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Les grandes chroniques de France (1/6): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis en France

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CI COMMENCE LE SECOND
LIVRE DES GRANDES
CHRONIQUES.


I.

ANNEE 522.

Comment le royaume fu départi aux quatre frères;
et de la mort Clodomire
.

114Le fort roy Clovis eut quatre fils de la bonne royne Crotilde; Théodoric, Clodomire, Childebert et Clotaire. Tous les quatre frères furent roys et devisèrent le royaume en quatre parties. Théodoric fist le siège de son royaume à Mès, Clodomire à Orliens, Clotaire à Soissons, Childebert à Paris, ainsi comme le père115: et bien que en France il y ait eu plusieurs roys en divers sièges et en diverses parties du royaume, nous ne metons au nombre des roys de France, fors tant seulement ceus qui ont esté au siège de Paris roys.

Note 114: (retour) Aimoin. lib. II, cap. 1.
Note 115: (retour) La fin de cet alinéa n'est pas dans Aimoin.

116Quant le royaume fu ainsi devisé en quatre, un peu de temps fu que guerres ne sourdirent de nule part: mais Danoys qui ne puent estre en pais, arrivèrent par mer en la terre le roy Théodoric: en partie la prisrent et gastèrent. Le roy envoia contre eux un sien fils, Théodebert, pour son ost conduire. Il leur vint à l'encontre, à eux se combati, desconfits furent et chaciés du païs, et aucuns pris et retenus. Quant Théodebert eut ainsi esploitié, il retorna à son père.

Note 116: (retour) Aimoin. lib. II, cap. 2.

117Incidences. Entre ces choses, manda la royne Crotilde ses trois fils le roy Clodomire, le roi Childebert et le roy Clotaire; puis leur dist en tel manière: «Le tout puissant Dieu créeur et gouverneur du monde voulut que vous fussiez hoirs du règne votre père: pour laquelle chose, beaus dous fils, si je ai riens vers vous deservi, je vous pri que vous vengiez la mort de mon père et de ma mère; je me doi moult esjoïr de ce que j'ai enfanté et nourri ceux qui doivent estre exécuteurs de ma douleur; mais je me dois douloir de la mort de leurs aieux, qui leur fussent à grant honour, s'ils vesquissent. Orendroit vous ne devez pas mesprisier la cause de ma complainte, par laquelle vous estes orphelins de l'aide de si grans amis, que traïson et envie vous ont tolus, avant que vous feussiez nés. Avertissiez-vous quelle espérance vous povez avoir en ceus qui ce vous ont fait: cuidez-vous que ils espargnent les neveus, qui pas n'espargnèrent leurs frères? et certes, ils les occirent pour petite partie du règne. Si vous estiez morts, ils auroient grant espérance que ils eussent vos royaumes. Certes si vous n'en prenez la venjance, ils vous occiront. Si vous n'estes meu pour la raison de vos aieux que ils vous ont occis, au moins soiez dolents pour la dolour que j'ai eu quant je vis mon père morir, et ma mère noier en un fleuve, et ma serour dampnée par essil.» Quant la royne les eut ainsi amonestés de vengier la mort de son père, ils furent moult esmus pour la dolour de leur mère; ils assemblèrent leur ost en Borgoigne, entrèrent à grande force pour la terre gaster et destruire. Mort estoit jà le roy Gondebaut, qui le père et la mère la royne Crotilde avoit fait destruire. Deus fils eut lessiés qui estoient hoirs son royaume: l'un avoit nom Segimont, et l'autre Godemaire.

Note 117: (retour) Aimoini lib. II, cap. 3.

118En ce point, faisoit Segimont édifier l'églyse St-Morise de Chablies, à grans couts et à grans despens. Il monstra bien la dévocion que il avoit au martir, en ce que il enrichit le lieu si noblement de possessions et de rentes, et de clers qu'il i mist pour faire le service nostre Seigneur, comme celui qui estoit homme de bonne volenté et noble fondeur d'églyses. La cause pourquoi il estoit si dévot au martir saint Morise estoit pour ce que il avoit fait occire un sien fils, par l'amonnestement de sa femme qui haïssoit l'enfant comme marrastre. Il s'avertit119 et regarda la quantité du péchié que il avoit fait; de cuer se repentit, les martyrs requist par grant dévocion et leur pria que ils fussent ses avocats envers nostre Seigneur et lui impetrassent pardon et miséricorde: puis pria à nostre Seigneur que s'il avoit riens meffait contre sa volenté, que il le pugnist en ceste mortele vie, et que il n'attendist pas la vengeance jusques au jour du jugement. Nostre Sire oy sa prière: en celui point entrèrent en sa terre les François. Quant il en sut la nouvelle, il assambla ses ost et s'ala contre eux à bataille. Quant l'estour fut commencié, les François se combatirent moult aigrement selonc leur coustume et les Borgoignons se desconfirent et tornèrent le dos pour fuir. Le roy Segimont qui vit la desconfiture de sa gent, prist à fuir droit vers l'abaïe de Saint-Morise de Chablies en espérance que le martir le déust garantir. Le roy Clodomire qui le chaçoit, le prist, en prison le mist en la cité d'Orliens. En ce temps estoit saint Avit abbé d'un couvent assez près de la cité: moult pria le roy Clodomire que il n'occist pas home de si grant noblece et de si grant bonté. Sa prière ne voult oïr, ains fist occire lui et ses enfans et les cors geter en un puis120: de là furent ostés et portés à Saint-Morise de Chablies, et mis en sépulture honorablement: et l'on ne doit pas douter que il ne soit saint; car les malades qui là viennent et font sacrefices à Dieu pour l'amour de lui, sont tantost garis de leur infermeté. Le roy Clodomire qui occire les fist, ne s'esjoït pas moult longuement de sa mort, car l'an après venant, il entra derechef en Borgoigne à grant ost pour la terre gaster: le roy Godemaire vint à grant ost contre lui à bataille, désirant de vengier la mort de son frère. D'une part et d'autre se combatirent moult fortement; mais, en la parfin, les Borgoignons qui pas ne purent souffrir la force des François, s'abandonnèrent à fuir. Le roy Clodomire qui fut bien armé, hardi et encoragié pour la victoire, les enchauça plus hardiement que il ne dut, il trespassa toutes les compaignies de ses ennemis, ainsi comme la force du destrier l'emporta. Quant ils le virent au milieu d'eus et esloignié de sa gent, ils lui lancièrent dars et javellos de loin, car la fierté et le semblant de sa contenance et la renoumée de sa prouesce espoentoit si durement ses ennemis, que nul n'osoit atendre ni aprouchier pour le férir de près. Mais puis que il se vit enclos entre ses ennemis et il ne vit secours ni aide de nule part, il mist le remède de sa vie en la seule vertu, il tourna vers ses ennemis, puis se moula en armes121, et s'acesma pour combattre. Tandis comme il estoit en ce point, il commença à penser s'il retourneroit à sa gent, où il se plungeroit entre ses ennemis; mais honte qui vainquist toute paour l'exhorta que il ne retornast: le destrier heurta des espérons, puis se jeta au plus dru de ses adversaires. Le premier qu'il encontra occist, bientôt fu environné, tant le férirent des lances et des épées parmi les costez que ils le ruèrent mort. Chevalier fu hardi et preu, mais peu fu sage, vengeur des injures de sa mère fu tant comme il put. Quant François virent que leur sire fu occiz, ils ne s'enfuirent pas ainsi comme autres nascions eussent fait, ainçois enchacièrent les Bourgoignons et en occistrent grant partie. En France retournèrent, quant ils eurent la terre gastée. Le roy Clotaire prit en garde la royne Gondealque, qui avoit esté femme de son frère. La royne Crotilde prit ses neveus Theodoalt, Gontier, et Clodoalt; si les nourri en tel amour et en tele affection, comme mère nourrist ses enfans.

Note 118: (retour) Aimoini lib. II, cap. 4.
Note 119: (retour) S'avertit. Réfléchit, revint en lui-même.
Note 120: (retour) Grégoire de Tours et Aimoin nomment la villa où ce puits étoit situé Calumpnia ou Colomna. C'est aujourd'hui Coloumelle.
Note 121: (retour) Ce passage est la traduction bien obscure du texte suivant d'Aimoin: «in virtute solâ, remedium ponens salutis, convertit equum, seseque collegit in armaS'acesma. S'habilla.

II.

ANNEE 524.

Comment le roy Tierri fist mourir en prison l'apostole Jehan,
Simaque et le grant clerc Boesce
.

122Incidence. En ce temps ala en Constantinoble li apostole Jehan: saint homme estoit et de bonne vie; la cure de sainte églyse gouverner eut prise après l'apostole Hormisde. A Justinien l'empereour l'envoia parler le roy Tierri d'Ytalie, duquel nous avons parlé plusieurs fois. Cet empereour Justinien qui estoit vrai cultiveur de la foi de l'Église de Rome et punisseur de ceus qui demouroient en hérésie, avoit enlevé les églises aus prestres qui estoient corrompus de celle hérésie, et les avoit donné à ceus qui gardoient la foi de l'Églyse de Rome, par le conseil et par l'amonestement de l'apostre Jehan: pour ce, l'eut là envoié ce roy Tierri, qui estoit corrompu aussi de tel vice. A l'empereour mandoit par lui que s'il ne rendoit les églyses aus Arriens, il occiroit le peuple d'Ytalie. Le saint homme qui estoit malade et faible, se mist en mer et arriva en Constantinoble. L'empereour ala encontre lui, et le reçut moult honourablement: grant joie firent de ce que ils avoient receu le souverain pastour de toute sainte Églyse. Quant il eut dit la cause de sa voie et obtenu ce que il demandoit, il lui assist la couronne sur le chef, comme vicaire de saint Pierre. Congié prist à l'empereour, puis s'en retourna en la cité de Ravenne. Le roy Tierri le mist en prison et ceus qui avec lui avoient esté, quant il oy dire que l'empereour l'avoit si honourablement receu. Si longuement l'i tint et tant l'i fist souffrir soif et faim et autre malaise, que le saint homme comme droit martir i rendi à Dieu son esprit. Les preudoms qui eurent avec lui esté, fit-il aussi martirs; les uns fist-il ardoir, les autres tourmenter de diverses paines, entre les quels il fist occire Simaque et Boesce. Ce Boesce fu le grant clerc qui translata la philosophie d'Aristote et des autres philosophes de grec en latin; et fu bon et vrai crestien, comme il appert à ses livres que il fist de la consubstancialité de la Sainte-Trinité l'art de dialectique, d'arithmétique, de géométrie et de musique, que il translata, moustrèrent bien sa grant clergie. Ne demoura pas après ce moult longuement que le roy Tierri reçut le loier de sa félonie: quatre vins et dix huit jours après ce que il fist les sains hommes martiriser, fu mort de mort soubite: l'ame de lui vit un saint homme solitaire qui habitoit en une ile de mer, qui est apelée Lipparis, en ce point que elle issi du cors, qui estoit mise et posée, ce lui sembloit, entre Simaque et saint Jehan l'Apostole qu'il avoit fait martiriser, comme vous avez oy; il vit que elle fu cravantée et plongtée en la chaudière boulante123. Ce lieu estoit assez près de l'ile où le solitaire demouroit; si est ainsi apelée pour ce que la mer est illuec aussi chaude que l'eaue qui bout en la chaudière. En tele manière fini le roy Tierri sa vie, qui avoit esté à son commencement plain de bonnes mœurs, et avoit donné chacun an aus Romains en aide et en secours cinq mil muis de blé. En la fin de sa vie perdi tout ce qu'il avoit fait devant, et changea les grâces que il avoit en vices. Il avoit épousé Audeflède la sœur de Clovis le roy de France: ses sœurs et ses filles avoit mariées aus princes qui à lui marchissoient124; nule nacion ni nule manière de gent n'estoient à Ytalie voisins, à qui il n'eut affinité.

Note 122: (retour) Aimoini lib. II, cap. 1.
Note 123: (retour) La chaudiere boulante. «In Vulcani ollam.» (Aimoin.)
Note 124: (retour) Etoient limitrophes.

Notez. A cestui prince doivent tous princes prendre example, et garder que ils ne courroucent nostre Seigneur et ses ministres; car qui sans raison les grève, il en atent la vangeance nostre Seigueur à la vie ou à la mort125.

Note 125: (retour) Cette reflexion n'est pas d'Aimoin.

III.

ANNEE 527.

Comment le grant Justinien qui fist les lois fu empereour,
et Antonie son amie imperatrice
.

126Incidence. En ce temps morut Justin qui gouvernoit l'empire de Constantinoble: après lui le prist Justinien en une manière que nous vous dirons. Cil Justinien avoit esté en son temps garde des escrins et des trésors de l'empereour, et un autre qui avoit nom Bélisaire, maître des chevaliers. Cil deus s'entr'amoient moult; pour la grant amour que l'un avoit vers l'autre jurèrent-ils et fiancièrent que si l'un avoit jamais plus grand dignité que l'autre, celui qui plus grand sire seroit feroit son compaignon égal à lui en honneurs et en richesses. Un jour avint que ils alèrent ensamble en la rue où les légières femmes sont establies127: là virent deux jeunes femmes nées de la terre d'Amazonie, qui avoient esté prises et emnenées en captivité. Sœurs estoient, si avoit l'une à nom Anthonie, et l'autre Anthonine. Justinien prist Anthonie, et Bélisaire Anthonine. Un jour avint entour l'heure de midi que Justinien se reposoit dessous un arbre et Anthonie près de lui; son chief enclina pour dormir au giron de son amie: un aigle vint volant par desus, qui s'efforçoit de le garantir de l'ardour du soleil. La pucelle qui moult sage estoit, entendi tout maintenant ce que cela signifioit: son ami éveilla et lui dist en telle manière: «Biau dous ami, je te prie quant tu seras esleu à la dignité de l'empire, que tu ne me despises pas et que tu ne me juges pas moins estre digne de ton lit et de tes embracemens.» Il lui respondit que ne pooit estre que il fust empereour. Elle lui respondi que ceste chose adviendroit et que elle le savoit certainnement. Puis le pria derechief que il lui octroiast sa requeste. Le jouvenciau la lui octroia: ils changièrent leur anneau en signe et tesmoignage de ceste convenance; après se départirent. Ces mêmes alliances fist Bélisaire de mariage à Anthonine, pour ce que il savoit bien que il seroit plns grant sire, si Justinien son compains estoit empereour. Après ne demoura longuement que l'empereour Justin appareilla grant expédition et grant armée contre le roy de Perse; mais en cet appareillement que il faisoit le prist une maladie dont il mourut: mort fu en le huitième an de son empire.

Note 126: (retour) Aimoini lib. II, cap. 5.
Note 127: (retour) : «Lupanar ingressi.» (Aimoin.)

Le sénat et tous les camps qui sans seignour ne povoient estre, et mesmement128 en tel besoing, élurent Justinien de commun accord. Tout maintenant que il fu empereour, il prit ses troupes et marcha contre ses ennemis: bataille y eut grant: à la fin les chaça, et prit le roy de Perse. Quant pris l'eut, il l'assit el siège impérial près de lui; il lui commanda que il lui rendist toutes le» provinces que il avoit prises aus Romains: il lui répondit que non feroit; et l'empereour lui respondit, Daras129; pour ceste parole fist fonder une cité en ce meisme lieu, qui est apelée Daras. A la fin lui rendit le roy de Perse toute la terre qu'il avoit conquise sur l'empire de Rome, bien que ce fust contre sa volonté. En tel manière le laissa l'empereour retorner en Perse. A grant gloire retorna l'empereour en Constantinoble; mais Anthonie qui s'amie avoit esté, comme je vous ai dit, n'oublia pas sa besoigne: elle prit cinq deniers d'or, elle vint au palais, deux en donna aus portiers, trois à ceux qui tenoient la courtine devant l'empereour, pour ce qu'ils la laissassent conter sa cause. Quant elle fu devant l'empereour, elle commença sa raison en tel manière: «Comme l'Ecriture dit, l'honneur du roy aime jugement; après, l'autre Ecriture témoigne que le roy qui sied en siège de juge, déjoue tout mal par son regard; bon empereour, entends ces Écritures, car elles sont dites de toi. J'ai pris hardiesse de ça venir pour ma cause depêchier. Un jouvenciaus est en celle ville qui sa foi m'a promise, qu'il me prendroit par mariage; mon anneau prist, et je pris le sien en tesmoignage de ceste chose. Pour ce sui à toi venue que tu donnes le jugement et la sentence de ce cas.» L'empereour respondi: «S'il y eut, dit-il, foi, elle ne doit pas être vaine.» Quant l'empereour eut ce dit, elle tira l'anneau de son doit que il lui avoit donné, puis lui dist: «Drois empereour, regarde de qui cet anneau fut.» Bien connut que ce estoit l'anneau qu'il lui avoit donné: maintenant commanda qu'elle fust menée en ses chambres, et vestue d'ornemens impériaux et que dorenavant fust apelée Auguste. Pour ceste chose eurent les sénatours et tous le peuple si grant dédain, que ils commencièrent à crier que grant honte estoit, quant l'empereour avoit fait imperatrice d'une folle femme chétive d'étrangère nacion. De telles paroles fu Justinien si courroucié, que il fist occire aucuns des sénatours; pour ce furent les autres et tout le peuple si espoventé, que nul n'osa depuis parler de ceste chose.

Note 128: (retour) Mesmement. Surtout (de maximè).
Note 129: (retour) Cette phrase d'Aimoin a été l'occasion de longues controverses entre les philologues. Daras, au lieu de Dabis, semblant pour les uns attester l'existence d'une langue romaine vulgaire dès le temps de Justinien, et ne prouvant rien du tout pour les autres.

IV.

ANNEES 527/533.

Comment Bélisaire fut trahi par envie, et comment
il prist le roy des Wandes
.

130Bélisaire prist à femme Anthonine la sœur de l'imperatrice, puis l'envoia l'empereour en Afrique, et le fist patrice et deffendeur du païs. De si grant amour l'amoit, que il le faisoit seoir à sa table, et servir de pareilles viandes comme lui-même estoit servi. Moult estoit en grant soin de l'avancier et honourer. Mais envie qui de povreté n'a cure fors de ceus que elle voit monter par bonne fortune et par bonnes avantures, et touz jours detrait et despiece ceus que elle voit monter en honneur et en richeces, fu moult dolente, quant elle vit monter Bélisaire en prospérité. Pour laquelle chose aucuns traitres alèrent à l'empereour, et lui dirent que Bélisaire tendoit à l'occirre, et saisir l'empire. L'empereour crut assez légièrement ce que les traitres lui affirmoient, et avant qu'il eust la vérité connue, savoir ou non si ce estoit mençonge ou vray, il lui commanda que il s'alast combattre contre les Waudes131. Ces Wandes estoient une gent hardie et forte et batailleuse, qui aucune fois avoient vaincu la force des Romains, soumis et humelié les plus nobles princes et les plus renommés de Rome.

