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Les grandes dames

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XVIII

LE ROI DE THULÉ

Cependant M. de Parisis passait sur son cou les belles mains de la comtesse. «A propos, dit-elle, je vous ai invité à prendre une tasse de thé et mon monde est couché.—Quel contre-temps! dit Octave, moi qui ne suis venu que pour cela.—C'est d'autant plus fâcheux que j'aurais pu vous faire apprécier mon vieux Sèvres. Voyez-vous cette merveille sur cette console?—C'est d'autant moins fâcheux, Madame, que vous avez un bon feu, que j'ai vu dans votre cabinet de toilette une petite bouilloire d'argent, et que vous allez de vos blanches mains me préparer vous-même une tasse de thé.»

Octave n'aimait pas à tordre le cou à ses aventures. Un dilettante en amour savoure le roman chapitre par chapitre sans brusquer le dénouement.

Mme d'Antraygues ne se fit pas prier, elle mit la bouilloire au feu pendant que M. de Parisis apportait le tête-à-tête sur un guéridon doré, à trois cariatides sculptées en syrène.

Octave admira la forme svelte, la couleur tendre, les fleurs délicates de cette petite merveille qu'une main féerique avait travaillé pour Trianon.

«C'est admirable, dit-il, je n'ai jamais vu de forme plus exquise et de tons plus harmonieux. Ce sucrier est un bijou.—J'aime encore mieux la théière. Voyez donc comme l'anse est dessinée! voyez donc comme le goulot se profile bien!—Croyez-vous, Madame, qu'à Trianon ou ailleurs, depuis qu'on prend du thé, ce divin tête-à-tête ait jamais eu la bonne fortune de caresser des lèvres aussi amoureuses que les nôtres.»

Octave embrassait Alice. «Octave! décidément vous avez trop soif, murmura Mme d'Antraygues en riant.—Vous êtes comme le vieux Sèvres, d'une pâte exquise.—Oui, pâte tendre.» Octave alla embrasser encore Alice. «Chut! dit-elle, voilà l'eau qui bout.—Quelle jolie chanson! je comprends que les poètes aient parlé des symphonies de la bouilloire; moi qui vous parle, j'ai une petite bouilloire dans ma chambre pour me rappeler mon enfance. Ma grand'mère m'a bercé au chant de la bouilloire.—Vous avez été élevé dans l'âge d'or; moi, ma grand'mère m'a élevée aux duos d'Antony, de Lelia et de Faust.»

Alice chanta du bout des lèvres une strophe du Roi de Thulé. «Oh! chantez! chantez! dit Octave. Vous allez attacher mon amour à cette chanson.—Oui, comme on cloue un papillon dans un herbier.—N'ayons pas d'esprit et chantez-moi cette adorable ballade.»

Mme d'Antraygues la chanta avec l'accompagnement des vagues de la bouilloire et du pétillement du fagotin. Et elle la chanta presque aussi bien que Mme Carvalho, musique de Gounod, traduction toute nouvelle:

    Il était un roi de Thulé,
    Qui perdit un soir sa maîtresse
    Il but comme un inconsolé
    Le souvenir avec l'ivresse.

    C'était dans une coupe d'or
    Portant le chiffre d'Arabelle:
    «Heureux, disait-il, qui s'endort
    Dans l'amour, comme a fait ma belle!»

    Plus d'une fois, quand il rêvait,
    La nuit, en écoutant les merles,
    Il prenait sa coupe et buvait,
    Croyant y retrouver des perles.

    Perles et pleurs! Le sort amer
    Le fit vieillir fidèle et sombre.
    Un soir qu'il regardait la mer,
    Et qu'il évoquait la chère ombre:

    «O ma belle! nulle après toi
    A cette coupe savoureuse
    Ne boira plus. Nul après moi
    N'y mettra sa bouche amoureuse.»

    Et dans les vagues, tristement,
    Par lui la coupe fut jetée,
    Ne voulant pas qu'un autre amant
    Profanât la coupe enchantée.

Pendant qu'Alice chantait, M. de Parisis promenait son vif regard sur sa beauté épanouie; tout un poème en vingt-quatre chants, à commencer par les cheveux blonds en révolte, à finir par les pieds mignons qui jouaient dans les pantoufles.

Alice était grasse et blanche, légèrement rosée, légèrement brunie, comme si le soleil eût passé sur elle trop longtemps dans sa dernière villégiature. Quoiqu'elle fût une femme du Nord, elle avait la nonchalance des Havanaises. Elle vivait couchée, quittant son lit pour son canapé, son canapé pour sa calèche; aussi faisait-elle une rude pénitence quand le dimanche, à la messe d'une heure, elle s'agenouillait à Saint-Philippe-du-Roule au milieu de ses amies. La mère de M. d'Antraygues lui avait dit plus d'une fois: «Prends garde à ta femme, elle est romanesque et coquette.» Le jeune mari répondait à sa mère: «Il n'y a rien à craindre, elle est trop paresseuse pour cela.»

Un fin physionomiste n'eût pas répondu ainsi. Et, en effet, les yeux d'Alice,—ces terribles yeux de mer, à reflets changeants, qui ne disent jamais le secret du coeur, révélaient une âme troublée par les rêves amoureux comme la mer par les nues qui renferment l'orage. Il y a des femmes qui se montrent tout entières par leurs regards. On les pénètre du premier coup comme ces sources vives jaillies de la montagne dans leur premier lit virginal.—fontaines que nulle lèvre humaine n'a touchées encore.—Mais il y a des femmes profondes comme la mer: l'oeil s'y perd; plus on les croit connaître et plus on est dans l'abîme: «Bien fol est qui s'y fie,» disait François Ier devant celles-là. M. d'Antraygues ne connaissait pas si bien les femmes que François Ier, il n'avait pas appris à lire dans ce livre du bien et du mal, une oeuvre toute divine que Dieu a livrée au diable.

Il est des femmes à l'abri des tentations par leur figure; les passions ne frappent pas à toutes les portes, elles laissent sommeiller dans la vie les âmes qui n'ont pas revêtu une enveloppe attrayante. La beauté qui ne tombe pas de son piédestal de marbre est un ange de vertu. La laideur qui meurt immaculée ne mérite pas les canons de l'Eglise. Toute- fois, il faut bien le dire, il n'y a pas de laideur absolue, et toute femme, quel que soit son masque, a son quart d'heure de rayonnement.

Mme d'Antraygues était faite pour la volupté sinon pour la passion; yeux profonds sous la flamme, lèvres rouges, une forêt de cheveux, dont les broussailles envahissaient le cou et les oreilles, des sourcils qui se joignaient presque et qui semblaient peints, tant ils étaient énergiquement et finement dessinés, de longs cils retroussés et mobiles qui accentuaient encore l'expression mystérieuse de ses yeux. L'ovale du visage était peut-être trop arrondi, mais il était embelli par un second menton dont la ligne ondoyante se fondait mollement sous le premier. L'oreille était un bijou ciselé sur la chair; elle était un peu rouge peut-être mais par ce temps d'anémie, qui se plaindrait de voir le sang vif s'accuser! Ce soir-là, la comtesse avait de grands anneaux pompéiens, mis à la mode par les femmes excentriques.

M. de Parisis n'arrêtait pas son regard à la figure seule; comme un voyageur qui a entrevu à peine le pays inconnu, il promenait çà et là de la tête aux pieds, sur les montagnes et les vallons, pénétrant la robe un peu diaphane, admirant les surfaces de l'épaule, les grâces abandonnées du cou, le marbre rosé du bras. «Quel joli pied vous avez!» dit-il à Alice après un silence. Et sans qu'elle y prit garde ou qu'elle voulût y prendre garde, il lui saisit le pied dans sa pantoufle, comme il aurait pris sa main dans son manchon.

Les jeunes filles qui liront ce roman pourront me demander pourquoi M. de Parisis allait à minuit chez Mme d'Antraygues, puisque ce n'était ni sa femme ni sa soeur; je répondrai aux jeunes filles que le thé de la comtesse était fort bon.

XIX

OCTAVE JETTE SA COUPE A LA MER

Madame d'Antraygues avait mis deux pincées de thé dans la théière, Octave voulut prendre la bouilloire. «Non, lui dit-elle, il y a un art de verser de l'eau que vous ne savez pas.» Et avec une grâce charmante, elle précipita dans la théière une petite cascade d'eau bouillante. Une douce fumée parfuma la chambre.

Alice présenta le sucrier à Octave. «Permettez-moi, madame, de prendre une pince à sucre.» Il prit les doigts de Mme d'Antraygues et les mit dans le sucrier avec une douceur idéale. En vérité, dit-elle, en retirant deux morceaux de sucre, vous me feriez passer par un trou d'aiguille: je n'aurais jamais cru que ma main pût entrer là-dedans.—Et maintenant, dit Octave, donnez-moi du thé à pleins bords, car il sera exquis.»

Glou, glou, glou, glou: les deux tasses furent pleines. «Quelle belle couleur! dit Alice, on dirait de l'or en fusion.—L'amour est un magicien, tout ce qu'il touche devient or.—Ah! l'amour, c'est encore la plus belle invention des anciens.—Pour les modernes.—Vous buvez déjà, vous allez vous brûler les lèvres.—Non, il est à point, voyez plutôt.»

Et Octave présenta sa tasse à Alice. Elle venait de se rasseoir près de lui sur le canapé, leurs bouches n'étaient pas loin l'une de l'autre.

Quand la comtesse porta les lèvres à la tasse, le duc y porta aussi les siennes: deux bouches à la surface du thé. » N'est-ce pas que c'est bon?»

On s'était embrassé,—j'imagine. «Eh bien! Madame, dit Octave en relevant la tête, c'est la première fois que je comprends le thé: je jure que jamais je n'oublierai ce festin de nos lèvres.» Et il but jusqu'à la dernière goutte. Et il jeta la tasse dans le feu.

Le petit chef-d'oeuvre fut brisé en mille éclats. «Que faites-vous là? demanda la comtesse avec plus de surprise encore que de regret.—Vous ne le devinez pas? répondit M. de Parisis qui avait repris sa railleuse expression adoucie par un sourire de pénétrante volupté. Est-ce que vous auriez permis, Madame, que d'autres lèvres eussent profané cette tasse? J'ai fait comme le roi de Thulé, j'ai jeté ma coupe à la mer.»

XX

UNE FEMME EN HAUT, UNE FEMME EN BAS

Cependant il était une heure du matin, M. de Parisis avait-il pris une seconde tasse de thé avec la comtesse? La comtesse à son tour avait-elle jeté sa tasse au feu pour achever le sacrifice et garder un souvenir plus vivant de cette heure amoureuse?

On ne me l'a pas dit. On m'a dit seulement qu'elle avait perdu dans le va-et-vient une de ses mules de satin rose et que son mari, en rentrant, l'avait retrouvée dans l'escalier: ce qui prouverait assez qu'elle avait reconduit Octave sans lumière.

Si Mme d'Antraygues eût reconduit Octave un peu plus loin, elle eût assisté à une autre scène amoureuse.

Dès que la porte s'ouvrit, Octave retrouva Violette couchée par terre. Un pressentiment traversa son esprit; il se pencha et vit un flot de sang qui avait jailli sur sa robe. «Violette!» s'écria-t-il. Violette ne répondit pas.

Les platanes agités par un vent d'orage promenaient alternativement l'ombre et la lumière; mais tout d'un coup un nuage ayant passé, la lune répandit sur Violette sa blancheur d'argent.

Octave s'était précipité et avait soulevé la jeune fille dans ses bras. «Violette! Violette! ma Viola! c'est moi qui te parle, dis-moi que tu m'entends!»

Violette ne dit pas un mot. Le duc l'embrassait et lui parlait toujours: elle avait les lèvres tièdes et le front glacé. «Ma petite Violette, tu sais que je t'aime!»

Octave aimait Violette. Il ne me faudra pas faire un cours d'esthétique sur les passions de l'âme pour démontrer que depuis les siècles de décadence, c'est-à-dire depuis le commencement du monde, l'amour vit de contraste et que la loi primordiale du coeur, c'est de conquérir, si ce n'est d'être vaincu.

Octave venait d'adorer Mme d'Antraygues; mais il aimait Violette. Il s'en revenait de conquérir la comtesse avec un vague sentiment d'orgueil, mais la volupté seule avait été de la fête. Ce n'est pas toujours le coeur qui remue les lèvres, l'amour le plus éloquent jaillit de l'imagination. Quand Salomon a dit: «La femme est amère,» c'était le cri de l'esprit humain et non le cri du coeur humain. S'il eût trouvé dans son palais, parmi ses sept cents femmes, une brave fille, un coeur d'or comme Violette, il eût peut-être poussé à travers les siècles un autre cri sur la femme.

Mais la femme de la Bible n'était pas la femme de l'Évangile; l'âme n'avait pas encore dompté le corps, le sentiment n'avait pas dévoré le coeur. Aujourd'hui, il y a beaucoup de Violettes qui se tuent héroïquement pour leurs passions. Faibles coeurs! disent les philosophes et les moralistes. Ames vaillantes! peut-on dire plus justement de toutes les phalanges d'amoureuses que la jalousie ou le désespoir a jetées dans l'abîme.

Octave arracha le corsage de Violette. En s'agenouillant, il trouva son petit revolver, ce bijou qu'elle avait pris au sérieux. «Tu es donc devenue folle,» lui dit-il en l'embrassant.

M. de Parisis, tout en parlant à Violette, avait à deux reprises appelé son cocher. Au moment où les chevaux arrivaient devant l'hôtel d'Antraygues, Octave posait Violette sur le banc de l'avenue le plus rapproché. Elle était souple, de son adorable souplesse de roseau, comme une femme endormie, les bras pendants, la tête renversée.

Quand elle fut sur le banc, Violette s'agita. «Dieu soit loué!» s'écria Octave. Il eût donné dix ans de sa vie pour voir vivre Violette pendant dix minutes; sa blessure même eût été mortelle qu'il eût été presque consolé de lui entendre dire qu'elle l'aimait. «Je meurs, je meurs, murmura-t-elle d'une voix coupée, il ne faut pas le dire à maman.»

La pauvre Violette ne savait plus que sa mère fût morte. «Violette! tu ne mourras pas, ma Violette, je t'aime et je te sauverai.—Non, je me suis frappée au coeur.»

A cet instant, un coupé arrivait devant l'hôtel par la rue de Courcelles. C'était le coupé de M. d'Antraygues, qui, par hasard, rentrait chez lui avant l'aurore. Ceci mérite bien une explication. Ce jour-là, M. d'Antraygues, appelé du Club à la Maison d'Or, y avait rencontré quelques demoiselles de l'Opéra. Il avait bu avec elles—non pas précisément dans du vieux Sèvres—et, ne pouvant se griser d'amour, il s'était grisé de vin de Champagne. Le comte, tout bête qu'il fût, avait compris dans les fumées champenoises qu'il ferait cette nuit-là un bien mauvais joueur et qu'il risquerait de perdre ce qu'il avait déjà gagné. Voilà pourquoi il revenait chez lui.

En descendant de voiture, il reconnut l'attelage d'Octave. Il s'approcha tout en se dandinant et vit le duc qui soulevait Violette. «Qu'est-ce cela? lui demanda-t-il.—Cela, répondit M. de Parisis, sans paraître s'inquiéter de la présence du comte, c'est une femme qui se trouve mal.»

M. d'Antraygues eut d'abord l'esprit traversé par un soupçon de jalousie, mais voyant bien que ce n'était pas sa femme, il se contenta de dire à Octave: «Diavolo! mon cher ami, vous chassez sur mes terres au milieu de la nuit comme un braconnier; il est vrai que je viens de chasser sur les vôtres. Vos petites amies de l'Opéra m'ont fait boire outre mesure, et pourtant ma mesure est bonne.—Eh bien! dit Octave, allez vous coucher.»

Le comte, qui chancelait sous l'ivresse, releva la tête: «J'irai si je veux! Il paraît que monsieur ne veut pas être troublé dans ses rendez-vous nocturnes.—C'est vous, mon cher, qui êtes nocturne. Votre femme vous attend.»

Le duc avait repris Violette pour la poser dans la victoria. «Ma femme m'attend? Est-ce qu'elle vous l'a dit?—Oui. Hâtez-vous, car elle va vous faire une scène.» Le comte, jaloux cette fois comme un tigre, saisit le bras d'Octave qui montait à côté de Violette. «Vous savez, mon cher, que je ne ris pas après minuit.—Vous savez, répliqua Octave furieux, que je vous défends de dire un mot de plus—à moins que vous ne trouviez un mot spirituel.—Un mot spirituel, je ne suis pas si bête que cela; la preuve, c'est que je vois bien que vous n'avez amené cette femme que pour cacher votre jeu! Vous venez de chez ma femme.—La vérité dans le vin, pensa Octave.—Mon cher, dit-il tout haut, allez voir chez vous si j'y suis.—Oui, monsieur, et je me vengerai, et je briserai tout, et je jetterai la femme par la fenêtre.»

Cette fois, en voyant la colère subite du comte, Octave aurait voulu reprendre les paroles qu'il avait dites. Il le savait capable de toutes les folies et de toutes les sottises. «Voyons, lui dit-il, revenez à vous et ne vous donnez pas en spectacle à la lune; rentrez chez vous silencieusement, et surtout ne dites pas à votre femme ce qui s'est passé à votre porte. Sachez-le donc, mon cher, cette pauvre fille que vous voyez là, baignée dans son sang, vous ne la reconnaissez pas?»

Le comte se rapprocha. «Comment la reconnaîtrais-je? vous la masquez.—C'est votre maîtresse.—Laquelle?» Ce cri partait du coeur. «Je ne sais pas laquelle, dit le duc de Parisis. Je l'ai trouvée ici comme je revenais du boulevard Malesherbes, un revolver sanglant à ses pieds. Tenez, le voilà!» Et Octave donna le bijou au comte sans trop bien savoir pourquoi. «Adieu, mon cher, pas un mot de ceci à Mme d'Antraygues. Et n'allez pas vous servir du revolver contre vous-même.—Pauvre fille,» dit le comte, avec des larmes de vin dans les yeux.

Et tout chancelant sous l'ivresse et sous l'émotion, il se souleva pour voir Violette. Mais sur un signe d'Octave, les chevaux étaient partis au galop.» Pauvre fille! dit encore le comte, ai-je fait assez de malheureuses comme cela?» Il regarda le revolver sous le réverbère, «C'est vrai qu'il est taché de sang! C'est un bijou. Je montrerai cela demain à mes amis.»

A cet instant, Mme d'Antraygues, qui avait assisté toute haletante du haut de son balcon à cette scène tragi-comique, hasarda ce nom de baptême: «Fernand!» Le comte oublia qu'il était ivre et marcha d'un pied plus assuré jusque sous le balcon. Au nom de Fernand, il répondit par le nom d'Alice. «Que faites-vous là, mon ami?» Et comme un écho, Fernand dit aussi: «Que faites-vous là, mon amie?» Naturellement, Mme d'Antraygues répondit: «Je vous attendais.»

Cela était jeté du haut du balcon comme une aumône sur un pauvre. Fernand ramassa ces paroles d'or et murmura: «Décidément, je ne mérite pas tout mon bonheur.»

Il craignit que sa femme n'eût tout entendu. «Alice, est-ce que vous êtes là depuis longtemps?—Non, je viens d'ouvrir la fenêtre, répondit-elle vivement.—Alors vous n'avez pas vu ce fou de Parisis qui enlevait une femme?—Non, mon ami! Adieu, je meurs de sommeil. Ne venez pas frapper à ma porte!»

Cette scène d'intimité se passait en pleine avenue, mais les étoiles seules écoutaient. Pas âme qui vive au voisinage. Il faut se loger avenue de la Reine-Hortense quand les maris partent pour la Syrie.

Alice avait fermé sa fenêtre. Toutes les femmes ont compris ce mot: «Ne venez pas frapper à ma porte.» Quand M. de Parisis dit au mari: «Allez voir chez votre femme si j'y suis,» il savait bien qu'il y était. L'amour a cela de beau dans ses enchantements, qu'il permet à l'amoureux ou à l'amoureuse de garder l'image aimée. Quand la femme aime, elle n'est jamais seule.

XXI

LES DEUX RIVALES

C'était au temps des thés diurnes. Vers quatre heures de l'après-midi, Parisis et Mme d'Antraygues prirent le thé ensemble, par rencontre, chez une Havanaise des Champs-Élysées. Il y avait beaucoup de monde. Quelques figures sévères obligeaient au cérémonial; on parlait tout haut. «Est-ce que vous aimez le thé? dit Octave à la comtesse en lui passant une tasse.—Pas le matin, dit-elle.»

Et elle refusa, tout en jetant un regard dédaigneux sur la tasse de porcelaine anglaise que Parisis avait passée sous ses yeux.

On parlait déjà dans tout Paris d'une jeune fille qui s'était brûlé la cervelle la veille dans l'avenue de la Reine-Hortense. «Vous ne savez pas cela? dit une dame en questionnant Octave avec une bonne intention de femme.—Comment! dit Octave, je ne sais que cela. Je ne connais pas la dame, mais c'est moi qui l'ai trouvée «baignée dans son sang,» comme dira la Gazette des Iribunaux.—Il paraît que c'était avenue de la Reine-Hortense?—Je ne me souviens pas bien, dit Octave; c'était peut-être avenue d'Iéna.—On dit que c'est un désespoir de jalousie?—Si Mme d'Antraygues n'était pas là, dit audacieusement Octave, je dirais que la demoiselle a prononcé le nom de baptême de son mari. Après cela, il y a tant de Fernands!—Voyez-vous, dit la maîtresse de la maison, on racontera tant d'histoires sur ce coup de pistolet, qu'on ne saura jamais la vraie. Vous avez raison, madame, reprit Octave; l'histoire n'a été inventée que pour cacher la vérité.»

Et il jeta une citation latine qui lui fit le plus grand honneur chez toutes ces belles dames qui s'écrièrent en choeur: «Il est inouï! il voit tout, il est partout, il sait tout!»

Naturellement Octave, en s'en allant, trouva Mme d'Antraygues dans l'escalier. «Monsieur de Parisis, lui dit-elle, je sais tout; ce soir, à onze heures, en revenant de chez ma grand'mère, j'irai prendre le thé chez vous.—Par quelle porte?—Par la grande, par celle de Violette. Moi aussi, hélas! j'ai le droit d'avoir mes grandes entrées.—Vous savez que vous trouverez Violette?—C'est pour elle que je veux aller chez vous.—Pour lui brûler la cervelle?—Oui, mon mari m'a donné le revolver.»

Le philosophe, ou plutôt le moraliste, car il y a un abîme entre le philosophe et le moraliste, aurait étudié avec une bien vive curiosité les métamorphoses rapides qui s'emparèrent de la comtesse d'Antraygues et de cette jeune fille que Parisis avait surnommée Violette. Les hommes politiques les plus dévoués à leur fortune ne font pas d'aussi soudaines évolutions,—même dans les révolutions.

Au lieu de se sauver l'une par l'autre, elles achevèrent de se perdre en se rencontrant. Comme elle l'avait dit, Mme d'Antraygues alla le soir chez Octave. Il l'attendait dans son petit salon, un journal à la main. «C'est l'histoire d'hier que raconte le journal, sans doute, dit Mme d'Antraygues en s'asseyant à côté de lui pendant qu'il lui baisait le front.—Oui, écoutez plutôt:

«Hier, vers minuit, avenue de Wagram, une jeune fille a reçu six coups de couteau dans la poitrine. On ne doute pas qu'elle n'ait été victime d'une fureur jalouse; elle a survécu à cet acte de barbarie; elle a été transportée à l'hôpital Beaujon. On croit connaître le nom de l'Othello. La justice informe.»

«Eh bien! voilà un journal bien informé.—Quoi! vous doutez du journal? Mais c'est la loi et les prophètes.—Vous savez que je veux voir cette jeune fille?—Eh bien! vous vous imaginez qu'elle est ici? Elle est chez elle.—Je ne suis donc pas mieux informée que le journal!—Pourquoi voulez-vous la voir?—Parce que la passion qui va jusque-là est encore de la vertu. Et puis, je ne sais pourquoi, mais j'aime cette jeune fille.»

