Les grandes chroniques de France (1/6): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis en France
CI COMMENCE LE TIERS
LIVRE DES GRANDES
CHRONIQUES.
I.
ANNEE 567.
Comment le roy Chilperic estrangla sa femme; et comment il
laissa la
seconde par la malice Fredegonde; et puis
comment les Saxons envahirent
la France.
267Chilperic le roy de Soissons estoit si abandonné à luxure, que toujours menoit-il grant tourbe de femmes avec lui contre l'honesté de son estat; plus le servoient pour sa biauté, que elles ne faisoient pour la noblesse de son lignage. Talent268 lui prit de faire ainsi comme son frère le roy Sigebert avoit fait. Pour ce manda par ses messages au roy d'Espaigne Athanailde que il lui envoyast sa fille, qui seur estoit de Brunebaut; sa seur aisnée estoit, si avoit nom Galsonde: et bien leur enchargea que ils lui deissent de par lui que s'il la lui envoyoit, il guerpiroit toute compagnie de femme pour elle. Ce roy qui bien pensa qu'il disoit la vérité, la lui envoya volentiers: richement lui donna joyaus et autres richesses: ses propres messages envoya avec sa fille et leur commanda que ils prissent seurté du roy par serment, avant qu'il l'espousast, qu'il ne la guerpiroit pour autre, et qu'elle seroit royne tant comme elle vivroit. Tout ainsi le jura Chilperic comme les messages le devisèrent: à tant retournèrent en leur païs. Le roy la fit baptiser, pour ce qu'elle estoit amené ainsi comme sa seur avoit esté: puis l'espousa et la prit par mariage. Peu se tint en ses convenances; car il avoit le cuer muable et de légère volonté: le serment brisa qu'il avoit fait aux messages. Et Fredegonde qui avoit esté jadis apelée la femme au roy Chilperic, avoit si grant envie sur la nouvelle royne qu'elle ne la povoit regarder. Tant fit en peu de temps par sa malice et par l'art de flatterie dont elle estoit maistresse, que le roy la prist et la maintint ainsi comme sa femme. Lors monstra si grant orgueil et si grant outrecuidance, que trop estoit baude et hardie, selon la coustume de telles femmes à faire engresties269 et félonnies. Par le palais s'en alloit et disoit à tous qu'elle estoit dame et royne; moult disoit d'outrages et de vilenies à la royne Galsonde, dont elle se plaignoit à son mari et des griefs que celle-ci lui faisoit. Mais le roy qui jà avoit son cuer retrait de son amour, la mocquoit et paissoit de blandes paroles. A si grant forsenerie fu mené par l'effort de Fredegonde, que il l'estrangla une heure qu'elle dormoit en son lit. Grande cruauté et grande félonnie fit, si grant que l'on n'avoit oncques ouy parler de tiran qui si grant l'eust faite. Grande honte estoit aus François, mesmement au roy, que il estranglast sa propre femme en son lit, qui nul mal ne lui faisoit, pour laquelle il deust risquer sa vie pour la secourir, si les ennemis l'eussent ravie. Fort estoit de son sens aliéné, qui, pour l'amonnestement d'une folle femme, conchia et honnit la biauté et l'honneur de si noble mariage, pour celle qui lui mesmne povoit faire mourir en peu de tems, si elle y vouloit mettre son sens et sa malice, si comme elle fit puis. Nostre Sire monstra bien que il lui pesoit de ce fait, et qu'il avoit agréable le martyre de la royne Galsonde par un miracle qu'il fit pour elle. Une lampe de verre, qui devant son tombeau brûloit, chust d'aventure sur le pavé: le verre, qui assez légèrement brise de sa nature, entra en la dureté du pavé sans nulle fracture et sans nulle corruption, aussi comme il l'eust fait en plain muid de farine buletée. Ses frères, qui surent la desloyauté qu'il avoit faite, assemblèrent leurs troupes et dirent que homme de si grant félonnie ne seroit leur compaignon au royaume leur père: mais par telle légièreté comme la besoigne fu commenciée, par tel manière vint à néant.
270Une autre femme prist après, qui eut nom Audovère; trois fils en eut, Théodebert, Mérovée, Clodovée. Mais Frédégonde fist tant puis qu'elle eut fait estrangler la royne Galsonde, qu'elle fu d'elle délivrée en telle manière comme nous vous dirons.
Il advint que le roy Chilperic vint à ost banie271 avec Sigebert son frère encontre les Saisnes272. La royne Audovère demeura en l'hostel enceinte: Frédégonde, qui entour elle estoit avec une autre chambrière, lui dist quant elle eut une fille enfanté: «Dame, faites l'enfant baptiser isnelement, pour que le roy ait double joie quant il retournera, quant il aura une nouvelle fille recouvrée et de ce qu'elle sera en saints fons régénérée.» La royne cuida que elle lui donnast bon conseil: pour ce commanda que l'on quist une matrone, qui la levast de fons et fust sa mère spirituelle. Frédégonde respondi que l'on ne pourroit trouver femme plus noble qu'elle pour telle chose faire. Ainsi fu la royne déceue, sa fille leva de fons par le conseil la desloiale Frédégonde, et fu sa mère en deux manières, corporellement et spirituellement, ce qui estre ne pouvoit ni ne devoit. Quant Frédégonde sut que le roy aprochoit, elle se hasta d'aler encontre, elle lui dit ainsi: «Com est aujourd'hui le roy Chilperic glorieux, qui retourne à victoire de ses ennemis à qui une nouvelle fille est née, Childehinde, qui tant sera noble et de forme et de beauté. Mais ce sera grande douleur et chose qui bien doit estre esquivée, si madame Audovère gist à nuit avec le roy Chilperic.» Le roy qui fu esbahi de telles paroles, lui demanda pourquoi elle le disoit. Celle-ci conta comment la chose estoit allée, en semblant qu'elle en fust dolente. Quant le roy oït ce, il dist: «S'il est ainsi que Audovère soit par droit de moi déseurée, je te prendrai par mariage, si seras compaigne de mon lit.» A tant entra le roy au palais, la royne, qui avoit esté déceue par sa simplèce, lui vint devant, sa fille entre ses bras, qu'elle avoit par deux fois diversement engendrée, charnellement et spirituellement. Le roy lui dist: «O toi royne, tu as fait une chose dont tu dois estre moult reprise et blasmée: tu as levée ta propre fille des fons que tu avois de ta chaire engendrée. Je ne te puis avoir par mariage par ce que tu es ma commère.» Le roy envoya en exil l'évesque qui l'enfant avoit baptisé: la mère et la fille mist dans un moustier, et leur donna assez rentes et possessions. Frédégonde, qui par sa malice avoit tout ce pourchascié, espousa le roy Chilperic par mariage.
En ce point advint une besoigne et une nécescité au roy Sigebert son frère. Kacanus, le roy d'une gent qui est apellée Huns, entra en son royaume pour sa terre gaster et destruire. Le roy alla encontre atout grande armée pour sa terre deffendre. Bataille y eut grant; Sigebert surmonta ses ennemis et moult en occist, le remanant pacifia. En ce point qu'il estoit ainsi contre cette gent, son frère le roy Chilperic qui selon ses mœurs aimoit tousjours discorde et querelles, vit que son frère eut sa terre vidée et desgarnie de gent, à Rains vint, qui estoit la plus noble cité du royaume de son frère; soudainement la prist pour ce qu'elle estoit despourvue: car les citoyens ne cuidassent point qu'il fist ce, contre son frère. Quant le roy Sigebert sut ce, il fu moult courroucié, tantost lui rendi le mérite de ce fait: car il saisi la cité de Soissons qui de son royaume estoit chef, et soumist le peuple à sa seigneurie. Théodebert son fils qu'il trouva en la cité, mist en prison; mais il le rendit à son père qui le requist; joyaus et dons lui donna au départir, et lui fist jurer avant qu'il fust délivré que jamais machination ni guerre ne lui feroit. Le serment ne dura pas longuement ferme et stable: car il se combati contre lui; mais il fu desconfi, et il reçut, outre sa volonté, les conditions de pais.
273En ce point, les Saisnes qui déjà estoient entrés en Italie avec leurs femmes et leurs enfans par l'assentiment et la volonté du vieux Théodebert retournèrent en France à grant force de gent. Mummoles le séneschal du roy Gontran leur vint encontre, pour refréner leur cruauté; tant les mena par force d'armes qu'il les chassa et les fist retourner en Italie dont ils estoient issus. En l'an qui après vint, les Saisnes revindrent derechef jusques au Rhosne pour passer en France. Mais ledit Mummoles leur deffendit le passage. Tant firent envers lui à la fin par dons et par pécune qu'il leur donna congié de passer parmi la terre qu'il deffendoit et de aller outre, jusques au royaume Sigebert. Mais il les reçut si noblement, qu'il les rechassa là dont ils estoient venus. En ce qu'ils retournoient en leur païs, ils déçurent mains marchans en leur voie: car ils leur vendoient et changeoient grant pièces de cuivre doré, par tel art qu'il sebloit que ce fust fin or. Par cette fraude furent aucuns menés à si grant povreté qu'ils s'en dolirent puis tous les jours de leur vie. Mais les Saisnes, pour ce que par telle desloyaulé les avoient déçus, portèrent la peine de leur malice assez tost après comme par divine vengeance. Car les Souaves et les autres nations qui marchissoient à eux entrèrent en leurs terres, ensemble se combatirent par trois batailles, desconfis furent les Saisnes et menés à si grant confusion qu'ils perdirent entour vingt mille de leurs gens. Ceus qui de celle occision purent eschaper firent pais, en telles conditions comme, leurs ennemis voulurent deviser.
II.
ANNEES 565/567.
De la mort l'empereour Justinien; et comment les Romains
accusèrent
Narses faussement vers l'empereour.
274Incidence. Quant Justinien, l'empereour de Constantinoble duquel nous avons là dessus parlé tant de fois, eut gouverné l'empire bienheureusement trente-trois ans, il trespassa de ce siècle. L'empire laissa à Justin qui le moindre estoit apellé, à la différence du grant Justin qui devant avoit régné. Ce Justinien estoit ferme en la foi chrestienne, père de pauvres, en miséricorde et en pitié descendant, noble cultiveur de droiture et de justice; et pour ce lui advinrent à bonne fin toutes ses besoignes et toutes ses œuvres. Moult eut victoires en prospérité et en bonne fortune par divers ministres, mesmement par le très vaillant Bélisaire: en causes citoyennes et en compositions de lois fu très merveilleux. Par la raison de ce qu'il vainquit et souist les Allemans, les Ghotiens, les Huns, les Wandes et les Afriquans, fu-il apellé par divers surnoms. Il fist un temple en Constantinoble qui est apellé l'églyse Sainte-Sophie, en l'honneur de Jésus-Christ qui est souveraine Sophie (sagesse); et pour cette raison la nomma l'empereour Sainte-Sophie. Cette œuvre est de si grande noblesse qu'elle surmonte de biauté et de bonté toutes les églyses du monde, comme le tesmoignent ceux qui l'ont veue.
275Au tems de ce prince vivoit Cassiodore, clerc et renomné en séculière et divine science: Denyse abbé, homme de très merveilleuse disputoison du sacrement et du tems de Pasques276: Prisciens en la cité de Césaire fleurissoit en l'art de grammaire, qui bailla les faits des apostres par vers: saint Benoit en la sainte discipline plus heureusement que tous les autres: tous ces preudhommes fleurirent en ce tems en sainte vie et en bonnes œuvres. Messire saint Germain évesque de Paris alla visiter le sépulchre en Jérusalem au temps de ce prince; par Coustantinoble retourna: à grant honneur le reçu l'empereour, donner lui voulut grands dons et or et argent. Le saint homme refusa tout; mais il le requit des reliques des saints. L'empereour, qui moult fu joyeux de la dévocion du preudhomme, lui donna des espines de la sainte couronne, des reliques des Innocens et l'un des bras de monseigneur saint George: le saint homme les reçut en grande dévocion. Quant il fu retourné en France et qu'il vint à Paris, il en donna une partie à l'églyse Sainte-Croix, et l'autre en l'abbaye Saint-Vincent. L'estude de la bonne amitié que nous avons vers ce prince nous a fait raconter ses mœurs et ses nobles fais277, et les vies des preudhommes qui en son tems furent. Désormais raconterons quelques uns des fais de Narses, dont nous avons lassus parlé; puis retournerons à l'ordre de l'histoire.
278 Narses que l'empereour avoit envoyé en Italie pour délivrer les Romains de la subjection des Ghotiens, qui la cité avoient prise, dompta et soumit toutes les nacions qui estoient rebelles à l'empire. Moult estoit bien morigené, glorieux en victoires, en justice noble et juge droiturier. Comme il fu tel il s'aperçu bien que l'envie des mauvais le greva plus que la grace des bons ne l'aida. Car comme il se fust mis plusieurs fois en péril de mort pour délivrer le païs et les citoyens de la servitude de leurs ennemis, et eust acquise la malveillance des nacions voisines pour eus, il en eut guerredon au dernier tel qu'il souffri plus après les batailles de persécucions des siens, qu'il ne fit ès batailles de ses ennemis: et plus estoit en péril entre ceus qu'il avoit délivrés, qu'il n'avoit esté entre ses adversaires. Bien accomplirent les Romains la desloyauté et la felonnie de leurs cuers, qui n'avoient pas honte d'accuser devant l'empereour, là où il n'estoit pas présent, celui qui en tant de périls de mort s'estoit mis pour garder leurs vies et leurs santés. Mais ceste malice ne leur est pas nouvelle: car ils sont entechiés aussi comme par nature du vice d'ingratitude: ingratitude si est, quant aucuns ne se reconnoist ès biens, ni ne sait gré de chose que on lui fasse: et ce peut-on montrer par maint essample encontr'eus. Le grant Scipio, un senatour de Rome, qui estoit apelé African pour ce qu'il avoit soumise à l'empire toute Afrique, et qui moult estoit noble et renomé de tantes victoires que il avoit eues par maintes fois contre ceus de Carthaige, perdit la grace de la cité et s'en alla comme exillé: puis fu mort en exil de deul et de tristesse. Un autre Scipion African, qui moins n'estoit pas noble du premier, ni en lignage ni en fais, après qu'il eut conquise toute la Libye, il convint qu'il s'excusast devant les senatours des faux fais dont les mauvais cruels l'inculpoient sans raison, qui pas ne prenoient garde aus grandes victoires qu'il avoit eues, et au péril où il s'estoit mis tantes fois pour les choses communes: ainsi fu occis la nuit après en son lit par ceus qui envie lui portoient. En telle manière se révélèrent contre Narses: car ils se complaignirent de lui à l'empereour et à dame Sophie l'impératrice, et disoient qu'ils n'avoient point de preu de ce que ils estoient délivrés de la subjection des Ghotiens: car la seigneurie de Narses les grevoit plus et pressoit que leurs ennemis n'avoient coustume de faire. Cesar qui trop fu courroucé de ces nouvelles envoya tantost un autre en son office, qui Longin le Prevot avoit nom279. Quant Narses se fu de ce aperçu, il dit ainsi: «Si j'ai mal fait aus Romains, je veuil bien recevoir la déserte selon mes fais: et si je leur ai bien fait et ils ne me veuillent rendre bien pour bien, pourquoi portent-ils faus tesmoins contre mon chef?» Tant estoit dame Sophie l'impératrice esmue encontre lui, qu'elle lui manda par vilainnes paroles, qu'il estoit féminin sans barbe et sans naturel garnison de homme, et lui escrivit-elle par lettres que il deust desvider une fusée de laine en compagnie de femmes, non pas tenir office ni lieu de senateur, ni conseilleur des Romains. Quant Narses entendi le reproche que l'impératrice lui escrivoit et les vilainnes paroles qu'elle lui mandoit par bouche de message, il respondit tant: «Je filerai,» dit-il, «un fil dont tel toile sera tissue que Justin et Sophie ne pourront jà couper en toute leur vie.» Il dit vrai: il manda tel homme qui puis fit grant domage et maints grans griefs aux Romains et à l'empire. Ce fu Alboin le roy des Lombars, qui lors demeuroit en Pannonie: en Italie vint et amena son peuple, sa femme et toute sa maison. Narses guerpit la cité de Rome et s'en alla demeurer à Naples. Le pape Jehan, qui le siège avoit reçu après le pape Pelage, alla après lui et tant le pria de retourner qu'il revint à Rome avec lui. Après ces choses, le pape Jehan trespassa de ce siècle. Narses puis ne vescut guères: après sa mort, le corps fu mis en un cercueil de plomb, porté fu en Constantinoble et tout son trésor.
III.
ANNEES 566/574.
Comment le roy Sigebert fu pris, et comment les trois frères
firent
pais ensemble.
280Au roy Sigebert firent alliance deux manières de gens, desquels les uns sont apelés les Huns et les autres Havares: ces alliances brisèrent et s'espandirent parmi France si soudainement, que le roy et toute sa gent furent surpris comme ceus qui pas ne s'en prenoient garde. Toutesfois apareilla le roy tant de gent comme il pu avoir, pour eus recevoir à bataille. Mais avant que les parties fussent assemblées pour combattre, ses ennemis firent ne sai quels enchantemens, par quoi les François furent si durement espoventés que ils tournèrent tous en fuite. Pris fu le roy ainsi comme il s'apareilloit pour fuir; mais il fit tant par son sens et par ses promesses qu'il pacifia ses ennemis et retourna à sa gent. Il eut plus cher de retourner vis et en santé par rançon de son avoir, que de mourir entre leurs mains. En ce fait damna-il le mauvais conseil Crasse281, qui jadis fu conseiller des Romains: ce Crasse aima mieux apareiller la mort à ses ennemis que rançon pour issir de leur servitude282. Or vous conterons comment il se combatti contre les Trasciens: desconfi fu et moult perdi de sa gent; à la parfin fu pris et chu ès mains de ses ennemis; et pour ce qu'il ne voloit pas souffrir la servitude, ni estre en moquerie ni en dérision de ses ennemis, il féri celui qui le menoit parmi l'œil d'une verge qu'il portoit en sa main pour son cheval haster. Le Barbare qui fu esmu et courroucé pour la douleur du coup, tira son espée et le frappa parmi les costés: ainsi péri Crasse, homme puissant et de grande renomée, qui par aventure povoit encore eschaper sans la grâce et sans les bénéfices de ses ennemis283.