Note 130: (retour) Aimoin. lib. II, cap. 6.
Note 131: (retour) Wandalos. (Aimoin.)

Quant Bélisaire eut ce commandement reçu, il ala à son hostel triste et plain de larmes. Anthonine sa femme vit que il avoit la face pâle et descolorée et plaine de pleurs: elle lui demanda la cause de sa tristesce, et le pria fort qu'il lui dist le secret de son chagrin, pour savoir s'elle i pourvoit metre conseil. Il lui respondi que ce estoit chose de bataille et non pas de fileure de laine, et pour ce lui estoit-il mieux métier que il s'en conseillast à homme que à femme. Lors lui respondi Anthonine: «Je me fie tant en Jhesu-Crist que je donnerai conseil d'homme, si tu me dis la vérité de ta besoigne; car l'apostre dist que l'homme qui n'est pas fidèle sera sauvé par fidèle femme.» Ceste Anthonine estoit bonne crestienne de la foi de Rome; mais Bélisaire estoit enveloppé de l'hirésie arienne. Lors commença un petit à penser, et regarda que aucune fois trouve-t-on conseil et sens en cœur de femme: pour ce si elle est de plus frêle nature que n'est homme, ne demeure-t-il pas pour ce que elle n'ait aucune fois entendement de profondes choses. Lors lui dist que l'empereour lui avoit commandé que il s'apareillast d'aller encontre les Wandes, qui estoient si hardis et si forts que nul ne povoit d'eus à chef venir. Anthonine lui respondi lors hastivement, de bele chière comme celle qui eut mise jus toute paor féminine et pris la vigour d'homme: «Nul,» dit-elle, «si comme l'Écriture nous tesmoigne, ne met son espérance en nostre Seignour, qui n'ait de lui secours et aide: pour laquelle chose, sire, je te prie et amonneste que tu déguerpisses l'erreur et le blasphême des hérétiques et croies en celui qui est triple et un seul Dieu; fais vœu au Dieu du ciel, et je te promets que tu retourneras plus grant et plus glorieux vainqueur que tu ne fus onques.» Car l'empereour Justinien avoit par lui brisié la fierté de mainte nacion. Quant il eut promis que il feroit ce que elle lui conseilloit, elle lui dist de rechief: «Garde que la beauté de ton visage ne soit plus mue, pour le soin et pour la sollicitude de ceste bataille. N'avons-nous douze mille sergens que nous soustenons à nos dépens? n'as-tu dix-huit mille chevaliers, que tu as acquis et qui sont tiens par la dignité de ton office et de ta seigneurie?»--«Oui,» dit Bélisaire.--«Prends donques douze mille chevaliers et quatre mille sergens; si chevauche par terre, et entre soudainnement en Afrique, et je prendrai six mille chevaliers, je entrerai en mer et arriverai en l'isle132. Quant il sera point d'assembler à nos ennemis, tu feras alumer et embraser grans lumières de feu: quant nous qui serons ès nefs, verrons ce signe, nous ferons aussi et vous montrerons ce même signe; lors attaquerez nos ennemis, et nous aussi d'autre part.»

Note 132: (retour) En l'isle. C'est une faute du traducteur ou plutôt des scribes. Aimoin dit: Fines petam Libiæ, et il falloit écrire: En Libie.

Bélisaire s'acorda bien à cette chose; ils ordonèrent leur besogne comme elle l'eut devisé. A tant, s'esmurent les Wandes, qui bien s'aperçurent de Bélisaire et de la gent qui par terre venoient; ils s'apareillèrait de bataille encontre lui, si lessièrent leurs femmes et leurs enfans aus tentes sus la mer; fermement et longuement se combatirent. Tandis qu'ils se combatoient si aigrement, que l'un ni l'autre ne faisoient nul semblant de lacher ni de donner lieu les uns aux autres, un messager s'en vint aus Wandes qui leur dit que leurs femmes et leurs enfans estoient tous occis. Car Anthonine et sa gent se férirent en leurs tentes sitost comme ils issirent des nefs, tout mirent à l'espée ce qu'ils trouvèrent, femmes et enfans. Les Wandes qui cette nouvele oïrènt, guerpirent maintenant la bataille pour retourner à leurs tentes. Ceus qui des nefs estoient issus avoient jà leurs tentes saisies et leurs familles occises. A l'encontre vindrent en compagnie, facilement les déconfirent; car ils venoient epars les uns çà et les autres là, comme gens sans chef et sans ordre. En telle manière furent tous mors et déconfits: leur roy qui avoit nom Childemer133 échapa par fuite, et douze Wandes avec lui tant seulement. En un fort chastel se mist: Bélisaire assiégea le chastel. Quant celui-ci se vit ainsi entrepris et que il ne pooit de nulle part sortir fors par les mains de ses ennemis, il apela Bélisaire et lui dist que volontiers se rendroit en telle condition que il fust mené devant l'empereour sans fers et sans liens. Bélisaire lui promist que il ne seroit mis ni en liens ni en chaînes de fer. Quant il se fu ainsi rendu, il fu mis en une chaîne d'argent et mené en Constantinoble. Devant l'empereour fu mené, là fu souffleté et frappé et honteusement atourné. Quant ainsi se vit traiter, il requit à l'empereour qu'il lui rendist le cheval que il avoit d'abord eu, puis le laissast tout seul combatre contre douze de ceus qui telles vilenies lui faisoient; adonc pourroit veoir sa mauvestie et leur prouesce. L'empereour lui octroia cette requeste. Il fist armer douze jouvenciaus contre lui seul, mis furent ensamble. Le roy des Wandes fit samblant de fuir. Comme ils l'enchaçoient, il leur lançoit dars en fuiant par derrière son dos, si les occit tous en telle manière, l'un après l'autre. L'empereour qui fort prisa son courage et sa hardiece, lui pardonna tout son mauvais vouloir; puis le fist patrice et deffendeur d'une contrée qui est voisine aus Persans: mainte bataille leur fit et eut depuis mainte victoire; à la fin mourut en ces meismes parties.

Note 133: (retour) Childemer. Et mieux: Gelimer.

V.

ANNEE 532.

Comment le roy Clotaire et Childebert prirent Bourgoigne;
et comment Amauri fils d'Alaric fu occis
.

134Temps est de retourner à l'ordre de nostre matière que nous avons un petit entrelessiée pour aucunes incidences qui droitement ne sont pas de l'histoire. Quant le roy Clodomir qui estoit l'ainsmé des trois frères fu occis, ainsi comme vous avez oy, les autres deux frères Clotaire et Childebert assamblèrent leur ost et entrèrent en Bourgoigne pour la mort de leur frère vengier. Ils chacièrent le roy Godemaire et prirent le royaume de Bourgoigne, et le soumirent à leur seigneurie. Un frère avoient qui avoit nom Theodoric; de bast estoit135, car le fort roy Clovis l'avoit engendré en soignentage136. En celle bataille ne voulut aider à ses frères, pour ce que il avoit épousé la fille au roy Segismont qui estoit niece au roy Godemaire.

Note 134: (retour) Aimoin. lib. II, cap. 7.
Note 135: (retour) De bast. De naissance illégitime. D'où nous avons fait bâtard; suivant la traduction que donnoient de ce mot vulgaire les écrivains néo-latins du XIIe siècle.
Note 136: (retour) 136: En soignentage. En concubinage. Voyez le Romancero François:

La bele li respont: «Jà Diex ne le consente,

«Qu'en soignetage soit usée ma jouvente.»

(Romance d'Argentine.)

137Quant le fort roy Clovis eut occis le roy Alaric, si comme vous avez oy, il ne conquist pas tout son royaume, ainz en demora une contrée qui esta l'entrée d'Espaigne, que un sien fils qui avoit nom Amauri prist et saisi après la mort son père. Cet Amauri qui en ces parties demouroit manda par ses messages foi et alliance au roy Clotaire et au roy Childebert; puis leur manda qu'ils envoiassent une de leurs sœurs, car volentiers auroit à eus affinité par mariage. Volentiers s'i acordèrent les frères; leur sœur y envoièrent à grant honneur, si comme il convenoit à dame née de si haute lignée. Quant la dame eut habité une pièce avec lui, celui-ci, qui estoit cruel et divers par nature et par raison de lignage, la commença à laidengier138: pas ne l'amoit ni honouroit comme royne, ni comme dame née de tel gent; et lui disoit autant de vilenies et de reproches, comme si ce fust une chambrière, ou une serve que il eust achetée; et pour ce que il estoit corrompu de l'hirésie ariene, aussi comme ses pères avoient esté, il la tenoit aussi en despit pour ce que la bonne dame estoit cultiveresse de sainte foi de l'Églyse de Rome. Quant elle aloit aus églyses des bons crestiens, il lui disoit moult de vilenies: aucune fois advenoit que il lui lançoit boue et ordure au visage, ou lui faisoit lancier au milieu de sa voie, quant elle alloit au moustier, et faisoit esmouvoir la pueur et la corruption de l'ordure pour la troubler, et pour lui empeschier la pure dévocion d'oraison. Mais quant la bonne dame eut tant souffert qu'elle ne pouvoit plus, elle envoia à ses frères une charte par un sien loial serjant à plours et à larmes, qui contenoit ceste telle sentence: «Biaus très-dous frères, aiez pitié et merci de moi! daigniez recevoir la cause de ma nécessité, et de ma tristesce.» Le roy Childebert estoit à Clermont en Auvergne que il avoit soutrète à son frère139, quant le message vint à lui; il estoit moult sage de guerres mener. Tout maintenant que il eut ses troupes appareillées, il mut sans attendre l'aide de son frère: soudainement entra en Espaigle. Amauri son serourge140 qui bien sut sa venue, vint d'autre part tout appareillié de combattre par mer et par terre. La bataille fut ordonée en un champ par l'acort des deux parties: ensamble joustèrent leurs batailles, fortement et longuement se combatirent; mais en la parfin le roy Childebert qui plus avoit de gent, tourna ses ennemis en fuite; car les Gotiens qui fortement furent espoventés des lances et des armes de France, ne purent pas longuement souffrir l'estour141. En diverses parties fuioient; les uns aloient aux villes et aux retraites des bois, les autres aux navires qui estsient sur le rivage. Les François coururent au devant de ceux qui fuioient à la mer et les firent arière retourner par force. En cele desconfiture s'enfuit Amauri pour sa vie garantir à une églyse qui pas n'estoit des Ariens: un François qui l'aperçut féri le cheval des espérons après lui, d'une lance le féri, quant il le put atteindre, si durement qu'il le rua mort. Quant le roy Childebert sut que Amauri fut occis, il enchaça ses ennemis jusques à souveraine desconfiture, puis vint jusques à la cité de Thoulète142. Les citadins qui moflt furent espoventés de la victoire qu'il avoit eue, lui rendirent la cité assez tost après ce que il l'eut assiégée; tous les trésors et les joiaus que il trouva en la ville prist. Quant il eut sa sœur receu, il retourna en France: mais en ce qu'elle retournoit, elle acoucha143 d'une maladie dont elle mourut. Le roy Childebert qui moult en fu dolent, fist le corps atourner et mettre en un escrin.144 Quant il fu à Paris, il le fist mettre delez son père le fort roy Clovis en l'églyse Sainte-Geneviève.145 Entre les trésors que le roy aporta d'Espaigne furent trouvés très-riches vaissels qui apartiennent au service de l'autel; c'est à savoir soixante calices d'or très-riches et très-précieux, quinze patènes et vingt textes d'évangiles:146aucuns disoient que ils avoient esté des joiaux Salemon le roy, car ils estoient de fin or esmeré et aornés de très-riches pierres précieuses d'œuvre triphoire147. Mais convoitise ne put onques le roy à ce mener que il en voulut riens retenir; ains les departi tous à diverses églyses, comme large et libéral qu'il estoit.

Note 137: (retour) Aimoini lib. II, cap. 8.
Note 138: (retour) Laidengier. Maltraiter.
Note 139: (retour) Son frère. Théodoric.
Note 140: (retour) Serourge. Beau-frère. (Sororis-vir.)
Note 141: (retour) L'estour. La lutte.
Note 142: (retour) Thoulète. Tolède.
Note 143: (retour) Acoucha. Elle se mit au lit; fut alitée.
Note 144: (retour) Escrin. «In loculo.» (Aimoin.) Dans un tombeau portatif, comme les châsses.
Note 145: (retour) Sainte Geneviève. «Sancti Petri.» (Aimoin.)
Note 146: (retour) Textes. C'est-à-dire, vingt volumes ornés d'une riche couverture d'ivoire ou de métal précieux, comme les anciens diptyques. Texte rend le capsa d'Aimoin.
Note 147: (retour) «Ex vasis quæ dicunt fuisse Salomonis.... Omnia cum solido fabricata forent auro, gemmisque ornata opere inclusorio.» (Aimoin.) Par incrustation, rendroit bien ces deux derniers mots. Quant à l'Œuvre triphoire de notre texte françois, je crois que c'est encore un synonyme de l'Opus inclusorium. Du Cange le définit parfaitement: Ornamentum ad oram rei alicujus adtextum, c'est-à-dire: Incrustation.

VI.

ANNEES 531/532.

Comment Théodoric recouvra la cité qu'il eut perdue;
et comment il desconfist Hermenfroy le roy de Toringe
.

Ainsi prist le roy Childebert la cité de Thoulète, comme vous avez oy; mais tandis qu'il conqueroit terre sur autrui, perdit-il celle qu'il cuidoit estre sienne. Car en ce point que il fist cele ost en Espaigne, le roy Theoderic, son frère, reprist la cité de Clermont, que il lui avoit tolue. Tous ceux occist ou chaça hors que il trouva léans en garnison, puis commanda que Monderic fust occis, et que tout ce qu'il avoit fust ajousté aus fiefs roiaus. Ce Monderic se vantoit que il estoit de son lignage et que son royaume lui devoit par droit escheoir après sa mort. Devant ce, avoit fait moult de domages au roy Theodoric; car il avoit cherché148 toutes les cités d'Auvergne, et avoit assamblé grant multitude de gent à pié et des vilains du païs, et garni un trop fort chastel qui avoit nom Victri.149 Le roy assiégea le chastel; mais quant il vit qu'il fu si fort et si bien garni, que il ne le povoit prendre sans trop lonc siège et sans trop grant domage, il apela un de ses hommes qui avoit nom Aregesile, puis il lui dist: «Va, si apèle Monderic, et lui donne ta foi pour asseurement que il n'aura garde,150 si l'amoneste que il isse hors du chastel, en tele manière que il puisse estre occis.» Il obéit au desloial commandement du roy: à celui vint, et tant le déçut par parole que il issit hors de la forteresse. Quant Aregesile eut donné signe à sa gent de lui occire, il leur cria en tel manière: «Que faites-vous? pourquoi regardez-vous cest homme comme si vous ne l'eussiez onques veu?» Après ce mot lui coururent tous sus; mais quant il aperçut la traïson que Aregesile lui avoit faite, il lui dist ainsi: «Aregesile pour ce que tu as ta foi mentie vers moi, et que tu m'as deceu par traïson, nuls yeux de chair ne te verront vivant en avant de ceste heure.» Quant il eut ce dit, il se traist près de lui; la lance que il tenoit lui apuia entre les espaules, puis le bouta si fort qu'il lui perça tout outre, si que le fer de la lance ferit en terre. Après ce biau coup que il eut fait, il escria ceus qui avec lui estoient, et se ferit entre ses ennemis, et ne cessa onques d'occire ni d'acraventer tant comme il put durer. Archades qui eut livré la cité de Clermont au roy Childebert,151 s'enfuit à Bourges qui lors estoit au roy Childebert: sa femme et sa mère furent envoies en exil en la cité de Caours.

Note 148: (retour) Cherché. Parcouru.
Note 149: (retour) Victri. C'est Vitrac en Auvergne, et non pas Vitry en Champagne, comme l'a pensé Valois.
Note 150: (retour) Dato sacramento securitatis. (Aimoin.)
Note 151: (retour) Childebert. Toutes les leçons manuscrites et imprimées portent Théodoric, mais c'est une faute que le texte d'Aimoin seul feroit reconnoître.