La comtesse regarda doucement Octave, «C'est peut-être parce que vous l'aimez. Puisqu'elle n'est pas ici, je m'en vais.—Quelle étrange femme vous faites!—Peut-être. Mais il me semble que cette jeune fille est pour quelque chose dans ma destinée. Comment va-t-elle?—Mal, mais elle ira bien. La balle s'est promenée sur le sein sans pénétrer; elle a une forte fièvre; j'ai eu peur jusqu'à midi, parce qu'elle n'était pas revenue à elle, mais Ricord m'a répondu de sa vie.—Conduisez-moi chez elle.—Non! je ne ferai pas cette folie. Il faut que les femmes du monde restent dans, le monde.—C'est l'histoire du Paradis; vous m'avez ouvert la porte pour m'en aller et je ne la refermerai pas.»

Mme d'Antraygues soupira. «C'est fini! je ne m'amuserai plus chez moi, à moins que vous ne métamorphosiez mon mari en homme amusant. Donc, si vous ne voulez pas me conduire chez Mlle Violette, car je sais son nom, j'irai toute seule.—Nous ne ferons pas cette bêtise-là ni l'un ni l'autre.»

Mme d'Antraygues se leva. «Don Juan, dit-elle à Octave, montrez-moi donc votre palais. Je suis tout éblouie, ici, moi qui n'habite pourtant pas une chaumière.»

Elle marcha rapidement, suivie d'Octave, parlant de toutes choses en femme qui connaît un peu toutes choses. «Dites-moi donc, Alice, le nom de la Dame de Coeur?—Oui! Et de la Dame de Carreau et de la Dame de Trèfle? Je suis trop jalouse pour vous le dire; et d'ailleurs, j'ai juré sur votre tête que je ne le dirai pas.—Je vous donne ma tête.—Je n'en veux pas.» Ce fut en vain que Parisis insista, Il embrassa Alice, «Voyez, je vous mets à la question.—J'y resterais plutôt un siècle!» s'écria Mme d'Antraygues. Et, se dégageant des bras d'Octave: «Adieu, dit-elle tout à coup, je reviendrai.»

Octave, qui avait promis à Violette d'aller la voir à minuit, ne retint pas de force la comtesse. «Demain, reprit-elle, nous nous verrons aux Italiens.» Elle partit. Octave l'accompagna jusqu'à son coupé. «Adieu. Je vous aime; mais vous n'irez pas voir cette pauvre enfant?—Non, puisque vous ne voulez pas,» Mais Mme d'Antraygues alla droit chez Violette.

On sait déjà que Violette habitait les mansardes d'une petite maison de l'avenue d'Eylau, perdue dans un de ces vieux jardins de Paris qui disparaissent tous les jours sous les pyramides de pierres. La comtesse avait été bien renseignée, car elle traversa le jardin sans même dire le nom de la jeune fille au concierge; elle monta les trois étages et sonna; une garde-malade vint ouvrir et la conduisit au lit de Violette. «Je suis une amie inconnue, du la comtesse, je sais tout, j'ai voulu vous voir et vous serrer la main.—Je ne comprends pas, dit Violette en essayant de se soulever.—Ne remuez pas, imaginez que je suis une soeur de charité; si la femme qui vous veille veut se reposer demain, je viendrai vous veiller moi-même.—Je comprends de moins en moins, dit Violette; comment savez-vous qui je suis et où je suis, moi qui ne connaissais personne?»

Violette regarda Mme d'Antraygues jusqu'au fond du coeur. «Ah! c'est vous!» dit-elle en laissant retomber sa tête. Elle avait jugé que c'était sa rivale. Elle faillit se trouver mal, mais elle eut le courage de lutter. «Oh! madame, murmura-t-elle d'une voix éteinte, venez-vous ici pour me railler?»

Et, avec un sourire: «Une femme qui veut mourir et qui ne meurt pas est si ridicule! mais j'espère que Dieu me fera la grâce de ne pas survivre.—Mademoiselle, je suis venue par un sentiment d'admiration et de sympathie. Ne voyez pas une rivale en moi, mais une amie.—Après tout, madame, dit Violette, l'amitié est si rare qu'il faut toujours lui dire: Soyez la bienvenue. Je crois sérieusement que je vais mourir, je vous pardonne ma mort» Ce n'est pas une balle qui m'a tuée, c'est une trahison.

—Pauvre enfant! vous êtes comme moi, vous n'êtes pas de votre siècle. Une trahison d'Octave de Parisis! mais vous ne savez donc pas qu'il trahit toujours le lendemain celle qu'il a adorée la veille. On a raison des hommes, non pas en se tirant des coups de revolver, mais en se moquant d'eux.—Mais si on les aime?—dit Violette toute naïve encore et ne craignant pas d'ouvrir son coeur,—si on les aime, on se moque de soi-même.—Vous avez un coeur d'or, mais il se bronzera. Adieu, je suis contente de vous avoir vue, je reviendrai demain.—Oui, revenez, dit Violette devenue curieuse.» Mme d'Antraygues lui serra la main et partit en lui montrant le plus beau sourire du monde.

La beauté exerce un despotisme qui soumet tout le monde. Si Violette eût vu venir à elle une figure quelconque—effigies sine anima—une de ces figures qui ne parlent pas au coeur, peut-être se fût-elle révoltée, mais elle subit avec je ne sais quelle douceur le charme invincible de la comtesse; elle sentit d'ailleurs que ce n'était pas pour la trahir qu'elle venait à elle. Les coeurs se voient. Violette, qui n'avait jamais rencontré une amie, se prit à cette amitié imprévue. Elle s'imaginait d'ailleurs que Mme d'Antraygues ne lui prendrait plus Octave, comme si son coup de pistolet était un titre sacré.

Octave entra chez Violette, cinq minutes après le départ de Mme d'Antraygues. «Comment vas-tu?—Bien, si tu m'aimes.» Parisis baisa Violette au front. «N'est-ce pas, reprit-elle, que tu m'aimeras toujours?» Il ne put s'empêcher de sourire. «Je lis ta pensée, dit vivement la jeune fille; tu m'as aimée, mais tu ne m'aimes plus.—Si je ne t'aimais plus, serais-je là?—Non, ce n'est pas l'amour qui te conduit ici, c'est un sentiment de pitié. Je me vengerai.—Et tu feras bien! dit Octave qui voulait lui donner la soif de vivre.—Tu n'as pas rencontré ta belle maîtresse?—Elle est donc venue? je m'en doutais; c'était bien sa voiture qui fuyait vers l'Arc de Triomphe. Elle est aussi folle que toi. Puisque ta maison devient une maison de fous, je n'y reviendrai plus.—Octave, tu veux me faire mourir?—Non, je t'aime, je veux que tu vives; si cela t'amuse, je reviendrai avec elle.»

Le duc de Parisis embrassa doucement Violette. Il passa la nuit à la veiller. Le lendemain, Ricord déclara qu'elle n'en avait que pour une semaine. «Dis-moi que tu m'aimeras toujours,» disait-elle à son amant. Et il répondait «Toujours!»

Mais le surlendemain il envoya à Violette un adieu en ces mots:

    Je crois que nous n'avons plus rien à nous dire, ma petite
    Violette. Ne vous tuez plus pour les hommes, redevenez belle.
    Prenez une boutique de fleuriste et vendez-y de tout, excepté des
    violettes!

    Ne voyez pas trop les femmes du monde, elles vous perdraient.
    Adieu, je pars pour Londres et je vous embrasse. Tournez la
    page—comme celle du livre de la vie.

Point de signature. Octave ne signait presque jamais. Violette tourna la page en pleurant. Elle s'indigna en y trouvant un bon de dix mille francs sur M. de Rothschild. Elle le jeta au feu. En le voyant flamber, elle s'imagina qu'elle avait brûlé dix mille francs. Elle se dit: «Il ne sait pas que cela ne vaut pas dix de mes larmes.»

Mme d'Antraygues survint. Elle lui conta tout. «C'est beau, cela! dit Mme d'Antraygues. Je vais écrire à Octave, il vous enverra vingt mille francs.—Je ne veux rien, murmura Violette: Je veux mourir.»

Violette devint plus malade qu'elle ne l'avait été. Elle se fût laissée mourir de chagrin si la comtesse n'était venue la consoler.

Mme d'Antraygues se consolait elle-même en la consolant; elle n'avait pas vu la profondeur de sa chute. Quoique son mari fût de jour en jour plus indigne, elle reconnaissait qu'elle était plus indigne que lui. C'est à la femme bien plus qu'à l'homme que Dieu a confié l'honneur de la maison. Un amoureux avait franchi le seuil de la sienne: quand il avait repassé la porte, il était son amant. Elle ne comprenait pas cet éblouissement, ce vertige, cet abîme. Elle s'armait de toutes ses vertus pour remonter le courant, pour retrouver ce sommet où l'on n'a pas les curiosités de l'orage, mais où l'on respire l'air vif.

C'en était fait! Elle devait bientôt s'avouer qu'une femme ne se repent d'un amour que dans un autre amour. C'est la loi fatale, la vertu ne se reconquiert pas; le Rubicon est facile à franchir, mais si on se retourne vers l'autre rive, elle est devenue inabordable.

Violette devait-elle, comme Mme d'Antraygues, se repentir de son premier amour dans les bras d'un second amoureux?

XXII

LE DUC DE PAS LE SOU

Il y avait un secret dans la vie d'Octave, que Mlle Geneviève de la Chastaigneraye ne lui avait pas dit au bal masqué. Nul ne savait ce secret, pas même Geneviève.

M. de Parisis passait pour un des hommes les plus riches de Paris; on parlait de la terre de Parisis comme une des terres les plus fécondes de la France, on parlait surtout de ses mines d'argent dans les Cordillères. On l'avait vu plus d'une fois arriver au club avec une poignée de pépites d'argent ou un lingot en forme de sabot chinois. «Quand je pense, disait-il d'un air convaincu, que j'ai cent Indiens dans les Cordillères où on ne trouve que de l'argent, quand je pourrais avoir cent Californiens qui me trouveraient de l'or!»

Pareillement, çà et là, il lisait tout haut quelques lignes d'un journal de province, où on vantait les troupeaux de Parisis, ses vignes, ses bois et ses champs de betteraves. C'était une terre modèle.

La fortune lui arrivait par toutes les routes, puisqu'il gagnait aux courses, puisqu'il gagnait au jeu, au club comme à Bade, à la Bourse comme chez les dames qui jouent.

On le disait généreux, on le disait même prodigue; il pensionnait plus d'un ami et ne regardait jamais ce qu'il donnait aux pauvres.

Quand deux chenapans se battaient, il les payait pour qu'ils s'embrassassent. Il est vrai que ce spectacle ne lui coûtait pas bien cher. Il renouvelait ainsi l'histoire d'un de ses devanciers, le comte de Grammont, qui donna un jour vingt-quatre livres à deux voleurs qui se battaient pour avoir chacun trois louis, quoiqu'ils n'en eussent volé que cinq.

Tout cela était un jeu bien joué, car le duc de Parisis n'avait pas le sou. Mais il cachait sa pauvreté à quatre chevaux comme les vrais riches cachent leurs millions à deux rosses. A première vue, cela doit paraître étrange: rien n'était plus simple.

Quand il était entré dans la diplomatie, il avait recueilli un million en rente trois pour cent, en actions de la Banque et en obligations de chemins de fer. Le château de Parisis était estimé deux millions, total trois millions. Mais il y avait dix ans de cela. Le premier million dura bien deux années. Octave avait toujours les mains pleines et les mains ouvertes; il était la providence des comédiennes, des dames du Lac, de ses amis; il lui fallait quinze cents francs par jour pour vivre vaillamment dans le premier feu de la jeunesse, avec son titre de duc, sa soif de plaisir, ses manières d'enfant prodigue. Ce n'était pas trop. Il ne comptait pas bien, il s'imaginait que deux millions sont une mine inépuisable: mais toutes les mines s'épuisent, même celles des Cordillères, où les cent Indiens qui travaillaient toujours pour lui trouvaient à peine de quoi vivre eux-mêmes depuis quelques années.

Quand Octave était revenu d'Amérique, il lui avait fallu emprunter par hypothèque sur son château. Il prit d'abord un million. A son retour de Chine, il ne lui restait plus que la ressource des secondes hypothèques; on lui prêta encore cinq cent mille francs, parce qu'on savait que, le cas échéant, la terre de Parisis vendue par expropriation dépasserait toujours deux millions. Ces cinq cent mille francs ne firent qu'une saison. M. de Parisis jouait alors sa vie et sa fortune en homme qui n'a pas souci du lendemain, décidé à vivre plus tard comme il plairait à Dieu,—ministre à Carlsruhe ou à Dresde,—ou recueillant des débris de son patrimoine pour planter ses choux au château natal.

Il appartenait d'ailleurs à cette nouvelle génération qui vit au jour le jour et qui brave le lendemain. Cette génération n'est pas plus sage que l'autre, mais elle, n'est pas beaucoup plus folle, car la vie n'est ni une maison de banque, ni un grenier d'abondance. Un galant homme ne meurt jamais de faim; ceux qui vivent riches pour mourir pauvres, sont des esprits supérieurs à ceux qui vivent pauvres pour mourir riches, puisque ce sont les vrais riches. Dépenser gaiement un louis, c'est l'avoir; le retenir d'une main avare, c'est le perdre.

Tant et si bien qu'à vingt-huit ans, Octave de Parisis n'avait plus rien, mais il n'était pas ruiné pour cela: je m'explique.

Je ne parle pas de quelques poignées d'or qui pouvaient lui venir tous les ans de Lima, puisque le dernier arrivage, après un silence de dix-huit mois, n'avait été que de quelques milliers de dollars; je ne parle pas de ce qu'il pouvait retrouver dans la vente du château de Parisis, puisqu'il le voulait garder coûte que coûte; je parle de son crédit qui était encore un capital. On ne saurait s'imaginer le nombre de beaux viveurs qui vivent sur leur nom et qui sont encore riches quand ils n'ont plus d'argent. Pourquoi tous les oisifs ne vivent-ils pas ainsi? C'est qu'il faut avoir été riche, c'est qu'il faut avoir le prestige du nom et de la mode.

Brummel, d'Orsay et les autres dilettantes de la haute vie, ont toujours vécu en grands seigneurs sans qu'on sache bien avec quoi; un homme d'esprit disait sans vergogne: «Il faut laisser aux imbéciles le privilège d'avoir pour les autres une maison, une femme, un cheval et le reste.» Le braconnier prend plus de gibier que le chasseur. Le trouve-t-il moins bon? Greuze qui fut cocu comme Molière, disait que les hommes à la mode sont les braconniers du mariage. Ne sont-ils pas les braconniers de la vie? Octave de Parisis était plutôt un comte d'Orsay qu'un Brummel. Il vivait sur sa fortune passée et sur sa fortune future Il menait toujours grand train, mais çà et là dans le train des autres. Comment avait-il encore une écurie de course et des équipages de chasse? Parce que le jeune marquis de Saint-Aymour lui avait dit un matin, au retour de Chine: «Veux-tu que nous fassions courir et que nous chassions ensemble?—Oui. Mais je n'ai pas d'argent comptant.—Qu'à cela ne tienne, nous compterons plus tard.» En attendant le compte, Octave partageait la moitié des prix gagnés. C'était de toute justice. Et naturellement, pour tout le monde, c'était Octave qui faisait courir et qui donnait les parties de chasse.

Il savait bien qu'il payerait tout cela un jour. Il ne doutait pas qu'un nouveau voyage à Lima ne le sauvât de toutes ces belles misères.

Parisis n'avait pas de train de maison. On a trouvé chez un duc de ses amis, le jour de l'inventaire, quatre volumes dépareillés, un La Rochefoucault, le Dictionnaire des Actrices de Paris, le Parfait-Écuyer et la Clef des Songes. Dans la cave d'Octave, on eût à peine trouvé quatre cents bouteilles dépareillées. Il n'avait pas à s'inquiéter de sa cuisine, il était de tous les dîners officiels: à peine avait-il un jour par semaine à donner aux femmes. Mais comment s'était-il bâti un hôtel avec le luxe des sculptures, des fresques et des marbres? C'est encore bien simple. Il avait eu le bon esprit—car il n'était pas si désordonné qu'on pourrait le croire—d'acheter un terrain avenue de l'Impératrice, vendu par expropriation, à peu près la moitié de sa valeur. Cela se voit tous les jours, selon les bruits de la guerre ou les sinistres de la Bourse. Son notaire n'avait pas eu de peine, une fois l'hôtel commencé, à lui trouver par un emprunt de quoi payer le terrain et la moitié de l'hôtel. L'hôtel terminé, comme il avait grande mine, un second emprunt était venu à point. Paris est le pays de la confiance. Le crédit crée des prodiges; si on ne travaillait à Paris qu'avec de l'argent comptant, on ne ferait pas grand'chose: or, on y remue des mondes.

Mais comment Octave se payait-il le luxe des femmes? Avec des bouquets de violettes, des bouquets de lilas blanc, des bouquets de roses-thé. Le plus souvent par des cartes de visite; les courtisanes s'estimaient bien payées par sa carte de visite quasi royale: n'était-il pas le prince des amoureux? Il n'avait pas de scrupule en se rappelant qu'il avait débuté dans la vie par brûler plus d'un million sur l'autel de madame Vénus.

Depuis trois ans, le duc de Parisis avait vécu sans un sou vaillant, mais sans se priver de rien, tout en restant un des rois de Paris. Seulement il ne jouait plus guère, parce qu'il ne voulait pas être frappé de déchéance en dette d'honneur.

On commençait par dire qu'il devait à Dieu et à diable, mais ses amis attribuaient ses dettes à son insouciance de toutes choses; selon eux, s'il devait, c'est qu'il oubliait de payer.

Toutefois, il commençait à s'inquiéter de cet abîme qui s'appelle la dette privée et qu'il franchissait tous les jours au risque d'y tomber. C'était danser sur le volcan: mais on ne faisait plus autre chose au dix-neuvième-siècle.

Le duc de Parisis avait bien pensé ça et là à quelque beau mariage; mais plus le mariage est beau, moins la femme est belle. Et puis, il aimait peut-être trop les femmes pour aimer une seule femme.

XXIII

UNE RÉAPPARITION A L'OPÉRA

Parisis était à l'Opéra avec ses amis, Miravault et Monjoyeux. On jouait le Prophète. On écoutait religieusement le ballet des Patineurs.

Miravault, qui vivait à la minute, regardait sans cesse à sa montre; Monjoyeux jetait çà et là une saillie; Parisis ne regardait pas l'heure et n'écoutait pas les beaux mots. Il avait vu apparaître, dans une loge de galerie, la jeune fille qu'il avait rencontrée au bois de Boulogne.

C'était bien elle, c'était la même beauté, hautaine et décidée, que tempéraient la grâce innée et la douceur du sourire. C'était bien ce même profil idéalement sculpté, c'était la même chevelure abondante, retenue dans sa révolte, blonde comme les gerbes mûres. Elle était ce soir-là plus belle encore: ses bras admirablement modelés, ses épaules de marbre, son cou ferme et ondoyant à la fois, sa main qui agitait l'éventail avec la simplicité du haut style, achevaient de séduire Octave. «Voyez donc là-bas, dit-il à ses amis.—Eh bien! dit Miravault, c'est la marquise de Fontaneilles, la duchesse d'Hauteroche et une jeune fille que je ne connais pas. Mais tu n'as pas le temps de t'attarder à ces curiosités-là: vois donc l'heure qu'il est. Tu sais bien qu'on nous attend chez M. Million.»

Octave devait emprunter cent mille francs pour une dette de Courses.

Il se tourna vers Monjoyeux: «Puisque vous restez dans ma loge, il faut que vous me sachiez le nom de cette belle créature. J'espère revenir d'ailleurs avant la fin du spectacle.—Allons! allons! dit Miravault, te voilà encore avec ta soif de conquêtes. Il n'y a rien à faire par là, mon cher; tu sais bien que la marquise est toute à Dieu, que la princesse est une ambitieuse qui veut mettre un écu d'or de plus sur son blason. Quant à ce qui est de la jeune fille, qui me semble ce soir faire son entrée à l'Opéra, tu dois bien juger au premier coup d'oeil qu'elle est aussi imprenable que le quadrilatère rhénan. Tout ce que tu pourras faire, ce sera de passer à côté. Viens vite, M. Million n'attend pas.»

Octave serra la main de Monjoyeux. «Vous me direz le nom de cette jeune fille.»

Il était bien loin de penser que dans la même loge il voyait du même coup trois cartes de son dernier jeu: la Dame de Carreau, la Dame de Trèfle et la Dame de Coeur.

Si l'homme était toujours dans la coulisse, prendrait-il grand intérêt au spectacle?

Octave donc avait prié Monjoyeux du savoir le nom de la jeune fille qui était avec la marquise de Fontaneilles dans la loge de Mme d'Hauteroche. Mais elles étaient parties à la fin du quatrième acte. «Ça n'est pas de ma faute, dit Monjoyeux à Parisis, quand il reparut vers la fin du spectacle: j'ai fait tout au monde pour les retenir; j'ai dit à l'ouvreuse qu'un duc, un vrai duc, un comte des croisades, demandait à être présenté à la marquise de Fontaneilles.—Est-ce que vous avez dit mon nom?—Non.—Mais vous ne me dites pas le nom de la jeune fille.

—Elle s'appelle Geneviève.—Geneviève de quoi!—Ah! je me suis arrêté au baptême.»

Octave était furieux. «Geneviève! reprit-il, je connais ce nom-là.
Ah! pardieu, c'est le nom de ma cousine; mais celle-là est une vraie
Parisienne, tandis que ma cousine est une provinciale. Il faudra
pourtant que j'aille voir Mlle de La Chastaigneraye.»

Octave tarda d'un jour; le lendemain, quand il se présenta au petit hôtel de sa tante, elle était partie.

En rentrant chez lui, il trouva parmi ses lettres du matin ce billet qu'il n'avait pas lu:

Je pars très mécontente, monsieur mon neveu. J'ai tenté deux fois de vous trouver pour vous dire adieu. Mais monsieur le duc ne recevait pas. Je ne vous pardonnerai que si vous me faites la grâce de venir à Champauvert. Puisque vous avez peur de votre cousine, je vous promets que vous ne la rencontrerez pas. Elle a, d'ailleurs, le plus grand désir de ne jamais vous voir.

Sur ce, monsieur le Duc, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

RÉGINE DE PARISIS.

«Eh bien! dit Octave, j'irai chasser cette année à Parisis.»

XXIV

POURQUOI M. D'ANTRAYGUES DEMANDA A SA FEMME SI ELLE GANTAIT L'OCTAVE

Octave ne voulait pas—selon son habitude—revoir madame d'Antraygues. On sait qu'il n'aimait pas se retourner vers le passé. Il aimait plus les aventures que l'amour, ou plutôt il aimait l'amour des aventures plus encore que les aventures de l'amour.

Mais, trois jours après, à un bal de la princesse ——, il vit entrer la comtesse dans toute la souveraineté de la jeunesse, de la beauté et des diamants. Tout le monde s'écria: «Comme elle est belle!» Faut-il le dire, la comtesse était plus belle après sa chute que dans la souveraineté de sa vertu. L'orage fait éclore le lendemain mille fleurs inattendues. La vertu a son despotisme, ses contraintes, ses chaînes inflexibles. La passion, quand elle ne rougit pas, quand elle ne pleure pas, quand elle ne s'humilie pas, a je ne sais quelle désinvolture irrésistible. Chez les femmes du monde, elle s'abrite encore sous des airs de vertu qui la font plus pénétrante, comme ces adorables voluptueuses de Prudhon, dont les yeux sont à la fois baignés d'innocence et d'amour. La fable a fait Vénus plus belle que Junon.

M. de Parisis fut pris soudainement d'un vif revenez-y, comme disait
Mme de Sévigné. Il alla saluer Alice et lui dit qu'il mourait d'amour.
«Je vous connais, répondit-elle, aussi je ne crois pas un mot de ce
que vous dites.»

Tout autre qu'Octave eût été rejeté bien loin, mais il eût bientôt prouvé à Mme d'Antraygues qu'il ne l'avait pas revue parce qu'il n'avait voulu revoir Violette. «Vous savez qu'elle vous attend toujours?—Oui, mais c'est fini. Le coup de revolver a tué mon caprice. Je n'aime pas ces bêtises-là. Comment voulez-vous revoir un sein de femme qui a été ensanglanté?—Mais ce sang coulait pour vous, monstre charmant!—Plus un mot de Violette. Qu'avez-vous fait de votre belle jeunesse depuis notre dernière rencontre?—Je vous ai haï.—C'est toujours par là que l'amour commence.—Que l'amour finit.»

