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Les grandes dames

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XXXVII

L'ADIEU DE VIOLETTE

Or que se passait-il hors de l'église?

Violette ne s'était pas consolée avec le grand d'Espagne des volageries d'Octave; elle avait beau comprimer son coeur, le premier amour était là qui parlait haut. Un instant, quand elle s'était jetée dans la vie d'aventures, elle avait espéré oublier le duc de Parisis; mais cette fatale image était revenue plus despotique que jamais, s'imposant par toutes les fascinations. Elle voulait devenir une femme forte; mais elle avait beau mettre tous les masques qui cachent le coeur, la pauvre petite Violette se réveillait toujours tendre et douce. Aussi c'était pitié de lui voir jouer la haute comédie des coquines.

A peine Octave était-il parti pour Parisis, qu'elle fut prise d'un grand désespoir pour s'être vengée à Dieppe. Puisqu'il s'était affiché avec elle, c'est qu'il l'aimait. Elle aurait dû se résigner à ses fantaisies. Elle ne doutait pas qu'en reprenant sa douceur des premiers jours, elle ne reconquît son amant.

Elle alla pour le voir à son hôtel le soir même de son départ. Un des domestiques d'Octave, qui voulait du bien à Violette et qui croyait que son maître s'ennuyait à Parisis, lui conseilla d'aller le retrouver au château, où sans doute il serait ravi de la voir arriver. Rien n'est impossible à une femme amoureuse: elle partit pour Parisis le jour où l'on faisait à Champauvert la lecture des testaments.

La Bourgogne était le pays de sa mère; mais Violette n'y était pas allée depuis sa naissance. Elle avait plus d'une fois dit à Octave: «Nous sommes du même pays,» comme si cela dût la rapprocher encore de lui.

Le hasard, qui fait bien les choses, la mit nez à nez, à une table d'hôtellerie à Tonnerre, au Lion-d'Or, avec Mme de Portien, qui dînait là pour n'avoir pas voulu dîner avec Geneviève de La Chastaigneraye et Octave de Parisis.

Quoique Mme de Portien n'eût pas une figure sympathique, il restait dans son air je ne sais quoi de la femme de race qui plut Violette. On verra bientôt que ces deux femmes devaient fatalement se rencontrer.

Mme de Portien était encore tout à la fureur qui l'avait prise au dernier testament lu. Aussi, ne regardant qu'en elle-même, ce fut à peine si elle avait entrevu Violette.

La jeune fille avait eu le bon esprit de revêtir un simple costume de voyage comme toutes les femmes du monde qui vont aux eaux, si bien qu'on ne pouvait s'imaginer que ce fût une femme galante. On sait que Mlle Violette de Parme avait une figure poétique qui eût été partout une lettre de recommandation, même dans le meilleur monde, quand elle ne se barbouillait pas trop la figure de poudre de riz.

Comme il n'y avait ce jour-là que des hommes attablés dans la salle à manger, elle se hasarda à parler à Mme de Portien. «Le château de Parisis, madame, est-il bien loin de Tonnerre?»

Mme de Portien leva la tête avec la plus vive curiosité et dévisagea
Violette. «Vous allez à Parisis, mademoiselle?—Peut-être, madame.»
Violette avait rougi comme la Violette d'autrefois. «Eh bien! madame,
vous ne trouverez pas M. de Parisis.»

Mme de Portien avait dit tour à tour mademoiselle et madame comme eût fait un juge d'instruction.» Il est donc déjà reparti pour Paris? demanda Violette.—Non, mademoiselle; mais il est en train de se marier au château de Champauvert.» Cette fois, Violette pâlit. «Ah! dit-elle simplement, je ne savais pas cela.» Mme de Portien vit bien qu'elle avait porté un coup à Violette. Ce lui fut une grande joie; il lui sembla doux de faire souffrir son prochain comme elle-même: c'était son pain quotidien. Même quand elle était heureuse, tout le monde était malheureux autour d'elle.

De tous les Parisis, Mme de Portien était indigne de ce beau nom. Sa mère, une soeur du duc Raoul de Parisis, avait épousé le comte de Pernan et n'avait eu qu'une fille: aussi Edwige avait bientôt dominé la maison avec les caprices violents d'une nature rebelle.

Elle avait mal commencé. A seize ans, après une aventure avec le vicomte d'Arse, elle allait à Paris avec sa femme de chambre pour accoucher d'un enfant anonyme qu'elle ne voulut pas revoir, moins dans l'horreur de sa faute que par l'absence d'entrailles. A dix-sept ans, elle avait fui le château natal avec un aventurier qui avait dirigé un théâtre à Lyon et qui était venu près de Parisis voir un oncle curé, dont il espérait quelque argent. On ne dira pas cette vulgaire histoire d'un enlèvement qui ne se fit que par une brutale passion où l'amour ne se montra pas. Au bout de quelque temps, le curé arrangea tout. On aima mieux le déshonneur d'une mésalliance que le déshonneur d'une aventure. On espéra tout sauver: on perdit tout. Théodore Portion, qui signait Théodore de Portien, avait commencé par entamer la dot, même avant la cérémonie; il continua de plus belle, jusqu'au jour où la mariée se retourna contre lui pour défendre son bien, car elle était née avare; enfant, elle vendait ses poupées pour avoir de l'argent; jeune fille, elle volait les jetons du jeu; bien mieux, elle volait les pauvres: quand sa grand'mère, la duchesse de Parisis, qui était aussi la grand'mère d'Octave, volilait qu'une aumône arrivât à son adresse, il ne fallait pas qu'elle passât par ses mains déjà souillées. Quand Théodore Portien trouva une femme rebelle devant son coffre-fort, il s'imagina qu'il était sur la scène et parla mélodramatiquement; il menaça de se faire déclarer en faillite; le coffre-fort tint bon. Il montra un poignard; mais la femme était à la hauteur du mari: elle saisit le poignard et le leva sur lui; il y eut une lutte horrible qui retentit jusque dans les journaux du temps. On se sépara, puis on se reprit: il y a des amours qui ne vivent que dans les injures de la honte et du crime; il y a les voluptés du désespoir. On se sépara encore; cette fois, le tribunal parla. Quand les biens furent à l'abri, l'horrible femme livra encore son corps. Théodore Portien jouait le rôle de ce marquis de la cour de Louis XV qui ne venait voir sa femme que moyennant cent pistoles, et qui ne se débottait pas si le souper n'était pas bon.

Mais la vraie passion de la Portien, c'était la passion de l'or. Elle achetait les faveurs de son mari: elle eût vendu les siennes si elle se fût trouvée sur un tout autre théâtre; mais elle vivait très oubliée dans une petite terre qui lui restait de sa dot, à quelques lieues de Parisis, convoitant sa part d'héritage dans la fortune de Mlle Régine de Parisis, et se promettait bien, dès qu'elle aurait un bon million, d'aller jouir de son reste à Paris. Sa tante Régine n'avait que quelques années plus qu'elle, mais elle semblait lui promettre, par sa pâleur maladive, de mourir bientôt.

Voilà quelle était Mme de Portien quand mourut Mlle Régine de Parisis. A l'heure de la mort, elle alla s'installer au château comme pour veiller sur son bien. On n'a peut-être pas oublié les deux mots dits par Geneviève à Octave pendant la lecture des testaments: «Le croiriez-vous? Cette nuit … mais je ne veux rien dire….» Or, que s'était-il passé cette nuit-là? Pendant que tout le monde dormait au château, une vraie nuit de repos après tant de nuits d'anxiété et de fatigue, Mme de Portien, tourmentée par le bruit des testaments, avait pénétré à pas de loup dans la chambre de la morte; et là, dans l'horrible silence des mauvaises pensées et des mauvaises actions, elle avait forcé un petit secrétaire en bois de rose où sa tante écrivait et cachait ses secrets. Qu'avait-elle trouvé? des brouillons de lettres et des brouillons de testaments. Elle avait lu rapidement. Elle désespérait de mettre la main sur autre chose, quand un pli cacheté lui apparut avec sa cire rouge: elle le saisit, ne doutant pas qu'elle ne tînt sa ruine ou sa fortune.

Geneviève, qui ne dormait pas non plus cette nuit-là, mais qui sans doute ne pensait pas au testament, avait suivi sa cousine avec curiosité; elle avait tout vu, parce qu'elle avait pu se cacher sous la portière du cabinet de toilette. Elle ne fut pas peu surprise de l'étrange expression de cette figure dominée par une idée maudite; mais elle fut bien plus surprise encore quand Mme de Portien, après avoir lu le pli cacheté, regarda autour d'elle et l'alluma à la bougie. Mlle de La Chastaigneraye s'enfuit effrayée; elle alla se cacher comme si elle eût été atteinte elle-même par cette souillure d'une personne de sa famille. Mme de Portien avait brûlé un testament qui la déshéritait, mais un testament déjà ancien.

Ce sacrilège n'avait pas empêché l'horrible femme de subir le déshérit. On comprend dans quelles idées de sourde fureur et de sourde vengeance elle s'était éloignée du château de Champauvert.

Elle ne doutait pas que Geneviève ne devînt bientôt la duchesse de Parisis; elle se voyait non seulement bannie de la fortune, mais bannie de la famille. Elle enrageait de voir s'évanouir ses dernières espérances; le rôle qu'elle voulait jouer à Paris, elle ne le jouerait pas; les paysans au milieu desquels elle vivait ne manqueraient pas de se moquer d'elle, elle ne voyait plus sur son chemin que des avanies; elle avait semé le mal, elle ne recueillerait plus que le mal.

Toutes ces idées lui traversaient la tête, quand Violette, qui dînait à côté d'elle dans l'hôtellerie de Tonnerre, lui adressa cette question: Le château de Parisis est-il bien loin de Tonnerre?

Mme de Portien interrogea Violette, comme si elle avait sous la main, par un hasard providentiel—les coquins et les coquines mettent la Providence partout—comme si elle avait sous la main un instrument de vengeance: elle avait deviné tout de suite que Violette était une maîtresse d'Octave de Parisis.

Les amoureux et les amoureuses aiment à jaser quand on parle à leur coeur. Violette ne vit dans Mme de Portien qu'une femme curieuse, car celle-ci ne démasquait jamais ses batteries. «Vous l'aimez donc bien, ce mauvais sujet? demanda Mme de Portien.—Oui, ç'a été mon bonheur et mon malheur, dit ingénument Violette. Mais que voulez-vous! on n'en meurt pas, puisque je ne suis pas morte. On dit qu'on se console parce que la vie est un perpétuel chagrin. Se consoler, c'est souffrir ailleurs. Moi je me consolerai en pensant au bonheur d'Octave.—Ah! vous n'êtes pas vaillante! s'écria Mme de Portien, emportée plus qu'elle ne voulait. Vous n'aimez pas les batailles de femmes; vous ne voulez pas lutter contre Mlle de La Chastaigneraye.—Non, je veux que M. de Parisis soit heureux.—Qui vous dit qu'il sera heureux? Geneviève est une étrange fille qui fera le malheur du duc.—Vous la connaissez donc?—Un peu: mais elle est si singulière qu'elle ne se connaît pas elle-même. Ah! si j'étais comme vous, belle et jeune, je ne voudrais pas que mon amant m'échappât. C'est lâche de rendre les armes avant le combat.»

En ce moment, une fille de l'auberge apporta un magnifique bouquet de roses-thé, qu'elle venait de cueillir dans le jardin voisin; les roses de Tonnerre sont renommées comme les roses de Provins. La fille d'auberge présenta le bouquet à Mme de Portien. «Non, dit Mme de Portien, dans la peur de donner cent sous à cette fille. Offrez cela à mademoiselle.»

La fille d'auberge se tourna vers Violette, qui lui donna un louis «Ah! les belles fleurs!» dit Violette. Elle les admirait et les respirait. Quand une idée traversa son coeur et le fit battre. «Madame, dit-elle en se retournant vers Mme de Portien, savez-vous quel sera le dernier mot de ma passion pour M. de Parisis? Ce sera ce bouquet.—Comment cela?—Je vais le lui envoyer avec une prière, une prière de l'offrir à Mlle de La Chastaigneraye.—Ce sera votre cadeau de noces?—Oui, et jamais elle n'entendra parler de moi.—Jamais?—Jamais! jamais! jamais!»

Une idée traversa aussi le coeur de Mme de Portien. Elle avait sa vengeance: «Eh bien, mademoiselle, dit-elle, donnez ce bouquet à ce gamin qui joue là du violon: dans deux heures, il sera dans les mains du duc de Parisis.—Madame, je vous remercie!»

Violette écrivit ce simple mot à Octave:

«Mon ami, j'étais revenue à vous; mais je sais tout. Adieu, nous ne nous reverrons pas. Gardez-moi une bonne pensée, comme je garderai de vous mon plus cher souvenir. Nous sommes morts l'un pour l'autre, ne profanons jamais nos tombeaux.

«VIOLETTE.»

Mme de Portien avait appelé le petit joueur de violon: «Tu vas aller porter ce bouquet au château de Champauvert, où je t'ai rencontré hier. Tu seras bien payé, mais pars tout de suite.»

Violette avait demandé du papier blanc pour envelopper le bouquet. Après l'avoir baisé une dernière fois, elle noua la tige avec un ruban rouge qu'elle prit dans ses cheveux. «Il aimait tant mes cheveux!» dit-elle avec un soupir.

On vint avertir les voyageurs que le train de Paris allait partir: Violette pensa que ce qu'elle avait de mieux à faire c'était de rebrousser chemin. Elle se hâta de mettre son chapeau, elle serra affectueusement la main sèche, et crochue de Mme de Portien, elle donna un autre louis à son petit ambassadeur en guenilles, et elle sauta dans l'omnibus qui conduisait au chemin de fer.

Or, Violette manqua le train. Elle rentra à Tonnerre, repassa par l'hôtel, tout en se demandant ce qu'elle allait faire jusqu'au train de nuit. «Si je pouvais voir Octave!» se demanda-t-elle.

Le silence et l'ennui de la province jettent les amoureux de Paris plus loin dans la passion, parce qu'ils sont tout à eux-mêmes.

Violette demanda s'il y avait de bons chevaux à l'hôtel. Naturellement on lui répondit qu'on pouvait atteler à une calèche les deux meilleurs chevaux du département. Elle parla de Champauvert: on lui promit qu'en moins de deux heures elle serait là.

Il était trop tard. Mais comme cette idée de revoir Octave l'avait envahie, elle décida qu'elle irait le lendemain à la première heure à Champauvert.

Quand Octave se leva le dimanche matin, comment ne vit-il pas Violette qui rôdait dans la campagne, les yeux sur le parc?

Pour elle, elle l'aperçut qui fumait sur le perron. A quoi pensait-il? Il semblait rêver. Elle se demanda si son souvenir ne passait pas dans son âme. Elle eut envie de sauter par-dessus les haies pour aller dans ses bras! «Est-ce possible! se dit-elle. C'est lui et c'est moi! En une demi-minute je pourrais l'embrasser et pourtant je reste clouée ici…. Mais cette jeune fille viendrait, je ne veux pas la voir….»

Octave descendit dans le parc. Violette se rapprocha de la clôture.
S'il se fût approché, sans doute elle eût crié:—Octave, c'est moi!

Comme il tournait la tête de son côté, elle s'imagina qu'il l'avait vue, mais il s'enfonça sous les marronniers. «C'est étrange, dit-il, je pensais à Violette et cette femme qui passe là-bas me la rappelle un peu.»

Si Violette eût été devant le parc de Parisis, certes elle eût franchi la haie; mais elle se voyait devant le château de Mlle de La Chastaigneraye: elle ne se hasarda pas. «Non, dit-elle, je ne suis ici ni chez moi ni chez lui.»

Elle sentit que plus elle s'était rapprochée d'Octave, plus elle était loin de son amant. Elle se décida à regagner sa calèche qui l'attendait à quelque distance du village. Elle était venue jusqu'au parc par des sentiers détournés; en s'en retournant, elle se hasarda un peu plus et voulut même entrer à l'église. Ce fut alors qu'elle vit apparaître M. de Parisis et Mlle de La Chastaigneraye, suivis de Mlle de Moncenac et de Mme Brigitte. Ils allaient tous à la messe.

Violette était masquée par le bouquet d'arbres de la place publique; mais elle vit bien l'expression amoureuse d'Octave et de Geneviève. «Puisqu'ils sont heureux, dit-elle tristement, je m'en vais.»

Elle ne fut pas surprise, à cet instant, quand elle vit passer des jeunes paysannes qui préparaient une ovation à Mlle de La Chastaigneraye à sa sortie de l'église. On vint faire la répétition sous les arbres. C'était une vraie comédie. Quoiqu'elle se fût un peu éloignée, Violette comprit bien de quoi il était question. Elle fut plus surprise encore quand on apporta du château son bouquet de roses-thé. On le plaça sur la corbeille de fleurs qu'on devait offrir à la «châtelaine,» selon l'usage antique et solennel.

Elle avait reconnu son bouquet à son ruban rouge. Pourquoi, le bouquet, qui devait arriver le samedi soir à Champauvert, n'était-il arrivé que le dimanche matin?

Toutes les jeunes filles, moins une, entrèrent dans l'église. Celle qui resta sous les arbres devait veiller à la corbeille et aux couronnes de marguerites destinées à les coiffer toutes quand elles feraient cortège à Geneviève.

Violette ne craignait plus d'être vue par Octave. D'ailleurs sa douleur l'aveuglait. Elle s'avança vers la paysanne, quand celle-ci, qui croyait que c'était une nouvelle venue au château, qui allait veiller à son tour sous la moisson de roses, courut chez une voisine pour chercher du fil et une aiguille.

Violette s'approcha d'autant plus et regarda ses roses-thé. «Eh bien! dit-elle, voilà un bouquet qui ne s'est pas trompé d'adresse.» Elle entr'ouvrit l'enveloppe de papier: «Elles sont aussi fraîches qu'hier, ces roses-thé!»

Elle saisit le bouquet avec un sentiment de jalousie et reprit sa lettre d'adieu à Octave. «A quoi bon cette lettre? dit-elle; j'ai voulu donner mon bouquet à la mariée, pourquoi rappeler mon nom à Octave!»

Elle mit la lettre dans sa poche et repartit pour Tonnerre. Cinq minutes après, comme elle pleurait et prenait son flacon, la lettre tomba de sa poche et s'envola sans qu'elle y prît garde.

Le soir, elle dînait avec le prince Rio: «Comme vous êtes gaie! lui dit-il.—Je le crois bien, répondit-elle en éclatant de rire, pour cacher ses larmes, mon ex-amant se marie!»

XXXVIII

LES DIX MILLIONS

Il fallait quelques jours pour que Mlle de La Chastaigneraye reprît ses forces. Dès qu'elle fut sur pied, elle voulut récompenser les paysannes de son cortège du dimanche. Chacune des jeunes filles, y compris la petite fille qui avait présenté le bouquet, reçut deux mille cinq cents francs en or des mains de Mlle de La Chastaigneraye. Ce n'étaient que larmes et bénédictions. Dieu a mis la joie si près des larmes, que la joie pleure toujours, si c'est la joie du coeur.

Huit jours s'étaient passés; la figure de Mlle Régine de Parisis était déjà bien loin. Un événement fait ombre à un événement. Les funérailles de la jeune Rose Dumont mirent au second plan celles de la vieille châtelaine de Champauvert. M. de Parisis et Mlle de La Chastaigneraye parlaient encore de leur tante, mais ils parlaient bien plus du mystérieux bouquet.

Le procureur impérial, sur une lettre du médecin et sur la rumeur publique, était venu commencer une enquête; mais Octave et Geneviève l'avaient supplié de faire l'oubli, tant ils avaient l'effroi d'un procès en cour d'assises, qui viendrait les mettre en spectacle. Selon Mlle de La Chastaigneraye, le bouquet n'était pas empoisonné, il y avait de l'orage ce jour-là, elle n'avait subi qu'un simple évanouissement. Rose Dumont était morte, il est vrai, après avoir respiré le bouquet; mais cette fille était sujette aux étourdissements, le sang la tourmentait, elle dormait toujours. M. de Parisis appuya les raisonnements de sa cousine; c'était un pieux mensonge qui pouvait sauver un coupable n'ayant pas la conscience du crime et qui devait leur épargner à eux beaucoup d'ennuis; sans compter qu'il avait bien, lui aussi, ses idées sur l'origine du crime et qu'il eût été désolé que la lumière se fît.

Le procureur impérial parut décidé à ne pas suivre l'enquête, quoiqu'elle fût déjà ordonnée.

Cependant Octave devait partir le dimanche matin; ses chevaux l'attendaient tout attelés et tout impatients. Il avait pris en s'éveillant une tasse de chocolat, il comptait déjeuner à Parisis; mais il était déjà midi, et il resta bien volontiers à déjeuner à Champauvert, sur une simple prière de Geneviève, à l'heure des adieux. «Ce n'est pas tout, mon cousin, vous dînerez encore avec moi; ce soir, vous vous en irez par le clair de lune.»

Octave se fit rapidement cette question: «Pourquoi Geneviève veut-elle me retenir à dîner, et pourquoi me donne-t-elle après cela la clef des champs par le clair de lune?» Et il se répondit: «C'est peut-être parce qu'elle s'imagine que je m'ennuie.» Mais la jalousie et l'inquiétude étaient rentrées dans son âme. Le clair de lune lui avait rappelé les visions sous les arbres du parc: l'homme noir et la femme blanche, la première nuit de son séjour à Champauvert. «Eh bien! ma chère Geneviève, je vais vous prouver que je vous aime bien: je ne partirai que demain pour Parisis.»

Il fut impossible à Octave de bien lire dans l'expression qui se répandit sur la figure de sa cousine. «Connaissez donc les femmes, murmura-t-il, étudiez-les pendant dix ans, soyez don Juan et La Rochefoucauld, pour vous trouver tout d'un coup devant des hiéroglyphes comme celui-là.»

On était au dessert, on passait les plus beaux fruits: des pêches qui riaient à toutes les gourmandises, des raisins qui donnaient soif à toutes les lèvres. «Mesdames, dit Mlle de La Chastaigneraye à Mme Brigitte et à Mlle de Moncenac, vous vous imaginez peut-être que depuis le testament lu il y a huit jours, ce sont là des fruits de mon jardin? Eh bien! ce sont des fruits du jardin de M. Octave de Parisis, car il y a un autre testament.—C'est une plaisanterie! dit Octave.» Et se tournant vers Geneviève: «Ma cousine, si vous reparlez de cela, je vais redemander mes chevaux.»

On ne s'était jamais si bien disputé à qui n'aurait pas dix millions.

Dans l'après-midi, M. de Parisis, Mlle de La Chastaigneraye et Mlle de
Moncenac montèrent à cheval pour parcourir la forêt.

Octave était émerveillé de voir Geneviève en amazone; jamais la beauté héraldique ne s'était plus fièrement dessinée sous les vertes ramures; son cheval lui-même avait des airs hautains, comme s'il eût compris que Mlle de La Chastaigneraye avait toute la majesté d'une reine. En revanche, jamais depuis qu'il y a des amazones, on n'avait vu de caricature pareille à Mlle de Moncenac, d'autant plus qu'elle avait revêtu une amazone bleu de roi, qui criait encore plus aux yeux avec les tons ardents de la figure. Octave avait comme toujours son grand air, sa désinvolture et son sourire dédaigneux.

A la Croix-des-Dames, le cheval de Mlle de Moncenac prit peur et la jeta fort galamment dans un fossé. Elle était trop ronde et trop dodue pour se rien casser. Octave la ramassa et la replanta sur son cheval comme si de rien n'était. Mais encore un peu il la replantait sans dessus dessous.

A cela près, d'ailleurs, la promenade fut charmante. Il est inutile de vous dire que Parisis posa bien des points d'interrogation devant les énigmes de son sphinx aux yeux noirs. Mais plus il cherchait la lumière dans ce coeur aux abîmes, plus la jeune fille plongeait dans les ténèbres; elle mettait tous les masques. Tantôt profonde, tantôt insouciante; hasardant un mot de philosophie après avoir jeté un mot naïf; montrant tour à tour des nuages et des clartés sur son front; disant de l'air du monde le plus simple: «Je ne sais rien,» tout en jetant un regard plein d'éloquence muette. «Ma cousine, dit tout à coup Octave, est-ce que vous aimez aussi les promenades nocturnes au clair de la lune?—Oui et non, mon cousin. J'obéis toujours à mes inspirations, pourtant je vous avoue que je ne suis pas lunatique le moins du monde.—Avez-vous peur la nuit?—Jamais. Si j'avais peur, est-ce que je resterais dans ce château, habité par les ombres errantes comme tous les vieux châteaux?—Vous croyez aux revenants? —Oui et non. Je crois que les âmes gardent encore longtemps la figure insaisissable des corps. Voilà pourquoi on les appelle des ombres. Mais je vous avoue que je n'en ai jamais vu.»