284En ce point prit la cité de Bordeaux Clovis l'un des fils de Chilperic, qui appartenoit au royaume de Sigebert son oncle. Le duc Sigulphe, qui en ces parties gardoit la terre de Sigebert, lui courut sus, tant le mena qu'il le bouta hors du païs et le chassa devant lui à cors et à trompettes jusques à Paris, ainsi comme l'on chasse un cerf. Quant le roy Chilperic sut que son fils avoit ainsi esté chassé, il envoya Theodebert, un sien autre fils, pour saisir les cités de Neustrie, (ore appelée Normandie), qui appartenoit au royaume de son frère. Ce Théodebert avoit devant juré à Sigebert son oncle, avant qu'il fust délivré de prison, que jamais rien ne lui mefferoit: moult de cités prist en cette voie, la cité de Tours et de Poitiers, tout Caorsin et tout Limosin; moines et clers tourmenta, nonains viola, si dura cette persécucion jusques à Tours. Après qu'ils eurent toute la province d'Aquitaine cerché, moustiers de moines et de chanoines brisés et gastés, à la parfin vinrent à l'églyse Saint-Martin. Tandis qu'aucuns de cette perverse gent s'appareilloient pour passer une eaue qui entre deux estoit, les moines qui furent en l'autre rive leur commencèrent à crier: «O les ennemis de Dieu, ne passez pas ça outre pour faire force à l'églyse de monseigneur saint Martin!» Ceus-ci retournèrent arrière, quant ils ouyrent ce et eurent contrition en leurs cuers. Mais vingt de cette compagnie qui voulurent parfaire la malice qu'ils avoient en leurs cuers conçue, passèrent outre en une nef, des moines blessèrent et tuèrent, le moustier Saint-Martin brisèrent et robèrent, et des fardaus firent de leurs proies; puis se mirent en leur nef pour retourner; mais le glorieux confesseur n'oublia pas sa vertu et tost en prist vengeance. Quant ils furent au milieu de l'eaue, ils perdirent leurs avirons: ainsi comme ils poussoient la nef de leurs lances, elle effondra dessous leurs pieds; tous furent noyés, fors un seul qui aus autres, dépersuadoit ce mal à faire, et pas de cuer ne s'y estoit accordé. Les moines tirèrent les corps de l'eaue et les choses qu'ils avoient perdues; les corps misrent en sépulture et les choses restablirent à l'églyse.
En telle manière se demenoit Theodebert en ces parties; et tel estoit aus églyses et aus crestiens que fu jadis Diocletien à ceus qui régissoient la foi crestienne. Il se combatti à Poitiers encontre Gondoald, qui duc estoit du païs, à si grande desconfiture le mena qu'il occist presque toute sa gent. Le roy Chilperic, qui moult avoit grant desdain285 de ce que les troupes de Sigebert son frère avoient les siennes chassées, ne l'a pas coi d'autre part, et ne lui suffisoit pas cette victoire que son fils avoit eu à Poitiers: mais entra à grant nombre de gent en Champagne la Rainsienne, gasta tout le païs d'entour Rains. Le roy Sigebert qui bien se fu pourvu de gent, ne refu pas oiseux; il ne voulut pas souffrir sa gent ni sa terre domager, qu'il n'y mist conseil: mais alla encontre Theodebert son neveu, qui sa terre lui avoit gastée et sa gent desconfite; embuchemens mist ès destroits par là où il devoit passer; Theodebert et sa gent fu là toute desconfite, lui-mesme fu occis en fuyant. Le duc Ernoul prist le corps et le fist mettre en sépulture en la cité d'Angoulesme. Après ces choses, le roy Sigebert assembla son povoir de toutes pars, puis vint à bataille contre le roy Chilperic son frère, qui sa terre lui gastoit en la contrée de Rains. Mais sage homme et bonnes gens allèrent tant entre deux, qu'ils les firent accorder ensemble. Après cette accordance ils murent tout maintenant de commun accord sur le roy Gontran leur frère, qui tenoit le royaume de Bourgogne. En ces entrefaites le roy Sigebert manda aus citoïens de Clermont en Auvergne, qu'ils courussent sus à ceux d'Arles le blanc; mais le roy Gontran, qui ce sut, manda à ceus d'Arles qu'ils se garnissent contre ceus de Clermont. Ils garnirent si les forts lieux et les trespas où ils dévoient passer, qu'ils286 furent occis et desconfits. Le roy Gontran apareilla ses troupes et mut contre ses frères qui sur lui venoient à grants effors. Quant les roys se furent aprochés les uns des autres, le roy Gontran fist ses troupes loger en un lieu qui est apelé Viri; le roy Chilperic et le roy Sigebert en un autre qui est nommé Archi287. En tel point estoient jà les troupes qu'il n'i avoit que de commencer la bataille: mais sage et bonne gent, à qui il appartient à donner bon conseil aus princes, pourchassèrent tant que les trois rois vinrent en une concorde et en une pais. A Troies la cité en l'églyse monseigneur saint Leu fu puis cette pais confirmée. Le roy Chilperic et le roy Sigebert jurèrent au roy Gontran que jamais rien ne lui mefferoient, et le roy Gontran aussi à eus: et lors se départirent.
IV.
ANNEES 575/576.
Comment le roi Sigebert fu occis en son tref par Frédégonde;
et comment
Mérovie alla à Rouan vers Brunehaut.
Les François Austrasiens qui estoient du royaume Sigebert commencèrent à murmurer contre lui, et disoient qu'ils estoient venus à son mandement en espérance qu'ils deussent avoir la proie et les despouilles de leurs ennemis; dont il convenoit qu'il leur rendist leurs despens, ou qu'il leur monstrast leurs adversaires, des proies desquels ils fussent enrichis. Après, ils se complaignoient que, quant le roy traitoit de pais ou de guerre, ils n'y estoient oncques apelés, si estoient toujours premiers aus périls et à la bataille, et derniers à l'honneur et aus dons. Puis disoient qu'ils n'estoient de rien esmus encontre le roy Gontran, et que bien leur plaisoit la pais qu'il avoit à lui fermée; mais de la pais Chilperic leur desplaisoit, qu'ils haïssoient d'ancienne haine: car la vie de lui estoit de tous haïe et la mort désirée. Par telles paroles fu le roy Sigebert contraint et à ce mené qu'il proposa et establi à suivre son frère, qui de ce riens ne savoit ni de telle chose ne se pouvoit douter. Pour ce avoit son ost départi et donné congé à la plus grande partie de sa gent: à tant s'en vint à lui un message, qui lui dist que son frère le suivoit avec tout son camp. Quant il oï ce, il fut moult esbahi, pour ce que il estoit si desgarni de gent: à la cité de Tournay s'enfuit, à tant comme il pu avoir de chevaliers. Le roy Sigebert qui tousjours le chassoit vint à Paris: saint Germain lui vint à l'encontre et lui dist: «Si tu désirres espandre le sang de ton frère, la fosse que tu lui appareilles trouveras-tu pour toi appareillée, et trébucheras dedans selon la voix David le prophète; ni sans raison ne seras-tu pas dit homicide de ton frère, comme tu as cuer et volonté de ce faire.» Le roy Sigebert ne voulut oïr la parole du saint homme, pour ce qu'il l'avoit aussi comme soupçonneus qu'il ne soustinst la partie de son frère; mais chevaucha avant, entalenté de faire ce qu'il avoit encommencé. A une ville vint qui a nom Vitri; là trouva une grande compagnie de gens et de chevaliers du royaume Chilperic: à lui se rendirent pour sa volonté faire, et tous les princes et les barons se rendirent à lui et guerpirent Chilperic, fors un seul qui avoit nom Ansouald. Celui-ci eut plus cher à demeurer avec son seigneur en adversité, et à attendre telle fortune comme il devoit avoir, que briser la foi qu'il lui avoit promise et avoir le nom de traistre. Quant Sigebert vit qu'il avoit si grandes troupes et si grande multitude de chevaliers, il chevaucha avant et prit toutes les cités du royaume son frère; puis revint à Tournay et assist son frère dedans la cité. Quant le roy Chilperic se vit ainsi entrepris, il fu moult esbahi et commença à penser comment ni par quel art il pourroit oster du péril de mort sa femme et ses enfans qu'il avoit avec lui amenés. Mais Frédégonde sa femme pensa de la besogne là où le sens de son seigneur failloit, selon la coustume de femme qui moult plus est de grant engien à mal faire que n'est homme: deux hommes prit et tant les enchanta et introduisit par sa malice, qu'ils despirent et surmontèrent peur de mort par hardiesse et lui promirent qu'ils feroient sa volonté. Lors leur commanda qu'ils alassent au tref Sigebert et qu'ils l'occissent en samblant de lui servir: si leur promit que s'ils retournoient, moult leur donneroit grans dons; et s'ils estoient occis par lui, elle feroit aumosnes pour leurs ames et feroit oblacions aus saints et aus saintes que Dieu leur pardonnast ce péchié. Ils issirent de la cité, et se plongièrent en l'ost qui dehors estoit logié288; puis alèrent avant petit et petit jusques à tant qu'ils furent en la compagnie de ceus qui estoient familiers du roy. Quant ils virent leur point, ils se joignirent à lui et le frappèrent de couteaus parmi les costes, si qu'il chut maintenant mort. Si grans cris et si grant noise leva aussitost parmi les herberges, que l'on povoit légièreinent entendre que le roy estoit mort. L'on courut sur les homicides qui en peu d'eures furent occis et descoupés. Le roy Chilperic, qui dedans la cité estoit, s'esmerveilla moult que ce povoit estre et elle raconta à son seigneur comment elle avoit ouvré. Lendemain issi de la cité; à lui vindrent les barons, qui devant l'avoient guerpi et il les reçut en grace ainsi comme devant. Le corps de son frère fit enterrer en une ville qui a nom Lambrus289; puis fu translaté en l'églyse Saint-Mard de Soissons delez le roy Clotaire son père. Tantost après que Sigebert le roy de Mets fu enterré, se mit Chilperic, le roy de Soissons son frère, en la possession du royaume de Paris que Cherebert son autre frère avoit tenu avant qu'il trespassast.
290Puis que le roy Sigebert fu ainsi occis, les choses furent muées en autre point qu'elles n'estoient devant: car mains qui avoient esté ses familiers, s'attendoient291 moult à avoir la grâce du roy Chilperic. Avant que le roy Sigebert must pour aller encontre son frère, avoit-il mandé sa femme la royne Brunehaut que elle vint à Paris contre lui, quant il retourneroit là: et pour ce estoit-elle en ce point à Paris avec un sien petit fils qui avoit nom Childebert. Quant elle sut la mort de son seigneur, elle fu à grant mesaise de cuer; en maintes manières se pourpensa comment elle pourroit eschaper et soustraire soi et son fils de péril de mort. Un duc, qui Gondouald avoit nom, prit l'enfant et le mit hors, en une corbeille parmi une fenestre; à un sien ami le livra, et lui commanda qu'il le portast à Mets. Les barons du païs le reçurent comme leur droit seigneur; puis le couronnèrent et lui rendirent le royaume de son père par le conseil du devant dit comte Gondouald. Quant Brunehaut eut ainsi son fils délivré, elle fu en grande pensée de sa vie garantir; tant avoit grande peur de mourir qu'elle ne pouvoit dormir, ni reposer: car elle n'avoit lieu par quoi elle s'en pust fuir. Le roy Chilperic, qui autre mal ne lui voloit faire, l'envoya en exil en la cité de Rouan: ses richesses furent mises au trésor du roy Chilperic et furent baillées à sa fille à garde, qui à Meaux demeuroit.
292Le roy Chilperic envoya son fils Mérovée en Berri pour saisir toutes les cités et les villes du rivage de Loire et de tout le païs. Quant il se fu départi de son père, il prisa petit son commandement; vers la cité du Mans alla aussi comme pour visiter sa mère, qui là estoit en exil, non pas par ses mérites mais par la malice Frédégonde. A la cité de Rouan s'en alla après qu'il eut Audovère sa mère visitée. Là espousa Brunehaut la femme de son oncle, que le roy Chilperic son père avoit là envoyée en exil. Le roy Chilperic alla à Rouan, quant il sut cette chose, pour le mariage désevrer. Mais quant ils surent qu'il venoit, ils se mirent dedans l'églyse Saint-Martin, qui moult estoit fort maçonnée dessus les murs de la cité. En vain se fust le roy travaillé d'eus traire de léans par force, si ce ne fust par afamer: mais il leur jura avant, sur saints, que jà par lui ne seroient séparés, mais conjoints, si sainte Église s'y assentoit. Ils cuidèrent que voir leur dit; hors issirent et vinrent à lui en la seurté du serment qu'il leur avoit fait. Saouler et repaistre les fit par deux jours de bonnes viandes: au troisiesme jour s'en parti et emnena son fils avec lui: petit de force eut depuis son serment; noble jugeur de meurs estoit, qui dampnoit en son fils le mariage qui estre ne povoit selon le droit de sainte Église, et qui ne doutoit pas le jugement de nostre Seigneur pour la transgression de son serment. Mais la raison pour quoi il le faisoit, estoit pour ce qu'il doutoit que la malice et le sens de Brunehaut n'introduisist son fils encontre lui, plus que pour ce qu'il lui pesoit du mariage qui estoit contre la loi de sainte Église. En ce point que le roy s'en retournoit, un message lui annonça que les barons de la Champagne Rainsienne avoient pris la cité de Soissons: maintenant mut le roy contre eus à bataille et les seurmonta et vainqui; maints des plus nobles occi: la cité recouvra et la restabli à sa seigneurie. Le roy Clovis son fils envoya en Touraine et lui commanda qu'il mist en sa subjection tout le païs de Périgord et d'Agenois. Le duc Desier lui bailla en aide, et lui commanda qu'il usast de son conseil en toutes choses. Le duc Mummoles, qui ces parties deffendoit de par le roy Gontran, vint à bataille contre eus à grant plenté de gent; il les vainqui et chassa, mais ce ne fu mie sans grant domage des siens. Car de cinquante mille hommes fu son camp descru, qui en cette bataille furent occis: et Clovis, tout fust-il vaincu, n'en perdi-il que vingt mille. Le roy Chilperic eut Mérovée son fils soupçonneus qu'il ne soustinst la partie Brunehaut, et pour cette raison, le fist-il tondre en un moustier, et ordonner à prestre par le conseil Frédégonde sa marrastre.
V.
ANNEE 574.
De diverses incidences de plusieurs choses.
293En ce tems, trespassa messire saint Germain évesque de Paris à la gloire perpétuelle, quant il eut vescu entour quatre vingts ans: le corps de lui fu mis en sépulture en l'églyse monseigneur saint Vincent. Ce que Fortunatus raconte de ce saint homme ne fait pas à oublier. Le roy Childebert le vieux lui envoya une fois six mille sols pour départir aus pauvres pour l'amour de nostre Seigneur. Quant le saint homme en eut départi trois mille, il vint au palais: le roy lui demanda s'il avoit mais que donner, il respondit: Oui bien la moitié, pour ce qu'il ne trouvoit à qui il les donnast. Lors lui dit le roy: «Sire, donne294 ce que tu as de remanant, car deniers ne nous faillent encore pas.» Lors entra le roy où l'avesselement estoit, il prit vaissiaus d'or et d'argent et les despeça, puis les bailla à saint Germain pour donner aus pauvres, qu'il ne les perdist. Contention estoit entre l'évesque et le prince; ils faisoient entr'eus estrif295 pour pitié, et bataille pour miséricorde, pour ce qu'ils espandissent leurs trésors et que les pauvres fussent riches de leurs besans. Une autre fois advint que l'on queroit un cheval pour monseigneur saint Germain: le roy lui donna le sien et le pria qu'il le gardast: après advint qu'un pauvre lui demanda l'aumosne, maintenant lui donna le cheval que le roy lui avoit donné: car il eut plus chière la voix du pauvre que le don du roy. Le roy Chilperic entra en la cité de Paris; le jour après qu'il y fu venu, un paralytique qui séoit à la porte du moustier saint Vincent, auquel messire saint Germain repose encore, fu redrecié par miracle. Au matin s'assembla le peuple à la porte, là rendirent glaces à nostre Seigneur et à saint Germain. Ce miracle fu noncié au roy qui moult en fu liés, et vint le corps adorer en grande dévocion.
Lors envoya le jeune roy Childebert messages au roy Chilperic son oncle, et le requit et pria qu'il lui envoyast Brunehaut sa mère: le roy le fit volontiers pour ce qu'il la demandoit par manière de pais et de concorde.
296Incidence. Atanahilde le roi d'Espagne, qui père estoit Brunehaut, mourut en ce tems. Leuva et Levigilde tinrent après lui son royaume. Leuva mourut: Levigilde reçut le royaume tout eutièrement et espousa Gasinde la royne mère Brunehaut, qui avoit esté femme du devant dit roy Atanahilde.
Cet Alboin, dont nous avons là dessus parlé, qui régnoit sur les Lombars, prit à ce tems grande partie des cités de l'Italie et mit dedans garnison de sa gent; il chasça hors les Romains, et mesmement ceus qui plus lui estoient à grief297. Une cité assit qui lors estoit apelée Ticine, mais ore nommée Papie298. Au chef de trois ans la prit, il se proposa d'occire tout le peuple de la cité comme païen, quant il sut qu'ils estoient crestiens: mais nostre Sire lui changea son propos par une avanture qui lui advint. Ainsi comme il entroit en la cité, son cheval chu au milieu du pont; poussé fu des espérons et battu de bastons, mais lever ne se put; à la parfin mua son propos qu'il avoit des crestiens occire et converti son cuer en miséricorde par l'admonestement de sa gent. Espousée avoit premièrement Closinde, fille de Clotaire le roy de France: après sa mort en espousa une autre qui avoit nom Rosemonde, fille Cunimont, le roy des Gepidiens qu'il avoit occis. Mais après qu'il eut trois ans régné en Italie, cette Rosemonde le fit occire et mourir de trop cruelle mort par un sien très-privé chambellan, qui estoit apelé Helmechin, en vengeance de la mort son père. A celui-ci peuvent prendre example les autres princes; car lui qui estoit homme si batailleur et de souveraine hardiesse et renommé de tant de victoires, périt par la malice d'une seule femme. Mais elle reçut assez tost après les mérites de son fait et de sa grande cruauté. Car il advint une heure qu'elle tendi à celui Helmechin un breuvage envenimé, si comme il issoit d'un bain, et lui fit entendant que moult lui estoit pourfitable. Quant il en eut une partie bu, il s'aperçu que c'estoit venin, il tira sur elle son espée et lui fit tout boire le remanant. En telle manière furent tous deux punis de l'homicide qu'ils avoient faits. Après Alboin, régna sur les Lombars Clef, un an et six mois tant seulement. Car les Lombars firent lors nouveaus ducs par commun accort pour le peuple gouverner. Leur povoir duroit dix ans: si gouvernoit chascun sa cité tant seulement. Quelques-uns de ces ducs envahirent la France pour convoitise de gain et de proie. Amatus qui du païs estoit deffendeur et séneschal, de par le roy Gontran, se combatti à eus en Provence, occis fu en cette bataille et moult grande partie de Bourguignons et de la gent dont il estoit chevetain299. Quant le roy Gontran oy ces nouvelles, il manda Mummole, qui estoit homme sage de guerre et de nobles vertus, si lui livra la cure et la séneschauciée de cette terre. Après advint que Lombars revinrent en cette terre de Provence en espérance de gaigner aussi comme ils avoient fait devant. Mummole leur alla au devant, atout300 grande armée et forte, à eus se combati par deux batailles, tant en occi qu'il les mena à souveraine desconfiture. Ceus qui eschaper purent, s'en refuirent en Lombardie: onques puis ne furent si hardis qu'ils retournassent en France. Mummole ne se tint pas à tant, ni ne lui souffit pas la destruction qu'il avoit d'eus faite, mais les chasça jusques en leur contrée, et prit un chastel qui est appelé Anain301, lequel sied en la marche de Lombardie. Le duc de ce chastel qui estoit nommé Ragilon s'enfui: desrobé fu, et occis, en ce qu'il cuidoit retourner en son païs, par un duc de France qu'il encontra qui avoit nom Cranniches.
