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Les grandes dames

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XIV

LES FEMMES INVINCIBLES

Cependant don Juan de Parisis perdit quelques batailles vers ce temps-là.

Il surprit un jour presque tout le secret du jeu de cartes. Mme d'Antraygues finit par lui confier les noms de la Dame de Carreau et de la Dame de Trèfle, la duchesse de Hautefort et la marquise de Fontaneilles. Alice s'obstina à cacher le nom de la Dame de Coeur par un sentiment de jalousie, car elle adorait toujours Octave et savait qu'il aimait Geneviève.

Parisis connaissait trop de femmes pour reconnaître celles qu'il ne voyait que de loin en loin. Les figures les plus opposées se confondaient dans son souvenir avec le même souvenir amoureux. Souventes fois, il lui arrivait de causer intimement avec une femme, sans bien se rappeler son nom, comme si toutes les femmes étaient la même, suivant l'expression d'un moraliste.

Dès qu'il eut surpris le secret, il se présenta vaillamment chez la marquise de Fontaneilles, qu'il ne connaissait guère, sous prétexte qu'il voulait danser pour les pauvres. Elle était dame patronnesse de toutes les bonnes oeuvres. On allait donner un bal de bienfaisance, il fallait bien que l'esprit malfaisant y fût représenté.

Quand Octave entra dans le salon de la marquise de Fontaneilles, il y trouva la duchesse de Hauteroche, qui attendait son amie pour sortir.

Mme de Hauteroche, comme Mme de Fontaneilles, était une très grande dame de la plus haute naissance, qui avait traversé jusque-là le monde parisien demi-souriante, mais s'amusant à la fête des autres, ne voulant pas jouer d'autre rôle que celui de femme honnête; on disait que son mari s'amusait pour elle. C'était peut-être une raison de plus pour qu'elle fût plus stoïque dans son devoir. Ce qui est hors de doute, c'est que, jusque-là, nul n'avait marqué son pied dans la neige de ses avenues.

Elle était charmante: une beauté brune et grave, adoucie par des yeux d'outre-mer profonds comme l'Océan; elle avait été blonde, on le devinait encore à la légèreté de ses cheveux.

Quand Mme de Fontaneilles vint pour prendre son amie, elle fut quelque peu surprise de la voir en tête-à-tête avec le duc de Parisis. Ils causaient avec abandon comme des gens qui se sont vus la veille. Octave était partout chez lui.

Il se leva et alla au-devant de la marquise, comme si ce fût elle qui vînt en visite. Elle le remercia de faire si bien les honneurs de son salon; il ne manqua pas de développer ce paradoxe, que les gens bien nés sont tous de la même famille, et que, même avant d'avoir été présentés, ils se savent par coeur.

Ce fut le point de départ d'une causerie imprévue. Les deux dames se révoltèrent à cette idée prétentieuse d'Octave de connaître si bien les gens qu'il ne connaissait pas.

Mais lui, qui n'était jamais pris sans vert, se rappela à propos quelques paradoxes de Lavater. Il s'engagea à dire la bonne aventure à la duchesse et à la marquise, si elles lui permettaient de les dévisager un peu; il n'oublia pas de leur rappeler qu'on n'était pas toujours masqué comme la Dame de Trèfle et comme la Dame de Carreau.

La glace était brisée. La duchesse dit à Octave que Mme d'Antraygues avait trahi le secret de ses amies, mais qu'elle comprenait cela, puisqu'elle savait, par ouï-dire, qu'une femme n'avait pas de secrets pour son amant.

Le duc de Parisis, un physionomiste raffiné, trouva beaucoup de vérités à dire aux deux amies. La première venue parmi les diseuses de bonne aventure remue des vérités, puisqu'elle remue des mots: qu'est-ce donc si le diseur de bonne aventure est un homme d'esprit qui a étudié dans le coin des femmes! Pour connaître les hommes, pratiquez les femmes; pour connaître les femmes, pratiquez encore les femmes: c'est la sagesse des nations folles.

Pendant cette séance à la Lavater, Octave eut l'art de prouver à la duchesse et à la marquise qu'il était éperdument amoureux d'elles. Pendant qu'il leur parlait d'elles, ses yeux leur parlaient de lui. Et ce qu'il y eut de bien fait dans cette oeuvre diabolique, c'est que chacune des deux femmes fut convaincue qu'il n'aimait qu'elle-même.

Mais elles étaient au-dessus de l'amour, même de l'amour de don Juan de Parisis. La marquise de Fontaneilles s'était tournée vers Dieu et ne voulait pas se retourner vers son prochain. La duchesse de Hauteroche, âme plus romaine, aimait la vertu pour la vertu, s'attachant à son devoir non pas avec résignation, comme tant d'autres, mais avec vaillance, fière des victoires de l'âme sur le corps.

Octave perdit bien huit jours—huit siècles pour lui—à errer autour de ces deux vertus; il avait pourtant imaginé une tactique qui lui semblait victorieuse:—Après avoir prouvé à la marquise qu'il n'était pas amoureux de la duchesse, il prouva à la duchesse qu'il était amoureux de la marquise, soufflant l'orage à tous les horizons.—Mais les nuages ne montèrent pas jusque dans l'azur.

Il ne s'avoua pas vaincu; il leva le siège et passa dans un autre camp. Mais tout en courant les petites dames, ses aspirations le ramenaient bientôt aux femmes du monde, parce que s'il trouvait que l'amour est toujours le même au dernier chapitre, quelle que soit l'atmosphère, il trouvait aussi qu'il faut chercher les variations du coeur dans les commencements. Or il n'y a de commencements qu'avec les femmes comme il faut, puisqu'avec les autres on commence toujours par la fin.

XV

L'ESCARPOLETTE

Parisis ne se contentait pas des femmes du monde ni des femmes du demi-monde; les fillettes de tous les ordres, pourvu qu'elles fussent jolies, lui semblaient de bonne prise; son grand art, en ceci, était de se mettre au diapason et d'entrer de plain-pied dans l'intimité des femmes quelles qu'elles fussent. Venait-il une modiste apporter un chapeau, une fleuriste apporter un bouquet, une couturière apporter une robe, il la lorgnait; si elle était belle, il la saluait et lui disait mille folies, au grand dépit de la dame qu'on venait habiller ou coiffer; on lui reprochait de manquer de dignité, mais il disait lui-même qu'il ne reconnaissait pas les bienséances.

Combien d'aventures étaient le second chapitre de ses premières escarmouches!

Aussi, un matin, Mme d'Antraygues surprit-elle Parisis dans son jardin, qui faisait balancer, sur une escarpolette, deux jeunes modistes à qui il avait commandé des chapeaux, sans doute pour coiffer ses arbres. Ces deux modistes étaient des jeunes brunes fort provocantes par l'éclat de leurs yeux qu'elles ne veloutaient pas du tout.

Elles riaient comme des folles, elles criaient en tombant sur l'herbe comme de vraies pensionnaires; il fallait voir Parisis les rouler sur le gazon, les prendre dans ses bras et les remettre sur la balançoire. Mme d'Antraygues, cachée par un magnolia, assista à toute la fête; on s'amusait si vaillamment qu'elle aurait voulu en être, si sa grandeur ne l'eût attachée au rivage.

Elle se montra, les oiseaux s'envolèrent. Parisis les rappela, mais le charme était tombé. «Comment pouvez-vous vous amuser avec ces fillettes? demanda-t-elle à Octave.—Vous voulez que je vous dise le secret, lui répondit-il en riant, c'est que ce sont des femmes et que je m'amuse toujours avec les femmes.»

Le duc de Parisis avait d'ailleurs un goût très modéré pour les fillettes; il n'aimait pas les raisins verts, il disait que la volupté s'accommode mieux du fruit que de la fleur.

Il disait encore que la femme a deux virginités, celle de la chrysalide et celle du papillon. Il aimait mieux le papillon que la chrysalide. La jeune fille n'est d'abord qu'une ébauche; elle n'est une oeuvre d'art qu'après avoir secoué l'arbre de la science.

Les libertins aiment les ingénues; les voluptueux aiment les savantes.
Toutes les forêts sont vierges dans le pays de l'amour.

XVI

LE FESTIN DE MARBRE

Ce fut à peine si de loin en loin le nom de Monjoyeux retentissait aux oreilles de ses amis. Aussi ce fut une vraie surprise quand cette lettre courut à la Maison d'Or, dans le cabinet des journalistes, dans l'atelier des peintres et des sculpteurs, jusque chez M. Beulé-les-Fouilles, secrétaire perpétuel de l'académie des beaux-arts.

«M. Monjoyeux et Mme Monjoyeux prient monsieur de leur faire l'honneur de venir souper chez eux le vendredi, 12 décembre, à minuit.

«Les statues, sculptées par M. Monjoyeux, seront exposées à giorno.

«Avenue de l'Impératrice, 22.»

Quand M. de Parisis reçut cette invitation, il se dit: «Voilà Monjoyeux qui nous prépare un coup de théâtre. Il va nous prouver qu'il est un homme de génie; je ne manquerai pas à cette fête.»

Ce fut une vraie fête. On en parla beaucoup la veille; on en parla bien plus le lendemain; mais ce fut une fête sans lendemain.

Octave ne s'attendait pas à tant d'équipages devant l'hôtel. Il était allé le matin pour voir Monjoyeux; mais quoiqu'il eût beaucoup insisté pour être reçu, quoiqu'il eût remis d'un air victorieux cette carte célèbre qui lui ouvrait toutes les portes, comme naguère à M. de Morny et au comte d'Orsay, un domestique fort bien stylé vint lui dire que ni monsieur ni madame ne pouvaient recevoir monsieur le duc, ce qui aiguillonna d'autant plus sa curiosité.

A minuit, quand il fut annoncé dans le premier salon, il fut ébloui par les lumières, les femmes, les diamants; il connaissait l'hôtel, où durant deux hivers une étrangère célèbre avait reçu le beau monde parisien, mais il n'avait jamais vu tant de haut luxe dans les salons. Les étoffes, les tapis, les bronzes, les meubles, tout avait la marque d'une main savante et prodigue. Dans l'avant-salon, dont Cabanel avait peint le plafond, soutenu par des cariatides de Clésinger, on remarquait une marguerite à la fontaine, d'Ary Scheffer, et une Cléopâtre, de Gérôme, deux civilisations en contraste. Dans le grand salon plus sévère quoique plus riche, Ingres, Delacroix, Meissonier et Diaz, les quatre expressions de l'art moderne, se disputaient les panneaux. «Diable! mon cher, dit M. de Parisis à Monjoyeux, vous faites bien les choses.—N'est-ce pas? dit le comédien-sculpteur; l'habitude du théâtre, l'amour des chefs-d'oeuvre! mais je suis très fier de votre approbation, à vous qui avez le plus charmant petit palais de Paris. C'est mon seul talent, et j'avoue que je suis toujours surpris de voir que les autres font bien. Donnez un million à cent hommes, et ces cent hommes gaspilleront leur million sans montrer une preuve de goût.—Si le goût était à la portée de tout le monde, il n'y aurait rien à faire. Mais je vais vous présenter à ma femme: la voyez-vous là-bas dans cette corbeille épanouie?—Oui, c'est le dessus du panier. Tudieu! mon cher, comme elle est belle! Et vous avez le courage de travailler du marbre quand vous avez sous la main un pareil chef-d'oeuvre! Pour moi, je briserais mon ciseau pour adorer la statue vivante.»

Le duc de Parisis attachait son regard sur Mme Monjoyeux avec un vague souvenir. Il lui semblait la reconnaître comme à la rencontre des Champs-Elysées. «Et pourtant pensait-il, je n'ai jamais vu cette Bretonne que Monjoyeux est allé épouser à Nantes.» Mme Monjoyeux lui rappelait une figure aimée en passant.

Il s'avança vers Mme Monjoyeux, ne s'inquiétant pas de déranger toutes les femmes qui l'entouraient. Il s'assit dans le groupe et parla à tort et à travers de la pluie et du beau temps, de la vie d'artiste, de ses imprévus, des jeux du hasard et des jeux de l'amour. Il eut bientôt conquis toutes les femmes à son esprit railleur et charmant.

Octave avait pour politique de se mettre toujours du côté des femmes, disant que dans le papottage qui court sur les éventails, il y avait beaucoup plus de sagesse à recueillir que dans les phrases sentencieuses des hommes sérieux. Quand une femme cause, elle trahit l'éternel féminin, elle ouvre son coeur sans le vouloir, tandis que l'homme n'ouvre le plus souvent que sa boîte à bêtises, tout bouffi qu'il est de vanité. Et puis, comme disait Octave, du côté des femmes la bêtise elle-même a son prix. Il allait plus loin, il disait que la femme est parfaite dans le mal comme dans le bien; tandis que l'homme, sous prétexte d'être un animal raisonnable, n'est en définitif qu'un animal.

M. de Parisis fut quelque peu surpris de ne pas reconnaître une seule Parisienne parmi toutes ces femmes qui faisaient cortège à Mme Monjoyeux. C'était la fleur des pois de cette société étrangère qui règne dans les Champs-Elysées et l'avenue de l'Impératrice, Havanaises, Péruviennes, Polonaises, Espagnoles et autres expressions des mondes voyageurs. Quand on veut improviser un salon, il faut s'adresser à ces peuplades pittoresques, toujours gaies et vives, qui paraissent et disparaissent sans marquer de vifs souvenirs. «C'est cela, pensa Octave, Mme Monjoyeux n'ayant pas de racines dans le monde parisien, a ouvert sa porte aux passagères des quatre mondes. Tant mieux, ce sont de jolis oiseaux très apprivoisés qui chantent sans trop se faire prier la chanson de l'amour. Nous allons nous amuser ce soir: je suis bien sûr qu'il n'y a pas une bégueule ici et qu'on pourra avoir de l'esprit sans peur de l'estampille.»

Tout en causant avec les femmes, M. de Parisis cherchait à reconnaître les hommes errants ou discutant en groupes dans les salons. C'était le tohu-bohu des premières représentations, avec quelques peintres et sculpteurs en plus. Monjoyeux, en effet, n'allait-il pas donner une première représentation? Il y avait là les critiques du lundi, les causeurs du samedi, les polémistes du dimanche, les chroniqueurs de toute la semaine. Il y avait là les gentilshommes du turf, les patriciens du Moulin-Rouge, du Café Anglais, de la Maison-d'Or; quelques hommes politiques, retenus par la patte aux comédiennes; l'académie des beaux-arts et l'académie française étaient représentées par leurs plus jeunes étoiles. En un mot, tout Paris.

Un valet vint avertir que madame était servie. Monjoyeux pria Octave de donner le bras à sa femme, quoiqu'il eût là les personnages consacrés. M. de Parisis obéit avec sa grâce accoutumée; il ne faisait jamais de façons pour passer le premier: c'est un bon pli à prendre à Paris, quand on a vingt ans. Il y a ainsi des personnalités qui s'imposent et prennent le pas sur tout le monde, sans qu'on sache pourquoi. Les hommes s'étonnaient bien un peu de toujours voir Octave jouer le premier rôle, quand tant d'illustrations ne venaient qu'après lui; mais les femmes trouvaient cela très naturel: il était jeune, il était beau, il était fier; pour les femmes, ce sont là des titres plus sérieux que les titres du génie. Et puis, il était duc. Molière a fait sauter les marquis; peut-être qu'aujourd'hui, en face des immortels principes—des principes immortels—les marquis ne songeraient pas à faire sauter Molière, s'il n'avait pas ses deux siècles d'immortalité? Nous avons fait tant de chemin! Le monde marche, mais il marche dans un cercle.

M. de Parisis était, d'ailleurs, un homme bien élevé, qui savait son monde; je ne parle pas de son stage en diplomatie, car il était né diplomate. Quand il se trouvait en face d'une illustration de haute roche, il avait l'art, avec ses quartiers de noblesse, de lui faire un piédestal; nul ne savait mieux mettre en relief dans sa vraie lumière un homme de génie, ou même un homme de talent. Et c'était d'autant mieux fait, qu'il se montrait fort impertinent pour toutes les médiocrités tapageuses qui sont le désespoir des esprits d'élite. Il disait que chaque génération, dans la capitale du monde, enfante à peine laborieusement cinquante hommes dignes d'être étudiés, cinquante intelligences qu'il faut aimer et qu'il faut craindre. Octave ne s'y trompait pas, il admirait et il adorait les grands hommes d'aujourd'hui; mais, du haut de son dédain, il disait aux petits hommes montés sur les échasses de la réclame: «Retirez-vous de leur soleil.»

Cependant, trois portes à deux vantaux s'étaient ouvertes; on avait été saisi par le radieux spectacle d'un atelier, un ancien théâtre intime, où Monjoyeux avait dressé une table de cinquante couverts sous les lumières ruisselantes des plus beaux lustres du Murano.

Dirai-je quel fut l'éblouissement de tout le monde devant le luxe féerique de cette salle et de cette table? Les plus belles étoffes des Indes, brochées d'or et d'argent, retombaient à larges plis sur les murs et s'étoilaient par des candélabres en cristal de roche. Sous chaque candélabre se profilait une élégante jardinière ou un svelte brûle-parfums; ici un émail cloisonné, là une merveille de Sèvres. On marchait sur un tapis de Smyrne moussu et fleuri.