Octave n'osa pas insister sur ses visions du parc. Il savait bien d'ailleurs que ce n'était pas des ombres.

Le dîner fut gai pour un dîner de deuil; la jeunesse s'accuse toujours et triomphe de tout. Les paysans, d'ailleurs, n'en avaient pas fini avec leurs surprises. Le violon, la flûte et le hautbois, amour insensé des quadrilles rustiques, vinrent, au dessert, marier leurs sons harmonieux. Jamais pareil trio n'avait offensé les oreilles des gens qui aiment la musique; Mlle de Moncenac elle-même demandait grâce tout en éclatant de rire.

On prit le café sur le perron du jardin, où l'on eut la visite du curé de La Roche-l'Épine, accompagné cette fois du curé de Champauvert.

La conversation n'en fut pas beaucoup plus catholique; on raconta des histoires de paysans pour prouver que les sept péchés capitaux ont trouvé chez eux bon logis à pied et à cheval. A force d'habiller et de raviver les vices, la civilisation les transforme jusqu'à en faire des vertus; c'est dans la paix de l'innocence des champs qu'on retrouve le péché dans toute sa force brutale.

Le curé de La Roche-L'Épine offrit du café au curé de Champauvert, sachant bien que son compagnon refuserait. «Vous n'y perdrez rien, dit-il à Mlle de La Chastaigneraye, car j'en prendrai deux tasses.»

On parla des dots faites si gracieusement aux huit paysannes. «Vont-elles se marier? demanda Mlle de Moncenac.—Si elles vont se marier! s'écria le curé de La Roche-L'Épine qui avait «le mot pour rire,» je le crois bien, et plutôt deux fois qu'une.—Oh! monsieur le curé! dit Geneviève avec quelque dignité, mais sans bégueulerie.—Que voulez-vous, mademoiselle, c'est aujourd'hui dimanche.—Je suis sûr, dit Octave, qu'à cette heure ces demoiselles ont autant de prétendants que ceux de Pénélope, sans compter Ulysse.—Mon cousin, mon cousin, je vous rappelle à l'ordre.—Eh bien, ma cousine, je suppose qu'on danse déjà devant l'église. Voulez-vous venir voir danser vos vingt mille francs?»

Octave alluma un cigare et alla jusque devant l'église pour voir danser les filles et les garçons. Les huit jeunes filles s'étaient encore habillées en blanc pour aller à la messe et pour venir remercier Mlle de La Chastaigneraye. Sur le préau, elles n'étaient pas tout à fait aussi blanches que le matin. Comme M. de Parisis l'avait dit, elles étaient assaillies, assiégées, prises d'assaut, chacune avait une légion d'adorateurs, d'autant plus qu'on répandait le bruit que le jour du mariage Mlle de La Chastaigneraye en ferait bien d'autres.

C'était comique et odieux. Huit poignées d'or avaient mis le feu aux quatre coins du village. La veille, les pauvres filles avaient à peine un amoureux, qui leur parlait du haut de sa faulx ou de sa fourche; maintenant, on leur débitait les compliments les plus invraisemblables, sans oublier la phrase sacramentelle: «Ce que je vous en dis n'est pas pour votre argent.»

On prit le thé au château à dix heures, et on se retira à onze heures, comme la veille. Vous pensez bien que Parisis ne tarda pas à se mettre à la fenêtre. Après une demi-heure d'attente, il jugea qu'il avait eu tort de se montrer: il pouvait effaroucher Roméo et Juliette. Il avait éteint les bougies, mais on pouvait le voir. Il ferma prudemment sa croisée et se mit en spectacle derrière le rideau.

Il réfléchit bientôt qu'il n'était pas bien digne de lui d'épier les mystères du château de Champauvert. «Ce ne sont pas les mystères d'Udolphe, mais ils n'en sont que plus sacrés.» Et il se retira héroïquement de son embuscade. «Après tout, dit-il, cela ne me regarde pas, Mlle de La Chastaigneraye est bien libre d'être folle comme toutes les femmes; elle n'est ni ma maîtresse ni ma fiancée; qu'elle ait ou qu'elle n'ait pas cinq millions, elle n'en est pas moins libre de ses actions; elle est belle, elle a vingt ans: qui peut répondre de son coeur, même dans les solitudes de la Bourgogne? Qui sait s'il n'y a pas dans quelque villa voisine un gentilhomme campagnard ou un Parisien attardé qui travaille ses embûches?»

Et tout en se prouvant qu'il n'avait pas le droit de regarder par la fenêtre, Parisis souleva le rideau. Il ne vit rien sous les arbres doucement agités par les brises déjà fraîches. Il allait laisser tomber le rideau; mais minuit sonna, la curiosité retint sa main.

Tout à coup, au loin, au delà de la pièce d'eau, voilà que la vision blanche apparaît. Quand je dis la vision blanche, je ne veux pas faire croire que c'était une ombre, c'était bien une vraie femme qui marchait. Mais pourquoi cette dame blanche comme à l'Opéra-Comique? demandera-t-on. Je n'en sais rien. Peut-être celle qui la portait voulait-elle faire croire à une vision. «Sans doute, dit Octave avec un mouvement de fureur, le monsieur tout noir n'est pas loin…»

Il faillit arracher le rideau quand il vit le monsieur noir aller à la rencontre de la dame blanche. «Je comprends pourquoi Geneviève m'avait conseillé de partir à la brune.»

Octave ralluma ses bougies comme s'il lui fût impossible de prendre un parti sans y bien voir. Avant de réfléchir, il sonna, tout en se disant sans doute que tout le monde était couché, moins les amoureux du parc. A sa grande surprise, un petit groom qui vivait toujours dans le vestibule, jouant à la toupie ou faisant des caricatures, vînt lui demander ses ordres. «Mlle de La Chastaigneraye dort-elle? lui demanda Octave en le regardant dans les yeux.—Comment monsieur veut-il que je sache cela, puisque mademoiselle ne me dit ni bonjour ni bonsoir?»

Octave s'aperçut seulement alors qu'il jouait un rôle indigne. «Va-t'en, dit-il au groom. Je voulais prier Mlle de La Chastaigneraye de me prêter un livre si elle ne dormait pas encore.»

Le groom disparut. Quelques minutes après, une fille de chambre, à peine habillée, apportait à Octave quelques volumes dépareillés. «Est-ce cela, monsieur le duc?—Oui, dit-il sans regarder. Ce gamin a eu tort de vous parler. Peut-être aura-t-il réveillé ma cousine?—Oh! monsieur le duc, Mlle Geneviève ne dort pas si tôt.—Comment! à minuit?—Vous savez, monsieur le duc, comment on vit ici: mademoiselle est si fantasque!»

Ce mot avait échappé à la fille de chambre: elle frémit d'en avoir trop dit, et s'éloigna tout en rajustant ses jupes. C'était une belle créature qui ne demandait qu'à jaser; elle avait jugé, sur le rapport du groom, que puisque M. de Parisis ne dormait pas, c'est qu'il s'ennuyait; elle avait pensé aux fortunes rapides que font les femmes de chambre dans leurs rencontres nocturnes avec les beaux messieurs de Paris: elle était apparue dans un déshabillé fort voluptueux. «Ma foi, elle est fort jolie.» dit Octave. Un peu plus il la rappelait; il trouvait que les femmes sont trois fois femmes quand elles sortent du bal et quand elles sortent du lit; c'est le moment où la force du sang leur donne un magnétisme irrésistible. Octave était trop de l'école de don Juan pour dédaigner une femme sous prétexte que c'était une servante. Il n'avait donc pas plus de préjugés que lord Byron. Mais tout à sa jalousie, il se contenta de lui crier: «Mademoiselle, allez réveiller mes gens.»

Octave alluma le cigare de la colère et descendit lui-même. Quand il ordonnait, ses gens n'y allaient pas de main morte; sous ses yeux, il fallait que tout se fît à la minute. En moins d'un quart d'heure, ses chevaux furent à la voiture. Il s'était imaginé que Mlle de La Chastaigneraye, avertie par la femme de chambre ou par le groom, viendrait s'opposer à son départ, ou tout au moins lui dire adieu. Mais elle ne parut pas.

Au dernier moment, il remonta dans sa chambre, sous prétexte d'avoir oublié je ne sais quoi,—il n'en savait rien lui-même.—Il avait oublié de soulever une dernière fois le rideau pour voir sous les grands marronniers. Il ne vit rien que les feuilles qui ondoyaient au vent et la lune qui mirait sa pâleur dans la pièce d'eau.

Il redescendit en toute hâte et partit. «Je ne me croyais pas si bête, dit-il quand l'air de la nuit eut un peu frappé sur son front. Je me conduis comme un écolier. Ce que c'est que de ne plus être maître de son coeur! Il n'y a pas à se le dissimuler, j'aime Geneviève.»

Et après un silence de cinq minutes, il avait vu plus profondément dans son coeur, il répéta: «J'aime Geneviève.»

Et comme il aimait à railler toujours, même les sentiments de son coeur, il reprit: «J'aurais bien mieux fait de donner un tour de clef quand cette fille est venue; elle se fût dévoilée à moi corps et âme; j'aurais appris à connaître la maîtresse par la servante.—Non, reprit-il en se jugeant et en se condamnant, c'est assez de profanations comme cela.»

XXXIX

ALICE

L'aurore aux doigts de rose ouvrait les portes de l'Orient quand
Octave arriva au château de Parisis; ce qui veut dire, en prose du
XIXe siècle qu'il était cinq heures quarante-cinq minutes, almanach de
Mathieu Laënsberg.

Octave avait sommeillé en voiture; il monta à sa chambre à coucher, mais il ne se coucha pas. Il redescendit presque aussitôt et donna l'ordre qu'on lui amenât l'intendant.

L'air était vif, il fit allumer un grand feu dans le petit salon et promena mélancoliquement ses regards sur les meubles démodés, mais chers à son souvenir. C'était dans ce petit salon, sur cette chaise longue, devant la fenêtre ouverte, que sa mère avait voulu mourir. Il se revit agenouillé devant elle, mouillant de larmes ses mains blanches qui le bénissaient et retombaient sans forces. Ces souvenirs peuplèrent soudainement cette silencieuse solitude. Il se renversa sur un fauteuil et regarda amèrement le chemin parcouru depuis la mort de sa mère: le voyage en Amérique, l'expédition de Chine, et les aventures parisiennes. Il n'eut pas à rougir de cet examen de conscience; il avait été fier toujours, aventureux, héroïque; s'il s'était attardé dans les folies de la vie parisienne, c'était encore à ses yeux de l'héroïsme, puisqu'il avait pris le premier rôle parmi les Alcibiades de son temps, à la pointe de son épée et à la pointe de son esprit. Il ne se reconnaissait qu'un tort—un tort bien léger—celui d'avoir dévoré deux millions.

Octave voyait dans son imagination passer la belle figure de sa cousine. «Dix millions! reprit-il, mon premier mouvement a été beau; mais le second me conseillait de ne pas déchirer le testament et d'épouser Geneviève.»

Vers minuit, Octave se promenait par le parc, quand tout à coup une femme qui pleurait se jeta sur son passage. C'était la fille de son intendant, M. Rossignol qui lui avait taillé une dot dans la forêt de Parisis. «Pourquoi pleurez-vous, madame? lui demanda Octave.» Il la prit dans ses bras comme pour la protéger. «Oh! monsieur de Parisis, mon père m'a mariée, malgré moi, à un notaire qui ne parle que de coups de canif dans le contrat. Je me suis enfuie à la dernière heure.—A l'heure du sacrifice!—Oui, monsieur le duc.—Comme votre coeur bat!—Je savais bien que vous me consoleriez!»

Le duc de Parisis consola la jeune mariée—pendant tout une heure.—«Après tout, pensait-il, elle est jolie; ce qui tombe dans le fossé c'est pour le soldat. Et d'ailleurs, elle me coûte cent mille francs.»

Survint le notaire avec une lanterne. «Monsieur, lui dit le duc de Parisis, voici votre femme qui s'est perdue dans le parc; mais je l'ai remise dans son chemin. Ne lui parlez plus de coups de canif dans le contrat.» La fille de M. Rossignol montra fièrement à son mari un petit poignard d'or que Parisis lui avait fiché dans les cheveux.

Octave ne serait peut-être pas parti le lendemain pour Paris si une figure inattendue ne se fût montrée au château de Parisis.

Il se promenait dans le parc, dans le cortège des mélancolies. Il y avait bien de quoi. Il sentait que Mlle de La Chastaigneraye était perdue pour lui; il ne s'était pas avoué encore tout son amour pour elle, parce que son coeur était alors le pays des ruines et que les fantômes des femmes aimées y revenaient ça et là.

Non seulement il voyait déjà s'évanouir ce rêve le plus cher qu'il eût caressé, mais il pressentait qu'un jour ou l'autre il lui faudrait faire son compte au grand jour, c'est-à-dire avouer tout haut qu'il n'avait pas le sou. On ne joue pas impunément toute sa vie le jeu des riches quand on est devenu pauvre.

Jusque-là il avait pris cela gaiement—comme on dit dans la langue parisienne—parce qu'il était emporté par le tourbillon et qu'il ne descendait pas profondément en lui-même; mais au château de Parisis, le dernier voile tomba de ses yeux.

Les figures des maisons et des arbres ont leur physionomie journalière comme les figures des personnes; il semble que l'âme des choses transperce partout dans ses mouvements de gaieté et de tristesse.

Octave regardait son vieux château et le trouvait plus mélancolique encore que lui. Cette demeure, berceau et tombeau de tous les siens, le regardait pas ses grandes fenêtres désolées et lui parlait avec éloquence par cette langue universelle des sentiments qui dit tout et qui se comprend si bien. Les arbres, les nouveaux venus comme les anciens, lui reprochaient son absence et son oubli.

Mais il y avait un reproche qui s'élevait plus haut et qui le touchait de plus près, dans toute cette belle demeure et dans tout ce beau parc. Il entendait une voix s'élever des tombeaux pour lui dire: «Qu'as-tu fait de ta fortune? tu as humilié notre fierté, la lèpre des hypothèques a entamé le marbre de notre sépulcre, et le jour vient où on nous jettera dehors comme des chiens.—Jamais! s'écria Parisis comme s'il eût vraiment entendu ce reproche sortir de terre.»

Et ce reproche ne venait pas seulement des tombeaux. Il cueillit une rose comme pour respirer d'autres idées, mais la rose elle-même lui dit: «Pourquoi me cueilles-tu, je ne fleuris que pour les Parisis!»

On sait qu'Octave, un beau païen comme ils le sont presque tous parmi ceux-là qui ont rejeté le devoir comme un bourrelet, ne croyait qu'à l'âme des choses, une religion qu'il s'était faite, car les athées aussi ont leur religion. La Révolution n'avait-elle pas décrété l'Être suprême! Or, Octave croyait à sa religion. Pour lui, l'homme, la nature, les choses, tout communiait; il était donc plus sensible que tout aux voix de l'invisible. Il jura que le château de Parisis ne serait pas vendu; il sentait bien venir jusqu'à lui la gueule béante et affamée de l'expropriation, mais il trouverait encore quelque gâteau d'or pour apaiser le monstre jusqu'au jour où il le chasserait de ses terres. «On serait si heureux ici! dit-il en respirant, si on ne respirait pas l'air des hypothèques.»

Et il faisait des calculs. Il se demandait s'il ne serait pas plus sage de vendre d'abord quelques fermes éloignées, mais c'étaient les meilleures. La montagne et la vallée du château ne donnaient que du bois et du foin, terre rocheuse sur la montagne, terre humide dans la vallée. On aurait bien pu trouver deux cent mille francs en abattant les bois, mais c'était découronner le château. On aurait bien pu cultiver la vallée, mais il fallait pour cela dessécher une suite d'étangs qui formaient un des plus beaux paysages de la Bourgogne.

C'est là l'éternel chagrin des grands seigneurs qui se ruinent: ils ont trop l'amour du beau, du grandiose et du pittoresque, pour les sacrifier, fût-ce à une pyramide d'or. Ils ne sont pas pour les demi-mesures, ils aiment mieux tout perdre.

Octave, après avoir ruminé sur des chiffres problématiques, termina toutes ses additions et toutes ses soustractions par ces mots: «Total: tout ou rien.»

Il était assis devant une des grilles bordant le saut-de-loup qui entourait le parc, à trois ou quatre portées de fusil du grand perron, quand une voix bien timbrée répéta comme un écho railleur: «Total: tout ou rien.»

C'était Mme d'Antraygues. «Ah! pardieu! dit Octave en se levant, je croyais bien que je n'étais entendu que des oiseaux.» Et il se jeta dans les bras de la comtesse. «Que faites-vous? lui dit-elle en riant, si les oiseaux allaient nous voir!»

Ils se regardèrent comme s'ils ne s'étaient pas vus depuis des siècles. «Ma foi, ma chère amie, vous arrivez bien à propos, j'étais en train, tel que vous me voyez, de creuser mon tombeau; j'avais déjà revêtu la robe des trappistes.—Soeur, il faut mourir!—Frère, il faut mourir! répéta en riant Mme d'Antraygues.» Et après un silence: «Vous vous imaginez peut-être, Octave, que je m'amuse beaucoup depuis que je veux m'amuser? Eh bien! je m'ennuie horriblement!—Je le crois sans peine, puisque vous venez jusqu'ici.—Voyez, je suis toute en noir. Je porte le deuil de ma jeunesse.»

Elle regarda Parisis d'un oeil fixe: «Et de votre amour! Encore si tu m'avais aimée!—Mais je vous ai adorée, Alice: mais je n'ai pas dans ma vie de plus cher souvenir que le vôtre!—Profanateur! des phrases toutes faites! Enfin il est écrit que la femme se laissera toujours prendre par la même illusion.»

Octave embrassa une seconde fois Mme d'Antraygues. «N'est-ce pas que je suis devenue laide avec cette pâleur, avec ces yeux cernés? je me fais peur à moi-même.—Vous êtes plus jolie que jamais, dit Octave en remarquant un coup d'aile du Temps de plus sur la figure de la jeune femme.»

Les mois de passion comptent comme des années. C'est l'orage qui brûle, qui effeuille, qui dévaste. «Vous avez donc pris tout cela au sérieux? dit Octave avec douceur.—Si j'ai pris cela au sérieux! Mais qu'est-ce donc que la vie sans cela?—Vous avez bien raison: un brave coeur, une bouche qui dit je t'aime, une chevelure qui se répand sur deux fronts, voilà toute la sagesse. Celui qui cherche autre chose sur la terre est un fou. Vous avez là un bien joli chapeau!»

Octave baisait les cheveux de Mme d'Antraygues, comme pour retrouver le parfum évanoui qui l'avait enivré quand elle était en Dame de Pique. «Un joli chapeau!—Vous êtes bien bon de vous apercevoir que j'ai un joli chapeau! Je suis partie comme une folle, sans me faire faire un costume de voyage. En arrivant d'Irlande, j'avais tout donné à ma femme de chambre. On m'a dit que vous étiez ici, je voulais vous voir, j'ai cherché, j'ai trouvé et me voilà!—Quelle bonne idée vous avez eue! Il y a longtemps que le château de Parisis n'a vu balayer ses allées par une pareille robe à queue.—Oui, je lui fais là un grand honneur; j'ai déjà perdu la moitié de mon jais en route; tout à l'heure, en venant à vous, les buissons m'ont tout égrenée.»

Octave entraînait Mme d'Antraygues vers le château. «Contez-moi donc toute votre histoire depuis que je vous ai vue.»

Alice conta son voyage en Irlande, où elle avait failli mourir de chagrin et d'ennui sous les remontrances de sa grand'mère, une vertu revêche qui n'avait jamais capitulé, parce qu'elle n'avait jamais lu que les romans de Walter Scott. Mme d'Antraygues avait commencé par se soumettre et par s'humilier, comme si elle dût se retourner déjà vers le repentir. Mais le coeur voulait vivre et brisait sa prison. Elle revint en France. Le scandale avait éclaté; qui ne s'en souvient encore, à cette heure? Elle était descendue incognito comme une voyageuse qui n'a plus de pied-à-terre, à l'hôtel d'Albion. Elle se hasarda chez sa meilleure amie, la duchesse de Hauteroche, qui fut impitoyable, parce que la vertu chrétienne ne sera jamais la vertu des femmes.

Puisque les femmes ne consolent pas les femmes, il faut bien qu'elles se consolent avec les hommes. «Voilà pourquoi, dit Mme d'Antraygues à Octave, je suis venue à Parisis. Allez-vous me faire de la morale, vous?—Je ne suis pas si bête: toute la morale a été faite par Jésus Christ, qui a pardonné à la femme adultère. Je vous aime comme moi-même. —Ne raillez pas! car au fond cela n'est pas si gai. Si vous saviez, mon ami, comme j'étais inquiète et attristée quand je sortais dans Paris! Je me figurais que tout le monde me regardait et lisait ma faute sur mon front. Aussi, voyez, j'ai pris l'habitude du voile. Et puis, je ne savais où aller! Le soir, je me cachais, au spectacle, dans le fond d'une avant-scène.—Le théâtre est comme l'église, il accueille tout le monde.—Voilà pourquoi je me trouvais à côté de vos petites amies.—Eh bien! vous allez me donner de leurs nouvelles!—On a tout vendu chez Mlle Diane. Ce que c'est que de ne se pouvoir plus vendre soi-même! Il paraît que c'est un faux luxe; faux diamants, fausses perles, faux chignon, fausse femme.—Aussi me suis-je inscrit en faux contre ses fossettes. Et Violette? vous ne l'avez pas revue?—Plus Violette de Parme que jamais. Et pourtant, voulez-vous que je vous dise sur Violette une chose qui va vous surprendre? Depuis votre abandon, elle n'a pas eu d'amant, si ce n'est vous quand vous l'avez reprise en allant à Dieppe.—Allons donc! je n'en crois pas un mot.—Eh bien! c'est pourtant la vérité. Elle se moque de ses amoureux, car ce ne sont pas ses amants; je connais entre autres ce grand d'Espagne qui lui a fait un pont d'or sur lequel elle a passé … sans lui.—Ce serait original, si c'était possible.—C'est impossible, mais cela est. Ce n'est pas pour poser, puisqu'elle a tout bravé, que Violette fait cela, c'est parce qu'elle vous aime. Croyez-vous donc qu'on ne voit plus une vertu après la première chute?»

Octave embrassa une troisième fois Mlle d'Antraygues. «Et de quel argent vit cette vertu farouche?—Ne savez-vous pas que le prince de Rio lui a donné une parure de haut prix et un bon sur la banque de cent mille francs, rien que pour prendre rang dans son cortège et compter parmi ses convives, car sa salle à manger est déjà illustre.»

Octave dit d'un air grave qu'il croyait trop à la vertu en général pour nier celle-ci en particulier. «Ça été, poursuivit la comtesse, la seule femme à me faire bonne figure depuis mon retour à Paris. Je sentais que son coeur était sur ses lèvres quand elle me parlait.—Êtes-vous heureuse? lui demandai-je.—Non, mais c'est égal.—L'avez-vous revu?—Oui, je l'ai revu, mais je ne le reverrai plus; c'est toujours le même homme; il ne prend jamais une femme que pour la sacrifier à une autre. Il m'a emmenée à Dieppe pour m'humilier devant ses duchesses.»

On vint avertir le duc de Parisis que le dîner était servi. «Madame, dit-il solennellement à la comtesse, je vous prie de me faire l'honneur de dîner avec moi en grande cérémonie. Nous aurons chacun un domestique pour nous servir: c'est tout ce qu'il y a au château. Je ne vous réponds pas de la cuisine, mais je vous réponds de la cave.—Comme cela se trouve, s'écria Mme d'Antraygues, moi qui n'ai jamais bu que de l'eau.»