VI.
ANNEE 574.
De l'empereour Tibère, et des messages que le roy
Chilperic lui
envoya.
302Incidence. En ce temps gouvernoit l'empire de Constantinoble Justin le moindre: tant estoit plain d'avarice, qu'il fist faire grandes huches ferrées pour recéler l'or et l'argent qu'il toloit et rapinoit. Autre mauvaise coutume avoit, car il estoupoit les oreilles du cuer au commandement nostre Seigneur: et nostre Sire en prist telle vengeance qu'il lui toli son sens et sa mémoire. Quant il vit ce, il acompaigna303 Tibère Césaire, pour l'empire gouverner: ce Tibère estoit homme plein de grant grace; car il estoit pourfitable à l'empire, grant aumosnier, sage, droiturier en jugemens, et ce qui tout passe, il estoit très vrai crestien. Après que Justin eut porté le nom d'empereour vingt-un ans, il perdit la vie et l'empire. Les batailles que Narses fist contre les Ghotiens et contre les François, dont nous avons sus parlé, furent commencées au tems le bon empereour Justinien; mais elles furent parfaites au tems de ce Justin.
Après lui304, reçut l'empire Tibère Constantin, et fu le cinquantiesme305 empereour. Au tems qu'il tenoit l'empire sous l'empereour Justin, estoit-il moult large aumosnier et moult aimoit les povres gens: pour laquelle chose nostre Sire, qui ses fais et ses aumosnes prist en gré, lui monstra grant signe d'amour, et lui aministra grant masse d'or par merveilleuse manière. Un jour il alloit par le palais bas regardant; il vit une table de marbre au pavement signé du signe de la vraie croix. Lors dist: «Pourquoi marchons-nous306 à nos piez indignes le signe de la sainte croix, du quel nous devons garnir nos pis et nos frons contre le deable?» Lors commanda que cette table fust arrachiée du pavement: quant ostée fu, ils trouvèrent la seconde table et ce mesme signe dessus empreint et puis la tierce tout en telle manière. Quant ces trois tables furent ostées, ils trouvèrent dessous un trésor qui de long tems i avoit esté repos, qui si grant estoit qu'il estoit sans estimacion d'homme. L'empereour, qui bien sut que nostre Sire lui avoit donné, le départi aus povres. Les trésors Narses refurent aussi trouvés en une cité de Lombardie par un ancien homme du païs qui les révéla: tous les despendi l'empereour en aumosnes et en œuvres de miséricorde.
Dame Sophie l'impératrice, qui mal estoit recordant des promesses qu'elle avoit jadis faites à l'empereour Tibère, essaya à le mettre hors de l'empire pour un autre qui avoit nom Justinien; si avoit esté neveu l'empereour Justin son Seigneur. Quant il s'aperçut qu'elle tendoit à l'oster de la seigneurie de l'empire, il la fist mettre en prison: ce Justinien, dont elle vouloit faire empereour, appela et le chastia par belles paroles; puis le reçut en telle amour qu'il promist sa fille à son fils, et son fils à sa fille. Mais la raison n'est pas certaine pourquoi ces mariages demeurèrent307.
A cet empereour Tibère envoya ses messages le roi de France Chilperic, et l'empereour lui envoia moult de riches ornemens308 et grans besans d'or, desquels chascun pesoit une livre. En une des parties estoit empreinte l'image l'empereour, et lettres en la circuite qui disoient: «C'est la forme de Tibère Constantin perpétuel Auguste:» de l'autre part estoit empreints un cornice et lettres tout entour qui disoient: «C'est la gloire des Romains.» Cet empereour envoia ses osts contre les Persiens, qui furent vaincus et menés à grant desconfiture et l'ost l'empereour retourna à si grande abondance de despouilles qu'ils en amenèrent vingt olifans et tant d'autres richesses, qu'il sembloit qu'elles dussent suffire à remplir et saouler les cuers de tous les avers hommes du monde.
309Incidence. En ce point que ces choses avindrent en Orient, autres choses avindrent en Bretagne. Maclianes et Bodiques estoient deux comtes de Bretagne: amistié et alliance firent ensemble et les confirmèrent par leur foi. Après ce, advint que Bodiques mourut: Maclianes chassa hors de la terre son fils qui avoit nom Théodoric. Il pourchassa tant qu'il assembla grant ost, arrière retourna et occist Maclianes et un sien fils qui avoit nom Jacob; puis prist et saisi son héritage: et un autre fils de Maclianes, qui estoit appelé Varoques reçut la terre son père après sa mort.
VII.
ANNEES 574/578.
Comment Mérovée s'enfui à Tours pour la paour de son père;
et comment
il se fist occire de son gré.
310Le roi Gontran occist les deux fils Manquaire, qui son serourge avoit esté; leurs richesses et leurs trésors prist; ne demeura pas moult longuement que deux fils qu'il avoit moururent. Quant il vit qu'il fu demeuré sans hoir de son corps, il avoua en fils le roy Childebert son neveu et lui donna son royaume après sa mort.
311Le roy Chilperic envoia en exil Pretexte l'archevesque de Rouen, pour ce qu'il l'avoit soupçonneux qu'il ne lui appareillast traïson et agais par le conseil Brunehaut.
Mérovée, dont nous avons là-dessus parlé, que le roi Chilperic avoit fait tondre en un moustier, revint au siècle et fu lais312 comme devant. Car le duc Gontran, duquel nous parlerons ci-dessous, lui manda par ses messages qu'il s'en issist; un sien familier le revesti et lui donna robe d'homme séculier. Il n'osa au milieu demeurer pour la paour de son père; pour ce fuit à garant en l'abaïe saint Martin de Tours. En celle mesme abaïe s'en vint le duc Gontran à refuge pour la paour du roy Chilperic, qui menacé l'avoit, pour ce que par lui avoit esté occis Théodebert son fils, si comme il lui mettoit sus, en la bataille dont nous avons parlé. Le roy i envoia un sien homme qui estoit nommé Rucolain, et lui commanda qu'il l'amenast à force. Quant ce Rucolain fu là venu, il manda saint Grigoire l'archevesque qu'il boutast Gontran hors de l'églyse, et s'il ne le vouloit faire, bien seust-il qu'il viendroit là à grant compagnie, et qu'il le tireroit hors du moustier à force. Le saint homme lui remanda que onques telle violence n'avoit esté ni par lui seroit faite; le chétif qui pas ne redouta à destruire l'églyse du glorieux confesseur de qui il estoit hebergié, fu soudainement seurpris d'une grant maladie: aporté fu en l'églyse, puis mourut un peu de tems après. Quant Mérovée entra en l'églyse, le saint archevesque chantoit la messe; il lui demanda sa bénéiçon, et pour ce qu'il la lui refusa, il jura qu'il occiroit aucuns du peuple, pour ce qu'il l'avoit escomenié sans le jugement des autres évesques. Lors lui donna sa bénéiçon aussi comme pour l'apaisier: puis manda au roy, par un sien dyacre, comment les choses estoient avenues. Frédégonde qui tous jours pensoit au mal, fist au roy entendant que Mérovée avoit là le clerc envoyé pour lui espier, et pour ceste raison l'envoia le roy en exil. Il manda à l'archevesque qu'il boutast hors de l'église son ennemi: mais quant il aperçut qu'il tardoit trop à faire son commandement, il commanda qu'on allast là à grant force de gent, pour ceste chose faire. Quant Mérovée sut que le roy envoioit là pour lui prendre, il ne volut issir de la cité. Leudastes comte de la cité occist ses serjans qui en la ville estoient allés pour quérir ses nécessités. De ce fu si courroucié qu'il prist un fisicien313, Moralophes avoit nom, qui de par le roy estoit là venu. Tout lui tolit, or et argent, et ce que il avoit; à la parfin l'eust-il occis, s'il ne s'en fust fui au moustiers; moult diffamoit son père et sa marastre. Un jour il pria l'archevesque Grigoire qu'il mangeast avec lui, puis lui dist qu'il lust aucune chose qui tournast à édificacion. L'archevesque prist le Livre Salemon, et lut le premier vers qu'il trouva: «Oculum quo aversatur patrem fodient corvi de torrentibus.» Si vaut autant en fançois: «Les corbiaus des ruissiaus crèveront l'euil dont l'on regarde son père par mautalent.» L'archevesque s'esmerveilla de ce que les paroles, par quoi le sage chastie le fils envers le père, lui vindrent à main si apareillement: mais Mérovée ne les entendi pas.
314Le duc Gontran, qui avec Mérovée s'en estoit fui au moustier à garant, envoia un sien message à une Pitonise, qui par ses sorceries disoit aucunes fois les choses ainsi comme elles avenoient: et cuidoit tout certainement qu'elle dist tousjours voir, pour ce qu'elle lui avoit une fois dit non pas l'an tant seulement, mais le jour et l'heure que le roy Caribert mourut. Le message lui respondi une telle response de son estat et telles paroles: «Le roy Chilperic mourra cette année: Mérovée vaincra tous ses frères, saisira le royaume et puis te fera duc de France; cinq ans seras en cet office, au sisième seras évesque.» Gontran raconta à l'archevesque cette response et l'archevesque lui respondi: «Cette response deust mieux estre requise à Dieu qu'au diable.» La royne Frédégonde qui soutenoit la partie Gontran celéément, pour ce qu'il avoit occis Théodebert son fillastre, lui manda qu'il fist tant que Mérovée issist hors du moustier: et le traitre qui cuida qu'ils fussent apareilliés pour le prendre, fist ainsi comme elle lui manda; mais ce ne lui greva nullement, car il ne fu nul qui le prist.
Le roy envoia par un diacre deux chartes au moustier saint Martin: le parchemin de l'une estoit tout vuide sans escriptures; la sentence de l'autre estoit telle qu'on l'y récrivit en le vuide, s'il osoit tirer hors Mérovée de l'églyse. Le diacre atendi là trois jours et n'emporta nulle response. Quant Gontran sut que les messages du roy furent venus, il jura par le paile315 de l'autel en paroles bobencières qu'il n'istroit hors du moustier que le roi ne le sut.
Note 315: (retour) Le paile. La nappe. Le latin est assez mal rendu: «Gontrannus nullis regiis venientibus, pallam alteris cum sacramento fidejussurem dedit, jactanter pollicitus nunquam se, inscio rege, templum egressurum.» On voit que Grégoire de Tours, suivi par Aimoin, veut surtout empêcher qu'on ne le soupçonne d'avoir trahi lui-meme Mérovée.
316A la parfin, laissa Mérovée les respons de la devineresse, et se prist aus devins respons: car en ce tems usoit-on communément de telle chose. Trois jours et trois nuis veilla, puis reçu telle response du livre des rois: «Eò quòd reliquistis Dominum Deum vestrum, tradidit vos Dominus in manus inimicorum vestrorum:» Si vaut autant à dire: «Pour ce que vous avez déguerpi vostre Dieu, il vous a baillié ès mains de vos ennemis.» Du prophète telle: «Dejecisti cos dum allevarentur:» c'est-à-dire, «Tu les as abaissés et déjetés, quant ils estoient alevés.» Des évangiles telle: «Scitis quia post biduum Pascha fiet:» si vaut autant à dire: «Ne savez-vous que Pasques seront après deux jours.» Pasques en hébreu si vaut autant que trespassement. Quant Mérovée eut entendu que ces paroles parloient de lui, il alla à la tombe saint Martin et pleura moult tendrement, puis s'en parti entre lui et Gontran atout cens hommes et plus: par la cité d'Auxerre trespassa droit à Dijon: d'iluec s'en alla droit en la Champaigne Rainsienne: là fu entrepris des gens du païs317. Lors se douta moult durement qu'il ne fu là retenu et livré ès mains son père; bien pensoit, s'il le pouvoit tenir, que de grièves paines le puniroit. En si grant désespérance chéit, qu'il apella un sien familier qui avoit nom Gailènes, et lui pria qu'il l'occist; celui-ci fist son commandement: car il le feri d'un coustel parmi les costes, si qu'il lui transperça tout outre: en telle manière fini sa vie Mérovée. Ce Gailènes, qui occis l'avoit, eut puis les mains coupées, le nez, les oreilles et les piés, et mourut ainsi atourné: mais si ce fu pour ce, nous ne savons mie; car l'histoire n'en parole pas.
Un fils que le roy avoit, et avoit à nom Samson, mourut en ce tems: moult eut-il grant duel de la mort de cet enfant.
318Incidence. En cette année fu veue au cours de la lune une estoile clere et resplendisante.
Incidence. Un puissant homme du règne Chilperic, qui estoit appelé Gontran Boson, lessa ses filles en l'églyse saint Hillaire de Poitiers, et s'en alla au roy Childebert à Mets au dix-septiesme an du règne de Chilperic et Gontran et du troisiesme de Childebert. Ce Gontran voulut oster ses filles de Poitou pour mener avec lui; mais trop doutoit la force d'un sien aversaire, qui avoit nom Drocolaine, qui moult lui faisoit de persécutions. Pour ce essaya premièrement à lui fléchir par promesses et par dons: celui-ci qui moult estoit orgueilleux et presumcieux en courage, respondit au message, que encore avoit-il la hart, dont il soloit pendre les autres deçus319, et de laquelle il pendroit Gontran Boson. Quant Gontran oy si orgueilleuse response qu'il se vantoit de le pendre, il tendi les mains an ciel et réclama le Seigneur qui fait seul les merveilles en ciel et en terre et le pria qu'il le secourut par la prière saint Martin. Il se combati encontre Drocolaine, et le feri de la lance parmi la joue, si qu'il lui tresperça tout outre parmi la goule qui avoit dites les orgueilleuses paroles contre lui; de la selle du cheval le leva, et le flati du cheval mort à terre. Par telle aventure traïst hors ses filles de Poitiers et les mena quelque part qu'il voulut.
320Incidence. Les Poitevins et les Angevins assemblèrent et joignirent leurs forces ensamble. Varoque le comte de Bretaigne cuidèrent soudainement surprendre; mais il sut leur intention et fu garni de leur venue; sur eus s'embati à minuit, et en fist grant occision; au tiers jour après pacifia-il aus ducs le roy Chilperic: son fils leur bailla en ostages et il rendi ce qu'il avoit pris: la cité de Vanes rendi, en telle manière que le roy la lui laissoit tenir par sa grace, par an treu321 rendant. Mais après un peu de tems il failli des convenances qui avoient esté mises; il envoia Eunice l'evesque de Vanes à cour pour avoir response d'aucunes causes; mais le roy lui dist assez de vilaines paroles, quant il fu devant lui venu, et fit si esmu contre lui qu'il l'envoya en essil.
VIII.
ANNEE 577.
Comment Chilperic assembla concile pour dampner Preteste,
archevesque
de Rouan.
322Le roy assambla concile de tous les prélats de son règne en la cité de Paris en l'églyse saint Père, (qui ore est apelée sainte Geneviève). Préteste archevesque de Rouan qu'il avoit exillié rapela, en la présence de tous les prélas le fist venir, puis commença à proposer tous les cas qu'il lui susmettoit. Tout ce faisoit-il par l'incitement de la royne Frédégonde. «Seignours évesques et honorables, dist-il, jà soit ce que la royale puissance puisse condampner selonc les loix celui qui coupable de conspiration est contre elle, je ne vueil pas aller contre les sains canons: pour ce présente à votre audience celui qui porte faus nom de Pastour, en ce qu'il fait contre moi conspiration.» Quant il eut ce dit, il se retourna devers Préteste et lui dist ainsi: «O tu archevesque, dis moi pourquoi tu donnas dons au peuple contre ma santé? Par quel raison marias-tu Mérovée mon fils à la femme son oncle? Ne savois-tu pas ce que les canons sentent de tel cas? Pourquoi armas-tu ainsi le fils contre son père, qu'il me voloit tollir ma vie et mon règne?» Quant le roy eut laissé le parler, les François qui au dehors estoient commencèrent à frémir, et s'efforçoient de briser les portes du moustier pour l'archevesque tourmenter; mais le roy ne le voulut souffrir: ains lui donna congé de soi espurger. Celui-ci se purgea en telle manière qu'il nia tout ce que le roi lui avoit mis sus: lors furent faus tesmoings apareillés qui afermèrent qu'il avoit donné dons à aucuns du peuple pour le roy occirre en traïson. Aus tesmoins respondi ainsi: «Je vous confirme votre parole en ce que vous dites que je vous ai donné dons; que féissè-je donques autre chose, si je ne vous donnasse dons pour dons, quand je suis riche par vos dons? Mais ce que vous dites après que je aie mal pourchacé au roy et machiné contre sa santé, je dis que ce est faus en toutes manières.» Quant il eut ce dit, le roy se leva et s'en alla en son palais. Après ce que le roy s'en fu allé, les prélats demourèrent en l'églyse: lors vint au milieu du couvent des prélats Eutheces323, archidiacre de Paris et lors dist ainsi: «Seigneurs prélats, or est le tems venu ou que vous pouvez avoir gloire et louange pour votre grant constance et pour la partie et la cause de sainte églyse soustenir vigoureusement; ou que vous soyez en despit et en reproche de ceus qui après nous sont à venir, pour la honte et la déjection de votre frère.» Après ces paroles tous les prélats se turent: car tant redoutoient la forsenerie Frédégonde que nul n'osoit mot sonner. Lors commença à parler Grigoire le très vaillant archevesque de Tours et leur dist ainsi: «Seigneurs chiers frères, il nous convient donner au roy pourfitable conseil, et mesmement ceus qui plus sont ses familiers, qu'il ne soit plus esmus par aventure, qu'il ne devroit encontre le prélat de nostre Seigneur, et qu'il n'en soit après plus cruellement puni par celui qui venge les torts fais des innocens.» Après cette parole se turent tous ainsi comme devant. Lors recommença le saint homme à parler en telle manière: «Nous qui sommes establis de par nostre Seigneur pour les ames du peuple gouverner, devons eschiver cette horrible sentence dont Dieu nous menace par le prophète roi qui dist ainsi:» Se je ai dit au mauvais, tu morras de mort perpétuelle et vous ne lui annunciez, je demanderai sa mort de vos mains. «Donques nous qui somes establis en la maison nostre Seigneur pour gaites et pour eschargaiteurs324, ne soions pas si négligens que nous ne lui monstrons les périls de son ame, et que l'on ne contredise sa volenté, si mestier est, par example des anciens princes: comment Maxime l'empereour fut chassé de l'empire, pour ce qu'il contraint S. Martin à faire comunication aus hérétiques, après comment le roy Clodomire fu occis, pour ce qu'il ne voulut pas croire le conseil S. Avit.»