La table était magnifique; les festins de Paul Véronèse ne donnent pas une idée de ces splendeurs toutes modernes. A la place de toutes ces misères argentées ou dorées qui jouent au luxe, Monjoyeux avait mis deux statues; le surtout était un admirable buste à deux têtes, représentant les deux faces de la femme, le bien et le mal, l'ange et le démon.

C'était le portrait de Mme Monjoyeux.

Aucun des convives, tout en la reconnaissant, n'osa prononcer son nom. Pourquoi ce symbole? Le regard courait de surprise en surprise, l'esprit se perdait aux énigmes. «Mesdames et messieurs, dit Monjoyeux en s'inclinant avec sa bonne grâce accoutumée, sous prétexte de vous convier à un festin, j'ai voulu vous montrer mes oeuvres. Je ne sais pas si vous les trouverez dignes de vous et dignes de moi; mais je sais bien que le souper sera exquis, c'est l'oeuvre de Mme Monjoyeux.

Un cri d'admiration s'était élevé autour de toute la table. «La critique est de rigueur, mais l'admiration est interdite, dit Monjoyeux en s'asseyant; voyez cela tout à votre aise, faites comme si je n'étais pas là. Le poète Destouches a dit: «La critique est aisée et l'art est difficile;» mais depuis que Janin, Théophile Gautier et Saint-Victor font de la critique avec toutes les magnificences de l'art, nous avons changé tout cela. C'est l'art qui est facile, c'est la critique qui est malaisée.—Vous en parlez bien à votre aise, Monjoyeux, dit M. de Parisis. Vous avez raison, d'ailleurs: la critique est malaisée devant de pareilles oeuvres; il y a longtemps que je n'ai vu le marbre moderne me parler si éloquemment.—Oui, dit un musicien, ces lignes si blanches, et si harmonieuses chantent comme des mélodies de Gounod.—On dit que les dieux s'en vont, dit un néo-grec; les dieux peut-être, les déesses, point. Voyez plutôt, ces deux belles statues qui marchent sur la table viennent toutes radieuses de l'Olympe.»

Une jeune femme demanda ingénument quelles étaient ces deux déesses; son voisin, un journaliste répondit: «Je reconnais dans celle-ci Cybèle ou, si vous aimez mieux, la Nature. Voyez comme elle éclate dans sa jeunesse! Quel rayonnement!—Mais, l'autre? dit la jeune femme.—L'autre, madame, je ne la connais pas.»

De bouche en bouche, la même question courut toute la table. «Quelle est cette statue,—quelle est cette dame,—qui pourrait bien me dire son état civil,—est-ce une jeune vierge?—est-ce une jeune épouse?» M. de Parisis lui-même demanda à Mme Monjoyeux quel était le symbole révélé par cette figure. «Quoi! vous ne la reconnaissez pas? dit Mme Monjoyeux, vous l'avez pourtant bien souvent fréquentée.—Je ne m'en souviens pas; vous que je n'ai jamais vue, madame, il me semble que je vous connais; mais cette figure, aucune idée ne me la rappelle.—Je vous dis, monsieur, que vous ne connaissez que cela. Une femme qui marche de son pied de marbre sur les roses blanches comme sur la neige … une femme qui regarde de son oeil candide le bleu des nues … Cherchez bien.»

A cet instant, les questions furent toutes si vives que Monjoyeux dit en souriant: «Eh quoi! mesdames, eh quoi! messieurs, vous ne reconnaissez pas la Vertu! Il y a donc bien longtemps qu'elle n'est plus à Paris?—La Vertu, dit une Espagnole, elle n'est pas habillée comme cela. La vertu prend ses robes chez Worth.—Comment, madame, dit un poète, vous ne savez donc pas que la vertu n'est vêtue que de sa pudeur?—A Athènes, c'est possible, dit une Écossaise, mais à Paris, la pudeur est une robe trop légère.—Mais le marbre aussi est une robe impénétrable, dont la chaste blancheur protège la femme; une femme en marbre n'est jamais nue.—C'est vrai, dit M. de Parisis, mais ce marbre tressaille et frémit comme la chair, c'est la seule critique que je fasse devant ce chef-d'oeuvre. Monjoyeux a fait de sa Vertu une femme plutôt qu'une déesse.—Votre critique est un éloge, dit Monjoyeux à Octave. La Vertu est une femme et non une déesse; j'aurais pu la faire plus penchée, plus chrétienne, plus ascétique; j'aurais pu lui donner les pâleurs des vierges byzantines, mais je n'ai pas ainsi compris la Vertu. Pour moi, c'est la femme dans toute sa force et dans toute sa splendeur. Si elle est la Vertu, c'est parce qu'elle domine la nature jusque dans sa luxuriance. Elle a triomphé de sa beauté et de son sang, elle foule aux pieds dans les roses les épines enflammées de la volupté. N'est-ce pas, messieurs, que cela a son cachet Metternich?

Disant ces mots, Monjoyeux leva son verre de vin du Rhin et but après avoir salué sa voisine.

Le souper s'annonçait gaiement: les savoureux parfums des faisans, des bécasses, des gélinotes, des écrevisses, des truffes, se mêlaient aux vertes senteurs des roses, des fraises et des framboises, aux bouquets des vins de Bordeaux et des vins de Bourgogne, des vins d'Aï et des vins de Johannisberg; sans parler des vagues odeurs qui s'échappaient des femmes, épaules et chevelures. Tous les esprits s'enivraient déjà et entraient en campagne armés des plus beaux paradoxes.

Mais la causerie avait beau courir par tous les méandres de l'imprévu, les yeux ne pouvaient se détacher des figures sculptées par Montjoyeux; la Cybèle et la Vertu, les groupes d'enfants joueurs, le buste à deux faces, tout prenait le regard et l'âme des convives, tant la beauté traduite par le marbre a d'empire sur les esprits. «Parler en prose devant de si belles choses, ce n'est pas bien parler, dit une Parisienne qui était en face du poète; voyons, monsieur Homère, faites des vers à Phidias.—Des vers! Pour qui me prenez-vous?—Pour un poète, tout bêtement.—Un poète! Il n'y en a plus qu'un, ce merveilleux joueur de rimes, Théodore de Banville, qui raille tout, même sa poésie, dans des vers charivariques.—Et Hugo?—Oh! celui-là est un Dieu!»

Cependant, on admirait la Cybèle et la Vertu. La Cybèle semblait sculptée par le ciseau vivant et fleuri d'Allegrain; c'était la même abondance et le même charme. La grande déesse avait la poésie d'une amante et la fécondité d'une mère. C'était une fête pour les yeux de suivre le jeu de la chevelure, la beauté du profil, les ondoiements et les serpentements de ces lignes savantes qui couraient avec la grâce antique des épaules aux seins, des hanches aux cuisses, sur les bras luxuriants comme sur les jambes fières. Le marbre avait une force et une saveur incomparables; c'était Cybèle ruisselante de vie, moins robuste que si elle fût sortie des mains de Phidias, moins divine peut-être, mais plus humaine.

La Vertu était une belle figure tout à fait nue. Un sculpteur médiocre eût copié les anciens qui représentaient cette figure voilée. Mais la chaste blancheur du marbre n'est-elle pas une robe virginale? Et, d'ailleurs, si la Vertu est nue, elle ne le sait pas. Elle est trop divinement candide pour songer qu'elle n'a pas de péplum, de draperie ou de robe. Elle ne se défendait de l'amour que par la candeur de son attitude. Monjoyeux était un philosophe qui savait que les femmes qui se défendent avec violence sont celles qui tombent bientôt vaincues, car la violence c'est déjà la passion.

Cette statue, c'était bien la Vertu. Elle levait les yeux et cherchait l'amour du ciel. Il y avait en elle de la nymphe antique, mais il y avait aussi de la jeune fille chrétienne. Le sculpteur l'avait détachée des passions terrestres avec cet art souverain qui triomphe des rébellions du marbre. Les nymphes de Diane se fussent agenouillées en passant devant elle et auraient baisé sur la neige l'empreinte de ses pieds légers; les vierges de Vesta auraient respiré, dans son atmosphère, je ne sais quelle douceur et quelle vertu divines,—l'air vif des régions sereines qui chasse les orages de l'âme.

Ce beau marbre appelait et retenait le regard charmé. On le contemplait de face, on tournait autour avec le même charme. La Vertu était belle comme si elle devait donner encore plus de regrets à l'Amour. L'artiste l'avait coiffée avec un goût savant; il avait noué une grappe de fleurs dans sa chevelure ondulée à l'antique. Il y avait dans le visage, dans le cou, dans les épaules, dans les bras, dans le torse, dans les jambes, dans toute la figure, une jeunesse de contour, une préoccupation de style, une caresse amoureuse et chaste du ciseau, qui ne sont familières qu'aux maîtres. «N'est-ce pas, s'écria Monjoyeux, que c'est beau de voir la Vertu?—Oui, en marbre,» répondit le duc de Parisis.

XVII

UN TOAST A LA FEMME

M. de Parisis, tout en jetant un mot à droite, à gauche, en face de lui, en homme bien écouté, cherchait à pénétrer dans l'esprit et dans le coeur de Mme Monjoyeux. Plus il regardait, et plus elle lui rappelait une femme qu'il avait connue. «N'avez-vous pas été blonde, madame?—Non, monsieur.»

Octave regardait de plus près la dame. Pour lui, toute l'énigme de la fête était là. Aussi s'inquiétait-il bien moins que ses voisins du symbolisme des figures de marbre qui dominaient la table; la vraie statue, c'était la femme du sculpteur.

Mais, comme tous les sphinx, Mme Monjoyeux ne se laissait pas pénétrer. Soit qu'elle fût bête, soit qu'elle ne le fût point, elle avait l'art de le paraître à propos. A certaines questions, elle répondait par un sourire qui n'était ni la malice, ni la niaiserie, mais qui en exprimait vaguement l'effet. Tantôt elle répondait de travers, rompant les chiens, puis jouait à l'école buissonnière; si Octave lui parlait de l'empereur de Russie, elle lui répondait que le pape était un fort galant homme, puisque le jour où elle s'était agenouillée pour baiser sa pantoufle, il avait daigné lui tendre la main. «C'est étrange, pensait Octave, cette femme est restée Bretonne, quoique ses yeux accusent çà et là des perversités de fille d'Eve.»

Selon sa coutume, M. de Parisis tentait des mots risqués; alors Mme Monjoyeux le regardait avec une candeur de vraie Bretonne. Octave s'aventurait alors sur une autre route; curieux en toutes choses, il suivait les femmes partout où elles voulaient le conduire, même sur les Alpes de la vertu, les pieds dans la neige, le front dans le ciel. Il trouvait une autre volupté à changer d'horizon. Les natures amoureuses ne gardent l'amour qu'en variant ses images à l'infini.

Avec Mme Monjoyeux, si M. de Parisis devenait austère, elle se hâtait de le ramener au sourire, quelquefois même à l'éclat de rire. Il ne croyait pas, d'ailleurs, que ce fût un jeu savant: c'était sans doute le hasard des idées et des mots. «Comment trouvez-vous mon mari? dit tout à coup Mme Monjoyeux; à tort ou à raison, il me trouve bien faite…—Il m'est impossible, madame, interrompit Octave qui ne faisait jamais de compliments, d'avoir une opinion sur ce point délicat.—Une opinion sur ce point délicat, vous l'aurez tout à l'heure, écoutez-moi jusqu'au bout.

Mon mari n'est pas un de ces artistes qui font une statue d'après une statue; comme il dit qu'une statue est une femme, il prend ses modèles parmi les femmes…—J'ai compris, madame: ces seins adorables de la Cybèle, ces hanches savoureuses, ces jambes de chasseresse, ce sont vos seins, vos hanches et vos jambes.—Chut! dit la jeune femme, si on nous écoutait.»

Elle baissa la tête comme pour cacher sa rougeur. «Eh bien! madame, dit Octave, mon opinion est maintenant toute faite; ce chef-d'oeuvre de l'art, c'est le chef-d'oeuvre de la nature; les générations futures remercieront les dieux d'avoir donné une pareille femme à un pareil sculpteur.—Mais, moi, je ne me consolerai jamais d'avoir été ainsi trahie dans ma nudité.»

La jeune femme continuait à pencher la tête, comme si tout le monde avait le secret de sa beauté. «Pourquoi cette fausse pudeur? reprit M. de Parisis. Vous êtes traduite mot à mot, et je ne doute pas que la traduction ne soit digne de l'original, mais c'est la chair traduite en marbre; or, le marbre ne rougit jamais, parce que le marbre est au-dessus de cette pudeur atmosphérique inventée par des couturières qui avaient des robes à placer. Si la femme rougissait de montrer quelque chose, elle devrait rougir de montrer sa figure, puisque la figure est l'expression des sept péchés capitaux.»

Et une fois dans ce steeple-chase du paradoxe, Octave débita toutes ses opinions avancées sur la pudeur du nu. «En effet, dit Mme Monjoyeux, la robe n'habille pas.»

Aux deux bouts de la table, en face de M. de Parisis, partout l'esprit courait gaiement sur la nappe; la gaieté resplendissait comme une lumière nouvelle, sur les coupes, les roses et les raisins. Monjoyeux remarqua que les femmes prenaient des expressions de bacchantes et que les hommes devenaient irrésistibles, parce qu'ils ne savaient plus ce qu'ils disaient.

Il jugea qu'il était temps de porter un toast pour être écouté. Sa coupe de vin de Champagne était pleine; il la présenta à sa voisine, et lui dit qu'il allait bien parler, puisqu'il allait porter un toast à la femme. «Chut! mesdames, dit la voisine de Monjoyeux, le sculpteur va parler!»

Tout le monde porta la main à son verre, tout le monde écouta. On connaissait la phraséologie pittoresque de Monjoyeux, on ne doutait pas de son éloquence, de ses idées originales, de ses saillies imprévues. C'était une bonne fortune de l'entendre.

Monjoyeux s'était levé, la coupe à la main, le front souriant, le sourire moqueur. Il secoua sa crinière comme un lion qui part pour la chasse; il promena son regard sur ses convives et sur ses statues; il jeta un coup d'oeil étrange sur sa femme et porta ce toast: «Mesdames et messieurs! je bois à la femme!»

Tous les hommes se levèrent et burent à la femme, «Chut! dit une dame, il ne faut pas boire, il faut parler; on n'a pas si souvent l'occasion d'entendre faire l'éloge des femmes. «Eh bien! dit Monjoyeux, écoutez-moi et ne m'interrompez plus.»

Il trempa ses lèvres dans la coupe: «Je bois à la femme! parce que la femme est l'alpha et l'oméga, le premier et le dernier mot, l'enfer et le paradis, le mal et le bien, la chute et la rédemption.

«L'homme s'agite, la femme le mène. C'est que la femme est tout à la fois le bien et le mal, la quatrième vertu théologale et le huitième péché mortel. Comme l'ange rebelle, qui se souvient du ciel et qui travaille pour l'enfer, la femme est commencée par Dieu et achevée par Satan.

«Où est la femme? disait le magistrat que vous savez, à chaque procès que plaidaient ses justiciables.

«Où est la femme? répètent avec le subtil questionneur tous ceux qui veulent expliquer à peu près raisonnablement l'histoire des peuples et le roman des âmes.

«Quand un sculpteur a fait une belle statue,—où est la femme? Quand un poète a fait un beau livre,—où est la femme?

Quand un héros a gagné une bataille,—où est la femme?

«Dans l'Olympe, le dieu de la pensée est un homme; mais Apollon, que fait-il sans les neuf muses? Or, toutes les femmes sont des muses, muses des passions et des crimes, des héroïsmes et des misères.

«Elus ou réprouvés, déchus ou rachetés, notre destinée commune se rattache à l'Eden ou à Bethléem: nous relevons tous d'Eve ou de Marie.

«Ab Jove principium!» s'écrie le poète fervent. Mais s'il veut que nous confessions Jupiter, il faut que, sous les antres de Crète, il nous ait arrêtés d'abord dans le groupe souriant des nourrices du jeune dieu.

«Le ciel lui-même n'aurait plus sa chaleur et sa lumière, sans cette présence réelle de la femme!

«La lyre d'Apollon ne commence à vibrer que sous le souffle léger de Daphné qui s'enfuit. Sans Isis, Osiris n'est que la moitié d'un dieu; sans Sitâ, Ramâ serait à peine un héros! Quand l'âme du vieux Faust échappe aux griffes tenaces de Méphisto, elle flotte incertaine de sphère en sphère. En vain chemine-t-elle à travers les étoiles: ce ne sont pas les saints et les martyrs qui donneront un refuge à la pèlerine errante. Mais elle a retrouvé celle qui fut Marguerite, mais elle a été touchée par le rayon de la mère sept fois douloureuse, elle est sauvée, elle est en possession de sa destinée bienheureuse, elle est entrée en possession de l'éternel féminin!

«Redescendons sur terre. Aussi bien la femme n'est pas suzeraine seulement sur les cimes sacrées; Marie l'égyptienne et sainte Thérèse ont des soeurs; voyez-vous d'ici l'escadron volant des courtisanes de tous les pays, des déesses en chair et en os, qui vont au sabbat des passions; celles-là imposent le mot d'ordre à toute l'infernale compagnie d'ici-bas; mais les unes et les autres gardent une égale influence.