On jasait autour d'Octave et d'Alice. Quoiqu'il ne mît pas beaucoup d'orgueil dans ses aventures galantes, il ressentait bien quelque plaisir à être accusé de cette conquête.

Comme Mme d'Antraygues semblait décidée à ne plus le recevoir ni à ne plus revenir chez lui, il la menaça d'un air dégagé de se consoler avec une de ses amies qui était surnommée la consolatrice des affligés. Elle aima mieux, tout bien considéré, qu'il vînt se consoler chez elle, où il restait encore un tête-à-tête en porcelaine de Sèvres—pâte tendre.

Le lendemain, à minuit, quand M. de Parisis se retrouva chez la comtesse, il lui fallut vaincre sa rébellion par toute la comédie du sentiment. «Ah! vous voilà à mes pieds. Je vous attendais là. Eh bien, restez-y, mon cher duc.—Toujours, dit Octave en joignant les mains sur les genoux de la comtesse.—Je ne puis m'empêcher de penser, en vous voyant ainsi en adoration plus ou moins railleuse, que dans les pièces de théâtre, c'est toujours à ce moment critique que le mari frappe à la porte. Prenez garde à vous!»

La comtesse avait à peine achevé ces mots, qu'on frappa trois coups à la porte. Les amoureux ne raillèrent plus. Octave fut moins de temps à se remettre debout qu'il n'en avait pris pour s'agenouiller. Il interrogea Mme d'Antraygues du regard. Mais, pour toute réponse, elle appuya le doigt sur ses lèvres agitées.

On frappa encore trois fois. «Ce n'est pas mon mari, dit la comtesse, car Gladiateur n'a pas aboyé.» Modèle des petits chiens de garde: elle ne l'avait appris à aboyer que contre son mari. Qui donc a dit que le chien était l'ami de l'homme?

«C'est égal, reprit Alice, jetez-vous sur le balcon!» M. de Parisis obéit. Il ouvrit la fenêtre en homme expérimenté. Jamais un voleur ou un amant n'avait fait moins de bruit. «N'a-t-on pas frappé? demandait-elle en jouant l'innocence.—Comment donc! je ne fais que cela! cria d'Antraygues.»

Mme d'Antraygues ferma la fenêtre, déploya les rideaux et poussa un fauteuil dans l'embrasure, tout en disant: «Ah! c'est vous, mon ami! Est-ce que vous voulez que je vous ouvre la porte?—Vous le voyez bien, puisque je frappe depuis une heure!—Dites-moi ce que vous voulez?—Je n'ai pas l'habitude de parler par le trou de la serrure.—Puisque vous avez la clé?»

Mme d'Antraygues était bien sûre de la lui avoir prise.

Le comte frappa encore trois coups; mais cette fois avec le pied, comme signe de haute impatience. «En vérité, mon cher, vous n'aimez pas à parlementer. Je me couchais; je remets ma robe. Faut-il faire la conversation? Faut-il vous lire le journal du soir? On annonce que Mlle Patti se marie et que Mlle Brohan divorce.—Pardieu, le monde est un malade qui n'est jamais tourné du bon côté.»

La comtesse ouvrit. «Vous faites des maximes comme votre cousin La Rochefoucauld? Je ne parle pas de l'ancien.—Merci, ma chère; tous les La Rochefoucauld sont bons, même les mauvais. Vous ne savez pas pourquoi je viens vers vous à une pareille heure?—C'est vrai, vous ne rentrez jamais que vers quatre ou cinq heures du matin. Or il est à peine minuit.—J'ai juré de ne plus jouer et je vous supplie de me lier les mains. J'ai joué ce soir pour la dernière fois. J'ai perdu près de sept cents louis; mais, en vérité, c'est une bonne fortune, puisque je ne jouerai plus. Ah! ma chère, je vais redevenir un homme de l'âge d'or.»

Et le comte ajouta, comme se parlant à lui-même: «Quand j'aurai payé.»

Mme d'Antraygues avait entendu. «Quoi! vous n'avez pas payé?—Oh! cela se fait toutes les nuits. On joue sur parole. C'est la dernière parole d'honneur.—Si vous n'avez pas payé, je suppose que ce n'est pas faute d'argent.» Le comte prit dans la poche de son gilet une pièce de cent sous à l'effigie de Louis XVIII, trouée en trois endroits, un vrai fétiche qui naturellement lui avait toujours porté malheur, «Faute. d'argent madame! Mais voyez donc cet objet d'art!—C'est tout ce qu'il vous reste?—Oui, ma chère, avec notre pièce de mariage.—Nous parlerons de notre pièce de mariage demain, monsieur. En attendant il faut payer.»

Et Mme d'Antraygues, qui ne comptait pas encore, ouvrit son chiffonnier. «Vous êtes aimable, lui dit son mari, de considérer les billets de banque comme des chiffons. Comment faites-vous pour en avoir toujours?—C'est que je ne joue pas. Combien vous faut-il?—Donnez-moi seulement dix billets roses.—Cinquante mille francs, dit-elle, les voilà. Mais vous voyez ce qui me reste.—Vous êtes un ange, Alice.»

M. d'Antraygues se pencha pour baiser la main de sa femme. Il ne donna pas le baiser. Il avait vu sur le tapis un gant qui ne lui parut pas un gant de femme.

Il le ramassa. «Madame, voulez-vous essayer ce gant-là?» Il tenta violemment de ganter sa femme. «Je m'en doutais, lui dit-il, vous gantez maintenant l'Octave.» Et il rit de son mot pour dissimuler sa colère.

Il se demanda sérieusement s'il allait tuer Alice. «Adieu, madame, je vais payer pour l'honneur de la maison que vous protégez si bien. Demain, je vous rendrai cet argent avec les intérêts!» Il partit. Toute cette scène n'avait pas duré une demi-minute. Alice courut à l'a fenêtre. «Nous sommes perdus! Il a ramassé un de vos gants, il a joué sur le mot, il m'a demandé si je gantais l'Octave.—Soyez sans inquiétude, dit Octave, mes chevaux m'attendent rue de Courcelles, je serai au cercle avant lui.» Et il baisa la main que M. d'Antraygues n'avait pas voulu baiser. «Octave! Octave!—Adieu! adieu!»

Quand M. d'Antraygues arriva au cercle, il trouva M. de Parisis à une table de baccarat. Il lui tendit son gant au bout de sa canne. «C'est votre, gant, n'est-ce pas? Oui, dit Octave, si vous n'êtes pas content, gardez-le.»

Et s'adressant à tous les spectateurs. «Messieurs, nous nous battrons demain, M. d'Antraygues m'a trouvé chez sa maîtresse. Pas un mot, car si Mme d'Antraygues le savait!»

Le duel fut terrible. Tous ceux qui tiennent une épée s'en souviennent encore. On se battit dans le parc d'une villa du bois de Boulogne. M. d'Antraygues, blessé à la main, ne voulut pas cesser le combat. Il dit que c'était un duel à mort. Il atteignit Octave à l'épaule, il vit jaillir le sang, mais ce ne fut pas assez. Il eut beau faire, Octave se contenta de se défendre par de simples oppositions de quarte et de six. A chaque nouvelle attaque, il se retrouvait à la même parade. Mais M. d'Antraygues lui perça la main. Octave, toujours souriant, Octave reprit son épée de la main gauche et désarma deux fois son adversaire.

Les témoins se jetèrent entre eux et déclarèrent que l'honneur était satisfait. Mais on recommença. D'Antraygues se battit en furieux. Il finit par se jeter sur l'épée savante de Parisis. Le sang jaillit de la poitrine. Il tomba en rugissant et en agitant son épée. «Eh bien! dit-il aux témoins avec un rire horrible, l'honneur est-il satisfait?»

L'honneur n'eût été satisfait que si M. d'Antraygues avait forcé l'amant de devenir le mari. Le duel n'était pas fini: Il recommença entre M. d'Antraygues et sa femme.

Quand le comte fut porté chez lui, il demanda la comtesse. On lui apprit qu'elle était partie à l'heure même du duel et on lui remit cette lettre:

Adieu, monsieur, je vais en Irlande chez ma grand'mère. Nous n'avons plus besoin de séparation de corps, puisqu'elle est faite depuis longtemps, ni de séparation de biens, puisque vous les avec mangés. Adieu.

Alice.

Avec la même encre elle avait écrit à Octave:

    Décidément, votre amour porte malheur. Vous avez presque tué
    Violette et vous m'avez exilée.

Je ne vous dis pas où je vais, parce que vous n'y viendriez pas.

Alice.

XXV

UNE AMBASSADE GALANTE D'OCTAVE DE PARISIS

Le duc de Parisis s'ennuyait bien un peu çà et là, comme Rodolphe de Villeroy, d'attendre trop longtemps sa nomination de ministre en Allemagne, quoiqu'il n'aimât pas beaucoup la rive droite du Rhin.

En attendant, il ne se consumait pas dans l'orgueil trompé. Un de ses amis, Guillaume de Montbrun, devait épouser Mlle Lucile de Courthuys à la chapelle du Sénat. Les lettres de faire part s'imprimaient. Le lendemain, la nouvelle devait éclater par tous les mondes de Paris.

Comme Octave, Guillaume était de tous les mondes, du meilleur et du plus mauvais. Il alla dès l'aurore réveiller le duc de Parisis: «Pourquoi viens-tu si matin?—Parce qu'il n'y a pas un jour à perdre. Tu m'as promis d'être toujours là pour mes affaires d'honneur; voilà pourquoi je te réveille.—Parle; un duel?—Oui, un duel à mort: je me marie.»

Octave se souleva sur l'oreiller. «Pourquoi cette mauvaise plaisanterie?—Parce que j'ai trouvé une jeune fille adorable; je ne te l'ai pas dit plus tôt, connaissant tes allures, tu me l'aurais enlevée. Et pourtant celle-là, Dieu merci! n'est pas une de celles qui se laissent enlever. Tu ne t'imagines pas ce que c'est: un ange!—Un ange avec cinquante mille livres as rente? Le pain est si rare à ta table.—Ne parlons pas d'argent.—Tu as raison; on n'en a jamais et on en a toujours.—Mon cher, je ne viens pas pour te parler de la fiancée ni de la dot.—A propos, que va dire cette belle dame que j'ai entrevue une fois sous les ombrages de la Vallière, à Versailles? Elle était bien voilée, mais je crois qu'elle était bien jolie. Elle marchait comme une reine, et si depuis elle a boité comme Mlle de la Vallière, c'est qu'elle avait pris une entorse en se promenant avec toi.—C'est précisément pour te parler d'elle que je suis venu ici.—Alors, c'est elle qu'il faut que j'enlève?—Je ne vais pas jusqu'à te demander un tel service. Mais enfin, tu t'es si souvent montré mon ami….—Explique-toi, sphinx.»

Guillaume de Montbrun se renversa dans un fauteuil. «Voilà. Je suis adoré comme tous ceux qui vont se marier; une femme ne vous aime bien que quand une autre femme est là, c'est de toute antiquité.—Ah! mon ami, comme tu es malheureux si tu es aimé!—Ne m'en parle pas, tu sais cela, toi. Eh bien, mon cher ministre plénipotentiaire en disponibilité, il faut que tu ailles bravement chez la dame en question, et que tu lui arraches son amour du coeur.—C'est simple comme tout. Je vais à elle et je lui dis: «Madame, n'aimez plus mon ami Guillaume, parce qu'il a confié les destinées de son coeur à une autre femme.» Et quand j'aurai parlé, la dame dira: «Je ne l'aime plus.» Cela se fait toujours comme cela. Tu as donc peur qu'elle poignarde la blanche épousée?—J'ai peur de tout; j'ai peur surtout qu'elle ne se poignarde elle-même. Quand une femme tombe dans la bêtise d'aimer, elle est capable de toutes les autres.—Alors tu feras bien mieux de ne lui rien dire du tout jusqu'à la lune de miel.—Ah! s'il n'y avait pas de journaux! Mais, un de ces jours, elle va lire la nouvelle et tomber chez moi comme une avalanche, ou comme un coup de tonnerre. L'amour qui commence est une bien belle chose, mais l'amour qui finit….—Voilà pourquoi tu recommences.—Ne rions pas, c'est sérieux.»

Guillaume de Montbrun se leva et porta à Octave, toujours couché, une enveloppe cachetée à ses armes, renfermant une cinquantaine de lettres, autant de pâles souvenirs déjà scellés dans le tombeau. «Voilà ses lettres. Tu iras chez elle, tu la trouveras à deux heures; son mari ne rentre qu'après la Bourse….—Où, naturellement, il est heureux. Comment s'appelle-t-il, ou comment s'appelle-t-elle?—Elle s'appelle Mme … Mme de Révilly.—En vérité! Je ne l'ai jamais vue, mais on m'a dit qu'elle était charmante.—Elle ne va jamais dans le monde. Elle s'était emprisonnée dans notre amour avec une fenêtre ouverte sur le ciel. Tu sais, les femmes arrangent tout cela: Dieu et le diable.—Parce que les femmes sont l'oeuvre de Dieu et du diable. Donc je porterai ces lettres à Mme de Révilly. Et tout naturellement tu lui demanderas les miennes. Tu comprends que si le lendemain des noces il lui prenait fantaisie de les envoyer à ma femme, Lucile ne me pardonnerait pas d'avoir écrit à une autre avec une pareille éloquence de coeur.»

Parisis regarda son ami Montbrun avec admiration. «Je te trouve beau, en vérité, de t'inquiéter de pareilles billevesées. Ta femme te pardonnera d'autant plus que ton éloquence sera plus belle. Mais enfin, tu veux briser, brisons.»

Octave regarda la pendule. «Dix heures. Je n'aurai pas le temps de m'occuper de moi aujourd'hui. Un duel à arranger, ce qui veut dire qu'il faut qu'il ait lieu; une visite au ministre pour lui prouver que je n'ai pas de rancune; ta chaîne à briser—ô esclave blanc qui en a déjà une autre;—un nouveau cheval à montrer, je veux dire à monter au Bois; un dîner officiel et un bal à l'ambassade d'Autriche. Enfin, à minuit je pourrai commencer ma journée.—Je sais bien que tu es comme le sage, et que, pour toi, chaque grain qui tombe du sablier est un grain d'or.»

M. de Montbrun s'était levé: «Adieu, je compte sur toi, Tu sais tout ce qu'il faut dire à la dame. Parle-lui de mon chagrin et de mes dettes.—Oui, on se marie pour échapper à une maîtresse qui vous ennuie et on met cela sur le dos de ses créanciers. Sois tranquille, je suis un excellent avocat pour ces causes désespérées. Sais-tu pourquoi?—Parce que cela t'amuse.—Parce que c'est une étude de femme.—Et parce qu'on n'apprend à connaître la femme qu'après avoir mis le scalpel dans tous les coeurs.—Oh! je ne suis pas si médecin que cela.—Je reviendrai chercher la réponse à six heures.—Oui, tu me trouveras; c'est l'heure où je m'habillerai pour aller dîner.»

Les deux amis se serrèrent la main. «N'oublie pas qu'elle demeure boulevard Haussmann. Te rappelles-tu, quand l'autre jour tu m'as demandé du feu pour allumer ton cigare? c'était sous sa porte cochère. Que Dieu te conduise!—Sois heureux, va cueillir des fleurs d'oranger.»

A deux heures, M. de Parisis descendait à pied le boulevard Haussmann, tout à sa mission; comme un avocat qui va plaider une mauvaise cause, il cherchait de bons arguments. «C'est là que demeure la belle, dit-il tout à coup en regardant un petit hôtel d'architecture trop composite.—Mme de Révilly? demanda-t-il.»

Sur un signe affirmatif, il monta l'escalier. Le concierge avait fait deux fois retentir le timbre pour annoncer un homme. Il ne sonnait qu'une fois pour une femme. Octave vit, par le grand air de l'escalier, qu'il était dans une bonne maison.

Un valet de chambre lui demanda son nom et revint tout de suite pour lui dire d'entrer. Il fut quelque peu désappointé en voyant deux dames au lieu d'une. Il tombait mal, on recevait ce jour-là. Toute femme du monde qu'elle était, la maîtresse de la maison ne put masquer une vraie surprise en voyant entrer M. de Parisis. «Je ne m'attendais pas à cette gracieuse visite, dit-elle avec un sourire charmant.—Madame, j'étais dans mon tort. Il a fallu toute une histoire, que je vous dirai, pour m'autoriser à me présenter ainsi devant vous, sans avoir eu l'honneur de vous êtes présenté.»

La visiteuse comprit qu'on ne dirait pas l'histoire devant elle. Après de profondes réflexions sur la pluie et le beau temps, elle se leva et sortit sans qu'on fît de bien grands efforts pour la retenir.

M. de Parisis avait déjà étudié la dame du logis. Elle était fort jolie, dans tout l'épanouissement de la seconde jeunesse, qui est peut-être la vraie. «Madame, reprit Octave avec gravité, pouvez-vous m'accorder quelques instants et pouvez-vous m'ouvrir une parenthèse de cinq minutes dans vos trois heures de réception?—Je ne réponds de rien, dit la dame, plus surprise encore qu'à l'arrivée d'Octave, seulement vous avez toutes chances de n'être pas troublé, car les vraies visites ne commencent qu'à quatre heures, mais surtout au retour du Bois. Parlez, monsieur.—Eh bien! madame, je vais droit au but. Avez-vous lu des romans? Avez-vous été à la comédie? Oui, n'est-ce pas? Eh bien! figurez-vous que vous êtes une héroïne de roman ou un personnage de comédie. La vie! qu'est-ce autre chose, surtout la vie du coeur?—Je ne comprends pas bien.—Il me semble que je vous ai vue à cette première représentation d'une comédie où il y a une jeune fille qu'on aime et une jeune femme qu'on a aimée. Le comédien est très amoureux de la jeune femme, mais il va épouser la jeune fille; c'est la loi du monde.»

La dame avait pâli. Octave se tut un instant pour voir ce qu'elle dirait, mais elle garda le silence. «Vous vous rappelez, reprit Octave, que l'amoureux a si peur de lui, qu'il prend un ambassadeur pour le suprême adieu à sa maîtresse.»

A ces derniers mots, la dame se leva et s'écria: «Il se marie! Je l'avais deviné. Il y a huit jours que j'ai senti un coup au coeur.»

Et la dame retomba atterrée sur son fauteuil.

M. de Parisis se leva à son tour pour lui prendre la main. «Il se marie, madame, mais il vous aime. Il vivra à côté d'une autre, mais il vivra dans votre souvenir tout vivant. Que voulez-vous, le monde est ainsi fait! Voilà pourquoi l'âme aspire toujours à une autre patrie, ce qui prouve que le divorce doit être décrété.»

La dame semblait ne pas entendre. «Mais, monsieur, c'est impossible; a-t-il donc oublié que je lui ai tout sacrifié, mon honneur et l'honneur de ma maison? Songez donc, monsieur, que mon mari sait tout et m'a maudite. Il ne veut pas me revoir. Le scandale n'a pas éclaté, parce que mon mari est un galant homme. Mais il m'a exilée de ma famille. Me voilà seule! seule! seule!»

La dame se leva. Elle était effrayante de pâleur et de désolation. —«Il ne me reste que le désespoir, il ne me reste que la mort.—Tout s'arrange, madame. Le bien enfante le mal, comme le mal enfante le bien.—Eh! monsieur, je ne me paye pas de phrases, quand on m'a dit: «A la vie, à la mort,» j'ai subi fatalement cette passion, parce que votre ami mourait de n'être pas aimé. Si vous saviez comme j'ai résisté, comme je lui cachais mon coeur, comme je m'attachais à mon devoir? Et maintenant que je suis tombée comme toutes les femmes qui tombent, par sacrifice, il s'en irai gaiement, sans souci de mes larmes, faire le bonheur d'une autre. Non, je ne le veux pas! le scandale éclatera plutôt, tant pis! Je lui montrerai qu'on ne me traite pas comme une poupée. Quand il entendra mes sanglots, il ne voudra pas me condamner à mort. Mais il n'a donc pas de coeur, votre ami? Et moi qui ne croyais qu'à son coeur!»

La dame avait dit tout cela avec un accent de passion qui émut beaucoup M. de Parisis. «Voilà une vraie femme,» se dit-il. Ce qui ne l'empêcha de prendre les lettres et de les présenter à l'Hermione farouche. «Ce sont vos lettres, madame.» La jeune femme bondit. «Mes lettres!» Elle les prit et les jeta au feu. «Oh! non, dit Octave, cela brûlerait trop vite.»

L'enveloppe brûlait déjà. Il reprit les lettres dans l'âtre. «Et il s'imagine que je vais lui rendre les siennes? Non, monsieur! qu'il vienne plutôt m'arracher le coeur. Ah! si vous saviez….»

La jeune femme retomba pour la troisième fois sur son fauteuil. Cette fois, elle était à demi morte, son coeur battait à tout rompre, elle chercha son flacon. M. de Parisis le saisit sur la cheminée et le lui fit respirer. «Monsieur, lui dit-elle, vous aller me trouver bien ridicule. Je sais qu'on ne permet pas à une femme d'avoir du coeur, mais enfin, puisque vous êtes son confesseur,—(une indiscrétion que je ne comprends pas, tout galant homme que je vous reconnaisse), —soyez le mien aussi. Vous comprenez que je ne suis pas de celles qui donnent toute leur vie pour un caprice. Si j'ai fait cette chute profonde, c'est que je croyais le retrouver toujours avec moi dans l'abîme. Pour moi, la solitude c'est la mort. Dites-le-lui bien. —Mais, madame, vous voulez vous abreuver d'idéal sans mettre les pieds sur la terre. Songez donc que s'il se marie, c'est parce qu'il n'a pas d'argent.—Il n'a pas d'argent! Ne dirait-on pas que je lui ai mangé son argent? Il ne s'est pas ruiné avec moi, Dieu merci! Je ne lui ai jamais coûté que des bouquets de lilas blanc.—Je n'en doute pas. Mais enfin, il n'a pas d'argent. Le mal était fait depuis longtemps. Que voulez-vous qu'il devienne, lui qui se réveille ambitieux et qui porte un beau nom: noblesse oblige?—Oui, noblesse oblige à être un honnête homme. Qu'importe s'il n'a pas d'argent, puisque j'en ai, moi!»

Octave sourit. «Pardon, madame, vous estimez trop mon ami pour le soumettre à ce régime-là, et moi je vous estime trop pour ne pas attribuer cette parole à la colère.—Mais, monsieur, ma fortune est à moi. Si bien à moi que mon mari, brouillé à mort avec moi, vient de partir pour une de mes terres…. Mais vous avez raison: je suis folle, je ne sais plus ce que je dis. Votre ami est un lâche, car, s'il m'aimait, il ne dirait pas qu'il n'a plus d'argent.—Que voulez-vous? l'homme n'est pas parfait; celui-là vous a adorée, il vous aime encore; sa mauvaise destinée l'arrache à son bonheur. Il faut lui pardonner.—Lui pardonner! jamais! Dites-lui qu'il vienne, je veux lui parler.—Oui, mais il ne veut pas vous entendre; il sait trop que vous parlerez bien et que vous aurez raison.»

Octave se dit à lui-même: «Eh bien! j'ai été bien mauvais avocat, ou la cause était désespérée. Je n'ai plus qu'à battre en retraite.» Et s'inclinant vers la jeune femme: «Madame, voici vos lettres; voulez-vous me donner celles de mon ami?—Monsieur, je ne veux pas de mes lettres et je ne veux pas lui rendre les siennes. Ses lettres sont à moi comme les miennes sont à lui.—C'est irrévocable?—J'ai dit. Adieu, monsieur. Encore un mot. Dites-lui que je le hais.—Je savais bien, madame, que vous me diriez ce mot-là, mais je sais le traduire.» Et se rapprochant de la jeune femme: «Vous le haïssez bien, n'est-ce pas, madame?—Oui, dit-elle en cachant ses larmes.»—Elle reprit sa dignité: «J'en mourrai. Dites à Horace….—Horace! s'écria M. de Parisis.»