Quant le saint homme eut sa raison finie, tous les prélats du concile se turent aussi comme devant, et furent aucun qui denoncèrent au roy, par flaterie et pour aquerre sa grace, que Grigoire, archevesque de Tours, estoit rebellé encontre le roy. Quant le roy oy ce, il le manda tantost par un des messages du palais: ès jardins estoit adonc, quant le saint vint devant lui, et il s'estoit apuié sur un tabernacle couvert de rainsiaus: à sa destre estoit Bertrand archevesque de Bordiaus, et à la senestre Ranemont evesque de Paris. Quant il le vit en sa présence, il l'arraisona en telle manière: «Dis moi tu, qui gardes justice plus droitement que tous les autres, pourquoi dis-tu contre ma volenté? Si, comme il me samble, tu te consens aus mauvais, en toi est acompli le proverbe que l'on dist, que le corbeau ne pochera jà l'euil à l'autre corbel.» Lors lui respondi le saint homme: «O tu roy, si je guerpis la voie de loyauté et de justice, il sera assez qui m'en reprendra: si tu la guerpis, qui t'en reprendra, fors celui seulement qui dist qu'il est vengeur des péchés? pour laquelle chose si nous t'amonestons que tu faces justice, et tu ne nous veus oyr, tu en seras plus dampné de Dieu que de nous.» A ce respondi le roy: Je ai tous jours empetré envers les autres la cause de justice, envers toi mille fois. Mais certes je ai trouvé trop bonne cause et trop bonne matière de ma vengeance. Je amonnesterai à tout le peuple de Tours que tu as à gouverner spirituellement, qu'ils crient contre toi, pour ce que tu ne leur fais nul droit. Je mesme qui suis roy, me plaindrai avec eus de ce que je ne puis empetrer envers toi ce qu'ils requièrent: et quant tu seras donques ainsi haïs et de moi et du peuple, tu seras diffamé et auras note de faus prélat.» A ce respondi saint Grigoire: «Roy, si je suis mauvés et mal droiturier, ce est plus chose conneue à Dieu que à toi. Mais si tu ne veux recevoir nos amonestemens, prens la sentence des saints canons et te consens à leur jugement.» Lors dit le roy au saint homme, pour ce qu'il lui vouloit un petit le cuer apaisier et asouagier, comme malicieux qu'il estoit, que estoient en ce point mises les tables, plaines de vin dessus: «Véez jà,» dist-il, «un mengier que je ai fait appareillier pour l'amour de toi, et n'i a autres viandes fors cicerres325 et chars de volailles; siéds-toi avec nous, et use de nos viandes.» Lors lui respondi saint Grigoire: «Ma viande est de faire la volenté de mon père qui est ès cieux.» Il requist au roy qu'il promist qu'il ne feroit rien contre les canons. Le roy leva sa main et jura par celui qui vivra par tous les siècles, qu'il ne feroit rien contre les canons, ni contre les statuts de sainte églyse, et de saint Pierre. A tant s'en parti saint Grigoire, et lessa le roy en son palais.
IX.
ANNEE 577.
Comment Preteste fu à tort dampné et envoyé en exil.
Au matin, au point du jour, les messages la royne Frédégonde vinrent à l'hostel saint Grigoire, qui de par elle aportèrent deux livres d'argent, pour ce qu'il se consentist à la dampnacion Preteste, et dirent que les autres preudommes, et de bonne volenté, s'y estoient accordés. Le preudomme les refusa et dist que pour mille livres, ni pour nul avoir il ne s'y asentiroit autrement: moult le prièrent et le tinrent près de cette besoigne. A la parfin il leur otroia qu'il se consentiroit à ses frères selonc les decrès des canons. Ils pristrent lors congié en amour et en graces; car moult bien cuidièrent avoir fait leur besoigne. Aucuns des prélats vinrent à lui et lui requistrent cette mesme chose, et il leur donna cette mesme response. Quant les prélats furent venus au concile, le roy vint entr'eux et leur dist qu'il avoit trouvé ès décrès des canons que l'evesque repris de larrecin doit estre desordonné326, car il estoit letré. Les prélats commencièrent entr'eux à demander le quel ce estoit qui de tel cas estoit repris. Lors leur dist le roy: «Avez-vous donques oublié ce que je vous dis hier du grant larrecin que Preteste m'a fait?» Sans faille le roy leur avoit monstré, le jour devant, divers ornemens qu'on prisoit à trois mille livres et un sac en quoi il avoit deux mille deniers d'or, et disoit qu'il les lui avoit tous emblés. Mais Preteste se purgea légièreinent de ce fait et respondi en telle manière: «Sire, l'excellence de ta royale majesté peut bien ramembrer, s'il lui plest, que Brunehault me lessa en garde deus troussiaus de diverses choses, quant elle se partit de Rouan; puis les envoia querre par ses serjans: et avant que je lui livrasse rien, je te demandai et quis conseil de cette chose. Lors me commandas que je leur livrasse l'un des troussiaus, pour ce qu'ils n'en pouvoient plus porter à celle fois; puis revindrent arrière la seconde fois, et puis la tierce, et je leur rendi les autres choses par ton commandement: puis tu me dis que je me délivrasse de toutes ces choses, pour que ire ne montast plus entre nous deus; de toutes ces choses ne me demeura riens plus. De quel larrecin m'encoulpes tu donques?» Lors dist le roy: «S'il est ainsi comme tu as dit, que tu receus toutes ces choses en commande, pourquoi tranchas-tu donques un tissu de fil d'or, et le donnas à qui tu vousis, en nostre déjection et en nostre nuisance?» Lors respondi l'archevesque: « Je l'ai jà une fois dit, et encore le dirai, que je ne leur donnai pour autre chose fors pour aquerre leur pais et leur grace. Quant mes propres choses me faillirent, je m'enhardis à prendre aucunes des choses que je avoie reçues en garde, pour ce que Mérovée ton fils de char, de qui elle avoit requis le mariage, estoit mon fils spirituel: car je l'avois levé de fons.»
Le roy vit bien qu'il ne le pourroit convaincre, ni surmonter en telle manière: il se parti du concile et apela aucuns flateours qui plus estoient ses familiers; si leur dist: «Je reconnois que je suis vaincu par les paroles l'evesque et qu'il a du tout dit vérité: mais pour que nous fassions au gré et à la volenté la royne Frédégonde, allez à lui ainsi comme de par vous, et lui donnez tel conseil: tu peus bien savoir que nostre sire le roy Chilperic est homme moult miséricors, et tost pardonne son maltalent à ceus qui lui reconnoissent la vérité: va donques, si t'agenoille devant ses piés et reconnois que tu as meffais envers lui; et saches qu'il te pardonra tantost.» A lui alèrent et lui dirent ces paroles. Deceu fu l'archevesque par la tricherie de ceus qui lui prometoient que eux mesmes s'agenoilleroient devant lui et lui baiseroient le solier, avant qu'il ne lui pardonnast son courrous. A lendemain, quant le concile fu rassamblé, le roy commença à demander Preteste en telle manière: «Si tu donnas dons pour dons, pourquoi délivras-tu Mérovée contre ma santé327?» A ce respondit-il: «Je vous ai jà dit que Mérovée estoit mon filleul et mon fils spirituel, et pour cette raison apelai-je l'Ange de nostre Seigneur en son aide, si mestier fust.» Après ce qu'ils eurent longuement disputé ensamble par paroles, Preteste se leva, puis se lessa cheoir à ses piés et commença à crier: «Très débonnaire roy, aies merci de l'homicide qui te cuida occirre et faire ton fils régner pour toi.» Quant il eut tout ce reconnu devant tout le concile, le roy se leva et s'agenoilla devant les piés de tous ses prélats, et dist: «Oiez, Seigneurs très saints evesques, et entendez le très desloial murtrier qui confesse si grand crime.» Les prélats coururent au roi et le levèrent de terre: il commanda que Preteste fust bouté hors de l'églyse. En son palais retourna, puis envoia au concile aucun canon et dedens, un cayer de nouvele escriture, qui contenoit telle sentence: «L'evesque prouvé d'homicide et d'autres crimes doit estre désordoné.» Quant ce canon eut esté lu devant tous, Bertrand archevesque de Bourdiaus dist à Preteste qui moult estoit esbahi: «Frère et jadis compains en prelacion, si tu ne dessers la grace le roy328, tu ne peus plus user de notre compaignie.» Le roy requist à tout le concile que la robe Preteste fust détranchiée, ou que le cent huitiesme psaume du psautier, en quoi la malédiction Judas est contenue, fust leue desus son chief, ou qu'il fust escommunié perpétuelement. Mais les prélats ne voulurent pas ce faire, et mesmement Grigoire archevesque de Tours: ils boutèrent hors Preteste. Tantost, le roy le fist saisir et mette en prison: cette nuit mesme cuida eschaper; mais il fu repris et navré et traité vilainement: à la parfin fu envoié en exil en une ile de mer qui sied desous une cité, qui est apelée Constance329.
X.
ANNEES 577/579.
De la pais le roy Gontran et du roy Childebert et
de plusieurs
incidences.
330Contran, le roy d'Orliens, manda à son neveu Childebert, le roy de Metz, qu'il venist encontre lui paisiblement en la marche des deux royaumes, en un lieu qui est apelé Pons Perrous331: là vint au commandement de son oncle. Le roy Gontran l'acola et le conjoit moult longuement, et lui dist oiant tous: «Puis qu'il est ainsi que Dieu m'a tolu tous les hoirs de mon corps par mon péchié, il me convient querre et pourchacier autres fils d'adjonction, à qui je lesse mon règne et mes trésors. Beau doux neveu Childebert, que je aime plus que nul homme, je ai donques esgardé et pourveu que tu soies héritier de ma terre et de mes trésors; pour laquelle chose je te prie qu'il i ait tel amour entre moi et toi et telle affection comme il doit avoir entre père et fils: un mesme escu nous cuevre, et une mesme lance nous deffende désormais, et si grant charitez nous joigne ensamble, que s'il avenoit que je eusse hoirs, et que je engendrasse encore fils, que je ne tolisse pas mon héritage que je t'otroi en présent.» Après ces paroles, les barons le roy Childebert regracièrent le roy Gontran, et respondirent pour leur Seigneur; car il estoit encore enfant. Ensamble mengièrent, grans dons donnèrent les uns aus autres, et s'en retournèrent honorablement chascun en son règne. Mais avant qu'ils se départissent, ils mandèrent au roy Chilperic qu'il leur rendist ce qu'il avoit pris du leur et saisi de leurs terres, ou qu'il s'apareillast contre eus à bataille. Quant le roy Chilperic oy ce mandement il en eut moult grant despit.
En ce tems estoient moult durement diffamés deux evesques, pour les grans outrages qu'ils faisoient parmi le païs: l'un avoit nom Saloine, et l'autre Sagitaire. Saint Nice archevesque de Lyon les avoit nourris dès enfance, et sacrés à ordre de prestre; puis les avoit élevés à la dignité de prélacion, Saloine d'une cité qui avoit nom Galp332, et Sagitaire d'une autre qui a nom Ebrène333. Ils ne se contenoient pas comme evesques, mais comme mauvais tyrans et homicides, robeurs et rapineurs; en fornication et en adultères despendoient folement leur tems et leur vie: en tant crut leur perversité, qu'ils s'embatirent à force de gens armés en l'hostel Victor, evesque de Troies qui faisoit la feste du jour de sa nativité; sa robe lui rompirent, ses serjans lui navrèrent et chascièrent, les viandes qu'il avoit apareillées pour sa feste ravirent: quant ils l'eurent ainsi vilené, ils le laissièrent tout seul en son hostel. La renommée de leurs fais vint au roy Gontran; lors fist assambler tous le senne334 des evesques à Lyon. Les deux qui nom portoient d'evesque tant seulement, furent là convaincus des griefs cas qu'ils faisoient, et deposés de leurs siéges en la présence de saint Nice archevesque de Lyon, qui nourris et élevés les avoit; moult eurent grant desdaing335 de leur déjection. Puis firent-ils tant qu'ils acquirent la grace le roy par ne sais quelle manière: ses lettres portèrent au pape Jehan et lui firent faussement entendre, qu'ils avoient esté cassés sans raison: tant le deçurent qu'il rescrivit au roy Gontran qu'il les establisist en leurs éveschés. Moult les reprist le roy et chastia de paroles; puis leur commanda qu'ils retournassent en leurs siéges. Pais et concorde firent à Victor le devant dit evesque, et ils envoièrent ceux qui la vilenie lui avoient faite, pour ce qu'il en prist venjance à sa volenté. Mais il fist selon le commandement de nostre Seigneur, qui commande que l'on ne rende mal pour mal: pour ce leur pardonna tout, et les laissa aller quittes sans paine. Saloine et Sagitaire, qui en leur siége furent restablis, commencèrent à faire pis que devant: car ils firent moult d'homicides en l'ost que Mummole fist contre les Lombars: en leurs citoyens mesmes et au peuple qu'ils avoient à garder spirituellement, estoient-ils si effrénés que plusieurs en navrèrent jusques à l'effusion du sang.
Quant le roy Gontran oy parler de leurs fais qui jà estoient renouvelés, il les fit oster de leurs siéges, et bien les garda en prison jusques à l'audience des prélats. Pour cette chose conçu Sagitaire si grant indignation et si grand despit, qu'il commença à parler trop vilainement contre le roy, et disoit tout apertement que ses fils ne devoient pas estre après lui héritiers, pour ce que leur mère avoit esté aussi comme chambrière de la mesnie Magnaquaire: les fils le roy vivoient encore en ce tems. Pour ces paroles fut le roy durement esmu contre eus, leurs chevaus et ce qu'ils avoient leur tollit, et les fist mettre en deux abaies, l'un moult loing de l'autre, pour faire leurs pénitences, et manda aus propres baillis du lieu qu'ils les fissent garder aus bonnes gens d'armes, qu'ils n'eschappassent par aucune aventure. Lors chéi l'ainsné des fils du roy en maladie: aucuns de ses familiers lui conseillièrent lors qu'il laissast aller les deux évesques en leurs lieux, que l'ire de nostre Seigneur ne chaïst sur sa mesnie pour occasion de leur damnacion. Le roy crut ce conseil; à leurs éveschiés les laissa aller. Lors monstrèrent si grant semblant de religion par dehors qu'il sambloit qu'ils leussent chacun jour leur psautier, et chantoient au moustier à tous les psaumes sans cesser. Mais un petit après retournèrent à leurs vices, ainsi comme le chien à son vomissement: à fornication et à yvrèce furent tout habandonnés. Car à cette heure que les clercs estoient aus matines, ils séoient encore à la table ès vins et ès viandes: au point du jour s'aloient couchier, et dormoient jusques à haute tierce. Telle vie menèrent longuement, et adossèrent nostre Seigneur336 et ses commandemens; et nostre Sire les adossa, comme vous oyrez ci-après.
337Le roy Chilperic prist la cité de Poitiers que son neveu le roy Childebert tenoit: le duc Annode qui de par lui gardoit la terre et toutes les garnisons chassa hors. Ce duc Annode, qui ainsi avoit esté exilé et toutes ses choses saisies, fu rapelé en l'an après; et lui fu le païs et ses possessions rendues.
Un autre noble homme qui estoit apelé Daccon fils Gadorice se départi par maltalent du roy Chilperic, pour ne sais quel cas; car l'histoire s'en tait. Le duc Dracolène le prist ainsi comme il chevauchoit par les païs de lieu en autre; par telle condition se rendi à lui qu'il lui jura qu'il n'auroit garde338 de son corps: mais il le déçut; car quant il l'eut mené au roy, il fist tant que lui mesme le fist occire. Quant Docun, un autre339 qui estoit en la prison le roy, sut que celui-ci avoit ainsi esté occis, il confessa ses péchés à un prestre, sans le sçu le roy; puis fu occis.
Incidence. En cette année envaïrent les Bretons la contrée de Rodais340, et passèrent jusques à une ville qui est apelée Bourc-cornu341 Le duc Bibolène fu lors envoié contr'eux, jusques en Bretaigne les chasça, et dégasta tout le païs par feu et par espée: mais les Bretons, qui moult furent courrouciés d'un si grant dommage, ne s'en tinrent pas à tant: ains retournèrent l'année après et ne destruisirent pas tant seulement cette contrée qu'ils eurent devant gastée, mais toute la province de Nantes. Félix l'évesque de la cité leur manda, qu'ils cessassent les maus qu'ils faisoient: amandement lui promirent; mais pour ce ne s'amendèrent.
342En ce tems avint qu'un homme de Paris eut sa femme soupeçonnée d'adultère; elle requist son père et sa mère et à ses parens aide et secours de cette chose; et eus qui saine et inocente la cuidoient de ce cas, jurèrent à son baron et à ses amis, sur sains, en l'oratoire de saint Denis, qu'elle n'avoit coulpe en ce fait dont il l'acusoit; mais les parens au seigneur leur dirent, après le serment, qu'ils estoient parjures; tant montèrent les paroles d'une part et d'autre que elles vinrent à grant contention: et pour ce que l'une partie ni l'autre ne se voulut fléchir ni humilier, car ils estoient nobles gens et des plus grans du palais Chilperic, ils sacièrent les espées et s'entreblecièrent moult vilainement. L'églyse qui fu violée pour l'éfusion du sang fu suspendue de divins offices. Tant alla avant la nouvelle de ce cas, qu'elle fu au roy raportée: il jura que les uns ni les autres n'auroient sa grace ni amour, tant qu'ils n'auroient impetré vers Rainemont évesque de Paris en quel diocèse la chapelle estoit, qu'ils fussent absous de l'escomeniement qu'ils avoient reçu par ce fait. Ils firent tant vers l'évesque, qu'il les asout, et l'églyse fu reconciliée. 343Mais pour ce que l'histoire fait ci-endroit mention de l'oratoire monseigneur saint Denis, ne doit-on pas entendre que ce fust l'abaïe ou les corps saints reposent maintenant: car en ce tems n'estoit encore fondée, ni les corps saints levés de terre: ains put estre la chapelle qui fu fondée au tems de sa passion en l'honneur de lui, où les corps saints reposent et qui ore est apelée saint Denis de l'Estrée.
XI.
ANNEE 580.
De la mort Nantin le comte d'Angoulesme, et comment le roy
Chilperic se
repenti de ses tors fais.