«Pour rassurer contre quarante ans d'épreuves l'âme orageuse de Michel-Ange, mon divin maître, il suffit du mystique attachement de la marquise de Pescaire. Pour ruiner et dépraver André del Sarte, il ne faut qu'un caprice vaniteux de sa Lucrèce.

«Depuis Eve, qui n'aimait pas assez Adam, et depuis Zuléïka, qui aimait trop Joseph, les individus et les empires vivent au gré de quelques femmes.

«L'Orient et l'Occident s'ébranlent pour Hélène, la veuve aux cinq maris; Hercule est vaincu par Omphale; Antoine est dompté par Cléopâtre; Eurydice entraîne Orphée dans les Champs-Elysées; Merlin est emprisonné par Vivianne; Fastrade, morte, enchaîne Charlemagne sur son tombeau; Béatrice élève Dante jusqu'aux bleus sentiers du paradis.

«Ce n'est pas Hiram, c'est Balkis qui bâtit le temple de Jérusalem; c'est la veuve adultère de Ninus qui dresse les portiques de Babylone; c'est la courtisane Rhodope qui assemble les masses énormes des Pyramides; mais c'est Thaïs la courtisane qui brûle les palais de Persépolis. Aspasie trône au sommet d'une des grandes périodes, Hersilie ou Véturie arrête la fureur des soldats qui s'égorgent; mais que la Pompadour, marquise de hasard, jette sa pantoufle au plafond en signe de guerre, et les armées de l'Europe bivaqueront sept ans sur les champs de bataille.

«Donnez des couteaux à Judith, qui va délivrer Béthulie, et à Mlle de Corday, qui s'imagine sauver la France. Mettez la hache aux mains de la Jeanne de Beauvais et l'étendard fleurdelysé aux mains de la Jeanne de Domrémy: Dieu agit par le ministère de ces violentes et de ces inspirées.

«Est-ce Dieu encore, est-ce Satan qui collabore avec la Florentine au 24 août 1572?

«Et vous, Marie Stuart, et vous, Marie la Sanglante, et vous, Elisabeth, ô grande vestale de l'Occident! et vous, Catherine de Russie, qui avez régné sur le roi Voltaire, et vous, Germaine de Staël, ô prophétesse éloquente! qui avez troublé les nuits de Napoléon, dites quelle force secrète vous poussa en avant, dans ces luttes où vous avez témoigné une timidité si fière et une énergie si virile. Ah! vous le saviez, tempétueuses héroïnes: le spectre des affaires humaines appartient à qui sait vouloir, et les hommes s'inclinaient pour saluer nos volontés souveraines qui passaient.»

Monjoyeux se versa du vin de Champagne: «Qui s'avise de contester aujourd'hui l'incontestable autocratie des femmes? S'il restait un athée pour la nier au moment même où la raison d'Etat abroge la loi salique, ce n'est pas moi qui essayerais de guérir sa misogynie, et je n'irai pas, pour si peu, visiter, dans le char de ma rhétorique, Sapho sur son rocher trop hanté, Paule de Viguier à son balcon de Toulouse, Mme de Sévigné en son hôtel Carnavalet, ou Mme Récamier à l'Abbaye-aux-Bois.

«Laissons Mme Roland sur son échafaud triomphal et Mlle de La Vallière dans son illustre solitude.

«N'outrageons pas, par un commentaire indiscret, tant de charmantes visions des tombeaux, Mme Henriette ou Mme de Longueville, Marie Touchet ou Mlle de Romans. Vous savez votre histoire des rois de France, rois qui règnent sous le gouvernement de leurs femmes ou de leurs maîtresses. Là, au lieu de dire: Où est la femme? Diogène vient avec sa lanterne, et dit: Où est l'homme?

«Un jour de révolution, le ministre des affaires étrangères n'eut pas le temps d'enlever son portefeuille; celui qui vint après s'écria: Je tiens le mot du sphinx! Il ouvrit le portefeuille: il y trouva un portrait de femme, puis un autre portrait de femme, puis une lettre de femme, puis une autre lettre de femme.

«La femme est le dernier mot du Créateur. Le grand maître avait d'abord sculpté les mondes, puis le mastodonte, puis l'aigle, puis le lion, puis l'homme; il termina par la femme. Ce fut alors qu'il se reposa pour se contempler dans son oeuvre.

«Je bois à la femme! parce que sans la femme que vous voyez là, en face de moi, je n'eusse pas sculpté ces bustes, ces groupes, ces statues, qui prouvent, j'imagine, que je ne suis pas un déshérité.

«Sans cette femme, qui est en face de moi, on dirait encore de moi comme naguère: «Monjoyeux! un hâbleur! qui promet toujours d'être un homme de génie, qui ne se montre au théâtre que pour se faire siffler, qui n'entre à l'atelier que pour sculpter des mots.» Grâce à cette femme, j'ai sculpté du marbre.

«Où est la femme?»

«La femme, la voilà! C'est toujours la femme qui fait le miracle; pour le pauvre diable, la femme endimanche la vie; pour les artistes, elle donne une âme au génie. Mais pour le sculpteur qui n'a pas de marbre, que fait-elle? Ecoutez bien.»

La figure de Monjoyeux prit une expression tout à la fois amère, byronnienne, satanique. «J'étais las d'entendre mes ennemis, mes amis me corner aux oreilles les conquêtes des autres, les oeuvres de celui-ci, les chefs-d'oeuvre de celui-là: ce qui voulait dire que je ne faisais rien. Ne rien faire, messieurs! c'est déjà beau, savez-vous! C'est étudier et c'est admirer. Les sots ne se croisent jamais les bras. Toutefois, si c'est une vertu de ne rien faire pour entrer aux académies, il ne faut pas en abuser, comme a dit Chamfort. Un soir que Parisis, Saint-Aymour, Villeroy, Miravault, me mettaient au défi de prouver mes forces, je suis rentré chez moi, où, durant deux nuits et deux jours, j'ai surexcité ma volonté. La Volonté! une femme celle-là! une fière femme, quand on l'aime jusqu'au sacrifice. Après deux nuits et deux jours, je suis sorti, mais criant comme Newton après ses deux années de visions célestes: «J'ai trouvé!»

«Cinq minutes après, on a pu me voir entrer bravement,—je ne rougis jamais, car je suis comme l'ancien, je porte mon âme sur mon chapeau,—dans une maison quelque peu célèbre par ses folies nocturnes et diurnes. Que ceux qui ne connaissent pas la maison, messieurs, me jettent la première pierre.»

M. de Parisis remarqua l'agitation et la pâleur de Mme Monjoyeux, qui regardait le sculpteur avec effroi et avec colère.

«Je n'y restai pas longtemps, poursuivit Monjoyeux. Je ressortis bientôt ayant au bras une femme voilée, qui n'était pas précisément vêtue comme une femme du monde qui va à la messe. Comme je ne voulais pas porter la queue de sa robe dans les rues, nous montâmes dans le premier fiacre venu, qui nous conduisit chez moi. A peine arrivé, la femme avisa ma chambre à coucher et se déshabilla à demi pendant que je lisais une lettre.

«Non, lui dis-je. Vous vous imaginez peut-être que c'est une maîtresse que je suis allé prendre dans cette joyeuse maison où je vous ai trouvée si insouciante, si oublieuse et si belle. Non! si vous voulez, vous serez ma force et non ma faiblesse. Je vous ai choisie non pour humilier la femme, mais pour venger la femme; je vous ai choisie pour faire la satire en action de mon siècle.» Elle ne comprenait pas du tout, je mis mon coeur à nu devant elle, je lui démasquai toutes mes batteries. «Si vous voulez jouer un grand rôle, lui dis-je, venez avec moi; vous serez mon compagnon d'armes dans la guerre terrible que je vais faire à la société. Vous ne changerez pas de métier, mais vous remonterez d'un degré, parce que c'est le dernier mot de l'oeuvre qui moralise l'oeuvre. Là-bas, où je vous ai prise, vous étiez au premier venu qui donnait un louis à la porte. Dans le monde où nous allons, vous serez encore au premier venu, mais les louis se multiplieront à l'infini: je dirai que vous êtes ma femme.»

«Cette fille rougit pour moi; elle ne rougissait plus pour elle. Ne rougissez pas, lui dis-je, vous comprendrez un jour pourquoi nous jouons ces deux rôles. Donc, je dirai que vous êtes ma femme. Je suis idéologue, sculpteur, machiavéliste, vous irez solliciter pour moi des monuments à faire et à défaire; je suis un grand homme politique, comme tous ceux qui n'ont rien à faire: nous courrons le monde, et, comme trop d'hommes politiques, je sauverai tous les Etats. C'est vous encore qui serez le trait d'union entre moi et le pouvoir, à Pétersbourg comme à Paris. Une femme a manqué à Machiavel, voilà pourquoi il est mort de faim. Je vous jure que si vous êtes belle—sans être rebelle,—nous n'aurons pas fait vainement le tour de l'Europe. Nous deviendrons riches, moi glorieux, vous plus éblouissante, et toute ma fortune si bien acquise sera pour vous.» Cette fois, elle comprit. Jouer un pareil rôle, pour une pareille femme, c'était déjà de se dégager de ses langes immondes. Ce n'était pas d'ailleurs la première venue. Elle était bien née et elle avait à se venger. Elle voulut m'embrasser: «Non, lui dis-je, je ne vous connais pas, je ne vous embrasserai jamais; vous serez une femme pour tout le monde, excepté pour moi.» Et en effet, messieurs, cette femme que vous voyez là, en face de moi, ce n'est ni ma femme ni ma maîtresse.»

Un cri traversa la salle. La jeune femme tomba évanouie dans les bras de Parisis.

Jusque-là, elle avait espéré que Monjoyeux ne la démasquerait pas; il lui avait promis de ne pas la trahir; elle ne pouvait croire à cette brutalité; mais c'en était fait, il venait, d'une main fière, d'arracher le masque et de la rejeter à toute sa honte. Il ne mesurait pas l'abîme. Il voulait frapper fort et frapper juste. Voilà tout. «Ce n'est rien, dit-il en homme expérimenté, ce n'est rien: c'est une femme qui se trouve mal.»

Et il poursuivit:

«Nous commençâmes le lendemain. Est-ce la peine de vous le dire? Ma volonté, armée de cette femme, a triomphé de tout; j'ai été, du premier coup, l'ami des princes, courtisé par les courtisans. Nul n'a résisté à cette femme. J'ai improvisé de belles statues, car j'avais avec moi quatre praticiens romains, des fiers à marbre; j'ai donné à chaque prince la géographie future de l'Europe, tous ont reconnu que j'avais le secret de toutes les politiques. Mais ce n'est pas le génie qui m'a donné tant d'or, tant de croix et tant de titres, car je suis comte italien, baron bavarois, grand d'Espagne, pacha, prince valaque. Non! c'est la beauté de cette femme qui a tout fait. Et combien de femmes aujourd'hui qui ont fait la même besogne!»

Il salua sa compagne dans cette oeuvre infernale. «Pardonnez-moi, madame, si je vous ai mise en scène au dénouement de ma comédie.» Puis, se tournant vers les femmes qui faisaient mine de vouloir sortir pour sauver leur dignité: «Encore un mot, mesdames, je vous en prie.» Il monta sur la table, armé d'un marteau. «Il faut bien qu'on le sache, je me dépouille de tous ces oripeaux indignes de moi.»

Il arracha ses commanderies et les jeta à ses pieds. Il prit dans sa poche des parchemins qu'il alluma aux bougies. Le silence était plus profond et plus terrible autour de lui.

Il y avait quelque chose du jugement dernier dans ce soufflet donné à son siècle sur la joue d'une courtisane.

Il frappa d'un premier coup de marteau la figure de la Vertu. «Je ne veux pas qu'il reste rien de cette oeuvre impie.»

Un cri de douleur retentit par toute la salle. Frapper un chef d'oeuvre, c'est frapper l'humanité elle-même. On cria autour de lui.

«O divine Vertu! dit-il sans écouter, je te révère trop pour permettre que ce marbre souillé ose transmettre ton adorable figure.»

Il donna un second coup de marteau. La statue fut défigurée.

Il se retourna soudainement et marcha sur les rosés et les camélias qui jonchaient la table jusqu'au piédestal de Cybèle.

—Et toi, sainte Nature! s'écria-t-il, toi qui es l'image de Dieu, toi dont les adorables mamelles m'ont allaité, toi qui as mis au monde les Grecs du temps de Socrate, les Italiens du temps de Léonard de Vinci, les Français du temps de Molière et du temps de Saint-Just, je ne veux pas qu'un indigne souvenir te puisse profaner. Je t'ai représentée dans ta souveraine beauté; mais ce marbre a subi les attouchements impudiques de l'or.»

Et il frappa la statue sur le front, sur la joue, sur les lèvres. En une seconde, c'en était fait de ce chef-d'oeuvre.

Vainement Parisis s'était élancé pour empêcher cette profanation. Monjoyeux, comme un Titan déchaîné, ne se fût laissé dominer que par la foudre.

Tout le monde était debout; la pâleur, l'effroi, la tristesse étaient répandus sur les figures. La plupart des convives ne comprenaient qu'à demi. On se demandait s'il était fou. «Mesdames et messieurs, dit-il en s'inclinant une dernière fois, fier d'avoir créé son oeuvre et fier de l'avoir sacrifiée, je redeviens Monjoyeux comme devant. Je crois que j'ai acquis le droit de me croiser les bras comme je faisais.» Il prit un cigare sur la table. «De toute fortune, je ne me garde que ce cigare,—la dernière fumée!—Je retourne à ma chaumière de la rue Germain-Pilon. Adieu, mesdames! adieu, messieurs! Je ne suis plus ici chez moi.»

Et se tournant vers celle qu'on appelait Mme Monjoyeux: «Adieu, madame Vénus, adieu! Vous avez été héroïque dans le mal; si je vous avais aimée, vous eussiez été héroïque dans le bien.—Adieu! Nous ne nous reverrons jamais. Vous êtes ici chez vous. Faites que les hirondelles viennent bâtir leurs nids à vos fenêtres.»

Il sortit, le front levé, la démarche hautaine, comme Frédérick-
Lemaître dans Ruy-Blas.

Les femmes qui étaient là ne portèrent pas leurs flacons à la jeune femme, toujours à demi évanouie, qui croyait rêver, qui étouffait dans son humiliation et qui ne trouvait pas la force de s'humilier tout haut.

Ces dames mettaient en toute hâte leurs pelisses et leurs chapeaux,
«Que dira-t-on de nous demain? se demandaient-elles toutes.

Quelques-unes s'enfuirent, les plus curieuses demeurèrent.

Les hommes commentaient diversement ce que Monjoyeux appelait sa satire en action. «C'est un fou, disaient les uns.—C'est un sage, disaient les autres.—C'est un sage et un fou,» pensait Parisis, qui avait reconnu enfin Mme de Marsillac.

XVIII

HISTOIRE DE MADAME VÉNUS

Cependant Mme Vénus s'était levée et voulait parler à son tour: «Encore un instant, mesdames les femmes comme il faut, je prends la parole et on ne refusera pas de m'entendre.» Les dames, plus curieuses encore qu'indignées, se tournèrent vers Mme Vénus. Elle avait subi les rudes paroles de Monjoyeux comme on subit un coup imprévu. Le premier sentiment est la défaillance, mais le coeur se relève, les tempes s'enflamment, la vengeance prend le mors aux dents.

Tout emportée qu'elle fût toujours par sa nature, elle s'était contenue, elle avait aimé Monjoyeux, elle avait eu l'adoration de son génie: elle n'avait pas voulu, car elle était généreuse, se jeter à sa traverse pour lui couper son effet, comme on dit au théâtre. Elle se réservait son rôle.

Quand elle prit la parole, elle rougit, le sang lui monta à la gorge; elle faillit ne rien dire; mais après cette première secousse, elle retrouva sa voix et ses idées. «Ne vous imaginez pas, mesdames, dit-elle en essayant de railler, que je vais me laisser égorger comme une colombe à l'autel du sacrifice. Monjoyeux est un grand comédien comme il est un grand sculpteur, il lui fallait une femme pour jouer son jeu, il m'a prise où il m'a trouvée. Mais cette femme n'était pas la première venue; moi aussi je voulais jouer mon jeu, moi aussi je voulais me venger.

«Etes-vous bien sûres, mesdames, qu'entre les lèvres et la coupe, il n'y a pas un abîme? On dit à la jeune fille: «Ce lit nuptial s'appelle la vertu, tu n'aimeras pas celui que tu aimes, pour épouser celui que tu n'aimes pas.» C'est la loi du monde depuis que le roi du monde s'appelle l'argent. L'odieux argent, dites-vous, l'odieuse pauvreté, dis-je; entre l'argent et la pauvreté, il y a tous les crimes.

«Je ne veux pas m'humilier jusqu'à vous dire qui je suis. Une fille, si vous voulez, mais une femme aussi. Je garde mon secret. Quelle que soit la chute, sachez-le bien, le coeur garde un battement pour Dieu; plus la nuit est profonde, plus l'âme se tourne vers le ciel. Adieu, mesdames, vous êtes toutes, je n'en doute pas, des vertus inaccessibles. Peut-être une de vous, en rentrant le soir, ira tirer les verrous sur la porte de sa fille, non pour préserver la fille qui dort dans son lit virginal, mais pour préserver l'amant de la mère qui se cache dans le lit conjugal.»