152En ces entrefaites, pacifia le roy Childebert à son frère le roy Theodoric; leurs troupes assamblèrent, et chevauchièrent en la terre de Toringe, qui ore est apelée Loraine. Du païs estoit roy Hermenfrois, qui ses frères avoit occis par l'enhortement Amalberge sa femme. Moult estoit ce roy Hermenfrois enorgueilli en son cœur, et plain de vaine gloire, pour ce que Amalberge sa femme estoit fille le roy Tierri d'Ytalie, duquel nous avons parlé, et fille de la sœur du fort roy Clovis. La royne estoit aussi moult orgueilleuse pour ce qu'elle estoit descendue de royale lignée. Le roy Hermenfrois avoit un frère qui avoit nom Berchaire, que elle haïssoit de mortelle haine, si comme il apparut puis, car elle lui mist sus que il portoit envie à son seignour pour avoir son royaume. Tant fist et tant enchaça le roy, que il le fist occire en la prison où il estoit. Adonc un sien autre frère qui Baudri estoit apelé commanda le roy que il fust aussi occis pour que il ne venjast la mort de son frère. Par tel malice la mauvaise délivra le pais de ses deux beaux-frères que elle haïssoit, à semblant que elle fust jalouse et curieuse de garder la vie et la santé de son mari. Bien estoit le chétif aveuglé qui cuidoit que ils eussent pensée de lui occire, et ne s'avertissoit pas comme grant pechié il faisoit d'occire ses frères et les compaignons de son royaume sans raison. Certes, la pensée du mauvais est si vile que elle est tantost pervertie par mauvaises suggestions. En ce point que le roy Theodoric fut entré en Toringe, ainsi comme nous vous avons touché, le roy Hermenfrois lui vint à l'encontre à grant chevalerie et à grant multitude sans nombre. Un aguet firent les Toringiens pour grever leurs ennemis, qui petit leur valut; car ils firent un fossé profond que ils couvrirent de verds gazons, pour ce que leur ennemi et leur cheval trébuchassent dedans en leurs venues. Mais quant François eurent la fraude aperçeue, ils en eurent merveilleux desdaing. Lors leur coururent sus et les menèrent en petit d'heure à souveraine déconfiture. A la fuite s'abandonnèrent quant plus ne purent endurer: François les enchassièrent jusques à une iaue qui est apelée en leur langue Onestrudh. 153Là se recueillirent et livrèrent combat à leurs ennemis, et s'éforcèrent en toutes manières de défendre le passage. Mais François qui d'ancienne coustume ont que ils soient vainqueurs se confermèrent et se joindrent ensemble; en eus se férirent, et les hurtèrent des corps et des escus par si grant vertu, que ils les firent saillir en l'eaue: et ce ne fu pas moult grant merveille, car la bataille estoit dessus le rivage. Là eut grant occision de Toringiens; et le fleuve fu si plain des corps de ceus qui furent occis ou noiés, que François trespassèrent par dessus les corps comme par-dessus un pont jusques en l'autre rivage du fleuve. Le roy Hermenfrois s'enfuit à peu de gent et se féri en une cité qui près estoit. Le roy Theodoric lui manda que il venist parler à lui à un chastel qui est apelé Tulbic154, et l'assura que'il n'auroit garde de lui. Il vint à son mandement. Un jour avint ainsi que ils aloient parlant ensamble par dessus les murs de la forteresse, le roy Theodoric le bouta jus soudainement: cil chaï en tel manière que il fu tout escervelé. Puis commanda que ses enfans fussent estranglés. Après ces choses faites, François prisrent et saisirent toutes les cités et les chastiaus de Toringe, et chascièrent le peuple au païs dont ils estoient premièrement venu: car avant que celle gent vinssent au païs, avoient les François tenu toute la région. De celle gent fait mention saint Jherosme en la Vie saint Iliarion que il nous descrit, et dist que celle nacion est plus forte et hardie que elle n'est grande en nombre de personnes: si habite en la marche de Saissoigne et Alemaigne, qui ores est apelée l'ancienne France.

Note 152: (retour) Aimoini lib. II, cap. 9.
Note 153: (retour) Onestrudh. Unstrudt.
Note 154: (retour) Tulbic. «Tulbiaco.» (Aimoin.)

VII.

ANNEE 530.

Comment le roy Theodoric cuida faire occire le roy
Clotaire son frère par traïson
.

155Le roy Theodorjc qui demouroit en Loraine que il avoit conquise, comme vous avez oy, haoit de mortel haine le roy Clotaire son frère, comme il parut par son fait; car il lui batissoit et appareilloit un piège en traïson, par quoi il le peust occire. Un jor lui manda que il venist à lui parler; mais avant, eut fait tendre une courtine156 en une des parties de son palais: chevaliers armez fist cacher derriere, puis leur commanda que ils occissent le roy Clotaire tantost comme il seroit devant lui venu. Celui-ci vint à lui, qui pas ne s'apensoit de la traïson. Si comme il vint au palais, il vit les piés des gens armés qui paroient par desous la courtine. Quant il vit ce, il se douta et se tira arrière; sa gent fist armer et leur commanda que ils alassent devant lui. Le roy Theodoric entendit maintenant que son frère s'estoit du barat aperçu; et pour ce qu'il ne voulut que le fait fust adonc plus descouvert, il l'apela et lui fist biau semblant en traïson; puis lui donna un moult biau platel d'argent et le mercia moult du secours et de l'aide que il lui avoit fait encontre ses ennemis: car il avoit esté avec lui en ceste bataille qu'il avoit faite contre le roy Hermenfrois.

Note 155: (retour) Aimoini lib. II, cap. 11.
Note 156: (retour) Courtine. Tapis, couverture.

VIII.

ANNEE 530.

Incidence. Comment Atalus fu délivré de servitude.

Après ces choses, le roy Clotaire retourna à Mès, qui estoit siège de son royaume; si emmena sa gent qui encore ne s'estoit aperceu de ce fait: mais le roy Theodoric qui moult se doloit du don que il avoit fait à son frère, se complaignoit à sa gent de ce que il avoit ainsi perdu son vaissel d'argent sans raison. Theodebert son fils apela, et lui commanda que il alast à son oncle à Mès, et que il lui raportast le platel que il en avoit porté. Celui-ci fist le commandement son père: à son oncle ala et le raporta sans demeure. Après ces choses le roy Clotaire issit de son païs pour quelques besoignes dont l'histoire ne parle pas: en son retour amena avec lui Radegunde la fille au roy Berthaire. Celle dame fu puis de sainte vie, et elle resplendit de maintes vertus en la cité de Poitiers.

Le roy Theodoric et le roy Clotaire, qui frères germains estoient d'un père et d'une mère, estoient conjoints par nature: mais ils estoient désunis par discorde et par haines. Maintes émotions et maintes assamblées firent l'un contre l'autre; mais toutes voies pacifièrent ensamble et demourèrent les batailles d'eus et de leurs gens. Ceste concorde ne dura pas moult longuement qu'elle ne fust brisiée par la perversité d'aucuns mauvais hommes qui s'esjoïssent des mutations des choses, quant ils les voient souvent avenir. De quoi il avint que les ostages qui estoient donnés et d'une part et d'autre pour la confirmation de la pais, nés et extraits de hautes gens, furent vendus en servitude, entre lesquels Atalus, un noble enfant et extrait de grant lignage, fu vendu à un barbarin en la cité de Trèves. Cet Atalus estoit neveu de saint Grigoire l'évesque de Langres, qui moult estoit dolent de lui. Ses messages envoia à Trèves à celui qui son neveu tenoit en servitude. Cet homme estoit l'un des plus grans et des plus riches de la cité. Quant ils parlèrent à lui de l'enfant racheter, il respondi: «Cet enfant qui est de si grant lignage ne m'eschapera pas, si je n'ai dix livres d'or pour sa rançon.» Lors retournèrent à leur seigneur et lui noncièrent la réponse. Lors se trait ayant un sien queu157 qui lui appareilloit ses viandes, si avoit nom Lyon; à l'évesque dist ainsi: «Sire, laissez-moi aller, et j'espère que je délivrerai l'enfant à l'aide de Dieu.» L'évesque s'i acorda moult volontiers. Quant Lyon fu à Trèves venu, il vint à un homme du païs, et lui dist que il le vendist au seigneur de cet enfant, comme son propre serviteur et le pris retint à soi en guerredon de ceste bonté. Cet homme s'i acorda volentiers pour son preu; car le pris de ce marché monta à douze besans. Celui qui Lyon acheta lui demanda quel mestier il savoit: «Je suis,» dist-il, «si bon queu, que nul n'est meilleur que moi.» Lors lui commanda que il appareillast un manger tel que tous ses amis, qui avec lui devoient manger le dimanche, le tinssent à merveille. Lyon qui moult fu curieux de bien faire la besogne, lui fit un manger de poucins tel que tous ceus qui en goustèrent dirent que onques, meismes à la table le roy, n'avoient mangé de si bonne viande, ni si bien appareillée. Pour ceste chose le reçut son sire à si grant amour que il le fist tout seigneur de son celier et de son hostel: et celui-ci entendit à lui servir au mieux et au plus loiaument que il put. Un an après avint que Lyon alla jouer ès prés où celui Atalus le neveu l'évesque gardoit les chevaus son seigneur: quant ils eurent tourné le dos les uns aus autres, pour ce que on n'aperçut qu'ils parlassent ensemble, il dit à l'enfant Atalus: «Il est désormais temps que nous pensions de retourner en nostre païs. Quant tu venras donques encore à nuit et que tu ramenras ces chevaux, garde que tu ne soies endormis, si que tu aies appareillié nostre erre158 au mieux que tu pourras, quant tu orras que je t'apelerai.» Le soir avint que Lyon convoioit le gendre son seigneur à son hostel, et que celui-ci lui dist en jouant: «Dis moi, vallet, si tu as encore pourveu en quel nuit tu désires retourner en ton païs.» Et Lyon lui respondit ainsi que par moquerie, (mais toutes voies lui dist-il voir), «en celle mesme nuit, mès que Dieu l'en vousist aidier.» Et celui-ci respondit après: «Je vueil,» dist-il, «donques que mes serviteurs me gardent mieux que ils n'ont coutume, que tu n'enportes rien du mien ostel.» Quant ce vint après le premier somme, Lyon ala à l'enfant et lui demanda s'il avoit point d'espée, il dist que non. Lors ala Lyon au chevet son seigneur, si prist son espée et son bouclier. Le sire qui bien l'oï, demanda que ce estoit. «Je suis,» dist-il, «qui vais esveiller Atalon pour les chevaus mener ès prés, qui dort si fortement que il semble qu'il fust hier soir yvre.» Il se tut à tant, pour ce que il cuida que celui-ci lui dist vrai. Puis s'en alla à l'enfant; quant il eut pris aucun harnois dont ils avoient mestier, ils montèrent sur deus bons chevaus, puis chevauchièrent pendant trois jours et trois nuits sans boire et sans mangier. Tant errèrent que ils vindrent à un fleuve qui est apelé Muese: là furent détenus et perdirent leurs chevaus; mais toutes voies passèrent-ils outre à quelque peine. Quant ils eurent l'eaue passée, ils trouvèrent un arbre chargié de fruit, assez en cueillèrent et bien s'en saoulèrent en alant. Une nuit avint ainsi comme ils erroient, qu'ils oïrent bruit de chevaus qui après eux acouroient. Lors dist Lyon à l'enfant: «Baissons nous vers terre que nous ne soions vus.» Ils se tapirent derrière le tronc d'un arbre qui près d'eux estoit; mais avant tirèrent leurs espées pour eus défendre, si mestier leur fut. Ceus qui après eus chevauchoient s'arrestèrent là endroit pour leurs chevaus établer; lors dit l'un à l'autre: «Hastons-nous que ces larrons s'enfuient; certes si je les puis trouver, je pendrai l'un parmi la gueule, et l'autre occirai de mon espée.» Celui qui ce disoit estoit leur sire mesme. A tant, heurtèrent chevaus des esperons, et s'en passerent outre. Ils se remistrent au chemin, et errèrent tant que ils vindrent à Rains celle nuit mesme: là les reçut un prestre qui estoit nommé Paulelins: deux jours les tint en son hostel pour récréacion dont ils avoient bien mestier; puis s'en allèrent à Langres à l'évesque Grigoire, qui moult fu liés de leur venue. A Lyon son bon serjant donna terre et l'affranchi et lui et sa femme et ses enfans en guerredon de son bon servise.

Note 157: (retour) Queu. Cuisinier. (Coquus.)
Note 158: (retour) Erre Course. Formé par contraction de iter.

IX.

ANNEE 526.

Comment le roy Clotaire et le roy Childebert
occirent leurs neveus
.

159La bonne dame Crotilde demouroit adonc à Paris; là nourrissoit ses neveus les fils du roy Clodomire en grant chierté et en grant honneur. Childebert qui roy estoit de Paris avoit bien grant mauvais vouloir et bien grant envie de ce que il véoit que elle les tenoit si chiers; car il cuidoit que l'amour et l'afection que sa mère deust avoir vers lui fust amoindri en ce que elle les amoit tant. Pour occasion de ceste jalousie apella son frère Clotaire le roy de Mez: ensamble se conseillèrent comment ils pourroient avoir les enfans par devers eux pour occire. Pour ce que mauvais ont tost trouvé voie et occasion de faire leur mal, ils mandèrent à leur mère qu'elle leur envoiast leurs neveus, car ils les vouloient veoir, et savoir s'ils estoient en aage de leur terre tenir, que ils leur voloient livrer. La royne qui pas ne savoit la desloiauté qu'ils avoient pourparlée, leur envoia les enfans. Moult avoit grant joie de ce que il lui sambloit que ils les amoient et que ils avoient bon conseil vers eus. Livrés furent aus mesages qui les estoient venus querre. Quant ils s'en furent partis, et ils eurent les enfans livrés à leurs oncles, autres mesages revindrent maintenant à la royne de par ses fils, qui lui aportèrent une espée et unes forces.160 Quant elle vit ce, elle demanda que ce ségnifioit. L'un des mesages qui Veridaire161 avoit nom lui respondit: «Ce te mandent les tiens fils que tu eslises et prennes lequel que tu voudras de ces deux choses, ou que tes neveux soient mis en religion et tondus de ces forces, ou que ils soient occis de ceste espée: car il convient faire le quel que soit de ces deux choses.» Quant la royne oy ce, elle gémi et soupira profondément; puis respondit: «Ha! pitié est morte; bonne chose est que je meure avec mes enfans: ore est le temps venu que nul conseil n'a mestier à trouver remède contre ce mal. Ce est une nouvelle manière de tourment que les oncles convoitent la mort de leurs neveus simples et innocens. Certes moult ai grant deuil quant je ai enfanté enfans homicides et, meurtriers de leurs parens et de leur chair mesme. S'ils ont autres de leurs parens occis qui desservi l'avoient et pour vengier la douleur de leur mère, de ceus ne parole-je pas, mais de ceus où l'en ne puet trouver nule cause de haine ni de mesprise. Ils n'ont nule raison de leur mort, mais pour ce seulement les veulent occire que ils veulent avoir leur héritage et le royaume leur père. Ha! ils périssent; et leur mort leur profite, à moi est à douleur. Lasse, dolente quel enfantement ai-je fait! pourquoi tendi-ge onques mes mameles à ceus qui me tollent l'amour que je avoie à mes neveus doux! Hé! mes enfans, je suis cause de votre perdition, qui par mon mauvais amonestement conduisis vostre père au péril de mort, duquel vous demeurastes orphelins. Je avoie esté mère mauvaise et la plus malheureuse, ore voloie estre aieule plus heureuse. Je vois le terme de ma vie aprocher: si voloie à mes neveus conseillier; or les veulent ceus-là occire, qui contre tous hommes les deussent garantir, et en qui ils deussent trouver pitié et miséricorde selonc nature. Souverain Dieu, ne mets pas les ames d'eus avecques les mauvais, que eles ne soient pas tourmentées ès paines d'enfer, ains veilles qu'elles soient en perdurable vie!» Quant la royne eut ainsi faite sa lamentation sur ses neveus, la voix lui rompit en parlant par la grant compassion et par la grant dolour qu'elle sentoit au cuer. Quant elle fu revenue et elle eut repris son esprit, elle dist: «Puis qu'il est ainsi que la condition d'élire l'un des deux m'est offerte, quoique il aviègne d'eux, je ne veil pas que ils soient clers.» La bonne dame eslut ceste voie, car elle ne cuidoit que pour rien ils les occissent, ains avoit espérance que pitié et nature les fléchiroit à ne faire telle déloiauté et telle félonie: jasoit ce162 qu'elle sut bien la déloiauté de Clotaire, elle ne povoit croire que il durast en sa félonie jusques au meurtre de ses neveus. Moult autrement avint que elle ne cuida; car le desloial Clotaire prist l'aîné des enfans, le jeta contre terre, et lui lança un coutel parmi le corps, si lui toli sa vie et son règne. Quant le moins agé vit que son frère fu occis, il fu moult espouventé, et ce ne fu pas de merveille. Au roy Childebert s'en courut pleurant, puis s'attacha à ses jambes, merci lui cria moult piteusement, et le pria que il apaisast le courroux de son oncle envers lui. Celui-ci qui estoit meu de pitié, ou fit semblant qu'il en fust meu, dist à son frère que il amollist la colère de son cuer par la contemplacion de nature, et que il mist droit naturel sur le mouvement d'ire, et s'il vouloit ce faire, il lui promettoit tel guerredon comme il voudroit, pour ceste chose et en lieu de ceste bonté. Le roy Clotaire lui respondit: «Tu qui es ministre de ce fait, pourquoi fais-tu semblant que tu vueilles avoir pitié de lui? jette le ensus de toi,163 ou tu mourras en lieu de lui.» Childebert qui douta la cruauté de son frère ne put ni ne voulut aller contre sa volenté, et bouta l'enfant qui à lui s'estoit attaché: celui-ci le combra164 tantost et l'occit en telle manière comme il avoit l'autre occis. Clodoual le troisième des enfans, qui eut vu ses deux frères occire, fu moult plus attentif à sauver sa vie que à requérir son règne; il eschapa de ce péril par l'aide d'aucuns prudhommes qui pitié en eurent; puis fu-il prestre sucré et homme de sainte vie et de sainte conversation. Mort fu et mis en sépulture au terroir de Paris en une ville qui a nom Nogent165. Les miracles que nostre Sire fist puis pour lui sont signes que il soit en perdurable vie. Quant le desloial eut ainsi occis ses deux neveus, ce ne lui fu pas assez, ainz occist leurs nourrices en telle manière comme les enfans, puis monta entre lui et sa gent166, si partit de Paris. La sainte royne Crotilde prist les corps de ses neveus en grans pleurs et en grandes larmes, atourner et embaumer les fist, puis les fist enterrer en l'églyse Saint-Pierre (qui aujourd'hui est apelée Sainte-Geneviève), delez leur aïeul le roy Clovis.

Note 159: (retour) Aimoini lib. II, cap. 12.
Note 160: (retour) Unes forces. Des ciseaux. «Forcipes.» (Aimoin.)
Note 161: (retour) Veridaire. Notre brave traducteur n'entend pas ici le veredarius d'Aimoin, qui signifie courrier et dont il fait un nom d'homme.
Note 162: (retour) Jasoit ce que. Bien que.
Note 163: (retour) «Puerum à te expelle.» (Aimoin).
Note 164: (retour) Combra. Saisit.
Note 165: (retour) On sait que cet endroit a depuis, du nom de Clodoual, été nommé Saint-Cloud.
Note 166: (retour) «Ascenso equo unà cum suis.» (Aimoin.)

X.

ANNEE 532.

Incidence. De qui les Lombars descendirent.