On était arrivé sur le perron. Le soleil se couchait dans un lit de nuages empourprés. Il n'avait rayonné que çà et là depuis le matin; il répandit tout à coup un air de fête sur le château. «Vous êtes une bonne fée, dit Octave à Alice: tout était triste tout à l'heure, tout me semble sourire maintenant. Voyez! sous cette teinte chaude du soleil couchant, le château se réveille et me fait bonne figure, tandis que tout à l'heure il me lançait toutes ses malédictions. Décidément, je ne serai jamais un homme sérieux, parce que l'amour sera toujours mon maître!—Ah! si vous vouliez m'aimer, dit Mme d'Antraygues avec une tendresse expansive, je n'aurais peur de rien, pas même de l'enfer!»

Parisis, qui avait son éloquence à lui, embrassa pour la troisième fois Alice, ce qui le dispensait de lui dire la vérité; car il ne put s'empêcher de rêver à Geneviève et à Violette—tout en les trahissant.

XL

OU VA UNE FEMME QUI TOMBE

Octave aurait bien voulu revoir Geneviève, mais la présence à Parisis de Mme d'Antraygues ne fit que hâter son retour à Paris. Il avait peur que Mlle de La Chastaigneraye ne se hasardât à venir le voir; il craignait aussi que la figure de la comtesse ne fût pas une figure édifiante pour le pays. Il bravait tout à Paris: mais ce château natal, où il retrouvait si vivant le souvenir de son père et de sa mère, il ne voulait pas qu'il fût le théâtre de ses aventures galantes.

Octave de Parisis partit donc le soir même avec Mme d'Antraygues, sous prétexte que tout était si désorganisé dans son château qu'il ne pouvait pas y donner l'hospitalité à une femme du monde comme elle.

Il s'était repris à l'amour de Violette: il se reprit à l'amour de Mme d'Antraygues, faisant de son coeur deux parts, une pour l'idéal et l'autre pour le réel,—la rêverie et la passion,—l'une pour la comtesse et ses pareilles, l'autre pour Mlle de la Chastaigneraye.

A cette seconde rentrée à Paris, Mme d'Antraygues releva un peu plus haut son voile; elle commençait à s'habituer à ne plus rougir, elle se familiarisait avec les horizons nouveaux. Comme elle n'avait plus de maison, elle ne fit pas de façon pour descendre à l'hôtel d'Octave, qui comptait bien ne point garder chez lui une maîtresse qui frappait les yeux de tout Paris. C'était, d'ailleurs, une femme charmante, un peu romanesque, mais avec de l'esprit et de la gaieté. On condamnait tout haut Octave, mais on le jalousait tout bas.

Tout en espérant qu'il ne garderait Mme d'Antraygues que quelques jours avec lui, il éprouvait un charme très vif à vivre avec elle. Une semaine s'était passée à jaser, à courir, à prendre la vie en rose. Il pensait vaguement à faire avec elle le voyage d'Amérique, quand elle lui échappa sans dire gare.

Le prince Rio, le seul qui fût admis dans cette intimité amoureuse, venait tous les soirs, vers minuit, prendre le thé. Deux fois il trouva Mme d'Antraygues seule, Octave n'ayant pas perdu ses belles habitudes de courir çà et là. Le prince, qui devait beaucoup à Octave, lui devait bien de lui prendre Mme d'Antraygues. Il avait ses heures de séduction; Mme d'Antraygues avait ses heures de curiosité: le huitième jour, quand Octave rentra, vers une heure du matin, son valet de chambre lui dit que le prince et la comtesse étaient allés au-devant de lui.

Ils étaient si bien allés au-devant de lui, qu'il fut vingt-quatre heures sans les rencontrer.

LIVRE II

MADAME VÉNUS

* * * * *

I

LA CHAMBRE A DEUX LITS

Le duc de Parisis prit fort gaiement l'aventure. Il se décida à partir pour le Pérou par le prochain paquebot des transatlantiques. Ses malles étaient bouclées, il avait dit adieu à ses cinq amis et à ses cinq cents femmes, rien ne pouvait l'arrêter un jour de plus à Paris.

Mais il avait compté sans une petite lettre anonyme qui lui vint de Bade toute parfumée encore des senteurs d'outre-Rhin; elle exhalait je ne sais quel bouquet de Johannisberg. On disait à Octave que Bade était désolé depuis que le bruit s'était répandu qu'il n'y viendrait pas. Quoiqu'il ne reconnût pas l'écriture, il pensa que ce doux appel était de Violette. «Pourquoi ne vais-je pas à Bade? se demanda-t-il, c'est peut-être là que la fortune m'attend. Bade ou le Pérou, c'est la même chose.»

Il croyait qu'en toutes choses le seul service qu on pût demander à un ami, c'était une pièce de cent sous, non pas pour la dépenser, mais pour la jeter en l'air et jouer chacune de ses actions à pile ou face. Il n'y manquait jamais. Pour lui, l'indécision était la pire des choses; elle ruinait l'énergie, elle ruinait la volonté, elle ruinait la vie. Il avait vu, tout jeune encore, représenter dans un salon cette vieille comédie où le beau Valère flotte continuellement entre Isabelle et Célimène; on sait le dernier vers de la pièce: au moment de partir pour l'église avec Isabelle, Valère s'écrie: J'aurais mieux fait, je crois, d'épouser Célimène. Parisis, qui n'avait que douze ans, s'écria tout haut: «Pourquoi ne les épouse-t-il pas toutes les deux?»

Dès qu'Octave eut reçu la lettre de Bade, il jeta en l'air une pièce de cent sous. «Si c'est face, dit-il, j'irai à Bade.» La pièce de cent sous tomba face; le dieu Hasard avait parlé, Octave obéit.

Comme il ne faisait pas courir cette année-là à Bade, il voulut y arriver incognito, sans équipages d'aucune sorte, décidé à risquer vingt-cinq mille francs et à s'en revenir si le dieu Hasard s'était trompé.

Parisis arriva un soir à Bade le second jour des courses. Au débarcadère, Villeroy et Saint-Aymour lui dirent que Violette était dans le voisinage, mais qu'elle cachait son bonheur en tête à tête avec le prince Rio. Elle aussi était venue incognito. On ne la voyait que passer. Octave, ne voulant pas se montrer au grand jour, descendit à l'hôtel de France, qui naturellement n'est jamais habité par les Français.

Le maître de la maison, qui vit tout de suite un voyageur de grand air, lui dit combien il était désolé de n'avoir pas un appartement. Octave demanda une simple chambre, mais il n'y avait plus rien, les toits étaient habités. «Cherchez bien, dit Parisis.—Attendez donc! reprit l'hôtelier, il y a une dame qui va partir tout à l'heure pour Paris, et d'ailleurs, si elle ne part pas, tant pis pour elle.—Vous n'êtes pas galant, remarqua Octave, mais cela ne me regarde pas, donnez-moi cette chambre.—Il y a une petite difficulté, c'est que la dame en question a encore la clef.—Quelle est cette dame?—C'est une dame connue, j'imagine, mais je ne la connais pas, dit l'hôte avec des airs fort malins.—Où est-elle?—Elle est à la roulette, je n'en doute pas, car elle a toujours perdu, et vous savez que c'est la perte qui fait les joueurs, mais surtout les joueuses. Après tout, j'ai une autre clef; la dame n'a rien à prendre, elle a tout joué.—Même son honneur? dit Octave, comme s'il mesurait un obélisque.—Je n'en doute pas. Je vais vous ouvrir la porte.—A merveille!»

Octave, toujours chercheur d'aventures, n'avait garde de faire un pas en arrière. Il entra résolument dans la chambre de la dame.—Deux lits! s'écria-t-il, peste! quel luxe!—Oui, monsieur, c'est du luxe, car je dois à la vérité de dire que la dame a toujours couché toute seule.—Mais, tout à l'heure, vous doutiez de sa vertu.—J'en doute encore, monsieur. Vous en douterez vous-même en la voyant.—Après tout, cela m'est égal, la chambre est très agréable, un paysage par la fenêtre, le portrait de la reine Victoria et du roi de Prusse: en vérité, je ne connais pas mon bonheur.»

L'hôtelier allait s'en aller. Il pria Octave de lui donner son nom. «Quel est le cheval qui a gagné le prix aujourd'hui?—Gladiateur.—Eh bien! c'est mon nom, pas un mot de plus.»

Octave, demeuré seul, ouvrit un sac de nuit et jeta çà et là les chemises, les cravates et les pantoufles. «Oh! oh! dit-il en s'approchant de la toilette, la dame aime le luxe: voici tout un attirail de femme comme il ne faut pas. Cocotte, ma mie, qui t'a donné tout cela? Après tout, c'est peut-être moi. Mais n'allons pas faire de fouilles. Je suis couvert de poussière, à ce point que je sens germer des herbes sur mon cou. Une forte ablution est indiquée ici.»

Octave versa de l'eau et plongea sa tête dans la cuvette. Tout naturellement ce fut à cet instant que la dame entra chez elle—je me trompe—chez lui.

Elle n'avait pas été avertie; sa surprise fut telle qu'elle ne trouva pas un mot à dire.

Au bruit de la porte qui s'ouvrait, M. de Parisis se retourna, les joues ruisselantes, la barbe perlée. «Ah! c'est vous, madame, dit-il sans s'émouvoir le moins du monde, je suis charmé de vous rencontrer chez vous.»

Au premier regard, Octave jugea que la dame était admirablement belle. «Si jamais, pensa-t-il, cet hôtelier s'était trompé? Il est bien assez malin pour cela.—Monsieur, dit la dame en levant la tête, je ne suppose pas que l'impertinence aille si loin: j'aime à croire que vous vous êtes trompé de porte.—Non, madame: vous ne savez donc pas que le Grand-Duc vient de rendre un nouveau décret? Toutes les chambres à deux lits seront désormais habitées par deux voyageurs.—Des deux sexes? dit la dame, qui ne put s'empêcher de rire.—Oui, madame; où est le mal? Vous savez comme moi que la vertu n'est en danger que lorsqu'elle cherche le danger.»

La dame rentra dans toute sa dignité. «Je ne suis pas venue ici pour apprendre des maximes.—Et moi, madame, je ne suis pas venu pour en débiter.»

Tout en parlant, M. de Parisis avait pris sa brosse pour remettre au vent ses cheveux et sa barbe. Il était redevenu le plus beau des hommes de son temps. «Et maintenant, madame, permettez-moi de vous présenter ma carte.—Monsieur le duc de Parisis! dit la dame. Eh bien! voilà une raison de plus pour moi de m'insurger contre le décret du Grand-Duc. Avec un homme comme vous, monsieur, les chambres à deux lits sont des illusions.—Je ne croyais pas, madame, qu'on eût aussi bonne opinion de moi au delà du Rhin. Sur le Rhin allemand, il ne faut craindre que les Allemands.—Des mots, des mots, des mots. L'hôtelier s'est sans doute imaginé que je partais ce soir, mais, Dieu merci! je reste.—Pourquoi, Dieu merci? Madame, donnez-vous donc la peine de vous asseoir.—Vous êtes trop gracieux, monsieur.—Il y a deux fauteuils, comme vous voyez, nous pouvons causer.—Il y a deux fauteuils, c'est vrai, je ne m'en étais pas aperçue. J'en suis bien aise, puisque je vais continuer à habiter cette chambre.»

La dame déposa sur la cheminée deux rouleaux d'or. «Voilà qui est éloquent, dit Parisis; je vois bien, madame, que vous avez deux mille raisons pour rester ici. Cette chambre vous porte bonheur; savez-vous pourquoi? c'est parce que j'y suis. Je m'appelle Fétiche de mon petit nom.—Monsieur, j'ai des préjugés, mais je ne suis pas superstitieuse. Donc, je pense qu'il n'est pas séant d'habiter une chambre à deux lits avec un inconnu. Et puis je crois que les hommes ne portent pas bonheur.»

En disant ces mots, la dame ne put masquer une expression de mélancolie qui alla jusqu'à la tristesse. «Madame, je fais un appel à votre patriotisme, vous ne mettrez pas à la porte un Français au delà du Rhin.—Monsieur, je ne crois pas aux frontières, voilà pourquoi je vous prie de prendre votre chapeau et d'aller saluer ces dames à la Conversation. Il y a là Mlle Trente-Six-Vertus, le trio Soubise, Délions et Letessier, Mme Revolver, Mlle Rebecca, Mlle Tourne-Sol, la Nouvelle Héloïse, tout le dessus du panier de l'âge d'or. Mais les Phrynés ont toujours trois jeunesses.—Rassurez-vous, madame, je suis un homme bien né, je n'ai jamais violenté les femmes—si j'ose m'exprimer ainsi;—je n'ai jamais pris dans les batailles amoureuses que ce qu'on ne voulait pas m'accorder: c'est le droit de la guerre. Donc, vous ne voulez pas m'accorder l'hospitalité, je la prends.»

La dame regarda le duc avec curiosité. «Je vous admire, monsieur, et vous croyez que je subirai pacifiquement votre volonté!—Appelez vos gens, madame, j'appellerai les miens. Ah! j'oubliais, nous les avons laissés à Paris, nous voyageons tous deux incognito.—Mes gens, monsieur, c'est ma colère, c'est ma dignité, c'est ma pudeur.—Vous oubliez votre vertu, madame, voulez-vous que je la sonne?»

Octave fut très surpris de voir deux larmes dans les yeux de la dame. Il lui prit les mains et les baisa respectueusement, «Madame, si je vous ai blessée, je vous en demande pardon.»

C'est toujours au moment où la femme va mettre un homme à la porte qu'elle se laisse vaincre, si l'homme—est un homme,—s'il sait qu'elle est belle et qu'elle a raison.

Octave fut irrésistible; il parla si bien, il se montra si insensé, il trouva tant de mots imprévus, il prouva tant d'amour subit, que la dame fut presque désarmée.

Ils signèrent un traité en quatre articles, à peu près comme dans le Voyage sentimental et dans je ne sais quelle comédie.

I.—La chambre sera divisée en deux jusqu'à minuit.

    II.—Monsieur aura son lit, mais n'aura pas le droit de se
    coucher.

    III.—La clef restera à la porte, quelque dommage qu'il en puisse
    advenir.

    IV.—Monsieur respirera à l'unique fenêtre, mais à la condition
    que Madame ne sera plus là.

ARTICLE ADDITIONNEL.—Jusqu'à minuit, Monsieur cherchera une chambre par la ville,—ou une dame plus hospitalière.—S'il ne trouvait pas à minuit, les parties belligérantes aviseront.

A peine le traité fut-il signé, que la dame se mit à la fenêtre, comme pour bien marquer son droit. «C'est cela, dit Octave, les femmes ne perdent jamais une minute pour prouver leur despotisme.» Et il s'approcha de la fenêtre, comme s'il manquait d'air. «Je vous vois venir, dit la dame, la fenêtre est étroite,je connais ces malices-là. —Je ne doute pas, madame, de votre science—universelle.—Les femmes les plus ignorantes ont passé sous l'arbre de leur grand'mère; Adam ne leur apprend jamais rien. Aimez-vous ces hautes montagnes?—Beaucoup, monsieur. Mais si vous voulez bien les voir, allez vous promener. Ne violons pas la loi. Je suis venue pour m'habiller, on va sonner tout à l'heure le dîner, et, grâce à vous, je ne dînerai pas.—Voyez, madame, ce que c'est que la passion, j'avais oublié moi-même l'heure du dîner, et pourtant, Dieu sait si j'avais faim en arrivant. Voulez-vous dîner avec moi, madame? Les passions les plus violentes ne m'empêchent pas de dîner.—Ni moi non plus, mais je dîne seule dans ma chambre ou à table d'hôte. Et je vous assure que je suis plus seule encore à table d'hôte que je ne le suis chez moi.—Madame ne trinque pas avec l'infanterie?—Vous avez bien raison, tous ces Allemands ne sont pas des hommes, si ce n'est pour les Allemandes.—Sur ce mot, madame, j'ai l'honneur de vous saluer. Nous nous reverrons entre onze heures et minuit. —Oui, monsieur, pour nous dire adieu.—Oui, un éternel adieu, madame.»

Et le duc de Parisis referma la porte tout en disant: «Je veux que le diable m'emporte si j'ai pénétré celle-là; j'ai pourtant de bons yeux.»

Il avisa l'hôtelier en descendant. «Eh bien! vous m'avez fait faire une singulière connaissance. A propos, comment se nomme cette dame?—Madame de Marsillac. Tenez, monsieur, j'ai là sa carte dans le bureau de l'hôtel.»

Octave regarda la carte. «Une couronne de marquise! il fallait donc me dire cela.—Pourquoi, monsieur?—Pourquoi? c'est que je n'y serais pas allé par quatre chemins, je n'aurais pas fait tant de façons.»

L'hôtelier, tout malin qu'il fût, eut bien l'air de ne pas comprendre.

Cinq minutes après, Octave alluma un cigare et s'en alla en toute hâte prendre sa pâture, selon son expression, au palais des jeux—à la Conversation, ainsi nommée parce qu'on n'y parle jamais.

Après avoir fait vingt pas, il se retourna et regarda une des fenêtres du second étage, où il croyait apercevoir Mme de Marsillac; mais il ne la vit pas.

Elle avait fermé la croisée et regardait à travers le rideau. Il fut désappointé et elle fut contente. «Marsillac, Marsillac, disait-il entre ses dents, je connais des Marsillac; c'est une bonne famille toulousaine; il y a un Marsillac au service du pape. Qui sait, la marquise entretient peut-être un zouave pontifical!»

II

DE MADAME DE MARSILLAC QUI PORTAIT DES MUFFLES D'OR SUR CHAMP DE
GUEULES

A son arrivée à la Conversation, Octave fut acclamé. «Parisis! Parisis! Parisis!» Ce fut à qui l'aurait à sa table. «Par ici! par ici! par ici!» criaient-ils tous.

Octave cherchait les femmes des yeux, comme s'il dût voir Violette. On revenait des courses, on était encore dans la folie de cette descente de la Courtille. «Quelle bonne fortune de te voir ici, toi qu'on n'attendait pas!—Je ne suis pourtant pas en bonne fortune, dit Octave. Je viens de faire une cour assidue pendant une heure à une femme que je ne connais pas, et elle m'a mis à la porte. Après cela, c'est peut-être une bonne fortune, car, qui sait si elle a déjà fait cela pour quelqu'un? Connaissez-vous Mme de Marsillac?—Si nous la connaissons! mais nous ne connaissons qu'elle ici.—Entendons-nous. Vous la connaissez intrà muros?—Oh! pour cela, non! elle est fort belle, tout le monde le lui dit, mais elle ne reçoit nos hommages qu'extrà muros: aucun de nous n'a encore pénétré chez elle. Tu es donc entré par la fenêtre?—Non! Je suis descendu chez elle.—Par la cheminée?—Peut-être. Que fait-elle ici?—Elle joue.—Ni père, ni mari, ni frère, ni amoureux?—Non, Elle est arrivée avec un nègre qui ajustait la queue de sa robe de distance en distance; mais le nègre a été enlevé par une bourgeoise de Breslau, qui voulait jouer à la couleur.—Comment passe-t-elle ses jours et ses nuits?—Ses nuits, c'est le secret des dieux. Ses jours, c'est le secret de Polichinelle. Elle vient indolemment au trente-et-quarante vers midi. Elle n'est ni bruyante ni coquette, elle prend sa place sans emphase, elle pique les coups avec conscience, et elle joue le jeu le plus stupide que j'aie vu jouer.—Après cela, dit une femme de la meilleure compagnie, chacun joue selon son inspiration. Vous la trouvez si belle et je la trouve si bête.

Pour célébrer la bienvenue du duc de Parisis, on avait apporté trois tables autour de lui. Tous les coeurs s'étaient rapprochés; au dessert, les femmes buvaient dans le verre de leurs voisins. Ce fut une petite fête du Café Anglais. Octave pensait vaguement à la dame de l'hôtel de France. Il voyait se dessiner ces deux lits aux draperies blanches, que protégeaient le roi de Prusse et la reine Victoria. A travers les fumées du vin de Champagne, il ne voyait pas de plus doux horizons. Ce jour-là, son idéal était cette chambre que sa destinée lui avait ouverte et presque fermée.

Après le dîner, on alla deux par deux, la femme entraînant l'homme, hasarder une poignée de louis, qui à la roulette, qui au trente-et- quarante. Octave cherchait toujours Violette, sans prononcer son nom; mais Violette ne parut pas, soit qu'elle se cachât dans l'hôtel, soit qu'elle eût quitté Bade. Il jeta un billet de cinq cents francs à la noire, pour Mlle Tourne-Sol, qui faillit se trouver mal en voyant un rouleau de cinq cents francs couvrir son billet. Pour lui, il n'avait pas vu cela;

Mme de Marsillac venait de passer devant lui, plus belle encore qu'il ne l'avait vue chez elle—chez lui. «Madame que cherchez-vous? dit-il en se plaçant sur son passage.—Ce n'est pas vous, monsieur.—Vous avez tort, madame, car vous me trouveriez si vous me cherchiez bien. —Je suis furieuse. Figurez-vous que j'avais retenu ma place, et cet hippopotame que vous voyez là-bas me l'a prise pour jouer des Frédérics. Il la déshonore.—Eh bien, madame, ne soyez pas furieuse. Je vais le prier de me donner votre place; s'il refuse, comme c'est un Allemand, je lui chercherai un querelle d'Allemand.»

Tout en disant ces mots, Parisis alla droit à l'hippopotame. «Monsieur, vous allez avoir la parfaite bonne grâce de donner votre place à une dame qui est debout.—Non! dit l'Allemand.—Monsieur, vous êtes marié, n'est-ce pas?—Oui! dit l'Allemand.—Eh bien, monsieur, je vais enlever votre femme.—Cela m'est bien égal, monsieur!—Si j'enlève votre femme, monsieur, c'est pour enlever votre fille.» L'Allemand se leva. «Monsieur, vous m'insultez!—Oui, monsieur.» Mme de Marsillac avait déjà repris sa place. «Tenez, mon bonhomme, dit-elle à l'Allemand en lui présentant un double florin, voilà la dot de votre fille.»

Mme de Marsillac était très émue quand elle prit le râteau pour conduire à la rouge un des deux rouleaux que Parisis avait vus sur sa cheminée. Elle perdit. Tout le monde avait les yeux sur elle, ce qui l'obligea à hasarder le second rouleau pour avoir l'air brave. Ce sont ces coups-là qui perdent le joueur. Dès que le joueur se croit en spectacle, il est battu. Mme de Marsillac perdit le second rouleau. Elle prit une épingle et marqua héroïquement sa défaite. Mais comment prendre sa revanche? Elle se tourna vers Octave et lui dit ces simples mots: «Et pourtant, je sens une série à la rouge!» Octave chiffonna un billet de mille francs et le jeta à la rouge. «Je suis de moitié,» dit-il avec une exquise galanterie. La rouge sortit. «Va pour trois mille francs,» dit-il au croupier qui taillait la banque. Et il jeta d'un air distrait un autre billet de mille francs. La rouge sortit. Du second coup, Parisis atteignit donc le maximum. «Va pour six mille francs.»

La dame ne disait pas un mot. La rouge sortit huit fois. La taille n'était pas finie, mais la banque sauta. Il y avait, tout naturellement, une grande émotion autour de la table. «Eh bien! dit Octave à Mme de Marsillac, reprenez le râteau dans vos blanches mains, et tirez à nous ces papillons et ces lingots. «C'est un travail, dit Mme de Marsillac en saisissant le râteau et en le posant sur la «masse.»—Savez-vous compter? dit-il à la belle joueuse.—Non, dit-elle. Et vous?—Moi non plus. Prenez les papillottes, moi je prendrai l'or.—Non, vous seriez volé. Appelons un homme de loi.—Oh! mon Dieu, dit Octave qui savait déjà son compte, c'est une misère, il y a quarante-huit mille francs. —Et encore, dit Mme de Marsillac qui savait compter aussi, il y a deux mille francs qu'il faut retrancher, puisque c'est votre mise. —Il ne faut rien retrancher du tout, c'est votre mise comme la mienne. Comptez-vous donc pour rien votre inspiration? Voyez le hasard: si vous aviez eu mille francs de plus, je ne gagnais rien. Bien mieux, si j'avais parlementé une demi-minute de plus avec l'hippopotame, vous ne perdiez que mille francs avant la série.—Oui, les mille francs qu'on jette aux dieux jaloux, comme disent les joueurs.»