Les femmes n'avaient guère écouté, mais la sacrifiée avait eu des auditeurs sérieux.

Tout le monde se regardait et se demandait le secret de cette comédie; mais se tournant vers Octave, Mme Vénus lui dit: «Monsieur de Parisis, je ne veux confier mon secret à personne, hormis à vous seul.»

Ces mots éloignèrent les derniers invités. «Et maintenant que nous sommes seuls, dit Parisis en prenant la main de la jeune femme, vous aller me confier le secret de votre vie.—Je vous dirai tout, car il vous a fallu un grand courage pour rester avec moi après tous ces sarcasmes; mais ne restons pas là, devant ces débris d'un odieux festin, qui est pour moi une orgie de l'esprit sinon des lèvres.»

Les domestiques, qu'on avait renvoyés, étaient revenus peu à peu et semblaient se demander à qui il fallait encore obéir. «Retirez-vous, dit la dame du logis d'une voix douce et calme; il ne me faut que ma femme de chambre, que je vais retrouver là-haut.»

Et elle passa devant Octave. Le duc avait souffert de tous les coups portés à cette femme d'une main brutale. Il lui avait fallu un vrai caractère pour rester avec elle en face de tous ceux qui la fuyaient. Il risquait d'entamer sa dignité héraldique. Il pouvait bien, le soir, courir les folies nocturnes avec ses amis, mais en face des gens du monde il était toujours resté un homme du monde.

Au haut de l'escalier du premier étage, après avoir traversé une antichambre, la dame se retourna vers lui et lui fit signe de s'asseoir sur le divan d'un petit salon, doucement éclairé par une lampe pompéienne. «Je m'étonne, lui dit-elle, que vous me demandiez le secret de ma vie; ne l'avez-vous pas deviné, vous qui êtes un homme d'esprit, vous qui m'avez surprise à Bade?»

Octave avait reconnu Angèle depuis qu'elle s'était évanouie, comme si elle eût laissé tomber ce masque d'innocence qu'elle s'était fait. «C'était vous! Je le croyais et je ne le croyais pas.—Vous savez pourtant bien avec quel art une femme peut faire, défaire et refaire sa figure.—Oui; en changeant la couleur de ses cheveux, en accentuant ses sourcils, en marquant un grain de beauté pour changer l'expression, on se fait une autre femme.—J'avais juré que vous ne me reverriez jamais; que vous ne feriez pas la lumière sur la nuit de Bade; qu'une fois au moins, dans ma vie, je garderais quelque prestige dans le souvenir d'un galant homme; mais notre rencontre chez le juge d'instruction m'avait arraché cette illusion.—Je suis un homme d'esprit, dit M. de Parisis, c'est pour cela que je reconnais que tout est impossible et que tout est invraisemblable.—Comme mon histoire! Et pourtant mon histoire est toute simple. Je vais vous la conter avec l'abandon d'une pauvre fille qui serait au confessionnal.»

Angèle leva les yeux comme pour retrouver les méandres du passé. Octave se renversa sur un coussin tout en attachant son regard sur la jeune femme. «Mon cher ami, vous ne connaissez pas la pauvreté? Eh bien! vous aurez toutes les peines du monde à me comprendre. Celui qui n'a pas traversé la misère noire, comme disent les pauvres gens, la misère qui a faim et qui a froid, ne pressent pas toutes les angoisses de l'enfer. Le pauvre n'existe pas et il souffre toutes les existences. Le pauvre est un inconnu que personne ne veut recevoir, parce qu'il arrive dans la vie sans lettres de recommandation. Je m'appelle Angèle-Hélène de La Roche-Parmailles. Je vous livre le nom de mon père, le baron de La Roche-Parmailles, parce que vous êtes un galant homme et que vous comprenez tout. Je ne l'ai jamais dit à personne. J'ai pris quelquefois le nom de Montrigeac, qui fut un des fiefs de notre famille. Hélas! où sont les fiefs? où est la famille? La première révolution a supprimé les fiefs, la prochaine supprimera la famille, si ce n'est déjà fait! Mon père n'était pas riche, il était garde du corps quand il épousa ma mère. En 1830, il accrocha son épée et se fit gentilhomme campagnard. Mais il aimait ma mère et ma mère aimait Paris; il vendit la petite terre de Parmailles pour complaire à ma mère. On vint à Paris, on prit pied rue du Bac, au coin de la rue de Varennes, dans une maison où j'ai vu mourir Mme Dorval. La pauvre femme! elle me caressait les cheveux sans se douter que je serais plus malheureuse encore qu'elle ne le fut, elle qui mourut de chagrin. Il n'y avait jamais d'argent à la maison, mon père voulait faire figure avec ses anciens camarades, ma mère voulait aller dans le monde. Le capital était entamé, il ne restait plus que quatre-vingt mille francs quand on les risqua pour chercher fortune. Quoique mon père fût resté fier, il se laissa convaincre qu'il pouvait, sans déroger, s'associer dans un hôtel garni, l'hôtel de ——, où d'ailleurs il ne devait jamais paraître. Dans deux associés, il y a presque toujours un fripon, celui qui n'a pas d'argent. Au bout de deux ans, l'associé de mon père avait quatre-vingt mille francs et mon père avait des dettes. Vous voyez d'ici le désastre: mon père en mourut.

«Ma mère, le dirai-je! était plus malheureuse encore que coupable, elle chercha à se consoler. Quand les femmes ne trompent pas, ce sont elles qui sont trompées. Ma mère était loyale, elle risqua sa vertu, elle donna ses derniers jours de beauté; on lui avait promis une fortune, elle croyait aux contrats du coeur, on ne lui donna qu'un éclat de rire. Elle courut toute désespérée se réfugier chez une de ses amies à Montmartre. Une femme déchue aussi, qui n'avait sauvé que des épaves. J'avais quatorze ans, vous voyez le tableau, vous voyez l'exemple. Pas une âme au monde qui veillât sur nous.

«Nous vivions avec cette femme. Quel pain que celui-là! Des hommes venaient ça et là, je comprends à moitié, j'étais révoltée, ma mère se révolta elle-même, car elle ne voulait pas descendre jusque-là. Avec les derniers bijoux, on loua une chambre. Ma mère prit une aiguille et travailla héroïquement depuis le soleil levant jusqu'au soleil couchant, car la lumière achetée coûte trop cher.

«J'allais concourir pour le Conservatoire, mais ma maîtresse de piano, une méchante femme, croyant que notre misère n'était pas vraie, voulut être payée et m'abandonna. C'était la dernière planche de salut. On nous avait fait quelque crédit en me croyant déjà une artiste: tout le monde se détourna.

«Je me jetai dans les bras de ma mère et je pleurai longtemps. Ma mère pleura plus longtemps que moi. Je voyais ses belles larmes tomber sur d'affreux torchons qu'elle ourlait, car elle n'avait pas le droit de pleurer les bras croisés. Oh! les travaux forcés à perpétuité! on ne les connaît pas au bagne de Toulon: c'est au bagne de Paris qu'il faut les voir!

«Je pris une aiguille moi-même et je travaillai avec ma mère. Total: trente sous par jour. Et pas une heure pour relever la tête, pas une heure, excepté le dimanche quand nous allions nous cacher derrière un pilier pour écouter la grand'messe à Notre-Dame-de-Lorette. C'était notre seul luxe. Je masquais les reprises de ma robe en me serrant contre ma mère. Bientôt il ne me fut plus possible de sortir ensemble: nous n'avions plus qu'une robe!

«Je priais Dieu; mais si Dieu se montrait, où serait la vertu? Dieu est en nous, qui nous montre le bien et le mal; Dieu, c'est la conscience.

«Je priais encore, je priais toujours; je ne pouvais croire alors à de pareilles épreuves. Il nous fallut souffrir la faim et le froid, toutes les misères, que dis-je, toutes les humiliations. Quand on parle de cela aux gens riches, ils ne comprennent pas; ils sont comme les voyageurs qui ne voient que les rives d'un pays et qui n'en devinent pas les déserts, les abîmes et les volcans.

«Nous nous trompions ma mère et moi; nous reprenions encore sur nos lèvres, pour nous regarder, le sourire des meilleurs jours. Cette dernière expression de ma mère souriante dans sa douleur mortelle m'est restée dans l'âme; je la vois toujours ainsi, comme ces saintes femmes qui allaient au supplice avec une flamme divine dans les yeux, parce qu'elles marchaient pour la gloire de Dieu.

«On m'a souvent parlé de la charité, je l'ai même vue en peinture, mais je vous jure que la charité ne s'est pas montrée une seule fois pendant notre misère. Je me trompe: une femme est venue un jour, qui avait de l'or dans la main et qui a parlé à ma mère; je ne comprenais pas bien et déjà je voulais embrasser cette femme,—une marchande à la toilette qui vendait plus de femmes que de robes,—mais je compris bientôt; elle venait proposer à ma mère de vendre mon coeur, de vendre mon âme.

«Les pauvres esclaves qu'on vend en Orient ne donnent pas leur âme parce qu'elles ne connaissent pas leur âme, mais la femme chrétienne donne sa part de paradis le jour où elle vend son corps.

«Vous devinez bien que ma mère mit cette odieuse créature à la porte, mais ce fut le dernier coup. Le soir même, quand ma mère se coucha plus tôt que de coutume, ce fut pour ne plus se relever. Je ne pouvais croire à la mort de ma mère; pendant plus de trois semaines ce fut une agonie, ce fut presque une agonie pour moi-même. J'ai veillé ma mère toutes les nuits; le jour, je tombais de fatigue et de chagrin sur le bord de son lit; le médecin ne vint que deux fois, quoiqu'il m'eût promis de venir souvent, mais ce n'était pas le médecin des pauvres. Quelques voisines me donnaient cinq minutes çà et là, mais j'étais presque toujours seule. Un matin ma mère sembla se ranimer: «Ah! si tu m'apportais des oranges et du raisin, il me semble que cela irait bien.» Je n'avais pas un sou, mais je mis mon chapeau et mon mantelet, je descendis en toute hâte et je courus chez cette abominable marchande à la toilette, car je savais où elle demeurait. C'était tout près, rue Fontaine-Saint-Georges. Avant d'arriver chez elle, je m'arrêtai devant une boutique de fruitier où je vis des oranges et des raisins. «Ah! pensai-je, comme ma mère sera heureuse!» Les raisins étaient magnifiques, quoiqu'on fût en janvier; on avait entr'ouvert une boîte où ils semblaient m'appeler par leur belle couleur dorée.

«Enfin, me voilà chez la marchande à la toilette. Que vous dirai-je? Je ne venais pas pour faire des façons; le sacrifice était déjà consommé; j'avais demandé pardon à Dieu, je priais pour mon âme, mais j'apportais mon corps à toutes les souillures.

«Ce qui m'a toujours surprise et révoltée, c'est qu'on trouve à toute heure un homme pour cet odieux sacrifice. Celui qui vint ce jour-là n'était pas, comme il arrive quelquefois, un vieillard qui se retourne vers la jeunesse, c'était un jeune homme qui cherchait des émotions, à peu près comme ces enfants cruels qui tuent une colombe à coups de canif. Cette horrible profanation d'une pauvre fille, qui tout à l'heure croyait à tout, et qui désormais ne croira plus à rien, s'est accomplie dans l'arrière-boutique de la marchande à la toilette. Je regardai ce jeune homme avec stupeur. Savez-vous quelle était sa volupté? C'étaient mes larmes, c'était mon effroi, c'étaient mes sanglots. Paris renferme des Héliogabales par milliers.»

Ici Angèle s'interrompit. Parisis remarqua qu'elle ressentait encore toute l'horreur de cet attentat; elle avait pâli, la fièvre l'agitait, elle criait toujours vengeance.

Elle se leva et fit quelques pas dans l'attitude d'une muse tragique. «Vous êtes belle ainsi, lui dit Octave.—Je vous demande pardon, dit-elle simplement; je me croyais seule tant j'étais retournée loin dans le passé.»

Elle retomba dans un fauteuil et continua:

«Ma mère eut ses raisins et ses oranges. Elle mangea une orange et une grappe de raisin, sans se douter du prix qu'elles me coûtaient. Puis, tout à coup, comme si l'idée lui en fût venue, elle rejeta ce qui restait et tomba dans le délire. La nuit même elle mourut.

«J'avais encore cent quatre-vingts francs; cet argent ne me brûla pas longtemps les mains, ma mère ne fut pas enterrée dans la fosse commune, mais, hélas! son linceul n'en fut que plus souillé, puisqu'il était le prix de ma honte.

«Vous devinez quel fut mon dégoût pour toutes choses, surtout quand, au convoi de ma mère, je ne vis venir que la marchande à la toilette. Et comme elle priait Dieu! c'était à croire que Dieu l'inspirait.

«Quoique je fusse alors à deux pas de la mort, j'étais énergique. Je résolus de me venger. Dieu m'avait trop abandonnée pour que je n'abandonnasse pas Dieu. On m'a dit que vous étiez athée: eh bien! moi, quand je m'agenouillai sur la terre qui recouvrait ma mère, je ne pouvais pas prier. Je fus logique, puisque Dieu n'existait pas, puisque le monde n'était qu'un marché de dupes, puisque l'argent avait raison de tout, puisque la vertu n'était qu'une légende. Je levai la tête avec dédain, et d'un air railleur je dis à la marchande à la toilette: «Et maintenant que Dieu m'a pris ma mère et que vous m'avez pris mon âme, que me reste-t-il?—Je serai ta mère,» me dit-elle. Sur ce mot, je la quittai avec horreur.

«Je ne rentrai même pas à la maison. J'eus encore un souvenir du ciel; je marchai d'un pas ferme vers le refuge Sainte-Anne, aux Filles repenties. Mais il n'y avait pas une place, pas un lit de paille! Je me décidai tout à fait à me venger d'une pareille société, où il n'y avait ni une place pour travailler, ni une place pour prier Dieu. Je pris une patente pour le vice légal.

«Je me vengeai de moi sur moi-même. Je dis mon nom tout haut; je me trompe, je ne gardai que mon nom de baptême:—Angèle,—un nom bien fait pour une pareille mission, et je pris le nom de celui qui m'avait donné l'horreur de l'humanité en me donnant l'horreur de l'amour. Il se nommait M. de Marsillac; voilà pourquoi vous m'avez connue à Bade sous le nom de Mme de Marsillac.»

Octave avait écouté silencieusement. Il pria Angèle de lui expliquer sa figure à Bade. «Comment! lui dit-elle, vous n'avez pas compris? Vous m'avez vue à Bade sous ma figure toute naturelle. Trois fois en trois ans, je me suis donnée un mois pour respirer un peu d'air vif dans la vie. La première année, je suis allée aux bains d'Ostende; la seconde année, aux Pyrénées; la troisième année, à Bade. Je devenais alors, pendant tout un mois, une honnête femme dans le sens le plus rigoureux du mot; aussi ne fût-ce pas un jeu que je jouai avec vous à Bade. Si vous n'aviez éveillé en moi un vif sentiment,—l'avoue- rai-je,—c'était l'amour qui me surprenait pour la première fois, —l'amour sur le fumier de mon corps,—j'eusse résisté stoïquement. Vous avez vu le lendemain comme je me suis enfuie honteuse de ma défaite, parce que je m'étais juré à moi-même de ne pas souiller mes vacances.—Etrange femme que vous faites! murmura le duc de Parisis. Savez-vous que vous êtes admirable dans vos déchéances comme dans vos rappels de vertu!—Je ne suis pas admirable: j'ai le courage de ma situation et j'ai le courage de mon coeur. Ce qui me soutient quand je me souille, c'est l'idée de la vengeance; ce qui me relève devant moi-même, c'est qu'au milieu de ces infamies, j'ai gardé mon âme fière. Vous avez lu Rolla?—Si j'ai lu Rolla! je le sais par coeur.—Eh bien! il y a beaucoup de vers qui entrent dans ma vie comme des flèches d'or. Vous dirai-je qu'une nuit Monjoyeux faillit en finir avec moi comme le héros d'Alfred de Musset, mais je voulus mourir aussi; ce fut ce qui le sauva, parce qu'il trouva cela mélodramatique de mourir à deux. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que je n'ai été pour lui qu'une étude et un modèle. Même avant qu'il ne me prît pour jouer son grand jeu, j'étais allée poser dans son atelier; il me trouva fort belle, mais l'admiration de l'artiste ne fut point altérée par l'amour du voluptueux. Il m'avait vue souvent dans le salon—de conversation —avec les autres femmes, sans aller plus loin. Une seule fois, il monta dans ma chambre, je lui avais, malgré moi, ouvert mon coeur; ce soir-là il était désespéré, il voulait mourir, il voulait me prendre pour le marbre de son tombeau, mais, comme je vous l'ai déjà dit, je voulus mourir aussi, voilà pourquoi il ne mourut pas. Six mois après, il revint et me dit à l'oreille: «Tu te venges ici de l'humanité, moi aussi je veux me venger; veux-tu jouer un grand rôle?»