167Après ces choses faites, le roy Theodoric fist espouser à son fils Theodebert Guisegarde168 la fille de Wacon169 le roy de Lombardie. Mais puisque ci avons fait des Lombars mention, nous raconterons brièvement l'original de cette nacion et reprendrons aucunes choses qui là dessus ont esté déterminées. Celle gent qui sont apelés Lombars, furent premièrement apelé Guimes170: d'une île d'Alemaigne vinrent qui en leur langue est dite Scandinavie. Deux ducs avoient, desquels l'un estoit nommé Ibor et l'autre Maion171. Pour habiter, entrèrent en une région qui estoit apelée Scoringue; mais quant ils virent que cette terre n'estoit pas habondante et que ils ne pourroient pas guérir172, ils passèrent en une autre qui est apellée Mauringue. Lors firent un roy de leur gent pour eus gouverner qui avoit nom Agelmont: fils estoit Maion, l'un de ces deux princes que ils eurent devant eu. Ce roy Agelmont régna trente ans; après lui régna Lamis; après Lamis Lehus; après Lehus Hildehoc; après Hildehoc reçut le royaume Gudehoc; mais après la bataille qui fu entre Odoacre et Pheletée, dont nous parlasmes là dessus173, se départirent les Lombars de la terre de Gollande, et entrèrent en une autre qui estoit apelée Rugiland en leur langue, qui vaut autant en françois comme païs de Rugiens; car celle sillabe Land vaut autant comme païs. Quant Gudehoc leur roy fu mort, si régna après lui un sien fils, qui avoit nom Kaffo; après lui régna Taco. Au temps de cestui roy guerpirent la terre de Rugiland, et vindrent habiter en des champs grans et larges qui en langue barbarine sont apelés Flech.174 En ce temps que ils demouroient là, Rodulphe roy d'une gent qui estoit nommé Heruliens, fit alliance à Taco le roy des Lombards: peu de temps dura cette alliance; car le roy Rodulphe s'aperçut que la fille du roy Taco avoit fait mourir un sien frère de trop cruelle mort: pour ce appareilla bataille contre lui; mais il fu desconfit lui et sa gent, et fu occis en cele bataille. En celle desconfiture avint à sa gent une merveilleuse chose; car ils estoient tous si déçus et si enchantés, que ils cuidoient des blez qui verdoyoient parmi les champs, que ce fussent grans fleuves; et si comme ils levoient les bras aussi comme pour noïer175, leurs ennemis les occisoient assez légièrement. Celui roy Taco occit Wacon qui son neveu estoit, fils de son frère. Quant il eut occis son oncle, il saisit le royaume et fu le huitième roy sur les Lombars. La fille de ce roy Wacon épousa Theodebert le fils au roy Theodoric, si comme vous avez oy; mais il la guerpit puis après la mort son père, et prit une autre qui avoit nom Deuthere176 née du lignage de Rome.

Note 167: (retour) Aimoini lib. II, cap. 13.
Note 168: (retour) «Wisegardam.» (Aimoin.)
Note 169: (retour) Paul Diacre le nomme Baco.
Note 170: (retour) Guimes. «Winili.» (Aimoin.)
Note 171: (retour) Maion. «Agio.» (Paul Diacre.)
Note 172: (retour) Guerir. Subsister.
Note 173: (retour) Liv. I, ch. 11.
Note 174: (retour) Flech. Aimoin écrit Felth, et P. Diacre Filden C'est le même mot que Feld, champ.
Note 175: (retour) Noier. Nager.
Note 176: (retour) «Deutherlam.» (Aimoin.)

Après la mort du fort roy Clovis, envahirent les Gots plusieurs terres que ils avoient perdues à son temps. Pour cette raison envoya le roy Theodoric Theodebert son fils contre eux pour recouvrer ce que ils avoient sur lui conquis. Quant il eut amené son ost jusques à une cité qui estoit apelée Bittere177, il manda par ses mesages aus bourgeois du chatel qui estoit nommez Capraire, que ils lui rendissent le chatel et lui ouvrissent les portes. Cette dame Deuthère, que nous avons dessus nommée, qui estoit sage et de noble lignée des Romains descendue, et estoit venue avec son mari en ce chatel à garant pour ses ennemis, lui manda que il vint seurement et il seroit en païs reçu. Quant il aprocha du chatel, elle issi hors et ala encontre lui; maintenant fut espris de son amor, quant il la vit pleine de si grant biauté: puis la prit-il et guerpi Guisegarde la fille au roy Wacon de Lombardie, que il avoit avant espousée.

Note 177: (retour) Bittere. C'est Beziers.

XI.

ANNEE 532.

Comment le roy Theodoric mourut.

En ce temps occit le roy Theodoric Sigivalt qui son cousin estoit; puis manda tout secrètement à Theodebert que il occist son fils qui avec lui estoit en l'ost. Mais quant Theodebert eut reçu le commandement de son père, il ne le voulut pas accomplir, pour ce que l'enfant estoit son filleul; car il l'avoit levé des fons. Quant il lui eut les lettres de sa mort monstrées, que son père lui avoit envoie, il lui dit que il s'enfuist et détournast jusques après la mort de son père, puis revinst après à lui. Celui-ci se détourna en telle manière et en tel païs que nul ne sut onques puis nouvelles de lui. Lors vinrent mesage à Theodebert, qui lui noncièrent la grave maladie de son père. Il laissa toutes besognes, quant il eut ces nouvelles oïes, et Deuthère au chastel d'Auvergne; puis retourna en France au plus tost que il put. Le roy Theodoric fu forment agrevé de maladie; il trespassa de ce siècle, quant il eut régné trente ans. Le règne reçut après Theodebert son fils, il ne ressembla pas à son père, car il fu sage, atrempé178 et débonnaire à toutes gens. Plus grant vertu lui eut encore Dieu donnée, car il fu loial et droiturier en justice. Le roy Childebert et le roy Clotaire qui estoient ses oncles, lui cuidèrent tolir sa terre, mais il les supplia et amollit leur orgueil en telle manière, que il reçut son royaume sagement et en pais; puis envoia querre Deuthère que il avoit lessiée au dit devant chastel, et l'épousa par mariage. Le roy Childebert qui toujours à mal pensoit, sut bien et aperçut que il ne pourroit surmonter ni vaincre Theodebert par force, si sut bien que ce estoit plus profitable chose à soi que il le tinst à amour, que il esmeust vers lui, chose dont il ne put venir à chief. Pour ce lui manda que il vinst parler à lui. Quant venu fu, il lui fist grant joie et belle chière par dehors et lui donna assez de ses ornemens et de ses joyaux. Quant Givals oy179 dire que Theodebert régnoit au lieu de son père, il retourna à lui. Le roy le conjoï moult et le baisa comme son filleul; tout son héritage et toute la terre que son père tint, lui rendit et avec ce la tierce partie des meubles et des choses que on avoit receues de son père. Deuthère que le roy avoit nouvelement épousée, avoit une fille de son premier seigneur, grande estoi et parcreue180: moult eut grant peur que son sire le roy Theodebert ne la convoitast, pour ce la fist mettre en un char et tirer par bœufs qui onques n'avoient esté domptés, puis fu par son commandement gétée en Muese à une ville qui est appelée Verdun. Quant le roy Theodebert, qui assez avoit de bonnes graces et bien estoit morigéné, sut que elle eut ce fait, il la guerpit et reprit Wisegarde que il eut devant épousée.

Note 178: (retour) Atrempé, modéré
Note 179: (retour) «Ginaldus autem Siginaldi filius.» (Aimoin.)
Note 180: (retour) Grande et parcreue. «Valde adultum.» (Aimoin.)

XII.

ANNEE 534.

De Justinien l'empereour et de Bélisaire.

181Ci endroit nous convient reprendre aucunes incidences qui s'acordent à ce dont nous avons parlé là dessus. Bien avez oy comme Justinien l'empereour de Constantinoble eut haï et repoussé de soi Bélisaire par l'enortement des traistres; et puis comment il recouvra sa grace par la bataille que il fist contre les Wandes. Bien que l'empereour l'eust plus amé que nul autre avant que il fu esleu à l'empire gouverner, il le haï puis moult durement, sans raison comme il apparut; car il lui fu toujours bon et loial. Après ce donques que il eut vaincu les Wandes, et leur roy pris et amené en liens devant l'empereour, il l'ama tant et crut que à tous ses conseils il estoit le premier apelé. De ceste chose furent les traistres dolents et esmeus contre lui, pour ce que ils se doutoient que le povoir où ils le veoient monter ne leur fust à nuisance et à abaissement: pour ce s'en alèrent une heure à l'empereour, semblant firent par fausses simulations que ils fussent moult curieux de garder son honneur et sa santé; puis lui dirent en telle manière: «Sire, nous te faisons à savoir pour nos seremens aquiter, et mesmement pour l'amour que nous avons vers toi, que tu eschives les conseils de Bélisaire, et que tu te gardes de lui; car il n'atent à toi occire fors que temps et lieu de ce faire: et si nous n'eussions ceste chose destourbée et empeschiée par simulacion de meilleur conseil, il t'eust occis et tout l'empire saisi et fait orphelin de droit seigneur.» Par telles paroles que les traistres, les serjans et les plus grans du palais disoient à l'empereour, croissoit petit à petit haine en son cuer contre Bélisaire, et de là en avant l'eut en soupçon pour le grant povoir et la grant seigneurie que il avoit au palais. Devant lui le manda, puis lui commanda que il ne s'entremist plus de la sénéchaucée de l'empire182. Celui-ci s'en vint à son hostel, après ce que il fu ainsi déposé de son office, et proposa à vivre en pais d'ore en avant sans sollicitude et sans cure. Il n'issoit nule fois hors de son hostel que il n'eust douze hommes de sa propre maison bien armés devant lui et bien appareillés pour lui deffendre, si besoin en eust. Mais pour ce que ce est trop fort chose de vivre en prospérité sans envie, il ne souffisoit pas à ses ennemis ce que ils lui avoient fait, ains croissoit l'envie et la haine d'eus de jour en jour contre lui. Si eut aucuns qui eurent propos et volenté de lui occire en son hostel. De plus grant félonie se pourpensèrent les traistres: quant ils virent que ils ne povoient encliner l'empereour du tout à leur volonté et à leur sentence, ils pensèrent que ils le déposeroient de la dignité de l'empire.

Note 181: (retour) Aimoini lib. II, cap. 15.
Note 182: (retour) «Patriciatus interdixit curam.» (Aimoin.) La sénéchaussée, le commandement des troupes.

Ainsi comme l'empereour alloit un jour au théâtre de la cité pour soi esbatre et pour regarder les geux, ceux-ci que la déloiauté que ils avoient conceue vouloient acomplir, et avoient temps et lieu de ce faire, le tirèrent en un privé lieu, la couronne lui ostèrent de desus le chief vilainement, et le deffublèrent de la pourpre impériale; puis prirent un autre qui Florien avoit nom, au théâtre le menèrent, là le couronnèrent comme empereour et l'assirent en la chaire impériale. Le théâtre est une place commune en quoi tout le commun s'asamble pour faire les geux. Justinien qui ainsi fu déposé, envoia tantost à Belisaire un sien mesage bien parlant, si lui manda telles paroles: «Bélisaire, biau cher ami, je te prie qu'il ne te souviègne pas des vilenies ni des hontes que je t'ai faites sans raison; mais ramaine à mémoire l'ancienne amitié et les bénéfices que je t'ai fais aucune fois, et me secours si tu peus.» A ce respondi Bélisaire: «S'il m'eust,» dist-il, «lessié au povoir et en l'estat en quoi je estois, je le secourusse bien: il me prie envain maintenant, car je n'ai point de povoir pour ce que il m'a tolue la dignité que j'avois coutume d'avoir. Mais toutes voies veuil-je obéir au commandement nostre Seigneur qui dist que l'on ne rende pas mal pour mal. Je m'appareillerai et lui aiderai au mieux que je pourrai.» Quant il eut ce dit, il prist tous ses serviteurs et quanques il put avoir de sa maison, bien les fist tous armer, puis s'en alla au théâtre où le faus empereour estoit. Quant il fu un petit aproché, il regarda la tourbe de ses ennemis qui estoient tout entour la chaire Florien leur nouvel empereour; il retourna devers sa maisnie183 et leur dist: «O mes bons amis et ma bonne maisnie que je ai toujours trouvés bons et loiaus, véez ici le jour et l'heure que je ai toujours désiré que nous puissions prendre vengeance de nos ennemis. Véez là le tiran qui est avironné de la tourbe de nos ennemis et des traistres qui l'ont fait empereour par desloiauté: et ne doit nul douter qu'ils ne doivent tous mourir d'égale mort, car ils ont une cause de mesme volenté en la malice. Armez donc vos dextres de l'espée de justice, et faites aussi comme vous verrez que je ferai.» Quant il eut ainsi amonesté ses gens de bien faire, il entra au théâtre, devant l'empereour vint. Quant il eut fait samblant de soi agenouiller devant lui, il tira l'épée, et le feri si qu'il lui fist le chief voler. Ses chevaliers et sa gent tirèrent les épées, et se férirent ès traistres, puis férirent à destre et à senestre si durement, que ceus qui devant estoient liés de leur empereour, pensèrent plus de fuir que d'eus deffendre. Bélisaire prist la couronne et le chief Florien, puis vint à Justinien et lui dist ainsi: «Ceus qui avoient envie de ta santé et de la mienne, tendoient à mettre hayne et discorde entre moi et toi, pour ce que tu m'abatisses de l'honneur où je estoie; et quant tu fusses desnué et desgarni de ma présence, que ils te peussent faire la honte que ils t'ont maintenant faite. Je n'ai pas recordé à venjance les griefs que tu m'as fait sans raison par leur enortement, ainz t'ai rendu la couronne et l'empire que ils t'avoient tolu; et pour ce que je recors l'ancienne amour et les bénéfices que tu m'avoies fais, je t'en rends aujourd'hui la récompense.» Quant il eut ce dit, il lui assit la couronne sur le chief. Puis que Justinien fu ainsi resaisi de l'empire, il fist derechef Bélisaire patrice et sénéchal de tout l'empire. En peu de temps après l'envoia en Ytalie contre les Gotiens, qui durement grevoient les Romains.

Note 183: (retour) Maisnie, domesticité. Les gens attachés à la famille.

XIII.

ANNEE 536.

Comment le pape Silvère fu envoié en exil.

184En ce temps estoit en vie le glorieus confesseur messire saint Beneois; à quarante milles de Rome demeuroit en lieu qui est apelé Soublac: de là vint à Mont-Cassin; là conversa saintement et dignement, et resplendit de maintes grans vertus, (si comme saint Gringoire raconte en sa vie)185.

En ce mesme temps alla saint Agapites pape de Rome à l'empereour Justinien de Constantinoble qui estoit chéu en hirésie: mais le saint homme le ramena à la vraie foi de l'églyse de Rome. Anthime le patriarche de Constantinoble damna, qui estoit chef de cette hirésie: onques puis ne retourna à Rome le saint homme, ainz mourut en la cité de Constantinoble. Après lui tint le siège Silvère, que Theodore186 le roy des Ghotiens mit au siège aussi comme par force sans le sçu et sans l'assentiment l'empereour. Il fu si corrompu par pecune, que il commanda que tous ceus-là fussent punis par glaive qui à lui ne se consentiroient. Mais Dieu en prist la vengeance assez tost après: car il ne vesquit que deux mois puis que il eut ce fait. Après lui fu couronné un autre qui estoit apelé Witige. En ce point vint Bélisaire en Secile; là entendi que les Goths avoient fait nouveau roy: lors se hasta de chevaucher parmi la terre de Champaigne187 jusques à Naples. Il mist le siège entour la cité, pour ce que les citoiens ne lui voulurent ouvrir les portes. A la parfin la prit par force, tous les Ghotiens que dedans trouva, mit à l'espée. Après ce se combati à Witige le roy, et le desconfi: puis vint à Rome et garni la cité: puis si s'en parti. A tant Witige rassembla sa force après le département Bélisaire, et assist Rome. Un an tout plein dura le siège; les Romains tenoient en si grant destroit, que nul ne povoit issir ni entrer dedans la cité. Là furent les Romains et tous les peuples en si grant tourment de faim, que trop souffrirent de malaises. Bélisaire, qui pas ne séjournoit, fist maintes grans batailles contre ses ennemis, et eut mainte victoire et les chassa jusques en la cité de Ravane à la parfin.

188Un cler qui Vigile estoit nommé, dyacre, garde des escrins de l'églyse s'aperçu que la damnacion d'Anthime le patriarche que saint Agapites le pape avoit dampné, ne plaisoit pas à l'empereour ni à l'imperatrice; leur grace cuida aquerre pour eus enhorter ce que il cuidoit qui leur deust plaire. Lors vint à l'imperatrice et lui dist que elle mandast Silvère le pape, quant il auroit ses lettres receues, que il rapelast Anthime le patriarche, et le restablist en son siège. Quant saint Silvère eut les lettres lues, il commença forment à gémir et à soupirer. Lors rescrit à l'imperatrice telle sentence: «Dame Auguste, bien que je aie vostre malveillance, et que ce soit, par aventure189, cause de ma fin temporelle, jamais n'avendra, si Dieu plait, que je rapelle homme corrompu et damné par hiresie.» L'imperatrice qui moult fu courroucée de ceste réponse, envoia Vigile le clerc, qui cette besogne avoit pourchacée, à Bélisaire qui lors estoit en ces parties, et manda que il trouvast aucune occasion par quoi il envoiast Silvère le pape en exil, et Vigile, qui les lettres portoit, mist en son lieu. Pour ce le fist l'imperatrice que Vigile lui avoit promis que il rapelleroit Anthime. Quant Bélisaire eut les lettres receus, il ne fu pas joyeux de ce mandement, lors dist ainsi: «Je ne contredirai pas la volonté des princes, ainz accomplirai leur comandement contre mon cuer; mais celui qui a ceste félonie pourchacée, n'évitera pas la vengeance du juge qui tout voit.» Lors furent fans tesmoings introduits contre saint Silvère, qui dirent que il vouloit livrer la cité et Bélisaire aus Ghotiens qui estoient ennemis de l'empire. Bélisaire lui commanda que il alast en Constantinoble et que il se présentast à l'audience l'empereour et l'imperatrice. Ainsi le fist comme il le commanda. Quant il fu au palais, l'imperatrice l'araisonna par telles paroles: «Dis-moi, Silvère, que t'avons nous meffait, qui nous vouloies livrer à nos ennemis?» Ainsi que elle parloit, un dyacre qui Jehan avait nom, lui tira le mantel du col, et lui vestit habit de moyne; puis lui fu commandé que il alast en exil en l'isle de Ponce; et Vigile qui cette besoigne eut bastie, fu pape. Bélisaire rapareilla sa force et se recombati contre le roy Witige: en cette bataille fu ce roy si mal mené et à si grant déconfiture, que la plus grant partie de son armée fu occise, lui même fu pris et mené à Constantinoble.

