronne d'or en son chief, comme coustume estoit lors aus roys de France; si commença à parler ce que le saint Esperit lui enseignoit et dist en telle manière: «O Seigneurs rois, mes deux fils, prélats et barons et les très-forts princes du royaume de France, entendez-moi. Avant que l'heure de la mort nous surprenne, nous convient veiller et entendre au salut de nos ames, qu'elle ne nous trouve par aventure en tel point que elle nous occie despourveus, et nous rende aus tourmens de mort pardurable. Et devons acheter la joie des cieux des transitoires sustances de ce monde, tandis que nous vivons, si que le souverain juge qui rendra à chascun selon son mérite, nous rende après la mort du corps les biens que nous avons faits à ses pauvres en cette mortelle vie, et que nous soions recréés et saoulés de ses biens spiritueux en la pardurable joie de paradis, et soions abevré de cette vive fontaine qui dure sans apetisement, qui senefie la grace du saint Esperit selon les Escritures, de laquelle nul n'est escondi, qui en parfaite foi la requiert. Et pour ce que je retourné mon cuer et ma conscience, et regarde l'examinacion et l'épreuve du grant jour du jugement, et la droiturière justice du souverain roy, ai-je grant paour que je ne soie damné et feru de cette cruelle sentence par mes péchiés que l'on getera sur les mauvais: Allez vous maldit en l'enfer qui est appareillié au dyable et à ses anges. Et d'autre part je ai souverain désirier d'estre escrit au livre de vie, et que je sois mis en la compagnie des saints qui seront mis en la joie de paradis qui durra sans définement. Pour ce me semont et amonneste la dévocion de mon cuer, d'ordonner et de confirmer mon testament de saine pensée et de sain conseil, que le darrain jour de ma vie ne me trouve despourveu ni paresceux. Auquel testament nous avons ou fondées ou enrichies presque toutes les églyses de nostre royaume en nostre tems, et les avons douées, et faites hoir de nos propres dons en l'honor de Dieu, des saints et des saintes pour le remède de nostre ame. Et pour ce, seigneurs rois et barons et prélats, que ces dons soient fermes et estables, nous avons escrites quatre chartres d'une sentence et d'une lettre, par nos consentemens, èsquels tous les dons que nous avons faits aus églyses de nostre royaume sont contenus et nommés par propres noms; si seront envoies par quatre parties du royaume. L'une sera portée à Lyon sur le Rhosne; l'autre sera mise ès escrins de l'églyse de Paris, la tierce sera gardée à Metz en Loheraine, et sera livrée au duc Abbon, et la quarte que je tiens ci en ma main sera gardée en nostre propre trésor. Ce est donques nostre dévocion, le soulas et le confort Jésu-Crist, qui reçoit liement les veus qui lui sont offerts de cuer parfait. Car nous savons bien que celui-là aura certaine fiance au jour de nécessité, qui aura donné aus églyses et aus povres les biens parquoi ils seront soustenus et repeus; si lui en rendra le guerredon le roy des cieux; et qui despite les povres, il sera despité de Dieu selon l'Escriture qui dist que celui qui n'a pitié des povres, fait tort à nostre Seigneur. Pour laquelle chose nous amoneste nostre dévocion, comme nous avons jà dit, d'establir nostre testament en telle manière que quant la volonté nostre Seigneur sera que nous trespasserons de ce siècle, les prestres et les ministres qui à ce tems seront ès offices des églyses à qui nous avons nos dons donnés, quant ils seront certains de nostre mort, entreront ès possessions des bénéfices que nous leur avons donnés sans attendre que autre les y mette, comme il est contenu ès chartres; et recevront entièrement et en toute franchise les appartenances des lieux que nous avons donnés, et serviront tousjours mais nostre Seigneur pour le remède de nos ames. Si voulons que chacun, puis que il aura receues les rentes des bénéfices, escrive nostre nom au livre de vie, et nous ramentoive principaument et sans défaut nul ès oroisons de sainte églyse, chacun dimenche et en toutes les festes des saints. Une