Vous savez le reste, je ne voulais pas éternellement m'acclimater dans ce bourbier; quoi que je pusse faire, je ne risquais pas de tomber beaucoup plus bas: je me sentais une vive sympathie pour Monjoyeux, je jurai d'être à lui comme une esclave qu'il aurait achetée. Je fus donc pour tout le monde, excepté pour lui, Mme Monjoyeux.

XIX

LE THÉ DE MADAME VÉNUS

Angèle pencha la tête: «Ou plutôt, reprit-elle, je fus pour tout le monde Mme Tout-le-Monde—Mme Vénus, comme disait Monjoyeux.—Ainsi, dit M. de Parisis, vous avez pris votre rôle au sérieux.—Oui, certes, ce n'était pas un simulacre. Jamais Danaé n'a vu tomber de pareilles pluies d'or. Monjoyeux, dans son jeu railleur, terrible, insensé, me jetait dans les bras de quiconque avait les mains pleines d'or, de diamants et de croix. Je ne pouvais pas trouver étrange de faire des façons pour une poignée d'or, moi qui n'en faisais pas pour une poignée d'argent.—Je vous avoue que je ne croyais pas qu'au delà des fortifications, la femme, quelque belle qu'elle fût, pût trouver le chemin de Corinthe.—Mon cher duc, vous êtes dans les vieilles idées. Paris n'a plus comme vous que des sceptiques qui n'ont que des passions de vingt-quatre heures—et encore si la nuit dure vingt-quatre heures. Il faut courir, je ne dirai pas les provinces, mais les capitales étrangères, pour trouver des paladins sérieux, de ceux-là qui vous mettent aux oreilles, sur la poitrine, les perles et les diamants des reines de l'ancien régime.—En un mot, des hommes de l'âge d'or.—Oui! riez d'eux, parce que vous n'avez ni assez d'argent, ni assez d'amour pour les imiter; mais ce sont de vrais hommes, ceux-là. Au lieu d'attacher leur nom aux biens de ce monde, ils attachent leurs biens à la beauté d'une femme. Croyez-vous donc qu'une femme ne soit pas un joli coffre-fort? Ne raillons personne. Tout le monde a tort et tout le inonde a raison.»

Parisis rappela que c'était son principe. Angèle continua: «Vous vous imaginez peut-être que je vais quitter cette maison comme a fait Monjoyeux, laissant la clef sur la porte et en emportant une cigarette? Nenni! nenni! mon cher. Je veux me relever de mes humiliations de ce soir; non pas par la vertu qui ne veut pas de moi, mais par la fortune qui ne fait fi de personne. Vous me verrez au Bois ces jours-ci dans une daumont qui fera du bruit, par ses quatre chevaux, aux quatre coins du monde. Les journaux diront tant de mal de moi que je deviendrai célèbre avant la fin de la saison. Et alors nul ne sera digne, parmi les plus dédaigneux, de dénouer la ceinture de Mme Vénus.—Excepté moi!—Vous, vous ne comptez pas, parce que vous comptez trop. Or, puisque je suis chez moi, voulez-vous prendre du thé?»

Angèle sonna. Un domestique se présenta à moitié endormi; mais elle lui donna l'ordre de servir le thé avec un air de souveraine grandeur qui le réveilla subitement. Il comprit qu'elle était la maîtresse de la maison.

Octave se rappela le thé de Mme d'Antraygues quand le domestique apporta un service de Saxe. Mme Vénus avait profané ses lèvres dans la porcelaine de toutes les nations, dans le vieux Japon, comme dans le vieux Chine, dans le vieux Sèvres, comme dans le vieux Saxe, jusque dans la faïence hollandaise et dans la majolique italienne. Quoique Octave trouvât quelque peu ridicule de dédaigner la bouche qui a bu, quand on ne dédaigne pas la coupe où on a bu, tout en se souvenant de Mme de Marsillac, il était encore assez délicat pour ne pas chanter avec Mme de Monjoyeux la ballade du Roi de Thulé.

Il ne jeta donc pas, ce soir-là, sa coupe à la mer. «Adieu, dit-il à Angèle, la force des choses nous rejettera en face l'un de l'autre.—Adieu, dit-elle tristement, ce jour-là je vous dirai mon secret, car j'en ai encore un à vous dire.»

Tout le monde parla bientôt du luxe, des chevaux, des cheveux et des amants de Mme Vénus.

XX

LE SOUPER DU COMMANDEUR

Octave était de ce célèbre dîner des athées, qui a soulevé l'indignation des journaux religieux, comme si les nuages étaient cloués au ciel. On sait que le dîner des athées, qui se donnait les samedis à la Maison d'Or du pays latin, fut illustré par quelques figures fort à la mode aujourd'hui, et qui seront encore célèbres demain.

Un soir que Parisis allait dîner à la Maison d'Or du pays latin, au célèbre cénacle des athées, il arriva bras dessus bras dessous avec un historien qui a écrit l'histoire de Dieu parce qu'il ne croit pas à Dieu.

Comme il allait entrer, il vit arriver avec fracas une dame à la mode dans une demi-daumont, ce qui était un spectacle pour tout le quartier. Il reconnut bientôt Mme Vénus, car elle n'avait plus d'autre nom. Elle en était à son quatrième baptême. Ce devait être le dernier.

Elle donna la main à Octave en descendant de voiture: «Ah! que je suis heureuse de vous voir! lui dit-elle avec une véritable expansion. Il me semble qu'il y a un siècle que je ne vous ai vu, il me semble que je serai un siècle sans vous voir.—Vous êtes en bonne fortune, ma chère?—Oui. Je suis attendue là-haut par Ali-Baba. Pendant que vous allez dîner comme des Parpaillots, nous dînerons comme des Turcs. Saluez mon amie, qui est une turquoise.»

Disant ces mots, et pendant que Parisis essayait une plaisanterie du sérail à la dame, Angèle tourna la tête avec inquiétude, comme si elle eût peur d'être suivie. «Je ne vous cache pas, dit-elle en dépassant Octave, que j'ai M. Othello, mon dernier amant, à mes trousses.» Puis, se retournant vers Parisis, elle lui dit à l'oreille: «Quand m'offrirez-vous du thé chez vous? Voilà mon vrai festin! Ce jour-là je vous dirai mon secret.»

Octave serra la main d'Angèle et rejoignit ses amis.

On se mit à table: un convive renversa une salière. Grand émoi dans tout le cénacle! Pas un qui ne prît du sel et ne le jetât derrière lui pour apaiser les dieux irrités. On se regarda, comme si on dût trouver Judas autour de la table. «Saluons! dit un savant,—un des quarante,—la philosophie préside ici.»

La philosophie, c'était un bas-bleu, un bas-bleu par excellence qui a étudié les passions dans son coeur, et qui sait bien comment tombe une femme. C'est une plume d'or qui dit que la parole est d'argent: voilà pourquoi elle ne parle pas à table.

A cet instant, un convive attardé ouvrit la porte. Ce fut un bien plus grand émoi, quand on aperçut un treizième convive.

Le treizième convive s'avança pour se mettre à table; mais tout le monde se leva avec épouvante et prit son chapeau. Le dernier venu, qui avait son chapeau à la main, s'éclipsa pour ne pas appeler sur lui même la vengeance des dieux.

On dîna gaiement jusqu'à la première entrée. Un journaliste, versant à boire à son voisin, cassa une coupe à vin de Champagne: on faillit se signer. «C'est un jour néfaste, s'écria un ancien; casser un verre dans lequel on n'a pas encore bu!—Comment donc, s'écria un moderne, c'est de bon augure: rappelez-vous le festin de Faliero.—Par le doge! dit un poète chevelu, oeil d'aigle et de colombe, voilà deux couteaux en croix! Est-ce contre nous que le poignard s'aiguise?»

Un historien critique néo-grec qui a passé par Venise, ciseau de Praxitèle, palette de Titien, s'écria: «Serons-nous toujours asservis à ces enfantillages? Ne sommes-nous pas sous le portique?—Voyons, dit un éclectique qui voulait marier Dieu et le diable, l'âme et le néant, ne soyons pas si absolus; n'oublions pas que plus d'un d'entre nous cache sous son sein une médaille de la Vierge.—Ou la croix de sa mère, dit un romancier à deux figures.—N'oublions pas, reprit l'éclectique, que plus d'un de nous, en rentrant ce soir, saluera chez lui quelque belle madone veillant sur un berceau, ou quelque doux portrait de mère partie pour le ciel.—Question d'art, dit l'historien critique.—Mais l'art, qu'est-ce autre chose que l'expression de la grandeur humaine s'élevant jusqu'à la grandeur divine?—Tu parles trop bien, bipède saugrenu, reprit le Mérovingien. Tu vas devenir charentonesque, si tu te fais si majestueux. A quoi bon convaincre ces Philistins?»

A propos d'art, on parla poésie, peinture et musique. Comme il est convenu que deux musiciens sur quatre ont le mauvais oeil, presque tous les convives conjurèrent les jettatores chimériques en faisant la fourche de Satan avec leurs doigts. Une superstition de plus!

Et pourtant il y avait là de véritables grands esprits, qui sont l'honneur des dernières années dans la poésie, dans l'histoire, dans l'art et dans la science. Ils croyaient honorer l'intelligence en arrachant d'une main hardie la dernière herbe des préjugés. Quelques-uns se disaient athées, mais nul ne l'était; nier Dieu, c'est déjà le reconnaître; s'il n'existait pas, il ne serait pas nié.

Un second philosophe parla ainsi: «Dieu a voulu déjouer la logique humaine: comme nous n'entrons jamais dans la coulisse du théâtre où il joue son grand rôle, nous n'avons pas le secret de la comédie. Par exemple: comment Dieu, qui doit être le bon Dieu, a-t-il pu nous condamner à l'origine, dans la figure d'Adam et d'Ève? Puisqu'il était Dieu, c'est-à-dire l'universel et l'infini, il savait que la femme pécherait et entraînerait l'homme dans sa chute; c'était donc un jeu cruel. Quel, est le père de famille qui voudrait condamner d'avance toute sa lignée?—Dieu n'a voulu la chute que pour la rédemption, dit le bas-bleu.—A moins, dit un sénateur, que Dieu ne sache pas mieux que nous l'histoire du lendemain, entraîné lui-même dans le tourbillon des mondes qu'il a créés, mais qu'il ne domine pas, comme un père de famille qui devient bientôt l'esclave de ses enfants.—Un Dieu aveugle! Il est bien plus simple de dire que Dieu n'existe pas.—Si Dieu n'existait pas, nous n'aurions pas l'idée de Dieu.—Tais-toi, tu n'est qu'un orgueilleux; tu as fréquenté les poètes classiques; tu trouves que ce n'est pas assez de descendre des croisées, tu veux descendre de plus haut.—Alors Dieu ne serait qu'une question de livre héraldique, un soleil d'or sur champ d'azur.»

Le sénateur voulut être profond: «Crois-moi, puisque le monde est éternel, c'est qu'il n'a pas eu de commencement. Que serait venu faire Dieu?—Et le chaos.—Es-tu bien sûr que le chaos ne soit pas encore le chaos, et qu'il ne sera pas toujours le chaos? Dieu, c'est la vie universelle, c'est le pain et le vin du cénacle, le pain et le vin du cénacle matériel. Nous avons tous notre part de divinité passagère, comme les vagues de l'Océan ont leur part de soleil.—Il n'est pas plus difficile de croire à la Trinité.—La Trinité! c'est le Vrai, le Bien et le Beau, trois figures en une seule, ou une figure à trois faces. Les philosophes de l'antiquité ne disaient-ils pas que ces trois grandes vertus, qui ne vivaient que dans l'âme des hommes, étaient supérieures à tous les dieux?—A tous les dieux fainéants de l'Olympe, puisque le Vrai, le Beau, le Bien inspiraient des idées, des oeuvres, des actions,—Voilà les trois types de l'humanité, voilà les trois dieux, les trois dieux éternels.—Ce sont les dieux de notre âme; mais les dieux de notre corps?—Ce sont les trois dieux de la nature: l'air, le feu, l'eau.—Et que faites-vous de la terre?—C'est l'homme qui est la terre, berceau et tombeau de la vie universelle.»

Chacun bâtissait sur la nappe son petit château de cartes philosophique. Parisis prit ainsi la parole:

«Pour moi, la force n'est pas sur les choses, mais dans les choses. Rien de ce qui se fait sur la terre n'est l'oeuvre du ciel. Héraclite avait raison: l'univers n'a été créé ni par les dieux ni par les hommes; il a été et sera toujours un feu vivant qui se ranime et s'éteint pour se ranimer encore. Mais Héraclite était timide dans ses idées, car il fait apparaître Jupiter, quand il dit que la comédie du monde est un jeu que Jupiter joue avec lui-même. Moi, je ne reconnais de Dieu que dans l'imagination des poètes et des femmes. Ce ne sont pas les dieux qui ont créé l'homme à leur image, mais ce sont les hommes qui ont créé Dieu à leur image. Ou plutôt ce sont les hommes qui sont les dieux, puisqu'ils ont la puissance créatrice, matérielle et immatérielle, le réel et l'idéal. Corneille a créé Mlle Corneille et Chimène; Molière a fait Mlle Molière et Célimène. Quelle folie de vouloir qu'un Dieu se cache dans la coulisse pour faire mouvoir les polichinelles et les poupées de la scène du monde! De même que nous respirons pour notre corps l'air vivifiant, notre front allume sa pensée dans un rayonnement invisible comme l'air, mais qui est la source de feu de toute pensée. Il y a la lumière pour l'esprit comme il y a la lumière pour les yeux. Tout homme est un monument d'architecture, l'oeuvre la plus réussie de ce grand architecte qui s'appelle la Nature. Et ma comparaison n'est pas un jeu de rhétorique. Oui, l'homme n'est autre chose qu'une maison plus ou moins ouverte à la lumière qui passe; si les fenêtres sont basses, si l'architecture a dominé, si elle est ombragée par des montagnes ou des arbres, elle est sombre, on y respire mal; c'est l'antre des visions nocturnes; si, au contraire, elle est bâtie sur la montagne, dans le style grec, la lumière y vient toute rayonnante; c'est la lumière de l'intelligence et de la vérité. Il faut donc que les fenêtres de l'homme soient bien ouvertes sur la lumière de l'esprit, cette auréole de tout front qui pense. Tous les grands hommes ont vu par de grandes fenêtres.»

Octave saisit une coupe: «Messieurs, ne laissons pas tomber la maison en ruines.»

Il but et ajouta gaiement: «Quand ma maison tombera en ruines, tout sera dit et tout sera fini. La lumière qui est mon intelligence ne mourra pas, parce que rien ne meurt, mais elle éclairera une autre maison mortelle qui ne s'appellera plus Octave de Parisis. Rappelez-vous ce qu'a dit le grand Shakspeare: «César changé en argile, lui qui faisait trembler le monde, «servira à boucher le trou d'un mur pour repousser le vent.» Et aujourd'hui, messieurs, cette lumière qui s'appelait César, qui sait si elle ne s'éteint pas dans un idiot, parce que les fenêtres de son cerveau auront été manquées? Pauvres hommes que nous sommes, nous nous croyons des phénix: il n'y a qu'un phénix, c'est la terre toujours renaissante. Que si on veut à tout prix une part d'immortalité, qu'on la prenne là.» Un voisin de Parisis se récria: «Voilà comme pense Don Juan Parisis!—Croit-on, reprit Octave, que saint Bernard, à force de flagellation, ce qui était un sacrilège à la nature, soit parvenu à mieux penser que moi parce qu'il comprimait ses passions pour faire dominer l'esprit pur; n'aurait-il pas été un plus grand homme s'il se fût jeté dans les bras d'Héloïse? C'eût été plus éloquent que de lui parler latin.»

Et après avoir ainsi creusé l'abîme du néant, sans qu'aucun des convives voulût y tomber, mais tout simplement comme un simple défi à la Don Juan,—quand on sait que le Commandeur ne viendra pas,—tous se levèrent pour partir, prenant en pitié ces pauvres bourgeois qu'ils allaient rencontrer dans la rue, emmaillotés toujours dans les langes de la religion.

Voilà que tout à coup la porte s'ouvre! Une femme apparaît, toute blanche et toute sanglante! Elle pousse un cri et vient tomber à la renverse sur cette table encore tout égayée des plus beaux paradoxes.

XXI

CI GIT MADAME VÉNUS

Ce fut comme un coup de foudre.

Tout le monde se pencha pour voir cette femme. Tout le monde reconnut qu'elle était belle, même dans les sanglots, même dans le sang, même dans les tortures de l'agonie.

Octave s'était précipité: il avait reconnu Mme Monjoyeux. «Angèle!» dit-il en lui prenant la main.

La pauvre femme se tordait dans sa douleur, mais elle était toute à son salut. «Donnez-moi un crucifix!» s'écria-t-elle.

Le premier philosophe fit le signe de la croix sur le front de la courtisane. «Monsieur de Parisis! murmura-t-elle d'une voix déjà perdue. Je meurs … Un lâche vient de m'assassiner … Je vous savais là … Je viens vous demander une prière….»

Octave, tout en voulant la secourir, se tourna vers ses amis. «Eh bien! messieurs, dit-il d'un air quelque peu solennel, qui va prier pour cette femme?»