Note 184: (retour) : Aimoini lib. II, cap. 15.
Note 185: (retour) Cette parenthèse n'est pas dans Aimoin.
Note 186: (retour) Théodore. Var. Théodose. «Theodotus.» (Aimoin.)
Note 187: (retour) Champaigne, la Campanie.
Note 188: (retour) Aimoini. lib II, cap. 17.
Note 189: (retour) Par aventure. Peut-être.

XIV.

ANNEE 537.

De la pais des deux roys par la prière de Crotilde leur mère.

190Le roy Childebert, qui le siège de son royaume tenoit à Paris, manda au roy Theodebert son neveu que il appareillast son armée pour lui aider encontre son frère le roy Clotaire. Celui-ci fist ce qu'il lui manda. Leurs armées joignirent ensemble et firent moult grant appareil pour grever le roy Clotaire. Un mesage vint à leur mère la bonne royne Crotilde, qui à Paris demeuroit; il lui dist que ses fils assambloient grans forces et grans assainblées de gens pour destruire l'un l'autre. La mère qui entendit que ses enfans avoient conçu telle félonnie en leurs cuers l'un contre l'autre, et que ils vouloient destruire eux et leurs gens par occisions, eut grant douleur à son cuer selon la tendresse de mère. A Tours alla hastivement; devant le corps monseigneur saint Martin s'étendi en oroisons et en grans soupirs et en grant effusion de larmes; sa prière fist à Dieu et à saint Martin en telles paroles: «O Dieu Jhesu-Crist, qui les descordables cours des élémens concordes et joins ensemble par sainte conjonction; les deux frères, qui sont disjoints par le mal de discorde, fais repairer en l'unité de pais selon le droit de nature: Sire, je te prie que ce ne me nuise pas, si je ai porté et enfanté tels enfans qui sont de si grant cruauté, qu'ils n'espargnent l'un l'autre, ni ne connoissent ni parent ni ami. Ils ont occis leur oncle et estranglé leurs neveus; et bien que ils aient tant de maux fais, je ne cuidasse pas que leur forsenerie les menast à ce que ils oubliassent leur fraternité et l'amour de nature. Beau Sire Dieu, père puissant qui es juge et auteur de nature, je te prie que tu mettes pais et amour entre les frères germains; et que tous ceus qui troublent pais et concorde espoventes par ta puissance.» Nostre Sire oy la prière de la sainte Dame; car tout maintenant commença à tonner en ceste partie où le ciel estoit plus cler et plus net. Le roy Clotaire qui bien vit qu'il n'avoit pas gent pour assambler, ni pour soutenir la force de deux roys si puissant comme ils estoient, douta le péril; il s'enfuit en Orlenois en une ville qui a nom Combrons191, jusques à tant que son frère fust apaisé vers lui en aucune manière, et que son armée fust creue et enforcée de gent qui venir devoient et de aultre secours que il atendoit de jour en jour. Mais la plus grant espérance qu'il eut estoit en nostre Seigneur. Lors monstra bien nostre Sire que il avoit receu les prières de leur mère. Car là où les deux roys et leur ost estoient logés, un tonnerre leva soudainement, qui donna si horribles éclats que tout le camp en fut espoventé. Lors commença à plouvoir trop abondamment, foudres et tempestes à chéoir si menument et si rudement; le vent à venter si forment, que il arrachoit les pavillons et esparpilloit les chevaux en divers lieux: les chevaliers n'avoient défense contre les pluies et contre les coups de la tempeste, fors des escus, dont ils se couvroient. Ils se concilièrent tous à terre en grant peur et en grant dévocion, et prièrent à nostre Seigneur que il les épargnast, et que il ne prist pas la vengeance de ce que ils avoient deservi par leurs meffais. Plus grans miracles advint: car en celle partie où l'armée du roy Clotaire estoit logée, il ne venta point ni ne tomba eau, ni nuls signes de tonnerre n'y apparut. Les deux roys qui là estoient venus pour tout confondre, envoyèrent maintenant leur message au roy Clotaire pour requerre pais et concorde, perpétuelles. Le roy Clotaire leur octroia volontiers: lors départirent les troupes en amour et en pais, et retourna chacun en sa contrée. En telle manière furent les enfans sauvés et garantis du péril de mort eus et leurs gens par la prière de leur dévote mère, ni ne souffrit pas nostre Sire, que ils accomplissent les félonnies que ils avoient conceues. De ceste chose furent joyeux tous ceus qui aimoient pais et concorde entre les deux frères.

Note 190: (retour) Aimoin. lib. II, cap. 18.
Note 191: (retour) Voici l'un des passages que l'obscurité de la première rédaction et l'inexactitude des copies ont rendus inintelligibles sous la plume des copistes postérieurs Grégoire de Tours avoit dit: Chlotacarius.... in silvam confugit et concides magnas in silvis illis feoit. Les Gesta regum francorum dirent ensuite: In silvam coufugit in Arelauno, fecitque Combros. Je serois assez porté à croire qu'en donnant un nom à la forât anonyme de Grégoire de Tours, les Gesta ont confondu cette défaite de l'année 537 avec celle que le méme Clotaire essuya en 599: Super fluvium Aroannam, nec procul à Doromello vico. (Fredegaire, chapitre 20). Quoiqu'il en soit, Aimoin s'étant servi d'un manuscrit des Gesta qui portoit Auriliano pour Arelauno, a dit: Confugium in Aureliano pago, in loco qui Combros dicitur, fecit. Commettant ainsi une bévue grossière et prenant Combros (amas de bois), pour un nom de lieu. Nos chroniques ont suivi Aimoin.

Incidence. En ce temps advint une avision à saint Germain. En dormant il lui semblent que un vieux homme lui tendoit les clés des portes de Paris: il demanda à ce vieillard ce que cela signifioit, et il lui respondi que il le saurait après. Lors avint que l'évesque de Paris, qui avoit nom Eusebies, fu mort ainsi comme il aloit à l'encontre du roy Childebert pour aucunes besoignes de son églyse. A l'élection qui fu après parut bien la signifiance de cette avision; car messire saint Germain à la dignité de l'évesché fu eslu.

XV.

ANNEES 539/542.

Comment le roy Childebert fonda l'abaie de Saint-Germain;
et comment le roy Sigebert conquist Ytalie
.

192Le roy Childebert qui, je ne sais quant193 années devant, avoit esté en Espagne et avoit la cité de Thoulete prise, apela son frère le roy Clotaire en son aide, car il avoit entr'eus deux pais et amour par la concorde que ils eurent devant faite; il vint à lui et amena grant ost et fort. Ensamble partirent et chevauchèrent jusques à la cité de Saragoce, qui vaut autant comme Cesarauguste194. En cette cité fu martirisé saint Vincent. Les roys firent assiéger la ville, pour ce que les citoyens ne voulurent les portes ouvrir. Assaut y eut grand et périlleux, moult se deffendirent bien ceux-ci dedens, mais à la fin quant les Espagnols virent le grant siège entour la cité, et ils eurent connu la force et la viguer des François, ils n'eurent plus talent de combattre; ainz tournèrent leur espérance en la miséricorde de nostre Seigneur. Croix et eau bénite prirent, et firent procession tout entour les murs de la cité, en chantant respons et litanies. Les roys qui ce virent, cuidèrent premièrement qu'ils le fissent pour aucunes sorceries ou pour aucun enchantement. Un vilain prirent du païs, si lui demandèrent de quelle religion ceus de laiens estoient, et pourquoi ils alloient ainsi parmi la ville. Le païsan leur respondit que ils estoient crestiens et que ils alloient ainsi priant à Nostre Seigneur, que il les secourut. «Va,» dirent les roys, «à l'évesque de laiens, si lui dis que il vienne seulement parler à nous.» Le preudhomme alla à l'évesque et lui dit les paroles. Quant l'évesque venu fu devant les roys, le roy Childebert l'araisonna et lui dit: «Pour ce que vous estes crestiens et creez en celui qui est vrai Dieu, nous avons résolu que nous vous espargnerons, si vous voulez faire ce que nous vous requerrons.» Lors tourna sa parole à l'évesque et lui dist: «O toi évesque qui es en cette cité au lieu de prélat, si tu nous veux bailler les reliques du bon martyr saint Vincent, qui en cette cité resplendit par sainte conversation de vie et fu couronné par martire, si comme Germain évesque de Paris nostre cité nous a plusieurs fois conté, et la pure vérité de plusieurs le témoigne195, nous osterons le siège de vostre cité et vous laisserons vivre en pais.» L'évesque sans plus atendre, leur aporta l'étolle et la cotte saint Vincent. Les roys les reçurent en grant dévocion: lors se levèrent du siège, selon ce qu'ils leur avoient promis. Mais moult mauvaisement ils tindrent leurs convenances; la province prirent et gastèrent, et puis s'en retournèrent en France.

Note 192: (retour) Aimoin. lib. II, cap. 19.
Note 193: (retour) Quant. Combien de.
Note 194: (retour) Cesaraugustum usque accesserunt. (Aimoin.)
Note 195: (retour) Ut multorum sinceritas et signata veritatis verba testantur. (Aimoin) Le latin ne parle pas de Saint-Germain.

Le roy Childebert fit fonder une abeie au dehors des murs de Paris, à la disposition et à la devise Saint-Germain, en l'honneur du beneoit corps saint Vincent, (qui ore est apelé Saint-Germain-des-Prés). En cette églyse mit l'estolle et la cotte du glorieux martyr, et moult grant partie des joiaus que il avoit devant apporté de Thoulete,196 comme calices d'or, textes d'Évangile et croix d'œuvre merveilleuse.

Note 196: (retour) Voyez ci-dessus, liv. II, chap. 5.

197Incidence. Quant Amauri le serourge aus deux roys fu occis, si comme nous vous avons dit, Theodose reçut le royaume d'Espagne, tant comme Amauri en tenoit. Quant Théodose fu occis, fu roy après lui Theodegeles. Tandis que ce Theodegeles séoit une nuit au mengier à sa table plus gaiement que il ne souloit, sa gent mesme, qui sa mort avoit pourparlée, éteignit cierges et chandelles, et l'occit, séant au mengier. Après lui fu roy Agila qui aussi refu occis. Jà avoient les Ghots ce vice en telle accoutumance, que ils occioient leur roy tantost comme il leur desplaisoit un peu.

Note 197: (retour) Aimoin. lib. II, cap. 20.

198En ce temps que les deux roys estoient encore en Espagne, le roy Theodebert leur neveu, fils de Theodoric leur frère, entra en Ytalie en grande compagnie et toute la prit et fit tributaire, dès les mons de Mongeu jusques à la terre maritime.199 En France retourna après. Mais il laissa au païs un sien prince200 qui avoit nom Bucellenne et la plus grande partie de son armée, pour conquérir aucunes terres que il n'avoit encore pas conquises, et mesmement pour le royaume de Secile soumettre à sa seigneurie. Ce Bucellenne passa la mer qui divise le royaume de Secile et la terre de Pouille et de Calabre, il fit tant que il conquist grande partie de la terre, les cités et les chasteaux prit et despouilla. Au roy Theodebert son seigneur envoya les conquets et les exploits de diverses nations que il avoit soumises et faites tributaires.

Note 198: (retour) Aimoin. lib. II, cap. 21.
Note 199: (retour) Ab Alpibus usque ad maritimorum confinia locorum.... (Aimoin.)
Note 200: (retour) Un sien prince. «Ducem.» (Aimoin).

201En ce temps estoit allé adonc en Afrique Bélisaire, dont nous avons tant de fois parlé, par le commandement l'empereour contre Wiltharit le roy des Wandes qui s'estoit relevé202 contre l'empire. Mais Bélisaire fit tant que il le prist par je ne sais quel barat203: car l'histoire ici n'en parle pas, occire le fit, et le remanant des Wandes qui fu demeuré de l'occision fit obéir à l'empire aussi comme devant. Quant il sut que Bucellenne et les François estoient en Italie, il se hasta moult de venir à Rome: en la cité entra, reçu fu à grant honneur d'hommes et de femmes: son offrande fist à l'autel Saint-Pierre par la main de Vigile le pape, une croix d'or offri de cent livres pesant ornée de riches pierres précieuses. En cette croix avoit fait escrire et entailler les victoires que il avoit eues contre ses ennemis; puis retourna à bataille contre les François. Il les eut en despit, quant il vit que ils estoient si peu de gens; déçu fu pour le petit nombre: car il ne cuida pas que ils eussent si grant vertu comme ils avoient. Hardiement assambla à eus, et ceux-ci le reçurent aussi par moult grande hardiesse: mais nul sage homme, tant soit sur, ne doit ses ennemis despriser, mais douter: et pour ce que il les eut en tel despit, ne voulut-il prendre que une partie de ses gens. Les Romains se combatoient pour leurs vies et pour leur païs garantir, les François pour acquérir louange et gloire. Et pour ce que ils attendoient plus glorieuse victoire, s'ils peussent surmonter les Romains qui estoient vainqueurs de tout le monde, jurèrent-ils au commencement de la bataille que ils mourroient en la bataille avant que ils fuissent. Forment et longuement se combatirent les uns et les autres: assez dura la bataille avant que nulle des parties feist nul mauvais semblant. A la fin quand les Romains virent que leurs vies estoient en péril, et ils aperçurent que leurs ennemis estoient si aigres de combattre, ils commencièrent à se retirer de l'estour petit à petit les uns après les autres; en telle manière laissierent Belisaire tout seul entre ses ennemis, moult se deffendit noblement tant comme il put durer: mais François l'environnèrent de toutes parts. Alors fu ateint et occis le noble, le loial, le puissant prince, qui tant de victoires avoit eues et tant de forts roys avoit pris et matés; surmonté fu et vaincu, et perdi la vie et la gloire de son nom par un petit de gent et par un capitaine non d'empereour ni de roy, mais aussi comme d'un prince de France204.

Note 201: (retour) Aimoin. lib. II, cap. 23.
Note 202: (retour) Relevé, révolté.
Note 203: (retour) Sub dolo pacis. (Aimoin.)
Note 204: (retour) A duce non dicam imperatoris aut regis, verum tetrarchæ Francorum victus. (Aimoin.). Les historiens les mieux informés nous ont laissé ignorer les circonstances de la mort de Belisaire. Le récit d'Aimoin n'a jamais obtenu grande confiance sur ce point.

XVI.

ANNEE 544.

Du trespassement saint Beneoit, et de ses miracles.

205 Au temps de ce prince allèrent messages de la cité du Mans à Mont-Cassin en Pouille; envoiés furent à monseigneur saint Beneoit, qui de son ermitage estoit là venu; ils le prièrent et requirent que il envoiast ès parties d'Occident aucuns de ses moynes, qui fussent de telle religion et de telle conversacion, et qui peussent introduire et aprendre ceus qui se voudroient lier et soumettre à la discipline et à la sainte règle que il avoit compilée et baillée. Le saint homme qui moult fu joyeux, de cette requeste, commanda à saint Mor son disciple que il aimoit tant, que il alast en France pour la besoigne que ils lui requéroient. Au départir le certifia de sa mort et lui dist que le terme approchoit que il trespasseroit de ce siècle. En ce signifia-t-il bien que il vouloit que les précieuses reliques de son corps fussent translatées au païs où il envoyoit son cher disciple, à qui il estoit joint en si grant amour et en si grande charité. Messire saint Mor obéit au commandement de son père. Quant il fu près de la cité d'Auçoire206, il tourna à un moustier où messire saint Romain demouroit. Saint Romain estoit celui qui nourrit saint Beneoit et lui bailla les draps de religion. Quant saint Mor fu là venu, droitement le jeudi de la semaine que l'on célèbre la cêne de Jhesu-Crist, le saint homme fu moult joyeux de sa venue. Après que ils eurent parlé ensamble de moult de choses, ce qui moult alegea son hoste du travail qu'il avoit eu, messire saint Mor lui dénonça le jour que saint Beneoit devoit passer à la joie perdurable. En cette nuit mesme qui est devant la vigile de la nuit de Pasque en la douziesme kalende d'avril, advint que messire saint Mor fu ravi en esprit: lors vit une voie qui partoit de la cellule de saint Beneoit jusques au ciel; cette voie estoit merveilleusement enluminée et resplendissante de la clarté des lampes, dont il y avoit sans nombre; si estoit pourtendue et aornée de draps de soie: puis oït un ange qui lui dist que l'esperit saint Beneoit devoit monter aus cieux par cette voie. Quant saint Mor fu à lui revenu, il commença à pleurer moult tendrement en partie pour la joie de l'avision, en partie pour la tendreeur qu'il avoit du trespassement de son père. Il dist à saint Romain l'avision, pour ce que il le fist compaignon de sa joie. Moult est nostre Sire glorieux en ses saints, qui telles merveilles fait pour ceus qui lui plaisent. Il apareilla voie à ce noble père pour venir à lui plus que à autres saints. Car il avoit, toute sa vie, ordoné et disposé les montements et les degrés des vertus en cette vallée de larmes, c'est-à-dire en cette mortelle vie; et avoit monstre l'échelle de Jacob, par quoi les anges furent vus monter et descendre, à ceus qui sa vie et ses mœurs voudroient ensuivre. Mais, pour que nous puissions parler à la pais207 de tous les autres saints, je ne le dis pas martyr mais apostre, quant à son trespassement lui fu voie apareillée resplandissante de clarté divine et ornée de robe de noces208. Mais toutes voies ne doit-on pas croire que le paile209 et le drap fussent ouvrés ni tissus par main d'homme mortel, dont la voie estoit ornée qui mène au royaume sans corruption. Et ne fait pas à merveillier, si l'apostre de nostre Seigneur qui avoit ordoné et presché en terre la nouvelle loy de sainte religion, eut si grant gloire à son trespassement, quant il resplandi de tant de miracles tandis qu'il estoit encore vestu et envelopé de la corruption de la chair. Et si monseigneur saint Grigoire qui nous décrit sa vie et ses miracles, n'eust été témoin de si grande opinion et de si grant vérité, aucuns fussent par aventure qui pas ne crussent ces faits. Bien que je trespasse les miracles que il fist quant il estoit enfant en l'ermitage, et ce que un sage homme dist de lui que saint Martin qui fu renommé par tout le monde, n'avoit onques fait autant de miracles; je ne passerai pas les trois vertus dont il resplendit, qui devant son temps n'avoient onques esté oïes. La première fu que il deslia un vilain qui estoit lié d'un fort lien, seulement par un regart: la seconde fu que il vit tout le monde en un moment en un rayon de soleil; la troisiesme que la voie lui fu appareillée à son trespassement jusques au ciel ornée de lampes ardentes et de pailes. Moult devrions estre attentifs et diligens à bien faire, qui avons en nostre présence si noble père et si grand patron. Si ne doit nul douter que il ne nous aidast, et que il ne nous déliast des liens spirituels de nos péchés, dont les ames sont liées, aussi comme il deslia le vilain qui estoit lié des liens matériels. Le glorieux sainct Grigoire de qui la vie et la doctrine resplendist en sainct Eglise, comme fin or, nous descrit la vie et les miracles de ce confesseur et apostre, monseigneur sainct Beneoit.