M. de Parisis eut beau dire pour faire un partage d'amoureux, Mme de
Marsillac ne consentit à prendre que la moitié.

Elle porta très bien sa fortune. Après avoir risqué quelques louis à la roulette, toujours en compagnie d'Octave, elle le salua avec un charmant sourire et lui dit qu'elle allait se coucher. «Je vais vous accompagner, madame, car vous avez peur des voleurs?—Non, je n'ai pas peur des voleurs d'or—ni des autres, ajouta Mme de Marsillac d'un air railleur.» Et elle partit.

III

LA LUNE REGARDAIT PAR LA FENÊTRE

Octave jugea qu'il devait être dans la place avec elle.

Maintenant qu'il venait de lui faire gagner vingt-quatre mille francs, il se croyait moins avancé qu'auparavant. Il était de ceux qui ne veulent jamais cueillir le fruit de la reconnaissance. Une femme qu'il avais obligée était sacrée pour lui.

Il est vrai qu'il n'avait pas obligé Mme de Marsillac: il avait joué avec elle; mais enfin il craignait qu'elle ne prît désormais ses prières pour des échéances. Voilà pourquoi, surtout, il voulait être rentré avant elle. Cela ne lui fut pas bien difficile; quand il prit la clef à l'hôtel, elle était encore à mi-chemin.

Sa première action fut de se jeter sur le lit réservé en mâchant une cigarette, après toutefois avoir allumé les quatre bougies du côté opposé sur la cheminée et sur le guéridon. «A giorno,» dit Mme de Marsillac en entrant. Elle chercha des yeux et fit un pas en arrière en voyant Parisis couché. «Sur mon âme, monsieur, je ne m'attendais pas à celle-là.»

Octave salua légèrement de la tête sans faire un mouvement. «Figurez-vous que je suis roué. Est-ce le voyage? sont-ce les émotions du jeu? Toujours est-il que me voilà couché et que pour rien au monde je ne me tiendrai debout.—Comment faire? Et moi qui pour rien au monde ne me coucherais si vous ne vous levez pas.—Vous voulez donc, madame, me condamner à dormir debout?—Je sais bien, monsieur, que vous n'avez pas des pieds à dormir debout; mais, enfin, ni moi non plus.—Eh bien, madame, couchez-vous, je n'y mettai point d'obstacle.—En vérité! c'est pour cela que vous avez allumé quatre bougies?—Oui madame; je ne sais rien de plus charmant qu'une femme qui se couche, comme je ne sais rien de plus attristant qu'une femme qui se lève.—Quatre bougies! reprit Mme de Marsillac?—Oui, reprit Octave; sans compter que la lune met son museau à la fenêtre.—Tout cela est fort joli, monsieur; mais il sera tout à l'heure minuit: vous n'avez pas oublié les articles de notre traité, c'est l'heure de nous dire adieu.—Pour toujours?—Pour toujours.—Eh bien, madame, c'est au-dessus de mes forces, soyez charitable; ce lit est ma seule planche de salut, ne me rejetez pas à la mer, je vous jure que je ne violerai pas les lois de l'hospitalité.—L'hospitalité! Comment, vous prenez une citadelle qui n'était pas défendue, vous y entrez avec armes et bagages, vous vous y couchez, et vous parlez d'hospitalité?»

La figure de Mme de Marsillac, jusque-là souriante devint tout à coup sérieuse.—Allons, monsieur, nous avons déjà dit trop de sottises; vous me forcerez à sonner et à prier le maître de la maison de vous mettre dehors.—Prenez garde, madame, je ferai du bruit et on me mettra dedans.—Allons, monsieur, devenez donc sérieux pour cinq minutes. Je sais bien que vous n'êtes pas venu à Bade pour cela; vous avez trop de tête pour accuser le vin de Champagne de vos folies.»

Octave avait soulevé la tête: «Madame, si vous me fermez votre porte, (je pourrais dire ma porte) songez donc à quelle extrémité vous me condamnez: il me faudra aller demander l'hospitalité à Mlle Tourne-Sol.—Eh bien, vous vous retrouverez en pays de connaissance; car, tous les deux, vous avez enlevé à la semelle de vos bottines la poussière patriotique du boulevard des Capucines.—Madame, vous ne nous connaissez pas, ni elle ni moi; ladite demoiselle, toute Tourne-Sol qu'elle soit, n'a jamais hasardé son pied mignon sur le boulevard des Capucines.—Ah! oui, je la connais—par ouï-dire:—c'est une ancienne écuyère, elle est toujours à cheval. Vous feriez mieux de l'appeler Mlle Tourne-Bride.—Allons, vous redevenez spirituelle, ma cause est gagnée.—Non, monsieur, votre cause est plus perdue que jamais. Voyez plutôt, je vais sonner.»

Octave se leva d'un bond; il prononça quelques paroles hypocrites qui lui permirent de retirer la clef, après avoir tout doucement fermé la porte à double tour. «Je croyais, dit Mme de Marsillac, que cela ne se faisait plus que dans les comédies.—Peut-être, madame. Il y a encore une chose qui ne se fait que dans les comédies.» Et Parisis arracha le cordon de la sonnette. «Vous devenez fou, monsieur!—Que diriez-vous si j'étais sage?»

Mme de Marsillac alla se camper fièrement au manteau de la cheminée. «Vous vous imaginez peut-être que j'ai peur de vos violences et que je m'inquiète de vos malices?—Non. Je m'imagine que vous ne pouvez pas finir une si belle journée par une nuit blanche.—Eh bien! je compterai mon or ou j'écrirai ma dépense.—Je ne vous croyais pas une femme de chiffres.—Si vous aimez mieux, si vous ne voulez pas que je me dépoétise à vos yeux, j'ouvrirai la fenêtre et je rêverai au clair de la lune, comme Juliette attendant Roméo.—Puisque Roméo est là!—Vous! Roméo! Si vous étiez Roméo, mon cher monsieur, vous descendriez bien vite là, sous les arbres, pour me chanter une sérénade; mais il n'y a pas plus de Roméo que sur le quai des Morfondus.»

La dame alla ouvrir la fenêtre; naturellement Parisis se mit dans l'embrasure; mais elle le repoussa vertement, avec une indignation bien naturelle ou bien jouée. «Vous êtes belle ainsi! lui dit-il en se croisant les bras, car il jugeait que le moment de la grande bataille n'était pas venu encore.—Je le sais bien, dit Mme de Marsillac: une femme est toujours belle quand elle reste une femme en face d'un homme qui s'oublie.—Voulez-vous fumer, madame?» Un sourire amer. «Pourquoi toutes ces impertinences? Que vous ai-je fait! Si on savait à Paris qu'entre minuit et une heure du matin, M. de Parisis se trouvait le 5 septembre, à Bade, chez une femme du monde, que penserait-on?—Il y a longtemps, madame, que Paris ne songe plus à ces choses-là: il aurait trop à penser. Il n'y a plus que les bégueules qui s'indignent du plaisir des autres. Je vous en conjure, n'ayons pas de préjugés. Vous êtes à Bade toute seule comme j'y suis moi-même; puisque vous aimez les chiffres, un et un font deux; quoi de plus beau que ce nombre d'or, quand c'est un homme amoureux et une belle femme?»

Octave s'était rapproché de Mme de Marsillac et lui avait pris la main. «Songez, madame, que vous n'êtes pas venue ici, j'imagine, pour faire votre salut.—Cela ne vous regarde pas, monsieur, vous n'avez aucun titre pour veiller sur mes actions.—Peut-être, madame, car je suis l'opinion publique.—Eh bien, si vous êtes l'opinion publique, je m'en fiche.»

Depuis une heure, Mme de Marsillac avait les belles attitudes d'une femme du monde qui s'indigne et qui ne veut pas être vaincue; mais elle prononça ces dernières paroles comme si le mot eût été plus énergique. «Après tout, pensa Octave, c'est peut-être une simple drôlesse—ou plutôt une drôlesse compliquée.»

Mais il fit cette réflexion stéréotypée que beaucoup de femmes du meilleur monde ont pris, pour être plus à la mode, le beau langage et les belles manières des femmes de la plus mauvaise compagnie.

Il voulut faire quelques fouilles archéologiques. «Mais, madame, nous devons nous connaître beaucoup! car nous sommes bien nés tous les deux; nous avons dû vivre dans les mêmes parages.—Non, monsieur, je ne vous ai jamais rencontré, hormis chez moi.—Vous allez aux bals de la cour, aux fêtes des ambassades, aux soirées des ministres?—Non, monsieur, je ne sors jamais de chez moi.—Alors, vous habitez quelque solitude du faubourg Saint-Germain, l'herbe pousse sur votre seuil.—Non, monsieur, il vient beaucoup de monde dans ma maison.—Et… qu'est-ce qu'on fait chez vous, madame?—Cela ne vous regarde pas, monsieur, la recherche de la vie privée est interdite.»

Parisis tourmenta sa moustache. «Vous êtes une femme impénétrable. —Non; je suis toute simple; vous ne pouvez voir dans mon âme, parce que vous avez un lorgnon.—Mon lorgnon ne m'empêche pas de voir que vous avez les plus beaux bras du monde.»

Parisis glissait sa main sous la manche étoffée. «Froide comme le serpent!—Je suis une femme de marbre.—Où est Pygmalion? Est-ce que votre mari est à Biarritz quand vous êtes à Bade?—Allez y voir.»

A cet instant, une bobèche cassa sous le feu de la bougie. Mme de Marsillac tressaillit et s'abandonna presque aux mains caressantes d'Octave. «Suis-je assez bête! dit-elle; voilà pourtant les choses qui me font peur.—Eh bien, madame, nous allons éteindre les bougies pour que les bobèches ne cassent plus, car les bougies sont à toute extrémité.—Et vous croyez peut-être que moi aussi je suis à toute extrémité? Eh bien, je vous avoue franchement que oui, parce que vous m'avez énervée et que je meurs de sommeil…. Je vous en prie, vous déchirez mes dentelles….»

Octave avait éteint les bougies. «Voyons, monsieur de Parisis, soyez bien sage, allez vous coucher et je vais me jeter dans un fauteuil.—Dans un fauteuil!» Octave souleva avec ses bras d'acier cette belle amazone comme il eût fait d'un enfant. Mme de Marsillac fut si émerveillée de la force de M. de Parisis, qu'il lui échappa ce cri involontaire: «Je n'avais jamais vu cela!—C'est la force de la passion, dit Octave en coupant chaque mot par une averse de baisers.—Oh! mon Dieu! mon Dieu! que vais-je devenir!»

Mme de Marsillac se cacha la tête dans les mains. «Pourquoi vous cacher, puisque j'ai éteint les bougies?—Vous ne voyez donc pas, mon cher Parisis, la lune qui nous regarde par la fenêtre?»

IV

POURQUOI ANGÈLE ÉTAIT-ELLE PARTIE

Le lendemain, je veux dire quand le soleil eut resplendi dans l'allée de Lichtenthal et sur la montagne du Vieux-Château, Mme de Marsillac se souleva sur l'oreiller et sauta dans ses pantoufles sans vouloir réveiller Parisis, qui faisait semblant de dormir.

Elle s'habilla quatre-à-quatre, comme une voyageuse qui va manquer le train. Elle prit pourtant le temps de se regarder un peu dans le miroir de la cheminée. «N'est-ce pas que vous êtes belle ainsi?» dit Octave sans remuer.

Tout échevelée encore, sa pâleur éclatait sous les touffes noires, légèrement bouclées. «Non, je ne suis pas belle, j'imagine que vous me voyez en songe, car vous n'êtes pas réveillé.—C'est un reproche que je ne mérite pas, car je n'ai pas sommeillé, c'est moi qui vous regardais dormir.—J'ai peur de manquer le départ du matin; grâce à vous, j'ai oublié de remonter ma montre, et ces pendules d'auberge n'ont jamais marqué que l'heure du déjeuner.—Pourquoi parlez-vous de partir? Est-ce que c'est moi qui vous chasse, n'avons-nous pas une chambre à deux lits?—Oh! pour Dieu, faites-moi grâce de vos malices, je parle de partir parce que je vais partir. Comment voulez-vous que je reste à Bade après notre rencontre, qui sera cette après-midi la chronique de tout le pays.—Ma chère Angèle, qu'est-ce que cela vous fait? Je t'aime et tu es belle, pas un mot de plus. Je vais envoyer une dépêche à Paris, mes chevaux arriveront demain avec mes gens, nous allons louer un chalet pour huit jours, avenue de Lichtenthal, et nous y mangerons les vingt-quatre mille francs que tu m'as fait gagner hier.»

Mme de Marsillac regarda Octave et sembla séduite par cette perspective de vivre huit jours avec lui dans cette solitude toute mondaine et toute romanesque. «C'est une idée, cela!—Je suis de l'école de Girardin, j'ai une idée tous les huit jours. C'est dit, n'est-ce pas?—Avec vous, on perd son temps à dire non.»

Disant ces mots, Angèle se pencha vers Octave pour l'embrasser. «Qu'est-ce que cela? dit-elle en voyant un petit poignard d'or sur l'oreiller.—Cela, dit-il, c'est un fétiche que j'ai mis dans tes cheveux. Garde-le si tu veux que mon amour te porte bonheur.»

Octava s'était habillé. Il baisa Angèle sur le cou et sortit en toute hâte en disant qu'il allait commander le déjeuner à la Conversation sous les arbres. «Attendez-moi sous l'orme, lui dit Mme de Marsillac.»

Une demi-heure après, Octave était assis sous l'orme de Méry, devant les degrés de la Conversation, à une petite table surabondamment couverte de flacons de vin du Rhin. Il attendait Angèle, en lisant un journal pour embrouiller un peu plus son esprit sur la question d'Orient. On lui préparait les plus belles écrevisses de Loos et les plus belles truites tombées des cascades.

Mlle Tourne-Sol vint s'asseoir à côté de lui. «C'est pour moi que tu prépares ce festin?—Oui, dit Octave qui ne voulait pas être pris sans femme.» Il avait déjà posé cinq minutes, et il trouvait que c'était cinq minutes de trop.

On sait, d'ailleurs, que son plus grand bonheur était d'assembler les nuages, de brouiller les cartes, de jouer aux imbroglios, comme les Indiens jouent avec les couteaux. Il n'était jamais plus content de lui que dans les situations inextricables. Les colères d'Hermione, les larmes de Bérénice, les imprécations de Sapho étaient douces à son coeur. Il affrontait le danger, le sourire sur les lèvres et l'insouciance dans l'âme. Il disait que les meilleures mélodies étaient celles qui remuaient toutes les cordes.

Il déjeuna donc avec Mlle Tourne-Sol, espérant bien que Mme de Marsillac viendrait, altière et humiliée à la fois, troubler ce duo matinal.

Mais Angèle ne vint pas. Il pensa qu'elle avait entrevu de loin Mlle Tourne-Sol et qu'elle était retournée sur ses pas. «Après tout, se dit-il en buvant une dernière perle de Johannisberg, c'est peut-être une honnête femme.»

Quand il retourna à l'hôtel, une demi-heure après, il ne fut pas peu surpris d'apprendre que Mme de Marsillac était partie. Il monta dans la chambre, bien convaincu qu'il trouverait un mot d'adieu. En effet, sur la cheminée, près de la bobèche cassée, il trouva ce simple billet:

Adieu, sans rancune, mais ne nous revoyons jamais!

ANGÈLE.

Un nuage de mélancolie se répandit sur le front d'Octave. Pendant toute la journée on lui parla de sa misanthropie. Tout alla mal: il ne fit plus sauter la banque, il sauta lui-même; Violette passa devant lui toute rayonnante au bras du prince Rio; Mlle Tourne-Sol ne le quitta pas d'une semelle; il rencontra un musicien qui avait le mauvais oeil; au dîner, on renversa du sel sur la table.

Mais le soir jugez s'il fut heureux, quand il rentra avec l'idée de se coucher avec le souvenir d'Angèle, de trouver une femme au lit. «Angèle!» s'écria-t-il. Et il courut pour embrasser Mme de Marsillac.

Quel ne fut pas son désespoir quand il reconnut Mlle Tourne-Sol. Comme la veille, il y avait quatre bougies allumées, il les éteignit avec fureur, comme s'il dût retrouver son illusion perdue; mais la lune curieuse, comme la veille, vint le railler à la fenêtre.

Pourquoi Angèle était-elle partie?

V

VIOLETTE AU SECRET

Octave n'était point un élégiaque, il se consolait des femmes avec les femmes.

Cependant, à son retour à Paris, trois semaines après l'aventure à Bade, il chercha partout et ailleurs «Mme la marquise de Marsillac.» Il jugea que c'était une provinciale égarée à Bade, quelque femme mariée qui voulait s'amuser sans le dire à son mari. Il pensa que le nom de Mme de Marsillac était un pseudonyme et jura de ne jamais prendre au sérieux les femmes qui voyagent.

Beaucoup de lettres attendaient Octave. Il regarda toutes les enveloppes avant de les ouvrir. Il espérait une lettre de Champauvert, il trouva une lettre de M. Rossignol, son intendant au château, qui fut pour lui un coup de tonnerre.

«Après une enquête sur le poison répandu dans le bouquet de roses, on vient d'arrêter à Paris une demoiselle Violette, que vous connaissez sans doute, monsieur le duc, si j'en crois le journal. On dit qu'on la conduira ces jours-ci à Champauvert pour continuer l'instruction de cette affaire mystérieuse.»

M. Rossignol avait découpé un entrefilet d'un journal du pays, que
Parisis lut avec fureur:

«Il n'est bruit dans nos contrées, que de l'arrestation d'une de ces demoiselles à la mode qui sont le désespoir des familles. Celle-ci, qui s'est baptisée du nom de Violette, mais qui s'appelle Marty de son nom de famille,—un vrai nom de mélodrame—est venue dans un château voisin, il y a quelque temps, en proie à une rage de jalousie qui l'a poussée, dit-on, à un crime abominable. S'il faut en croire le bruit public, elle aurait répandu le poison des Médicis sur un bouquet roses-thé qu'on devait offrir à une jeune fille de la plus haute famille au moment de ses fiançailles. Au moment de son arrestation, cette demoiselle Violette a prononcé un nom bien connu ici, un nom illustre qu'il est de notre devoir de ne pas rappeler. La justice suit son cours: la malignité publique va trouver bien des motifs de curiosité dans cette cause, qui sera célèbre.»

Le procureur impérial n'avait pu étouffer l'affaire, le médecin de Champauvert ayant parlé partout avec mystère du bouquet empoisonné. Le juge d'instruction avait si bien cherché l'étrangère de l'hôtel du Lion-d'Or, errant un matin à Champauvert, qu'il avait trouvé ses traces. Voilà pourquoi il avait signé un mandat d'arrêt «contre la fille Louise Marty dite Violette, domiciliée à Paris, rue d'Albe, no 7, anciennement avenue d'Eylau.»

Octave lisait pour la seconde fois la lettre de M. Rossignol, quand son valet de chambre lui dit qu'un homme de mauvaise mine, tout noir, avec une cravate rouge, demandait à être introduit.

Cet homme se présenta presque aussitôt devant lui. Il reconnut un de ces rôdeurs parisiens, familiers au Palais de Justice, aux cabarets nocturnes, à tous les mauvais lieux. «Que me voulez-vous? demanda le duc de Parisis.—C'est que, voyez-vous, monsieur, j'ai une correspondance pour vous.—Eh bien!»

L'homme à la cravate rouge fit un signe au valet de chambre de s'éloigner. Il tira de son portefeuille,—car il avait un portefeuille, —un admirable portefeuille en cuir de Russie qu'il avait volé la veille à un Anglais, sous prétexte de lui demander du feu pour allumer son bout de cigare. «Entre nous, monsieur le duc, dit-il, il ne faut pas m'en vouloir; je suis incognito facteur de la petite poste des prisons. Je rends plus de services à moi tout seul que tous les employés de la grande poste, et on peut me confier des valeurs: vous voyez, mon prince, que j'ai un portefeuille.—Est-ce que vous m'apportez de l'argent? dit le duc de Parisis en souriant.—De l'argent? Vous me feriez mettre à la porte. Je vous apporte mieux que cela.»

Et le messager des prisons remit à Octave une lettre de Violette. «Est-ce qu'il y a une réponse? demanda Octave en décachetant la lettre.—Oui, la dame est au secret; mais, sur mon honneur, ce que vous écrirez lui arrivera.»

Et comme il y a des joueurs de mots à tous les dégrés, celui-ci ajouta: «Il n'y a point de secret pour moi.»

Voici la lettre de Violette:

«Octave! Octave! je suis à moitié morte de chagrin. Le savez-vous? Hier, comme je revenais du bois, deux hommes, qui étaient à ma porte, m'ont dit de les suivre à la préfecture de police. J'ai voulu passer, le premier a mis brutalement la main sur moi; j'ai résisté; le second m'a parlé plus doucement et m'a proposé de monter dans un fiacre. Il m'a fait comprendre qu'il fallait obéir si je voulais éviter un grand scandale dans une rue où tout le monde me connaissait. Je suis montée en fiacre, espérant bien qu'il y avait une méprise et que le juge d'instruction me rendrait la liberté; mais on m'a jetée dans un cachot, comme une criminelle, avec trois autres femmes que je ne connais pas. De quoi m'accuse-t-on? grand Dieu! Une de ces femmes m'a confié, avec un air de sympathie, qu'elle n'était là que pour me parler. Dieu sait si j'ai quelque chose à dire! Si vous recevez cette lettre, qu'elle m'a promis de vous faire parvenir, sauvez-moi de cette mort anticipée. Le mandat d'arrêt portait bien mon nom de Louise Marty, surnommée Violette; mais je suis sûre qu'il y a une erreur de la justice. Octave! Octave! Pourquoi ne m'avez-vous pas laissée mourir à la porte de Mme d'Entraygues?

«VIOLETTE.»

L'homme à la cravate rouge demanda à Octave s'il était content.—Oui, très content, dit Octave. Et il écrivit ce mot à Violette:

Violette, je vous aime et je veille sur vous.

«PARISIS.»

Et se tournant vers l'homme à la cravate rouge: «Tenez, il faut que cette lettre arrive dans une heure.—Comme vous y allez, mon prince! Je n'ai pas encore déjeuné.—Eh bien, reprit Octave en lui jetant cinq louis, vous ne déjeunerez pas.»

Le jour où le duc de Parisis recevait les lettres de M. Rossignol et de Violette, la marquise de Fontanelles recevait celle-ci de Geneviève:

«Je suis désespérée, ma chère Armande. Je ne sais quel démon s'est incarné a Champauvert depuis la mort de ma tante; mais j'y meurs de chagrin. A qui ouvrir mon coeur? Ah! si tu étais là! Si tu m'aimes, accours. Figure-toi que j'ai été empoisonnée par un bouquet de roses; mais qu'est-ce que cela? Ce n'est pas là qu'est le mal! Le même bouquet a empoisonné une des filles de service qui a voulu rire avec le poison.

«Malgré toutes mes prières on instruit l'affaire, il me faudra comparaître comme témoin. J'aime mieux mourir. Et puis, figure-toi qu'on a arrêté une pauvre fille qui aime M. de Parisis: je réponds que celle-là n'est pas coupable. Mais je ne puis pas dire le nom de l'empoisonneuse, quoique je le sache bien. C'est une désolation. C'est un scandale. Je ne sais où cacher mes larmes. Viens me voir, si tu m'aimes. Je te dirai tout cela. Mais les journaux parleront avant moi. Oh! mon Dieu! mon Dieu! qui donc a permis que la dignité des familles, que la pudeur des femmes, que toutes les vertus soient ainsi jetées eu pâture à la sottise publique.

«Adieu, je meurs de chagrin.»

«GENEVIÈVE.»

La marquise de Fontaneilles voulait courir à Champauvert pour consoler Geneviève, mais le marquis ne voulut pas, dans la peur que le nom de sa femme ne fût inscrit au procès.

Il tient une petite lettre de Geneviève.