autre chose commandons où nous avons moult grant fiance, que nous conjurons par la vertu du ciel tous les prestres qui à ce tems seront ès lieux devant dis, et auront receu les biens que nous avons donnés, que chacun célèbre une messe pour nostre ame tous les jours des trois premiers ans, et offre sacrifice à nostre Seigneur, que il me descharge du faix de mes péchiés. Si establissons nostre Seigneur juge et tesmoin de cette chose en la présence de tous ceus qui ci sont assemblés. Et livrons ce testament au roy Loys et au roy Sigebert nos chiers fils, que la largesse nostre Seigneur nous a donnés hoirs pour gouverner nostre royaume, et ceus qui après seront, si nostre Sire nous en vouloit plus donner; et leur commandons que ils tiennent et fassent tenir ce nostre commun décret; et si les conjurons eus et tous ceus qui après viendront, par la Trinité du nom tout puissant et par la vertu de la vierge Marie, des anges, des patriarches, des prophètes, des apostres, des martirs, des confesseurs et des vierges et de tous les saints de paradis, que ils fassent garder fermement et perpétuellement ce nostre establissement selon la sentence de la chartre. Et pour ce que ce précept dure perpétuellement, nous le confirmons de l'autorité de nostre seel, et commandons à tous ceus qui ci sont présens que ils le confirment aussi par leurs sceaux ou par leurs subscritions. Et si vous amonestons derechief, seigneurs rois mes hoirs et mes chiers fils, et tous ceus qui après vous seront, que vous ne brisiez pas nos faits ni nos establissemens, si vous voulez que ce que vous ferez après ait fermeté. Car vous pouvez bien savoir que si vous ne tenez les statuts de nous et de nos ancessours, ceus qui après vous seront ne tiendront pas les vostres.»
Quant le roy eut ainsi parlé, et que le concile l'eut escouté ententivement, tous le commencièrent à louer de son propos et de sa bonne volenté, et lui souhaitèrent pais et longue vie; ils pendirent leurs seaus liement pour confirmer le testament. Et bien que il eust devant donné maint riche don à son patron le martir saint Denis, il ne le voulut pas oublier en ce testament: ains lui donna un ville qui lors estoit apelée Braunade, mais ore est apelée Braine, si comme l'on cuide. Quant il eut ce fait, et les choses ordonnées au profit du royaume, le concile se départi, et retourna chacun à joie en sa contrée. Mais la quarte chartre de son testament, que il commanda à mettre en son trésor, est gardée jusques aujourd'hui ès chartriers et ès escrins de l'abaie Saint-Denis.
XVII.
ANNEE 635.
Comment il donna grant rente pour couvrir l'églyse S. Denis,
et comment
les Gascons vinrent à lui à merci.
824Pour ce que le bon roy Dagobert vouloit que l'églyse Saint-Denis fust noblement maintenue de couverture, lui donna-il huit mille livres de plomb, de celui que on lui devoit de rente en la cité de Marseille, et ordonna que il fust chacun an amené par les ministres le roy mesme parmi les villes, sans nulle coustume paier, aussi comme estoit parmi les villes que il avoit donné à l'églyse, et fust livré au trésorier de léans. En telle manière s'estudia à confirmer ce don que il lia tous ceus qui après furent à tenir cette constitution.
825En l'an quinze de son règne vinrent à lui à Clichi, en son palais, Haman le duc de Gascogne. Avec lui enmena les plus hauts hommes et les plus anciens de sa terre pour tenir les convenances que il avoit promises en l'an devant, aus chevetains de l'ost que le roy eut là envoiés. Lors eurent si très-grant paour de lui que ils s'enfuirent à garant au moustier Saint-Denis: et la débonnaireté et la franchise du roy fu si grant, que il leur donna les vies, et les asseura pour l'honneur et pour la révérance des martirs auquel refuge ils estoient fui; serment lui firent que tousjours mais seroient loials envers lui et à ses fils et au royaume de France. A tant s'en retournèrent en Gascoigne au congié le roy: mais la fin prouva après que ils furent parjures de cette chose selon la coustume et la manière du païs826.