Note 205: (retour) Aimoin. lib. II, cap. 22.
Note 207: (retour) A la pais. Sous le bon plaisir.
Note 208: (retour) Notre traducteur n'a pas compris la phrase d'Aimoin: «In cujus autem (ut pace omnium loquar sanctorum), non dicam martyris, verum et apostoli transitu, tam innumeris tamque divini fulgoris splendens apparuit via, luminaribus vestibusque ornata nuptialibus.
Note 209: (retour) Paile. Pallium.

XVII.

ANNEE 547.

De la mort de la royne Crotilde, et du roy Théodebert,
et d'aucunes incidences
.

210Incidence. En ce temps estoit messire saint Grigoire évesque de Lengres: ce ne fut pas ce saint Grigoire qui fu pape, ains fu un autre. Et pour ce que nous avons fait de lui mention, raison est que nous fassions mention du chastel où il demeuroit souvent, qui esloit appelé Dijon. Ce chasteau sied en pleine terre, et le fonda un empereour qui eut nom Aurelien, comme les anciens du païs rapportent. Ce chasteau est clos de murs et de pierres carrées, taillées au ciseau de quinze pieds d'épais et de cinquante de haut: de trente trois tours est le chasteau environné, qui ferment les murs tout entour et sont assises par droite devise et par juste proportion: quatre portes a en ce chastel, qui regardent les quatre parties du ciel, l'une vers Orient, l'autre vers Midi, la troisiesme vers Occident, la quatriesme vers Septentrion. Le terroir qui est entour est moult fertile et moult abundant. Par devant Midi court une eau qui a nom Oscares211 riche de diverses manières de poissons: par devers bise court un autre fleuve qui entre par l'une des portes et sort par une autre, si raidement que il fait les moulins tourner par merveilleuse légèreté. Ce est grant merveille quant si noble chasteau ne fu apelé cité.

Note 210: (retour) Aimoini lib. II, cap. 24.
Note 211: (retour) Oscares. L'Ousche.

212En ce temps accoucha la bonne royne Crotilde, d'une maladie dont elle mourut; ancienne estoit et pleine de jours, morte fu en la cité de Tours. Le roy Clotaire et le roy Childebert ses fils firent le corps aporter à Paris à grandes processions: enterrer le firent delès son seigneur, en l'églyse Saint-Pierre; en cette églyse git sainte Geneviève.

Note 212: (retour) Aimoini lib. II, cap, 25.--Acoucha. Se mit malade au lit.

Lors alla saint Germain évesque de Paris encontre le roi Théodebert jusques à Châlons, pour la besogne de l'églyse. Tant fu le preudhomme gracieux et plein du Saint-Esperit, que le roy lui octroya sa requeste avant que il eust sa pétition formée. Au roy dénonça la fin de sa vie, aussi comme par prophétie; car peu de jours après, une fièvre le prit comme il venoit à Rheims. De ce siècle trespassa au treiziesme an de son règne, comme si la parole du saint homme eust esté dite de la bouche d'un ange. Avant que il trespassast il donna aux bourgeois de Verdun huit mille francs, que ils dévoient chacun an en restorement de la cité, à la requeste saint Désirre, évesque de la cité. Ce roy fu bien fourni de bonnes mœurs et de belles responses à toutes gens. Moult aimoit saint Mor, et tant il lui octroia qu'il fondast une abbeie en une partie de son royaume; en Poitou sied ce moustier qui est appelé Glanne-fouele213; rentes lui donna assez. Après lui, régna un sien fils, qui eut à nom Theodebaus: il fu abandonné à Dieu et à son service; moult aimoit les prélats et les menistres de sainte église; mais à sa gent estoit cruel. En son temps apparut au ciel un signe merveilleux, car une étoile vint si raidement parmi le firmament qu'elle se ferit au cours de la lune. En cette année porta raisin une manière d'arbre qui est appelé Sambucus, et les fleurs de ces arbres, qui ont coutume de porter des grains noirs214, firent grapes. En ce temps fu si grant froidure que les noifs215 soustenoient les gens. Les oiseaux furent si détruits de faim et de froidure, que on les prenoit sur l'arbre avec la main sans nul engin. Ce roy Théodebaus épousa Walderade, fille du roy Wacon de Lombardie; serour estoit-il de Wisegarde sa marastre: son royaume gouverna huit ans, puis mouru. A son oncle Clotaire laissa ses trésors et son royaume: car il n'eut nul enfant de son corps. (Ceus qui cette histoire lisent, ne doivent pas entendre que tous les rois que nous nommons ci, fussent roys de France, fors ceus seulement qui tenoient le siège à Paris de leur royaume. Car tous fussent-ils frères et neveux et tous issus d'un lignage, toutes voies avoient-ils leurs royaumes assignés en autres parties de la France, comme là sus fu devisé.) Ce roy Clotaire eut sept fils et une fille de diverses femmes, desquels les noms sont ici mis; Gontier, Childeris, Cherebert, Gontran, Sigebert, Chilperic, Crannes, et la fille fu apelée Closinde. De Caragonde la belle-sœur Yngonde216, engendra-il Chilperic; en une autre qui eut nom Gonsinde fu Crannes engendré.

Note 213: (retour) Glandfeuille, ou Saint-maur sur Loire, près d'Angers.
Note 214: (retour) Grains, ou plulôt graines. Le sambucus est, comme on sait, le sureau.
Note 215: (retour) Les noifs. Les neiges. Ita ut torrentes congelati pervium super se populis iter præberent. (Aimoin.)
Note 216: (retour) Yngonde. La mère des cinq premiers fils.

217En ce temps, avoient les François cueilli en grant haine Parthemie. Ce Parthemie estoit moult puissant au palais Theodebert, tandis que il régnoit. La cause pourquoi il fu si durement haï fu pour ce qu'il avoit le peuple grevé de tributs, quand il estoit en son pouvoir; bien vit que il ne pourroit vers eus durer qu'ils ne l'occissent, si il y demeuroit longuement. Pour ce pria à deus évesques que ils le prissent en conduit jusques à la cité de Trèves, et qu'ils apaisassent le peuple. Ainsi comme ces évesques emmenoient Parthemie, une nuit advint que il commença fortement à crier en dormant: «Haro, haro! secourez-moi vous qui entour moi estes.» Ceus qui entour lui gisoient, s'éveillèrent et lui demandèrent ce qu'il avoit: et il respondit qu'il avoit veu en son dormant Ausaine qui moult estoit de ses amis, et Papianille sa propre femme, que il avoit occis par jalousie et par mauvais soupçon, qui l'apeloient et disoient comme à force: «Viens devant Dieu pour plaidier avec nous, pour ce que tu nous as occis sans raison.»

Note 217: (retour) Aimoini lib. II, cap. 26.

A Trèves vinrent les évesques qui Parthemie emmenoient, moult trouvèrent le peuple esmu contre lui: assez se peinèrent de leur colère apaiser, et de faire de tout leur pouvoir qu'ils pardonnassent à Parthemie leur mauvaise volonté. Mais quand ils virent que cela ne leur valoit rien, ils le menèrent en une églyse; en une huche le boutèrent, puis la couvrirent des courtines et des ornemens du moustier. Le peuple de la cité vint après tout esmu, ils quisrent et cerchèrent par tout là où ils le cuidèrent trouver. En ce qu'ils s'en retournoient aussi comme tout désolés de ce qu'ils ne le pouvoient trouver, un de la troupe dit: « Voyez ici une huche en quoi nostre adversaire n'a pas esté cherché.» Après ce mot retournèrent tous: quand la huche fu ouverte, ils trouvèrent celui-ci dedans. Vilainement fut détiré et sachié hors. A une colonne fu fortement lié, tant le lapidèrent de pierres qu'il fu tout écervelé. Tout ainsi finit sa vie celui qui moult estoit vilain et plein de mauvais vices. Goulu estoit sur viandes; tantost qu'il avoit mangé, prenoit aloës ou autres chaudes espices pour plustost vider son ventre, et pour plustost manger après. Autre vilaine coustume avoit; car il metoit hors le croiz de son ventre218 devant la gent hardiment et sans nulle vergogne.

Note 218: (retour) Strepitum quoque ventris in publico, sine ullâ verecundiâ, emittebat. (Aimoin.) On voit qu'il y a certaines choses que nos pères n'ont jamais tolérées.

XVIII.

ANNEES 556/558.

Comment Crannes se releva contre le roy Clotaire son père,
et comment Sesnes desconfirent les François
.

219Le roy Clotaire fist crier et voulut establir que toutes les églyses lui rendissent la tierce partie de leurs fruits; mais cet establissement fu cassé par la contradiction des évesques qui assentir ne s'y vouloient. Le roy apareilla son ost pour marcher contre les Sesnes220, qui par plusieurs fois estoient entrés en sa terre, et l'avoient forment endomagiée. Contre eus se combatti sur un fleuve qui est appelé Wisaire221, desconfis furent; puis retourna le roy par les Torrigiens, qui or sont appelés Loherens. Pour ce qu'ils avoient esté contre lui avec ses ennemis, toutes leurs terres que il trouva devant lui prist. Les Sesnes qui desconfits avoient esté en la devant dite bataille rapareillèrent leur force pour la bataille renouveler. Le roy revint d'autre part à tout son camp, tout appareillé d'eus recevoir. Mais pour ce que ils virent la force du roy qui si grande estoit, ils mandèrent au roy miséricorde et pardon, et que désormais ils s'amenderoient envers lui et lui donneroient la moitié de toutes leurs choses, sans leurs femmes et leurs enfans: bons ostages pour ces convenances donnèrent. De ceste offre eurent les François despit; pleinement le refusèrent, et leur remandèrent que jà ne passeroient fors que par la bataille. Quand les Sesnes virent que combattre leur convenoit, ils accueillirent hardiesce et mirent bas désespérance. Lors se combatirent par si grant force et firent si grant occision des François, que petit en demeura avec le roy, et ceus qui avec lui demeurerent lui furent plus à compaignie de fuir, que à secours de lui aidier.

Note 219: (retour) Aimoin. lib. II, cap. 27.
Note 220: (retour) Les Sesnes. Les Saxons.
Note 221: (retour) Wisaire. La Vesère.

222Le roy avoit un fils qui avoit nom Crannes, que nous avons devant nommé; beau estoit de cors et léger de corage, en malice et en desloiauté n'avoit point de pareil, hardi estoit et apareillé à bataille. Son père lui avoit son povoir baillé et l'avoit envoie en Aquitaine pour la province justicier. Lui qui avoit cœur deffrené et sans mesure ne fesoit pas comme fils de roy, mais comme tyran: car il estoit plein de si grande cruauté que il destruisoit la terre que il devoit garder. Le roy qui oy les complaintes de ses faits lui manda par message que il retornast à lui, pour ce qu'il le vouloit chastier et reprendre de son orgueil et de sa folie. Il ne volut retorner à son père, il alla à Paris au roi Childebert son oncle: car il n'avoit pas propos de retorner à son père le roy Clotaire; et mesmement avoit jà tant fait envers le roy son oncle, que il haïssoit son frère et désiroit sa mort. Ensamble firent conspiration contre lui: Crannes lui jura sur saints que son mortel ennemi seroit à tous les jours de sa vie. La desmesurée félonnie que ils avoient conceue en leurs cœurs eussent accomplie, si ils peussent; mais Dieu y mist empeschement: car le roy Childebert mourut avant. Après ce que Crannes se fu ainsi allié à son oncle, retourna-il en Acquitaine pour faire la malice que il avoit empensée, et pour prendre et saisir toute la terre son père. Le roy Clotaire qui moult fu courroucié de ce que son fils fesoit, ne put pas aller après lui, car il estoit encore embesogné de ses troupes qu'il avoit contre les Sesnes; mais il y envoia partie de son armnée et deus de ses fils Gontran et Caribert. Ceus-ci murent et chevauchièrent tant qu'ils vinrent en Limosin: là tendirent leurs herberges223 sur un mont qui estoit appelé Noire-Montaigne: à leur frère mandèrent que il rendist la terre qu'il avoit prise; et il leur manda que si feroit-il volontiers. Mais quand ils virent que il tardoit à ce faire par malice, ils s'approchèrent de lui et ordonnèrent leur bataille pour combattre: il revint d'autre part apresté de ce mesme faire: et eussent-ils tout outre fait la félonnie, si vent et orage ne les eust départis. Entre ces choses, Crannes qui plein de malice fu, fist entendre à ses frères, par personnes introduites, que leur père estoit occis en la bataille des Sesnes. Ceus-ci pensèrent que ce fust vrai; lors s'apareillèrent et s'en allèrent en Bourgoigne au plustost qu'ils purent. Crannes qui vit qu'ils s'en furent allés, alla après, la cité de Chalons prist, puis vint au chastel de Dijon. Aucuns clers de la ville furent moult désirreux de savoir quelle fortune lui devoit advenir: deux livres posèrent sur l'autel de l'églyse, l'un fu des Évangiles et l'autre des épitres saint Pol. Après que ils eurent fait des oraisons à nostre Seigneur, ils ouvrirent le livre des Évangiles, ils trouvèrent premièrement: «Qui non audit verba mea, assimilabitur vero stulto qui ædificavit domum suam super arenam, etc.» C'est-à-dire: «Celui qui ne veut oïr mes paroles, à moi qui suis père, il est comparé au fol qui édifia sa maison sur gravier.» Après ouvrirent le livre des épitres, si trouvèrent ce vers: «Cum dixerint pax et securitas, tunc repentinus veniet eis interitus.» Ce vaut autant à dire en françois: « Quand ils auront dit paix et sécurité, lors les prendra soudainement mort.» Lors entendirent assez que ces escritures estoient dites pour Crannes.

Note 222: (retour) Aimoin. lib. II, cap. 28.
Note 223: (retour) Herberges. Tentes.

224Le roy Childebert qui cuida bien que le roy Clotaire, son frère, eut esté occis en la bataille, entra en Champaigne la Reinsiene225, les proies prist et brusla tout le pays. Mais les entreprises et les faits de Crannes furent tost abaissiées et venues à néant par la mort du roy Childebert: car une maladie le prist, dont il lui convint morir. Mort fu ancien et plein de jours, quant il eut régné quarante-neuf ans. Enterré fu en l'églyse Saint-Vincent qu'il avoit fondé par la main saint Germain, évesque de Paris. Son royaume et ses trésors vinrent en la main du roy Clotaire, son frère: car il n'avoit nul hoir de son corps. En ce temps n'avoit encore esté dédiée l'églyse de Saint-Vincent. Le roy Clotaire la fist dédier par monseigneur saint Germain, en la présence Ultrogode la royne, la femme le roy Childebert, Crobergue et Crosinde ses cousines, et maints hauts hommes, qui présens furent à cette dédicace. En cette journée donna le roy grande possession à l'églyse Saint-Vincent et grandes rentes, et les confirma par son sceau.

Note 224: (retour) Aimoin. lib. II, cap. 29.
Note 225: (retour) Aimoin dit seulement: Remis accedens. Remois, pour habitant de Reims, est un mot du XVIème siècle.

XIX.

ANNEE 560.

Comment Crannes, sa femme et ses enfans furent bruslés.

226Dès que Crannes vit que il eut perdu l'aide et le confort du roy Childebert, son oncle qui mort estoit, il s'enfuit en Bretaigne la petite à Conabert, qui roy227 estoit de cette terre, en cette intention qu'il peust avoir secours de lui et rapareiller bataille contre son père. Ce roy Conabert avoit épousée une moult haute dame: Chalte avoit nom, fille estoit du duc Guillecaire d'Aquitaine. Ce duc fu fortement espouventé des paroles du roy Clotaire, pour ce que il soustenoit Crannes contre lui, si comme le roy lui metoit sus. Pour ce s'enfuit au moustier Saint-Martin de Tours, comme uns autres duc qui avoit nom Austrapius avoit jadis fait. Ceus qui de par le roy furent là envoies pour lui prendre le cuidèrent tirer hors du moustier, mais ils ne purent. Lors boutèrent le feu en l'eglyse et la bruslèrent, et Guillecaire dedens. Mais le roy qui restorer voulut le dommage que il avoit fait à Saint-Martin, refist faire l'eglyse plus belle et plus noble que elle n'eut esté devant, et la fit couvrir d'estain moult richement. Le roy qui moult avoit conceue grant ire contre son fils, ne voulut faindre par simulacion les dommages que il avoit faits: ains semont ses troupes, et rapareilla sa force de toutes parts; puis entra en Bretaigne. Crannes, qui d'autre part se fu bien pourchacié et eut retenu les Bretons en soudées, et tant comme il povoit avoir de gent, à bataille revint contre lui et amena en son aide Conabert, le roy de Bretaigne, et toute sa gent. Quant les deux armées furent venues au champ de bataille, chacune tenta et essaya le cœur de ses hommes. Crannes vit bien que les Bretons qu'il avoit retenus à gages se tenoient en bonne foi et en loyauté vers lui par les convenances qu'ils lui avoient mises: et le roy Clotaire, qui ne voulut pardonner à son fils son mauvais vouloir, vit, d'autre part, les siens désireux et appareillés de combattre. Lors jugièrent que la cause fust terminée par bataille et par armes. Mais le roy qui s'estoit mis en la douteuse sort de fortune, fist cette oraison à Dieu en pleurs et en larmes, avant que ils venissent ensemble: «Dieu Jhesu-Crist, qui seul connois les cœurs des hommes, je te prie que tu reçoives mes prières, et sois droiturier juge de ma cause; je suis certain que toi qui toutes choses sais, connois la félonnie de Crannes, mon fils, comment il a mis en oubli la grace de pitié naturelle, et comment il s'est élevé par armes, comme mortel ennemi, contre la vie de son père, et ce que il ne peut faire en cachette et en traïson, il tend à acomplir apertement et par armes: et en ce qu'il désirre la mort d'un seul vieillard à haster, il n'a pas doute à abandonner à perdition si grande multitude de peuple. Et certes je lui avoie donné grande espérance de régner après moi, quant de ma volonté lui avoie livré la cure de toute Aquitaine: mais il ne voulut pas tant attendre que ma vie fust finie: ains voulut mieux le règne conquerre par parricide et en espendant le sang de son père. Bieau sire Dieu, regardez donques du ciel, et jugez selon droit et selon le jugement que tu fis jadis contre Absalon, quant il se révéla aussi contre David, son père. Je suis, ce me semble, le second David, si je ne forligne pas en foy; il crut que le Sauveur du monde viendroit, et je crois que il soit jà venu et que il viendra au «jour du jugement pour tout le monde juger.» Nostre Sire oy la prière Clotaire, car quand les batailles furent ajoutées et le combat eut longuement duré, il surmonta ses ennemis et les chassa jusques à leurs nefs que ils avoient garnies et appareillées sur le rivage, en cette intention que si fortune leur fust contraire, et ils vissent la desconfiture, ils venissent là à garant. En cette chasse fu occise la plus grande partie des Bretons. Crannes fu pris ainsi comme il emmenoit sa femme et ses filles pour ce qu'elles ne fussent prises. Tout maintenant que il fust amené devant son père, il fu étendu sur un banc, et fortement lié en une partie d'une petite maison. Avec lui fist le roy mettre sa femme et ses filles, puis fist bouter le feu dedans. Ainsi brusla Crannes et sa femme et ses filles et la maison, tout ensemble. Telle vengeance prist le père de son fils, qui sa mort lui pourchaçoit. Il fu condamné sans pitié par le jugement de son père, pour ce que de toute pitié estoit vide: car je ne sais à qui il eust espargné, quant à son père ne voulut espargner.