«Vous avez oublié à Champauvert vos cinq millions et votre porte-cigare. Figurez-vous que j'ai failli pour avoir le secret de votre insouciance et de votre gaieté. Ne viendrez-vous pas chercher vos cigares et vos millions? Vous me trouverez l'âme en deuil.»

Octave fut touché au coeur. Il voulut courir à Champauvert, mais il remit au lendemain cette effusion. Le lendemain il fut pris par une aventure nouvelle.

Mlle de La Chastaigneraye demeura seule en face de tous ses chagrins; car elle n'avait pas tout dit à son amie. Un volume de La Bruyère où elle avait marqué cette pensée: Vouloir oublier quelqu'un, c'est y songer, n'eût-il pas dit le plus sérieux de ses chagrins?

Elle qui n'avait pas péché, elle lisait Mlle de La Vallière, comme si elle eût écouté une soeur: «Jésus-Christ est mort pour payer toutes nos dettes, il a brisé le joug de notre esclavage et nous a faits ses enfants d'adoption.»—Oui, disait Geneviève, Jésus-Christ a payé toutes nos dettes et nous a faits ses enfants, mais il n'a pas brisé le joug de notre esclavage, puisqu'il n'a pas brisé le joug de l'amour.

VI

DE QUELQUES DEMOISELLES CHEZ LE JUGE D'INSTRUCTION

M. de Parisis courut au Palais de Justice. Il avait pour camarade de collège un jeune juge d'instruction, qui s'était signalé par trois ou quatre condamnations à mort. Celui-là cherchait les crimes. Dans toute créature, il ne voyait que la tache originelle. Il avait rayé le mot «rédemption» de son dictionnaire; il croyait que la peine de mort était le soldat de la vie. Aussi était-ce un curieux spectacle que de le voir interroger un patient; on peut dire qu'il avait rétabli la question, tant il tyrannisait les consciences, tant il piétinait sur les âmes, tant il flagellait les esprits.

Et comme tout est contraste, dans la vie privée c'était le meilleur homme du monde. Comme Léonard de Vinci, il rachetait la liberté des oiseaux, il était généreux aux derniers saltimbanques, et, s'il eût déchiré son manteau, c'eût été pour les épaules de deux pauvres.

Quand Parisis était entré dans le cabinet du juge d'instruction, on annonçait sept ou huit femmes—légères—très légères.—plus que légères. «J'espère que tu ne vas pas me mettre à la porte,» lui dit Parisis. Mais le juge d'instruction comprenait sévèrement son devoir, il se leva pour conduire son ami jusqu'au seuil.

Octave tint bon. «Non, non, dit-il, je suis de l'affaire, tu verras que je répandrai ça et là un trait de lumière. D'ailleurs, j'ai à te parler très sérieusement.»

Les femmes entraient deux par deux comme à une procession.

Octave prit un livre de droit et fit semblant de ne pas écouter. Le juge d'instruction fit semblant de ne pas s'apercevoir que son ami fût encore là.

Huit de ces créatures étaient entrées; on eût dit que toutes descendaient de la charrette qui conduisait Manon Lescaut au Havre. C'était la même insouciance, la même curiosité, la même figure où ne descendait pas l'âme.

Je me trompe, il y en avait deux qui étaient restées des femmes. Une grande et une petite. Le juge d'instruction ne put s'empêcher de leur demander par quelle singulière déchéance elles étaient tombées là.

La petite répondit très vivement que c'était pour se venger de sa famille, qui l'avait humiliée par la maison de correction pour un péché tout véniel. La seconde commença par dire, avec quelque fierté, qu'elle ne devait compte qu'à elle-même de ses actions. Et comme le juge d'instruction eut le bon esprit d'insister gracieusement, tout à sa curiosité, elle répondit qu'il n'y a point de stations dans les chutes de femme; que du premier coup une femme perdue est une femme perdue; que peut-être, elle aussi, elle exerçait une vengeance.

Octave ne lisait pas son livre de droit: il était tout aux paroles de cette femme, il la regardait avec de grands yeux. «Madame de Marsillac!» dit-il, croyant rêver. Il se pencha vers son ami et lui dit de demander à cette fille depuis quel temps elle en était là.—Depuis un an, dit-elle. J'ai frappé à la porte de cette maison, parce que je n'ai pas trouvé un lit, pas même un lit de paille aux Filles repenties. Si Mlle Eudoxie se venge de sa famille, moi je me venge de la société. «Mais comment pouvez-vous rester là, vous qui paraissez intelligente? Vous avez donc jeté votre coeur à la porte?—Non, je souffre de l'infamie comme d'autres souffrent du repentir. C'est la même pénitence.—Mais les heures sont des siècles pour vous dans une pareille atmosphère.—Non; il y a, si vous voulez me permettre ce mot, des grâces d'état: je passe mon temps à jouer du piano et à lire des romans; je lis même des livres de piété.—C'est une profanation.—Non! mon âme n'est pas complice.»

Octave n'en pouvait croire ses yeux ni ses oreilles. «Quoi! murmura-t-il, cette femme qui jouait là-bas à l'ange de vertu!»

Le juge d'instruction questionna la jeune femme sur un crime dont elle avait été témoin comme ses compagnes. «Comment vous nommez-vous? —Mélanie, répondit Angèle.—Votre nom de famille?—Je ne puis le dire.—Pourquoi?—Parce que si je me venge, je ne veux me venger que sur moi-même.—Où les coups de poignard ont-ils été donnés?—Dans le salon, sur un des canapés.—Qui était-là?—Ces dames et quatre ou cinq messieurs que je connais bien, mais dont je n'ai pas le droit de dire les noms. Demandez cela à une de ces dames.»

Et se retournant, tout en indiquant la petite femme déjà interrogée: «Pas à mon amie, car elle les connaît aussi, mais les autres ne pourront vous dire que leurs noms de guerre. L'un s'appelle Carrabas, l'autre Chat-Botte, celui-là Gladiateur, celui-ci Barrabas.—Que pouvaient-ils faire au salon?»

Angèle regarda profondément le juge d'instruction. «Vous le savez bien. Ils causaient: on a quelquefois beaucoup d'esprit chez nous. Il y vient tant d'hommes bien nés que les femmes finissent par faire leur éducation. Dieu a pris une côte à l'homme pour faire la femme, c'est un symbole: l'homme fait toujours la femme.—Et la femme refait l'homme, dit une fille.—C'est trop de littérature, interrompit le juge d'instruction.» Et il continua gravement son interrogatoire. Angèle, qui n'avait pas reconnu Octave dans l'ombre, alla s'appuyer au mur de son côté, Il lui prit la main et lui marqua la figure en passant devant elle. «Quoi! lui dit-il, je vous retrouve dans une pareille compagnie?» Angèle leva les yeux et reconnut Octave, «Oh! mon Dieu, dit-elle, je ne voudrais pas pour tout au monde que ce malheur de vous rencontrer me fût arrivé. Vous étiez là!» Elle baissa la tête avec un profond sentiment de tristesse. «Expliquez-moi cette énigme.—Chut! on nous écoute; j'irai vous voir demain et je vous dirai tout; car si vous ne me connaissez pas, je vous connais bien, vous.»

Quand ces filles furent parties, Parisis s'empressa de parler de Violette; il voulait qu'on la mît en liberté sur-le-champ. «Je réponds d'elle, dit-il, comme d'une enfant que j'aurais élevée.—Elevée au mal, dit le juge d'instruction, je te connais.—Te voilà encore avec ta fureur de trouver partout des criminels. T'imagines-tu donc que j'aie jamais tué une mouche?—Tu as tué des femmes. Il viendra un jour, mon cher, où on recherchera le crime moral comme le crime matériel. Jeter le trouble dans un coeur, désespérer une pauvre créature dont on a tué l'énergie par l'amour, la faire mourir de chagrin par l'abandon, crois-tu donc que ce ne soit pas là un crime?»

Parisis était devenu pensif. «Peut-être, dit-il. Est-ce toi qui vas inaugurer la répression de ces crimes-là? Appelle deux gendarmes et mets-moi au régime cellulaire, car je me reconnais coupable. Mais puisque le jour n'est pas venu de cette justice du coeur, donne-moi la liberté de Violette, qui est la plus brave créature que j'aie rencontrée.—Comme tu y vas! dit le juge d'instruction, qui voulait réserver toutes les prérogatives de la justice.—Cela me paraît si simple et si juste! On ne s'élèvera jamais assez haut contre l'odieuse prévention. Quoi! voilà une fille convaincue d'empoisonnement, sans que cela se puisse jamais prouver, puisqu'elle est innocente, on la jette en prison jusqu'au jour où il plaira au procureur impérial de l'envoyer devant messieurs les Jurés, qui ont peut-être une âme et une conscience, mais qui ont toujours peur de condamner un coupable et toujours peur d'absoudre un innocent.—Il n'y a pas d'innocents! s'écria le juge d'instruction.»

Cette parole avait jailli comme la vérité. «Sais-tu que tu m'épouvantes? dit Octave en souriant.—Ah! mon cher, l'étude de l'homme, c'est l'étude du crime. Nous sommes tous marqués du sceau fatal.—Ce que c'est que le parti pris! Tu as donc commis des abominations et des atrocités?—Qui sait? dit le juge d'instruction en souriant à son tour. Si je n'étais occupé à prouver que les autres sont criminels, je me prouverais peut-être que je le suis moi-même.—Ce sera ta dernière instruction.»

Le duc de Parisis parla à son ami de l'empoisonnement à Champauvert. «Une belle affaire, dit le juge d'instruction, je la sais déjà par coeur. Tu n'as donc pas lu la Gazette des Tribunaux?—Je ne lis jamais la Gazette des Tribunaux.—Chacun son monde. Tu es dans le monde des pécheresses et moi dans le monde des criminels; tu lis les journaux de sport et de fêtes, moi je lis les procès en adultère et les causes célèbres de l'amour.—C'est le même livre, dit Octave; je lis le commencement, tu lis la fin.—Oui, mon cher duc, il y a là un médecin que j'estime beaucoup parce qu'il a voulu savoir la vérité.—Tais-toi donc! un charlatan qui a voulu se mettre en relief.—Je te dis que c'est un honnête homme: si tout le monde faisait son devoir, il n'y aurait pas de crimes impunis.—Tu t'imagines que c'est la justice qui punit les crimes!—Et qui donc? Tu ne me diras pas que c'est Dieu, puisque tu ne crois pas à Dieu.—C'est la conscience. Tout homme a son tribunal en lui: il est lui-même son juge d'instruction et son juge sans appel. Et quand il se condamne à mort, c'est bien un homme mort, c'est bien un homme mort: il a beau aller et venir parmi les vivants, il n'est plus de ce monde.—Bravo! Voilà une nouvelle théorie qui supprime la justice des hommes et celle de Dieu. Tu as des idées, toi; il y a du bon dans ce système-là! Mais, quoi que tu en dises, l'homme qui se juge lui-même abuse du droit de grâce.»

Octave regarda son ami avec l'expression d'une vieille amitié. «Voyons, mon cher Maxime, donne-moi la liberté de Violette et étouffe cette affaire! Je sais bien que tu vas me dire que cela ne te regarde pas; mais je sais bien aussi que tu es tout-puissant, parce que tu es l'enfant gâté du ministre de la justice.—Je te jure que je n'y puis rien. Les journaux de Paris, après les journaux de la Bourgogne, ont parlé hier de cet empoisonnement, il faut que l'affaire suive son cours; le ministre lui-même se briserait à vouloir tout arrêter.»

Parisis ne croyait pas que ce fût si sérieux. «Mais c'est horrible! dit-il en voyant d'avance le tableau du procès. Quoi! Mlle de La Chastaigneraye serait obligée de comparaître pour accuser Violette ou toute autre. Mais c'est impossible! elle aimerait mieux mourir!—Ah! vous voilà bien, vous autres: vous vous imaginez toujours parce que vous portez un grand nom que vous serez toujours au-dessus de la loi. Tu ne sais donc pas que la loi est symbolisée par un niveau?»

Octave était désespéré. «Après tout, ne te désole pas. On priera les journaux de ne donner que les initiales.—Mais quelle folie d'aller rechercher le crime, puisque ma cousine va bien!—Et la servante? n'est-ce donc pas une femme comme ta cousine? Après tout, cette demoiselle Violette n'ira pas sur l'échafaud. Mais enfin, si c'est elle, il faudra bien qu'elle expie sa mauvaise action.—Mais je te jure que ce n'est pas elle.—Eh bien! elle remontera dans son carrosse, car on dit que c'est une courtisane à la mode.»

Pour la première fois de sa vie, Octave se sentait vaincu par une force supérieure. Il tremblait de recueillir le mal qu'il avait semé. Si Violette était une courtisane, c'était sa faute à lui; si elle était accusée dans l'opinion publique, sur qui retomberait l'accusation? Sur lui-même. «Si ce n'est pas Violette, qui donc est-ce? lui demanda tout à coup le juge d'instruction.—Je ne puis le dire, répondit Octave; la vérité, c'est qu'on ne le sait pas bien. Mlle de La Chastaigneraye et moi nous avons notre idée, mais nous n'avons pas de preuves et nous n'en voulons pas chercher. Mais je puis bien te dire à toi que c'est une vengeance de famille. A quoi bon pénétrer de pareils mystères, aujourd'hui surtout qu'il faut laisser aux grandes familles tout leur prestige?—Si c'est cela, tu as peut-être raison, dit le juge d'instruction qui était un homme d'autorité, élevé à l'école de Joseph de Maistre. Va voir le ministre, qui est la justice faite homme, il voudra peut-être étouffer le scandale de cette affaire.»

Le caractère de notre temps, c'est qu'il n'y a plus que des demi-caractères. A peine les physionomies se sont-elles accusées fortement, qu'elles déroutent l'observateur par les timidités et les indécisions. Au moyen âge, l'ami d'Octave eût fait condamner jusqu'à sa famille; au XIXe siècle, il n'avait que par bouffées les ardeurs de l'Inquisition.

Octave serra la main à son ami: «Dis-moi, puisque je viens de retrouver l'homme dans le juge d'instruction, fais-moi voir Violette.—Que me demandes-tu là! Tu ne sais donc pas qu'elle est au secret?»

Parisis sourit: «Pour la justice, mais pas pour moi.»

VII

POURQUOI ANGÈLE ÉTAIT-ELLE PARTIE

Octave alla voir le ministre; mais il eut beau prier, le ministre lui dit que les journaux avaient déjà trop parlé pour que la justice ne parlât pas à son tour.

Il écrivit à Violette par la même poste, car l'homme à la cravate rouge était revenu:

«Je vous sais par coeur, chère Violette. Vous m'avez dit souvent que, pour vous, le monde c'était moi: eh bien! je vous juge. Vous sortirez de ce guet-apens blanche comme un lys.

«Votre ami plus que jamais,

«DUC DE PARISIS.»

Il écrive à sa cousine sans changer d'encre.

«Je devine tous vos chagrins, chère Geneviève. Je vous ai quittée comme un fou; mais je vous aime comme un frère. Parlez, et j'obéirai.

«OCTAVE.»

Toutes ces émotions n'empêchèrent pas M. de Parisis de se rappeler Mme de Marsillac.

Le lendemain, il attendit Angèle, très curieux et très agité, tout en pensant à Violette.—Elle ne vint pas.—Le surlendemain il attendit encore.—Elle ne vint pas. Il se décida, le soir, à lui écrire ce billet:

«Je vous ai attendue, Angèle, je vous attends et je vous attendrai; il faut que je vous parle et que vous me parliez. Vous aimez peut-être les clairs de lune à Bade, moi j'aime ta lumière à Paris. Venez ce soir souper avec moi, je vous recevrai avec du vin du Rhin.

«Pas un mot au juge d'instruction.»

A ce billet, Angèle répondit par celui-ci:

«Ne m'attendez pas, nous ne boirons pas du vin du Rhin à la même coupe. Votre lettre m'arrive à l'heure même où je quitte cette odieuse maison.

«Si j'y reviens jamais, je vous le dirai!

«ANGÈLE.»

Ce billet irrita vivement l'esprit d'Octave. Devant la grande muraille de l'impossible, on sent qu'il vous pousse des ailes.

Il voulut voir Angèle. Depuis cinq minutes, Angèle était partie. «Où est-elle allée? demanda Octave furieux.—Ma foi, monsieur, dit une femme avec un rire effronté, elle n'a pas dit son numéro

Octave ne pensait plus à Angèle, quand il reçut une lettre de
Champauvert. C'était la réponse de Mlle de la Chastaigneraye au duc de
Parisis:

    «Je pense, mon cousin, que nous avons chacun notre douleur. Je ne
    puis vous consoler et vous ne pouvez me consoler.

«Je vous serre la main,»

«GENEVIÈVE DE LA CHASTAIGNERAYE.»

Parisis laissa tomber la lettre: «Eh bien! voilà qui est concis, on n'aime pas à écrire dans ma famille.» Et après avoir relu: «Il y a de la sibylle dans cette jeune fille, elle parle toujours avec une éloquence mystérieuse.» Il ne put comprimer un mouvement de jalousie. «Si je ne puis la consoler, je sais bien pourquoi: c'est qu'elle aime quelqu'un. Et pourtant….»

On s'imagine peut-être que Parisis allait rentrer en lui-même et ne plus se mettre en spectacle dans la vie parisienne: mais qui donc aurait pu le retenir dans ses folies?

On parla beaucoup alors d'une de ses aventures, au clair de la lune avec une très grande dame, dans un des parcs qui avoisinent le bois de Boulogne.

Il faillit attendre! Fut-ce pour cela qu'il écrivit le lendemain cet aphorisme sur l'album de la dame:

La vertu des femmes est comme la lune. Elle a ses phases, ses révolutions et ses éclipses. Elle fait les cornes aux amants en croissant et aux maris en décroissant. Elle se montre de face, de trois quarts, de profil. Elle se montre dans tous les quartiers—même dans le quartier Bréda.

VIII

DE QUELQUES PARADOXES DE MONTJOYEUX

Tous les désoeuvrés du Café Anglais ne savaient, un soir, plus que dire, ils devinrent sérieux—un quart d'heure de sagesse dans cette folie de toutes les heures. Les femmes dormaient, quelque peu dépenaillées dans leur luxe, perdant leurs cheveux, mais tenant bien leurs diamants. Chacun parla d'escalader la montagne abrupte de la fortune, l'un par la politique, l'autre par les journaux, celui-là par les théâtres, celui-ci par l'argent des autres.

Monjoyeux prit la parole: «Tout cela est fort beau, dit-il; mais vous raisonnez comme des enfants gâtés, qui s'imaginent qu'on peut aller chercher la lune. Or, le moyen? C'est toujours l'histoire d'Archimède: Donnez-moi un point d'appui et je déplace le monde,—dans le seul but de donner un peu plus de soleil à Paris,—car nous avons, cette nuit, quinze degrés au-dessous de zéro, et une capitale universelle ne peut pas durer à ce régime-là. Songez à Babylone! à Carthage! à Athènes! à Rome!—Il s'agit bien de soulever le monde! Il s'agit seulement d'avoir trois ou quatre cent mille livres de rente.—Oh! oui, rien que cela, dit une des demoiselles qui sommeillaient; si Gaston me fait une pareille liste civile, je deviendrai un ange.»

Monjoyeux regarda celle qui parlait. «Si elle était un peu plus jolie, dit-il, je lui ferais trois ou quatre cent mille livres de rente, car elle serait mon point d'appui pour les grandes idées qui germent là.—Et quelles sont les grandes idées qui germent là? demanda le duc de Parisis à Monjoyeux.—Mes enfants, le Monjoyeux qui vous parle n'est par le premier venu. Comme Veuillot et beaucoup de grands seigneurs qui ne s'en vantent pas, il est né dans un cabaret; mais il est d'un bon tonneau et d'un bon crû. Voyez-vous, mes gentilshommes, j'ai mes trente-deux quartiers de roture comme vous avez vos trente-deux quartiers de noblesse.—Noé! passez au déluge, dit Octave.—Eh bien! je suis taillé sur le grand modèle. Je suis un homme, et quiconque peut dire qu'il est un homme, est bien près d'être un grand homme. Vous m'avez sifflé au théâtre, parce que je suis de trop haute taille pour des yeux habitués aux prouesses des femmes. Mon jeu est héroïque et vous n'aimez que les miniatures; vos comédiens à la mode sont des Lilliputiens qui jouent les infiniment petits. Je suis un Shakespeare et un Molière, ni plus ni moins; je ne jouerai bien que les pièces que je ferai moi-même; ce qui me manque, ce n'est pas le génie, c'est le théâtre. Je vous l'ai dit déjà: je suis né pour les premiers rôles dans la vie, et on me condamne aux troisièmes rôle. Quand je veux écrire dans un journal, quand je vais voir un directeur de théâtre, quand je veux portraiturer quelqu'un, je fais peur aux gens. Ce n'est pas si simple que cela écrire, jouer la comédie, sculpter! Le génie est un moulin qui tourne à vide quand il n'a pas du blé à mettre sous les meules. C'est mon histoire, c'est l'histoire de tous ceux qui n'ont pas commencé dans le despotisme paternel des écoles, par le Conservatoire, par l'École de Rome, par l'Université. Il est vrai que j'aurais jeté toutes les écoles par la fenêtre.—Voilà pourquoi tu feras l'école buissonnière toute ta vie.—Eh bien, non! dit Monjoyeux après un silence, non! je ne ferai pas l'école buissonnière toute ma vie. Voilà trop longtemps qu'on doute de moi, je veux prouver ma force: j'ai mon idée, j'ai mon point d'appui. Adieu!»

Et Monjoyeux sortit, à la grande surprise de tous ses amis sans même boire la coupe de vin de Champagne glacé que venait de lui verser Mlle Jacyntha, une Hébé en fourrures, laquelle but en s'écriant: «Je bois à Monjoyeux!—Quel pourrait bien être son point d'appui? demanda Parisis.»

L'amitié de Parisis et de Monjoyeux avait commencé par un duel, parce que, dans un souper de comédiennes, Monjoyeux avait défendu à Octave de boire dans le verre de Mlle Aurore, une ingénue qui avait déjà ce soir-là donné trois rendez-vous avec l'ingénuité d'une ingénue. Il n'y a plus que les femmes du monde tombées dans le demi-monde qui cultivent la rouerie à front découvert. «Monjoyeux s'était battu avec une épée trempée d'imprévu et de ressources. Octave, blessé à la main, eut son épée brisée. Il dit à ses témoins qu'il était émerveillé de son adversaire. On le rappela. «Monsieur, vous me donnerez une revanche.—Jamais, monsieur, je ne me suis battu que parce que j'ai demain un duel au théâtre.»

On trouva cela digne d'un véritable artiste; on s'en alla content; le lendemain, Octave emmena tous ses amis pour applaudir Monjoyeux qui débutait à l'Odéon. Par malheur, la pièce tomba; Monjoyeux eut beau sauver la scène du duel par des miracles, les sifflets furent le dernier mot de ce chef-d'oeuvre incompris.

Monjoyeux, qui avait joué à Londres les grands rôles, se brouilla quelques jours après avec son directeur, ne voulant jouer ni les traîtres, ni les pères-nobles. Or, comme tous les autres théâtres avaient leur premier rôle accrédité, il se trouva sur le pavé, grand artiste incompris. Il se remit à la sculpture, tout en regrettant de ne pouvoir faire de la sculpture vivante.

Octave le revit çà et là. Il le trouva dans sa misère digne et chevaleresque, jouant dans la coulisse son emploi de beau ténébreux, de mousquetaire ou de don Juan. Il l'invita à souper avec les mêmes comédiennes. Ses amis furent charmés de cet esprit mi-gaulois, mi-parisien, qui courait gaiement sur la nappe. On l'invita le lendemain, puis encore, puis toujours, si bien que son vrai théâtre était le Café Anglais. Ce fut là qu'il joua ses rôles improvisés tout un hiver, content de son public, quoiqu'il reconnût que le public du boulevard du Crime fût encore meilleur.

Celui-là était bien une figure du dix-neuvième siècle, avec toutes les aspirations et toutes les défaillances qui nous passionnent et nous désenchantent. Il était parti du dernier échelon de l'échelle sociale; Monjoyeux n'était pas un nom de terre, c'était un sobriquet, un sobriquet de bon augure: son père, un chiffonnier de la rue Gracieuse, le traînait avec lui dans ses équipées nocturnes. L'enfant était si gai, malgré la pluie ou la neige, à travers l'orage ou la bise, que le chiffonnier l'appelait mon Joyeux, comme il eût dit mon Chenapan.