Nul ne songea à rire. Octave ne riait pas non plus.

Une seconde femme entra. C'était l'amie de Mme Vénus, qui dînaît avec elle dans le cabinet voisin, et qui raconta l'histoire en quelques mots.

Angèle avait été surprise par un amant dédaigné, qui, sur son refus de le suivre, l'avait frappée d'un coup de poignard. Et il avait frappé juste.

Angèle tournait ses yeux mourants vers Octave avec un vrai sentiment d'amour. «Elle parlait sans cesse de vous, monsieur de Parisis, reprit sa compagne; elle avait dit qu'elle vous reverrait avant de partir.»

Et avec une triste expression, cette femme continua: «Elle vous revoit avant de partir.»

Tout le monde écoutait, tout le monde était pris par l'émotion la plus vive. On eût dit les douze apôtres penchés respectueusement vers la Madeleine.

Angèle n'avait plus que le souffle. Elle essaya de soulever la tête, elle murmura ces mots: «Octave … je meurs … J'ai bravé Dieu, Dieu m'a punie … Priez Dieu pour moi!—Et ce secret que vous ne m'avez pas dit?—Ce secret: je vous aimais!»

Angèle venait d'expirer sur ce mot. Octave la regarda doucement, lui qui raillait toujours. «Pauvre femme!» dit-il en posant un baiser sur le front de la morte.

Et se tournant vers ses camarades d'athéisme: «Messieurs, leur dit-il, il y a pourtant une heure où l'on croit à Dieu, c'est quand on voit la mort purifier la vie. Cette femme que vous voyez là était une femme galante, si galante qu'on l'a surnommée Mme Tout-le-Monde et Mme Vénus: eh bien! cette blancheur qui se répand sur elle, n'est-ce pas l'aurore de sa rédemption?»

Un des douze apôtres s'écria: «CI-GIT MADAME VÉNUS! que les dieux lui ouvrent le ciel!»

LIVRE III

LA DAME DE COEUR

* * * * *

I

DEUX LARMES DE GENEVIÈVE

Le duc de Parisis avait entrevu Mlle de La Chastaigneraye dans l'avenue de la Muette, marquant son joli pied sur la neige. Depuis ce temps, un homme nouveau naissait en lui à son insu qui menaçait de détruire l'ancien. Cette vie à tous les vents était désormais dominée par une pensée. Jusque-là, à tous les horizons qui l'appelaient, il voyait des femmes, mais un plus pur horizon attirait surtout son âme: l'horizon où rayonnait doucement cette adorable figure de jeune fille dans la virginité des vingt ans. C'était pour la lumière sacrée le rêve lumineux de l'avenir, l'arc-en-ciel de bon augure sur l'orage qui l'enveloppait encore dans ses nuées et ses éclairs.

Octave avait beau vouloir s'affermir dans son athéisme par l'intimité de quelques stoïciens antiques et par la science de quelques docteurs modernes, il pressentait l'inconnu et l'invisible devant la belle et chaste figure de Geneviève, comme si la nature aveugle n'avait pu faire un pareil chef-d'oeuvre avec les mains du hasard.

Mlle de La Chastaigneraye parlait donc à son esprit comme à son coeur, mais elle parlait surtout à son coeur: elle lui rappelait sa mère, quoiqu'elle ne lui ressemblât pas, mais parce qu'il y a des airs de tête qui évoquent toute une légion de figures poétiques. Combien de sphères distinctes dans ce inonde où tout se touche! C'est comme le paradis du Dante.

Ceux qui nient la force de l'âme n'ont donc pas étudié toute son action divine? La prescience sera toujours plus forte que la science, parce qu'elle voit de haut et de loin. Ce n'est pas le souvenir de l'image corporelle qui s'impose, c'est l'âme elle-même qui, pour les yeux d'une autre âme, a revêtu la forme visible. Octave avait beau s'éloigner de Geneviève, se perdre dans ce Paris bruyant, où l'on oublie plus vite qu'en faisant le tour du monde, il voyait partout cette fière et charmante image, parce qu'elle avait pris possession de son âme. Il fût retourné au Pérou ou en Chine sans qu'elle restât en chemin. Elle s'imposait avec la douceur qui pénètre, elle dominait par la grâce; c'était la soeur, c'était l'amante, c'était la conscience. Cet homme, qui ne voulait pas croire à Dieu, n'osait nier les anges, tant il sentait la présence réelle de l'ange gardien dans Mlle de La Chastaigneraye.

Octave souffrait de ne pas voir Geneviève; il vivait toujours dans le même tourbillon, mais il ne se passait pas de jour qu'il ne se retournât vers Champauvert et qu'il ne demandât à son âme si elle ne voyait rien venir.

Il se fût peut-être décidé à retourner à Parisis pour être plus près d'elle, pour la voir, ou même pour l'entrevoir.

Il n'avait jamais eu bien peur pour lui-même de la légende des Parisis, et il disait volontiers: «Que m'importe! si j'avais seulement une année de bonheur!» Mais il se prenait à redouter pour Geneviève la terrible légende:

L'AMOUR DONNERA LA MORT AUX PARISIS. L'AMOUR DES PARISIS DONNERA LA MORT!

Cependant il était décidé à partir, quand, un matin, il reçut ce billet de la marquise de Fontaneilles:

«Monsieur le duc de Parisis a, je n'en doute pas, oublié le numéro de mon hôtel, je crois même qu'il a oublié ma figure, car, hier, je l'ai vu conduisant son mailcoach à peu près comme Apollon conduit le char du soleil: Dieu me garde! j'ai souri, et il ne m'a pas saluée, lui qui salue tout le monde comme un empereur.

«Si je dis à M. le duc de Parisis qu'il me trouvera demain au retour du Bois, daignera-t-il descendre de l'Olympe pour me serrer la main?

«MARQUISE DE FONTANEILLES.»

Est-ce une embûche? se demanda Octave. Est-ce un pas fait vers moi? Raille-t-elle pour se cacher son coeur ou raille-t-elle pour se moquer? Qui sait? Depuis que je ne la connais plus, elle veut peut-être faire ma connaissance.

Il se rappela ses tentatives galantes échouant devant les hautaines coquetteries de la marquise; il n'avait pas de rancune; il alla le lendemain, vers six heures, à l'hôtel de Fontaneilles, espérant que la première heure de la revanche avait sonné et qu'il allait recommencer son jeu savant pour vaincre la dame de Trèfle. Il comptait sans la Dame de Coeur.

Quand il dit son nom au valet de chambre, il fut frappé d'un pressentiment. Je ne sais quoi de triste traversa son âme. «Monsieur le duc est attendu dans le petit salon,» lui dit le domestique. Comme Octave dépassait la porte, il vit venir à lui une femme très émue et très pâle.

Cette femme était Mlle de La Chastaigneraye. Il lui prit les mains pour l'embrasser, mais il vit des larmes dans ses beaux yeux: «Des larmes! Geneviève. Des larmes, vous qui ne pleurez jamais?—Octave, vous rappelez-vous la légende des Parisis:

L'AMOUR DONNERA LA MORT AUX PARISIS. L'AMOUR DES PARISIS DONNERA LA MORT!

Mlle de La Chastaigneraye avait la pudeur des larmes, elle gardait avec fierté le secret de son coeur. Elle n'avait pas ces lâchetés des profanes amours qui vont s'humiliant jusqu'à l'esclavage. Sa dignité lui était trop chère pour qu'elle courbât la tête sous la passion, quelque ardente que fût sa passion.

Voilà ce qu'elle se disait; mais quand arriva Octave, qu'elle n'attendait pas sitôt, il la surprit dans ses larmes, elle qui ne pleurait pas. C'étaient les larmes du sacrifice.

Elle venait apporter son amour, son coeur, sa vie, pour les immoler. Tous les rêves d'or de ses nuits sans sommeil, toutes les illusions parsemant les horizons de Champauvert, comme de blanches colombes qui se fuient et se cherchent, il fallait leur dire adieu.

Geneviève n'était pas de celles qui se consolent de l'amour dans l'amour. Elle ne croyait pas que l'âme pût contenir deux images aimées, celle qu'on ne veut plus aimer et celle qu'on veut aimer. Elle aurait eu horreur d'elle-même si elle eût songé un instant à profaner ce qui avait été la religion de son coeur. Elle croyait que Dieu fait une âme pour une âme et que Dieu seul console les âmes dépareillées.

Aussi le jour où Mlle de La Chastaigneraye résolut de ne plus aimer M. de Parisis, elle se tourna vers le ciel. Quiconque aurait vu cette jeune fille tomber agenouillée, appuyant saintement sur son coeur un crucifix d'ivoire, eût été touché de sa douleur et de sa résignation. Elle fermait la porte, d'une main stoïque ou plutôt d'une main chrétienne, à toutes les joies de la vie. Il ne lui fallait pas, comme à tant d'autres, la cellule d'un couvent pour s'isoler dans le silence, dans la mort, dans Dieu. Elle avait l'héroïque volonté des grandes âmes; le monde avait beau lui montrer toutes les tentations, elle pouvait descendre la montagne en bravant Satan.

Les esprits forts, les sceptiques, les athées, sont sans doute des âmes d'élite qui s'élèvent toujours au-dessus des passions humaines, puisqu'ils rient si gaiement des consolations divines; la terre n'a que des joies pour leur orgueil, puisqu'ils ne veulent jamais regarder le ciel. Pas un de ceux-là, pourtant, n'eût assisté au sacrifice de Geneviève sans être atteint par l'émotion de cette âme, qu'ils jugent mortelle, mais qui brave leur condamnation.

Mlle de La Chastaigneraye voulut d'abord cacher ses larmes: «Non! pensa-t-elle, mes larmes lui diront combien je l'aime.»

Octave avait pris les deux mains de sa cousine pour l'embrasser. Il mouilla ses lèvres à ces belles larmes. «Geneviève! ma chère Geneviève! vous pleurez?—Non, répondit-elle en essayant un sourire, il n'y a que les enfants qui pleurent. Ces larmes que je voulais vous cacher, ont jailli de mon coeur malgré moi; montrer des larmes, ce n'est pas toujours pleurer.»

Geneviève s'était remise sur le canapé; Octave s'assit devant elle, gardant toujours ses mains dans les siennes. «Je vous en prie, Geneviève, dites-moi votre chagrin!»

Mlle de La Chastaigneraye regarda le duc de Parisis avec une tendresse irrêvable. «Mon chagrin, Octave! c'est que je vous aimais et que je ne vous aime plus.»

Elle avait dit ces mots doucement et lentement avec une expression pénétrante. Octave fut ému dans toute son âme. Il leva les deux mains de Geneviève à ses lèvres et les baisa avec passion. «Geneviève, si vous m'aviez aimé, vous m'aimeriez toujours.—Est-ce bien vous qui dites cela? vous qui faites de l'amour une partie de plaisir ou une partie de campagne.—Geneviève, vous ne me connaissez pas. Je vous aime, je vous ai toujours aimée, je n'ai aimé que vous et je n'aimerai jamais que vous.»

Geneviève regardait Octave comme si elle entendait parler hébreu. Il continua: «Comment n'avez-vous pas compris, que, dans les prodigalités de la vie, on peut tout jeter par la fenêtre, hormis son coeur? Je suis indigne de vous, je le sais; j'ai traversé toutes les passions de la jeunesse sans garder les vertus de l'orgueil; mais, depuis que je vous ai vue, j'ai senti que je n'avais jamais donné mon coeur.»

La jeune fille souriait tristement. Il compara l'amour au soleil: tout feu et toute lumière. «C'est vous, lui dit-il, qui m'avez donné le feu et la lumière. Jusqu'à vous, j'étais le voyageur des contes arabes, qui ne se réveille jamais que la nuit et qui ne connaît que les lointaines clartés des étoiles. Toutes ces femmes qui ont passé dans ma vie, étaient comme des étoiles perdues, à des millions de lieues de mon coeur.—Vaine éloquence, dit Geneviève; ne me comparez pas au soleil, car vous ne verrez plus mes rayons. Je viens tristement vous dire adieu et vous apprendre une grande nouvelle.»

Octave, qui maîtrisait ses émotions comme le cavalier qui d'un seul mot arrête soudainement son cheval, se laissa emporter cette fois. «Une grande nouvelle, vous m'effrayez!»

Il ne riait pas. Il pressentit que sa cousine allait lui annoncer son mariage avec quelque prince français ou étranger. La douleur le saisit. Depuis un an, Geneviève était le rivage, l'horizon, le rêve de son âme. Tout à la tempête, tout à l'orage, tout à l'inquiétude, il aspirait à cet idéal. Supprimer de sa vie l'image de Geneviève, c'était supprimer son coeur. Il écoutait silencieusement, comme si sa destinée eût parlé par la bouche sibyllique de Geneviève. «Mon cousin, reprit Mlle de La Chastaigneraye, j'ai l'honneur de vous faire part du mariage de M. le duc Jean-Octave de Parisis….»

Octave respira; Geneviève s'était interrompue, il s'imagina qu'elle n'osait prononcer son nom, ce doux nom de Geneviève. Il la savait si étrange, qu'il ne devait pas s'étonner de cette manière originale de lui annoncer leur mariage.

Il se sentait bien heureux et l'avenir lui rouvrait sa porte d'or.

Il voulut reprendre une des mains de Geneviève, mais-elle dégagea sa main tout en relevant la tête avec sa fierté accoutumée. «Mon cousin, reprit-elle, d'une voix plus ferme et plus brève, j'ai l'honneur de vous faire part du mariage de M. Jean-Octave, duc de Parisis, avec Mlle Violette de Pernan-Parisis.»

II

LA FOLIE DE LA RAISON

Octave regarda Geneviève comme pour lui demander si c'était une gageure. Elle comprit sa pensée à son expression. «Mon cousin, lui dit-elle gravement, je vous parle ainsi parce que Violette est ma cousine et qu'elle est digne d'être ma soeur. Ne l'accusez pas, ou je me lève et je ne vous revois plus. Vous avez fait tout le mal, c'est à vous à le réparer. Vous allez me dire que le mal est irréparable, parce que Violette a eu d'autres amants; ce serait un mensonge, je sais Violette par coeur, je l'ai vue dans sa prison, elle s'est confessée à moi mot à mot; elle a trompé tout le monde pour ne pas vous tromper; c'était un jeu cruel où elle s'est blessée presque mortellement. Elle voulait se venger de votre dédain; elle ne s'est vengée que sur elle-même. Mais comme c'était un grand coeur, elle s'est préservée. L'opinion publique l'a condamnée, mais Violette a gardé le droit de s'absoudre.—C'est elle qui vous a dit cela? murmura le duc de Parisis.»

A ces mots, Mlle de La Chastaigneraye se leva rapide, blessée, indignée. «Quoi! c'est vous, monsieur de Parisis, qui doutez de la vertu de Violette?—Eh bien! je vous crois, dit Octave en l'arrêtant, mais je serai seul à vous croire.—Non, la vérité finit toujours par être la vérité. Qui donc osera nier la vertu de Violette quand elle sera la duchesse de Parisis?—Tous ceux qui l'ont vue dans ses folies de l'été passé.—Il y a un prince, il y a un Espagnol et un Russe qui se sont donné les airs d'être ses amants, mais ils savent bien qu'ils ne l'ont pas été. Et s'ils l'oubliaient….—Je vous comprends, ma cousine, je vous jure que je n'ai pas besoin d'épouser Violette pour leur faire mordre la poussière s'ils s'avisaient de parler d'elle désormais.—Oui, mais vous épouserez Violette. Les assises vont s'ouvrir: elle sera acquittée. On trouvera cela très beau à vous, ce sera un exemple éclatant à la face de votre siècle.—L'exemple du ridicule! O belle romanesque! J'avoue que si je faisais cela, j'inquiéterais quelques séducteurs timorés, mais la morale n'y gagnerait rien. Il faut qu'il y ait des Violettes comme il y a des Genevièves.—Je vous dis que vous ferez cela. J'ai tout arrangé, j'ai fait de ma fortune,—ou de la vôtre, si vous voulez,—cinq parts; ou plutôt, nous avons déchiré tous les testaments: un million à chaque branche; donc, Violette a un million, puisqu'elle est la fille de Mme de Portien.—Je l'épouserai d'autant moins, puisque me voilà séparé d'elle par un million.»

Octave prit les mains de sa cousine et lui dit avec des yeux idolâtres: «Geneviève, je vous écoute avec admiration, mais tout ce que vous me dites là, c'est la folie de la sagesse.—La folie de la sagesse! Je ne comprends pas.—Vous voulez, comme toutes les grandes âmes, refaire le monde à votre image. Je sais que vous dessinez bien; or, je vous le demande, peut-on faire des retouches à un tableau ancien? L'homme ne créera jamais que des infiniment petits dans l'oeuvre de la nature; la perfection de ce monde vit des imperfections comme le bien vit du mal. Au moins, vous, ma cousine, vous avez une consolation, c'est de croire à un autre monde, revu, corrigé et augmenté.—En un mot, mon cousin, vous refusez d'épouser Violette?—Mais, ma cousine, j'ai refusé au premier mot.»

Mlle de La Chastaigneraye se leva encore une fois.