Il s'imagina que la jeune femme avait deux amants. Il la regarda tout émerveillé. «Mais, madame, ce n'est pas Horace qui m'envoie. C'est Guillaume.—Guillaume! quel Guillaume?»

Octave se demanda si elle jouait la comédie. «Voyons, vous le connaissez bien! Guillaume de Montbrun.»

La jeune femme partit d'un grand éclat de rire. «M. de Parisis, vous vous êtes trompé de porte; adressez-vous à côté.—Vous n'êtes donc pas Mme de Révilly?—Non, je suis Mme d'Argicourt.» Ils riaient tous les deux de cette méprise de comédie—de comédie à faire.—«Tout justement, reprit la jeune femme, Mme de Révilly était là quand vous êtes arrivé.—C'était elle; voilà donc pourquoi, quand j'ai demandé au concierge Mme de Révilly, il m'a dit de monter.—Oui, monsieur de Parisis, c'est ma meilleure amie, mais celle-là se consolera.—L'amour console de l'amour.—Si j'ai un conseil à vous donner, c'est de lui dire que vous l'adorez, avant de lui dire que son amant ne l'aime plus.—Soyez tranquille, madame! Je reconnais que je suis un mauvais diplomate. Désormais, je serai plus féminin.»

Octave et Mme d'Argicourt étaient devenus les meilleurs amis du monde. Elle était si heureuse de ne pas perdre son amant, qu'un peu plus elle se jetait dans les bras de M. de Parisis.

Il devina ce mouvement. «Ah! madame, dit-il en jouant une passion subite, c'est ici qu'il me serait facile de me tromper moi-même!»

Cependant une pensée sérieuse était venue frapper le coeur de Mme d'Argicourt; elle pencha la tête et prit l'attitude d'une de ces belles repenties que peint si éloquemment et si simplement Mlle de la Vallière dans sa lettre à Mabillon.

Une profonde expression de tristesse s'était répandue sur sa figure.

M. de Parisis la regardait avec surprise; il se pencha vers elle et prit sa main retombante. «Et moi qui me croyais heureuse! dit-elle.—Puisqu'on vous aime toujours, madame!» Elle releva la tête avec énergie, tout en dégageant sa main: «Mais, monsieur, c'était un secret à deux! Vous êtes venu surprendre mon secret! c'est fini. Je n'oserai plus être heureuse!»

Il y avait dans l'accent de la jeune femme de la douleur et de la colère. Il lui semblait qu'en arrachant ce secret de son coeur, Octave venait d'arracher tout le charme de son amour. Sa solitude à deux—car l'amour, même à Paris, est toujours une solitude à deux—était pour jamais violée. Elle croirait toujours que M. de Parisis serait là avec son sourire railleur, au spectacle des scènes les plus intimes. C'était le diable lui-même qui était venu jeter une lumière fatale sur le secret de sa vie.

Et, comme Mme d'Argicourt était toute à l'émotion du moment, elle s'abandonna comme un enfant à sa colère et à sa douleur.

Octave étudiait ce caractère tout primesautier, avec une vive curiosité. «Voilà, se disait-il, une femme charmante qui fait bien ce qu'elle fait; je suis sûre que quand elle est avec son amant, elle ne va pas chercher midi à quatorze heures.»

Il jugea qu'il fallait la jeter dans un autre courant d'idées. Elle paraissait le prier de la laisser à son chagrin; mais il eût trouvé indigne de lui de ne pas consoler, par toute sa rhétorique, une si belle créature.

Et, d'ailleurs, Octave sentait que la curiosité seule ne l'aiguillonnait pas. «Quoi! madame, parce qu'un galant homme a surpris, comme par une fenêtre ouverte, que vous vous consoliez du mariage par l'amour, vous allez vous émouvoir de cela? Il est passé, le temps des héroïnes qui pleurent. Vous êtes trop belle pour pleurer.—Vous avez peut-être raison, dit Mme d'Argicourt en reprenant son beau sourire. L'amour m'a perdue, mais à force d'amour je veux élever ma passion jusqu'à l'héroïsme. On ne condamne pas tout à fait une femme quand elle subit son coeur.—Madame, on ne condamne jamais une femme quand elle a votre adorable figure. «Belle figure, belle âme,» dit Lamartine.—Je suis belle? je ne m'en doutais pas.—Est-ce qu'il ne vous trouve pas belle, lui?—Peut-être. C'est un esprit taciturne qui m'aime en silence.—Et comment s'appelle-t-il, cet Horace heureux?—Vous voulez tout mon secret? Il s'appelle….» Mme d'Argicourt s'interrompit. «Il s'appelle l'Amour.—Et vous êtes bien heureuse?—Oh! bien heureuse!»

C'était l'expansion de la joie après les mouvements de la colère et de la jalousie. Les lèvres s'agitaient comme des roses après l'orage. «Eh bien! puisque vous êtes si heureuse, madame, il faut que je vous embrasse; cela me portera bonheur.» Mme d'Argicourt ne voulait pas, mais Octave l'appuyait sur son coeur. «Un baiser fraternel, n'est-ce pas? dit-elle en jetant sa tête en arrière.—Oui, le baiser de René à sa soeur.» Mme d'Argicourt présenta son front, mais M. de Parisis descendit jusqu'aux lèvres. «Ce n'est pas de jeu,» dit-elle gaiement.

La jeune femme, toute sentimentale qu'elle fût, était une des plus luxuriantes créatures que la Bourgogne envoie à Paris. Or, on sait que la Bourgogne produit les plus belles nourrices et le sang le plus vif. C'est le sang de la vigne. Aussi est-ce la vigne même que tètent les nourrissons. M. de Parisis appuyait toujours sur son coeur Mme d'Argicourt.

C'était une femme de trente ans, qui avait épousé un gentilhomme campagnard sans relief, sans caractère, sans énergie, un de ces hommes comme il y en a tant, qui sont nés pour mourir sans avoir vécu, parce que la fée Passion n'est pas venue à leur berceau.

Mme d'Argicourt, fille d'un vigneron haut en couleur et en fortune, n'avait épousé M. d'Argicourt que pour son titre de baron. Dans la ville de Dijon … la belle Dijonnaise avait voulu éblouir tout le monde par l'éclat de son blason. Par malheur, elle prenait un mari dont les vignes, usées depuis longtemps, ne devaient plus enivrer personne; voilà pourquoi, vers la troisième année, la belle Dijonnaise ouvrit son tome second avec un amant plus bourguignon que le premier. Avec son mari, elle n'avait bu qu'un petit ordinaire maçonnais; avec son amant, elle avait goûté au vin de Nuits et au vin de Tonnerre. Mais elle n'en était pas encore aux grands crûs.

M. de Parisis lui révéla, dans cette étreinte de dix secondes, je ne sais quel bouquet de Clos-Vougeot et de Romanée qui l'enivra subitement.

L'amant qu'elle adorait n'était un dieu que dans son imagination. M. de Parisis, qui lui était de cent coudées supérieur par la beauté, par l'esprit, par la noblesse, et, le dirai-je, par la coquinerie donjuanesque, lui fit perdre en dix secondes la moitié de son prestige. Il y a des magnétismes despotiques qui enchaînent une femme et bouleversent son âme. On avait dit d'Octave: «Tout ce qu'il touche devient feu,» comme on dit du soleil: «Tout ce qu'il touche devient or.» En effet, quand il avait touché une femme, elle pouvait s'envoler impunément de ses bras, mais elle gardait toute sa vie son souvenir. C'est que nul n'avait plus de force dans la grâce, plus de feu dans la passion.

Mme d'Argicourt était enivrée.

Le poison de l'amour, le plus subtil de tous les poisons, avait pénétré dans son âme et dans son sang; elle le subissait sans révolte, comme si ses bras fussent enchaînés dans les roses. Octave, penché au-dessus d'elle, respirait son souffle avec adoration et répandait le sien sur ses yeux comme pour l'aveugler.

«Je crois que vous êtes le diable,» murmura-t-elle.

Le timbre retentit une fois. La jeune femme se dégagea et tourna sa tête vers la glace. «Ah! mon Dieu, dit-elle, vous m'avez toute décoiffée.» Elle s'enfuit vers son cabinet de toilette. Octave n'était pas homme à rester cloué à la cheminée pour recevoir une visiteuse quelconque, il ne considérait pas la partie comme perdue. Il suivit Mme d'Argicourt, qui était déjà à sa toilette. «Pourquoi fermez-vous la porte? lui dit-elle.—Parce que je suis entré.—Et pourquoi êtes-vous venu?—Parce que, moi aussi, je veux me rajuster les cheveux.—Monsieur de Parisis, nous sommes fous tous les deux.—Je suis fou, madame, parce que je vous ai vue.»

Mme d'Argicourt, qui s'était assise devant sa toilette, venait de se relever pour recevoir la visiteuse; mais Octave l'arrêta au passage. «Vous savez que vos admirables cheveux sont tout aussi désordonnés que tout à l'heure et vous font mille fois plus belle encore.»

Mme d'Argicourt voulait passer, mais Octave la ressaisit dans ses bras. «Voyons! monsieur de Parisis, on m'attend.—Et moi qui vous attendais depuis que j'existe! car je n'ai jamais aimé que vous.» Et, sur cette belle parole, il embrassa une seconde fois la jeune femme. «Mais c'est une tyrannie! Me voilà encore toute décoiffée; je vais crier.—Je vous ferme la bouche.»

Ci-gît un troisième baiser, «Oh! que je suis malheureuse! J'ai la tête perdue, je voudrais vous battre.» Octave souriait, tout en regardant Mme d'Argicourt avec passion et en l'appuyant toujours sur son coeur. «Je suis au désespoir. Si nous rentrons par là tous les deux, ce sera un scandale.—Aussi suis-je bien déterminé à rester ici.» Mme d'Argicourt essaya de railler: «Comme si vous étiez chez vous!—L'amour est toujours chez lui, madame.»

On peut tuer d'un seul coup par le ridicule un amant dans le coeur de sa maîtresse; il arrive même que, par la comparaison, on peut à jamais démonétiser un amoureux. Mme d'Argicourt s'était jetée tout éperdue dans les bras du sien, parce qu'il était un autre homme que son mari. Maintenant qu'elle voyait face à face cet irrésistible Parisis, dont les femmes disaient tant de mal, elle ne put s'empêcher de mesurer les tailles: Octave dépassait Horace par toutes les supériorités, par son titre de duc, par sa beauté hautaine, par son esprit railleur.

Elle avait jusque-là appelé son amant son ange et son dieu,—style dijonnais,—mais Parisis avait du démon, il sentait l'enfer. Elle risquait son heure de damnation comme toutes les femmes qui cherchent trop le paradis.

Cependant la visiteuse, qui s'ennuyait de faire le pied de grue, se mit au piano et joua la valse des Roses. «Un tour de valse,» dit Octave en prenant Mme d'Argicourt à la ceinture. C'était la ceinture de Vénus: on la dénoue en y touchant.

La visiteuse joua merveilleusement cette adorable valse qui a enivré toutes les belles pécheresses depuis cinq ans. Et quand résonna le dernier soupir—de la valse—et de l'amour: «Oh! mon Dieu! dit tout à coup Mme d'Argicourt, Et ma visiteuse!—Oh! mon Dieu! dit tout à coup Octave. Et mon ambassade!»

XXVI

LA VALSE DES ROSES

Octave ne fut pas plus tôt dans l'escalier de Mme d'Argicourt, qu'il pensa à Mme de Révilly.

Il se demanda comment il allait jouer son rôle; mais comme il était de ceux qui ne croient qu'à l'inspiration du moment en toutes choses, comme il savait que le plus souvent les plus belles batteries perdent leurs feux dans un siège, à l'heure même où un accident, une trahison, une défaillance, un acte d'héroïsme donne la place à l'ennemi, il résolut d'aborder, sans parti pris, la maîtresse abandonnée.

Il se présenta à sa porte. Elle était rentrée après sa visite à sa voisine, mais elle venait de sortir encore.

Après tout, cela se trouvait d'autant mieux qu'il n'avait pas cinq minutes à perdre pour monter à cheval.

Il arriva un peu tard au Bois, mais il ne manqua pas son effet. Le cheval qu'il voulait présenter, une bête bien née, recueillit les plus vives admirations. Tous les hommes disaient autour d'Octave: «Il n'y a vraiment que Parisis pour faire de pareilles trouvailles.» Toutes les femmes disaient: «Il n'y a que lui pour monter comme cela un si beau cheval.»

Il pensait vaguement à Mme de Révilly et à son ambassade, quand tout à coup il vit la jeune femme en calèche qui jouait de l'ombrelle, comme la princesse T—— joue de l'éventail. «Elle est décidément fort jolie,» dit-il en s'inclinant avec un sourire.

Au Bois, on n'est jamais inquiet du salut qu'on donne, il y a toujours quelqu'un pour le rattraper. Mme de Révilly prit le salut pour elle. «M. de Parisis!» dit-elle.

Une légère rougeur se répandit sur sa figure. Elle salua elle-même avec une grâce charmante, comme une femme du monde qui n'est pas tout à fait du haut monde, quand elle est saluée par le prince de Metternich, le comte Walewski ou le duc de Persigny. «C'est bien, dit Octave, nous voilà de vieilles connaissances, car c'est la seconde présentation. Quand j'irai chez elle demain, nous pourrons déjà parler du passé.»

Il constata qu'elle était fort jolie.

En remontant l'avenue de l'impératrice, Parisis revit Mme de Révilly; cette fois il put s'approcher de la calèche. «Pardonnez-moi, madame, si j'entre sans frapper trois coups.»

C'était une femme d'esprit, elle répondit tout de suite: «Il n'y a personne, monsieur.—Je viens, madame, vous demander une audience de cinq minutes.—Une audience! monsieur, vous vous imaginez donc que j'accorde des grâces.—Quand ce ne serait que la grâce de vous voir!—C'est une grâce que je n'accorde jamais chez moi, car je ne reçois que mon mari, et il ne me regarde pas. Allez-vous ce soir au bal de la ville, voir les princes étrangers?—Oui, si vous voulez m'accorder mes cinq minutes.»

A ce moment, le cocher, qui ne s'inquiétait pas de la conversation, s'éloigna trop de l'allée des cavaliers pour qu'Octave pût entendre la réponse de la jeune femme; mais par l'expression du signe d'adieu qu'elle lui faisait, il jugea qu'elle serait très accessible le soir dans la solitude de la foule panachée de l'Hôtel-de-Ville, entre les princes, les artistes, les ambassadeurs—et, malgré la diplomatie des femmes,—les expropriés et ceux qui demandent à l'être.

On dit que quand on cherche une femme on ne la trouve pas. Ce ne fut pas ce qui arriva le soir à M. de Parisis. Comme il montait l'escalier, il suivait une traîne de la plus belle envergure, un taffetas idéal, semé de fleurs et couvert de dentelles. Un membre de l'Institut, Académie des inscriptions et belles lettres, qui n'avait jamais marché que dans le jardin des racines grecques, mit son pied sur cette traîne, ce qui fit tourner la tête à la dame. «C'est elle!» dit Octave.

Et il salua, tout en enjambant trois marches. «Il y a, lui dit-il, des gens qui font leur chemin, mais qui ne sauront jamais marcher dans le monde.—Comme vous avez raison! Si je ne me hâte d'arriver, je n'aurai plus du tout de robe.»

Octave remarqua que la robe de Mme de Révilly n'était pas précisément une robe montante. Un noeud de rubans aux bras, deux doigts d'étoffe sous la ceinture, et deux petits nids pour les seins, de blanches colombes aux becs roses voulant prendre leur volée; ce qui prouvait irrévocablement que Mme de Révilly était une femme bien faite. «Est-ce que vous êtes venue seule, madame? demanda Parisis.—Oui, c'est un jour de liquidation, mon mari fait danser les chiffres. On vous a peut-être dit qu'il avait la folie des millions; moi, qui suis sage comme Minerve, je viens au bal faire danser mes diamants.—Eh bien! prenez mon bras, madame.—Jamais! Que dirait-on ici?—Avez-vous peur d'être expropriée?»

Tout en ne voulant pas, Mme de Révilly mit sa main sur le bras d'Octave.

Il passa tant de monde à la fois qu'elle jugea qu'on ne la verrait pas. Mais elle était fort décolletée; mais Octave était fort à la mode; un haut personnage, qui connaissait bien le dessous des cartes de la bonne ville de Paris, accentua son sourire spirituel quand elle fit son entrée. «Voyez, dit-elle à Octave, vous m'avez horriblement compromise, me voilà toute désorientée. Faites-moi valser bien vite pour me remettre.»

Parisis pensait, tout à sa curiosité de l'éternel féminin, que Mme de
Révilly était un type; beaucoup d'esprit et pas un atome de pensée.
Elle demandait à valser pour se remettre, parce que le tourbillon
était son élément. Elle ne passait pas, elle tournait dans la vie.

Octave valsa avec elle. Ce fut un joli tableau de les voir tous les deux, dans leur jeunesse et dans leur beauté, valser la valse des Roses—toujours la valse des roses—avec la plus adorable désinvolture.

Les valseurs et les valseuses d'occasion qui encombraient le terrain s'étaient peu à peu effacés pour ces dilettantes et ces virtuoses.

Octave ne pouvait s'empêcher de penser que c'était la seconde fois dans la même journée qu'il entendait la valse des Roses, avec une vraie joie.

Mme de Révilly, qui aimait la valse jusqu'à s'en faire mourir, appuyait sa tête enivrée et haletante sur le sein de Parisis, qui tressaillait sous la chaleur de ses lèvres et sur la neige de ses bras.

Après la valse, Mme de Révilly avisa deux chaises dans une porte et y entraîna M. de Parisis, tout en lui disant: «Et maintenant, c'est l'heure des affaires sérieuses; vous m'avez demandé une audience, je vous l'accorde. Dépêchez-vous, car vous n'avez que cinq minutes. Voyez plutôt, voilà un danseur—une âme en peine—qui s'approche.—Madame, je vous défends de danser le premier quadrille, si ce n'est avec moi.»

Mme de Révilly partit d'un éclat de rire, ce qui empêcha le danseur en disponibilité de venir jusqu'à elle. «A merveille, dit Mme de Révilly, je me croyais libre jusqu'à deux heures du matin, mais il paraît que mon mari vous a donné ses pouvoirs. Vous seriez bien attrapé si je vous prenais au mot et si je dansais avec vous, car je vois là-bas une belle dame qui vous lorgne avec les pâleurs de la jalousie.—Madame, quand je suis dans le monde, je n'y suis pas avec mes passions de la veille; voulez-vous connaître ma philosophie de l'amour? Le plus beau sentiment qui fasse battre le coeur est celui qui n'a pas de lendemain; je m'explique: rencontrer une femme adorable comme vous, l'aimer tout à coup doucement et furieusement, rêver ensemble que Dieu nous a jetés sur la terre pour nous rencontrer une heure dans le souvenir du ciel, sous les nuées de feu de notre âme soudainement amoureuse, enivrés par un baiser suprême quand le coeur sa précipite sur les lèvres, ah! madame, voilà le souverain amour, voilà le bonheur inespéré. Une heure ainsi passée, c'est un siècle, on s'en souvient toute la vie, on s'en souvient toute l'éternité.

Mme de Révilly n'était pas habituée à cette éloquence; elle regarda, toute surprise, Octave qui lui prenait la main, sous prétexte d'admirer son bracelet. «Alors, pour vous, monsieur, l'amour n'a pas de lendemain?—Un lendemain peut-être, un surlendemain passe encore, mais que voulez-vous que fassent des amoureux qui tombent dans l'habitude? C'est odieux, c'est ridicule, c'est malséant. Si vous aimiez le vin, je comparerais cela à des gourmands qui ne boivent jamais d'une bouteille quand elle a été débouchée. Dans le flacon qui contient l'amour, cette liqueur de Dieu, il n'y a que la première goutte qui donne l'ivresse.»

Mme de Révilly, pour la première fois de sa vie, ne s'aperçut pas qu'on dansait sans elle.

Octave lui fit très sataniquement le tableau de son amour avec Guillaume de Montbrun, je veux dire qu'il en fit la caricature. Il montra à la jeune femme tout le ridicule de ces vieux soupirs éventés, de ces poses académiques, de ces mensonges officiels; il étala devant elle avec une complaisance railleuse toute la friperie des rôles qu'on joue plus ou moins mal dans cette comédie éternelle; il prouva que l'amour n'engendrait que la haine, que les chemins battus ne répandaient que de la poussière, qu'il n'y a en ce monde que des commencements, que la suite à demain veut toujours dire un roman ennuyeux qu'il faut donner à lire à sa fille de chambre. Bien entendu que le nom de Guillaume de Montbrun ne fut pas prononcé, M. de Parisis était si persuasif qu'à chaque mot la maîtresse de son ami se disait tout bas: «C'est pourtant vrai!» «Croyez-moi, reprit Octave, tout en appelant à lui l'éloquence des yeux, il n'y a en ce monde que l'imprévu et le premier chapitre. Un homme et une femme qui vont aimer sont adorables, parce qu'ils mettent en jeu toutes les forces, toutes les grâces, toutes les poésies de l'âme comme du corps; un homme et une femme qui se sont aimés, mettent au fourreau, pour des temps meilleurs, leurs plus irrésistibles coquetteries; ils ne vivent pas, ils sommeillent.—C'est pourtant vrai, murmurait toujours Mme de Révilly; quand Guillaume est avec moi, il ne trouve plus rien à me dire.»

Octave allait frapper son dernier coup. «Il y a, madame, un sentiment qui domine tous les autres, c'est celui de la dignité de l'âme.—Ah! monsieur de Parisis, vous allez me faire mourir de rire: c'est donc un sermon?—Non, madame; je reprends mon mot et vous allez le comprendre. Supposez un instant—c'est une supposition—que vous avez eu un jour de passion; n'est-il pas bien plus beau à vous de briser tout de suite, que de traîner après vous un amant morfondu qui se bat les flancs pour se tromper et vous tromper vous-même? Qui n'a eu ses heures de folie? Ce sont celles-là que Dieu et la conscience pardonnent, parce qu'il faut bien subir les orages. Mais ce que Dieu et la conscience ne pardonnent pas, c'est de vouloir perpétuer sa folie quand la lumière s'est déjà faite dessus. J'estime bien plus une femme qui a eu dix amants par aventure, qu'une femme qui garde un amant par réflexion.—Je vous admire, voilà une nouvelle morale. Dites-moi, est-ce que le ministre vous a autorisé à faire des conférences? Il fallait me dire tout de suite que je devais payer ma place. Et pourquoi me sermonnez-vous tout cela?—La belle question! parce que j'ai valsé avec vous et parce que je vous aime.»

Mme de Révilly parodia les deux vers:

Vous m'aimez, j'en suis fort aise; Eh bien! dansons maintenant.

Parisis ne dansait que par force: Il se résigna. Mais il avait à fait peine une figure, quand il avisa un de ses amis, à qui trois ou quatre quadrilles ne faisaient pas peur: il lui remit la main de Mme de Révilly. «Madame, mon ami, un gentilhomme italien qui danse toujours sur un volcan, va danser par intérim; nous nous retrouverons tout à l'heure, et vous me direz si vous êtes contente de lui.—Est-il impertinent! pensa Mme de Révilly.

Elle voulait se mettre en colère, mais il avait tant de séduction, jusque dans son impertinence! L'intérimaire était d'ailleurs un cavalier charmant. Quand le quadrille fut fini, Mme de Révilly retourna à sa place et chercha des yeux M. de Parisis. Elle sentit tout à coup la solitude autour d'elle. «Est-ce qu'il s'est envolé, maintenant qu'il a éloigné tous mes amis?»

Octave reparut et reprit sa place entre les deux salons. «Eh bien! madame, mon ami vous a-t-il plu?—Oui, pour danser. —Mais je n'ai pas eu la prétention de vous le donner pour qu'il vous enlève. A propos, jusqu'à quelle heure restez-vous ici?—Pourquoi cette question? est-ce que vous avez la prétention de m'enlever?—Un autre dirait: Peut-être, moi je dis: Oui.—Vous êtes impayable—Vous comprenez bien, madame, tous les dangers que vous pourriez courir en retournant seule chez vous, là-bas, dans les solitudes du boulevard Haussmann; demandez plutôt au préfet.—Si bien qu'avec vous je ne cours aucun risque. Vous êtes admirable! Et que diront mes gens?—Je sais bien que vous avez plus peur de vos gens que de l'opinion publique, mais si vous retournez seule chez vous, que diront-ils? Ils verseront des larmes sur votre abandon. La pauvre femme!… toujours seule!… un mari qui ne s'occupe plus d'elle!… un amant qui la trahit!»