Monjoyeux n'avait pas d'état civil; sa mère était accouchée dans les anciennes carrières de Montmartre; elle n'avait pas jugé bien utile d'aller dire cela à M. le Maire, d'autant plus que, dans cette belle période de sa vie, elle se considérait comme du XIIIe arrondissement, attendu qu'elle n'avait pas de domicile fixe.

Monjoyeux, qui ne riait pas toujours alors, était bien logé, car il avait élu domicile sur le sein de sa mère. La bonne femme n'était pas mariée, mais elle était fidèle à son compagnon nocturne; Monjoyeux n'était donc pas l'enfant de trente-six pères. Il ne sut jamais bien s'il avait été baptisé, il ne se connaissait pas de nom de baptême; on l'appelait quelquefois Jean comme son père, mais le plus souvent Monjoyeux.

Ce fut Pradier qui décida de sa fortune. Un matin que l'enfant n'avait pas éteint sa lanterne et s'oubliait à regarder les gravures sur le quai Voltaire, Pradier s'arrêta devant lui, tout charmé de sa petite figure à la Chardin. C'était comme une vieille gravure de Saint-Aubin; vous vous rappelez ces adorables estampes: les Petits Polissons de Paris.

Pradier lui adressa la parole; il aimait les scènes de la rue et les études en plein vent. Qui ne se rappelle l'avoir vu se retourner et suivre ces figures de caractère que les vrais artistes seuls saluent au passage? «Que diable, mon enfant, cherches-tu avec ta lanterne allumée? Tu ne vois donc pas le soleil?» L'enfant regarda Pradier avec de grands yeux surpris: c'était la première fois qu'un homme en habit noir lui parlait avec un sourire.—C'est donc un homme, ton père, mon petit Diogène?—Non, monsieur, c'est un chiffonnier.—Alors, tu ne le retrouveras que la nuit; viens avec moi, je te donnerai cent sous.»—Monjoyeux eut l'air de ne pas comprendre, mais il suivit Pradier, qui le conduisit rue de l'Abbaye, à son atelier. Dès que le sculpteur prit un crayon pour faire un croquis, l'enfant eut l'air de comprendre. «Ah! oui, dit-il, vous faites des statues. Oh! que c'est beau le marbre!—Où as-tu vu du marbre?—Dans les églises. J'aime le marbre.»

C'est l'église qui initie le peuple au sentiment du beau et du bien, ces deux sources parallèles qui se rencontrent au confluent de toute grandeur. Les révolutionnaires qui ont fermé les églises n'étaient pas seulement des déicides, mais des homicides. Ils voulaient tuer l'âme. L'église est la grande école; elle enseigne Dieu, l'Art, la Poésie, la Musique à ceux-là mêmes qui n'ont pas le temps d'écouter les maîtres. Si un pauvre diable qui n'a jamais ouvert les yeux à la lumière traverse une église, Dieu lui parle par les yeux, sinon par les voix de l'âme. Devant les chefs-d'oeuvre de la statuaire et de la peinture, en écoutant les grandes symphonies de l'orgue, qui sont comme les voix divines sur les voix humaines, il s'arrête abîmé dans une admiration sourde, mais déjà intelligente. S'il ne sent pas la présence de Dieu, il admire l'homme dans ses oeuvres; c'est déjà une station lumineuse. Combien d'églises qui, au moyen âge, ont été le musée d'où sont sorties des légions d'artistes?

Ouvrez les palais au peuple, mais ne lui fermez jamais les églises. Ce fut la pensée de Pradier en écoutant l'enfant qui posait devant lui. «Si tu aimes tant le marbre, mon camarade, veux-tu rester avec moi? -Oh! oui! s'écria Monjoyeux? mais que dirait maman?—Ah! il y a aussi une mère. Eh bien! nous lui ferons des rentes pour qu'elle te donne ta liberté.»

Monjoyeux ne posait plus, il dansait. «Oui, mais, reprit-il tristement, je ne verrai plus maman!—Tu iras la voir, et elle te viendra voir. —La pauvre femme! avec ses guenilles, est-ce qu'elle pourrait entrer ici?—Oui, oui, dit Pradier, ici ce n'est pas le palais des Tuileries. Tiens, je t'ai promis cent sous, porte cela à ta mère.»

Et il lui donna un louis. Monjoyeux pleurait de joie. «Va! mon bonhomme, si tu aimes encore le marbre demain, reviens pour toujours ici.»

Monjoyeux revint le jour même, Pradier lui donna un crayon. Il ne fut pas peu surpris de voir que l'enfant dessinait déjà. Jusque-là le gamin s'était exercé sur les murailles de Paris, pendant que ses camarades écrivaient des maximes. On a publié les murailles révolutionnaires, on pourrait publier aussi les murailles artistes et littéraires.

A dix-huit ans, Monjoyeux allait concourir pour le prix de Rome quand mourut Pradier. Ce fut le premier chagrin de sa vie. Il manqua son concours, et il fut perdu par sa liberté de main; comme Pradier, il voulait trop que le marbre parlât.

Tous les arts donnent la pauvreté, mais la sculpture donne la misère. Six mois après la mort de Pradier, il n'avait plus ni atelier ni marbre. Il frappa vainement à beaucoup de portes, sa main était discrète et fière, les portes se refermèrent sur lui. Il n'avait eu jusque-là que deux vraies passions, deux hommes, deux originalités: Pradier et Frédérick Lemaître. Désespérant de la sculpture, il se fit comédien. Il joua le drame et la comédie avec le caractère des grands artistes. L'enfant délicat était devenu un homme robuste, de la nature des titans, tête hérissée, torse d'Hercule, un des plus beaux exemplaires de l'humanité.

Monjoyeux menait la misère. Il n'avait pas plus de théâtre que d'atelier, il jouait et sculptait ça et là par aventure. Mlle Rachel et Mlle Brohan lui avaient donné cinq mille francs pour deux bustes, deux portraits: la Tragédie et la Comédie. Il avait donné des représentations à Londres avec Fechter pour jouer les rôles de Frédérick. Il parlait de faire le tour du monde. En attendant, il vivait au jour le jour, semant à pleines mains le paradoxe et la vérité pendant que ses amis du club semaient l'or.

Ces beaux messieurs du turf se disaient quelquefois entre eux: «Ce comédien est charmant, mais nous ne pouvons pourtant pas être les amis d'un comédien.» Et souvent ils ne le connaissaient pas dans la rue.

Il ne faut pas se faire illusion, la question n'a pas fait un pas depuis Molière. Louis XIV a daigné déjeuner du bout des lèvres avec le plus grand homme de son règne pour donner une leçon à ses esclaves. Aujourd'hui Louis XIV déjeunerait-il avec Frédérick Lemaître? Il n'y a que l'Église qui ait ouvert sa porte et son campo-santo. Les gens du monde ne reçoivent guère les comédiens que le jour où on joue la comédie chez eux. Il est vrai que les comédiens ne voudraient pas recevoir les gens du monde.

Octave n'avait pas ces préjugés. Il donnait bravement le bras à Monjoyeux. Il l'appelait son ami; il s'était battu une fois pour un mot contre son caractère; aussi Monjoyeux disait: «C'est à la vie à la mort entre un homme qui a reçu un coup d'épée de moi et qui en adonné un pour moi.»—«Je ne suis pas ton ami, je suis ton lion, avait-il dit à Octave. Si jamais tes ennemis me tombent sous la patte, tu verras ma griffe!»

Depuis quelque temps on n'avait pas revu Monjoyeux à la Maison-d'Or, ni au café Anglais, ni aux premières représentations. On oublie vite à Paris les figures de la galerie vivante; et si on ne se revoit plus, c'est à peine si un mot dit par hasard réveille le souvenir des absents: la vague qui passe emporte tout, jusqu'au souvenir. Dans la vie agitée, qui vous prend jusqu'aux heures de sommeil pour les mille riens dévorants des heures désoeuvrées, comment aurait-on le temps de se retourner vers le passé, d'évoquer des souvenirs évanouis, de regretter les gais compagnons ou les maîtresses disparues? On jette le passé dans l'abîme, sans vouloir se pencher pour voir s'il est bien mort. Vieux habits, vieux galons, que me voulez-vous? Autrefois, le souvenir avait des temples, aujourd'hui il n'habite plus que la boutique des défroques humaines;—naguère, on vivait de la veille et du lendemain, un pied dans le passé, le front dans l'avenir; maintenant on vit au jour le jour.

Donc, Monjoyeux avait disparu sans qu'on sût pourquoi et sans qu'on se demandât quelle belle folie avait pu l'emporter.

Un soir pourtant, Octave, qui regrettait cette belle figure épanouie, même dans les quarts d'heure de misanthropie, demanda si on n'avait pas rencontré Monjoyeux. «Monjoyeux? dit Villeroy, c'est du plus loin qu'il m'en souvienne. Nous avons soupé ensemble, il y a bien six semaines, et nous nous sommes quittés pour aller nous coucher—le lendemain. Nous n'étions restés à table que depuis minuit moins un quart jusqu'à l'aurore aux doigts de Champagne rose. Ces dames des Bouffes-Parisiens avaient panaché le festin. Monjoyeux n'était pas si gris que moi, si j'ai bonne mémoire: il avait écrit—entre deux vins—un traité de métaphysique pour le Figaro. Ces dames ont trouvé cela sublime. Il me demanda mon opinion; mais tu sais que j'ai le vin trop tendre pour avoir une opinion.—Ce brave Monjoyeux! dit d'Aspremont, je serais désespéré de ne plus le revoir; j'ai étudié tous les philosophes de l'antiquité, mais je n'en ai jamais trouvé un si profond.—Oui, profond comme le tonneau des Danaïdes? on a beau lui verser à boire, il ne s'emplit jamais.—Que veux-tu? il aura pris un engagement dans quelque théâtre de province. Je suis bien sûr que si on faisait faire des fouilles à Périgueux, le pays des truffes, on le retrouverait là jouant des rôles de Frédérick et cascadant comme les chutes du Niagara.—Non, il a des visées plus hautes, dit Harken, il sera allé s'oublier dans quelque théâtre étranger, à Baltimore ou à Odessa.—Qui parle d'Odessa? s'écria une voix bien connue.» C'était Monjoyeux. «Monjoyeux! c'est lui! dit Octave avec un vif plaisir.—Quand on parle du loup, dit le marquis de Saint-Aymour, on en voit les dents.—Oui, mon cher marquis, je suis devenu un loup: regardez mes dents! vous allez voir le carnage que je vais faire sur le pauvre monde. J'ai déjà commencé.—Expliquez-vous, sphinx!»

Monjoyeux prit dans la poche de son habit un très beau porte-cigare en cuir de Russie, encadré d'ornements en platine. «Voulez-vous des cigares?»

C'était la première fois que Monjoyeux offrait des cigares. «Tudieu! quel luxe, dit Octave; tu as donc découvert une mine d'or ou une tante avare?—C'est bien mieux que cela! je me marie.—Oh! Monjoyeux! je vais me trouver mal; on ne tire pas ainsi à ses amis des coups de canon rayé. Tu te maries?—Oui. Tu comprends qu'il ne fallait rien moins qu'une pareille catastrophe pour fumer de pareils cigares, des cigares à moi, des cigares offerts par moi—à moi.—Tu te maries! Il y a donc encore des femmes?—Il y en avait une et je l'ai prise.—E elle est belle?—Comme la beauté. Figurez-vous une Transtévérine avec une figure de Milanaise. Une statue en chair, venue d'Arles à Paris sans passer par l'Académie des Inscriptions. En un mot, un chef-d'oeuvre vivant.—Et que feras-tu quand tu seras marié?—La belle question! Je ferai mon chemin.»

Les trois amis se mirent à rire, «Faire son chemin, dit Octave, c'est encore un vieux préjugé. Est-ce que nous sommes maîtres de nous?—Eh bien! vous verrez si je suis maître de moi et des autres.—Oui, de tout le monde, excepté de ta femme.—De ma femme comme de tout le monde.—Permets-moi d'être fort indiscret, demanda Parisis à Monjoyeux. Quel rôle jouera ta femme dans ce chemin-là?—Elle jouera le rôle de toutes les femmes qui veulent que leurs maris fassent leur chemin.—Oh! Monjoyeux! je ne te croyais pas descendu à ce degré de scepticisme, pour dire un mot bien porte.—Tu me crois donc une âme plus haute que tous ces ambitieux qui passent là sous nos yeux, courant à leurs chimères, escortés par tous les vices, jetant leurs maîtresses, leurs femmes, leurs soeurs à toutes les concupiscences qui ouvriront la main pour leur donner à eux, qui des croix, qui une ambassade au Monomotapa, qui une concession de chemin de fer de Rome à la lune. Je ne me paye pas d'une autre monnaie que tous ces gens-là.—Après tout, dit d'Aspremont, jouant l'esprit fort, les anciens vendaient les femmes, pourquoi les modernes les estimeraient plus—ou moins—que ne le faisaient les anciens? La femme ne devrait être qu'un objet de luxe, qu'on se passe de main en main jusqu'au dernier enchérisseur, ou plutôt jusqu'à ce qu'elle devienne mère de famille.—Rassurez-vous, messieurs, dit Monjoyeux en voulant reprendre ce qu'il avait dit, j'ai raillé sur des choses saintes. Pour moi, la femme est l'âme, la poésie, la conscience de l'homme; elle doit être pour lui l'image de Dieu sur la terre. Celui-là qui la sacrifie ou la bafoue, est indigne du titre d'homme. Voilà pourquoi je hais mon siècle, voilà pourquoi je voudrais le souffleter en face des siècles passés et des siècles à venir. Adieu, vous aurez de mes nouvelles.»

Les amis se séparèrent. «Te voilà devenu pensif, dit Saint-Aymour à Parisis.—C'est que ce fou est un sage; il nous a donné là un premier avertissement; nous vivons comme des enfants prodigues, secouons donc toutes ces aspirations féminines qui nous cassent les bras. Pour moi, je l'avoue, j'en suis arrivé à n'avoir plus le courage d'aller me coucher.»

En effet, ce jour-là, Octave était revenu du club au soleil levant, il avait regardé son lit, qui ne l'attendait plus, il s'était jeté sur sa chaise longue, mécontent de tout, même du sommeil.

Il sentait que parmi toutes ses femmes, deux femmes manquaient à son coeur: Geneviève et Violette.

IX

MONTJOYEUX JOUE UN NOUVEAU ROLE

On apporta un matin cette lettre de faire-part à M. de Parisis:

    «M. Monjoyeux a l'honneur de vous faire part de son mariage avec
    Mlle Aline de La Roche.»

«Diable! dit Octave, de La Roche en deux mots, il ne s'encanaille pas.
Quelle pourrait donc bien être cette Aline de La Roche?»

M. de Parisis avait la prétention de connaître toutes les femmes: «Il aura déniché cela sur quelque toit du pays latin ou de Montmartre. Je lui souhaite une hirondelle, cela portera bonheur à la maison.»

Il jeta le premier feuillet pour lire le second:

    «Mme la comtesse de La Roche a l'honneur de vous faire part du
    mariage de Mlle Théodule-Angèle-Aline de La Roche, avec M. de
    Monjoyeux.»

Il y avait au bas de la page, en caractères imperceptibles: Lithographie de Kardec, à Nantes. «Oh! oh! noblesse de Bretagne! dit Parisis, comment s'y est-il pris pour faire ce coup de maître:»

Le même jour, à la nuit tombante, comme le duc de Parisis fumait aux Champs-Elysées avec quelques amis du club, il reconnut à vingt pas de distance la tête chevelue de Monjoyeux dans un groupe de spectateurs, hommes et femmes, qui assistaient au spectacle des filles à marier ou des filles à vendre qui vont au Bois. «Je suis sûr qu'il est avec sa femme, dit Octave.» Il alla droit à Monjoyeux, qui lui dit; «Voici ma femme.—Où diable ai-je vu cette figure-là?» se demanda Octave en cherchant dans une sphère où il ne devait pas trouver. Par ce temps de blondes et de brunes, où les brunes se font blondes et les blondes se font brunes, sans parler des rousses, où le pastel et le crayon noir jouent un si grand jeu sur le visage, les yeux les plus fins risquent de se tromper.

Octave connaissait bien cette figure, il ne la reconnut pas.

C'était une jeune femme, un peu forte, mais d'une belle envergure. Elle était blonde et blanche, voilée d'un voile noir et d'un voile de poudre de riz.

Monjoyeux reprenant sa désinvolture théâtrale: «Donc, M. le duc, dit-il, j'ai l'honneur de vous présenter à Mme Monjoyeux.—Madame, dit Octave—en s'inclinant pour une noblesse de Bretagne—je suis bien heureux que mon ami Monjoyeux ait fait une pareille fin. Voilà ce qui s'appelle un commencement.»

La jeune femme ne répondit pas un mot, elle avait rougi, elle s'était levée à moitié, comme si elle ne sût pas quelle figure faire. «Oui, mon cher, dit Monjoyeux, vous l'avez dit, cette fin-là c'est un commencement. C'est d'aujourd'hui seulement que je me sens né à la vie; vous allez voir bientôt ce que peut un homme, avec une femme.»

M. de Parisis, qui regardait Monjoyeux, remarqua plus de raillerie et d'amertume que de joie dans le sourire du comédien. Il salua une seconde fois et rejoignit ses amis. «C'est Monjoyeux, lui dirent plusieurs voix, as-tu vu sa femme?—Elle est fort belle, fort timide, fort rougissante; mais elle a des mains trop fortes pour des mains bien nées. Noblesse de Bretagne, messieurs!—Je lui trouve un autre défaut: je ne sais si c'est Monjoyeux qui a fait sa figure, mais, comme disaient nos aïeux, elle n'a pas le velouté de la candeur, elle est déjà trop familière à la poudre de riz et au crayon noir. Après cela, je ne hais pas l'art dans la nature, quand c'est le pastel de Rosalba.»

Un vague souvenir traversa l'esprit d'Octave; on le questionnait encore, il ne répondait plus. «Te voilà soucieux! Est-ce que tu deviendrais amoureux de cette jeune mariée?—Non, dit-il, elle me rappelle seulement une femme que j'ai aimée au clair de lune. Après cela, il y a tant de femmes au Bois qui se ressemblent.»

Tout Paris parla avec quelque surprise du mariage inattendu de Monjoyeux. «Que va-t-il faire de sa femme?—Il va l'aimer, puisqu'elle est si belle.—On dit qu'elle n'est pas riche.—Il y a peut-être une comédienne sous Roche.—Il rentrera sans doute au théâtre.—Qui sait si la femme n'a pas un million dans le gosier, comme la Patti!—Ou un éventail de sociétaire de la Comédie-Française, comme Croizette.»

On comprend bien qu'une aussi grave nouvelle fut imprimée jusque dans les grands journaux, où un jour on lut cette lettre de Monjoyeux:

«Monsieur le rédacteur,

«On annonce ma rentrée au théâtre; que mes amis ne reprennent pas encore leurs sifflets; avant d'être comédien, j'étais sculpteur, j'ai ressaisi mon ciseau et je pars pour Rome. S'il n'y a plus de marbre en Italie, j'irai sculpter les neiges de la Russie.»

«Agréez mes adieux éternels, car je n'emporte pas ma patrie à la semelle de mes souliers.

«MONJOYEUX.»

On commenta cette lettre. C'était bien le style connu de Monjoyeux; il avait sa manière d'écrire comme il avait sa manière de parler. Le lendemain il n'en fut plus question: Monjoyeux disparut de l'horizon parisien.

X

LA COUR D'ASSISES

Le duc de Parisis avait toujours sa cour; il avait beau vouloir se dérober, les satellites lui prouvaient toujours qu'il est un astre. Vainement il tentait de vivre chez lui, pour s'accoutumer à une loi plus sévère; mais les mauvaises habitudes le rejetaient bien vite dans le cortège des folies parisiennes. Il était comme ces rois du dix-neuvième siècle, qui sont entraînés par la politique de leurs ministres. Il se promettait toujours d'avoir raison de tout le monde et de lui-même, le lendemain; mais le lendemain, il se donnait un jour de plus.

On n'abdique pas, d'ailleurs, si volontiers sa part de royauté dans le bruit contemporain: Octave dominait toujours sur le champ de courses, dans les coulisses et dans les loges de l'Opéra, au milieu des gens d'esprit; il ne dédaignait même pas d'être l'idole de chair des Phrynés de rencontre et des Aspasies de contrebande. Comme Alcibiade, dans ses jours de paresse, il croyait que les femmes sont encore une légion qui donne quelque gloire au capitaine.

Cependant l'affaire du bouquet de roses-thé arriva devant le jury d'Auxerre.

Les journaux de Paris, pour une cause aussi étrange et aussi romanesque, dépêchèrent leurs chroniqueurs à la mode; la capitale de l'Yonne fut envahie par les étrangers, mais surtout par les Parisiens. Quelques dames trop à la mode panachèrent la foule. On eût acheté les bonnes places cinq louis, comme à une belle représentation de l'Opéra.

Quand Violette parut, une voix domina tous les murmures; c'était une paysanne qui n'avait pu s'empêcher de crier: «Elle est toute blonde et toute noire.» En effet, la pâle figure de Violette apparaissait comme du marbre encadré dans la dentelle noire qui retombait sur ses yeux, sans cacher son admirable chevelure de jais. Elle était toute vêtue de noir. Elle marcha entre les deux gendarmes, grave et digne. Elle n'avait pu croire jusque-là qu'elle serait traînée jusque devant le jury; mais, à force de prier Dieu, elle s'était résignée à toutes les humiliations; elle trouvait d'ailleurs je ne sais quelle secrète volupté à souffrir pour Octave et pour elle-même: elle croyait ainsi se retourner vers sa vertu.

Mlle de La Chastaigneraye avait refusé de comparaître. On produisit des certificats de médecins constatant qu'elle ne pouvait quitter sa chambre.

M. de Parisis n'avait pas fait de façons pour venir témoigner; il se fit inscrire comme témoin à charge. Il se retrouva dans la salle des témoins avec le médecin de Champauvert, avec Mlle de Moncenac, avec deux servantes du château, avec les paysannes qui avaient offert la corbeille de fleurs.

Me Lachaud était au banc dé la défense. Il avait le front rayonnant comme un avocat qui doit gagner sa cause.

Parmi les pièces de conviction, sur une table, devant la Cour, était exposé un bouquet de roses fané depuis longtemps.

Le greffier se leva et lut cet acte d'accusation que je retrouve dans un journal d'Auxerre, qui n'avait donné que les initiales des noms de Parisis et de sa cousine:

«Le 8 août dernier, une jeune fille qui porte un des plus grands noms de notre pays, Mlle G—— de La C—— revenait de la messe en famille, au château de C——, quand les paysannes du pays lui offrirent une corbeille de fleurs. On avait appris la veille que Mlle G—— de La C—— était l'unique héritière de sa tante, une fortune considérable. C'était une vraie joie dans le pays, puisqu'on savait que la jeune héritière était bonne aux pauvres.

«Si le bien naît du mal, le mal naît quelquefois du bien. On avait voulu faire une fête à Mlle de La C——, on faillit l'empoisonner: un bouquet dominait tous les autres. Mlle de La C—— déchira le papier qui l'enveloppait et le respira à plusieurs reprises.

«Tout à coup elle pâlit et tomba dans les bras de son amie, Mlle de M——, et de son cousin, le duc de P—— On s'imagina d'abord que c'était un évanouissement; mais quand le médecin arriva, il ne fut pas douteux pour lui qu'elle n'eût respiré le plus subtil et le plus rapide des poisons, Là ne fut pas tout le mal. On rapporta le bouquet au château, et le bruit s'étant répandu que Mlle de La C—— s'était empoisonnée en respirant des roses, une jeune servante se mit à rire, s'empara du bouquet et le respira à perdre haleine, comme pour se moquer de tout le monde. Elle venait de respirer la mort.

«Notre époque, Dieu merci, n'est plus familière à ces poisons qui ont été la terreur du quinzième siècle; mais le témoignage des hommes de l'art prouvera tout à l'heure qu'il ne peut y avoir aucun doute sur ce point. Mlle de La C—— a été très malade et la jeune servante ne s'est pas rélevée.