827Incidence. En ce tems que le roy Dagobert gouvernoit glorieusement le royaume de France, régnoit Grimoars sur les Lombars, qui le royaume avoit conquis par sa cruauté. Car il avoit occis Gondebert le fils Haribert, qui devant lui avoit régné, et un sien frère chassé d'Italie. Ce roy Grimoars avoit deux frères Tasson et Cocone; lesquels occist Grégoire, un patrice de Rome, en une cité qui a nom Opiterge828, par grant traïson; car il avoit promis à celui Tasson que il seroit son fils adoptif, et que il lui couperoit le sommet de la barbe selon l'ancienne coustume; et lui avoit-il mandé que il venist à lui surement à peu de gent entre lui et son frère. Celui-ci y vint ainsi comme il lui manda. Quant il fu entré en la cité, lui et tant de gent comme il amenoit, Grégoire fist fermer les portes sur eus, et les fist assaillir par gens armés et apareillés. Et quant ceux-ci aperçurent la traïson, ils surent bien que ils n'en pourroient échapper; mais toutes voies se mirent à deffense et garantirent leurs vies tant comme ils purent durer, parmi les places de la cité s'espandirent, et occioient ceus qui vers eus venoient: grant occision firent de leurs ennemis; mais pour ce que ils étoient peu de gent envers ceus qui les assailloient, et ils ne purent pas longuement souffrir la force de si grant multitude, furent-ils occis à la parfin. Et pour ce que ce patrice Grégoire avoit promis à Tasson que il lui couperoit la barbe, il lui tint bien ce convenant; car il lui fist couper le chief premièrement, et puis le sommet de la barbe après, pour ce que il ne fust tenu pour parjure829. Opiterge cette cité assist puis le roy Grimoars toute la rasa et fondi en vengeance de ses frères qui dedens eurent esté occis.
830Au tems de ce roy Grimoars, Constantin l'empereour de Constantinoble moult avoit grant désir de chacier les Lombars d'Italie: pour ce esmut ses osts, et passa la mer Adriène, et mist le siège devant la cité de Bonnivent. Le roy Grimoars revint d'autre part atout son ost pour lui lever du siége: de son avènement eut l'empereour si grant paour que il s'enfui; mais il lessa son ost et un sien prince qui avoit nom Saburre. Celui-ci vint à bataille contre le roy Grimoars et se combati à lui: en cet estour estoit Amalingue, un Lombart, qui par coustume portoit adès l'espée du roy après lui: de cette mesme espée féri un Grec; puis le prist en le sachant831 de la selle du cheval, et le leva sur son col. Pour ce fait furent les autres Grecs si espoventés, que ils guerpirent la bataille et tournèrent en fuite. Et quant l'empereour Constantin sut que son ost estoit desconfi, il fu moult dolent et moult courroucié; mais il tourna son courroux sur les Romains: à Rome s'en alla, là le reçut moult honnorablement l'apostole Vitalien, qui en ce temns gouvernoit sainte Eglyse. Le premier jour que il vint là, il offri un paile d'or à l'autel saint Pierre; lendemain et aus autres douze jours que il demeura après, fist abatre et mettre jus toutes les ymages de cuivre et d'autre métal, et toutes les œuvres qui anciennement avoient esté faites pour biauté et pour ornement de la cité. L'églyse nostre Dame et de tous Saints, qui jadis fu apelée Panthéon, fit couvrir de bauche832; les riches tables d'airain, dont elle estoit devant couverte, fist oster et porter en Constantinoble avec les devant dites ymages et maint autre riche ornement. Quant il vint en Sésile, il eut la déserte des maus que il avoit fait: si grans cruautés faisoit là, que il mettoit en grief servitude le peuple de Sésile, de Calabre, de Sardaigne et d'Afrique, et desevroit le père du fils, et la femme de son mari. Pour ces desloyautés et pour semblables estoit plus haï de ses ministres que de ses ennemis; dont il advint que ils l'occirent en un bain. Après lui, tint un an l'empire un sien fils qui eut nom Mizantius833.