344Nantin le comte d'Augoulesme mourut en ce temps avec griefs tourmens, par la vengeance de nostre Seigneur, pour les griefs et pour les injures que il faisoit à sainte Eglyse, si comme nous dirons ci-après. Macaire oncle à ce comte Nantin, qui longuement avoit usé de la seigneurie de la comté, alla au clergié et fist tant en peu de temps que il fu évesque de la cité; mais il ne vesqui pas longuement: car ceus qui pas ne l'aimoient, l'envenimèrent345. Celui, toutes voies, par qui cette vilenie fu faite, qui Frontin avoit nom, fu évesque après lui, mais il ne vesqui puis que un an. Après Frontin fu le troisième évesque Eracle, qui devant avoit esté archiprestre de Bordiaus. Nantin, dont nous avons parlé, qui la comté avoit achetée au roy pour la mort son oncle vengier, le reprist et blasma de ce que il tenoit entour lui ceus qui son oncle avoient occis par venin. Tant monta la contention d'une part et d'autre, que le comte saisi les viles de l'Eglise que ses oncles avoit données et quitées en son testament, et disoit qu'il n'estoit pas tenu au testament tenir, pour ce que ses propres clercs avoient fait celui morir qui le testament avoit fait. Après monta en plus grant forsenerie: car il occist aucuns du peuple et féri un prestre d'une lance parmi le corps, les mains lui fist lier derrière le dos, tormenter le fist et contraindre, pour ce qu'il cuidoit qu'il lui deust reconnoistre la mort de son oncle. Le prestre qui innocent estoit du fait, vuida tant de sanc de son corps par la plaie qui estoit ouverte, qu'il rendi son esperit comme martyr. Pour tel cas et pour semblables fu Nantin escommunié de l'évesque Eracle. A la parfin, pria tant aucuns des évesques qui à Saintes furent assamblés, que ils le firent absoudre par leurs prières, en promettant qu'il s'amenderoit, et que il rendroit tout ce qu'il avoit pris et saisi des choses de l'Eglyse. Quant il fu retourné à Angoulesme, il craventa et destruisi toutes les maisons et dist que si l'évesque recevoit ces choses, il les trouveroit désertes. Quant il sut qu'il avoit ce fait depuis que il avoit esté absous, il le rescomenia derechief; puis ne demeura pas moult qu'il trespassa de cest siècle. Le comte se fist absoudre par aucuns évesques qu'il avoit corrompus par dons. Après cette absolucion, qui peu ou néant lui valut, il cheut en une fort aigre fièvre. En ce point qu'il estoit au plus fort de la fièvre, il crioit à haute voie: «Haro las! haro las! comme l'évesque Eracle me tormente! il me flaèle et me fait ardoir tout le corps de son feu: las! je désire la mort, que je ne vive longuement en si grans doleurs comme je sueffre.» En tels cris et en telle voie fini sa douloureuse vie. Ici doivent prendre garde ceus qui font les griefs à sainte Eglyse, et doivent entendre que nostre Sire venge les tors faits de ceus qui sont grevés sans raison.
346Le roy Chilperic qui tousjours vivoit en empirant grevoit moult durement le peuple qui sous lui estoit de griefs tailles et de grièves exactions, par le conseil Frédégonde. Maint en laissièrent leur païs et s'en allèrent habiter en autres terres, ainsi comme exilés, qui mieux amoient à vivre en autres terres franchement, que estre chargés de si griefs treus en leur païs. Entre les mauveses coustumes que il avoit alevées, establit-il que tous, et gentils et vilains, qui vignes avoient, lesquelles ils labouroient ou à leurs deniers ou à leurs bras, rendraient chacun an une orcelée347 de vin à la table le roy. En la terre d'Aquitaine avoit un prevost pour telles rentes cueillir, qui Marques estoit apelé: les gens contraingnoit vilainement à ces rentes paier par laides paroles et par menaces. Ceus du païs ne purent tous-jours souffrir les vilenies qu'il leur faisoit: pour ce fu occis par son outrage, au païs de Limozin. Chilperic, qui tous-jours alloit avant de mal en pis, chut en une fièvre trop forte: mais toutes-voies, trespassa-il348 de cette maladie. En ce qu'il tournoit à garison, un petit fils qu'il avoit, qui encore n'estoit baptisié, commença à estre malade: la royne qui trop en estoit dolente le fist baptisier; lors lui alegea moult sa dolour, et il recouvra santé après le baptesme: mais elle n'en fu pas moult longuement esjoïe: car un sien frère, qui aisné de lui estoit, chut en infirmeté pestilente, et la maladie s'espandi tellement en toute la lignée le roy, comme si elle fust descendue et acoulée des entrailles paternelles ès corps et ès membres des enfans, et comme si elle vousist conquérir à soi-mesme le royaume et leur héritage349. A la parfin la royne Frédégonde, qui tantes fois sentoit en son cuer ses doleurs renouveler, comme elle regardoit le corps de ses enfans ainsi comme demi mors, oublia la cruauté de beste sauvage et vesti son cuer de la compassion de l'humain courage. Au roy s'en vint et lui dist en telle manière: «Sire, reconnoistre nous convient la grâce et les bénéfices que nostre Sire nous fait, qui pas ne prent la vengeance de la malice en quoi nous avons si longuement demeuré; et n'avons-nous pas souffert les fléaus de la justice de Dieu comme coupables, ains sommes chasciés par le baston dont nos enfans sont batus: et par ce povons-nous apercevoir que nostre Sire nous aime, par l'Escriture qui dist en la personne de lui: Je chastie ceus que j'aime. Nos enfans a pris comme purs innocens, pour ce qu'il les aimoit; nous mesmes a-t-il chastiés par diverses maladies. Si devons croire que ces persécutions, que nous souffrons, nous viennent par les larmes des veuves et des orphelins qui à tort sont par nous grevés. Repentons-nous donques des maux que nous avons faits, et nous convertissons à nostre Seigneur et le prions qu'il soit apaisé de nos meffais. Car il est piteux et miséricordieux aux pécheours qui vers lui s'humelient. Ardons donques les lettres que nous avons escriptes, et pour la santé de nostre lignée et de nos ames effaçons les lettres où les exactions sont scélées, qui sont à la destruction des povres. Il n'est rien que nous devons douter si nous nous repentons vraiement. Si nous avons souffert ces grans maux, pas ne devons douter mains griefs: quel mal peut home souffrir plus grief que de perdre ce qu'il mieux aime? Pourquoi gardons-nous les trésors que avons si longuement acquis et amassés, quant nous avons perdu tous nos hoirs qui deussent estre nos héritiers? Gardons donques que nous ne soions encourus par la sentence du riche home dont l'Evangile parole, qui amassoit et emplissoit ses greniers, et une voix lui dist qu'il ne verroit jà le jour de lendemain, et ne sauroit qui seroit héritier de ces choses. Celui donques peut estre débonnaire, qui de nous s'est jà vengié en partie, et plus miséricors que s'il ne se fust de riens vengié.» Cette amonicion, que Frédégonde fist au roy, lui refrena la forsenerie et l'avarice de son cuer, et lui amolia tant la dureté de son corage qu'il geta et ardi au feu les autentiques en quoi la loi estoit escripte, pour le peuple grever.
Un peu après, fu mort le moindre de leurs fils, mis fu en sépulture en l'oratoire Saint-Denis; assez tost après, l'autre qui avoit nom Clodebert fu malade jusques à la mort: la mère, qui fu angoisseuse des dolereux soupirs de son enfant, le fist porter à Saint-Mard de Soissons; elle mesme et le roy y furent et honorèrent le corps saint de mainte riche offrande. L'enfant trespassa vers minuit: le peuple de la cité vestu de robes de plours convoia le corps jusques à l'églyse Saint-Crespin: là fu enfoui à grant plour et à grant gémissement de la mère. Le troisième enfant, qui avoit nom Theoderic, mourut. Lors s'aperçut bien le roy que c'estoit vengeance de Dieu et que nostre Sire le punissoit en sa lignée: grant paour eut de soi-mesme; aus povres et aus églises commanda à donner grans dons. Un autre fils avoit encore de remanant, mais il n'estoit pas de Frédégonde: en prison le faisoit garder par le conseil de sa marrastre. Le roy avoit jà commandé à ceus qui le gardoient qu'ils l'occissent; et tant estoit chaus et ardans en sa malice, que ce ne souffisoit pas à lui chastoier350, que nostre Sire le punit de jour en jour et sa lignée, s'il n'acroissoit et esmouvoit le courroux de nostre Seigneur par nouveaux péchiés.
XII.
ANNEE 580.
De diverses incidences qui advinrent en divers lieux,
et de diverses
choses.
351Incidence. Au cinquième an du règne Childebert, qui fu le dix-neuvième du règne Chilperic et Gontran, furent si grandes habondances d'eaues par toutes les provinces du royaume de France, que les fleuves s'estendoient plus largement qu'ils n'avoient onques fait que l'on sust; les bestes périrent, les maisons et les édefices furent craventés. Quant il eut cessé à plouvoir et les yaues furent retraites et revenues à leur chanel352, les arbres flourirent de nouvel entour le mois de septembre. En ce temps fu veue la foudre courir parmi l'air, et grans escrois353 furent oïs par tout le païs, ainsi comme si ce fust de grans arbres qui trébuchassent par force de vent. En la cité de Bordiaus fu grans mouvemens et grans croléis de terre; grans roches rompirent et trébuchèrent des montagnes qui acraventèrent moult de gens et de bestes. La cité de Bordiaus ardi de feu qui vint soudainement devers le ciel; moult de gens ardi ce feu; les greniers et les granges plaines de blez furent arses et peries. La cité d'Orlians fu arse tout en telle manière. Sang decouru sensiblement de la fraction du pain au sacrement de l'autel, en la contrée de Chartres. Un loup sailli d'un bois et se féri en la cité de Poitiers par une des portes; les citoiens firent les portes clore, puis l'occirent au milieu de la ville. Le ciel fu veu ardoir et le fleuve de Loire crut plus qu'il ne souloit.
Le vent qui est apelé Auster (que aucunes gens nomment Galerne et vient devers Septentrion), venta cette année si roide et si fort, qu'il trébucha les forêts, les murs et les maisons, et tournoit les hommes si fortement, quant il les cueilloit, que à bien petit qu'ils n'en mouroient. Le front de ce tourbillon contenoit de large sept fois comme une charrue peut ouvrer de terre en un jour, et de long plus que nul homme ne pourroit estimer.
Ces signes et ces merveilles qui advinrent cette année, ne furent pas pour rien; car discordes de roys et batailles de citoyens s'ensuivirent après. Une maladie, que phisiciens apèlent disenterie, pourprist tout le royaume de France. En cette infermeté cheut Austregilde, la femme le roy Gontran: à son seigneur se clama des phisiciens de ce qu'ils avoient esté négligents de la garir, comme elle disoit, et que par leur défaut l'avoit la maladie si fortement seurmontée que jamais eschaper n'en povoit. Comment que la négligence fust des phisiciens, elle dist voir: car elle morut de cette maladie; pour ce, commanda le roy que les phisiciens fussent occis et, avant, tourmentés de diverses paines.
354En cette année prist le roy Chilperic en la cité de Poitiers les messages Mirion le roy de Galice, qu'il envoioit au roy Gontran à Paris; il les fist mettre en prison; en l'an après les délivra et les laissa r'aler en leur païs.
Maurilien, l'évesque de Caours, chut en grant langour par un fer ardant que il se fist bouter parmi les cuisses en espérance de guérir de meselerie355 dont il estoit entechié:356 plusieurs, quant ils virent qu'il mouroit, convoitèrent l'éveschié; mais le preudhomme quant il vit ce, eslu un preudhomme qui estoit apelé Ursin et le fist sacrer avant qu'il morust; puis trespassa à la joie perdurable, si comme l'on cuide: car il fu moult grant aumosnier; si grant clerc estoit en Escriture divine, qu'il savoit ainsi comme par cuer toutes les auctorités et les généalogies du viez Testament: les povres de son églyse et de son éveschié soustenoit et deffendoit contre tous les faus jugemens des félons juges. Pour ce peust-il dire à nostre Seigneur ainsi comme Job disoit: «Je estoie père des povres et soustenoie leur cause par grant diligence.»
Levigilde le roy d'Espagne envoia au roy Chilperic pour ses messages un des évesques de son païs, qui avoit nom Egelaine; arrien estoit et pas ne créoit en la foi de l'Eglyse de Rome, mesmement aus articles de la Sainte-Trinité. A lui disputa saint Grigoire archevesque de Tours, et le seurmonta et conclut357 merveilleusement. Aucune fois avoit cet évesque dit que jà ne seroit catholique, c'est-à-dire, créant en la droite foy de l'Églyse de Rome: mais à la parfin la reçut-il, quant il se vit en péril de mort.
358Incidence. Tibère Constantin empereour de Constantinoble, duquel nous avons là dessus parlé, sentoit bien que le terme de sa vie aprochoit. Sept ans gouverna l'empire dignement et profitablement par le conseil dame Sophie l'Auguste, qui avoit esté femme l'empereour Justin. A soi apela Morice; né estoit d'une terre de Grèce qui a nom Cappadoce; l'empire lui laissa à gouverner et une sienne fille douée de grande richesse, et lui dist ainsi: «Je t'octroie mon empire et cette pucelle ci; use heureusement de l'impériale dignité. Gardes que tu aies toujours en ton cuer loyauté et justice, qui sont principal signe de bon empereour.» Ce Morice estoit noble homme. Quant le roy eut ce dit: il rendi le treu359 de nature, et trespassa à la joie de paradis, si comme l'on cuide. Grant plour et grant lamentacion lessa à tout le peuple: car il fu homme de très-grant bonté, large et apareillié en aumosnes, très-sage en jugemens; tous les aimoit, nul n'avoit en despit, et de tous estoit aimé. Morice fu coronné et vestu de la pourpre impériale, puis fu mené au théâtre qui estoit au milieu de la cité, selon la coustume du païs: il fu le premier empereour du lignage des Grejois.
360Incidence. En ce temps fu mué l'estat de Lombardie. Les Lombars qui dix ans avoient esté sous la seigneurie des ducs qu'ils avoient créés et establis, par commun accord, pour le peuple gouverner, firent roy de Flavien le fils au roy Clephonis: et pour ce qu'il n'avoit pas trésors ni pécune par quoi il peust son estat gouverner, tous les ducs qui lors estoient lui donnèrent chacun la moitié de sa sustance et de ce que il avoit, pour soi soustenir et ceus qui estoient en divers offices en son service. Et estoit merveilleuse chose de la grant pais où le païs estoit, que nul n'i faisoit violence, ni force, ni agait, ni traïson; et aloit chacun tout seurement par là où lui plaisoit.
XIII.
ANNEES 580/581.
Comment Morice l'empereour envoia au roy Chilperic pécune
pour chacier
les Lombars d'Italie.
Incidence. Morice l'empereour de Constantinoble envoia par ses messages cinquante mille livres au roy Chilperic par telle manière qu'il chaçast les Lombars d'Ytalie: il apareilla ses osts et entra soudainement en Lombardie. Les Lombars ne s'osèrent à lui combatre, ains se restraindrent en leurs chastiaus et en leurs forteresses. Après firent pais au roy par grant masse d'avoir qu'ils lui donnèrent. Quant l'empereour sut qu'il avoit pacefiés aus Lombars sans autre chose faire, il lui manda qu'il renvoiast l'avoir qu'il avoit de lui receu, ou qu'il lui tenist convenant361. Mais le roy qui peu le doutoit pour sa force et pour la fierté de sa gent, ne lui daigna onques rendre response de ceste chose.
362Incidence. En ce temps souffrirent les crestiens grande persécution en Espaigne, de laquelle Gadsonde la mère Brunehault fu la cause en la manière que vous oirez ci conter. Hermenigilde, filleul Levigilde le roy des Ghotiens qui en Espaigne habitoient, avoit espousé Ingonde la serour le roy Childebert; fille estoit Brunehaut la mère ledit roy, et nièce à la devant dite Gadsonde. Cet Hermenigilde fu converti à la foi de Rome et guerpit l'arrienne hérésie, par l'exhortation sa femme et par la prédication l'évesque Leandre. Cette Gadsonde se penoit en toutes manières, comment elle peust sa nièce fléchir à ce qu'elle occist son seigneur; mais onques à ce ne se voulut assentir. Quant Gadsonde vit ce, elle amonesta son seigneur le roy Levigilde qu'il fist son fils demeurer en une autre cité entre lui et sa femme; trop lui desplaisoit à demeurer avec eus, pour ce mesmement qu'ils estoient d'autre foi et d'autre créance. Et comme cet Hermenigilde pour cette moleste ni pour autres ne vousist lessier ni renier la sainte foi de Rome qu'il avoit receue, son père le mist en prison; le jour de la sollempnité de Pasques, qui après vint, il l'escervela d'une coignée; aus autres bons crestiens qui en la terre habitoient fist assez de persécutions. Pour l'ocasion de cette chose Ingonde s'enfuit avec un sien fils, après le martyre son mari: comme elle cuidoit retourner en France, les gens qui deffendoient le païs et estoient à l'empereour contre les Ghotiens, la prirent elle et son fils; menée fu en Sezile, là fu morte et l'enfant fu mené en Constantinoble à l'empeieour Morice. Quant le roy Childebert sut que sa serour avoit esté menée en chetivoison363, et fu certain des choses qui lui furent avenues, il assambla ses osts, et entra en Espaigne pour les tors364 et pour les hontes de sa serour vengier: grans batailles fist contre les Ghotiens, assez en occist et en mist à confusion; en France retourna atout grans proies et à grans victoires. L'empereour Morice lui manda puis que il allast sur les Lombars; volentiers le fist, pour ce que il cuidoit que sa serour fust encore en Constantinoble et que l'empereour la lui deust rendre pour ce service. Ses osts assambla et mut, mais retourner lui convint sans plus faire, pour ce que contention monta entre les Alemans et les François qui estoient en son ost.
365Incidences. Après pape Jehan, reçut la dignité Beneoit. Après Beneoit, fu Pélage ordoné sans le commandement l'empereour: car à ce temps avoient les Ghotiens assis la cité de Rome de toutes parts, si que nul n'en osoit issir. Mummole se parti du roy Gontran pour ne sais quel cas; au chastel d'Avignon se mist, de tout ce que il put le garni, et s'apareilla de deffendre contre ses ennemis.
Le roy Childebert laissa la pais et l'aliance que il avoit fermée au roy Gontran son oncle et s'allia à son autre oncle le roy Chilperic, qui lui promist que il seroit hoir de son règne après lui; mais il ne lui tint pas convenant, ainsi comme il faisoit d'autres choses.
Ursion et Berthefride chascièrent Lup le duc de Champaigne, lui et son ost. Quant il eut été tant chacié que il estoit au prendre ou à l'occire, Brunehault le délivra par sa prière, mais les deux princes toutes voies lui craventèrent ses forteresses.
Le roy Chilperic envoia en Aquitaine le duc Desier à grant plenté de gent pour saisir les cités d'Agen et de Pierregort366; il chassa du païs le duc Regnoalt, sa femme despouilla de toutes ses choses, puis prist et saisi les citez du païs. Leudaste367 péri en Gascongne et la plus grande partie de son ost.
En ce temps habitoit un reclus, qui avoit nom Hospice, auprès la cité de Nicèse368; moult faisoit de pénitences pour l'amour de nostre Seigneur; il estoit lié de chaînes de fer dessus la chair nue, par-dessus estoit couvert de haires: un peu de pain et de dattes mengeoit, et en la quarantaine369, tant seulement les racines de telles herbes comme il croissoit en son hermitage. Moult fist nostre Sire de biaux miracles pour lui en son vivant, pour son nom glorifier et pour son serjant honnorer en terre. En ce temps trespassa à nostre Seigneur le glorieux saint Martin le Galicien: en Pannonie fu né; en Orient ala les saints lieux visiter; là aprist assez des Escritures, puis s'en retorna par Galice: là fu ordené à évesque en l'église Saint-Martin qui fu la première églyse d'Espaigne; trente ans gouverna l'évesché, puis trespassa à nostre Seigneur.