«Maintenant, qui donc avait versé le poison sur les roses? Tout est romanesque en cette affaire.

«Le bouquet avait été apporté au château par un de ces petits Piémontais, qui font tout dans leur enfance, excepté le bien. Tour à tour ramoneurs, joueurs de guitare, montreurs de singes, en un mot, toutes les figures de la mendicité. Mais qui lui avait donné le bouquet? Il a été impossible de retrouver l'enfant, mais on a pu suivre ses traces. Le samedi soir, il était à Tonnerre, à l'hôtel du Lion d'or, où une étrangère prenait son repas du soir; selon l'habitude de la belle saison, on apporta un bou à l'étrangère. Ce bouquet passa de ses mains dans celles du petit musicien. Elle lui donna l'ordre, tout en lui donnant une pièce d'or, de porter ce bouquet, avec une lettre qu'elle écrivit sur-le-champ, à M. le duc de P——, au château de C——. La lettre, qui a été retrouvée comme par miracle, est bien explicite; on verra avec quelle hypocrisie la fille Marty conseille à son amant d'offrir cet abominable bouquet à Mlle de La C——. Ainsi elle ne craint pas de faire son complice d'un homme qui, heureusement, est au-dessus de toute atteinte, et qui, d'ailleurs, n'a pas eu à offrir le bouquet lui-même. L'enfant obéit; mais comme il était déjà tard, il coucha en route ou s'amusa en route. Il n'arriva au château de C—— que le lendemain matin, à l'heure de la messe. Quand il se présenta au château, tout le monde était à l'église, moins une fille de service, la nommée Rose Dumont, qui jugea que c'était un bouquet pour la fête, et qui le porta elle-même sur la corbeille, que les paysannes avaient déposée sur la place devant l'église.

«Cette étrangère, qui venait pour la première fois dans le pays, était une de ces filles, trop connues à Paris, qui jettent la honte, la ruine et le désespoir dans les familles. Quelques-unes sont d'autant plus dangereuses qu'elles cachent leur perversité sous des airs de dignité et d'innocence. Mais la justice ne s'y trompe pas: ce ne sont que des masques, et la justice arrache tous les masques. La fille Louise Marty, surnommée Violette, est une de ces créatures qui ont fui le travail de bonne heure pour se livrer à toutes les souillures. On a connu celle-ci avec des chevaux et des diamants quand elle aurait dû honorer ses mains par le métier que lui avait appris sa mère; car elle est d'autant plus coupable, que sa mère, d'après tous les rapports qui nous sont venus, était une honnête femme.

«Fleuriste! voilà donc quel aurait été son dernier bouquet, un bouquet de roses empoisonnées! Toute jeune encore, elle a appris l'art de parfumer les bouquets artificiels; on ne s'étonnera donc pas quand elle empoisonnera les fleurs naturelles.

«Et qui l'a poussée à ce crime? Toutes les mauvaises passions. Elle avait eu des relations intimes avec M. le duc de P——, qui ne voulait pas la revoir. Mais sachant qu'il était venu au château de C—— pour un héritage, naturellement elle voulut le revoir. A son passage à Tonnerre, elle apprit que l'héritage échappait au duc. Ce fut alors, sans doute, que l'idée du crime s'empara d'elle. Mlle G—— de La C—— était le grand obstacle; puisqu'elle avait l'argent, le duc allait l'épouser: ces créatures jugent les actions des autres d'après leurs sentiments. Se débarrasser de l'héritière, c'était tout gagner: l'homme et l'argent. Mlle G—— de la C—— morte, le duc héritait, la fille Marty comptait sur sa part d'héritage. Mais comment faire? Les débats prouveront qu'elle avait emporté du poison pour effrayer son amant, peut-être même avec l'idée de s'en servir contre elle-même, si tout échouait. Ce poison lui servit contre Mlle G—— de de La C——, mais ce fut la jeune servante qui en fut victime.

«Ne voit-on pas d'ici la fille Louise Marty versant le poison sur le bouquet, et payant cher l'enfant qui le portait à son adresse? De là, elle court au chemin de fer pour dépister les soupçons car il faut tout prévoir. Mais ce n'était qu'une fausse route. En effet, le lendemain elle était sur la route de Champauvert pour s'assurer du message. On l'a vue errer autour du château. Que dis-je! on l'a vue pendant la messe, car rien n'arrête ces filles-là dans leurs audaces, venir se pencher au-dessus de la corbeille de fleurs, comme s'il n'y avait pas assez de poison dans le fatal bouquet.

«En conséquence, la nommée Louise Marty, dite Violette, est accusée d'homicide volontaire avec préméditation sur la personne de Mlle G—— de La C——, et d'homicide involontaire sur la personne de la fille Rose Dumont, au service de Mlle G—— de la C——»

Violette, toute troublée qu'elle fût d'être en spectacle et en pareil spectacle, entendit pourtant cet acte d'accusation qui n'admettait pas un doute. Chaque mot tombait sur son coeur comme un coup de poignard. Non pas qu'elle craignît pour sa vie, elle en avait fait le sacrifice, mais elle était frappée de stupeur à la seule pensée qu'on pût la croire empoisonneuse.

Le président procéda à l'interrogatoire, après avoir feuilleté rapidement le volumineux dossier du juge d'instruction. «Accusée, levez-vous.» Violette obéit, tout en laissant transparaître sa fierté. «Votre nom?—Louise Marty.—Pourquoi ce surnom de Violette?—Parce que j'aimais les violettes.—Où êtes-vous née?—A Paris, mais je suis originaire de Bourgogne.—Oui, l'instruction nous apprend que votre mère, Sophie Marty, est allée faire ses couches à Paris, car vous êtes fille naturelle.» Violette ne répondit pas. «Avez-vous quelques souvenirs de votre enfance? Pouvez-vous nous dire si votre mère vous a parlé de votre père?—Jamais.—N'avez-vous pas vu venir chez votre mère des habitants de Tonnerre ou des environs, M. de Portien, par exemple; car votre mère avait été femme de chambre de Mme de Portien.—Je ne sais pas, je ne me rappelle rien.—Vous auriez tort de vouloir cacher quelque chose.—Je me rappelle vaguement ce nom de Portien; mais ma mère ne me parlait jamais du passé; mon devoir n'était pas d'interroger ma mère: mon père ne m'avait pas reconnue. Nous avons mené dans les dernières années une existence bien misérable. Ma mère m'embrassait quelquefois en me disant: «Si je voulais, tu serais riche.» Je la regardais avec curiosité, elle se remettait aussitôt en disant: «Je suis folle!» Nous nous remettions à travailler.—Quel travail?—Ma mère raccommodait de la dentelle et je faisais des fleurs.—Vous ne vous expliquez pas ce paroles: Si je voulais, tu serais riche?—Il n'y a pas à s'y méprendre. Ma mère voulait me parler de mon père; je n'en doute pas, car elle était trop noble pour songer un instant que je pourrais être riche si elle me vendait.—En voyant Mme Portien au Lion d'Or, à Tonnerre, vous ne saviez pas son nom?—Non. C'était la seule femme qui fût dans la salle à manger, je m'adressai à elle, et elle eut la bonté de m'écouter. Voilà tout.—Vous savez aujourd'hui que votre mère a été au service de cette dame.—Je ne l'ai appris que dans l'instruction.—Pourquoi avez-vous envoyé un bouquet à Mlle La Chastaigneraye?—Je voulais dire un éternel adieu à M. de Parisis.—Il avait commencé avec moi par un bouquet de violettes, je voulais finir avec lui avec un bouquet de roses. Cela était si peu prémédité, que je me fusse contentée sans doute de lui écrire une lettre, si le hasard n'eût mis dans mes mains ce fatal bouquet.—Croyez-vous donc que le bouquet fût empoisonné avant d'arriver dans vos mains?—Non, puisque je l'ai respiré et que je ne suis pas morte.—Alors, comment vous expliquez-vous que ce bouquet ait été empoisonné à Champauvert?—Je ne sais rien. Je n'y étais pas.—Vous y étiez, vous l'avez avoué dans l'instruction. —J'étais autour du château et non pas dans le château.—La femme Barjou vous a vue sur la place publique vous approcher de la corbeille et entr'ouvrir le papier qui enveloppait le bouquet.—J'ai retiré ma lettre à M. de Parisis. Si à cet instant j'ai empoisonné le bouquet, c'est que mes larmes était empoisonnées.»

Le procureur impérial eut un sourire railleur et murmura: «La comédie du sentiment!» L'interrogatoire n'était pas fini. Puisque vous vous dites innocente, qui donc est le coupable: Car c'est un fait acquis, Rose Dumont est morte du poison, et Mlle de la Chastaigneraye n'a survécu que par miracle, tant les choses avaient été bien faites.—Je ne sais rien, si ce n'est que le bouquet est bien mon bouquet.—En retournant à Tonnerre, vous persistez à dire que vous n'avez pas rencontré le petit joueur de violon?—Je ne l'ai pas revu.—Ceci est bien singulier, car MM. les jurés savent déjà qu'il a été impossible de retrouver cet enfant.—Est-ce que je suis accusée aussi de l'avoir assassiné?—Non! la justice n'accuse pas, quand elle n'a pas de preuves.» Et, d'un air sévère, le président fit signe à Violette de s'asseoir.

On appela les témoins à charge. On savait d'avance tout ce qu'ils diraient. On avait espéré quelques-unes de ces révélations inattendues qui jettent une vive lumière sur les causes obscures; mais rien.

Ce fut une bien grande curiosité quand parut M. le duc de Parisis, cité par l'accusation comme témoin à charge; mais on savait bien qu'il serait témoin à décharge. Il raconta très simplement ce qu'il avait vu, tout en déclarant, sur son âme et sur sa conscience, comme s'il fût juré dans l'affaire, que l'accusée n'était pas coupable. Il ne nia pas que le bouquet ne fût empoisonné, mais, selon lui, jamais la main de Violette n'avait versé le poison.

Comme on le tenait pour très savant en toutes choses, l'avocat de l'accusée le pria de donner quelques explications sur cet abominable empoisonnement par l'asphyxie instantanée. Il ne se fit point prier. Il rappela que depuis le seizième siècle, si on n'avait plus le secret du poison des Médicis, il n'était pas douteux pour lui qu'un chimiste ne pût le retrouver avec la noix vomique, la ciguë et l'acide prussique. Il conta que beaucoup d'expériences avaient été faites par Magendie et Cabarrus sur des chiens, qui n'avaient pas eu le temps de respirer, tant la mort les foudroyait. Pour M. de Parisis, le bouquet n'en était pas moins un prodige; puisqu'il avait été cueilli à Tonnerre, vers le soir du samedi, on savait dans quel jardin; il n'avait pu traverser, de Tonnerre à Champauvert, le laboratoire d'un chimiste: et pourtant il donnait la mort à Rose Dumont, qui l'avait respiré après Mlle de La Chastaigneraye. «Aussi me permettrai-je, continua M. de Parisis, de trouver étrange que ce procès se fasse en l'absence du seul témoin qui pourrait dire la vérité; le petit joueur de violon.—Pensez-vous donc, demanda le président avec raillerie, que cet enfant soit le coupable?—Non; mais je pense que puisqu'il n'est arrivé à Champauvert que le lendemain, à l'heure de la messe, c'est qu'il s'est arrêté en route.—Eh bien! il n'y a pas de—chimiste de Tonnerre à Champauvert?—Qui sait?—Je le sais bien, moi, dit l'avocat. L'enfant à fait l'école buissonnière. Mais j'espère n'avoir pas à accuser pour défendre.»

Parmi les témoins à décharge, Mme de Portien se présenta la première.

Quand elle parut, on fit cette remarque pour la première fois: bien que Violette fût belle et que Mme de Portien fût laide, il y avait entre elles quelque ressemblance, je ne sais quel lointain air de famille. «Voyez donc, dit à sa voisine une des curieuses venues de Paris, ce petit signe de beauté au coin de la lèvre, elles l'ont toutes les deux.»

Une vague idée de la vie aventureuse de Mme de Portien courait dans l'auditoire. On avait réveillé un écho de vingt ans; quand la mère de Violette était partie pour Paris, elle était partie avec Mme de Portien, accusée de vouloir cacher une faute avant son mariage. Nul n'avait osé dire cela tout haut, mais beaucoup l'avaient pensé; or, comme cette idée était revenue à la surface, il ne semblait pas impossible que l'accusée fût la fille de Mme de Portien, un de ces enfants perdus qu'on jette derrière soi et vers lesquels on ne se retouche jamais.

Aussi fut-ce avec une vraie émotion qu'on vit paraître Mme de Portien. Le président la salua imperceptiblement, tout en lui demandant ses noms. Elle répondit qu'elle se nommait Ange-Virginie de Pernan, petite-fille du duc de Parisis, mariée à M. Théodore de Portien, mais séparée de corps et de biens depuis longtemps. «Dites-nous ce que vous savez.—Ce sera bientôt dit. J'étais au Lion-d'Or, à Tonnerre; cette dame est venue s'asseoir à ma table, elle m'a demandé s'il y avait loin pour aller à Parisis; nous avons causé quelques minutes. Une des filles de l'hôtel m'a offert un bouquet que j'ai refusé; cette dame a pris le bouquet et l'a envoyé à M. de Parisis, qui était au château de Champauvert. Voilà tout ce que je sais. J'avais dit tout cela dans l'instruction, et j'espérais ne pas être forcée de paraître à ce triste procès.—Mais vous étiez là quand l'accusée a empaqueté le bouquet; n'avez-vous rien vu qui pût éveiller vos soupçons?—Non. J'ai beau réveiller mes souvenirs…—Dans quel esprit avez-vous trouvée l'accusée?—J'ai trouvé une amoureuse qui ne savait pas bien ce qu'elle disait. Cela m'a amusée un instant, parce que je pensais à mon cousin de Parisis; mais cinq minutes après, j'étais sur le chemin de Pernan et je ne songeais plus à cela.»

Mme de Portien voulait se retirer, mais le président la pria d'aller s'asseoir au banc des témoins. Octave, qui était resté au banc de Me Lachaud, alla s'asseoir à côté de sa cousine. Mme de Portien lui dit combien elle était désolée de tout cela; elle trouvait Violette fort jolie et elle était loin de faire au duc de Parisis un crime de son amour pour elle. «Vous avez raison, dit Parisis sans façon, de trouver que Violette est belle, car j'entends dire autour de moi que vous vous ressemblez.—Comment! je ressemble à cette fille!—Mais, ma cousine, on pourrait se ressembler de plus loin.»

Le tribunal écoutait toujours les témoins à décharge. Violette avait demandé le témoignage de la propriétaire de la maison qu'elle habitait rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel. Cette femme peignit l'accusée sous les couleurs les plus sympathiques; elle l'avait toujours connue honnête, laborieuse, dévouée à sa mère, ne sortant le dimanche que pour aller à la messe. Elle l'avait surprise une fois qui achetait des cerises pour déjeuner; une pauvre femme était survenue, elle avait abandonné les cerises, pour remettre l'argent à cette mendiante. Cette simple action de déjeuner d'une aumône donnait l'idée de son coeur et aurait dû lui porter bonheur; mais Dieu éprouve les plus braves et les plus pures.

Le président demanda au témoin si elle n'avait ouï parler du père de l'accusée. «Monsieur le président, il y aurait bien à dire; Mme Marty ne m'a fait que des demi-confidences. Si vous voulez savoir mon opinion, mais je puis me tromper, c'est que Mlle Violette, puisque c'est aujourd'hui son nom, n'est pas la fille de Mme Sophie Marty. —Ah! madame! s'écria Violette, laissez-moi au moins ma mère!»

XI

LA MÈRE DE VIOLETTE

A cet instant une femme se trouva mal. C'était Mme de Portien. Les débats furent interrompus une minute. On emporta Mme de Portien évanouie. «Parlez, dites tout ce que vous savez, dit le président au témoin.—Eh bien, monsieur le président, je crois que Mme Marty a caché la faute d'une autre personne que je ne connais pas. Quand elle était en retard pour payer son loyer, la pauvre femme se croyait obligée à quelque confidence. «Ah! si je voulais, disait-elle, j'aurais de l'argent, mais j'ai peur du scandale, et puis qui sait si on ne m'arracherait pas cet enfant?» Et je lui parlais du père, et elle me répondait, le dirai-je? comme une femme qui n'a jamais eu ni mari ni amant. A travers toutes ces phrases ambiguës, je croyais voir une fille innocente se sacrifiant à une fille coupable.»

Ce fut le tour de la mère de Rose Dumont. Cette femme vint toute éplorée demander vengeance. Mlle de La Chastaigneraye avait eu beau lui donner de quoi se croiser les bras, elle ne lui rendait pas sa fille. Elle était bien sûre que le poison avait été mis par cette étrangère qui n'avait fait que paraître et disparaître.

Quelques autres témoignages vinrent à la suite qui firent pénétrer dans l'esprit des jurés la culpabilité de Violette.

Octave commençait à désespérer, car Violette n'avait eu que deux bons témoignages contre vingt mauvais, quand tout à coup le président annonça que Mlle de La Chastaigneraye allait comparaître comme témoin; il venait de recevoir un mot d'elle où elle lui disait que, dans l'intérêt de la vérité, elle avait cru devoir braver la fièvre et venir faire son devoir.

Une rumeur bientôt étouffée courut dans la salle comme si on eût annoncé au Théâtre-Français Mlle Rachel, quand elle était en Amérique.

Il y eut un moment d'attente. Bientôt tout le monde se leva à l'arrivée de cette noble héritière qui avait toutes les sympathies. Elle parut plus belle encore qu'on ne se l'imaginait, quoique l'admiration eût parlé d'avance. Elle marcha simplement et noblement devant la Cour, mais avec la dignité de la race et la grâce de la jeunesse. Le président, après les formules coutumières, la pria de dire ce qu'elle savait. «Mon premier mot, monsieur le président, c'est que l'accusée n'est pas coupable.»

Ce premier mot jeta une grande surprise dans l'assemblée. On se questionnait des yeux, on écoutait avec anxiété. «Mais qui donc est coupable? demanda le président.—Je le sais bien, répondit Geneviève avec l'accent de la vérité, mais il m'est impossible de dire le nom du coupable.—La justice est en droit de lever tous vos scrupules.—Il y a des secrets que la justice elle-même ne peut pas arracher. J'ai tremblé que l'accusée ne fût condamnée pour un crime qu'elle n'avait pas commis; je suis venue jurer sur mon âme qu'elle n'était pas coupable, mais c'est mon dernier mot.»

Mlle de la Chastaigneraye s'inclina, et demanda à s'en aller. Parisis alla à elle et lui offrit son bras. Le président ne jugea pas qu'il dût la retenir. L'audience fut suspendue pendant un quart d'heure. Quand le président reprit son siège, il appela Mme de Portien. Elle était revenue à elle; elle reparut au bras d'une dame. «Je vous prie, madame de Portien, de nous renseigner sur la mère de l'accusée, qui a été à ce qu'il paraît à votre service.»

Mme de Portien répondit d'une voix troublée: «Je n'ai plus qu'un bien vague souvenir; je n'ai qu'à me louer de cette fille jusqu'au jour où elle s'est oubliée.—On nous a appris qu'elle avait été faire ses couches à Paris, et que vous l'aviez accompagnée?—Nous allions tous à Paris à cette époque, et, pour lui éviter l'affront aux yeux du pays, nous lui avons permis de partir avec nous.»

La voix de Mme de Portien s'arrêtait dans sa gorge; on attribua cela à l'émotion de son évanouissement. «Et savait-on dans le pays quel était le père de l'enfant?—La malignité publique voulait que ce fût mon mari.—Vous étiez donc déjà mariée?» Mme de Portien, qui ne rougissait plus depuis longtemps, rougit encore. «Monsieur le président, le procès n'est pas là. Je vous avoue que je n'ai pas mis tout cela sur mes tablettes, avec l'idée que je serais un jour appelée à en parler en Cour d'assises.—C'est vrai, madame, mais nous cherchons la vérité par toutes les voies.»

Sans doute une nouvelle lumière venait de se faire dans l'esprit du procureur impérial, puisqu'il demanda la parole pour dire ceci: «Messieurs les jurés, nous avions espéré que la justice n'avait qu'à se prononcer: toutes les preuves parlaient éloquemment devant elle. Mais l'audition des témoins nous avertit qu'avant de vous prononcer il nous faut entendre un autre témoin, celui qui a porté le bouquet de Tonnerre à Champauvert. Un doute pourrait subsister dans l'esprit des juges et dans l'opinion publique; la justice ne doit pas être soupçonnée: nous attendrons. Des recherches nouvelles seront tentées; une enquête plus minutieuse encore sera faite pour retrouver, sinon le témoin, du moins les traces du chemin qu'il a suivi en portant le bouquet.—Pour moi, je suis bien sûr, dit l'avocat de Violette, qu'il a suivi le chemin des écoliers; s'il eût suivi le droit chemin, le bouquet n'eût pas été empoisonné.»

Le président rappela l'avocat au silence, et, après avoir consulté la
Cour, il déclara que l'affaire était remise aux prochaines assises.

Violette eût été condamnée aux travaux forcés, qu'elle n'eût pas été plus épouvantée que par cette alternative de rentrer en prison sans être jugée.

Depuis quelques minutes, deux pensées parallèles se disputaient son coeur; elle avait le pressentiment que Mme de Portien était sa mère, et elle avait le pressentiment que Mme de Portien avait empoisonné le bouquet offert à Mlle de La Chastaigneraye.

XII

VIOLETTE ET GENEVIÈVE

Octave était désespéré, mais il fallait courber le front sous le niveau de la justice. Il s'approcha de Violette et lui tendit la main comme il eût fait à sa soeur. «Octave, lui dit-elle, puisque vous connaissez le poison des Médicis, pourquoi ne m'en donnez-vous pas?—Violette, je vous en prie, soyez patiente, Dieu vous sauvera.—Dieu! lui dit-elle; pourquoi me parlez-vous de Dieu, puisque vous n'y croyez pas!»

Les gendarmes attendaient; les gendarmes n'attendent pas.

M. de Parisis veilla à ce que la prison d'Auxerre fût adoucie pour cette dernière station. Le juge d'instruction et le procureur impérial, qui avaient fait volte-face, permirent que Violette ne subit plus l'horrible cellule: on lui donna une chambre; on lui permit d'écrire et de recevoir des lettres, toujours sauf le contrôle du greffe. Octave lui envoya des livres et des fleurs, mais le porte-clefs fut inexorable pour lui. Le procureur impérial, dans l'intérêt de Violette, lui conseilla de ne pas insister.

Mme de Portien, toute troublée qu'elle fût, avait offert à Geneviève de l'accompagner à Champauvert, comme si elle dût retrouver une robe d'innocence dans cette intimité du voyage; mais la jeune fille refusa avec douceur et fermeté. Elle refusa aussi de partir en compagnie du duc de Parisis; mais elle lui permit d'aller la voir.

Octave arriva à Champauvert le lendemain vers dix heures. Geneviève lui parla de Violette en toute sympathie. «Vous avez raison, Geneviève, car c'est notre cousine.»

Et il raconta à Mlle de La Chastaigneraye, quoiqu'il ne le sût pas très bien, le roman de Mme de Portien. Il avait peur que leur famille ne fût atteinte par la personne de Mme de Portien. Il aurait fallu sacrifier Violette; mais ni lui ni Geneviève ne le voulaient. Et puis, après tout, il y avait tant de mystère dans ce poison, que peut-être se trompait-il.

Où était le petit joueur de violon? Il y a dans tous les procès célèbres une figure singulière qui ne semble apparaître que pour se jouer de la justice, comme s'il fallait prouver aux nommes que nul ne peut être infaillible.

Octave ne se fit pas beaucoup prier pour passer la journée à Champauvert. Ce lui fut une douce chose de se retrouver dans l'atmosphère de Geneviève, dans les idées et les sentiments de cette belle créature, qui avait une grande âme et un grand coeur.