Incidence. Au tems de cet empereour Constantin, l'apostole Vitalien envoia en Angleterre un archevesque qui avoit nom Théodore, et un abbé qui estoit nommé Adrien, pour enforcier et pour confirmer la foi qui au tems de saint Grégoire y avoit esté semée.
834Longue chose seroit de raconter les graces et les vertus du bon roy Dagobert. Comme il fu sage en conseil, discret et pourveu en jugement, noble et fier en armes, large en aumosnes, estudiant et curieux à confirmer pais entre les églyses, dévot enrichisseur et fondeur d'abaies; si n'est pas mestier de raconter toutes ces choses par ordre, pour ce par aventure que il ne tournast à anui au liseour et aus escoutans. Bien sait-on que ses œuvres et ses faits sont plus clers que jour, et de si grant auctorité que ils ne puéent mais estre effaciés ni mis hors de mémoire d'homme, tant comme ce siècle835 durera. Et pour ce que l'humaine nature est de si povre et de si fraile condicion, que elle ne puet eschiver la mort en la fin de ses jours, nous convient désormais entendre à descrire la manière de son trépassement, et à raconter un miracle qui advint droitement en l'heure de sa mort, qui fu trouvé escrit en une ancienne chartre que messire saint Eloy escrivist de ses propres mains, si comme l'on tesmoignoit.
XVIII.
ANNEE 641.
De la mort le bon roy Dagobert.
836Quant le bon roy Dagobert eut glorieusement gouverné le royaume de France quatorze ans, une maladie le prist que phisiciens apellent dissenterie, en l'an de l'incarnacion nostre Seigneur six cent quarante-un837, en une ville qui a nom Espinuel sur Saine838, si est assez près de la cité de Paris. De là se fist porter en l'églyse Saint-Denis; peu de jours passèrent puis que il sentit sa maladie engregier, et le terme de ses jours aprochier. Lors manda Egua son conseillier et mestre de son palais moult hastivement, et lui commanda par messages que il vinst à lui sans demeure. Quant venu fu, il mist en sa garde sa femme la royne Nantheut et son fils Loys; pour ce le fist que il le sentoit à sage homme et à loial, et que son fils pourroit bien gouverner son royaume par son sens et par son conseil; la royne Nantheut et son fils et les plus grans mestres du palais et aucun des barons qui là estoient présent manda, devant lui sur les sains les fist tous jurer selon la coustume qui lors estoit, que ils garderoient la royne et le roy, et conseilleroient le royaume en foy et en loiauté. Après refist son fils et sa femme jurer que ils porteroient loiauté aus barons et aus prélats du royaume.
Et jà soit ce que il eust, devant ce, donné par plusieurs fois à l'églyse Saint-Denis si grans dons et si larges comme l'histoire l'a devisé, encore ne lui suffisoit pas; ains lui donna en cette heure mesme six villes, c'est à savoir Condum, Accuci, Grantviler, Mainviler, Gelles et Sarcloes, que il avoit devant ce otroiés; si en fist chartre seellée de son seel. Lors commença un dueil et un plour merveilleux parmi le palais; mais le roy qui moult estoit jà agregié du mal, les reconforta tous au mieux qu'il put par grant amour et par très-grant débonnaireté, et entre les autres dous amonestemens que il fist à eus (trop seroient long à raconter), parla à eus et leur dist ainsi: «Comme humaine nature soit de chétive condicion et fraile, et chascun doit tousjours avoir devant les ieux du cuer la paour du grant jor du jugement, tandis comme il est saint et haitié en cette mortelle vie; toutes voies n'est-il