En l'an huitième du règne Childebert, qui fu le vingt-et-unième du règne Chilperic et Gontran, fu veue l'estoile comète au ciel le jour de Pasques. Le ciel fu veu ardoir en la cité de Soissons; en la cité de Paris chaï sang d'une nue, si qu'il ensanglanta les robes de maintes gens. Maladies et mortalités furent cette année au royaume de France.
370En ce temps mourut le duc Crodine371, vrai aumosnier et plain de grant bonté et droiturier en toutes choses. Un jour advint que il ensevelissoit le corps d'un mort, à ses serjans commanda que ils feissent une fosse pour le corps enterrer: en ce que ils accomplissoient son commandement, ils trouvèrent un grand trésor; quant ils l'eurent trait hors, il l'aportèrent devant leur seigneur. Lors entendi bien le preudhome que ce estoit don de Dieu, tout le départi aus povres pour l'amour de celui qui donné lui avoit, et rendi comme bon serjant à son seigneur le besant qu'il lui avoit donné en garde, mouteplié par les mains de povres. Mainte merveille et maints signes furent vus cette année au ciel.
372Agricole évesque de Chalons et Dalmathice de Rodais373 trespassèrent plains de sainteté et de bonne vie de ce siècle. Cet Agricole est celui de qui mention est faite en la vie saint Germain qui fu évesque de Paris. L'églyse de sa cité orna de riches colonnes de marbre, avant qu'il mourust, et la fist paindre moult richement de diverses paintures374. Dalmathice l'autre évesque fist la sienne par plusieurs fois abattre, et pour ce que il la cuidoit tousjours amender, la lessa-t-il néant parfaite.
Note 374: (retour) «Ecclesiam suæ civitatis columnis fulcivit, marmore varlavit, musivo depinxit.» (Grégoire de Tours, lib. V, ch. 46, et Aimoin.) Ce passage et une foule d'autres de Grégoire de Tours pourroient faire croire qu'une grande partie de ce que nous appelons antiquités romaines, date seulement des premiers temps du la monarchie françoise.
XIV.
ANNEES 580/583.
Comment les prélats contredirent l'hirésie que le roy Chilperic
vouloit
essaucier375.
376Le roy Chilperic, qui voloit mouteplier une nouvelle hirésie, escrit aus évesques de son royaume que ils dejetassent le nom de la Trinité et dénonçassent celui mesme qui Père est, Fils et Saint-Esperit, et celui qui est Fils et Saint-Esperit, Père, si que nulle division ne fust de personnes en Dieu. De ce amonesta l'archevesque Grigoire de Tours qui tous les autres prélats passoit en bonne vie et sainteté, et lui dist que saint Hilaire et saint Augustin estoient contraires à cette raison. Saint Grigoire lui respondi: «Roy, tu dois garder que celui ne se courrouce à toi, en la foi duquel furent ces prescheurs que tu connois contraires à cette pesme377 doctrine que tu nous veus élever.» Quant le roy lui eut respondu assez orgueilleusement que il conviendroit demander conseil à plus sages que il n'estoit, le saint homme dist que celui-là ne seroit pas sage qui autrement sentiroit de la foy. Salvie, un des évesques d'Albijois, entra en ces paroles au palais; le roy l'admonesta que il se consentist à lui; puis lui lut en l'oreille la chartre de l'hirésie que il avoit compilée. Quant l'évesque eut la boulgrerie378 entendue, il en eut si grant horreur et si grant abominacion, que il l'eust rompue ou arse au feu, s'il la pust avoir tenue. Le roy vit bien que tous les évesques estoient contraires de cette perverse hirésie que il vouloit alever contre la foy: pour ce se retrait-il de ce propos et de cette intention. Mais toutes-voies ajousta-il au nombre de nos lettres omega, cette lettre grecque qui vaut ô, et trois autres dont l'on trouve les caractères ès chartres que il donna et qui furent seelées en son temps. Il manda par toutes les cités du royaume que les enfans fussent introduits en ces lettres, et les livres ponciés et rescrits379.
Note 379: (retour) Ponciés et rescrits. Ce passage curieux est corrompu dans la plupart des manuscrits. Grégoire de Tours a dit: «Ac libri antiquitus scripti, planati pumice, rescriberentur.» C'est-à-dire que les livres anciennement écrits fussent effacés avec la pierre ponce et de nouveau transcrits.--Chilperic a sans doute détruit, par cet absurde caprice, bien des manuscrits de l'antiquité.
380Lors fu Leudaste osté de la comté de Tours, pour ce que il grevoit le peuple sans raison et pour la vilenie que il laisoit à l'évesque Grigoire; et si, lui avoit juré que il ne feroit nul grief. Après lui fu comte Eunomie. (En ce temps mettoit-on les comtes ès comtées, ainsi comme l'on fait ore les baillifs ès bailliages; et n'y estoient-ils fors au temps)381. Quant Leudaste fu bouté hors, il fu moult esmeu contre l'archevesque Grigoire, soupeçonneux l'avoit que ce ne fust par lui. Le desloial se pourpensa comment il le pourroit meller au courroux du roy. Au roy et à la royne fist entendre que il voloit délivrer la cité au roy Gontran382; que moult de foles paroles dist du roy qui tournoient à honte et à diffame de la royne; que plainement affirmoit que Bertran l'archevesque de Bordiaus la maintenoit. En ce malice avoit coadjucteur et compaignon un clerc, Rigulphe avoit nom, qui contre son maistre Grigoire ouvroit malicieusement en toutes les manières que il povoit. Le roy qui moult fu esmeu pour cette chose, et mesmement pour les laides paroles qui dites estoient de la royne, fist assambler le senne des évesques à une ville qui a nom Bretueil383. Quant assamblés furent les prélats, l'archevesque Bertran se complaint moult du blasme dont il estoit diffamé sans raison. L'archevesque Grigoire se purgea de ce que l'on lui metoit sus; selon le décret et selon l'esgard des frères, jura par trois fois que onques n'avoit dites paroles qui tournassent à honte ni à diffame du roy ni de la royne. Les prélats savoient bien que ce estoit contre droit et contraire aus canons et aus auctorités, que nul prélat fist telle manière de purgacion: mais toutes-voies le firent pour le roy apaisier, qui moult estoit dolent des vilaines paroles qui dites eurent esté. Pour ce dirent après au roy en telle manière: «Grigoire nostre frère s'est rendu innocent des cas, par serement. Que juges-tu donque que l'on doive faire de toi et de l'archevesque Bertran, par qui il est scandalisé, fors que vous soiez escommeniés?» Le roy leur respondi lors que il ne disoit pas ces paroles de soi, mais par Leudaste qui ce lui avoit fait entendant. Il fut demandé et quis; mais il ne fu pas trouvé, car il s'enfuit quant il sut que les prélats devoient assambler, comme celui qui bien se sentoit coupable. Tous les prélats qui là furent, l'escommunièrent; aus autres qui pas là n'estoient rescrirent que ils l'escommuniassent. Moult s'esmerveillèrent tous de la pacience que le roy eut en ce point: car jà soit ce que telle vilenie fust dite de la royne, onques pource n'en fist nul grief à nul sans raison, ce que il n'avoit pas de coustume; fors tant seulement que il commanda que Leudaste, qui estoit escommunié, fust banni de son royaume pour la fausseté que il avoit dite contre l'archevesque Grigoire. Toutes ses choses et tout ce que il lui avoit souffert à avoir fist prendre, saisir et apporter de Tours à Bourges. Longuement erra par le païs amont et aval; puis fist tant que il fu réconcilié à sainte Eglyse, et que le roy le reçut en grâce. L'archevesque Grigoire qui pas ne se prenoit garde aus vilenies et aus griefs que l'on lui avoit fait, le fist sage384 que il se gardast des agais la royne, qui encore povoit estre esmeue contre lui. Mais il ne mist pas à œuvre l'admonicion du saint homme, dont il fist que fou. Un jour entra en une chapelle où elle estoit ainsi comme en oroison; à ses piés se laissa choir pour soi réconcilier à elle, s'il peust; mais elle l'eut en grant despit, quand elle le vit devant lui, et le rejeta de soi. Il issi de la chapelle moult dolent, quant il vit que elle l'eut ainsi refusé: en maintes manières se pourpensa comment il porroit avoir son amour: à ce mena son propos que il acheteroit joiaus pour lui présenter. En ce point que il estoit en la mercerie pour ce faire, elle envoia sergens pour lui occire; mais quant il se vit ainsi enclos, il en féri l'un de son espée, tant fist que il eschapa de leurs mains et se mist à la fuite parmi Paris. En ce que il fuioit ainsi, le pié lui coula si laidement entre les ais du pont de fust,385 que il eut la jambe brisiée. Le roy le fist porter hors de la cité, et commanda que on le fist garir: mais la royne, qui pas ne pensoit à sa garison, lui fist la gorge rompre entre deus fusts; en telle manière fenist sa vie le maleureus, qui devant avoit maint homme jeté en prison, batu, vilené et contraint à faus tesmoignage, pour diffamer saint Grigoire; mais il ne forlignoit pas de mal faire; car assez lui venoit par nature de lignage. Serf avoit premièrement esté, tant fist que il fu au service du palais; mais pour ce que il avoit les ieulz chachieus, fu mis en l'office du pestrin; là se prouva si honteusement que il en fu bouté hors par larrecin. Arrière revint par plusours fois; mais pour ce qu'il ne se put tenir d'embler, eut-il au derrenier l'oreille coupée. Bien vit que il ne porroit cette chose celer: à la femme le roy Caribert s'en ala; tant fist par flaterie que il eut sa grâce et que il fu garde des chevaus, et mestre par-dessus tous. Ses affaires mena puis tant, que le roy Caribert lui bailla la comtée de Tours après la mort la royne, dont il fu geté honteusement, comme vous avez oy. Riculphe le clerc, qui avoit avec lui porté faus tesmoignage contre son archevesque, fu pris par le commandement le roy: tormenté fu si cruellement et si longuement, que s'il fust tout de fer et de cuivre, si fust-ce merveille comment il povoit tant de tourmens endurer. Le chief lui eust le roy fait couper, si ne fust la prière l'archevesque Grigoire. Il reconnut ès tourmens que il avoit telles paroles dites de la royne, pour que elle fust jetée du royaume, et que Clovis, qui tout seul estoit demeuré des fils de Chilperic, fust roy après son décès.
Ce Clovis estoit fils le roy Chilperic d'une autre femme: il l'avoit envoié au chastel de Braine, quant ses fils que il avoit eus de Frédégonde furent morts: tout ce fist-il par le conseil sa marrastre; car elle cuidoit que il deust là morir d'une maladie que on apèle disenterie, dont les autres estoient morts, pour ce que cette maladie couroit plus en cette terre que ailleurs. Quant il fu tout eschapé de cette pestilence, il s'aperçut bien de la malice de sa marrastre: trop présompcieument la desprisoit et se vantoit que il estoit tout seul demeuré hoir du royaume son père. Assez fu qui ces paroles reporta à sa marastre, et non mie tant seulement ce que il disoit contre elle, mais autres mençonges dont il n'avoit onques parlé: plus, lui firent entendre que ses enfans estoient morts par les enchantemens et par les sorceries d'une vieille qui estoit mère à une meschine386 qui se couchoit avec Clovis. La royne qui fu ainsi comme toute forsenée après ces paroles, fist la meschine prendre et tormenter de divers tourmens, et puis la fist enhaster en un pel387 et ficher en terre, droit devant l'hostel Clovis: la vieille fist tant battre et tourmenter, que elle lui fist regehir388, fust voir ou mençonge, ce que on lui metoit sus: après demanda au roy vengeance de son fils. Au bois ala le roy chacer; son fils manda que il venist parler à lui: quant il fu venu, il le fist lier et puis l'envoia à sa marastre; elle, en prison le fist mettre, en maintes manières le tenta et lui demanda la vérité de cette chose et lesquels barons du royaume se tenoient à lui. Il ne reconnut pas ce que elle l'avoit soupeçonneux; mais il accusa ses familiers. Deux jours après elle l'envoia en une ville qui a nom Noçai389; à ceus qui le gardoient manda qu'ils lui boutassent un coutel parmi les entrailles sans retraire hors: puis fist entendre au roy par personnes introduites qu'il mesme s'estoit occis par désespérance, et que le coutiau estoit encore en la plaie. Le roy qui pour lui ne fist ni duel ni plour, manda que il fust là mesme mis en sépulture. Audovère qui mère estoit Clovis et que le roy eut premièrement espousée, fu occise: sa fille que le roy eut en lui engendrée, fu honnie et corrompue par les sergens Frédégonde; puis fu mise et recluse en un moustier. La vieille, qui mère estoit à la meschine Clovis, fu jugée à ardoir; fortement se deffendi du cas que la royne lui mettoit sus, et disoit que ce que elle avoit reconneu estoit par l'angoisse des tormens que on lui faisoit: liée fu à une estache390, arse fu toute vive. Le trésorier Clovis, qui Cupane avoit nom, fu pris et lié, à la royne fu mené; mais il fu délivré par la prière l'archevesque Grigoire de Tours.
XV.
ANNEES 580/581.
D'une manière de jeux que le roy Chilperic establi; et de la
discorde
du roy Childebert et du roy Gontran.
391En ce temps fist le roy Chilperic establir à Paris et à Soissons une manière de jeus qui sont apelés cirques, à la manière que les Romains souloient faire anciennement392. (Si vaut autant à dire comme cerne qui est fait à la ronde, en une place large, dedans laquelle les chevaus courent, sans issir hors des bornes qui y sont mises. Telles manières de jeus souloient les anciens, qui paiens estoient, sacrifier à leurs fausses idoles et à leurs faux dieux: pour les dieux Castor et Polus fu jadis ce jeu establi, si comme les fables le racontent)393.
Après cette assamblée d'évesques dont nous avons parlé, saint Grigoire et saint Salvie estoient un jour à Paris en secret conseil en un jardin assez près de la salle le roy. Si comme ils parloient ensamble, saint Salvie torna son vis394 vers le palais, et vit le glaive de l'ire nostre Seigneur qui pendoit à la couverture du palais. Il appela saint Grigoire et lui dist: «Biau frère, ne vois-tu pas ce que je vois?» Saint Grigoire qui cuida qu'il se jouast ainsi comme il faisoit aucunes fois, lui dist que il ne veoit rien, fors le palais et la couverture: lors lui conta saint Salvie ce qu'il avoit veu. Il n'eut pas sans raison cette avision: car vingt jours après, les deux fils le roy morurent, desquels nous parlerons ci-après.
Messire saint Grigoire vit une nuit que il se fu couchié après matines, en avision, un angel volant par-dessus l'églyse et criant à haute voix: «Heu, heu, Dieu a feru Chilperic et tous ses fils et nul de ceus qui vivent ne lui demeureront.» Cette parole dist pour ce que il en avoit encore quatre vivans.
En ce temps fu le concile à Lyon, par lequel maints évesques qui négligement vivoient amendèrent leur vie.
395Un jour venoit le roi à Paris d'une ville qui es appelée Nogent396. Saint Grigoire, l'archevesque de Tours, qui estoit avec lui, pria que il baptizast un Juif, qui moult estoit son familier, et avoit nom Prisque: mais le Juif le refusa et dist que il ne creoit pas en nostre foy, et la blasmoit tant comme il povoit. Le saint homme disputa à lui et le rendi confus par moult belles raisons. Quant le roy vit que le Juif refusoit le baptesme et sa benéicon, il dist à saint Grigoire: «Pour ce que le desloial refuse la benéicon, elle sera esloigniée de lui. Mais je te dis en la personne de Jacob et ès paroles que il dist à l'ange quant il luttoit à lui: Que je ne te laisserai mie jusques à tant que tu m'aie donné ta benéicon.» Quant le prudomme l'eut beni et ils eurent mengié ensamble, il se départi de lui et s'en ala à Tours en son propre siège.
Incidence. En ce temps morut un reclus à Angolesme qui avoit nom Parchus397, homme de sainte vie et de grant hautesce, qui resuscita un homme qui mort estoit et pendu au gibet pour larrecin.
398En ce temps advint que Dinamie, qui la terre de Provence gardoit, prist Théodore l'évesque de Marseille; assez lui fist de hontes et de vilenies sans raison: à la parfin le laissa aler. Mais ainsi que il s'en aloit au roy Childebert, le roy Gontran le prist: ses chanoines et ses clercs qui pas ne l'aimoient saisirent les biens de l'églyse, quant ils surent que il fust pris; ses greniers et ses celiers vidèrent; de maint crime l'inculpèrent sans raison. Lors manda le roy Childebert au roy Gontran son oncle, que il lui rendist la moitié de Marseille, que il lui avoit donnée après la mort son père; et si ce ne voloit faire, il en prendroit plus grant choses que ce ne montoit. De ce ne voulut le roy Gontran rien faire: ains commanda que les chemins fussent si bien gardés, que nul de par lui ne peust ni venir ni aler. Le roy Childebert fist un duc d'un sien familier: Gondolfe avoit nom, noble homme estoit de lignage, et descendu de la igniée des sénateurs: puis l'envoia à Marseille, par la cité de Tours ala: l'archevesque Grigoire le reçut à grand joie, pour ce que il estoit oncle à sa mère; quinze jours le fist séjourner; au départir lui livra ses nécessités et ce que il lui falloit à sa voie parfaire. De la prison le roy Gontran estoit jà eschapé l'évesque Théodore, qui s'acompaigna à lui en espérance que il fust par lui restabli en son éveschié et en possession des biens que les clercs lui avoient tolus. Quant à Marseille furent venus, Dinamie denia à Gondolfe l'entrée de la cité, et les clercs l'entrée de l'églyse à Théodore. Gondolfe et l'évesque Théodore enortèrent Dinamie, qu'il venist parler à eus en l'églyse Saint-Estienne, qui estoit ainsi comme ajoignant des murs de la cité. Ceus qui l'huis du moustier gardoient le laissièrent entrer tout seul, et ceus qui avec lui estoient venus enfermèrent; en un oratoire le menèrent, moult le blasmèrent et reprirent de ses fais. Ceus qui dehors estoient demourés, eurent grant despit de ce que ils estoient ainsi forclos et bouté arrière. Gondolfe commanda que on prist des plus vieux, pour ce que il les voloit envoier en la cité pour faire ouvrir les portes. Dinamie, qui bien aperçut que il estoit pris, se laissa couler à leurs piés et leur promist que il feroit ouvrir les portes de la cité et que désormais il seroit bon et loial envers le roy Childebert et à l'évesque. Sur ces paroles le laissièrent aler, bien leur tint leurs convenances; car il leur fist ouvrir les portes et furent léens receus à grant joie du pueple de la cité. Les clercs qui si desloiaument avoient ouvré envers leur évesque, s'enfuirent en leurs hostels; mais le duc Gondolfe les contraigni à ce que ils lui donnèrent bonne sûreté, que ils se présenteroient au roy Childebert et s'obligeroient à telle paine comme il jugeroit, en vengeance de leurs excès. Quant Gondolfe eut ainsi la cité receu et l'évesque restabli en son siège, il retourna au roy Childebert. Après ce que il s'en fu parti, Dinamie ne tin pas longuement les convenances qu'il avoit à l'évesque promises, il manda au roy Gontran que il lui voloit livrer la cité; mais l'évesque lui contredist399; et plus entendant le fist que les citoyens disoient que ils ne lui obéiroient ja, s'il n'envoioit l'évesque Théodore en exil. Moult fu le roy Gontran esmeu de ces paroles: il manda que on le préist, et que on l'amenast tout lié. L'évesque qui se douta, n'osa pas issir seurement de la cité; mais il advint nécessité d'une églyse dédier, qui estoit au dehors de la ville; là convint que il alast par force pour faire l'office à quoi il estoit tenu. Ceus qui pour lui prendre estoient venus, saillirent soudainement de leur embuchement, les clercs qui avec lui estoient batirent et chacièrent en fuite, l'évesque abatirent jus de son cheval, vilainement au roy le menèrent sur un roncin, à une cité qui estoit apelée Aquense400. Un évesque qui estoit nommé Pience le reçu comme preudhomme, et donna clercs et mesnie et ce que mestier lui fu en cette voie. Le roy enquist diligemment s'il avoit coulpe au cas que on l'avoit accusé, bien trouva que il n'i avoit: et pour ce que il avoit conscience des hontes et des vilenies que on lui avoit faites sans raison, il lui donna plusieurs dons et lui dist que il retoumast en pais en son éveschié. Quant retourné fu arrière, le peuple le reçu à grant joie; mais les clercs avoient jà saisies toutes ses propres choses. Pour cette cause et pour autres furent rompues les alliances qui estoient fermées entre le roy Gontran et le roy Childebert, et la pais muée en grant discorde.