Bien des fois déjà il avait étudié les variations de l'atmosphère morale, se trouvant meilleur ou plus mauvais, selon les créatures de son intimité, même quand il les dominait de toute sa hauteur. Il y a l'air vif de la vertu, comme il y a l'air orageux de la passion; on pourrait faire toute une géographie des sensations. On connaît les habitudes d'Octave: dès qu'il restait une heure avec une femme, il n'avait qu'un but, l'aimer et lui parler d'amour. Quoique avec Geneviève les barrières fussent difficiles à franchir, tant elle se tenait dans les hauteurs de sa dignité, de sa grâce, de sa pudeur, il se risqua bientôt à lui dire qu'elle était la seule femme qui fût allée jusqu'à son coeur, toutes les autres n'ayant amusé que son esprit. «Mon cousin, vous ne croyez pas à ce que vous dites, et je ne suis pas assez folle pour y croire. Vos lèvres ont trop profané les choses du coeur en les jetant à tout propos et à toutes les figures. Votre dictionnaire n'est pas le mien; nous ne parlons pas la même langue: si je dis un jour j'aime, c'est que j'aimerai jusqu'à en mourir.—Remarquez, ma cousine, que je vous adore depuis que vous m'êtes apparue dans la blancheur de la neige, et pourtant je ne vous l'ai jamais dit.—Je vous tiens compte de cette discrétion, mais je ne crois pas à un amour aussi extravagant pour une pauvre provinciale.—Comme vous vous moquez de toutes les Parisiennes!»

Et Octave essayait de prouver par l'action de ses regards que s'il ne disait pas par sa voix: Je vous aime, il le disait par ses yeux.

Geneviève avait beau vouloir couper court à toute causerie sentimentale, comme elle y prenait un vif plaisir, Octave y revenait toujours. Ils se promenaient par le parc et cueillaient ainsi les heures les plus charmantes.

Un instant Mlle de La Chastaigneraye changea de figure et de conversation. Sans avoir l'air d'y penser, Parisis l'entraîna dans le parc boisé; mais elle parla astrologie. «Quand je pense, dit tout à coup Octave, que dans cent ans nous habiterons chacun une étoile, si éloignée l'une de l'autre, qu'il faudra un million d'années pour qu'elles tressaillent à la même lumière!—Pourquoi ces deux étoiles si éloignées, mon cousin?—Parce que nous aurions pu nous aimer sur la terre et que nous n'avons pas voulu.—Eh bien! mon cousin, vous vous consolerez parce que vous aurez aimé Violette.»

Mlle de La Chastaigneraye était jalouse de toutes les femmes mais elle était surtout jalouse de Violette.

M. de Parisis et Mlle de La Chastaigneraye ne s'étaient guère parlé de l'empoisonnement du bouquet de roses: le nom de Mme de Portien, comme le nom de Violette, s'arrêtait sur leurs lèvres. Ils craignaient tous les deux d'accuser la vraie coupable. Craignaient-ils de défendre Violette? Et pourtant il n'était douteux ni pour l'un ni pour l'autre que Mme de Portien n'eût empoisonné le bouquet.

Enfin, Geneviève prit la parole sur cette ténébreuse affaire. «Mon cousin, croyez-vous donc qu'aux prochaines assises Mme de Portien ne sera pas appelée sur le banc des accusés?—Peut-être n'osera-t-on pas, car on n'a pas de preuves contre elle.—Et pourtant, vous êtes bien convaincu que cette jeune fille n'a pas voulu m'empoisonner?—Oui, ma cousine; et puisque nous parlons de «l'accusée», il faut que je vous dise encore que Mlle Violette est la fille de Mme de Portien. Je crois même que Mme de Portien en est convaincue elle-même aujourd'hui. Or, que fera-t-elle? Je sais que l'avocat a dressé toutes ses batteries contre elle. Après tout, si Mme de Portien est appelée, elle s'appelle Mme de Portien, elle est déjà bien loin de nous. Si elle est punie, nous ne serons pas atteints. Que voulez-vous, on a dans toutes les familles des cousines à la mode de Toulon.—Pauvre Violette!» dit Geneviève.

Ce cri partait du coeur, mais d'un coeur blessé. Octave n'avait pu rejeter de son esprit le souvenir de la dame blanche se promenant au clair de la lune sous les grands arbres de Champauvert. «Il me vient une nouvelle idée, dit-il. Nous accusons Mme de Portien; mais que faisaient là vers minuit cette dame blanche et ce monsieur noir dans votre parc, la nuit d'avant l'empoisonnement par les roses-thé?—Mon cousin, le monsieur noir et la dame blanche ne pensaient pas à empoisonner les autres, je vous assure; c'étaient deux lunatiques qui ne voulaient dire leurs secrets qu'à la lune, mais qui n'avaient pas de poison dans les mains.»

Octave n'insista pas et parla politique pour mieux rentrer dans le sujet. «Lisez-vous le Moniteur, ma cousine?—Oui, mon cousin, pour voir le lundi les décrets du feuilleton.—Eh bien! moi, ma cousine, je ne lis que la quatrième page pour voir les enrichis qui se font un baptême héraldique. Vous connaissez M. de Rochelieu, ci-devant M. Marsouin?»

Octave étudia la physionomie de sa cousine. Il savait que ce gentilhomme de fraîche date habitait près de Champauvert une vieille abbaye qu'il avait ornée de colombiers à tous les points cardinaux. C'était peut-être pour lui et avec lui que se promenait la dame blanche. «Oui, dit Geneviève, je connais M. Marsouin; on a trouvé ici qu'il avait eu tort de ne pas s'appeler M. de la Truffardière.»

Octave sentit qu'il ne faisait que de la mauvaise politique. Comme il regardait Geneviève, elle se mit à sourire avec une pointe de malice. «Puisque vous êtes visionnaire, mon cousin, pourquoi me parlez-vous de visions de Champauvert, et ne me parlez-vous pas des visions de Paris?—Parce qu'à Paris, il n'y a pas de visions.»

Le duc de Parisis avait oublié l'étrange visite que lui avait faite une femme voilée une nuit de carnaval; il croyait à quelque mystification de comédienne, une de ces vingt femmes qui avaient une clef d'argent de la petite porte du jardin. «Mais, mon cousin, reprit Geneviève, vous avez donc oublié—que n'oubliez-vous pas?—cette apparition, dans votre hôtel, une nuit de carnaval?—Ah! oui, c'est encore une des pages inexpliquées de ma vie. Une femme est venue vers moi: elle m'a parlé; mon émotion a été telle, moi qui suis bronzé contre toutes choses, que je n'ai pas trouvé de voix pour lui répondre ni de pieds pour la suivre. Je me sentais de marbre à travers mon demi-sommeil; le peu d'esprit qui me restait appartenait au monde des esprits, puisque je lisais Faust.—Oui, vous lisiez Faust, et la femme qui vous est apparue vous a marqué votre destinée.—Oui, elle l'a si bien marquée que j'ai fermé le livre et que je n'ai jamais bien retrouvé la page, car ce beau livre c'est la folie dans la sagesse, ou la sagesse dans la folie. Mais comment savez-vous tout cela? Est-ce que vous connaissez cette femme?—Non, mon cousin. Parlons politique.»

Toute la politique d'Octave, c'était Geneviève; mais ce fut en vain qu'il posa devant elle cent points d'interrogation; plus il la questionnait, plus elle embrouillait les cartes: comme la Sibylle, elle se dérobait sous les ramées les plus feuillues. C'était la plus impénétrable et la plus adorable des femmes. Octave changeait tous ses points d'interrogation en points d'admiration.

Le soir, Octave partit pour passer la nuit à Parisis. Quoiqu'il se trouvât très heureux d'être à Champauvert, il comprit que Mme Brigitte ne verrait pas d'un bon oeil qu'il prît pied chez sa cousine. Il ne fallait pas que Mlle de La Chastaigneraye fût soupçonnée—même d'être aimée par son cousin. Quand il fut parti, Geneviève pleura. «Ah! dit-elle tristement, je suis un corps sans âme. S'il ne revient pas demain, je mourrai.»

Il ne revint pas le lendemain.

A Parisis, ce soir-là, il se coucha fort tard. A une heure du matin, il ne dormait pas encore. Il alla chercher un livre dans la biblio- thèque du château. Sur une table il vit un livre ouvert. C'était Faust. Il pencha la tête et vit ces deux mots:—C'EST LA!—qui couraient comme le feu sur ces deux lignes:

«Le sentiment est tout, le reste n'est que la fumée qui nous voile l'éclat des cieux.»

XIII

TROIS MARIS CONTENTS

À son retour à Paris, Octave joua encore les Don Juan dans les entr'actes de sa vie.

La comédie que je vais conter n'a été représentée jusqu'ici sur aucun théâtre, mais elle a été jouée scène pour scène, mot pour mot, aux Champs-Elysées, no 123 et no 125, étage des balcons. C'est une comédie en un acte, un acte nocturne qui pourrait s'intituler les Trois Maris. Il y a cinq personnages en scène, mais les trois maris sont presque des personnages muets; il n'y a à écrire que le duo chanté entre minuit et une heure du matin par M. de Parisis et Mme le baronne de Biançay.

M. de Parisis connaissait beaucoup ces nos 123 et 124 de l'avenue des Champs-Elysées. Au no 123, il était quelquefois attendu très discrètement au troisième étage par une noble étrangère qui s'ennuyait à l'heure où son mari courait le demi-monde. Au no 125, il était non moins discrètement attendu, au quatrième étage, par une très jolie Havanaise née dans un hamac et qui vivait toujours couchée.

Il n'avait pas jugé de utile de faire connaissance avec les maris, si bien qu'il ne les avait jamais vus. Or, un soir vers minuit, pendant qu'il était au no 125, le mari, qui ne savait pas vivre, rentra sans se faire annoncer. Parisis dit gravement au mari qu'il venait pour lui demander la main de sa soeur. C'était l'heure de demander une jeune fille en mariage; mais le mari n'avait pas de soeur.

C'était un Espagnol qui avait des habitudes américaines; il répondit à Octave en lui montrant un revolver. Octave, ne pouvant alors parler cette langue-là, se jeta sur le balcon et escalada les chardons aigus du balcon voisin.

Voilà le prologue de la comédie. Maintenant figurez-vous, dans l'appartement contigu, une jeune femme qui arrive du concert et qui a envoyé coucher ses domestiques. C'est Mme la baronne Blanche de Biançay. Le mari est un chasseur intrépide qui, aimant mieux sa meute que sa femme, est depuis trois jours à la chasse; il est né pour la vie rustique; il aime l'architecture des forêts et non celle de Paris; il meurt d'ennui dans un salon; il s'épanouit dans un chenil. Comme sa femme n'est pas une Diane enchanteresse, il lui donne presque tout l'hiver les agréments du veuvage. C'est la femme de quarante ans qui voudrait bien faucher son regain avec un beau moissonneur armé d'une faux d'or. Elle porte son idéal dans son coeur; mais elle court risque de passer toujours à côté.

Il ne faut pas désespérer: le hasard, qui n'est autre qu'un ministre aveugle de la clairvoyante nature, va jeter son idéal sur son chemin.

En ce moment, M. de Parisis frappa trois coups à la fenêtre. «Eh bien? on frappe à la fenêtre! Qu'est-ce que cela veut dire? C'est un coup de vent, sans doute.»

La baronne écouta. «Voilà qu'on frappe encore! c'est original; je n'ouvrirai pas plus la fenêtre que la porte.»

Nous ne sommes plus ici dans le cercle des grandes dames.

Elle alla soulever le rideau de la fenêtre. Octave était toujours là. «Un homme sur le balcon! s'écria-t-elle.—Madame, ouvrez-moi, de grâce!—Passez votre chemin.—Madame, je vais briser les vitres.»

Blanche se décida à ouvrir la fenêtre. «Mais, monsieur, je suis chez moi.»

Octave se jeta aux genoux de Mme de Biançay. «Madame, pardonnez-moi, je vous en supplie, c'est toute une histoire que je ne vous dirai jamais.—Est-ce une gageure, monsieur?—Non, madame, c'est un quiproquo. M. Sardou vous expliquera cela dans une de ses comédies. Adieu, madame.»

La baronne avait reconnu Parisis. «Ah! vous voulez vous en aller par la porte quand vous êtes entré par la fenêtre; non, monsieur, je vous défends ma porte.—Mais, madame, je ne puis pas m'en aller par le même chemin, car je dois vous dire la vérité: il y a par là un revolver. J'allais partir avec sa femme pour le bal de l'Opéra—en tout bien, tout honneur,—mais il est rentré! Je me suis enfui sur le balcon pour garder mon incognito, mon Othello m'a poursuivi et me voilà à vos pieds. Ah! madame, si j'ai escaladé votre balcon, ce n'est pas sans danger, car vous êtes défendue par des chardons fort aigus, j'ai failli y rester.—Je vous remercie de la préférence; pourquoi n'avez-vous pas pris l'autre balcon? c'est celui d'une danseuse. Ainsi mon appartement n'est plus maintenant qu'une grande route. On entrera chez moi sans dire gare! On y passera pour aller à la Bourse; on y donnera des rendez-vous; je ne désespère pas d'y voir passer un jour les arbres du bois de Boulogne pour aller aux Champs-Elysées.—Adieu, madame, je suis profondément touché de cette hospitalité d'un instant, sans cela j'étais forcé de descendre quatre étages per-pen-di-cu-lai-re-ment! comme une goutte de pluie.—Encore une fois, monsieur, vous ne vous en irez que par la fenêtre. Songez donc, si mes gens vous voyaient ici, je serais perdue. Il est minuit passé; une jeune femme ne reçoit pas de visites à pareille heure.—C'est vrai, madame, je suis désolé d'être entré chez vous si matin; mais que voulez-vous que je fasse? Attendez donc … Il me semble … c'est bien cela … vous êtes Mme la baronne de Biançay? j'ai eu l'honneur de jouer la comédie avec vous au château de Marchais.»

Octave avait pris son lorgnon. La baronne prit sa lorgnette. «Est-ce possible! J'avoue que je ne vous avais pas encore regardé. Quoi! M. de Parisis!—Permettez-moi, madame, de commencer par déposer une carte à vos pieds; car enfin, il faut procéder par ordre. Maintenant, voici une carte cornée.—C'est cela. Et à la troisième visite vous passez par la fenêtre.—Si vous saviez comme je vous aime!—Depuis combien de minutes?—Depuis toujours; ceux qui s'aiment ici-bas se sont aimés dans une autre vie.»

Le duo devenait fort joli, mais il se changea malencontreusement en trio. Le mari outragé avait à son tour franchi les chardons, à son tour il frappait à la fenêtre. «C'est sérieux, dit la baronne. On frappe à la fenêtre; c'est le mari de ma voisine.» Le mari de la voisine cria d'une voix de tonnerre: «Madame, ouvrez la fenêtre, ou je brise les vitres.» Madame de Biançay cria: «Monsieur, je vous prie de passer votre chemin.—Madame, dit Octave, le mari se fâche. Avez-vous des armes?—Oui, un poignard.»

L'Américain donna un coup de pied dans la glace. Parisis saisit une chaise. «Je vais lui passer cette épée à travers le corps.—Madame, un homme se cache ici, cria le mari outragé.»

Octave s'avança vers le revolver: «Je ne me cache pas, monsieur, je suis chez Mme Biançay parce que je vais l'épouser. Si j'ai passé par chez vous, c'est parce que je me suis trompé de numéro. Êtes-vous content?—Tout s'explique. Je suis content! Je vous prie, madame, de me pardonner cette visite nocturne, si j'ose m'exprimer ainsi. Je payerai les verres cassés.»

Octave allait offrir un bougeoir au mari content, mais il était déjà parti.

Mme de Biançay se croisa les bras pour admirer l'impertinence d'Octave. «Monsieur de Parisis, maintenant que je vous ai sauvé de la vengeance du mari, vous n'avez plus rien à me demander et vous allez me dire un éternel adieu.—Un éternel adieu! j'aimerais mieux m'en aller par où je suis venu. Je vous aime et je vous supplie de m'écouter.—Quand vous passerez par la porte.—Par la porte de l'église avec vous à mon bras. Vous me prenez par les sentiments. Mais vous savez bien que je suis mariée.»

Mme de Biançay prit un flambeau. «Si vous voulez avoir le droit de revenir, allez-vous-en.—Comment, vous mettez à la porte un homme qui passe par la fenêtre.—Taisez-vous, vous me faites frémir! aussi je sais bien ce que l'avenir vous réserve. Vous finirez dans un château avec une gardeuse d'oies.—Non, madame, rassurez-vous, je serai foudroyé comme Don Juan, dans les bras d'une belle femme qui n'aura encore rien gardé du tout.—Dieu vous mène à cette terre promise!—La terre promise, c'est vous.—C'est la première venue.—Non, c'est vous. Avant de vous voir, je vous aimais, car vous êtes mon idéal. Depuis que je vous ai vue, je vous adore.—Et les autres? Et Mlle Violette de Parme? Et la comtesse d'Antraygues? Et Mme d'Argicourt? Et celle-ci et celle-là?—Que voulez-vous! Les pêches de l'espalier voisin me donnent toujours soif.—Et vous croyez que je vais descendre de l'escalier pour vous.»

Octave embrassa la baronne. «Quelle saveur et quel parfum!—Mais la voisine?—Sérieusement, je n'ai passé chez elle que pour arriver chez vous.—C'est le chemin le plus court. Mais que dira-t-elle?—Elle pensera que vous avez sauvé son honneur.—Oui! oui! en perdant le mien.—Vous êtes si belle qu'il n'est pas impossible que vous ne le retrouviez.—Je ne comprends pas.—Ni moi non plus. Comme vous avez de beaux cheveux! Il vient un rude vent par cette vitre cassée. Si nous passions dans votre chambre?—Ah! M. de Parisis, ayez pitié de moi, car mon mari….»

Octave avait entraîné Mme de Biancay qui, déjà toute échevelée, se croyait encore forte dans sa vertu.

Les derniers mots de la causerie se perdirent dans le bruit du vent. Mais tout n'était pas dit. Le mari du balcon, qui avait réfléchi, revint furieux. «Non, s'écria-t-il, on ne se sera pas impunément joué de moi, je me vengerai.»

Cette fois, ce n'était plus un mari de comédie, mais un mari de mélodrame. Il acheva de briser la glace. Après quoi, déjà content de cette belle action, il passa l'avant-corps tout entier. Et comme il n'y avait personne, il s'écria:—«Ah! je tiens mon homme, cette fois.» Il entra. Sans doute il allait chercher le duc de Parisis dans les pièces voisines, quand on sonna à la porte. Comme il ne savait pas bien ce qu'il faisait, il alla ouvrir.

Un homme tout aussi emporté que lui entra par la porte comme un coup de tonnerre. C'était le mari de dessous, le Maure de Venise. «C'est trop me braver, dit-il au mari du balcon, croyant avoir affaire à M. de Parisis.»

Il n'y avait pas de lumière dans l'antichambre. «Mais, monsieur, je ne vous connais pas, dit le mari du balcon.—Et moi, monsieur, je vous connais trop. Vous avez monté un étage de plus parce que j'étais chez moi; vous vous êtes dit sans doute que ma femme monterait chez la baronne de Biançay, car la baronne est indulgente aux actions des autres. Quelles sont vos armes, monsieur?—Mes armes! les voilà!»

Et le mari du balcon saisit le mari du dessous pour le mettre à la porte. Naturellement celui-ci résista par les mêmes armes.

Et pourtant ni l'un ni l'autre n'étaient habitués à un pareil duel. C'étaient deux hommes d'honneur, plus ou moins—malheureux,—pénétrés des principes d'une bonne éducation.

Cependant le duc de Parisis et Mme de Biançay s'inquiétaient quelque peu de ce beau tapage. Octave remettait déjà ses gants pour rappeler les maris à l'ordre, mais ce ne fut pas lui qui arriva le premier sur le champ de bataille, tant il trouvait doux d'apaiser la belle effarouchée.

Ce fut le mari de Mme de Biançay. Comme elle l'avait pressenti, il pouvait rentrer cette nuit-là. Et même elle aurait dû en être sûre, puisqu'il avait annoncé son retour pour la nuit suivante. Mais il y a des heures où les femmes n'ont pas la science des hommes. Tant pis pour les hommes qui arrivent avant l'heure qu'ils ont annoncée: ils sont deux fois dans leur tort.

Ce qui est certain, c'est que M. de Biançay, suivi d'un domestique qui portait une valise, arriva pour faire une charmante surprise à sa femme, au moment où le mari du balcon et le mari du dessous s'agitaient dans son antichambre; c'était une belle gymnastique en l'honneur de M. le duc de Parisis. «Qu'est-ce qui se passe chez moi?» se demanda-t-il tout abasourdi.

Il ne fallut pas cinq secondes pour que la colère l'envahît et lui montât à la tête. C'était un homme taillé en hercule, qui n'abusait pas de sa force, mais qui, plus d'une fois pourtant, avait prouvé qu'il ne fallait pas lui marcher sur le pied. Il saisit le mari et le jeta dans l'escalier. C'était le mari du dessous. Celui-ci eût peut-être remonté, si le mari du balcon, qui roulait à son tour, ne lui eût interdit ce chemin-là.

Ce fut une belle fricassée de museaux, selon l'expression d'Octave, car je ne me permettrais pas de parler ainsi de maris malheureux. Non seulement les deux maris roulèrent et continuèrent leur duel, mais ils entraînèrent dans leur chute le domestique de M. de Biançay et la bougie qu'il portait à la main.

La bougie fut éteinte, mais on vit bientôt à tous les étages d'autres maris inquiets du vacarme qui retentissait dans toute la maison. La fête de nuit fut complète, avec illuminations.

M. de Biançay avait repris possession de lui-même et de son appartement. Il s'étonnait de ne pas voir accourir sa femme, car il ne pouvait supposer qu'elle fût endormie pendant qu'on se battait chez elle. Quand M. de Parisis,—tout fraîchement ganté,—apparut portant aussi un bougeoir.

Ils se saluèrent tous les deux avec défiance. M. de Biancay connaissait vaguement M. de Parisis, M. de Parisis ne se rappelait pas M. de Biançay. «Monsieur, dit le mari sans trop prendre les airs d'un mari outragé, voulez-vous m'expliquer cette comédie?—Monsieur, j'allais vous adresser la même question.—Mais, monsieur, puisque vous êtes chez moi et que je suis absent depuis longtemps, sans doute vous savez mieux que moi ce qui s'y passe.—Pas le moins du monde, monsieur.»

Parisis n'était jamais en peine. Les auteurs comiques auraient pu inventer pour lui les situations les plus périlleuses, il en fût sorti gaiement sans sourciller jamais. «Mais enfin, monsieur, permettez-moi de vous demander ce que vous faites ici à deux heures du matin?—Je devrais ne pas vous répondre, répondit Octave, mais vous y mettez vraiment trop de bonne grâce pour que je ne vous confie pas mon secret. La femme du voisin, votre voisin du balcon, est nerveuse à tout casser, elle se trouvait mal, le mari est rentré comme je lui donnais des sels; il n'a pas trouvé cela de son goût. Comme il était armé et que je ne l'étais pas, comme elle me suppliait de ne pas me défendre, j'ai franchi votre balcon croyant passer par un appartement inhabité. La fenêtre était ouverte, le mari m'a poursuivi, j'ai fermé la fenêtre, il a brisé les vitres et a rencontré un monsieur qui avait à lui parler, car vous avez entendu leur conversation. Je ne sais pas un mot de plus.—Eh bien, dit M. de Biançay, ils continuent la conversation dans l'escalier.—Je ne suppose pas, dit Octave, que vous songiez à me mettre en tiers dans cette conversation.—Est-ce que c'est Mme de Biançay, monsieur, qui vous a donné ce bougeoir?—Oui, monsieur; Mme de Biançay, qui vous attendait, a été une femme d'esprit: j'étais entré par la fenêtre, elle a voulu me mettre à la porte. Voilà pourquoi elle m'a donné ce bougeoir pour que je trouve mon chemin.»

Le duc de Parisis salua. M. de Biançay salua. Le duc de Parisis salua une seconde fois. M. de Biançay se demandait s'il devait le saluer d'un coup de pied, mais il se contint et entra chez sa femme. «Ah! mon ami, j'étais bien sûre que vous arriveriez cette nuit, car je vous attendais.—Avec le duc de Parisis!—Quoi, c'était le duc de Parisis? Ah! par exemple, voilà un original! Cette fois, mon ami, il s'est trompé de chemin en passant par la fenêtre.»

Le troisième mari fut content.

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