nul tant soit pécheur, qui se doive désespérer de la miséricorde nostre Seigneur, quant il est en maladie; ains doit veiller ententivement pour sa vie, et de ses propres choses racheter soi-mesme par les aumosnes que il donne aus povres, pour ce que le très souverain juge lui en rende les mérites après la mort. Et pour ce octroi-je et doing quitement les devant dites villes au glorieux martir saint Denis mon patron et mon maistre, pour soustenir les ministres de l'églyse, en laquelle il gist corporelment, lui et ses compagnons; et je mesme y désire à estre ensépulturé, et vueil que les frères de léans, qui pour nos ames prieront, les tiegnent aussi franchement désormais, comme nous et nos devanciers les avons tousjours tenues, et que les rentes soient en leur profit pour le salut de nos ames, pour l'estat et pour la prospérité de nos fils et du royaume. Et si ordonnons que nul de nos fils ni des roys qui après nous seront, ni évesque ni abbé de l'églyse, ne soit si hardi que il les doie tollir ni aliéner, s'il ne veut encourre l'ire de nostre Seigneur et le courroux du glorieux martir saint Denis. Et sé il avenoit que il fu fait autrement, je en apelle celui qui ce fera devant Dieu, que il en rende raison au glorieux martir devant la majesté du souverain juge. Et si ce don est fermement gardé, nous cuidons que il doive suffire à la soutenance des devant dits povres, pour que lui et ceus qui après seroient, aient délectacion et dévocion à prier pour nos ames, quant ils seront plainement repeus et saoulés de nos aumosnes. Et pour ce que nous ne povons pas souscrire ni signer la présente chartre, pour la penne839 qui tremble en nostre main et pour la maladie qui nous sousprent, nous prions Loys nostre doux fils que il la veuille confirmer par le seel de son nom, et que Dadon la lui offre, et que tous les barons de nostre palais y mettent leur sceaus.» A tant se tut le roy. Loys son fils confirma la chartre que Dadon lui offrit, comme le roy l'avoit commandé, et tous les barons qui là estoient présens la confirmèrent de leurs propres subscriptions. Après ces choses faites, ne vesqui pas le roy moult longuement; mort fu plein de foi en la quatrième calende de février, au treizième an de son règne en l'an de l'incarnacion devant dite qui lors estoit six cent et quarante-ung. Pour sa mort fu le palais soudainement rempli de plours et de cris, et tout le royaume de dolour et de lamentacion.
840Le corps de lui fu ouvert et embaumé à la manière des roys, à grant dolour et à grant tristece du peuple qui là corut, quant ils surent son trespassement. Mis fu le corps en l'églyse Saint-Denis que il avoit fondée, et fu mis en sépulture glorieusement et noblement en la destre partie du maistre autel, assez près des fiertes841 des martirs. Tant donna de richesses à l'églyse et de villes, de bours, de chastiaux en diverses parties de son royaume, que nous en laissons ci endroit à faire mencion pour la confusion du nombre. Tant fu large et dévot aus povres, à sainte Eglyse et à ses ministres, que chacun doit avoir en grant merveille la bonne volenté et la dévocion de son cuer. En l'églyse establit les coustumes et l'ordonnance de chanter et de lire en la manière que ceus de saint Morice de Gaune et de saint Martin de Tours la tenoient. Mais elle fu auques relaschiée au tems d'un abbé qui eut nom Aigulphe.
XIX.
ANNEE 641.
De l'avision qui advint en l'heure de sa mort à un solitaire
qui avoit
nom Jehan.