Incidence. Un bourgeois de Tours, qui Lous estoit appelé, eut propos qu'il devint clerc, pour ce que sa femme estoit morte: un sien frère, qui Ambroise estoit appelé, lui desconseilla cette chose et lui promist qu'il le pourvoiroit de femme bonne et bele et de lignage, à son avenant. Tandis comme il pourchaçoit cette besoigne, l'un et l'autre fu occis d'un avoultre401 qui maintenoit la femme Ambroise: et quant celui-ci se penoit de soustraire à Dieu son frère et le rendre aus délis de ce siècle, ils furent tous deux perdus.
Incidence. En ce tems fu esclipse de lune. En Touraine découru vrai sang de la fraction du pain au sacrement de l'autel, de quoi nul ne doit douter que ce ne soit le vrai corps et le vrai sang Jésus-Christ. Au terroir de Senlis se leva un homme au matin, et vit sa maison sanglante par dedens. En la cité d'Angiers fu croléis402 et grans mouvemens de terre: les loups entrèrent en la cité et mangièrent les chiens feu fu veu parmi le ciel.
XVI.
ANNEE 582.
Comment le roy Chilperic faisoit les juis baptisier; et
comment il
haoit le roy Gontran.
403Le roy Chilperic fist en ce tems moult baptisier de juis, des fons les levoit et estoit leur parrain; mais en nule manière ne put onques convertir Prisque le juis, qui estoit son familier. Pour ce commanda que il fust mis en prison; mais le juis le deçut par dons, et empetra à lui que il souffrist404 tant que il eust envoié un sien fils à sa femme qui à Marseille demeuroit et puis feroit sa volonté: mais le malicieux, qui son Créateur ne voloit reconnoistre, descendi en enfer assez tost après. Car contention mut entre lui et un autre, qui de juis estoit converti en patarin405: tant montèrent leurs paroles que celui-ci le féri d'un glaive.
406Nonice le duc de Limoges prist deus hommes qui de par Charthère l'évesque de Perrigort portoient lettres, ès quelles moult de malédictions du roy Chilperic estoient contenues. Entre les autres choses estoit escrit en ces lettres comment cet évesque se complaignoit de ce qu'il estoit bouté hors de paradis et descendu en enfer; et c'estoit, selon son entencion, qu'il estoit descendu du roiaume le roy Gontran en la seignourie le roi Chilperic: pris fu et envoie au roy avec les mesages. Devant le roy fu amené pour rendre raison pourquoi il avoit telles lettres escrites; mais pour ce qu'il ne put pas estre légièrement convaincu, le roy lui donna congié sans nul grief faire de retourner en son païs.
407Etherie évesque de Lexovie408 racheta un clerc trente deniers d'or: ce clerc estoit jugié à mort pour une femme qu'il avoit esforciée. L'évesque lui donna les escoles de cette cité, pour ce qu'il disoit qu'il estoit maistre d'escole de gramaire. Souvent l'apeloient les bourgeois, de qui les enfans il aprenoit, pour mengier avec eus: tant fréquenta leur ostel qu'il en ama la mère à l'un de ses escoliers; de foles amours la requist; celle-ci qui fu preude femme le dist à son seignour. Le bourgeois fist tant qu'il tint le clerc pour lui occirre. L'évesque qui ce sut le délivra et lui rendit ses escoles. Un jour advint que cet évesque estoit issu aus chans pour soi esbattre; le malheureux clerc, qui tost eut oublié les bénéfices qu'il lui avoit fais, courut après lui une hache à son col; lors se retourna vers lui et lui demanda pourquoi il le suivoit avec cette coignié. Celui-ci lui chait maintenant aus piez, et lui dist: «Biau père, aies merci de moi, et me pardonnes les péchiés dont je me suis envers toi meffait. Si te dis pour vérité que je ne fais pas ce de moi, mais, par l'enortement de l'archidiacre, je te voloie tuer.» L'évesque lui commanda que il celast cette chose, puis retourna à sa maison. Bien vit l'archidiacre qu'il ne le porroit pas légièrement grever par autrui: par soi mesme faint l'esclande, et dist qu'il avoit veu une foie femme issir de sa chambre. Tout maintenant lui courut sus, lui et le devant dit clerc et ses autres aides, et commanda qu'il fust fortement lié. Par les mains donques fut pris et lié qu'il avoit plusieurs fois des liens délivré; par celui fu emprisonné qu'il avoit plusieurs fois racheté. Bien vit qu'il avoit perdu tout confort et qu'il n'avoit espérance à nule humaine aide. Pour ce converti toute pensée à nostre Seignour et à nostre Dame, et leur pria de bon cuer qu'ils le confortassent. Les liens lui chaïrent tantost et ceus qui le gardoient s'endormirent. Quant il se vit en tel point, il s'enfuit hors de la prison, et s'en vint au roy Gontran. Ses adversaires feignirent leur accusation contre lui, et mandèrent au roy Chilperic qu'il voloit la cité trahir; mais le peuple de la vile, qui moult estoit dolent des griefs qu'on lui avoit faits, suplièrent au roy qu'il leur rendist leur évesque. Lors manda le roy Chilperic au roy Gontran, qu'il lui renvoiast et qu'il n'avoit nule male volonté vers lui. Car il ne savoit cas nul par quoi il feust coupable. Le roy Gontran l'en fist retourner en son siége à la requeste de son frère: assez lui donna richesses et autres choses: aus évesques de son roiaume manda par ses lettres qu'ils l'onorassent de dons et de présens. Tant lui donna-on d'avoir et de richesses, en cette voie, comme il en put porter.
409Le roy Chilperic fist mettre gardes aus ponts de Paris410, pour ce que les espies411 le roy Gontran fussent retenues, et commanda que tous les trespas412 fussent bien gardés. Le duc Esclepie surprist une nuit ces gardes, qui les ponts gardoient: tous les occist et roba toutes les rues qui près des ponts estoient413. De cette chose fu le roy Chilperic si esmeu qu'il voulut mouvoir contre le roy Gontran à ostbanie414. Mais toutes-voies changea son propos par le conseil de preudomes; et manda à son frère qu'il lui amendast le mal et domage qu'on lui avoit fait par lui: et celui-ci qui aimoit droiture et loyauté, l'amenda tout à sa volenté: mais le roy Chilperic, comme il estoit pervers homme de sa nature, ne s'en tint pas à tant; ains lui toli aucune de ses cités qui appartenoient à son roiaume; provos et baillis y mist de par lui, et commanda que les rentes fussent aportées en ses trésors.
Note 410: (retour) Aus ponts de Paris. L'erreur est ici le fait d'Aimoin qui entend l'apud Pontem urbiensem civitatis parisiensis, par apud pontem parisiacæ urbis. Mais Pons urbiensis est Pont-sur-Orge; aujourd'hui, suivant toutes les probabilités, Savigny-sur-Orge, bourgade du territoire de Paris qui séparoit les états des deux rois Chilperic et Gontran.
415La roine Frédégonde se délivra d'un fils; baptisié fu à Paris, et eut nom Théoderic.
XVII.
ANNEE 583.
Comment les deux rois murent guerre contre le tiers,
et comment ils
firent pais.
416Le roy Childebert envoia Gillon l'archevesque de Rains et aucuns des princes de son règne en mesage au roy Chilperic son oncle, pour confermer pais et aliances. L'archevesque commença la parole et dist ainsi: «Chilperic noble roy, nostre sire le roy Childebert ton neveu te requiert que la pais et l'aliance qui entre vous deux fu pieça establie, soit du tout en tout confirmée. Il ne puet avoir l'amour ni la bonne volenté le roy Gontran ton frère, pour ce qu'il demande la moitié de Marseille qu'il retient sans raison, ni rendre ne lui veult les fugitifs de son roiaume: si vous vouliez donques estre d'un accord et d'une volente, et joindre vos deux forces ensemble, assez tost pourriez prendre vengeance des tors qu'il vous fait.» Lors respondi le roy et dit ainsi: «La colpe et le meffait de mon frère est si apert qu'il ne puet pas légièrement estre celé: et si mon doux neveu recensoit bien et diligemment en son cuer comment les choses sont allées, il trouveroit que son père fu occis par la tricherie et par la desloiauté de lui. Pour laquelle chose je lui promets aide et secours en toutes manières, et moi et mes compagnons, de aidier de vengier la mort son père, de laquelle je suis moult dolent. Car j'ai perdu mon frère et mon ami, qui moult m'amast, s'il fust en vie.» Après ces paroles ils confermèrent les aliances et donnèrent ostages d'une part et d'autre: puis partirent à tant les mesages417. Le roy Chilperic fist ses osts assembler, et mut pour le païs gaster et pour prendre les cités et les villes du roiaume Gontran; les ducs et les chevetains envoia en diverses parties pour prendre la cité de Bourges. D'une part, le duc Bérulphe les envaï lequel estoit chevetain des Touranjaus et des Angevins; Desier et Bladaste d'autre part atout grant multitude de gent. Le roy leur avoit commandé qu'ils préissent les fois et les sermens des cités qu'ils prendroient en son nom. Mes les Biturigiens, qui de leur venue furent avisés, vindrent encontre le duc Desier à quinze mile hommes, à un chastel qui estoit nomé Mediolens418. A lui se combatirent, et pendant qu'ils se combatoient, les autres ducs assistrent la cité. Le roy Chilperic se hasta moult d'eus ensuivre, tous ses osts fist passer parmi Paris, ja soit que les osts Childebert son neveu ne feussent pas encore venues, mais il avoit aucuns de ses princes en sa compaignie; tout le païs alèrent gastant et robant jusques à Meleun, puis que ils eurent passé le terroir de Paris. Le roy Gontran, qui bien se refut pourquis, ne redouta pas à venir contre eus à bataille; ses conforts et son espérance estoit tout en nostre Seigneur. La nuit après issi hors de ses herberges, ainsi comme pour son ost escharguetier, une compaignie de ses anemis encontra qui des autres s'estoient partis pour gaaignier; sus leur courut, et les desconfi assez briement. Lendemain quant les osts furent armés et apareilliés d'une part et d'autre, et qu'ils estoient ainsi comme à l'assambler, aucuns preudomes qui avoient pitié de la perdicion du pueple et des rois qui frères estoient germains, se travaillièrent tant que à la pais vinrent, et fu entr'eus concorde et aliance fermée: si promirent que l'un amenderoit à l'autre tout ce que il lui auroit meffait. Le roy Chilperic commanda à sa gent qu'ils se tenissent de tolir et de rober le païs: pas ne s'en voulurent tenir, dont le roy fu si courroucié qu'il férit le conte de Rouan d'un glaive parmi le corps: en telle manière restreint et refrena la rapine des autres: les proies qu'ils avoient prises fist rendre, et les prisons qu'ils avoient pris aussi. A ceus qui la cité de Bourges avoient assise manda qu'ils s'en retournassent: mais en leur retour fu pris aus mains tout ce que ils porent à eus choisir.
Note 418: (retour) Mediolens. «Mediolanense castrum, quod nunc Magdunum dicitur.» On croit que cette explication a été ajoutée plus tard au texte d'Aimoin, et l'abbé Lebeuf a soutenu avec beaucoup de vraisemblance qu'il falloit reconnoître dans ce nom, Château-Meillan, petite ville du Berry, aujourd'hui département du Cher, arrondissement de Saint-Amand.
419Le roy Childebert tenoit son ost d'autre part tout assamblé en une champaigne: les murmures et la noise du menu pueple monta à mie-nuit. Tous frémissoient de ire et de mautalent contre Gilon l'archevesque de Rhains et vers les autres ducs de l'ost, et crioient en telle manière: «Ceus-ci devroient estre ostés de la présence et de la compaignie le roy, qui son roiaume lui honnissent et le soumettent à autrui seignourie.» Au plustost qu'ils purent le jour apercevoir, ils vindrent au tref le roy tout apensséément, pour occire l'archevesque Gilon. Quant il aperçu le péril où il estoit, il monta et s'enfuit à peu de gent au plustost qu'il put; tant avoit grant paour qu'il n'osa reprendre une bande dont il couvroit son chief, qui cheue lui estoit. A celui fu grand bénéfice que ses anemis n'avoient pas chevaus apareilliés pour lui ensuivre. En la cité de Rhains se feri, tandis comme ils s'appareilloient pour lui chascier.
Le roy Gontran rendi au roy Childebert sa part de la cité de Marseille, qu'il tenoit contre sa volenté. Le roy Chilperic retarda les noces de sa fille, qu'il avoit promise au roi d'Espaigne, pour le doel qu'il avoit de la mort d'un sien fils, dont nous avons lasus parlé. Les mesages qui estoient meus en Espaigne fist rapeler. Après eus renvoia autres, qui denoncièrent qu'il ne povoit célébrer les noces au temps qu'il avoit establi, pour le duel de son fils. Mais les mesages qui retournés furent, se tinrent moult près de la besoigne; pour ce se pourpensa que il envoieroit là une sienne fille qu'il avoit eue de la royne Audovère sa première femme. Cette damoisele avoit mis en reclus en un moustier en la cité de Poitiers; mais Frédégonde sa marastre destourna cette besoigne420.
Note 420: (retour) Mais Frédégonde. Etourderie du traducteur. C'est la bienheureuse Radegonde, la veuve de Clotaire, qui détourna Chilperic de la marier. «Sed à beata Redegonde prohibitus est?» (Aimoin.)--Resistente præcipuè beata Redegunde, et dicente: non est dignum ut puella Christo dicata iterùm ad sæculi voluptatis revertatur. (Gregori Tur., lib. IV, cap. 24.)
XVIII.
ANNEES 583/584.
Comment Frédégonde fist justice des sorcières; et comment
le roy
Chilperic envoia sa fille en Espaigne.
L'on fist entendant à la royne Frédégonde que son fils qui nouvelement estoit mort, dont elle et le roy avoient si grant duel conceu, estoit péri par le provost Mummole, et qu'il devoit avoir tant fait vers aucunes femmes sorcières, que elles avoient l'enfant fait morir. La royne crut plus légièrement ces paroles, pour ce qu'elle n'amoit pas le baillif Mummole: les femmes fist prendre et mètre à gehene: bien reconnurent qu'elles avoient tué maint inocent par leurs sorceries et par leurs charmes; après reconnurent qu'elles avoient donné la vie de son fils pour la santé Mummole. Lors devint la royne aussi comme foursenée; les unes en fist ardoir toutes vives, les autres fist lier en roues, et tourmenter en tournoiant. Après fist sa complainte au roy de Mummole. Le roy le fist venir devant lui estraint et lié de bonnes chainnes, pendre le fist à un tref les mains derrière le dos; puis lui demanda s'il savoit rien du cas dont les femmes l'avoient acusé. Il respondi que de la mort de son fils ne savoit-il rien; mais il reconnut bien qu'il avoit aucunes fois receu de leurs bevrages et de divers charmes pour aquerre la grace du roy et de la royne. Lors le fist le roy despendre et geter en prison; puis lui manda Mummole quant il fu en prison que de ce que l'on lui avoit fait de tourmens il ne sentoit ni mal ni doleur. Moult s'en esmerveilla le roy et dit que c'estoit un enchanteur: en telle haine le cueilli pour cette parole, qu'il commanda qu'il fust occis: toutes-voies pria la royne que sa vie lui fu respitée, mais ce ne fut pas moult longuement: car assez tost morut après pour la dolour des tourmens qu'il avoit avant soufferts. La royne fist prendre les robes et les trésors de son enfant: ses vestemens fist ardoir, et l'or et l'argent fist fondre en fornaise et jeter en terre bien parfonde, pour ce que elle ne voloit rien veoir qui son fils lui ramenast en mémoire pour son duel renouveler.421 Ne demoura pas après longuement que elle eut un moult biau fils, Clotaire fu apelé. Le roy en eut si grant joie que il commanda que les prisons et les geoles fussent ouvertes par tout son roiaume, et que tous les prisonniers, pour quelque cas que ce fust, s'en allassent tout quites et délivrés. A Paris vint le roy et y entra ainsi comme par force, contre les convenances qu'il avoit aus citoiens, c'est à savoir qu'il ne devoit jamais entrer en la vile à armes, par raison de seignourie: pour ce dut-il perdre par droit telle porcion et telle seignourie comme il avoit en la vile.
422Incidence. Théodosie l'évesque de Rodais trespassa de ce siècle. En ce tems Innocent, conte d'une cité qui est apelée Gaiète423, reçut après lui l'éveschié par le décret et par l'esgart la royne Brunehaut. Remi l'archevesque de Bourges moru: Suplice fu après lui en la dignité, par l'assentiment le roy Gontran, jasoit que maint y béassent ou par don ou par prières; dont le roy dist une parole qui bien fait à noter. «Ce n'est pas,» dist-il, «la coustume de nostre débonnaireté que nous vendons les églyses de nostre Seignour, ni les bénéfices de son patrimoine pour dons ni pour services; car ce seroit simonie.» (A l'exemple de ce prince seculier devroient prendre garde les prélats, qui autrement les donnent que ils ne doivent.)424
Incidence. En cette année furent veues roses au mois de janvier; et les arbres, qui avoient porté fruit en juin, reflourirent en septembre.