Note 226: (retour) Aimoin. lib. II, cap. 30.
Note 227: (retour) Britonum principem. (Aimoin.)

228Incidences. Deux grandes tourbes de langoustes229trépassèrent en cel an parmi Auvergne et parmi Limousin. Puis assemblèrent en une grande place, là firent bataille; et tant en y eut de mortes, que les monceaux en gisoient à val les champs.

Note 228: (retour) Aimoin. lib. II, cap. 29.
Note 229: (retour) Langoustes. Sauterelles. Locustarum.

230En ce temps que Clotaire tenoit le royaume de France, gouvernoit Aldoin celui de Lombardie, qui en peu de temps après mena les Lombards en Pannonie, (à présent appelée Esclavonnie). En ce point fu Totile roy des Ghotiens qui habitoient en Ytalie, après la mort du roy Vitiges. Ce Totile alla visiter monseigneur saint Beneoit: le saint homme le chastia moult et reprit de sa cruauté. Celui-ci toutes voies s'amenda moult et diminua sa cruauté et la félonnie de son cueur par sainte correction; puis lui dist le saint homme en l'esprit de prophétie, que il passeroit la mer, après entrerait en la cité de Rome et y régneroit neuf ans; au dixiesme seroit la fin de sa vie.

Note 230: (retour) Aimoin. lib. II, cap. 31.

XX.

ANNEE 547.

Comment le pape mourut par les griefs que l'empereour lui fist.

231Incidence. Le pape Vigile, qui après saint Silvère fu mis en la dignité, en telle manière que nous avons plus haut devisé, reçut lettres de par Antonie, l'impératrice de Constantinople, dont la teneur estoit telle: «Viens à nous, et nous accomplis la promesse que tu nous fis, d'humble volonté, pour Anthime, nostre père, et le rapelle à l'honneur de la patriarchie, ainsi comme il avoit coutume d'estre.» Quand Vigile, le pape, eut les lettres reçues, il lui rescrivit en telle sentence: «Dame auguste, jà ça ne m'aviegne que je fasse ce dont vous me requérez: j'ai parlé lors follement et malement, jà ne me consentirai à rappeler à la dignité de patriarche homme cassé et damné par hirésie.» Quand l'impératrice oï cette response, elle envoya à Rome Anthime, sous bon conduit et grant plenté de chevaliers armés, et lui commanda que il prist Vigile le pape par force, qui estoit contraire aus droits et aus sanctions communes de l'empire; et le fist venir par mer en Constantinoble, en sa présence; et que nulle églyse ne lui fust garandie, fors seulement l'églyse des Apostres. Quant cet Anthime fu à Rome venu, il trouva le pape Vigile qui chantoit sa messe au moustier Sainte-Cécile, de qui la feste estoit célébrée ce mesme jour en la dixiesme calende de décembre. Après que le prudhomme eut chanté, et il départoit ses aumosnes aus povres, Anthime le saisit, maintenant le fist metre en une nef pour mener en Constantinoble, selon le commandement que il avoit reçu de l'impératrice. Le peuple de Rome le convoia jusques à la nef; puis lui demandèrent la bénédiction. Tout maintenant après les notonniers levèrent les voiles, et se partirent du port. Moult estoient ceux de Rome dolens de ce département, et prirent Anthime en si grande haine, que ils lui lançoient pierres et javelots et quanque ils pouvoient retenir, et l'injurioient et lui disoient: «Faim et mesaise soit toujours avec toi! Tu as mal fait aus Romains, mal puisses-tu trouver là où tu vas.» Aucuns des clercs de Rome qui plus l'aimoient allèrent avec lui, ceus-ci ordonna à ordre, quant il fu en Secile: car il fu par là mené en une cité qui estoit apelée Catinensis232; puis leur commanda la cure de l'églyse et puis si les fist retourner. L'empereour et le clergé le reçurent honorablement; deux ans demeura en la cité. Puis après le requist l'empereour que il rappelast Anthime à la communauté de sainte églyse, si comme il lui avoit promis, et lui monstra la main de quoi il lui avoit fait la caution de cette promesse. Tant montèrent les paroles entr'eus, que le pape dist: «Je cuidoie estre remis à débonnaire gouverneur de la chose commune de l'empire, à l'empereour et à dame Auguste; mais je les trouve plus cruels que Dioclétien et Eleuthere sa femme ne furent. Mais puisque nostre Sire a jugé que je sois livré en leurs mains pour vengeance de mes péchez, je soufferrai tous les griefs que vous me ferez. Je vois bien que Dieu me rend les désertes de mon mérite; mais encore ai-je déservi plus grands tourmens par mes péchez; la vengeance a tost ensuivi le fait et le péché que je fis, quant l'apostole Silvere fu hors bouté et envoie en exil par moi. Bien sai que je ne povoie pas trépasser les yeux de celui qui tout voit, que il ne prist vengeance de la machination que je fis contre le saint homme.» Quant il eut ces paroles dites, un des ministres du palais haussa la paume et le ferit parmi la face, puis lui dist: «Homicide, ne sais-tu à qui tu parles? Cuides-tu que nous ayions oublié que tu donnas une huffe à ton notaire, quant tu estois clerc du palais, qui tomba mort après ton coup: et à Hasteron qui estoit fils d'une femme veve à qui tu avois ta nièce mariée, que tu fis tant battre de bastons que il en fu mort; et l'apostole Silvere qui fut exilé par ton pourchaz et par ton conseil?» Quant l'apostole Vigiles oï ce, il eut peur, toute son espérance mist en nostre Seigneur: en l'églyse Sainte-Eufame s'enfuit et embraça une des colonnes de l'autel. Ceus qui de par l'empereour y furent envoies lui lièrent une corde au col et le chascièrent hors de l'églyse. Honteusement fu mené et fouetté par toute la cité. Au soir fu mis en prison à petite livraison; car on ne lui donnoit chaque jour que pain et eau tant seulement. A la parfin le fist l'empereour oster de prison, et lui donna congé à lui et à ses clercs de retourner à Rome, à la prière de Narsès, un des eunuques du palais. Quant il vint en Puille, il tomba malade en une cité qui a nom Siracuse, par le travail qu'il eut eu devant. Là fut mort de la pierre; ses ministres qui avec lui estoient, portèrent le corps à Rome; enterré fu à Saint-Marcel en voie Salaire. Après lui fu apostole un autre qui eut nom Pelage.

Note 231: (retour) Aimoin. lib. II, cap. 32.
Note 232: (retour) Sans doute: Catane.

XXI.

ANNEE 553.

Comment l'empereour envoia à Rome Narses contre Thotila
le roy des Ghotiens
.

233Thotila le roy des Ghotiens alla en Secile; la terre prist et gasta, puis retorna à Rome et l'assiégea. Les Romains qui dedans estoient, furent si pressés de faim que ils voulurent mangier leurs enfans: si furent si durement confondus de batailles et de continuels assauts, que ils ne povoient mais la cité deffendre. Thotila et sa gent qui bien savoient que ils estoient à telle destresse, rompit les murs par devers Hoiste234, et entra en la cité; plus tendoit à eus espargner que à eus détruire: pour ce fit-il jouer de la trompe et buisiner toute la nuit que il y entra, car il voloit que les Romains s'effroyassent pour le son des buisines235, et que ils se tapissent ès églises et en autres lieux, pour que ils ne fussent occis. Une pièce du temps habita avec eus, plus trouvèrent en lui pitié et amour paternel que cruauté ni félonnie de tyran. Tant de pitié et de débonnaireté lui avoit donné monseigneur saint Beneoit, qui l'avoit repris et chastié236 des cruautés que il faisoit.

Note 233: (retour) Aimoin. lib. II, cap. 33.
Note 234: (retour) A parte Hostiensi. (Aimoin.)
Note 235: (retour) Buisines. Trompettes.
Note 236: (retour) Chastié, ou chastoyé, averti, gourmandé.

Aucuns des sénateurs de Rome qui souloient estre en gloire et en louange de tout le monde, et lors estoient chétifs remanans de la cité déserte, allèrent à l'empereour de Constantinoble. En grant humilité le prièrent que il leur fist secours envers les Ghotiens en servitude et subjection de qui ils estoient. Cesar moult troublé de ces nouvelles et des meschéances qui par male fortune estoient advenues au royaume espériel, (c'est au royaume d'Italie, qui ainsi est apelé pour une étoile qui à ces parties est prochaine, ou par la raison d'un roy qui au païs régna, et eut nom Esperus.) Il commanda à Narses que il alast en ces parties pour délivrer les Romains de la subjection en quoi ils estoient. Cil Narses estoit eunuque, (c'est-à-dire, homme chaste237 et hors de toute volonté de femmes). L'un des chambellans du palais estoit homme de grande prouesce, esprouvé en maint péril et en mainte bataille. Patrice et deffenseur le fist de toute Secile et de toute Italie; hastivement s'apareilla; car il n'avoit pas temps de longuement demeurer. Grande compagnie prist de chevaliers et de bonnes gens, la mer passa qui est entre Grèce et Secile, en Lombardie vint. Quant il fu allié aus Lombars et il les eut reçus en son aide, il se combatti au roy Thotila et à sa gent. En cette bataille furent les Goths desconfits et Thotila occis selon la parole de monseigneur saint Beneoit, qui devant lui avoit dit ce qu'il lui devoit advenir. En telle manière furent les Romains délivrés de la servitude en quoi ils avoient esté.

Note 237: (retour) Chaste. Autrefois et adjectif convenoit proprement à tous ceux chez qui la tempérance étoit l'effet de la nécessité.

238Narses combatti contre Bucellenne: de ce Bucellenne avons dessus parlé et comment le roy de France Theodebert le laissa en Italie, lui et deux autres ducs pour le païs conquérir. L'un avoit nom Leuthere, frère de Bucellenne, et l'autre avoit nom Amingues. Ils occirent le très vaillant Bélisaire qui de par l'empereour estoit là envoié pour prendre le païs. Ainsi roboient le païs que ils conquéroient; et envoyoient au roy Theodebert les despouilles de leurs ennemis. En ce point que Narses entra au païs, ils s'estoient traits en la terre de Champagne239 pour yverner. Bucellenne estoit adonc malade d'une maladie qui est apelée dissenterie. Narses appareilla ses gens pour combatre et Bucellenne aussi d'autre part. En cette bataille fu Bucellenne occis. Son compagnon Amingues acompagna après cette bataille un comte des Ghotiens, qui avoit nom Guidin. Tous deux rapareillèrent bataille contre Narses, mais tous deux furent vaincus: Guidin fu pris et amené en Constantinoble: Amingues fu occis d'un glaive par la main de Narses. Leuthaire le troisième duc des François mourut de sa propre mort entre Verone et Tridente240, ainsi comme il retournoit en France chargé des despouilles qu'il avoit au païs conquises.

Note 238: (retour) Aimoin. lib. II, cap. 31.
Note 239: (retour) Champaigne. Campanie.
Note 240: (retour) Tridente. Trente.

Après ces victoires, Narses se combatti contre Sisuliud le roy des Gépidiens241, qui encore estoit demeuré de la lignée des Héruliens que Odoacre avoit amenés quant il entra au païs de Lombardie. Narses lui fit moult de bénéfices au commencement, pour ce que il s'estoit à lui joint et allié loyaument; mais au dernier devint orgueilleux et rebelle; et accroissoit sa seigneueie par Lombardie, tant comme il povoit. Narses qui ce ne lui voulut pas souffrir le prist en bataille, puis le pendi à un haut tref242. Narses fu premièrement garde des instrumens et des autentiques impériaus243; puis fu séneschal du palais; très débonnaire homme estoit, plein de foy et de religion, grant aumonier, en relever et redresser églyses deligent, et attentif en vigiles et en oraisons dévotes; plus vainquoit ses ennemis par oraisons et par dévotes prières que il faisoit à Dieu, que il ne faisoit par armes.

Note 241: (retour) Adversus Siswald, Brentorum regem. (Aimoin.)
Note 242: (retour) Celsaque de trabe suspendit. (Aimoin.)
Note 243: (retour) Primo cartulurius fuit. (Aimoin.)

XXII.

ANNEES 553/561.

D'aucunes incidences, et de la mort le roy Clotaire.

244Incidence. Alboin fils Aldoin estoit en ce temps roy d'une gent qui est apelé Gépidiens. Il se combatti contre Turisme le fils d'un autre roy. En ce point que les deux parties combatoient fermement, Alboin frappa Turisime de son espée parmi le chief, si que il le rua mort. Quant ses gens virent que leur sire fu mort, qui estoit de si grant prouesse que lui seul soustenoit le plus grant faix de la bataille, ils se prirent tous à fuir. Alboin retourna à son père liés et joyeux de sa victoire: roy fu après son père, qui morut en brief temps après.

Note 244: (retour) Aimoini lib. II, cap. 35.

245Incidence. Lors avint que l'évesque de Clermont en Auvergne fist un cas qui pas n'apartenoit à lui246. Un prestre estoit en la cité qui estoit apelé Anastaise, noble homme de haut lignage. Cest évesque l'amonesta par plusieurs fois, une heure par prières et par promesses, autre heure par menaces, que il lui donnast sa propriété et son héritage que il tenoit confirmée et scelée par la charte de la glorieuse royne Crotilde: et pour ce qu'il ne vouloit pas consentir à cette chose, il le fit prendre, puis le fit lier par ses sergens et leur commanda que ils le fissent tant jeuner, que il fust affamé, s'il ne leur octroioit sa requeste. Celui-ci afirmoit alors par grande constance que pour faim ni pour soif, ni pour mésaise que ils lui fissent souffrir, il ne bailleroit ses chartes ni ne deshériteroit ceus qui après lui les devoient avoir. Au moustier Saint-Cassien avoit une croute247; leans estoit un grant cercueil de marbre, en quoi un homme avoit esté mis nouvellement. L'évesque commanda que le prestre fut là dedans mis avec le mort: mis y fu ainsi comme il le commanda et couvert d'un couvercle, de façon que il ne povoit issir: sergens y mist pour garder que il n'eschapast par nulle cautelle248. Le prestre prioit moult dévotement à nostre Seigneur que il le délivrast de si cruelle prison. Ceus qui garder le devoient, burent tant que ils commencièrent à dormir. Quant il senti que ils dormoient, il leva les bras amont, que il avoit tout délivrés249 pour ce que le tombeau estoit grand et profond, et fit tant qu'il tourna le couvercle à une part; puis bouta la teste hors, et s'efforça tant des piés et des bras, que il issi hors délivrement. Car250 il estoit granment grevé de la puanteur du corps qui dedans estoit, ainsi comme il reconnut après. Au commencement de la nuit advint cette chose: il s'en alla moult tost à la porte de la croute, mais il ne la trouva pas deffermée. Il regarda parmi les fendaces, et vit d'aventure un homme passer qui portoit sur son col une grande coignée; il l'apela à voix bassete, afin que ceus qui dormoient ne s'éveillassent, et le pria que il lui desfermast l'uis avec sa coignée: celui-ci fist sa requeste. Quant le prestre fu hors issu, il pria celui-ci que il ne révélast à nul cette chose. A son ostel alla au plustost que il put, en France vint hastivement: sa complainte fit au roy Clotaire des griefs que cet évesque lui avoit faits et lui conta toute la besogne. Le roy et les barons qui avec lui estoient tinrent cette chose à moult grande merveille et à trop grande félonie, et dirent que Hérode et Néron n'avoient onques fait si grande cruauté. Le roy fit l'évesque mander: quant il fu venu devant le roy et mis à raison251 de ce cas, il respondi que la vilenie qu'on avoit faite, si comme il disoit, n'avoit esté de son commandement. Le prestre le convainqui par bons tesmoins et lui fit reconnoistre toute la vérité: à tant se parti l'évesque à honte et à confusion, et le prestre tint son héritage paisiblement.

Note 245: (retour) Aimoini lib. II, cap. 36.
Note 246: (retour) Rem mauditam fecisse memoratur. (Aimoin.)
Note 247: (retour) Croute. Grotte. C'est du latin crypta, d'où nous avons gardé grotte.
Note 248: (retour) Cautelle. Expédient.
Note 249: (retour) Délivrés. Libres. Brachia tantummodo libera. (Aimoin.)
Note 250: (retour) Ce Car rend mal l'autem d'Aimoin.
Note 251: (retour) Mis à raison. Interrogé.

Incidence. En ce temps trespassa de ce siècle à la joie de paradis messire saint Mard, qui évesque estoit de Vermans252, plein de vertus et de bonnes œuvres. Le roy Clotaire fit mettre moult richement les reliques de son corps en la cité de Soissons.

Note 252: (retour) Vermandensis episcopus. (Aimoin.)