A cet instant, la marquise de Fontaneilles souleva la portière.
«Faut-il frapper trois coups? dit-elle en souriant.—Non, dit
Geneviève, tu sais bien que tout ce que j'avais à dire à M. de
Parisis, je devais le dire devant toi. Viens à mon secours, car j'ai
échoué dans ma mission.»

Octave était allé au-devant de Mme de Fontaneilles. «Ma chère marquise, lui dit-il, soyez mon avocat, puisque ma cousine ne veut pas comprendre.—Que lui dites-vous?—Je lui dis que je l'aime.—Eh bien, mon cher duc, elle a bien raison de ne pas vous comprendre.»

Octave s'était assis à côté de la marquise, en face de Geneviève qui demeurait debout. «Asseyez-vous donc, Geneviève, dit Mme de Fontaneilles.—Non, répondit Mlle de La Chastaigneraye, je n'ai plus rien à dire.»

La marquise se tourna vers Octave: «Voyons, monsieur de Parisis, ne laissez pas partir Geneviève.»

Octave avait l'éloquence de la parole, mais surtout l'éloquence des mains. Quand il voulait persuader une femme, il lui prenait la main, et sa cause était à moitié gagnée. Au moment où il prit la main de la marquise, elle le regarda en tressaillant: il jaillit de ses yeux un éclair qui fit pareillement tressaillir Octave.

Le démon qui le possédait toujours,—le démon que Geneviève, par sa présence, avait exorcisé,—se réempara de lui. Son regard tomba tout à propos sur les seins de la marquise, qui faisaient transparaître leur beauté à travers une légère robe du matin, dans un corsage simple et vague qui caressait au lieu d'emprisonner.

Octave devait mourir dans l'impénitence finale, puisque toutes ses émotions ne l'empêchèrent pas de reconnaître encore une fois que la marquise avait des beautés incomparables pour un voluptueux. Et d'ailleurs, elle lui avait résisté, il ne voulait jamais s'avouer vaincu.

Cependant Geneviève, toute à sa douleur, ne vit pas, heureusement—ou plutôt malheureusement,—ce tressaillement de son cousin et de son amie.

Mais elle vit que la main de la marquise restait trop longtemps dans la main d'Octave; elle fit un pas pour s'en aller.—Quoi! tu t'en vas fièrement et sans me donner la main? dit la marquise, qui avait repoussé celle d'Octave avec quelque colère, comme si elle fût humiliée du plaisir éprouvé—un poison qu'elle venait de boire avec délices,—sans y songer.—Oui, dit Geneviève, vous me comprendrez peut-être, mais vous ne me comprenez ni l'un ni l'autre. Je vais retourner à Champauvert, je ne reviendrai plus jamais à Paris.—A moins, dit-elle après un silence, que M. le duc de Parisis ne vienne me demander la main de Mlle Violette.»

Ni Octave ni la marquise ne croyaient que Mlle de La Chastaigneraye fût si sérieuse; mais vainement ils tentèrent de la retenir.

Le coupé de la duchesse de Hautefort attendait Mlle de La Chastaigneraye dans la cour: elle était déjà sur le perron quand son amie lui dit qu'elle allait l'accompagner, ce qui naturellement mettait Parisis à la porte.—Ma chère Geneviève, dit-il en s'en allant, je veux venir vous revoir chez la marquise.—Non, murmura-t-elle, j'ai dit.»

Il pria en vain, il se brisa contre un silence inflexible. «Étrange fille! plus étrange que jamais! pensait-il en traversant la cour. Elle a dit! Mais, moi, je n'ai pas dit!»

III

LES DEUX COUSINES

L'affaire du bouquet de roses-thé devait revenir aux assises de l'Yonne sous quelques jours. Le procureur impérial avait fait une visite à Mlle de Portien et lui avait promis de venir la revoir, sans lui dire combien elle était compromise par une sourde vindicte publique. On prétendait avoir vu chez elle le petit joueur de violon; on l'accusait même de le cacher. Elle dit au procureur impérial qu'elle ne descendrait pas jusqu'à se défendre. Le magistrat lui dit qu'il reviendrait; mais, le lendemain, elle reçut l'ordre d'aller au parquet d'Auxerre.

Que se passa-t-il dans son esprit? Ce qui est certain, c'est qu'on vint lui servir à déjeuner et qu'elle ne déjeuna pas. Elle prit un peu de café et se retira dans sa chambre.

Une heure après, elle était morte.

J'ai lu l'interrogatoire d'une de ses servantes, une de ces filles de campagne tour à tour cuisinières et couturières, qui font la cuisine le soir et les robes le matin. Cette fille, nommée Athénaïs Duru, déclara ceci au juge d'instruction:

Mme de Portien, fière au milieu de ses gens, ne leur disait jamais rien de sa vie ni de sa pensée. Elle était avare et dépensière. Comment dépensait-elle son argent? Ce n'était pas dans son petit château. Quatre fois par an, elle allait passer quinze jours à Paris, où elle laissait le plus clair de ses revenus. Comment vivait-elle à Paris? Elle descendait à l'hôtel Lord-Byron, où elle prenait le titre de comtesse d'Arcourt et où elle se montrait dans tout l'attirail de la dernière mode. Elle vivait à son gré quinze jours par saison. Le reste du temps, toute seule à Pernan, elle rêvait, lisait ou gourmandait ses gens. Son mari apparaissait de loin en loin; quand il arrivait, le petit château se réveillait un peu, car le sieur de Portien était gourmand et donnait à la cuisinière, dés son arrivée, les menus à la mode dans les journaux.

Quand Mme de Portien reçut l'ordre d'aller au parquet d'Auxerre, elle monta donc dans sa chambre. On la vit un instant à la fenêtre. Jeta-t-elle un regard de regret sur le château de Parisis, dont on voyait les grands bois, sur les montagnes lointaines? sur le château de Champauvert, perdu à l'horizon? sur son petit parc à elle, où elle avait passé quelques bonnes heures avec des amoureux d'occasion? On ne sait.

Une demi-heure après, on vit sortir par la porte du jardin le petit joueur de violon, qu'on cherchait vainement par toute la France, jusqu'en Italie. Le jardinier le questionna, mais il passa la porte sans mot dire. Le jardinier le suivit des yeux; dès qu'il se crut seul, il prit dans sa poche une poignée d'or et la regarda avec une joie d'enfant. Les gens du château n'avaient jamais vu ce petit joueur de violon: d'où sortait-il? là était le secret. Tout le château était en éveil, car on savait bien, là comme ailleurs, que Mme de Portien serait inquiétée pour l'affaire du bouquet de roses-thé.

Peu de temps après le départ du petit joueur de violon, la servante Athénaïs crut entendre un cri, quoiqu'elle fût à quelque distance de la chambre de sa maîtresse. Elle courut et voulut ouvrir la porte. Mais Mme de Portien avait poussé le verrou. Cette fille eut peur d'être indiscrète. Elle attendit. Mais le soir, s'étonnant de ne pas revoir Mme de Portien, elle avait repris un autre chemin. Le cabinet de toilette s'ouvrait par une autre petite porte sous tenture, sur une aile abandonnée du château, qui ne servait que de fruiterie et de lingerie, et qui avait un escalier descendant aux communs. La servante monta cet escalier et arriva à la porte du cabinet de toilette. Elle avait bien jugé: cette porte n'était pas fermée à l'intérieur. Quelle fut la surprise de cette fille en voyant sa maîtresse renversée au milieu de la chambre, la figure contractée, les yeux ouverts, les bras étendus: horrible spectacle pour une paysanne qui n'avait pas vu les drames de l'Ambigu.

Elle la souleva dans ses bras; mais Mme de Portien était morte. Déjà les mains étaient froides comme le marbre. La servante appela au secours. Ce fut un grand bruit, qui, d'écho en écho, courut en quelques heures jusqu'à Tonnerre. A minuit, le procureur impérial d'Auxerre apprenait que Mme de Portien était morte subitement. Il envoya chercher le médecin de Champauvert, et, au point du jour, il se trouvait avec lui au château de Pernan. On trouva Mme de Portien couchée sur son lit, mais dans l'attitude et avec l'expression que la fille Athénaïs avait remarquées la veille. «Je vous ai appelé, dit le procureur impérial au médecin, parce que je suis sûr que Mme de Portien s'est empoisonnée avec le poison du bouquet de roses-thé. —Je n'en doute pas, dit le docteur après avoir examiné à la loupe les lèvres et les narines de la morte.»

Une lettre cachetée, sur le secrétaire, portait cette suscription: A Monsieur le duc Octave de Parisis. En vertu de son pouvoir discrétionnaire, le procureur impérial décacheta la lettre, croyant trouver le secret de cette mort inattendue. Voici ce qu'il lut:

«Mon cher cousin, je meurs de chagrin, car on a osé me soupçonner. Je désire que ma fortune soit donnée à Violette, à cette pauvre fille qui n'est pas la coupable, car la coupable, je la connais. Mon crime à moi, mon seul crime, c'est que Violette est ma fille, et que je l'ai abandonnée. Je meurs déchirée de remords. Que Violette me pardonne. Soyez son frère, comme vous êtes le frère de Mlle de La Chastaigneraye. Dans une heure, je serai morte. Tout en me condamnant, priez pour moi. J'ai eu beau faire, la destinée a été plus forte que moi.

«Adieu, mon cousin, je vous embrasse.

«EDWIGE DE PERNAN-PARISIS.»

Le procureur impérial dit qu'il fallait finir ainsi, pour ne pas finir plus mal. C'est déjà quelque chose que de savoir se rendre justice. «Que Dieu lui pardonne,» dit le médecin par habitude de langage, car c'était un médecin qui ne croyait pas à Dieu.

Le procureur impérial lut encore ces quelques lignes sur une feuille de papier que le vent avait emportée dans un coin de la chambre:

«Ceci est mon testament:

«Je donne et lègue à Mlle Louise de Pernan-Parisis, surnommée Violette, injustement soupçonnée d'un crime qu'elle n'a pas commis, tout ce que je possède au jour de ma mort, en biens, meubles, immeubles, titres de rente et bijoux. A la charge par elle de faire servir à M. de Portien, une rente de trois mille six cents francs qui lui sera payée tous les mois, à Paris.

«EDWIGE DE PERNAN-PARISIS.»

«Écrit au château de Pernan.»

Le jardinier vint déclarer qu'une demi-heure avant la mort de Mme de Portien, il avait vu sortir un gamin de douze à quinze ans, qui avait traversé le parterre et s'en était allé par la porte du jardin. «C'est encore un trait de lumière, dit le médecin. Voilà le dernier mot.»

Dès que le procureur impérial put retourner à Auxerre, il fit jouer le télégraphe dans toutes les directions, ce qui ne l'empêcha pas de mettre en campagne la gendarmerie. Pendant qu'on le cherchait bien loin, le joueur de violon était déjà à Auxerre, dans un cabaret hanté par les femmes de mauvaise vie.

Le procureur impérial, qui était un philosophe, remarqua la figure du jeune Bohème. Il avait une charmante tête, qui eût arrêté Léopold Robert à Naples. Murillo en eût fait un adorable Pouilleux. Yeux vifs, bouche de feu, air malin, l'Espagne et l'Italie semblaient rire voluptueusement dans cette figure de rencontre. Mme de Portien remarquait-elle tout cela?

On lui trouva dix-sept louis: il en avait dépensé trois depuis la veille, trente sous sur sa route et le reste dans le cabaret. Ses premières réponses au juge d'instruction prouvèrent qu'une leçon de silence lui avait été faite: mais dès qu'on lui promit que sa liberté lui serait rendue, qu'on lui achèterait un beau violon et qu'on lui remettrait ses dix-sept louis, il parla avec abondance de coeur.

Voici l'interrogatoire: «La belle dame de Paris vous avait donné, au Lion-d'Or, un bouquet de roses pour le porter à Champauvert.—Oui, je suis parti tout de suite; mais, au bout d'une demi-heure, je me retourne pour voir passer une calèche: c'était l'amie de la dame. Elle fait arrêter la voiture et me fait signe de venir lui parler. «Mon enfant, me dit-elle, vous allez monter à côté du cocher, j'ai une lettre à vous donner pour Champauvert.» J'étais bien content.—Le cocher a-t-il entendu?—Non, elle me parlait bas. Elle a ajouté: «Ne dites cela à personne, c'est une surprise que je veux faire.» Voilà que je monte à côté du cocher, mais on ne suivit plus le même chemin.—Où êtes-vous allé?—Cette bêtise! au château de la dame.—Et que se passa-t-il là?—Rien. Elle me donna à souper elle-même.—Et à quelle heure êtes-vous parti pour Champauvert?—Le lendemain, au point du jour.—Que vous dit Mme de Portien?—De remettre le bouquet à la demoiselle du château, et de revenir chez elle sans dire un mot; elle m'avait promis de me donner un louis d'or.—Et pourquoi n'avez-vous pas remis le bouquet à Mlle de La Chastaigneraye?—Cette bêtise! parce qu'elle était à la messe. Il y avait au château une servante qui s'est chargée de la commission.—Et êtes-vous retourné à Pernan?—Oui; pas si bête que de perdre mon louis d'or.—Et qu'êtes-vous devenu?—Cette bêtise! je suis resté là, sans rien faire, bien nourri et bien logé.—Mais pourquoi restiez-vous là?—Parce que la dame m'avait promis de me reconduire en Italie et de faire la fortune de ma mère.—Et que faisiez-vous au château?—Cette bêtise! j'étais comme un prince; seulement je m'ennuyais, parce que j'étais dans une chambre où l'on ne pouvait pas ouvrir les persiennes ni jouer du violon. A cela près, j'étais bien heureux.—Expliquez-vous mieux.—Eh bien, la dame n'avait dit à personne que j'étais là pour ne pas faire de chagrin à sa famille. Je vivais caché; c'était toujours elle qui me donnait à manger; tous les jours elle jouait aux cartes avec moi, en me disant que nous partirions bientôt.—Mais on ne jouait pas toujours aux cartes?—Cette bêtise! Elle venait me voir trois ou quatre fois par jour, elle me contait des contes, elle me montrait ses belles robes, elle m'a donné une montre et une bague.—Les gens du château ne vous ont jamais vu?—Ils m'ont peut-être vu à mon arrivée; mais ils croyaient que j'étais parti.—Que vous disait Mme de Portien?—Elle me disait qu'il fallait bien l'aimer, et ne jamais dire que j'avais porté un bouquet à Champauvert, parce que la belle dame de Paris avait empoisonné le bouquet et qu'on l'accuserait elle-même de l'avoir empoisonné.—Hier, avant votre départ, que vous a dit Mme de Portien?—Elle m'a effrayé, tant elle était blanche. Elle m'a embrassé et m'a dit, en me donnant une poignée d'or: «Va, mon enfant, je ne puis partir avec toi pour l'Italie; tu vas t'en aller à petites journées; tu cacheras bien ton argent et tu joueras du violon en Italie.» Mais elle ne m'a pas rendu mon violon parce qu'elle l'avait brûlé. Mon pauvre petit violon, quel beau feu il a fait! Elle disait qu'il y avait un sort dedans qui me porterait malheur. Voilà pourquoi elle l'a jeté au feu.—Êtes-vous venu à Auxerre?—Cette bêtise! C'était mon chemin.—Et pourquoi êtes-vous entré dans ce mauvais cabaret.—C'est que j'avais du chagrin de ne plus voir la dame.—Expliquez-vous?—Cette bêtise! Je voulais revoir des femmes bien habillées!»

Ce mot du jeune Bohème fut une nouvelle révélation pour la justice.
Mais le procès n'était pas là.

Mme de Portien s'était résignée à mourir. Elle s'était repentie à la dernière heure: la justice des hommes devait s'arrêter devant son tombeau. Espérait-elle cacher par sa mort la main de l'empoisonneuse? Comme elle l'avait dit à Octave dans sa lettre d'adieu, elle avait subi sa destinée sans trouver la force de la vaincre. Elle s'avoua vaincue. Comme elle n'avait jamais pensé à Dieu dans sa vie, elle n'y pensa pas à sa mort.

Nous n'irons pas plus loin dans cette étude que nos deux héroïnes, Geneviève et Violette, nous ont imposée. Certes, ce n'est pas pour peindre une grande dame que nous avons traduit Mme de Portien devant notre tribunal.

L'avocat de Violette vint lui apprendre cette triste nouvelle de la mort de Mme de Portien. «Votre mère vous sauve en mourant pour vous, lui dit-il. Il faut lui pardonner.»

Violette tomba agenouillée: «Ma mère! Pourquoi aimais-je tant l'autre?—C'est que l'autre était la mère de votre âme.»

Depuis qu'on avait laissé plus de liberté à Violette, il ne s'était présenté que deux personnes pour la voir: son avocat et Mlle de La Chastaigneraye. Geneviève, dans un moment d'héroïsme romanesque, était allée à Auxerre pour consoler cette pauvre fille; pour la mieux consoler, elle lui avait dit: «Vous êtes ma cousine.»

Comme une bonne fée qui veut laisser des espérances, elle s'était complu à lui promettre de meilleurs jours, car elle songeait déjà à la marier au duc de Parisis, lui donnant à lui comme à elle une dot d'un million. Elle cachait cette belle action en déchirant le testament. Et ainsi elle ne se contentait pas de donner deux millions, elle en perdait deux encore, puisque les autres héritiers de Régine de Parisis reprenaient leurs droits et leurs parts.