Mme de Révilly bondit et se leva à moitié. «Un amant qui me trahit! Qui vous a dit cela? Par exemple, je voudrais bien voir qu'on m'accusât d'avoir un amant!—Erratum! vous aviez un amant, mais vous n'en avez plus.—Vous devenez fou, monsieur, en me parlant ainsi.».

Parisis prit l'éventail de la jeune femme et lui donna quelques bouffées d'air. «Voyons, on n'écoute pas aux portes, nous sommes entre nous. Pourquoi dépenser mal à propos des réserves de dignité? Je sais trop mon monde, madame, pour ne pas savoir que M. Guillaume de Montbrun a été votre amant.»

Mme de Révilly se mordit les lèvres et vit bien qu'il n'y avait pas à s'en dédire. «Pourquoi a été, monsieur, s'il vous plaît?—Parce que j'ai appris à conjuguer les verbes au passé et au futur. A été, madame, veut dire qu'il ne l'est plus.—Et depuis quand, monsieur?—Depuis qu'il a rencontré Mlle Peau-de-Satin et qu'il achève de se ruiner dans la poussière de ses chevaux.»

La jeune femme, toute bouleversée qu'elle fût, se contint, et de l'air du monde le plus dégagé, elle dit à Octave: «Si nous allions prendre une glace?—Oui, madame. Et puisque toute l'Académie est ici, disons comme son Dictionnaire: Allons pictonner un peu.»

Le tohu-bohu, le va-et-vient, le mouvement de la fête devait masquer son émotion, Sa pensée rapide embrassa toute la période de son amour. Elle ne douta pas des paroles d'Octave, surtout quand elle se rappela que depuis plusieurs semaines déjà Guillaume avait une expression de contrainte, sinon d'ennui. Elle jugea qu'il n'avait pas voulu briser, par un sentiment de commisération. «Ces coquines-là!» murmura-t-elle.

M. de Parisis avait entendu. «Ne m'en parlez pas, madame, elles me prendront tous mes amis.—Et vous par-dessus le marché.—Oui, si les femmes du monde font toutes comme vous. Vous me jetez à la porte de votre voiture ou vous ne voulez pas venir dans la mienne.—Quelle heure est-il?—Madame, il est l'heure de demander vos gens ou les miens.—Allons toujours au buffet.»

Celui qui étudie le coeur humain remarquera que la femme, créature idéale, mais gourmande, ne veut jamais perdre ses droits aux festins, quel que soit l'état de son âme. Le diable savait bien cela en lui donnant une pomme à manger.

Au buffet, Mme de Révilly prit une tasse de chocolat, un ou deux petits pains de foie gras, une coupe de café glacé, un sandwich, un quartier d'orange et une grappe de raisin. Que n'eût-elle pas dévoré, sans cette fatale nouvelle?

Or, pendant qu'elle se désolait ainsi au buffet, M. Guillaume de Montbrun la regardait, tout en s'effaçant dans un groupe; il était venu à l'Hôtel-de-Ville pour y rencontrer sa fiancée. Mais la vue de sa fiancée n'avait pu l'arracher tout à fait au souvenir de Mme de Révilly. Il ne doutait pas du chagrin de sa maîtresse, car, dans son esprit, si Octave était avec elle, c'était pour consoler un peu ce pauvre coeur déchiré.

Il aurait bien voulu parler à son ami: mais voyant que Mme de Révilly reprenait le bras d'Octave, il remit sa curiosité au lendemain.

La jeune femme n'avait pas pris tout à fait au sérieux les plaisanteries de Parisis. Elle se disait que Guillaume affichait peut-être une maîtresse pour mieux cacher son jeu.

On se rencontra au buffet avec Mme d'Argicourt. On se montra les dents sous prétexte de manger des pommes d'api. «Vous me trahissez déjà, dit tout bas la belle Bourguignonne à Octave. Et pourtant je porte vos armes!»

Elle avait dans les cheveux un poignard d'or.

Cinq minutes après, on criait du même coup du haut de l'escalier: «Les gens de Mme la comtesse de Révilly!—Les gens de M. le duc de Parisis!» Ce qui fit dire au duc d'Acquaviva, consolateur de Mme d'Argicourt, que dans ce hasard des noms jetés à la porte, celui d'Octave sortait toujours à côté de celui d'une jolie femme. Simple rapprochement—du hasard.

Au moment où M. de Parisis et Mme de Révilly descendaient l'escalier, Octave qui connaissait bien les hommes, dit à la jeune femme de retourner la tête. «Pourquoi? lui demanda-t-elle,—Parce que vous verrez M. Guillaume de Montbrun.»

Octave avait bien jugé. La curiosité, l'amour et la jalousie avaient entraîné son ami jusqu'à l'escalier. «C'est lui! dit Mme de Révilly toute surprise. Que vient-il faire ici? Je suppose que ce n'est pas pour y trouver Mlle Peau-de-Requin?—Non, mais supposez-vous qu'il y soit venu pour vous.»

Mme de Révilly était furieuse. «Ah! si je l'avais aimé!» dit-elle. Octave jeta ce mot profond: «On n'a jamais aimé les amants qu'on n'aime plus.»

La voiture de Mme de Révilly se présenta la première. Octave donna la main à la jeune femme et se jeta résolûment à côté d'elle, après avoir dit à son groom de faire suivre son coupé.

C'était une charmante créature que Mme de Révilly. Elle se révolta de voir Octave à côté d'elle; elle voulut qu'il descendît, elle alla jusqu'à vouloir descendre elle-même. Mais il lui parla si doucement, il magnétisa ses colères avec tant d'à-propos, il lui prit les mains si amoureusement, qu'elle se laissa désarmer peu à peu.

C'est un joli voyage nocturne que celui du quai d'Orsay aux anciens abattoirs du Roule, traversés aujourd'hui par le boulevard Haussmann. On part à deux heures du matin par les quais, on touche à l'obélisque, on suit l'avenue Gabriel, on trouble le silence de la rue de l'Élysée, on traverse la place Beauvau, on monte la rue Miroménil, et on est arrivé par le chemin des écoliers.

Mais pourquoi est-ce un joli voyage? Est-ce parce qu'on voit errer sur les quais les ombres amoureuses des femmes du Directoire qui ont émaillé le Cours-la-Reine? Est-ce pour les bouquets des jardins de l'avenue Gabriel, illustrée par Mme de Pompadour?

Demandez à M. Octave de Parisis.

J'oubliais de vous dire que c'est un joli voyage dans la voiture de
Mme de Révilly.

La comtesse dit tout à coup à Octave: «Ce n'est plus de jeu: par quel chemin me faites-vous passer.—Par le chemin le plus court,» répondit-il dans un baiser.

Quand la femme de chambre vint pour déshabiller Mme de Révilly, c'était déjà fait. «Madame a sans doute joliment valsé, lui dit cette fille, pour avoir ainsi perdu sa ceinture et les rubans de ses épaules?—Oui, murmura la comtesse, c'est la Valse des Roses.—Oh! mon Dieu, madame, qu'est-ce donc que ce poignard d'or que je trouve dans vos cheveux?—Je ne sais pas.»

C'étaient les armes parlantes de Parisis.

XXVI I

LE DERNIER MOT DE L'AMBASSADE

Quand Guillaume de Montbrun se présenta le lendemain chez son ami Octave de Parisis, il était pâle et inquiet. «Et ton ambassade? lui demanda-t-il.—Ah! diable! se dit Octave, et moi qui n'ai pas pensé à parler de ce mariage à Mme de Révilly!» Il paya d'audace: «Tout va bien, mon cher. Je te dois une bonne fortune.—Une bonne fortune! dit Guillaume avec inquiétude.—Oh! je ne parle pas de Mme de Révilly. Mais je me suis trompé de porte.»

Et Octave raconta son aventure avec Mme d'Argicourt. «Voilà pourquoi tout va bien, dit Octave en finissant de conter son aventure.—Tout va bien avec Mme d'Argicourt, mais es-tu bien sûr que Mme de Révilly ne va pas venir à moi comme une Hermione furieuse?—Tout est fini, pas un mot de plus! vous vous reverrez dans six mois.»

Guillaume déguisait mal son émotion. «La pauvre femme, dit-il en soupirant, comment a-t-elle pris cela?—Mais elle a très bien pris cela, dit Octave qui n'avait pas dit un mot du mariage à Mme de Révilly.—Tu veux rire?—Veux-tu que je pleure avec toi?—Non; mais je connais Mme de Révilly, elle ne se consolera pas.—Je la connais tout aussi bien que toi. Va te marier, elle aura la grandeur d'âme de ne pas aller aux noces.—Et mes lettres?—Fumée que tout cela.—Elle a tout brûlé!»

Tout en ne sachant pas trop où il en était, ressentant à la fois la douleur d'avoir brisé et le bonheur d'être libre, il prit la main de son ami: «Je te remercie.—Il n'y a pas de quoi.»

M. de Parisis ne put cacher un sourire railleur. «Tu ris toujours, toi.»

Guillaume ne put cacher un second soupir. «Ah! c'était une belle maîtresse!—Avec trois points d'admiration!—Merci encore; la belle enfant que je vais épouser te devra son bonheur.—Qui sait?»

Ainsi se termina cette; histoire d'une ambassade extraordinaire en l'an de grâce 1867.

Les affaires de coeur, qui sont les plus graves, puisque ce sont celles-là qui mettent le monde à feu et à sang, seraient toujours menées à bonne fin si on choisissait des diplomates comme Octave de Parisis.

Mais tout n'était pas fini. Cet imbroglio galant devait avoir son dénoûment tragique.

Octave croyait trop que les femmes se donnent et se reprennent comme elles feraient d'un bouquet ou d'un éventail. Les plus légères et les plus rieuses subissent plus profondément que les hommes les contre-coups de la passion. Mme de Révilly n'était pas consolée parce qu'elle avait commis un péché de plus: «On ne badine pas avec l'amour,» lui avait dit Alfred de Musset quand elle était toute jeune fille.

XXVIII

LE NAUFRAGE DU COEUR

Guillaume de Montbrun épousa Mlle Lucile de Courthuys à la chapelle du
Sénat.

Naturellement M. de Parisis alla à cette messe de mariage. Ce n'était plus une chapelle, c'était un salon. On croyait y continuer une conversation commencée la veille dans quelque belle société du beau Paris.

Quand il s'approcha de son ami Guillaume, il le trouva heureux, mais inquiet. «Tout est bien qui finit bien,» lui dit Parisis à mi-voix. «Oui, mon ami, mais je ne serai peut-être content qu'après la lune de miel; j'ai toujours peur que Mme de Révilly ne vienne troubler la fête.»

Les deux amis s'étaient dit ces paroles très rapidement à la fin de la messe.

La jeune mariée, toute radieuse qu'elle fût, semblait les interroger du regard. Elle s'était bien aperçue de l'inquiétude de son mari; elle devinait qu'Octave avait le secret de Guillaume.

Toute jeune mariée a un nuage à l'horizon.

Après la messe, Parisis s'en fut droit au boulevard Haussmann. Allait-il en amoureux désoeuvré ou en philosophe curieux étudier les battements du coeur d'une femme trahie? Je crois que ces deux sentiments l'entraînaient à la fois; mais c'était surtout le premier, parce qu'il se disait: «Si Mme de Révilly n'est pas chez elle, je monterai chez la belle Dijonnaise.»

On verra tout à l'heure qu'il monta chez la belle Dijonnaise, parce que Mme de Révilly—n'y était pas.—

En s'approchant de l'hôtel de la jeune femme trahie, il vit neuf voitures de deuil suivant un corbillard; tout cela harnaché, pomponné, armorié, comme pour les enterrements de première classe. Un R sous une couronne de comte le frappa. «Révilly! dit-il tout à coup. Est-ce que ce serait son mari?»

Il espéra encore que cet R ne voulait pas dire Révilly. Toutefois, quoique les voitures de deuil se fussent éloignées déjà, il s'arrêta devant la porte de Mme de Révilly sans avoir le courage d'entrer.

Il passa de l'autre côté du boulevard, regardant aux fenêtres, comme s'il devait lire sur la façade de la maison.

Personne n'était aux fenêtres. Déjà il avait interrogé vainement le triste cortège. Tout en regardant la façade de l'hôtel de Révilly, il regarda la façade de l'hôtel d'Argicourt. Une figure lui apparut à demi voilée par un rideau de guipure. Il lui sembla que c'était Mme de Révilly elle-même. Il entra tout joyeux à l'hôtel d'Argicourt.

Le concierge, qui avait voulu être du spectacle, n'était pas dans son «salon.» Comme Parisis savait que son mari était en Bourgogne, il se hasarda à monter. Il sonna; ce fut une femme de chambre qui ouvrit. «Mme de Révilly?» lui dit-il. Cette fille ne comprit pas et lui ouvrit le petit salon sans lui répondre. Mme d'Argicourt vint à lui. «Ah! que suis heureux de vous voir, lui dit-il en lui serrant la main; j'avais peur que vous ne fussiez dans cet horrible corbillard.—La pauvre femme! murmura Mme d'Argicourt.—Vous la connaissez donc? demanda Parisis avec surprise.—Mais vous êtes donc fou? C'est Mme de Révilly qui est morte.»

Octave recula de trois pas. «Oh! madame, je vous demande pardon, je croyais voir Mme de Révilly.—Comment! elle était blonde et je suis brune! Je vous remercie de vous rappeler ainsi ma figure.—Que s'est-il donc passé?» demanda Parisis tout atterré.

Que s'était-il passé, en effet? Trois jours auparavant, une lettre de faire-part était venue frapper au coeur Mme de Révilly. Naturellement c'était une amie qui, sachant son histoire amoureuse, lui avait envoyé la lettre de mariage de M. Guillaume de Montbrun avec Mlle Lucile de Courthuys. Elle ne vivait pas dans le monde où allait vivre son amant; elle le croyait à Londres depuis le bal de l'Hôtel-de-ville. Nuls pressentiments ne l'avaient avertie. Elle relut vingt fois cette lettre fatale, tout en l'inondant de larmes.

M. de Parisis avait pu, toute une nuit de bal, lui faire oublier M. de Monbrun par je ne sais quelle séduction inattendue; la valse, les violons, les jolis propos, toutes les magies d'une fête nocturne lui avaient tourné la tête; elle s'était abandonnée à un mouvement de passion subite. Mais le lendemain matin, en se réveillant, elle avait eu horreur de sa faute, et—voilà bien la logique des femmes!—elle avait en elle-même demandé pardon à la fois à son amant et à son mari.

Octave croyait avoir séduit une femme; il n'avait surpris qu'une expansion d'ivresse. S'il fût venu le lendemain frapper à la porte de la jeune femme, certes, elle ne lui eût pas ouvert. Si elle l'eût rencontré, elle se fût cachée. S'il lui eût parlé, elle se fût écriée:—Je ne vous connais pas!

Et que fit-elle après avoir lu cette lettre de mariage qui lui parut une lettre de mort? Elle devait aller dîner à Chatou, chez des amis qui l'attendaient tous les jeudis. Elle y alla.

Il lui eût été impossible de rester chez elle où tout lui rappelait son malheur. La pauvre femme ne savait pas que le malheur est un hôte qui vous suit partout, plus terrible encore dans le voyage qu'à la maison; car les figures étrangères vous refoulent plus loin encore dans l'enfer du désespoir.

Avant de monter en wagon, elle s'arrêta à l'église Saint-Augustin. Pourquoi? Son second adultère lui avait-il ouvert les yeux sur le premier? La seconde chute lui montrait-elle toute l'horreur de la première? Où n'était-ce que le chagrin de perdre son amant?

Chez ses amis de Chatou, elle ne dit rien, elle cacha sa douleur, elle essaya même de sourire, elle les trompa par quelques éclats de gaieté. On servit à goûter dans un petit pavillon de verdure au bord de l'eau, devant une barque toute pavoisée qui attendait. Comme on lui reprochait de ne toucher à rien, elle mangea des fraises et but coup sur coup d'un air de vaillance trois ou quatre petits verres de vin de Malaga. Après quoi on monta dans la barque, selon la coutume, car toutes les semaines on allait à Bougival, où l'on se rencontrait avec d'autres Amphitrites, Parisiennes en villégiature.

Les jeunes amies de Mme de Révilly remarquèrent qu'elle était devenue silencieuse; elle penchait mélancoliquement la tête sur les vagues légères, murmurant à diverses reprises: «N'est-ce pas que l'eau est belle aujourd'hui?»

Quand la barque s'approchait du bord, elle essayait de cueillir des roseaux et des fleurs aquatiques. Elle cueillit un beau nénuphar qu'elle montra à tout le monde. On l'entendit qui disait presque tout haut? «Et quand je pense qu'il n'est pas venu me dire tout cela!»

La barque avait repris le milieu du fleuve et voguait à pleine voile. Mme de Révilly se penchait au-dessus de l'eau et y trempait le nénuphar blanc cueilli sur la rive.

La fleur s'échappa de sa main. «Oh! mon Dieu!» dit-elle. Etait-ce pour le nénuphar? Elle se pencha un peu plus et tomba. «Oh! mon Dieu!» crièrent à leur tour les deux amies.

Il y avait un homme qui conduisait la nacelle, un hardi navigateur d'eau douce, qui, comme tous les navigateurs, ne savait pas nager. On sait avec quelle imprudence les Parisiens, et surtout les Parisiennes, s'aventurent sur les bords de l'Océan. Le jeune homme voulut s'élancer: ses soeurs le retinrent, tout en appelant. On avait vu reparaître la robe de Mme de Révilly; mais on fut plus de cinq minutes sans qu'un sauveur se montrât.

Quand on ramena la pauvre femme sur la rive, elle était bien morte.
Vainement les médecins tentèrent tout, elle ne rouvrit pas les yeux.
L'âme amoureuse et blessée était partie.

«Comprenez-vous cela? dit Mme d'Argicourt à M. de Parisis. Une femme qui riait toujours!—Oui, dit Parisis ému profondément; elle a pris son coeur au sérieux. Plus j'étudie les femmes et moins je les connais.—Son mari ne se consolera pas, dit madame d'Argicourt. Il parlait, lui aussi, de mourir.—C'est Guillaume de Montbrun qui ne se consolera pas.»

Mme d'Argicourt accorda une larme à Mme de Révilly. «C'était la plus charmante voisine du monde; je l'entendais chanter comme un oiseau, je la voyais sourire sur le balcon: je sens que mon âme est toute en deuil.»

Octave regardait la jeune femme. «C'est étrange! se dit-il à lui-même; il me semble que je vois toujours Mme de Révilly dans Mme d'Argicourt. Adieu, madame, reprit-il tout haut. Nous reparlerons d'elle.»

Et quand il fut seul: «Oh! les femmes! Quel abîme de ténèbres! Cette pauvre morte! elle avait trouvé tout simple de prendre un amant pendant que son mari jouait à la Bourse; elle a trouvé tout simple de le trahir une belle nuit; et parce qu'il l'a trahie lui-même, elle se jette à l'eau. Explique cela qui pourra: moi je m'y perds.»

Et pensant aux deux femmes: «Il me sera impossible de revoir jamais
Mme d'Argicourt.»

XXIX

LES MÉTAMORPHOSES DE MADEMOISELLE VIOLETTE DE PARME

C'était un jour de grande réception chez M. Mabille: fête de nuit, lanternes chinoises, palais vénitien, feu d'artifice. Et, pour le bouquet, fiançailles universelles. Ces beaux messieurs du Bois-Doré et ces belles dames du Bois-Joli ne s'étaient pas donné rendez-vous, mais on se rencontrait pour causer mariage et divorce.

Octave de Parisis allait comme tout le monde fumer çà et là un cigare à Mabille. Il avait dîné ce samedi-là avec Miravault qui voulut bien lui donner le bras pendant vingt-huit minutes; à la trentième minute, il devait être au concert des Champs-Elysées.

Ils étaient à peine entrés qu'ils remarquaient que décidément le beau style serait toujours l'apanage des Françaises. «Entends-tu ces vocables dignes des grammaires héraldiques?» dit Octave à son ami.

C'était une jeune personne de dix-sept ans qui sortait du giron de sa mère et qui disait à une de ses amies. «Ne me bêche pas, ma chère, ou je te donne du poing sur le baptême.»

Réponse éloquente de la dame, ainsi apostrophée, en langue javanaise, que je ne saurais traduire.

On s'était approché. Il y avait déjà foule, quand arriva une femme à huit ressorts. Elle se drapa dans sa dignité et s'écria: «Faites place, mesdames et messieurs, c'est une honnête femme qui passe.» Et elle passa.

Un duc anglais qui ne savait pas marcher, s'entortilla dans la queue de sa robe. Elle se retourna avec une exquisse politesse. «Milord Muffleton!» dit-elle avec un accent anglais.

L'offensé demanda des réparations. «Des réparations! c'est vous qui me devez des réparations, puisque vous m'avez déchiré ma robe.—Tais-toi! dit un ami de l'Anglais, ou je te fais mettre dedans.—Tais-toi, où je te fais mettre dehors.—Madame, répondit l'ami de l'Anglais, tout cela peut s'arranger; un homme mal élevé dirait «sortez,» nous savons trop notre monde pour ne pas dire «sortons.» Et on se donna rendez-vous pour les réparations au café Anglais.

Quelle était cette femme qui se donnait si bien en spectacle?

Octave ne fut pas peu surpris de reconnaître Violette, qui avait déchiré tout ce qui lui restait de sa robe virginale pour revêtir en pleine lumière la robe à queue épanouie. Il n'y comprenait rien. Il savait pourtant que les métamorphoses des femmes d'Ovide ne se font pas plus rapidement que les métamorphoses des femmes de Paris.

Violette l'avait reconnu, elle avait caché un battement de coeur, en laissant tomber sur lui un regard de haut dédain et d'amère raillerie. «Violette!» dit-il, comme pour l'arrêter en chemin. Elle ne se retourna pas. Il marcha plus vite, mais Miravault le retint. «Tu sais, si tu as des affaires ici, je m'en vais.»

Octave se remit au pas de son ami, se promettant de parler plus tard à Violette. Ils firent trois ou quatre tours. Violette était allée s'asseoir dans le «salon d'honneur,» où elle eut bientôt un cercle composé des hommes les plus à la mode.

Elle s'était donnée pour une étrangère, qui venait de prendre les bains de mer à Brighton et qui allait faire sauter la banque à Wiesbaden.

Tout en tournant, Octave jetait sur elle un vif regard. Quoiqu'ils fussent séparés par tout un parterre des plus panachés et des plus bruyants, elle ne perdit pas un seul regard d'Octave; elle le haïssait, mais elle désirait le voir, ne fût-ce que pour le jeter à ses pieds; il avait brisé sa vie, il avait brisé son coeur: elle aurait voulu le briser lui-même.

C'était l'amour dans la colère.

Elle était heureuse de se voir si bien entourée, croyant le piquer au jeu et le ramener à elle. Elle ne se trompait pas. Octave avait cessé de l'aimer sous sa douce et sentimentale figure d'honnête fille; tendre et dévouée comme une épouse, rêveuse et poétique comme une fiancée, toute à lui, fidèle jusqu'à la mort, le chien de la maison. Maintenant qu'il la croyait à tout le monde, il sentit qu'il aimait encore. C'était un autre amour qui se relevait plus vigoureux sur les anciennes racines, amour étrange, furieux, terrible, qui met le feu dans le sang et l'enfer dans le coeur.

Octave eut pourtant la patience d'attendre que Miravault l'eût quitté pour aller dans «le salon d'honneur.» Il ne s'inquiéta pas de la cour improvisée de Violette. Il dérangea même quelques-uns de ses adorateurs, et, traînant une chaise à sa suite, il s'assit sans façon tout contre la dame. «Violette! expliquez-moi par quel chemin vous êtes venue ici.»

Ce fut une révolution dans le cercle des courtisans de Violette. «Comment, il la connaît!—Tu sais bien que Parisis connaît tout le monde; il l'aura rencontrée en Chine ou en Amérique.—Pas de chance! dit un jeune premier, dès que je veux parler à une femme, c'est toujours Octave qui me répond.»