842Ci endroit voulons raconter un miracle qui advint à cette heure mesme que la beneoite ame lui départi du corps; par quoi nous cuidons estre tous certains que elle trépassast à la joie de paradis. En ce tems estoit allé en message en Sesile Ansouald évesque de Poitiers; quant il eut la besoigne parfaite pour quoi il y estoit allé, il se mist au retour par mer, en une île arriva en quoi un saint homme solitaire, qui avoit nom Jehan, habitoit. Ancien homme estoit, si menoit honeste vie, à lui venoient plusieurs qui par la mer passoient pour lui requérir l'aide et le suffrage de ses oroisons, et pour le visiter. En cette île donques, qui estoit renommée et ornée de mérites de si grant homme, arriva cet évesque Ansouald, par la volonté de nostre Seigneur; et le saint homme le reçut par grant charité, et l'aisia de ce que il put. Quant ils eurent longuement parlé de la joie de paradis, et de ce qui appartient ans édifications des ames, le saint vieillart lui demanda dont il estoit, et pour quoi il estoit venu en ce païs; et quant il sut la cause de sa voie et que il estoit de France, il lui requist que il le féist certain de la vie et des meurs Dagobert le roy de France; et l'évesque Ansouald lui descrivi sa vie et ses meurs comme celui qui bien les povoit savoir. Quant le bon vieillart eut tout escouté, si lui commença à raconter la merveille que il avoit veue en la mer: «Un jour,» dist-il, «m'estoie couchié pour un petit reposer, comme vieux d'age et travaillié de viellesce. En ce que je me reposoie, un homme blanc de cheveleure vint devant moi et m'esveilla, puis me dist que je me levasse isnelement843, et que je priasse la miséricorde de nostre Seigneur pour l'ame Dagobert le roy de France, qui en cette heure estoit trespassé. Tandis comme je m'apareilloie d'accomplir son commandement, je vis en la mer assés près de moi une tourbe de déables, qui emmenoient aussi comme en une nacelle l'ame le roy Dagobert; fortement la battoient et tourmentoient, et trainoient droit à la chaudière Vulcain. Mais il huçoit et apeloit sans cesser en son aide trois des saints de paradis, saint Denis de France le martir, saint Martin, saint Morice. Ne demoura pas après longuement que je vis espartir merveilleusement foudres, et tempestes chéoir du ciel menuement; et puis je vis descendre ces trois glorieux saints que il avoit apelé en son aide, ornés et vestus de robes blanches; à moi s'aparurent, et je leur demandai en grant paour, comme celui qui moult estoit espoventé, qui ils estoient? et ils respondirent que ils estoient ceus que Dagobert avoit apelé pour sa délivrance, Denis, Morice et Martin, et que ils estoient descendus pour le délivrer des mains au déable, et puis pour le porter au sein saint Abraham. A tant s'esvanouirent de moi, et après les ennemis allèrent, et leur tolirent l'ame que ils tormentoient de menaces et de battemens, et l'aportèrent en la pardurable joie de paradis en chantant ces vers du psautier: Beatus quem elegisti et assumpsisti, Domine; habitabit in atriis tuis, replebitur in bonis domûs tuœ: sanctum est templum tuum mirabile in œquitate. Si vaut autant à dire en François: Sire, celui-ci est beneoit que tu as esleu et pris; car il habitera tousjours mès en tes herberges, c'est-à-dire en ton saint Paradis; il sera rempli des biens de ta meson. Car ton saint temple est merveilleux en justice et en droiture.» Quant cet évesque Ansouald fu en France retorné, il raconta ce que il avoit oy de la bouche du saint homme, l'heure et le jour et le mois et la kalende furent notés, et esprouva-t-on certainement que cette avision advint à ce saint homme en cette mesme heure que l'ame du roy Dagobert se départit du corps. Entre les autres choses trouvames ces choses escrites en la devant dite chartre que messire saint Ouen, qui puis fu archevesque de Rhouen, escrivist de ses mains. Et n'est pas avis par aventure à aucun que elles soient si semblables à vérité, comme elles sont vraies844. Car comme le bon roy Dagobert eust fondées et édifiées toute sa vie diverses églyses et abbaies par tout son royaume, il honnora tousjours ces trois saints sur tous les autres; tousjours les avoit en honnour et en révérance; il enrichi leurs lieux de grans rentes et de grans possessions, et pour ce requist-il et apela leur aide après la mort plus spéciaument que nul des autres; et les glorieux sains que il avoit tousjours spéciaument servi et honnouré ne l'oublièrent pas au tems de necescité, et quant il en fu mestier845.
Note 845: (retour) On connoît le curieux tombeau de Dagobert, encore aujourd'hui conservé dans l'église de Saint-Denis. Les sculptures représentent en trois compartimens l'histoire que l'on vient de lire, et que pour la première fois a raconté le vieil auteur des Gesta Dagoberti. Elle présente un point de ressemblance de plus avec la légende de Charlemagne, comme on pourra s'en convaincre dans le volume suivant.