253Volenté prist au roy Clolaire d'aller à Tours requerir les prières et les suffrages de Monseigneur saint Martin; en humble oraison et en dévotion demeura longuement. Il prioit au confesseur et à tous les saints de paradis qu'ils priassent à nostre Seigneur qu'il lui pairdonnast ses péchés: grans dons et nobles donna à l'églyse, comme il apartenoit à homme de telle noblesse; large aumosnier fu et libéral aus églyses des saints et aus abbayes, et leur donna abondamment rentes et possessions. En France254 retourna, quant il eut fait son pélerinage.

Note 253: (retour) Aimoin. lib. II, cap. 37.
Note 254: (retour) En France. Dans l'Ile de France.

Un jour advint qu'il alla chasser en forêt pour soi déduire, comme coustume est des François, qui plus volontiers s'y esbatent que autres gens. Plus se travailla que il ne put souffrir; car plus estoit alègre et vigoureux de cuer que il n'estoit de corps. Il estoit de grant aage, et debrisié des grands travaux et des grands peines qu'il avoit eues toute sa vie de guerroyer: et du grief qu'il eut en cette chasse lui prist une fièvre continue trop outrageusement forte. En ce point que il estoit ainsi tourmenté de diverses passions255 de froideur et de chaleur, et qu'il tournoit et retournoit en son lit, et soupiroit profondément, comme celui qui estoit à grand mésaise de conscience pour ses péchés, il commença à crier en telle manière: «Heu va, heu va! comme est grand et de merveilleuse puissance ce céleste roy, qui ainsi humilie et met au-dessous les plus puissans roys de la terre256! Comme il n'est pas mortel, il est sans comparaison meilleur que le plus grand prince de la terre. S'il est donques meilleur il est plus puissant, et s'il est plus puissant il est miséricord; car il ne se délite pas en la vengeance de ceux qui l'ont desservie, ainsi comme font maints mortels princes: mais a plus chière la repentance et la peneance des pécheurs, selon sa grande pitié. L'on doit donques désirer par grande affection le don et la grâce de sa miséricorde, de laquelle nul, tant soit pécheur, ne se doit désespérer.» Tandis comme il recensoit telles paroles en grande repentance et en grande contrition, il rendit son esprit: son corps laissa à la terre et son royaume à ses fils. Quarante et un ans régna noblement et puissamment, et toujours crut et multiplia sa seigneurie jusques à la fin de sa vie. Quatre fils eut de son corps droits héritiers. Le premier eut nom Cherebert, le second Gontran, le troisième Chilpéric, et le quatrième Sigebert. Porté fut à Soissons et honnorablement mis en sépulture en l'abeie Saint-Mard, comme il l'avoit avant devisé. Trente lieues et plus avoit de là où il trespassa jusque là où il fu porté. Ses quatre fils estoient présents, qui très honnorablement le firent porter durant toute la voie à grandes processions de clercs et de gens de religions qui l'âme recommandoient à nostre Seigneur, et faisoient ce que à tel office appartenoit.

Note 255: (retour) Passions. Souffrances.
Note 256: (retour) Grégoire de Tours avoit seulement dit: «Cum graviter vexabatur à febre, alebat: «Wa! quid putatis qualis est ille rex cœlestis qui sic tam magnos reges interficit.» (lib. IV, cap. 21.) Wa, interjection d'un usage, comme on le voit, si ancien, est peut-être l'origine de notre va!

XXIII.

ANNEE 561.

Comment les quatre frères partagèrent le royaume
en quatre parties
.

257Après la mort le roy Clotaire, fu le royaume départi aux quatre frères. Mais Chilperic qui estoit plus sage et plus malicieux que nul des autres, à qui ne suffisoit mie telle partie comme il devoit avoir par droit sort, alla à Paris au plustost qu'il onques put, et saisi trestous les trésors qui avoient esté à son père et qui en la cité estoient. Tous les plus puissans de France manda par devant lui et fit tant envers eus, qu'il acquist leur bonne volonté, tant comme il onques put. Ceus que il pensa les plus convoiteux attira à son amour par dons et par proummesses que il leur fist, en telle manière se mist en la possession du royaume. Mais les autres trois frères, qui pas ne se voulurent accorder à ce partage, s'assemblèrent à tout grant gent à armes, et entrèrent en la cité si soudainement qu'il n'en sut onques mot, comme celui qui despourvu estoit contre leur venue. Hors de la cité le chascièrent, puis lui mandèrent que s'il vouloit consentir que tout le royaume, que leur père tint, fust départi à eux quatre, en quatre parties égales, ils le rapelleroient; il respondi que volentiers s'i acordoit. Lors partagèrent le royaume en quatre. Cherebert qui l'aîné estoit, eut le royaume de Paris qui avoit esté à son oncle Childebert: Gontran eut le royaume d'Orléans qui avoit esté à son oncle Clodomire: Sigebert le royaume de Metz, dont Theodoric son oncle avoit esté roy: Chilperic celui de Soissons que Clotaire leur père avoit jà tenu. Ainsi fu le royaume départi en quatre parts, tout ainsi comme leur père et leur oncle l'eurent jà partagé, après la mort du fort roy Clovis.

Note 257: (retour) Aimoini lib. III, cap. 1.

Mais pour ce que nous avons fait mencion de la cité de Metz, que Sigebert eut pour sa part, nous convient un petit entrelaiscer nostre matière, pour raconter aucunes choses de cette cité, que nous avons trouvées ès anciennes escriptures. Jadis advint que les Wandes, les Souaves et les Alains, que aucuns apellent Huns, issirent de leurs contrées pour France destruire et gaster. Un roy avoient qui Crocus estoit apellé: ce Crocus demanda à sa mère avant que il meust de son païs, quelle chose il pourroit faire pour acquérir grand nom? elle lui respondit: «Beau fils,» dit-elle, «si tu veux estre renommé par tout le monde, abats et renverse les tours et les édifices que les plus grands princes et les plus puissans ont restauré jadis; gaste les plus grandes cités et les plus nobles, et tout le peuple mets à l'espée. Car tu ne peus faire meilleurs habitacles de ceus qui ont esté faits, ça en arrière, ni la gloire de ton nom plus accroistre par bataille ni par autre manière.» Celui-ci fist, tant comme il put, le conseil de sa mère, et crut ses paroles aussi comme si ce fussent divines responses. Il passa le pont d'une cité qui est appelée Mayence; sur le Rhin sied. Quant il eut cette cité destruite et gastée, il s'en vint à la cité de Metz, pour qui nous avons ce conte commencié. Les murs trébuchèrent par divine volenté la nuit devant que le tiran y vinst, en telle manière qu'il put entier dedans sans nulle deffense. En doute fu si nostre Sire le fist pour les péchés et pour les maux des citoyens punir, ou pour la perdition du tiran, en vengeance des cruautés et des homicides qu'il faisoit; pour qu'il s'abandonnast à ce faire, jusques à tant que il trouvast qui vengeance en prist. Quant il eut fait sa volenté de la cité, il mut droit à la cité de Trèves; mais les citoyens qui de sa venue furent garnis, issirent de la ville, en la plaine dessous la cité s'apareillèrent à bataille contre lui. Quant Crocus vit qu'il ne pourroit d'eus venir à chief, il mit droit à aller à une autre cité qui a à nom Arle: en cette voie, le prist un chevalier qui avoit nom Marie258, je ne sais par quelle manière, car l'histoire s'en tait. Quant Crocus le tiran fu pris, il fu vilainement mené par les cités qu'il avoit destruites: après ce mourut, et fu tourmenté de divers tourmens selonc ce qu'il avoit deservi.

Note 258: (retour) Marie. «Mario nomine captus.» (Aimoin.)

XXIV.

ANNEE 567.

Comment saint Germain franchi l'abaie Saint-Vincent
de Paris; et de l'avision du roy Gontran
.

259Cherebert, qui roy estait du siège de Paris, espousa femme qui avoit à nom Ingoberge; deux chambrières avoit, dont l'une estoit appelée Marcovèphe, et l'autre Merophidis. Le roy fu si épris de leur amour que il laissa du tout sa femme pour elles. De ce le reprist et chastia saint Germain, qui à ce temps estoit encore évesque de Paris. Le roy ne s'en voulut amender pour le chastiment du saint homme. De ceste chose se courrouça nostre Sire: car les deux femmes et un fils que le roy avoit eu de l'une d'elles furent frappées de mort soudaine: de quoy le roy fu moult dolent; lui-mesme ne vécut pas moult longuement: assez tost après fu mort en la cité de Blaives en Poitou, enterré fu en l'églyse monseigneur Saint-Romain.

Note 259: (retour) Aimoini lib. III, cap. 2.

Messire saint Germain sentoit bien que le terme de ses jours approchoit de jour en jour, et bien voyoit que l'Églyse de Rome estoit troublée et affligée de la déjection du pape Silvère et de la mort Vigile, qui après lui eut la dignité receue. Lors se douta moult que l'évesque de Paris, qui après lui estoit à venir, ne grevast par mauvaises coustumes l'églyse de Sainte-Croix et l'abaie de Saint-Vincent que le roy Childebert avoit fondée, mesmement pour l'occasion d'un précepte que le roy Clotaire mist en une de leurs chartes qui ainsi parle: Abbatem loci istius constituimus, etc. Pour ce voulut le preudhomme faire un statut de leurs franchises. Car la sainte pensée voyoit bien que l'Églyse de Rome se consentirait après assez légièrement à confirmer les franchises des devant dites églyses. Après advint, comme le saint homme l'eut prévu, que messire saint Grigoire les confirma en ses décrets.

260Gontran qui roy fu d'Orléans, eut quatre fils de diverses soignans.261 Nous ne les vous voulons pas nommer, pour ce qu'il ne les eut par mariage: mortes furent tantost après qu'elles eurent enfanté. Ce roy Gontran fu roy de souveraine bonté, moult aima pais et concorde, et garda droiture et loyauté. Un seul vice obscurcissoit la gloire de son nom; car-il estoit trop abandonné à luxure et adultère. Celles qui pas n'estoient ses espousées maintenoit, et celles qu'il avoit prises par mariage refusoit.

Note 260: (retour) Aimoin, lib. III, cap. 3.
Note 261: (retour) Soignans. Concubines.

Un jour alla chascier en bois: quant la chasce fu commenciée, sa gent se départi, l'un çà et l'autre là, si comme il advient souvent en telle chose. Le roy tourna d'une part entre lui et l'un de ses hommes tant seulement, qui moult estoit de ses privés. Dessous un arbre descendi pour un petit reposer; pour dormir s'inclina au giron de celui qui avec lui estoit. En cette heure qu'il dormoit ainsi, issi de sa bouche une bestelette de telle semblance comme un lésard laquelle commença aller et venir et à chercher entour les rives d'un petit ruisselet qui là couroit; et moult se penoit de passer outre, si elle peust voie trouver. Quant celui qui avec lui estoit vit ce, il prist son espée toute nue et la mit à travers le ruisselet. La bestelette se mist dessus et ala rampant tout outre jusques à l'autre rive, en terre entra par un petit trou dessous le pié d'une montagne. Quant elle eut là-dedans demeuré aussi comme par l'espace de deux heures, elle retourna arrière par dessus l'espée et entra en la bouche du roy, qui encore dormoit. Le roy s'esveilla un peu après et dist à son compagnon que merveilles avoit vu en son dormant: «Je ai,» dist-il, «vu un trop grand fleuve, et par dessus un pont de fer; si me sembloit que je passois par-dessus jusques à l'autre rive, puis entrois sous terre en une cave qui estoit au pié d'une montagne; là trouvois plus de richesses que nul ne pourrait priser, et les trésors des anciens pères, qui là dedans sont reposés.» A tant monta le roy et alla à l'hostel, puis entendi qu'un autre avoit vu cette mesme avision, et pour ce qu'elles estoient semblables, fist-il le lieu houer et trouer bien profondément. Là trouva or et argent en si grant masse que ce n'estoit si merveille non. De cet or et de cet argent fist le roy faire un couvercle, ainsi comme une châsse à merveille grande et belle, en propos que il l'envoiast au sépulchre nostre Seigneur en Jérusalem. Mais le grief et le péril de la voie et la peur des Sarrazins, qui au païs demeuroient, empeschièrent la voie et le don et la promesse qu'il avoit faite: et pour ce qu'il ne le voulut pas tenir que il ne fust offert à Dieu, à qui il avoit esté promis, il le fist porter en une abaie qui est près Chalon en Bourgogne, que il avoit fondée en l'honneur de saint Marcel. Sur le corps saint fu mis le vaisseau, qui tant estoit d'œuvre belle et riche que sa pareille ne fu pas trouvée au royaume de France.

XXV.

ANNEE 566.

Comment le roy Sigebert espousa Brunehaut, qui tant
de roys de France fist mourir
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262Sigebert le roy de Metz savoit bien que ses frères estoient en reproche et au dégabement du monde pour le péché de luxure, et pour ce mesmement qu'ils ne gardoient pas bien la foy ni la loyauté de mariage envers leurs espouses: pour ce envoia au roy d'Espague Athanailde un sien message, qui Gogone avoit nom. Ce roy Athanailde avoit chascié hors d'Espagne les troupes l'empereour de Constantinoble; Sigebert lui manda que il lui envoiast une sienne fille, qui estoit appelée Brunehault263, car il la vouloit espouser par mariage. Celui-ci le fist moult volentiers, qui moult en fu joyeux: livrée fu aus messages à grand plenté de joyaux et de richesses. Quaut le roy Sigebert eut la dame reçeue, il la fist baptiser et introduire en la foy de Rome, pour ce qu'elle estoit corrompue de l'hirésie arriene, en quoi elle avoit esté née et nourrie. Son nom lui fit changer premier, si la fist appeler Brunchilde, puis l'espousa à grande solemnité. Quant elle vit qu'elle fu dame et royne clamée du royaume, tant fist par ses paroles que le roy cueilli en trop grant haine icelui Gogone, qui d'Espagne l'avoit amenée. Comte et maistre estoit adonques du palais, et fu esleu en manière que nous vous dirons: tandis que le roy estoit en son enfance, les princes du royaume avoient esleu un autre qui Crodine estoit apelé, preudhomme estoit et plein de la peur de Dieu, si estoit du plus grand lignage de France. Il refusa cet honneur, et pour soi délivrer et excuser de cette charge, il vint au roy et lui dist ainsi: «Sire, tous les plus puissans du royaume m'appartiennent de lignage, et je ne puis porter ni souffrir leurs plaids, ni leurs tençons. Car ils sont plus hardis et plus prests de grever leurs voisins; pour ce que ils sont mes parens, si ne redoutent pas mes paroles, ni mes jugemens, pour ce qu'il leur samble que je me doive deporter pour l'afinité de chair qu'ils ont vers moi. Mais si tu affirmes que ce soit bien à faire que l'on punisse ses parens selon la sentence de droit jugement, nul ne peut nier qu'on ne le doive faire, et le peut-on prouver par plusieurs essamples. Torquatus fist son fils propre décoler, pour ce qu'il avoit despité son commandement: Romulus qui fonda Rome, fist occire Remon son frère, pour ce qu'il brisa le ban qu'il avoit foit crier: Brutus occist ses deux fils tout en telle manière pour la franchise du païs garder. Et ja soit qu'il vaille mieux estre repris pour miséricorde que pour cruauté, pourquoi fera-t-on miséricorde aus mauvais, lesquels plus les déporte-on, pire les a-on: car ils s'enorgueillissent et s'élèvent de la grâce qu'on leur fait, en tant qu'ils en font pis. Jamais donc ce ne m'aviègne que je soie féru de la perpétuelle sentence du souverain juge pour aquérir leur grâce transitoire.» Quant Crodine eut ainsi parlé au roy et aus barons, ils mirent en sa volenté et en son ordonnance l'élection de si grant honneur et de si grande dignité, pour le bien et pour la loyauté qu'ils sentoient en lui. Il se leva lendemain bien matin et prist avec lui aucuns des plus grands seigneurs du palais: à l'hostel Gogone vint, ses bras264 lui mist au col et lui donna signe de la seigneurie qui à avenir lui estoit. Puis lui dist: «Nostre sire le roy Sigebert et tous les princes du royaume m'avoient eslu et esgardé que je fusse comte et maistre du palais, mais j'ai refusé ce don. Use donc heureusement de ce privilége que je te déguerpis de ma volenté.» Tout maintenant à l'exemple de lui, ceus qui là estoient créèrent Gogone gouverneur du palais. Bien et noblement se tint Gogone en la seigneurie et en l'office jusques à ce jour que il eut amené Brunchilde d'Espagne. Ce jour qu'il l'amena lui fu mort: et plus profitable chose lui eust esté que il s'en fust devant enfui en exil, que ce que il eust amenée femme plus cruelle que nulle beste sauvage. Car puis que elle fu royne clamée et elle fu bien entrée en l'amour et en l'accointance de son seigneur, elle le pervertit si durement et aliéna de sens, qu'il commanda que Gogone gouverneur du palais fust estranglé et meurtri265. Tant fu Brunchilde desloiale et pleine de très desmesurée cruauté: tantes occisions furent par ele faites, tant roys de France et tant princes furent par ele occis et péris, que l'on put bien, pour ce, savoir que la prophétie de Sibile fu pour lui dite, grand temps avant, qui est telle: «Brune viendra,» dist-elle, «des parties d'Espagne, les gens et les roys périront devant son regard; elle sera deroutée266 de piez de chevaux.» Pour ele donques fu la prophétie dite; car il fu ainsi comme elle le prophétisa.

Note 262: (retour) Aimoin. lib. III, cap. 4.
Note 263: (retour) Brunæ nomine. (Aimoin.)
Note 264: (retour) Ses bras. Suivant D. Bouquet, le texte d'Aimoin devroit porter ici (au lieu de brachium), brachile, espèce de vêtement honorifique qui couvroit la poitrine, et étoit attaché sur le bras droit.
Note 265: (retour) Tout ce que nos chroniques diront de Brunehault d'après Aimoin, qui lui-même copioit Fredegaire, portera le cachet de la passion la plus injuste. Ainsi Gogon ne fut pas mis à mort par les conseils de la nouvelle reine; il vécut encore quinze ans, c'est-à-dire jusqu'en 581. Suivant même toutes les apparences, il conserva la confiance de Brunehault, puisqu'elle le choisit plus tard pour diriger l'enfance de son fils Childebert.
Note 266: (retour) Déroutée. Rompue.

Ce fenist le secont livre des Croniques de France.

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