425Le roy Chilperic qui se doutoit que son frère, le roy Gontran, et son nepveu, le roy Childebert, ne feissent conspiracion contre lui, fist ses trésors porter en la cité de Cambrai: tout son povoir et sa deffense fist et establi en cette ville; souvent faisoit assembler et gesir426 ès chans, en paveillons, ainsi comme s'il deust ostoier427. 428Es calendes de septembre envoia sa fille en Espaigne pour espouser, en telle manière comme nous vous dirons. Quant il fu à Paris reparié, il sépara les fils des pères qui estoient ses hommes de fief, et les contraignit par force d'aler en Espaigne avec sa fille, desquels aucuns se pendirent pour ce que ils ne vouloient pas laisser leur contrée ni leurs parens; et aucuns de ceus qui furent contraints à aler là, firent leur testament ainsi comme s'ils deussent morir. Tels cris et tels plours y eut lors à Paris, comme il eut jadis en Egypte, quant les Egypciens virent morts les aisnés de leurs fils. Lors manda le roy Childebert au roi Chilperic que il ne donnast à sa fille nul des trésors ni des richèces que il avoit ravies ès cités que il lui avoit tolues, ni des chetifs que il avoit emprisonnés. L'un de ces mesages fu occis secretement: le roy mesme fu soupeçonné du fait. Par les deus autres mesages manda à son nepveu que il ne feroit nule presumcion429 contre la deffense que il lui avoit faite et que il avoit assez à donner à sa fille d'autres choses, de ses propres trésors. La royne lui donna tant en or et en argent et en joiaus que il sembloit au roy que il demouroit povre. Elle s'apercu bien que il ne plaisoit pas bien à son seigneur, que elle lui donnast tant; pour ce dist, une heure, aus François qui entour lui estoient, si apertement et si haut que le roy l'entendi bien: «Seigneurs,» dist-elle, «vous ne devez pas cuider que ce jouel que nous avons donné à nostre fille soient des trésors le roy; le roy mesme m'en donna une partie en douaire, l'autre partie j'ai aquise et conquestée par mon propre labour: et vous mesmes, seigneurs François, m'en avez donné une partie.» Par telle satisfacion apaisa le courage le roy. Les plus nobles des barons de France firent à la damoisèle présens de diverses manières de joiaus. La royne et les barons lui donnèrent si largement que sept chars furent tout chargiés de ses trésors et de ses joiaus. De Paris issi à grans plours et à grans soupirs: droitement ainsi que elle issoit de la porte de la cité, une des roues de son char brisa si qu'elle cheï à terre: pluseurs furent qui cette chose notèrent en male senificacion, et dist le peuple que ce estoit signe de mauvaise fortune. Quant ceus qui la demoisèle conduisoient l'eurent convoié près de huit lieues, ils tendirent leurs tentes pour eus reposer. Tandis que ils faisoient ce, cinquante homes ravirent cent de leurs chevaus tous enselés et tout enfrenés de lorains430 dorés, et s'enfuirent au roy Childebert. Quant le roy Chilperic oy ce, il se douta moult que son nepveu ou ses frères n'eussent agais basti pour sa fille desrober: quatre mille homes fist armer pour lui conduire; livrés furent à deus chevetains qui avoient nom Bobon et Wadon: et manda le roy que leurs despens fussent pris sur le peuple et sur les povres gens, tant comme ils la conduiroient, pour que ses trésors n'apétissassent. A telle procession et à tel plenté de mesnie d'homes et de femmes s'en aloit-elle en Espaigne. Ceus qui la conduisoient gastoient tout le païs avant eus. A tel boban parti de France comme vous avez oy; mais sa prospérité fu puis muée en adversité, ains que elle fust hors du royaume si comme vous oirez assez tost après.
XIX.
ANNEE 584.
Comment Fredegonde fit occire le roy Chilperic, son seigneur.
431Moult estoit bele femme la royne Fredegonde, en conseil sage et cavilleuse432, en tricherie ni en malice n'a voit son pareil fors Brunehault tant seulement. Le roi Chilperic avoit si deceu et si aveuglé, par la gloutonnie de luxure, comme telles femmes savent faire à ceus qni à elles s'abandonnent trop, que il mesme la servoit ainsi comme féist un garson433. Un jour s'apareilla pour aler chacier en bois, il commanda que les seles feussent mises; du palais descendi en la cour. La royne qui cuida qu'il deust monter sans plus retourner amont, entra en une garde-robe pour son chief laver. Le roy retourna en la sale avant que il montast; il entra là où elle estoit, si coiement qu'elle ne s'en aperçut mie et comme elle se fu adentée sur un banc434 sus oreilliers et sus carriaus. Il la féri en riant au-dessous des rains d'un bastoncel que il tenoit. Elle ne se retourna pas pour lui regarder; car elle cuida certainement que ce fust un autre. Lors dist: «Landri, Landri! mar y fais435, comment oses-tu ce faire?» Ce Landri estoit cuens du palais et le graindre436 de la maison le roy, il honnissoit le de sa femme et la maintenoit en adultère. Quant le roy oy cette parole, il cheï en un soupeçon de jalousie et devint ainsi comme tout foursené; il sailli de la sale et deçà et delà aloit, angoisseux et destrois de cuer comme celui qui ne savoit que il peust faire ni dire: toutes-voies ala en bois pour oublier et pour assouagier la tristèce de son cuer. Fredegonde aperçu bien que ce avoit été le roy; et que il n'avoit pas porté de bon cuer la parole que elle avoit dite. Lors pensa bien que elle estoit en péril, si elle attendoit sa revenue; pour ce jeta jus toute paour, et prist toute hardiesse de femme; Landri manda que il venist à elle parler. Lors lui dist: «Landri, la cause de ton chief est en présent437: pense plus de ta sépulture que de ton lit, si tu ne t'avertis comment tu pouras guérir.» Lors lui conta comment la parole avoit esté dite. Moult fut Landri esbahi, quant il oy ce; il commença à recorder et à réciter ses meffais à lui-mesme en grant douleur de cuer. L'aiguillon de conscience le poignoit moult aigrement; il ne véoit lieu où il peust fuir, ni comment il peust eschaper; il lui sambloit que il fust pris et retenu ainsi comme le poisson à la roie438; fortement prist à gemir et à soupirer et à dire: «Hélas, malheureux! pourquoi ajourna439 hui ce jour au quel je suis cheu en si grant amertume de cuer? Las, chetif, je suis tourmenté en ma conscience; je ne sais que je puisse faire, ni où je puisse vertir ni tourner.» Lors lui dist Fredegonde: «Escoute, Landri, si oiras ce que je veuil que tu faces qui pourfitable nous sera. Quant il viendra de chascier tout tart, si comme il a de coustume de venir par nuit aucune fois, garde que tu aies apareillié homicides440, et que tu faces tant vers eus par dons que ils veuillent mettre leur vie en péril, si que tantost que il sera descendu, il soit occis de coutiaus. Quant ce sera fait, nous serons asseurés441 de la mort, et régnerons entre nous et notre fils Clotaire.» Landri loua moult ce conseil, il se pourvut de son afaire. Tout tart vint le roy du bois: ceus qui avec lui furent venus n'atendirent pas à lui, ainsi alèrent les uns çà et les autres là, comme coustume est de chaceours. Les murtriers qui entour lui furent tout prests, le ferirent de coutiaus parmi le cors et l'occirent en telle manière. Lors commencièrent ceus mesmes qui occis l'a voient à crier: «Hai! hai! mors est le roy Chilperic. Son nepveu Childebert l'a fait occire par ses espies, qui maintenant tournent en fuie.» Tous retournèrent en la place où le roy gisoit mors, quand ils oïrent cris: aucuns montèrent sus leurs chevaus et commencièrent à chascier ceus qu'ils ne veoient pas: quant ils eurent une grant pièce chascié ceus que pas ne trouvassent légièrement, ils retournèrent arrière. Madulphes, l'évesque de Senlis, qui trois jours avoit jà demouré à court, ni au roy ne povoit parler pour le grant orgueil dont il estoit plain, vint avant quant il sut qu'il fu occi; le cors fist atourner, puis le fist metre en une nef et le fist mener à Paris. Ce cas avint à une ville qui siet sur Marne et soloit être et encore est appelée Chielle. Il fu mis en sépoulture en l'églyse Saint-Vincent, à qui il avoit donné moult de possessions et de franchises.
En son tems furent mis peu de clers en éveschiés; volontiers contredisoit les églyses à ceus qui nouvelement estoient convertis à la foi. Homme fu plain de si grande présompcion que il cuidoit estre plus sage que tous ceus de son temps. Il compila deus livres ainsi comme Sedule avoit fait, par vers estoient ces livres bailliés; les sillabes brièves estoient mises pour longues et longues pour brièves; et ne povoient estre receus par nule raison ni ne devoient: pour ce furent ostés et effaciés de toute mémoire d'homme, après sa mort. Les querelles des povres gens ne lessoit-il pas légièrement venir devant lui; les églyses et les abaïes avoit en trop grant despit, dont il disoit aucunes fois devant tous, quant il séoit en son palais: «Toutes nos richesces descendent aus églyses; clers et prélats règnent et sont honorés sur toutes autres gens.» Des prestres et des ministres de sainte églyse se gaboit et les avoit tournés en proverbe et en dérision. Pourquoi raconterions-nous plus de ses meurs? l'on peut dire qu'il n'aima onques nului ni de nului ne fu aimé. Ainsi périt, comme vous avez oï; aus siens haineus et non aimé des estrangers.
XX.
ANNEE 584.
Comment Frédégonde mit elle et son fils en la garde
du roy Gontran.
Après la mort du roi Chilperic, les Orlénois et les Blesois coururent soudainement sur les Dunois442; tous les meubles que ils purent trover ravirent, les maisons et autres choses ardirent. Quant retournés furent en leur païs, les Chartrains et les Dunois s'allièrent et retournèrent sur les Orlénois et les Blesois, et leur firent grand dommage. A la parfin ils consentirent à venir à pais, par les chefs des deux parties.
443Quant la royne Frédégonde vit que son mari fu mort, elle mit à garant elle et ses trésors en l'églyse Notre-Dame de Paris, et l'évesque Rainemont la reçut elle et les siens liément. Ceus qui le trésor Chilperic gardoient, prirent tout ce que ils trouvèrent à Chielle, la ville où il estoit mort et un vaissel d'or moult riche et moult bel que il avoit fait faire, puis s'enfuirent au roy Childebert. Frédégonde manda au roy Gontran que volentiers se mettroit en sa garde lui et son enfant qui son neveu estoit. Le roy Gontran vint à Paris au plustost que il put, quant il fu certain de la mort de son frère. Frédégonde alla à l'encontre de lui et le reçu en la cité. Depuis après revint le roy Childebert, mais les citoiens lui refusèrent l'entrée et lui fermèrent les portes; il manda à son oncle qui en la cité estoit que les aliances que ils avoient jà afermées ensemble tenissent. Quant les messages furent devant le roy Gontran, il les blasma et les reprit de tricherie et de desloiauté, pour ce que par eus et par leur mauvais conseil estoient rompues les amitiés et les aliances. A leur seigneur raportèrent les paroles, et il lui remanda que il lui délivrast le royaume qui avoit esté son oncle, que par droit lui estoil-il escheu. Le roy Gontran lui remanda que il le devoit mieux tenir que lui, qui frère au mort estoit, et jamais l'héritage qui de son frère lui estoit descendu à autrui ne lairoit. Après, lui remanda le roy Childebert par le tiers message que il lui livrast Frédégonde pour tourmenter et pour faire justice, qui lui avoit son père et son oncle occis. Le roy Gontran lui remanda que volentiers auroit à lui parlement pour traitier de cette chose et d'autres: car il soutenoit repostement444 la partie Frédégonde, souvent la semonoit445 pour mangier avec lui. Un jour advint que ils mangièrent ensamble, elle se leva du mangier; le roy lui dit que elle se séist et mangeast encore un petit; elle respondit que elle ne se povoit séoir si longuement, pour le mal de son ventre. Le roy se prit à merveillier comment ce povoit estre: car il savoit bien tout certainement que il n'avoit pas encore quatre mois que elle avoit eu enfant.
446Ansouald et, aucuns des autres princes du roy Chilperic prirent Clotaire l'enfant, qui leur sire estoit et hoir du royaume, par toutes les cités le menèrent et prirent les sermens et reçurent les hommages des chevaliers et des nobles hommes du règne en son nom et au nom le roy Gontran. Tous ceus que le roy Chilperic avoit abaissiés et grevés à tort, le roy Gontran relevoit et dreçoit; aus églyses rendoit les testamens que il avoit tolus; moult se doutoit de la malice de ceus qui eutour lui repairoient; pour ce n'aloit nule part sans bonne garde de gent à armes. Un jour dit au peuple en plaine églyse quant il eut fait crier que chascun se teust: «Seigneurs,» dit-il, «qui cy estes assamblés, je vous prie que vous soiez plus loials vers moi que vous n'avez esté vers mes frères, si que je puisse mes neveus norrir en pais et vous garder selon droit et selon justice; que il n'aviegne, dont Dieu vous gart, que ils demeurent sans nourisseurs et vous sans gouverneurs.» Quant le peuple eut oy le roy parler en telle manière, ils s'esmerveillièrent tous de sa bonne volenté et de ses douces paroles; si prièrent tous à nostre Seigneur que il le gardast de mal et lui donnast bonne santé et bonne vie.
447Tandis que ces choses advinrent en France, Rigonde la fille le roy Chilperic, qui en Espaigne s'en aloit à telle pompe comme vous avez oy, demeura à Thoulouse pour aucunes nécessités; mais quant Desier le comte de la cité sut certainement que le roy Chilperic estoit trespassé, il saisi tous ses trésors, en une fort maison les mit seelés de son seel et en la commande de bonne gent qui en garde les reçurent. La damoiselle, ainsi de tous ses biens despoillée, s'enfui an l'églyse Notre-Dame: là lui fit le comte Desier livrer ses despens assez estroitement, puis s'en alla à Mummole qui demeuroit en une autre cité.
XXI.
ANNEE 584.
Comment Gondoald fu né, et comment il fu fait roy.
448Nouviaus plais et nouvele cause fu meue de rechief contre Théodore l'évesque de Marseille, pour ce que il avoit receu en la cité Gondoald, qui se vantoit que il estoit frère le roy Gontran. De ce Gondoald voudrons brièvement noncier comment il fu norri et comment il vint avant: car nous deviserons cy-après pluseurs choses de lui et de ses fais. En France fu né, sa mère le norri selon la coustume que l'on soloit norrir les rois de France anciennement; les cheveus avoit espars par les espaules, selon l'ancienne coustume; sa mère le présenta au viel roy Childebert et lui fit entendant que il estoit fils Clotaire son frère, si l'amenoit à lui pour ce que son oncle estoit et pour ce que son père l'avoit cueilli en haine. Le roy Childebert le reçu pour ce que il n'avoit nul hoir; puis l'envoia au roy Clotaire qui veoir le voloit. Quant il le vit il lui fit roigner les cheveus et lui dit que son fils n'estoit-il pas. Mort fu le roi Clotaire: son fils le roy Caribert le prit et le norri comme son frère; mais le roy Sigebert le rapela puis et lui refit roigner les cheveus, et le fit garder en prison en la cité de Couloigne. De cette prison eschapa, à Narsès s'enfui, qui lors gardoit l'Italie de par l'empereour de Constantinople; d'iluec ala à l'empereour Justin de qui il fu moult familier. Lors advint que Gontran-Boson le trouva là qui aloit en Jérusalem en pélerinage au sépulcre; moult l'exhorta et conseilla que il retournast en France. Gondoald crut son conseil. Quant à Marseille fu arrivé, l'évesque Théodore le reçut, chevaus lui pourchaça et autres harnois. D'iluec s'en alla en la cité d'Avignon au duc Mummole qui s'estoit mal parti du roy Gontran. Quant Gontran-Boson sut que l'évesque avoit ce fait, il le mit en prison, pour ce que il avoit reçu en la cité l'espieur et l'ennemi du royaume, si comme il lui mettoit sus. L'évesque qui en trop fort prison estoit, pria à nostre Seigneur que il le confortast: tout maintenant, une si grande clarté resplendi en la prison où il estoit, que le duc Goutran en fu espoventé et de cette prison fu osté et mené au roy Gontran, entre lui et un autre évesque qui avoit à nom Epiphane, qui d'une cité de Lombardie estoit venu à Marseille à l'évesque Theodore. Le roy les refit tous deux mettre en prison: cet évesque Epiphane mourut; mais Théodore, qui en nul cas ne fu trouvé coupable, s'en revint à Marseille quite et délivré. La raison pour quoi il fu délivré si légièrement fu pour ce que il monstra une lettre que la gent et les familiers le roy Childebert lui avoient envoiée, qui disoient que il reçust Gondoald honorablement.
Le duc Gontran et un autre duc du roy Gontran prisrent le trésor Gondoald et le départirent: d'or et d'argent grand masse en firent porter en la cité de Clermont en Auvergne. Ce trésor avoit mis Gondoald en une ile de mer jusques à tant qu'il véist à quoi sa besoigne torneroit. Après ceste chose s'en alla Gontran-Boson au roy Childebert. Quant avec lui eut demouré, ne sai combien de tems, et il se fu mis au retour lui et un sien fils, il fu pris et mené au roy Gontran. Fortement le menaça le roy et lui dist qu'il lui feroit paine soufrir, pour ce qu'il avoit receu en la cité Gondoald. Il lui respondi et dist ainsi: «Je proverai bien que je n'ai colpé449 en ce que tu me mets sus, si je te laisse mon fils en ostage jusques à tant que je t'aie livré Mummole qui est coupable de ce fait.» A ceste chose s'acorda le roy, son fils retint et lui laissa aller. A tant s'en alla Gontran-Boson, et asiégea la cité d'Avignon à grant multitude de gent; moult avoit grant désir de parler à Mummole: sus la rive du fleuve qui près de la cité court se mist. Mummole, qui en l'autre rive fu, lui cria qu'il passast outre hardiement, qu'il n'avoit garde de lui450. Celui-ci sailli en l'eaue entre lui et un sien compaignon qui fut noié. Gontran alla tant deçà en là, si comme les ondes le boutoient, qu'il vint d'autre part à rive; hors issi par une lance que un chevalier lui tendi. Mummole lui dist assez d'outrages et de vilenies. Adont vint là le duc Gondolfe, que le roy Childebert avoit envoie pour lever le siége de la cité; avec lui enmena Mummole en la cité de Clermont. Quant il eut là demouré une pièce, il s'en retourna, pour ce que si longue demeure lui tournoit à anui: il s'acompaigna au duc Desier, qui à lui estoit venu de Toulousain.451 Gondoald mandèrent et le firent roy sur eus, sus un escu le levèrent, voiant tout le peuple, et commencièrent à crier: «Vive le roy, vive le roy!» selon la coustume que l'en sieut452 faire anciennement aus roys de France. Par trois fois le portèrent sur l'escu tout entor l'ost; mais l'escu leur cheut soudainement, atout leur roy, si qu'à paine put-il estre relevé.