Aucun de ceux qui papillonnaient là n'était homme à céder la place hormis à la pointe de l'épée. Tous étaient plus ou moins braves comme l'acier. Mais tel était l'empire de Parisis qu'on le reconnaissait toujours comme un maître; on s'effaçait devant lui sans croire que ce fût un pas en arrière. Il faut bien que la supériorité ait ses privilèges; d'ailleurs, tout le monde voulait être l'ami d'Octave.

Après avoir regardé froidement l'homme qu'elle avait tant aimé, Violette détourna la tête et voulut continuer la conversation commencée avant l'arrivée de M. de Parisis.

Il répéta sa question, et comme elle le regardait une seconde fois avec la même froideur, il partit d'un éclat de rire. Et alors, ce fut elle qui le questionna. «Pourquoi riez-vous? monsieur.—Je ris—madame—parce qu'en regardant votre main, j'y retrouve un souvenir d'une autre existence. Vous savez que je crois à la métempsycose; or, il y a bien longtemps, quand vous étiez une vertu irréprochable, vous avez mis à votre doigt cet anneau de six francs cinquante centimes, qui se cache comme—une violette au milieu des roses,—que dis-je, des roses! ce sont des diamants.»

Ramenée tout entière à sa vie passée, Violette se leva et demanda à Octave de faire un tour avec elle. Tous les jeunes gens se regardèrent et s'offrirent des cigares, ne pouvant s'offrir Violette.

«J'avais juré de ne plus vous parler, dit Violette au duc de Parisis, mais vous êtes le tyran de ma vie; dès que je vous revois, je redeviens esclave. Je vous hais!—Et moi aussi, dit Octave. Mais pourquoi êtes-vous ici?—Pourquoi je suis ici? Il faut bien aller un peu dans le monde quand on est femme du monde. Et d'abord, sachez que je ne suis plus Violette, je me nomme Violette de Parme. La pauvre petite Violette, de la rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel, a été piétinée sous vos pieds; son dernier parfum s'est envolé vers le ciel des amoureux.—Violette de Parme! à la bonne heure.—J'ai monté en grade; vous comprenez bien, mon cher, qu'après votre gracieux abandon, c'était la vie ou la mort, la vie dans le torrent ou la mort dans le tombeau; mais on ne se tue pas deux fois; c'était donc la mort, dans quelque sombre atelier où l'on oublie tout à force de travail. Il n'y a que la joie du coeur, il n'y a que la vertu qui s'arrange de tout, même de la pauvreté. La mort n'avait pas voulu de moi, je n'ai pas voulu d'elle, non plus que des pâleurs et des misères du travail. Ne vous étonnez pas de me voir ainsi, je suis votre oeuvre. Adieu, mon cher, car je partirai demain à huit heures pour Dieppe avec le prince Rio.—Qu'est-ce que le prince Rio?—Un prince du sang qui paye mes chevaux.—Eh bien! ce n'est pas avec ces chevaux-là que tu iras à Dieppe.»

XXX

LE VOYAGE A DIEPPE

Octave de Parisis et Mlle Violette de Parme arrivèrent, un beau jour d'août, à une heure de l'après-midi, à l'hôtel Royal de Dieppe, ce qui fut un grand scandale, non seulement dans la ville de Duquesne, mais encore dans toute la Normandie:—Une ville collet-monté dans une province bégueule!

Quoi de plus simple et de plus légitime? M. de Parisis n'avait pas de conseil de famille et mademoiselle Violette était émancipée. Il n'y avait donc pas détournement de mineurs. Mais ce qui scandalisait les mères de famille et les demoiselles à marier, c'est que M. de Parisis était du meilleur monde, allié aux plus hautes familles, convoité depuis longtemps pour un mariage par le faubourg Saint-Germain et par le faubourg Saint-Honoré.

Il y avait à l'hôtel Royal tout un groupe de dames de la cour: celles-là qui tous les hivers sont émaillées d'épithètes flamboyantes par les chroniqueurs à la mode. A Dieppe, on s'ennuie toujours un peu, même quand on s'amuse. Ce matin-là on s'ennuyait beaucoup à l'hôtel Royal; on attendait l'heure des promenades, on sommeillait sur les journaux du jour, on disait du mal de son prochain et de soi-même, quand M. de Parisis, qui conduisait son phaéton, un lorgnon dans l'oeil, un cigare à la bouche, une demoiselle à côté de lui, entra dans la cour au bruit de ses deux chevaux bai-bruns.

Tout le monde se mit aux fenêtres. «M. de Parisis!» Ce nom courut sur toutes les lèvres avec un sourire de curiosité et de surprise. «Eh bien! dit Mme de Valbon en regardant Violette de Parme du haut de son balcon, mais surtout du haut de sa grandeur: voilà ce qui s'appelle jouer avec l'audace.—Il paraît, dit Mme de Pontchartrin, que M. de Parisis n'est pas embourbé dans la forêt des préjugés.»

Depuis qu'il était né, M. de Parisis avait toujours tout bravé. Il ne s'inquiéta pas beaucoup des mines ébahies qu'il voyait autour de lui. Toutefois, il jugea qu'il était bien un peu trop en spectacle; c'était la première fois qu'il venait à Dieppe; il croyait que tout le beau monde était à Trouville; il n'avait pas pensé qu'il dût trouver tout d'un coup tant de figures de connaissances.

Mais il fut brave dans son rôle, car il était bon comédien dans la vie. Il commença par demander deux salons et quatre chambres à coucher pour Violette. «Madame la comtesse attend du monde? dit un garçon très savant en art héraldique: il avait vu une couronne de duc sur le phaéton et sur les harnais.—Oui, répondit Parisis, madame attend sa mère, sa grand'mère, son oncle l'archidiacre et sa tante la chanoinesse.»

Il dit cela assez haut pour être entendu de tout le monde. «Pour moi, ajouta-t-il, il ne me faut qu'une chambre à coucher et un cabinet de toilette. J'oubliais: une écurie pour huit chevaux.»

Quoiqu'il n'y eût que des sceptiques autour de lui, il parla si naturellement que nul n'eût osé dire qu'il raillait. On le tenait d'abord pour un homme si fantasque et si invraisemblable, que les choses les plus impossibles n'étonnaient pas trop avec lui.

Il avait mis pied à terre. Mlle Violette sauta dans ses bras. Il la confia à une fille de service et alla gaiement serrer la main à quelques amis de turf et de club. «Quelle est donc cette belle ingénue? lui dit l'un d'eux.—Je ne la connais pas, dit froidement Octave; elle venait à Dieppe, nous avons voyagé ensemble; elle m'a offert une cigarette et nous sommes les meilleurs amis du monde; mais je n'ai vu ni son signalement, ni son dossier, ni ses états de service. Je crois qu'elle est encore à sa première campagne. Je n'en dirai rien, car je n'ai pas fait la guerre avec elle.»

M. de Parisis s'assura que ses chevaux seraient bien logés et qu'ils auraient une bonne table; après quoi il monta, sans se faire prier, au troisième étage.

Une demi-heure après, il se jetait à la mer. Une heure après, il écoutait sur la plage, en compagnie de quelques fumeurs, la musique du Casino, une vraie musique normande. A six heures, il dînait avec ces dames de la Cour, qui ne cessaient de l'interroger sur sa compagne de voyage. A huit heures, il était sur la jetée avec Violette, qui ne pouvait comprendre pourquoi la mer faisait tant de chemin sans avancer. A dix heures, il jouait aux jeux innocents avec les dames de la Cour. A onze heures, il improvisait un lansquenet. A minuit….

Ici le romancier tourne la page.

XXXI

SUR LA PLAGE

Le lendemain, Octave alla voir ses amis au spectacle des baigneuses. Ils avaient tous des lorgnettes et regardaient les jolies évolutions de ces dames, comme on regarde les danseuses à l'Opéra.

On s'émerveillait d'un quadrige de naïades, des intrépides qui savaient nager et qui jouaient au volant; joli jeu, où le vent, la vague et l'imprévu font danser les joueuses.

On entendait les cris et les rires. Gai tableau pour Isabey ou pour Ziem. La mer était bleue et perlée; quelques barques peuplaient l'horizon; le soleil, perdu dans les nuages transparents, répandait de vifs rayons sur les flots; les chevelures dénouées, ailes de corbeau et gerbes blondes, s'éparpillaient çà et là sur les vagues; la mer monta et rapprocha les joueuses: on s'arrachait les lorgnettes. Chaque fois que s'en allait la vague amoureuse, on surprenait à travers la gaze humide la fine ou fière sculpture du pied, de la main, du cou, de l'épaule d'une de ces dames.

On affirma avec autorité que c'était le grand livre héraldique qui jouait au volant. On citait une duchesse, une marquise, une lady et une jeune fille de grand nom. Quel était l'enjeu?

Octave de Parisis eût été quelque peu étonné si on lui eût dit que presque tout son jeu de cartes était là.—Il ne manquait que la dame de Pique.—Sans doute, parce qu'il l'avait retrouvée.

Oui, la dame de Coeur, la dame de Carreau, la dame de Trèfle, elles étaient là toutes les trois qui se renvoyaient le volant.

Dans l'après-midi, quand la plage est encore déserte, quelques curieuses réunies à quelques désoeuvrés chuchotèrent en voyant arriver, toute blanche comme un pastel, dans la plus adorable robe de linon, Mlle Violette de Parme un panier à la main.

Elle alla s'asseoir près de l'orchestre, sous une tente solitaire. «Voyez donc comme elle se prélasse? dit une dame.—Non, dit une jeune fille, elle marche bien, voilà tout.—Vous appelez cela bien marcher! Elle va comme une tortue.—C'est là ce qui donne cette grâce nonchalante qui lui sied à ravir.»

Il y avait là un rhétoricien qui osa comparer, en face de sa mère, Mlle Violette de Parme à un lys que le vent balance et à un cygne qui glisse sur un lac.

Quand la compagne de voyage d'Octave se fut assise sur une de ces abominables chaises qui ornent la plage de Dieppe, elle regarda la mer et y perdit sa pensée. La mer a de si grandes éloquences, qu'elle parle à toutes les âmes, même aux plus simples; elle ouvre dans la pensée je ne sais quels horizons inattendus. C'est un livre écrit en hébreu, mais les caractères ont des figures expressives qui disent mille choses étranges. Jusqu'ici, Victor Hugo seul a osé illustrer ce beau livre. Mais l'âme la moins illuminée de poésie n'est pas tout à fait étrangère aux sublimités de cette langue de l'infini.

Je crois que Mlle Violette de Parme ne se jetait pas la tête la première dans l'abîme des rêveries; elle regardait en curieuse les embarcations légères tout émaillées de robes et de casaques rouges, blanches, orange; elle regardait les mouettes qui venaient se perdre dans la vague pour piper leur goûter.

Tout à coup, comme si l'amour du travail fût une habitude invincible chez elle, elle prit dans son panier une tapisserie commencée et se mit à l'oeuvre sans presque lever les yeux, comme une écolière bien apprise. Elle filait un oiseau bleu couleur du temps.

Comme le matin, Octave vint sur la plage; son nom bourdonnait à toutes les oreilles, mais il semblait très insouciant des contes débités sur lui. La raillerie des autres ne montait jamais «à la hauteur de son dédain.»

Il alla saluer gravement Violette et il lui parla avec une certaine réserve; quiconque eût bien étudié, n'eût reconnu entre lui et elle qu'une amitié de passage qui ne viole pas les bienséances par des airs de familiarité à la mode dans le beau monde. Les voisines furent même édifiées par la conversation. «Eh bien! disait M. de Parisis, comment vous trouvez-vous à Dieppe? Est-ce que vous y ferez une saison? L'air de la mer vous va à ravir. Avez-vous reçu des lettres de votre famille?»

Et Mlle Violette répondait: «Je ne m'ennuie pas, mais je n'ose me hasarder dans ces vagues furieuses. Je suis très contrariée de n'avoir pas reçu de lettres ce matin. Je vous ai dit que l'archidiacre avait la goutte. Je suis allée prier pour lui aux deux églises. Je ne sais pas si l'air de la mer me va bien, mais je sais que j'ai déjeuné comme quatre. Si vous voyez par là ma femme de chambre, dites-lui de m'apporter des pêches.»

En un mot, une conversation irréprochable; j'oubliais de vous dire que Violette termina sa période par un adorable: «Tu sais que tu m'embêtes.»—Ce à quoi Octave répliqua: «Ce n'est pas étonnant, car je m'embête tant moi-même!» C'était le thermomètre de toute la plage.

M. de Parisis ne prit pas racine auprès de sa maîtresse, il alla s'asseoir en face, contre le Casino, dans un groupe de jeunes femmes qu'il n'avait pas encore saluées à Dieppe. On ne manqua pas de lui demander ce que c'était que cette belle inconnue,—cette Ophélie de Shakespeare, peinte par un aquarelliste d'aujourd'hui, Chaplin ou Vidal—ou plutôt peinte par elle-même.

Il continua son jeu; il ne la connaissait que pour avoir voyagé avec elle. C'était une jeune fille excentrique de la plus haute vertu qui craignait d'autant moins la vie à la diable qu'elle était plus vertueuse. Elle voyageait incognito comme les princesses; elle avait un frère zouave pontifical; un oncle archidiacre et une tante chanoinesse. Il désirait entrer un peu plus dans son intimité, mais il n'espérait pas franchir les limites des civilités puériles et honnêtes.

Dans le groupe qui l'écoutait, il remarqua de prime abord une jeune fille qui avait un oiseau bleu sur son chapeau.

Il reconnut la belle fille du bois de Boulogne et de l'Opéra dans cette blonde aux yeux noirs, d'une beauté étrange, qui n'avait aucun des caractères des beautés de convention, avec sa fierté si noble et si naturelle. Elle rappelait ces figures à la Corrège et à la Prudhon qui, à première vue, vous prennent l'âme comme le corps: un nuage de volupté dans la pureté idéale des yeux, sur la virginité des lèvres un aiguillon d'amour. On voudrait les aimer avec violence et avec douceur; on voudrait vivre et mourir pour elles. C'est le mariage le plus profond et le plus impénétrable des sens et de l'esprit, l'étreinte des bras et l'expansion du coeur.

C'était la première fois que Parisis voyait sa cousine de si près.
Naturellement il ne se doutait pas qu'il avait devant lui la
Marguerite des Marguerites, ni la Dame de Coeur.

Elle aussi filait de la laine comme Mlle Violette. Singulier rapprochement! pendant que Mlle Violette filait un oiseau bleu, Mlle Geneviève de La Chastaigneraye filait un bouquet de violettes.

Quoique la jeune fille semblât ne pas écouter les propos de M. de
Parisis, elle entendait mot à mot et souriait du coin des lèvres.

Parmi les dames qui étaient autour d'elle, la marquise de Fontaneilles, la duchesse de Hauteroche et lady Harrisson furent saluées à cet instant par deux jeunes gens qui, ne connaissant pas M. de Parisis, allaient passer outre. Mais, sans doute, ils étaient de bonne prise ou de bonne rencontre, car les trois dames se levèrent soudainement comme si elles eussent obéi à la même idée. Mlle de La Chastaigneraye se trouva donc seule un moment avec M. de Parisis. «Mademoiselle,—si je puis m'exprimer ainsi,—dit Octave gravement, voulez-vous me dire pourquoi vous avez souri si malicieusement quand j'ai parlé?—Monsieur, dit Geneviève, j'ai souri comme cela m'arrive chaque fois que je vais à la comédie.—Je suis donc un comédien?—Oui, monsieur.

Quand vous parlez à des comédiennes ou à des femmes familières aux planches du monde, qui ont appris comme vous l'art de parler pour déguiser leurs pensées, vous avez la chance d'être cru sur paroles: elles ont tant de fois brouillé le mensonge avec la vérité, qu'elles ne savent plus reconnaître le vrai du faux. Mais moi qui, dans la vie, ne suis pas encore entrée en scène, même pour jouer la dernière ingénue, j'ai traduit ce que vous avez dit dans la vraie langue des coeurs simples.—De grâce, Mademoiselle, donnez-moi votre traduction.»

Geneviève regarda du côté des trois dames. «Je veux bien, dit-elle sans se faire prier; je commence par vous avertir que je sais la géographie du monde sans avoir beaucoup voyagé sur la carte parisienne. Or, du premier coup, je reconnais le caractère des nationalités. Ainsi, je ne confondrai jamais une femme du monde avec une femme du demi-monde, quoiqu'elles se confondent si bien entre elles par les panaches du langage et des chiffons; je ne confondrai pas davantage une femme du demi-monde avec une demoiselle qui n'est pas tout du monde, quels que soient les grands airs et le bel esprit de celle-ci. Voilà pourquoi, monsieur, je vais traduire ainsi ce que vous avez dit tout à l'heure: «Cette jeune fille n'est pas excentrique, puisqu'elle ressemble à toutes ses pareilles; elle n'est pas de la plus haute vertu, parce qu'elle n'est pas de la vertu, d'ailleurs la vertu n'est ni haute ni basse. Si elle craint d'autant moins la vie à la diable, c'est qu'elle est toujours affichée. Elle ne voyage pas incognito, puisqu'elle n'a pas de nom; si elle voyage comme les princesses, c'est que c'est une princesse de théâtre. Elle n'a pas de frère zouave au service du pape, ni d'oncle archidiacre au service de Dieu, ni de tante chanoinesse au service des pauvres. Vous ne désirez pas entrer dans son intimité, vous désirez en sortir, mais les hommes ne savent jamais battre en retraite dans ces batailles perdues.» Voilà, monsieur, ma traduction littérale.—Mademoiselle, si j'étais de mauvais goût, je dirais votre traduction libre; mais vous avez parlé si juste, partant si bien, que je serais indigne de vous répondre, si je prenais un masque avec vous. Dites-moi qui vous a donné cette pierre de touche?—Voyez-vous, on a beau faire pour enchâsser le strass, il se trahit lui-même en face du diamant. Ma pierre de touche, c'est mon coeur. Dans la jeunesse, l'âme est une petite goutte de rosée que Dieu a mise sur une pervenche ou sur une violette: la goutte de rosée réfléchit le ciel, elle voit tout, jusqu'à l'étoile la plus lointaine, jusqu'aux nuages les plus perdus. Mais quand vient le mauvais jour, la goutte de rosée tombe dans le torrent qui roule le sable des montagnes; elle ne voit plus que le chaos.—Vous avez raison, voilà pourquoi la jeunesse est une perle sans prix.»

Et M. de Parisis ajouta: «Mais dites-moi, mademoiselle, à quelle école avez-vous été?—A l'école de Dieu.» En disant ces mots, Mlle de La Chastaigneraye leva ses grands yeux veloutés sur M. de Parisis. C'était le regard de la vertu même. Ces beaux yeux noirs, vaillamment ouverts et doucement ombragés par de longs cils, répandaient une si divine expression de candeur, que M. de Parisis fut atteint au fond de l'âme. Lui que tant de femmes avaient regardé avec amour, avec volupté, avec passion, il tressaillit, comme atteint d'une émotion jusque-là inconnue. Il avait toujours nié ce qu'il appelait la beauté et le charme des pensionnaires: il reconnut qu'il avait nié la première moitié de la femme.

Geneviève regardait Violette à la dérobée. «Eh bien! dit-elle tout à coup, je me trompais tout à l'heure, cette demoiselle a un grand air et ne ressemble pas à ses pareilles.—Non, car elle vous ressemble—par la figure—dit Parisis.»

Les trois dames revinrent s'asseoir «Eh bien! M. de Parisis, dit la duchesse, vous avez déposé votre carte sur la chaise de notre belle amie. Je vous avertis que c'est une carte perdue, car son coeur ne reçoit personne, même dans l'antichambre.»

Survint une visite. M. de Parisis se rapprocha de Geneviève. «Je n'ose pas, lui dit-il doucement et avec un sentiment de mélancolie, mettre ma carte à vos pieds. Je suis comme le voyageur qui cueillerait bien une fleur sauvage dans le ravin, mais qui ne la cueille pas pour ne pas faire tomber la goutte de rosée dans l'abîme.»

Mlle de La Chastaigneraye rougit et pâlit; pour la première fois de sa vie, elle saisit son éventail et le passa devant sa figure.

Octave de Parisis regardait Geneviève avec adoration: il lui sembla qu'un rayon descendait dans son âme et y répandait une lumière toute divine. «A propos, dit la marquise de Fontaneilles, qui avait voulu réserver son effet, je ne vous ai pas présenté à Mlle Geneviève de la Chastaigneraye.—De La Chastaigneraye!» s'écria M. de Parisis.

Il se leva et s'inclina: «Mademoiselle, vous êtes ma cousine; moi je vous présente M. Octave de Parisis; car vous ne m'avez jamais vu.» Geneviève, qui jusqu'à ce jour n'avait pas menti, ne s'en acquitta pas trop mal: «Je vous ai vu, monsieur mon cousin, mais c'est du plus loin qu'il m'en souvienne.—Ma cousine, il faut que je vous embrasse!» Geneviève, très émue, essaya de railler.—«Oh! mon cousin, devant la mer, que dira le flux?—Le flux reculera épouvanté,» dit Mme de Hauteroche.

On s'embrassa vaillamment, ce qui n'eût pas peu surpris Mile Violette de Parme, si elle n'eût alors regardé un grand d'Espagne qui fumait pour elle. Cigare d'Espagne de première classe! Parisis parla de sa tante, du séjour à Paris, de son regret de n'avoir pas vu Geneviève. «Moi, mon cousin, je vous voyais tous les jours.—Où donc?—Partout. Au Bois, à la Cour, à l'Opéra.—Ah! oui, je me souviens. Il fallait donc me dire que j'avais la plus belle cousine du monde!—Il fallait le deviner.—Expliquez-moi, ma cousine, par quel miracle nous nous retrouvons ainsi, nous qui sommes Bourguignons, sur cette plage normande, comme des naufragés.—Rien ne s'explique, mon cousin; il est impossible de trouver un sens aux grands événements qui bouleversent le monde: comment voulez-vous savoir pourquoi nous nous rencontrons ici? Je suppose que ce n'est pas pour me voir que vous y êtes venu.»

Geneviève jeta un rapide regard vers Mlle Violette. «Je vais vous le dire, pourquoi vous êtes ici tous les deux, reprit Mme de Hauteroche: c'était écrit là-haut; c'est la destinée qui a marqué votre rencontre à Dieppe; je ne suis pas une tireuse de cartes, mais je lis dans les astres—et dans les coeurs.»

On entama une causerie à perte de vue sur le hasard et sur la destinée. Personne ne fut convaincu; tout s'évanouit dans les notes harmonieuses de la valse de Faust, qui se maria amoureusement aux hymnes de la mer.

M. de Parisis avait tenu bon, malgré les signes de Violette; mais Violette ayant brisé son éventail, il jugea qu'il ne lui restait que le temps d'aller à elle. Il salua les dames, tout en disant: «Nous reparlerons de cela.» En allant vers Violette, il murmura: «Quel malheur que Geneviève soit ma cousine!»

Il lui sembla que tout son amour était déjà tombé à la mer. Le coeur aime l'inconnu; a beau aimer qui vient de loin. «On n'a jamais aimé sa cousine,» reprit-il.

Violette fit une scène. Il dîna avec elle pour l'apaiser. Mais il était distrait. Violette lui demanda s'il se croyait toujours au bord de la mer avec les femmes comme il faut. «Chut! dit Octave, pas un mot sur ces dames.» Violette parla plus haut et débita des malices sur les grandes dames qui prennent aux petites leurs modes et leurs amants. Octave se fâcha et sortit seul pour aller fumer sur la jetée. Quand il revint, une demi-heure après, on lui dit que Violette était partie par le train de huit heures avec le grand d'Espagne. «Tant mieux!» dit-il. Ce fut son premier mot. Son second mot fut: Tant pis.

Violette était partie désolée, furieuse et jalouse. Elle croyait se venger.

Le duc de Parisis alla au concert du soir, espérant trouver sa cousine Geneviève avec Mme de Fontanelles et ses autres amies. Geneviève et la marquise étaient parties comme Violette par le train de huit heures.

Il ne prit pas racine à Dieppe. Il partit par le train de minuit.

Il ne chercha pas Violette. Et pourtant il l'eût trouvée seule chez elle, éplorée et désespérée.

Dans son souvenir, il voyait du même regard Geneviève et Violette. «On dirait deux soeurs tant elles ont le même air,» murmura-t-il. Les ai-je perdues toutes les deux?

Il courut chez la marquise de Fontaneilles, où il apprit que Mlle de La Chastaigneraye était allée rejoindre sa tante au château de Champauvert sans s'arrêter à Paris. Mlle Régine de Parisis, tombée malade, avait rappelé sa nièce par un télégramme. «J'irai voir ma tante,» dit le duc de Parisis en pensant à Geneviève.

XXXII

LES DIX MILLIONS DE MADEMOISELLE RÉGINE DE PARISIS

Mademoiselle Régine de Parisis avait été prise par une pleurésie dans son parc un jour d'orage; le médecin de Champauvert, qui était pourtant un médecin Tant mieux, lui parut inquiet. Elle se résigna saintement à mourir, mais elle ne voulait pas mourir seule.

Dès le retour de Geneviève, le médecin l'avertit qu'elle allait perdre sa tante. «Je meurs contente, dit la vieille demoiselle en essayant de soulever sa main pour repousser Geneviève, comme si elle eût peur d'être étouffée par ses embrassements. Prends garde! l'air me manque, je ne respire plus.» Et regardant sa nièce avec cette belle joie des coeurs aimés qui se retrouvent: «C'est fini, ma pauvre Geneviève! Je ne te reverrai plus bientôt, toi que j'ai bien aimée! Mais, enfin, je me console déjà, je meurs en Dieu et je trouverai d'autres anges là-haut.»

Naturellement, Geneviève voulut convaincre sa tante qu'elle n'était pas malade. «Si, si, si, je suis malade. La preuve, c'est que j'ai fait mon dernier testament.—Votre dernier testament, ma tante! Pourquoi faire?—Pourquoi faire? pour faire le bien. Je connais mon monde; il y a ceux qui m'aiment, et il y a ceux qui aiment mon argent. Pour ceux-là, je t'en réponds, ce sera un amour platonique; mais pour toi….» Mlle de Parisis essuya deux larmes. «Tiens, reprit-elle, prends ma boîte à ouvrage.» Geneviève prit la boîte à ouvrage et voulut la donner à sa tante. «Non, regarde dedans…. C'est cela. Prends ce papier et lis-le…. C'est un billet de cinq millions cela! Leur banque de France a beau cuver son or depuis 1830, elle n'en délivre pas encore de pareils.» Geneviève ne voulait pas prendre le testament. «Je comprends, dit-elle, ton amour pour moi ne se paie pas avec des millions. Tu as été ma jeunesse quand j'étais déjà vieille; tu as été mon sourire, tu as été ma joie: Je te bénis!» La jeune fille tomba agenouillée sous ce dernier mot. «Et Octave? dit-elle en relevant sa belle tête.—Octave! Eh bien! il viendra te demander ta main, et il aura cinq millions, sans compter tous les trésors de ton coeur.—Vous ne connaissez pas Octave, ma tante, si vous voulez qu'il ne m'épouse jamais, il faut me faire riche.—Mais tu ne sais donc pas qu'il est aux trois quarts ruiné. Je m'en lave les mains.—Mais, ma tante, si vous saviez comme il est chevaleresque. Ses amis lui coûtent cher. Sans Octave, celui qu'ils appellent le prince Bleu vivrait à Clichy depuis longtemps. Tout l'argent qu'il a gagné aux courses, il l'a peut-être donné aux pauvres; or, Dieu sait si cet argent des courses le ruinait. C'est à qui gagne perd.—Tais-toi donc, ma belle! Si Octave a donné aux pauvres, c'est qu'à Paris les pauvres sont des femmes,—et quelles femmes!»

Geneviève avait recueilli dans son voyage à Paris quelques belles actions anonymes d'Octave. Elle les dit à sa tante, en leur donnant une grandeur toute épique. «Allons! allons! dit Mlle de Parisis, tout cela est bien; mais plus naturel à un Parisis? Ne faut-il pas canoniser Octave pour avoir ouvert ses mains pleines d'or! Pour moi, je ne lui pardonne pas de ne pas t'avoir épousée sur ma prière.—Mais, ma tante, n'oubliez pas la légende des Parisis.»

Geneviève conta à sa tante la rencontre sur la plage de Dieppe: «Je vous jure, ma tante, que je serai la duchesse de Parisis si vous me faites pauvre.» Tout en parlant, Geneviève avait apporté une plume trempée d'encre et une belle feuille de papier. «Écrivez, ma tante. —Que veux-tu que j'écrive?»

Geneviève dicta un tout autre testament à sa tante qui murmura: «—J'écris, mais je ne signerai pas. Je veux faire une surprise pour pouvoir rire après ma mort.»

La vieille demoiselle mourut le lendemain dans l'après-midi. Geneviève donna l'ordre d'envoyer des dépêches télégraphiques à toute la famille, mais elle dicta elle-même le billet à Octave:

M. Octave de Parisis, avenue de l'Impératrice, à Paris. Ma tante vient de mourir; je suis désespérée et vous ne viendrez pas!

GENEVIÈVE.

Octave, absent, ne reçut le télégramme que le surlendemain. Aussi, n'arriva-t-il à Champauvert qu'à l'heure des funérailles. Le soir, il embrassa fraternellement Geneviève et alla coucher au château de Parisis.

Quand le matin il salua la sépulture de sa famille, il lui sembla qu'il assistait encore à des funérailles, tant il retrouva vivant le souvenir des siens.

On vint le chercher à midi, pour commencer l'inventaire des papiers de la succession de sa tante Régine; il avait voulu d'abord se faire représenter, mais le juge de paix et le notaire avaient insisté pour qu'il fût là à cause des innombrables testaments ou codicilles que sa tante railleuse s'était amusée à faire.

C'était la toile de Pénélope. Cette femme, qui avait passé sa vie sans faire un pas, tout occupée à prier Dieu et à mettre une pièce d'or sur une pièce d'or, avait beaucoup vécu par le rêve. L'action ne l'avait jamais tentée; son amour pour l'argent était un amour tout platonique, puisqu'elle le cachait et ne s'en servait pas. Mais une de ses plus grandes distractions était de rêver à toutes les aventures de voyage, à toutes les bonnes oeuvres, à toutes les féeries qu'elle pourrait réaliser avec les mains pleines d'or. En ces dernières années, elle n'avait plus songé qu'à ses héritiers. Chaque fois qu'elle faisait un testament, c'était pour suivre de la pensée dans l'avenir les évolutions de sa fortune. Jamais on n'avait tant tourmenté le papier timbré; mais on ne joue pas tous les jours avec cinq millions.

On savait dans le pays que Mlle Régine de Parisis recommençait toujours l'oeuvre de ses dernières volontés; elle ne s'en cachait pas d'ailleurs, elle disait à tout le monde qu'elle léguerait des surprises. Son seul chagrin, dans l'idée de la mort, c'était de ne pas pouvoir soulever la tête dans son tombeau pour voir la figure de ses héritiers.

Octave de Parisis, quoiqu'il fût le vrai chef de la famille, paraissait avoir bien moins de chances qu'aucun autre à cet héritage. Il n'était jamais venu voir sa tante, il lui écrivait, à peine une fois l'an, des lettres de quatre lignes, d'un tour charmant, il est vrai, mais trop sommaires en vérité. Comme celle-ci qu'on retrouva dans la correspon- dance de la tante Régine:

«Bonjour ma tante! Adieu ma tante!

«Quel bonheur d'avoir une tante comme vous, et quel malheur de ne la voir jamais! J'ai votre portrait et je vous parle tous les matins; vous me dites des choses qui me vont au coeur; je jure tous les soirs que j'irai me jeter dans vos bras, mais je ne suis qu'un neveu dénaturé, et je mérite vos malédictions! Avec lesquelles je vous embrasse._

«OCTAVE DE PARISIS.»

Après tout, avec une tante fantasque comme celle-là, cette lettre était peut-être un vrai titre à l'héritage. Un héritier vulgaire eût écrit des platitudes au moins douze fois l'an.

Le dernier hiver, comme on sait, Parisis avait vu sa tante à Paris, mais il ne lui avait pas fait les caresses d'un héritier présomptif. Une fois il avait refusé de dîner avec elle, une fois seulement il avait trouvé une heure de loisir pour prendre le thé, sachant d'avance que Geneviève ne serait pas là. Il avait été jusqu'à faire le reversis; mais il n'était pas homme à prendre de bonnes habitudes; rien n'avait pu le décider à retourner chez sa tante, un peu parce qu'il ne trouvait jamais une heure pour bien faire, un peu beaucoup dans la peur de rencontrer sa cousine.

Il ne désespérait pourtant pas de sa part d'héritage. Il représentait à lui seul le beau nom de Parisis: sa tante n'avait pu vouloir déshériter son nom.

On commença l'inventaire des papiers. Il y avait cinq héritiers directs: Octave de Parisis; Mlle Geneviève de La Chastaigneraye; un jeune lieutenant de vaisseau, absent pour le service de l'empereur; deux petites filles qui étaient au couvent et que représentait un second notaire; et enfin Mme de Portien, une Parisis qui s'était encanaillée.

Cette femme n'était aimée de qui que ce fût dans la contrée. Il y a dans toutes les familles l'image du bien et du mal. Geneviève était l'ange, Mme de Portien était le démon. Et ce n'était pas un joli démon.

Le premier notaire apportait quatre testaments déposés en son étude; le quatrième détruisait naturellement les trois premiers. Octave demanda qu'ils fussent tous lus par ordre de date, pour montrer les diverses aspirations de la testatrice.

Dans le premier testament, Mlle de Parisis ne dérangeait presque rien à l'esprit de la loi; elle se contentait de faire quelques legs aux pauvres du pays. Dans le second, elle donnait le donjon de La Roche-l'Épine à son neveu Octave de Parisis, à la charge par lui d'en remettre les revenus à l'hospice de Tonnerre où elle avait failli se faire soeur de charité. Dans le troisième, elle donnait un million hors part à sa nièce Geneviève de La Chastaigneraye. Dans le quatrième, ce million passait aux deux petites orphelines.

Le notaire ne connaissait pas d'autres testaments. Il remua beaucoup de parchemins, des titres de la terre de Champauvert et de La Roche-l'Épine. Pendant qu'il semblait chercher, Octave et Geneviève se regardaient avec un sourire de quiétude.

Des cinq héritiers, Octave et Geneviève étaient les seuls qui fussent, comme on dit, intéressants. Et, en effet, c'étaient les seuls pauvres. Geneviève n'avait rien; Octave n'avait plus rien, à moins que les mines des Cordillères ne se rouvrissent pour lui par miracle.

Pourquoi la tante avait-elle abandonné sa nièce dans le quatrième testament? C'était inexplicable. Geneviève était l'ange, le charme, le sourire de sa vie; elle était là toujours qui lui donnait son bras pour se promener, sa voix pour lire, sa gaieté pour la réconforter. La jeune fille avait pourtant ses heures de rêverie, ses mouvements fantasques, ses tristesses soudaines. En certains jours, elle avait pu blesser sa tante sans y penser. «Quelle est la date du quatrième testament? demanda tout à coup Geneviève.—Deux août, répondit le notaire.—Ah! oui, je comprends,» reprit Mlle de La Chastaigneraye.

Elle se tourna vers Octave: «Vous rappelez-vous notre rencontre à Dieppe?—Si je me la rappelle! Pas un mot tombé de vos lèvres ce jour-là n'a été oublié par mon coeur.—C'est beau de me dire cela à l'heure où je suis déshéritée. Eh bien! figurez-vous, mon cher cousin, que ce jour-là ma tante, qui ne m'avait accordé que quinze jours, m'a déshéritée parce que le dix-septième jour je n'étais pas encore retournée chez elle. Mais rassurez-vous, il y a d'autres testaments, je n'en doute pas.»

A cet instant même, le notaire venait d'en trouver un sous une enveloppe qui portait ces mots: Papiers précieux.

Ce testament voulait que la fortune fût partagée selon les droits de chacun, quand Mlle Geneviève de La Chastaigneraye aurait pris d'abord le donjon de La Roche-l'Épine, les fermes qui en dépendaient et tous les loyers en retard. Les deux petites filles auraient pour elles, outre leurs parts naturelles, les bijoux, les perles et les diamants, cent mille francs à peine.

Je ne parle pas du codicille qu'on trouva dans la même enveloppe, il ne renfermait que des legs minimes, au curé de Champauvert et au médecin de la Roche-l'Épine.

Octave commençait à désespérer, il voyait bien, par la lecture de tous ces testaments, où son nom était à peine prononcé pour des bagatelles, que ce n'était pas à Champauvert qu'il retrouverait une fortune. «Au moins, se disait-il, je serais consolé si la meilleure part revenait à ma belle cousine.» «Je sais un autre testament, dit tout à coup Geneviève, je ne l'ai pas lu, mais j'ai vu ma tante qui, déjà malade, l'écrivait d'une main tremblante.—Où est-il? demanda le notaire.—Je crois qu'il est dans la boîte à ouvrage qui a été enfermée dans l'armoire aux bijoux.

On leva les scellés de l'armoire aux bijoux, on l'ouvrit avec quelque émotion, on y trouva non seulement le testament indiqué par Geneviève, mais deux autres encore.»

Le notaire éleva la voix. «Je lirai les autres testaments tout à l'heure, mais je vais lire celui-ci dont la date indique que c'est la dernière et suprême volonté de Mlle Régine de Parisis.»

Et il lut tout haut:

«Ceci est mon testament.

«Je donne mon âme à Dieu. Que la terre soit légère à mon corps!

«J'institue pour ma légataire universelle Mlle Anne-Geneviève de La Chastaigneraye, ma nièce bien-aimée, qui a été pour moi une fille, qui a été pour moi un ange. Elle disposera de toute ma fortune sans aucune réserve; de tous mes biens, meubles et immeubles, quels qu'ils soient, à la charge par elle de donner cent mille francs à chacun de mes héritiers naturels.

«Tous les ans, le jour de ma fête, soit qu'elle habite Paris ou Champauvert, ou tout autre pays, elle prendra deux poignées d'or dans ses petites mains en allant à la messe pour le premier pauvre qu'elle rencontrera.

«Je donne mon livre d'Heures à mon cher neveu Octave de Parisis.

«Telles sont mes dernières volontés. Champauvert, ce 3 août 1867.

«ANGÉLIQUE-RÉGINE DE PARISIS.»

Après la lecture de ce testament, il se fit un grand silence. Tout le monde fut convaincu que c'était le dernier mot.

Octave se leva solennellement, prit les mains de sa cousine, la baisa sur le front et lui dit d'une voix haute: «Ma chère Geneviève, voilà ce qui s'appelle de la justice; je crois que personne ici ne s'avisera de réclamer contre les dernières volontés de ma tante; ce qui est écrit ici est écrit là-haut.»

Ces paroles firent une grande impression: on sentait qu'elles étaient dites du fond du coeur. Octave avait de trop nobles sentiments pour jouer à l'hypocrisie. Sa tante lui eût laissé un million qu'il n'eût pas trouvé cela mal: mais quoiqu'elle ne lui laissât que cent mille francs, de quoi vivre cent jours, il trouva cela bien.

Mme de Portien n'était pas à cette hauteur, il lui fut impossible de cacher son chagrin et son dépit. Elle hasarda quelques mots tout à fait dignes d'elle; il lui semblait que les testaments les meilleurs ne sont pas bons; puisque la loi a réglé les successions, on avait toujours tort de violer, par le caprice d'un moment, les règles immuables de la loi et de la nature; dans un pareil héritage, puisqu'il y avait cinq héritiers et cinq millions, le mieux eût été de laisser aller tout naturellement un million à chaque héritier; enfin elle ne désespérait pas de voir Mlle Geneviève de La Chastaigneraye se contenter de quelques avantages comme le donjon de La Roche-l'Épine qu'elle aimait beaucoup, et abandonner à ses cousines et à ses cousins une part plus sérieuse que les cent mille francs indiqués par le testament.

Octave reprit la parole. Il ne comprenait rien à ce que disait sa cousine Portien; quand un testament était fait, c'était la loi, puisque la loi autorise les testaments.

La cousine Portien répliqua qu'elle était bien sûre que Geneviève ne pensait pas comme Octave. Geneviève ne dit pas un mot. Sa figure sibyllique n'exprimait pas sa pensée. Elle admirait Octave et savourait dans son coeur toutes les joies de son admiration. Elle avait subi trop de rebuffades de sa cousine Portien pour s'attendrir sur le désespoir de cette femme qui ne pardonnait à personne sa mésalliance.

La vacation avait été fort longue. Le notaire dit qu'il allait lever la séance pour faire enregistrer le testament. «Et si on en retrouve un autre? dit Mme de Portien.—Cela n'est pas impossible, dit le notaire des deux orphelines.—Non, répondit Geneviève; après ce testament, ma tante Régine ne m'a plus demandé la plume qu'une seule fois.—Eh bien! dit Mme de Portien, c'était peut-être pour écrire ses dernières volontés.—Non, ma cousine.»

Cette fois, Geneviève ne put masquer son émotion. Elle reprit: «Ç'a été pour me dire adieu, car elle ne pouvait plus parler.»

Comme Octave était près d'elle, elle lui dit tout bas: «Le croiriez-vous! cette nuit….» Elle se tut. «Non, reprit-elle, je ne veux rien dire.»

Le dîner avait été préparé pour les héritiers, les notaires et le curé de la Roche-l'Épine. Mme de Portien dit qu'elle était attendue et demanda sa calèche; le premier notaire, qui s'intéressait surtout au lieutenant de vaisseau, dit qu'il devait faire signer ce jour-là un contrat de mariage et demanda son cheval; le second notaire, qui représentait les orphelines, ne savait quelle figure faire et demanda sa canne.

Il ne resta pour dîner que Parisis et Mlle de la Chastaigneraye.

Le curé se fit attendre. Le cousin et la cousine se promenèrent un instant dans le parc sous les grands châtaigniers. «Quelle belle solitude, dit Octave, comme on serait heureux ici!»

Il se tourna vers sa cousine: «Si on n'était pas seul!—Oui, mon cousin, mais le bonheur n'est pas de ce monde.—Vous avez bien raison, ma cousine.»

Il lui prit la main. «Et pourtant, quand je songe que si ma tante m'avait donné sa fortune, je me fusse peut-être jeté à vos genoux pour vous prier d'être ma femme!—Peut-être! mais voilà le malheur, dit avec un charmant sourire Mlle de La Chastaigneraye, je vous aurais dit? «Relevez-vous, et allez-vous-en, mon cousin. Les La Chastaigneraye sont aussi fiers que les Parisis. Par exemple, si je vous donnais ma main pleine de cinq millions, vous ne la voudriez pas, n'est-ce pas, mon cousin?—Non, non, non, ma cousine. —Eh bien! parlons politique.»

XXXIII

LA DAME BLANCHE

Octave et Geneviève causaient encore politique quand survint M. le curé.

C'était une bonne âme de curé, qui croyait à Dieu sans savoir pourquoi. Il n'avait jamais bien compris l'Évangile; il ne s'égarait pas dans les subtilités de la théologie. Il prêchait sans savoir ce qu'il disait, hormis qu'il prêchait le bien. Il n'aurait pas tué une mouche, mais il voyait tomber avec un vif plaisir, au temps de la chasse, les lièvres, les perdreaux et les cailles, s'il devait en avoir sa part. Par exemple, il n'était pas si bon apôtre aux chasseurs qui ne payaient pas la dîme. Il allait tous les jours, comme Louis XIV, émietter du pain aux carpes de sa pièce d'eau et aux poules de sa basse-cour, mais il les mangeait sans regret. Il était né gourmand et n'avait pas songé que ce péché de gourmandise, mortel pour ses paroissiens, pouvait le conduire tout droit en enfer. D'ailleurs, bon aux pauvres, même quand il n'avait pas dîné. Au demeurant, le meilleur curé du monde.

A peine eut-il salué Parisis et sa cousine, qu'il tira sa montre, ce qui voulait dire qu'il était l'heure de se mettre à table. «Oui, monsieur le curé, dit Geneviève; mais nous vous attendions.—Que voulez-vous? c'est le catéchisme. Ces pauvres enfants, il faut leur corner la sainte vérité comme à des boeufs.»

Et le curé marcha en avant.

Octave eût envoyé de bon coeur le curé au diable.» Rassurez-vous, lui dit Mlle de La Chastaigneraye, il y a une âme dans cette figure enluminée. Il a de l'esprit à ses heures. D'ailleurs, ma tante l'aimait beaucoup. Vous voyez déjà qu'il a un beau caractère: il croyait hériter, il sait déjà qu'il n'a rien, et n'en est pas moins gai.»

Geneviève ne put retenir ce mot: «Il est vrai qu'il va se mettre à table.»—Quand ce serait un ange, ma cousine, je ne lui en voudrais pas moins de rompre notre tête-à-tête?—Est-ce que vous vous imaginiez que nous allions dîner en tête-à-tête?—Pourquoi pas? Je ne suis pas venu ici pour aller dans le monde.—Eh bien! mon cousin, il faut en prendre votre parti; mais vous dînerez non-seulement en compagnie du curé de La Roche-l'Épine, mais aussi en compagnie d'une jeune personne qui a quatre fois vingt ans, une amie de ma tante, une Minerve qui me prend aujourd'hui sous son égide.» Parisis fit une effroyable grimace. «Voyons, n'ayez pas peur. ô homme sans principes! je ne vous placerai pas à côté d'elle, je vous ferai une surprise.»

A cet instant, la surprise apparut sur le perron.

C'était une jeune fille d'un château voisin, qui était venue à Champauvert pour les funérailles de Mlle Régine de Parisis; Geneviève avait obtenu de la mère de cette jeune fille, Mme de Moncenac, qu'elle resterait un mois à Champauvert, où d'ailleurs Mme de Moncenac viendrait la voir souvent. «Qu'est-ce que cela?» demanda Octave avec effroi.—«Cela, mon cousin, c'est une Bourguignonne.»

Mlle de Moncenac était rouge comme une cerise, petite, le nez retroussé, des pieds à dormir debout, des mains d'oie. Et ce beau corps avait été habillé par une couturière du village voisin. «Ma cousine, reprit Parisis, soyez assez bonne pour me placer à côté de votre Minerve.»

On se mit à table, après les présentations. La conversation s'établit entre le curé, Geneviève et Octave. La vieille demoiselle et la jeune fille babillèrent ensemble des modes nouvelles; le curé débita une parabole fort ingénieuse pour faire entendre à Octave et à Geneviève qu'ils devraient bien à eux deux rétablir les splendeurs de la Roche-l'Épine, de Champauvert, de Belle-Fontaine et de Parisis. Autant de demeures seigneuriales qui n'avaient plus de seigneurs. Octave lui répondit qu'il aviserait; il allait partir pour le Pérou, d'où son père avait rapporté tant d'argent. La mine était presque épuisée, mais il ne désespérait pas d'y trouver encore une fortune. Il promit solennellement de restaurer, dans tout l'esprit du style gothique et de la renaissance, Belle-Fontaine et Parisis. Il ne doutait pas que Mlle Geneviève de la Chastaigneraye ne le devançât avec plus de goût et plus d'éclat dans la restauration de la Roche-L'Épine et de Champauvert.

Octave demanda ses chevaux quand on servit le café. «Non, mon cousin, dit Geneviève; vous m'accorderez au moins cette faveur de passer vingt-quatre heures chez moi.—Oh! quel bonheur!» s'écria Mlle de Moncenac.

Elle rougit encore, si c'est possible. Elle eut peur qu'on ne se fût mépris sur ce cri de joie qu'elle avait jeté, elle ajouta: «Quel bonheur que tu sois chez toi, Geneviève!—C'est précisément parce que vous êtes chez vous, ma cousine, que j'ai demandé mes chevaux sitôt. Que dirait ma cousine Portien? Elle dirait que je veux vous épouser pour vos millions.—Ma cousine Portien sait bien que vous ne voulez pas épouser une provinciale.—Je ne sais pas à Paris une Parisienne aussi parisienne que vous.—Eh bien! parisienne ou provinciale, je vous ordonne de rester ici jusqu'à demain après la messe. Et vous irez avec le livre d'heures de ma tante Régine. Et vous lirez la messe. J'ai mes idées, je ne veux pas que vous mouriez dans l'impénitence finale, je veux que vous fassiez votre salut. Vous commencerez demain votre belle action en venant avec moi à la messe, vous verrez quelle jolie église nous avons à Champauvert. Vous ne savez peut-être pas que ma tante y a fait merveilles; par exemple, vous y retrouverez l'admirable groupe de Bonassieux, représentant la Charité; jamais le ciseau d'or de la Renaissance en France ou en Italie n'a trouvé une plus maternelle et plus divine expression. Ce n'est pas tout, nous avons un beau vitrail de Maréchal et une Assomption de Cabanel, deux chefs-d'oeuvre. Ma tante ne donnait son argent qu'à Dieu.—Vous faites comme les papes, ma cousine, vous voulez me conduire au paradis par le chemin des artistes; vous avez raison, le trait d'union de l'homme à Dieu, c'est l'art.—Non, mon cousin, c'est l'amour.—L'amour! Lequel?—Demandez cela à M. le curé.»

Le curé venait de voir avec passion sa seconde tasse de café. Il ne disait pas comme l'abbé de Voisenon: «Je ne tiens que chopine;» il redemandait toujours une seconde fois de tout ce qui passait sur la table, disant qu'il ne voulait pas contrarier la nature. Il essuya ses lèvres avec sa langue, parut se recueillir et répondit avec componction: «L'amour! je ferai un sermon là-dessus.»

C'était sa manière de répondre à toutes les questions. «Pas si bête! dit Octave à Geneviève, car s'il eût parlé, il n'eût pas manqué de dire des sottises. Qui donc parlerait bien sur ce chapitre?—Si ce n'est les plus simples d'esprit comme moi, répondit Mlle de la Chastaigneraye.—Eh bien! ma cousine, pour devenir un simple d'esprit comme vous, je consens à aller à la messe demain à Champauvert. Je vous avoue qu'il y a bien longtemps que je n'ai trouvé Dieu dans son église; car à Paris, en vérité, hormis les jours d'enterrement, l'église n'est pas du tout catholique; on y va moins pour Dieu que pour ses créatures. Voilà pourquoi Dieu ne daigne pas s'y montrer. Je croirais bien plus à l'action divine dans les églises de village, si je croyais à quelque chose.»

Sur ce mot, le curé dit les Grâces. Après quoi on se leva pour aller au salon. «Mon cousin, puisque vous êtes pris au trébuchet, vous allez faire le whist.—Ma cousine, j'ai juré que j'obéirais.—J'aime cette résignation; c'est déjà un renoncement et je ne désespère pas de votre salut.»

A onze heures, après avoir perdu trois francs cinquante centimes, Octave, ému d'une pareille déveine, montait tout seul le grand escalier pour aller se coucher. Il connaissait déjà sa chambre. C'était la chambre d'honneur, une grande pièce tendue de perse ancienne où s'ennuyaient deux pastels, un monsieur et une dame du temps de la Régence, condamnés à perpétuité à faire ainsi bon ménage. Octave soupira en les regardant. «Ah! dit-il, s'ils descendaient de leurs cadres, en voilà deux qui me diraient le secret de la vie.»

Des livres nouveaux et des gazettes variées parsemaient le guéridon. Naturellement Octave, qui avait quitté Paris depuis deux jours, chercha des nouvelles de Paris.

Il avait déjà entrelu trois ou quatre journaux quand il ouvrit la croisée pour respirer l'air vif et écouter les rossignols, qu'il ne connaissait que par ouï-dire. Il n'entendit que le silence. Il ne savait pas que les rossignols ne chantent qu'au printemps, les paresseux! des ténors qui prennent neuf mois de congé!

Octave ressentit toutefois un vrai plaisir à se perdre dans cette solitude immense qui ne l'avait jamais envahi. Ce parc, ces forêts, ces montagnes, ces horizons, ces étoiles, toutes ces éloquences émerveillaient son âme. La nature a des attractions et des forces qui dominent les plus rebelles. Octave comprit qu'il avait trop vécu jusque-là dans le tourbillon parisien; il rêva qu'il lui serait doux et salutaire de se retremper dans ces luxuriantes vallées de son pays natal, qui sont comme un exemplaire du Paradis perdu.

Il y avait plus d'une heure qu'il était à la fenêtre, abîmé dans ses rêveries, quand il vit passer au loin, sous les arbres, un homme tout de noir habillé, comme vous et moi.

Il s'imagina d'abord que c'était le curé de la Roche l'Épine qui s'était attardé dans le parc, mais il vit bientôt que l'homme était grand et souple. Et, d'ailleurs, son habit n'était pas une soutane.

Il était plus de minuit. Minuit! une heure incroyable dans les provinces. Que pouvait faire à minuit cet homme dans le parc de Champauvert?

Octave ne fut pas longtemps à adresser cette question indiscrète aux étoiles.

Une blanche vision lui apparut errant aussi sous les arbres et marchant vers l'homme noir. «C'est impossible!» dit Octave avec une fureur subite.

Il avait cru reconnaître Mlle de la Chastaigneraye.

Il passa ses mains sur ses yeux pour mieux voir. Il ne vit plus rien. Il écouta, il n'entendit que le bruissement des feuilles. «Allons, allons, allons, dit le duc de Parisis, je deviens fou ou halluciné. Ce que c'est que de ne croire à rien!»

XXXIV

LA MESSE DE DON JUAN

Le lendemain, quand Octave salua Geneviève, elle lui remit le livre d'Heures de sa tante Régine. «Votre salut est là, mais lisez toutes les pages,» lui dit-elle. Il était dix heures et demie. M. de Parisis et Mlle de la Chastaigneraye, suivis de la dame aux quatre-vingts printemps et de Mlle de Moncenac, faisaient leur entrée dans l'église de Champauvert. Tous les habitants du village se retournèrent et saluèrent comme si Dieu lui-même fût entré.

Octave était distrait: il lui semblait avoir vu Violette errer autour du château. «Pourquoi serait-elle venue?» se demandait-il.

Dans la chapelle de la Vierge, Mlle de la Chastaigneraye s'agenouilla devant une simple chaise rustique. «Si vous voulez, mon cousin, vous pouvez vous placer au banc d'honneur avec Mlle de Moncenac et Mme Brigitte qui sont des orgueilleuses. Moi je trouve que la plus belle place est la plus humble.»

Octave se garda bien de quitter Geneviève.

Il tenait à la main le livre d'Heures. Il voulait continuer la conversation, mais elle lui dit: «Mon cousin, ouvrez votre livre, si ce n'est pour vous, que ce soit pour ma tante. Lisez la messe en son souvenir, cela vous fera du bien.»

Octave feuilleta le livre d'Heures.

C'était un vieux missel à miniatures dignes d'un Musée de souverain ou d'un Trésor d'église. La calligraphie et les peintures étaient dignes de la plus belle période du XVe siècle. On n'avait jamais été plus hardi ni plus délicat, on n'avait jamais traduit avec plus de charme et plus d'onction les grandes pages de l'Evangile.

Octave était tout à ce chef-d'oeuvre, quand un papier plié en quatre s'échappa du livre d'Heures et tomba à ses pieds. Il n'appela pas le suisse pour le ramasser, vous n'en doutez pas.

Son coeur battit, son oeil s'illumina; il s'imagina, je ne sais pourquoi, que c'était un billet de Geneviève.

Elle était si fantasque qu'elle avait voulu sans doute lui parler avec toute la solennité de l'Église et du livre d'Heures, comme si Dieu lui-même eût ainsi consacré ses paroles.

Geneviève avait vu tomber le papier; tout en regardant dans son livre de messe, elle ne perdait pas un seul des mouvements d'Octave.

Les femmes ont des yeux qui voient quand ils ne regardent pas.

Octave se demanda s'il ouvrirait ce pli. Qui sait s'il était pour lui? Il n'osait se tourner vers sa cousine, comme s'il eût craint de voir son émotion. Car, enfin, si c'était un billet d'elle!

Si c'était le secret de ce coeur qui ne se démasquait jamais!

Octave déplia à moitié le papier; cela fit du bruit. Il lui sembla que Geneviève le regardait. Il se tourna vers elle: leurs yeux se rencontrèrent. Il n'aimait pas à jouer au mystère: «Vous avez vu, Geneviève?—Oui, j'ai vu un papier tomber du livre d'Heures, vous l'avez ramassé et vous ne l'avez pas lu.—Savez-vous pourquoi je ne l'ai pas lu? C'est qu'il ne m'appartient pas.

—Vous vous trompez: N'est-il pas dans le livre d'Heures qui est bien à vous?»

Octave ne se fit pas prier.

Cette fois il était convaincu qu'il allait trouver quelque charmante surprise de Geneviève.

Mais point. C'était une autre surprise. Octave regarda Geneviève d'un air désappointé.

Mlle de la Chastaigneraye prit une voix très-douce: «Si c'est illisible, il ne faut pas en vouloir à ma tante, voyez-vous, car je crois bien qu'elle a écrit ceci à sa dernière heure.»

Une émotion subite remua Octave; il comprit qu'il avait sous les yeux une des pages de sa destinée.

M. de Parisis lut:

«Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit. Ainsi soit-il. Que la volonté de Dieu soit faîte dans le monde, et la mienne dans ma famille.

«Ceci est mon testament.

«Reconnaissant que la meilleure part de ma fortune me vient des générosités de mon frère, M. Raoul de Parisis, à son retour du Pérou.

«Voulant que le grand nom de Parisis ne puisse déchoir.

«Moi, dame Angélique-Régine de Parisis, soussignée, je lègue toute ma fortune, telle qu'elle s'étend et se comporte: mes châteaux, mes terres, mes inscriptions de rentes, mes obligations de chemins de fer, mes meubles et bijoux, à mon cher neveu Jean-Octave de Parisis. Le priant de venir, ne fût-ce qu'une fois l'an, à mon tombeau, me faire les visites dont il m'a privée pendant ma vie. Mais je suis sûre que si j'eusse été moins riche, il eût été plus de mes amis.

«Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.

«Au château de Champauvert, en mon lit de mort, le 4 août 1867.

«RÉGINE DE PARISIS.»

En relisant pour la seconde fois: «Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit,» Octave de Parisis se signa et dit «Ainsi ne soit-il pas.—Ah! je me réjouis en Dieu, dit Geneviève; la grâce a touché Don Juan, il vient de faire le signe de la croix: Satan est réconcilié avec Dieu.»

Deux larmes brillaient dans les yeux de Geneviève.

Parisis, qui n'avait pas pleuré depuis bien longtemps, voulut cacher deux larmes pareilles. «Savez-vous pourquoi, Geneviève, je viens de remercier Dieu et de faire respectueusement ce signe d'adoration? Ce n'est pas parce que j'ai vu le doigt de Dieu dans ce testament, c'est parce que j'y ai vu le doigt de la plus noble et de la plus divine des créatures, le doigt de Geneviève de La Chastaigneraye.»

Geneviève voulut comprimer son émotion. «Je ne comprends pas, Octave.» Ce nom, qu'elle n'avait pas encore prononcé en lui parlant, résonna au coeur de Parisis. «Vous ne comprenez pas, Geneviève. Vous ne voulez pas avouer que vous comprenez; pour moi, je vois juste. Ce testament n'exprime pas la volonté de ma tante, il exprime la vôtre. Voilà pourquoi je n'en veux pas.»

Geneviève reprit sa parole railleuse. «Je vous remercie, monsieur, vous devriez avoir plus de soumission pour ma volonté, si c'est la mienne.»

Octave avait replié le testament et l'avait remis dans le livre d'Heures. «Voilà, dit-il à Geneviève en agrafant les fermoirs d'argent.—Eh bien! monsieur, j'irai aujourd'hui même le porter chez le notaire.»

Octave reprit le livre par un mouvement soudain. Geneviève ne devina pas ce qu'il voulait faire.

Une seconde fois il déplia le testament et baisa doucement la signature de sa tante Régine.

Puis le déchirant avec sa grâce exquise: «Voilà mon dernier mot, dit-il simplement.—Octave! qu'avez-vous fait?» s'écria Geneviève.»

Il lui donna la moitié du testament et mit l'autre moitié dans le livre d'Heures. «Gardons ceci tous les deux pour nous prouver, ne fût-ce qu'à nous-mêmes, que si la noblesse du coeur était bannie de ce monde, on la retrouverait chez les Parisis.»

En ce moment, le curé de Champauvert chantait le Pater Noster qui es in coelis.

XXXV

LE BOUQUET DE ROSES-THÉ

Quand la messe fut dite à l'église de Champauvert, il se passa devant le portail une scène imprévue qui vint tout à coup effacer les douces émotions qui avaient pris le coeur de M. Octave de Parisis et de Mlle Geneviève de la Chastaigneraye.

Tout le pays savait déjà l'histoire du testament—je ne parle pas du dernier;—puisque Mlle de La Chastaigneraye était la légataire, il fallait bien manifester sa joie: les jeunes gens et les jeunes filles avaient imaginé, de lui tresser, avec des rameaux, des feuillages et des fleurs, un petit palanquin ou plutôt une chaise à porteurs de la forme la plus rustique.

Huit paysannes, toutes vêtues de blanc et couronnées de marguerites, étaient venues là, vers la fin de la messe, pour offrir des bouquets à Geneviève et pour la supplier de monter dans la chaise à porteurs.

Mlle de La Chastaigneraye prit gracieusement un magnifique bouquet de roses-thé que lui présenta la plus jeune des paysannes, mais elle refusa de monter.

«Vous avez tort, ma cousine, lui dit Octave, vous allez désespérer ces braves gens.—Tant pis, mon cousin, répondit Geneviève en prenant le bras d'Octave et en respirant le bouquet; songez bien que c'est aux cinq millions de ma tante qu'on fait cette fête. Or, c'est vous qui devriez monter dans cette maison rustique.»

Et comme les jeunes filles insistaient, elle se tourna vers Mlle de Moncenac et lui dit gravement que c'était à elle à monter dans la chaise à porteurs. «Pourquoi?—Parce que vous êtes vous-même un bouquet de rosés.»

Mlle de Moncenac était trop simple pour s'imaginer qu'on pût railler sa figure à prime-roses et sa robe à ramages. Elle monta sans se faire prier dans la cabane de fleurs, trouvant tout simple que les huit jeunes filles la portassent au château.

Quand on fut devant le vieux portail, Geneviève demanda à Octave qu'il voulût bien l'autoriser à prendre sur la succession de sa tante Régine huit fois mille francs pour doter ces jeunes filles. «Vous savez bien, Geneviève, que j'ai déchiré le testament, vous savez bien que vous êtes maîtresse absolue de cette fortune; faites des dots à tout le monde. Si un jour il ne vous reste plus de quoi vous faire une dot à vous-même, je viendrai peut-être vous demander votre main.—Eh bien! ce jour-là, mon cousin, je vous donnerai peut-être ma main.»

Geneviève se sentit rougir et se cacha la figure dans son bouquet, tout en le respirant encore avec ivresse.

Il lui sembla qu'elle respirait le bonheur dans les paroles d'Octave.

Le bonheur! Le bouquet lui tomba des mains. Octave qui la regardait, vit la pâleur se répandre comme un nuage sur cette belle figure. «Octave! dit-elle en lui tendant la main, je me sens mourir.»

Octave ne comprenait pas, mais il ne put empêcher Geneviève de tomber foudroyée. «Oh! mon Dieu! s'écria Mlle de Moncenac, la voilà morte!»

Qui donc avait donné le bouquet de roses-thé?

XXXVI

LE BOUQUET DE ROSES-THÉ ET LE POISON DES MÉDICIS

Mademoiselle de la Chastaigneraye qui n'avait pas voulu retourner au château dans un palanquin, y fut portée dans les bras d'Octave.

Ce fut une révolution tout autour d'elle; le curé et le médecin accoururent en même temps: c'était à qui sauverait son âme, c'était à qui sauverait son corps.

Le curé n'avait que faire de toutes ses bénédictions, parce que Geneviève était une de ces pieuses créatures qui traversent le monde comme une image de Dieu, exemple vivant de toutes les beautés et de toutes les vertus.

Le médecin pouvait-il sauver le corps? Le duc de Parisis lui dit qu'il ne doutait pas qu'elle n'eût respiré dans un bouquet le poison subtil des Médicis, dont le secret s'est transmis dans quelques grandes familles. Le médecin secoua la tête d'un air de doute; mais comme Octave insistait, il s'écria: «Attendez donc! Je me souviens que par Richelieu ou Mazarin j'ai le contrepoison; mais je crois encore que Mlle de La Chastaigneraye est tout simplement évanouie.»

La jeune fille était couchée sur une chaise longue devant une fenêtre ouverte. L'air vif frappait son front et soulevait ses cheveux. Le médecin demeurait à la porte du château; il courut chez lui, après avoir recommandé à Octave de tenir toujours des sels sur les lèvres de Geneviève.

Quand il revint, Geneviève avait entr'ouvert les yeux; Octave la soulevait dans ses bras, agenouillé devant la chaise longue. Son âme, devenue une volonté, avait-elle fait le miracle du contrepoison? Non, sans doute. Geneviève referma ses yeux et sembla retomber plus profondément dans la mort.

On peindrait mal le désespoir d'Octave; il regardait Mlle de La Chastaigneraye, il regardait le médecin avec des yeux désolés et suppliants. «Docteur! docteur! apportez-vous la vie!—A-t-elle parlé? demanda le médecin.—Non; elle a entr'ouvert les yeux et les a refermés presque aussitôt.—Elle m'a regardée, s'écria Mlle de Moncenac en poussant des hurlements; je suis sûre que c'était pour me dire adieu.»

Le médecin s'était penché sur Mlle de La Chastaigneraye; il lui versa dans la narine et sur la bouche une composition où dominaient le chlore, le café et le thé. «C'est tout simplement le contrepoison des Orientaux, dit le médecin.» En même temps il oignit les tempes d'une liqueur blanche qui exhalait une forte odeur marine. «La nature, donne les poisons, la nature donne les contrepoisons. J'ai essayé cette eau sur une femme qui venait de mourir; l'action est telle, qu'elle a remué la tête.»

Comme le médecin disait ces mots, Geneviève rouvrit les yeux et tendit les bras comme pour mieux respirer. La vie était revenue. «Je ne comprends pas,» dit-elle.

Une heure s'était passée, elle se croyait encore sur le chemin de l'église; elle n'avait aucune conscience de son évanouissement. Elle sembla touchée de voir Octave à ses pieds, dans l'attitude de l'amour et de la douleur; l'émotion l'avait brisé, il était pâle et désolé, il ne savait pas si on triompherait du poison; car, pour lui, il ne doutait pas du poison dans le bouquet de roses-thé.

Il se rappelait que c'était une jolie petite fille, toute blonde et toute souriante, la plus jeune des paysannes, qui avait offert le bouquet à Geneviève. Mais ce n'était pas cet enfant qui avait cueilli les roses. Il donna l'ordre qu'on recherchât la petite fille. «Que s'est-il donc passé? demanda Geneviève.—Vous avez respiré ce bouquet qui est là-bas, vous avez pâli et vous vous êtes trouvée mal.—Bien mal, sans doute, puisque je me sens mourir encore.—Voyons, voyons, dit le médecin, il faut vivre, il faut vouloir vivre, vous allez marcher.—Jamais,» dit Geneviève anéantie.

Octave comprit, comme le médecin, que l'immobilité était fatale. Bon gré, mal gré, il fallut que Geneviève essayât de se tenir debout, appuyée sur Octave et sur le médecin, avec les larmes de Mlle de Moncenac pour spectacle.

On avait amené la petite fille. «Mon enfant, qui vous avait donné ce bouquet?—Mais c'est un bouquet du château.—Qui donc l'a cueilli?—Tout le monde.—Qui est-ce tout le monde?—Je ne sais pas, on m'a dit que c'était le plus joli bouquet et qu'il fallait me le donner à moi, parce que j'étais la plus petite.—Qui vous a dit cela?—Tout le monde.»

Vainement on questionna l'enfant, elle ne répondit pas autre chose. Octave se promit bien de faire une enquête, mais il ne voulut pas mettre la petite fille à la question.

Le souvenir de Violette, qu'il croyait avoir entrevue errant autour du château, lui revint tout à coup. «Oh mon Dieu!» murmura-t-il. Mais il dit aussitôt: «Non, ce n'est pas elle.»

Cependant Mlle de La Chastaigneraye commençait à marcher toute seule; sans doute elle trouvait bien doux de s'appuyer sur Octave, mais sa pudeur s'était réveillée avant sa force; elle se dégagea du bras de son cousin et alla s'appuyer à la fenêtre. «Quel beau ciel, dit-elle comme pour remercier Dieu.—Oui, dit le médecin, est-il possible que le ciel soit si pur et qu'il y ait des empoisonneurs sur la terre; car vous l'avez échappé belle. Il y avait, je n'en doute pas, sur le bouquet une poussière d'opium, d'acide prussique, de digitale pourprée, de noix vomique et de ciguë, que j'ai combattue par mon antidote.»

Le médecin ne voulait pas qu'on s'imaginât que ce fût un évanouissement. «Oui, dit Geneviève, on avait voulu me faire mourir dans les roses; je sais bien, moi, qui a donné ce bouquet; mais je serai comme la petite fille, je dirai que c'est tout le monde.»

Cependant le bouquet avait disparu. «Où sont donc ces roses! demanda tout à coup Geneviève.—Je ne sais pas, dit Octave; j'avais dit qu'on apportât le bouquet ici, je ne le vois pas.» Quelques minutes après, on entendit un grand tumulte dans la cour de service; on criait au secours, on pleurait tout haut. «Qu'est-ce que cela? demanda Mlle de La Chastaigneraye.—En voici bien d'une autre, dit le médecin qui remontait tout pâle, en agitant le bouquet de roses.»

Il se jeta sur un fauteuil. «Parlez! parlez!—Comme je descendais, on m'a dit? «Accourez donc vite, voilà Rose Dumont qui se trouve mal.» Elle se trouvait si mal qu'elle était morte.—C'est impossible!—C'est impossible, mais cela est. Et ce qui va bien plus étonner, c'est qu'elle a été tuée par le fameux bouquet de roses. Vous voyez bien que les roses étaient empoisonnées. Vous en êtes revenue de loin, mademoiselle. Figurez-vous que cette grosse bête-là s'est mise à rire quand on lui a dit que vous étiez empoisonnée par des roses. Elle avait elle-même rapporté le bouquet. «De si belles roses!» s'est-elle écriée. Et elle a respiré à plein nez et à pleine bouche, comme elle eût fait d'un panier de fraises. Cela n'a pas été long: quand je suis descendu, on me l'a montrée couchée sur les dalles. Mais j'ai eu beau faire, le sang est trop vif chez elle, le contrepoison n'a pu agir; il était trop tard.»

Le médecin avait dit tout cela en tenant à la main le bouquet de roses. Octave le prit, arracha ce qui restait de papier et dénoua le ruban rouge de Violette. Et comme il prenait les roses une à une, Geneviève lui dit: «Est-ce que vous voulez les respirer aussi?—Non, je cherche.—Vous imaginez-vous que vous allez trouver la carte de celui ou de celle qui a envoyé ces roses?—Il faudra pourtant savoir d'où elles viennent.—On le saura, dit le médecin. Ah! c'est un beau cas pour la médecine.—Chut! dit Geneviève, gardez-vous bien de parler de cela.—Quoi, mademoiselle, je ferais le silence sur un crime aussi abominable!—Oui, vous ferez le silence; car je serais désespérée que, hors des murs de ce château, on s'occupât de moi.—Mais, mademoiselle….—Mon cher docteur, vous m'avez sauvé la vie, n'est-ce pas?—Eh bien … oui, je vous ai sauvé la vie.—Achevez votre oeuvre; n'oubliez pas que vous me ferez mourir de chagrin s'il y a un procès criminel.»

Le médecin serra la main de Geneviève et sembla lui promettre, en ne disant plus un mot, qu'il ne parlerait pas de l'empoisonnement.

Octave avait éparpillé toutes les roses. Le médecin les ramassa en disant: «Vous me permettrez au moins, pour mon amour de l'étude, d'emporter le bouquet, cela paiera ma visite de ce matin.»

Le médecin réunit les roses et les emporta, sans oublier le ruban rouge. «Eh bien! dit Mlle de La Chastaigneraye à M. de Parisis quand ils furent seuls, que pensez-vous de cela?—Je pense, ma cousine, qu'il n'en faut rien penser du tout.»

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