L'affaire du bouquet de roses-thé revint aux assises de mai, où l'innocence de Violette fut proclamée au milieu des applaudissements à peine contenus. Me Lachaud eut cette fois l'éloquence du silence.

La voiture de Mlle de La Chastaigneraye était à la porte du tribunal, Violette y monta, avec une soeur de charité qui l'avait assistée en ces dernières semaines. Elle était si pâle et si défaite, que les paysans juraient, en la voyant à cette nouvelle station, qu'elle n'avait pas un mois à vivre.

Quand elle arriva à Champauvert, elle trouva Geneviève à la première marche du perron qui lui tendait les bras. Violette s'inclina respectueusement, avec la religion pour la vertu, et demanda la grâce d'embrasser cet ange de bonté qui avait daigné venir à elle jusque dans sa prison.

Elle répandit un torrent de larmes, heureuse et désolée: heureuse d'être ainsi accueillie, désolée de ne pas apporter un front pur sous des lèvres si pures. «Enfin, dit-elle avec un sourire et en levant les yeux au ciel, je puis mourir maintenant!» Mlle de La Chastaigneraye avait entraîné Violette dans sa chambre. «Mourir! lui dit-elle; ce serait vous donner tort: vous vivrez, je le veux. M. de Parisis le veut aussi, car il vous aime.—Non, dit Violette tristement; s'il m'eût aimée vraiment, je serais encore à la rue Saint-Hyacinthe. Mais je lui pardonne, puisque j'ai souffert pour racheter ma faute.»

Geneviève rappela à Violette qu'elle était désormais riche. «Vous êtes, comme Octave et comme moi, héritière de nôtre tante Régine. Votre part est d'un million.—Eh bien! je payerai mes dettes, dit Violette en rougissant.—Je crois que je comprends, dit Geneviève en rougissant aussi.—Puisque vous avez été assez bonne pour descendre vers moi dans ces ténèbres, je veux vous dire, pour n'en plus parler jamais, que je vais renvoyer tout ce qui m'a été donné dans mes folies, et je vous jure encore que M. de Parisis seul a été mon amant; les autres n'ont eu que mes promesses.»

Il se fit un silence entre les deux jeunes filles. Violette avait peur de profaner l'âme toute blanche de sa cousine; Geneviève avait peur de rejeter Violette dans les humiliations du passé. «Après quoi, reprit Violette, j'irai aux Filles repenties.—Non, dit rapidement Mlle de La Chastaigneraye, vous irez habiter le château de Pernan, et mon cousin Parisis viendra vous demander votre main, je vous en réponds: il finira par voir le néant de sa vie; il voudra se racheter par une belle action.—Jamais! s'écria Violette, jamais! S'il arrivait à M. de Parisis d'avoir un jour de raison, ce ne serait pas pour moi, ce serait pour vous; car, n'en doutez pas, il vous aime.—Il y a un abîme entre nous: votre malheur.—Laissez-moi à ma destinée; je sens qu'il n'y a plus pour moi que Dieu sur la terre; j'irai aux Filles repenties, on m'oubliera, et j'oublierai.—Non, votre devoir est d'aller à Pernan; de sanctifier, par vos prières et vos charités, la maison de cette pauvre femme, plus folle que coupable, je n'en doute pas. C'est votre mère, Violette; vous devez cela à sa mémoire.»

Violette s'inclina et demeura silencieuse.

IV

LA CONFESSION DE GENEVIÈVE

En son adoration pour Geneviève, Violette voulut lui obéir; elle se hasarda à aller habiter Pernan, la petite terre de Mme de Portien. Il lui avait déjà fallu, d'ailleurs, faire deux voyages à ce château abandonné, une vraie solitude en ruines, pour le testament et la succession de sa mère. La première fois, elle y était allée avec Mlle de La Chastaigneraye comme en pèlerinage, les lèvres toutes pleines de prières pour sa mère qui, sans doute, n'eût pas commis son crime si elle n'eût pas rencontré sa fille.

La seconde fois, elle y alla avec une jeune fille de Champauvert que protégeait Geneviève, Mlle Hyacinthe de Montguyon.

C'était une vraie musicienne perdue en pleine campagne; fille d'un général mort au Mexique, elle vivait d'une petite pension, mais surtout des générosités anonymes de Geneviève. Le dimanche elles jouaient de l'orgue ensemble pour l'édification du curé et la joie des paysans. Dans la semaine, Mlle Hyacinthe—un nom de fleur comme celui de Violette—jouait de la harpe au château avec un sentiment exquis.

A Pernan, voyant pleurer Violette en face de cette solitude lamentable, Mlle Hyacinthe lui dit avec cette douceur d'ange que lui avait inspirée Mlle de La Chastaigneraye: «Si vous voulez, madame, je resterai ici avec vous.»

Violette la prit dans ses bras. «Oh! je remercie Dieu, s'écria-t-elle, je croyais n'avoir qu'une amie, mais il m'en donne deux!» Et après cette effusion de deux âmes soeurs: «Oh! oui, restez avec moi! Vous me sauverez de la mort et vous me sauverez de la vie.»

Elles s'arrangèrent comme deux soeurs. En quelques jours le château reprit un air de fête à travers son deuil. Les fenêtres, presque toujours fermées, s'ouvrirent toutes grandes. Hyacinthe mit des fleurs partout; mais, par un sentiment délicat, elle oublia les roses.

Dès son arrivée, Violette donna dix mille francs aux pauvres en disant que c'était Mme de Portien qui les donnait par son testament. Mais personne n'y fut trompé; on savait bien que Mme de Portien ne pensait pas aux pauvres: aussi ce fut une vraie bénédiction sur le passage de Violette, surtout quand on apprit coup sur coup les bonnes oeuvres qu'elle s'efforçait de cacher: la création de deux lits pour les pauvres de Pernan à l'hospice de Tonnerre, le don d'un orgue à l'église, la fondation d'une école de soeurs dans ce petit village où les filles allaient encore avec les garçons.

Mlle de La Chastaigneraye vint voir Violette un jour et surprit les deux jeunes filles chez une pauvre femme qui avait quatre enfants malades. «Dieu soit loué! dit Geneviève, vous allez faire tant de bien ici que vous ne songerez jamais à vous en aller.—Et vous, ma chère voisine? dit Violette en baisant les mains de Geneviève pendant que sa cousine lui baisait le front. Consentirez-vous à être heureuse?»

Hyacinthe, voyant que Mme de La Chastaigneraye gardait le silence sans dissimuler une expression de tristesse, dit avec émotion: «Oh! tout le monde sera heureux.» Mais Geneviève, non plus que Violette, ne voulaient prendre ce mot pour elles.

Quelques jours après, Violette et Hyacinthe allèrent à Champauvert. Elles trouvèrent Geneviève qui priait à l'église, toute seule dans la chapelle où Parisis avait lu le testament des cinq millions. «Vous priez pour moi, n'est-ce pas? dit Violette à sa cousine.—Non, dit Mme de La Chastaigneraye, je prie pour moi.»

Violette parut surprise: «Pour vous! Pourquoi priez-vous pour vous?

Geneviève ne répondit pas, mais elle se dit à elle-même: «Je prie parce que j'ai beau jeter mon coeur sur le marbre de cet autel, il se révolte et domine ma raison.»

C'est de ce temps-là qu'il faut dater une lettre de Geneviève à la marquise de Fontaneilles.

Ma belle Armande,

Tu t'es toujours moquée de moi pour mes airs romanesques. Tu vas me trouver bien plus fantasque encore, car je viens te prier aujourd'hui de me chercher, à Paris, un couvent pour y cacher mon chagrin.

Si je ne t'avais ouvert mon coeur, je serais déjà morte. En vérité, je ne sais pas ce que je fais sur la terre, mais j'y suis retenue par ton amitié. Tu es si belle, que c'est pour moi une vraie joie de te voir, aussi je ne veux rentrer au couvent qu'en gardant la liberté de te recevoir et d'aller chez toi.

Tu vas dire encore que je ne fais rien comme personne! En effet, il faut vivre de Dieu ou vivre du monde. Que veux-tu? quoique je sois très absolue, je suis quelquefois comme cette femme à deux figures, qui regardait le paradis et l'enfer avec le même amour.

    Je crois que c'est la faute de ma tante Régine. Tu sais comment
    elle était romanesque par l'imagination. Tous les jours elle
    enfantait un rêve nouveau qui, comme tous les rêves, hélas! ne
    durait qu'un jour.

Elle a eu bien tort de ne pas me confier à toi dans mon enfance. Mais elle avait horreur de Paris et de la vie moderne; elle me rejetait dans le passé tout en répandant les couleurs les plus tendres et les plus gaies sur ses vieilles idoles.

Moi, je l'écoutais en aspirant, comme toutes les jeunes filles, aux choses de mon temps. J'avais peur d'être ridicule par mon esprit tout affublé de vieilles idées. Voilà pourquoi j'avais des jours de hardiesse comme une héroïne de roman, pour me prouver à moi-même que je n'étais pas trop embéguinée.

Tu sais que j'aimais Octave de toute éternité. Je ne sais plus quand cette folie m'a prise. J'étais toute petite, il était déjà grand, il retournait à Paris, il m'a semblé qu'il m'emportait mon coeur. Je le suivis dans l'avenue du château de Champauvert où il était venu voir ma tante Régine, j'avais ma poupée à la main, je pleurais toutes mes larmes; quand il disparut au loin, je regardai ma poupée, comme pour lui dire mon chagrin: elle riait.—Ah! tu ne pleures pas, toi! m'écriai-je avec colère. Et je jetai ma poupée par-dessus la haie.

Depuis ce jour, je ne regardai plus jamais ma poupée—dans la main des autres—car moi je ne voulus plus jouer avec les poupées.

Tous les ans, nous espérions voir revenir Octave. Il ne revint pas. Comme moi, il était orphelin, mais pendant que je restais emprisonnée au pays natal, il courait tous les mondes. Un jour tu t'en souviens, tu vins à Champauvert passer une saison avec ta mère. Quelle joie d'avoir une amie! une grande amie qui avait tout vu et qui savait tout, d'autant que tu étais pour moi l'idéal des filles. Ce fut par tes yeux que je vis Paris, le monde des fêtes, le monde de l'esprit.

Par malheur pour moi, tu te marias et tu ne revins plus; ma tante, me voyant mourir d'ennui, finit par se décider à passer un hiver à Paris, dans ce petit hôtel que tu avais loué pour nous au voisinage d'Octave.

    C'est ici que commence mon roman; car toute femme a au moins son
    premier chapitre.

    J'étais à moitié folle, surtout après avoir revu mon cousin à ce
    premier bal de la cour, où je fis mon entrée dans le monde.

    Je te fais aujourd'hui ma confession, car je ne te disais pas
    tout.

Je me figurais que pour être aimée d'Octave, lui qui était aimé de toutes les femmes, lui qui aimait toutes les femmes, il me fallait frapper son esprit. Aussi jamais comédienne ne mit en jeu de plus étrange comédie. Ce que c'est que de n'être point Parisienne et d'avoir trop d'imagination! Les jeunes filles qui vivent dans les folies du jour sont moins folles que je ne l'étais, moi qui avais vécu dans la sagesse!

Tu m'avais donné une femme de chambre de grande maison à mon arrivée à Paris, Mlle Charmide. C'était un monstre de perversité. Elle avait passé par les choeurs de l'Opéra; la petite vérole l'avait jetée dehors; mais elle avait eu le temps de connaître «tous ces messieurs.» Elle me conta mot à mot la vie de mon cousin. J'étais furieuse et charmée! Quand elle parlait, je lui imposais silence; dès qu'elle ne parlait plus, je lui disais de continuer. Le croirais-tu, je voulais haïr mon cousin! mais plus je le fuyais, plus je le retrouvais devant moi! Dieu a donc voulu ce mariage perpétuel du bien et du mal, de la vertu et du vice, du paradis et de l'enfer.

Cette fille était allée chez Octave avec une de ses amies:—avant la petite vérole—elle me peignit cet hôtel célèbre, ce fameux escalier dérobé où montaient tant de curieuses. Elle me proposa de m'y conduire.—Jamais! m'écriai-je.—Le lendemain, cette fille me montra la clef, un vrai bijou, que lui avait confié son ex-amie, sur la promesse qu'on la lui payerait fort cher. Une heure après, j'en parlais à ma tante.—Quelle folie! me dit-elle, puisque nous irons par le grand escalier.—J'insistai. Ma tante, qui avait ses quarts d'heure de fantaisie, consentit gaiement à cette escapade, sachant que je n'avais rien à risquer quand elle était là—et même quand elle n'était pas là.

    Ce fut pour nous une vraie partie de plaisir: nous savions que
    M. de Parisis était chez Mme de Metternich, si je me souviens bien.

Je ne m'arrêtai plus dans cette fatale folie. Charmide m'amusait par tous ses contes; elle se consolait ainsi des malheurs irréparables de la petite vérole qui l'avait condamnée à jouer les seconds rôles: mais elle y mettait de la passion. Pour mieux m'encourager dans cette idée qu'on ne prend le coeur des hommes qu'en frappant leur esprit, elle me citait les plus beaux exemples.

Je voulais te parler de tout cela, mais j'avais peur de toi. Tous les purs je faisais un pas dans ces tentatives périlleuses. Ainsi, le soir de notre premier bal costumé, croirais-tu à ceci:

Je savais que mon cousin devait se déguiser en Faust, voilà pourquoi je me déguisai en Marguerite. Mais ce ne fut pas tout. J'imaginai d'aller le surprendre avec ma tante, à l'heure de son départ. Voilà quel était mon dessein. Je devais faire du bruit dans sa bibliothèque; sans doute, il serait venu: Faust aurait vu Marguerite, et, comme j'étais belle en Marguerite, sans doute il eût jugé qu'il avait tort de ne pas voir sa cousine, sans compter que cette apparition eût mis quelque poésie dans l'entrevue. Me voilà donc entraînant ma tante, toutes les deux avec de grandes pelisses noires et voilées comme des Espagnoles. Charmide nous avait accompagnées jusqu'à la porte du jardin, pour s'assurer qu'il n'y avait personne sur ce chemin si bien hanté. J'a une petite lanterne sourde toute cachée sous ma pelisse. Nous traversons la serre, nous montons l'escalier, nous voilà dans la bibliothèque. Ma tante frappe du pied; mais Octave ne vient pas. On voyait par là portière la lumière de ses bougies. Je me hasarde, je soulève la portière, je le vois à moitié endormi, la tête penchée sur un livre. Emportée par je ne sais quelle inspiration, je vais jusqu'à lui, et lui montrant du doigt la page ouverte: C'EST LA! lui dis-je. J'avais vu qu'il lisait Faust. Il se leva et se tourna vers moi:—C'EST LA! me dit-il tout surpris. Je m'éloignais à reculons sur le point d'éclater de rire pour cacher mon émotion, car j'étais plus effrayée de mon audace qu'il ne pouvait l'être. Il saisit un candélabre pour me suivre, car j'avais déjà dépassé la porte. Comment les bougies s'éteignirent-elles? je n'en sais rien, sans doute par sa précipitation à me suivre et par le vent que leur jeta la portière en retombant.

J'avais manqué mon entrée, puisque je n'avais pas songé à retirer ma pelisse. Je me jugeai si ridicule dans ce rôle, que j'entraînai ma tante malgré elle, en lui disant que je ne voulais pas être reconnue.—Enfin, dit ma tante en descendant l'escalier, il faut bien que les enfants s'amusent.

Ce n'était pas là un jeu d'enfant. Je me figurais avoir frappé un grand coup dans l'esprit d'Octave. Je me trompais. Ce ne fut pour lui que l'émotion d'un moment, il s'imagina que c'était un jeu de quelque comédienne en disponibilité ayant une clef de la petite porte.

J'ai su depuis qu'il avait été bien plus frappé en me voyant tout bêtement passer avec ma tante dans l'avenue de la Muette qui prouve que le coeur ne se laisse prendre que par les choses simples et naturelles.

Et maintenant, ma chère Armande, tu sais le reste. Marguerite a rencontré Faust au bal; il l'a aimée pendant cinq minutes. La Dame de Pique l'a intrigué quelques jours après; il a aimé la de Pique. A Dieppe, Octave m'a aimée pendant cinq minutes, mais Violette attendait. A Champauvert, mon cousin m'a aimée pendant cinq minutes, mais nous étions séparés par cinq millions.

Aujourd'hui, je rougis d'avoir joué un rôle et de l'avoir si mal joué. Voilà pourquoi je n'ai pas gardé ta femme de chambre; cette folle était pour moi le mauvais esprit; si je l'avais écoutée, tout Paris parlerait aujourd'hui de moi.

J'ai eu d'autres quarts d'heure romanesques. A Champauvert, j'ai tenté une autre comédie. Mlle de Moncenac en robe blanche—ma robe blanche—s'est deux fois promenée sous les fenêtres d'Octave, et moi, vêtue d'un manteau noir, j'allais à sa rencontre comme un amoureux d'opéra.

Je voulais qu'il fût jaloux. O jeu d'enfant!

Il n'y a pas encore bien longtemps que j'ai voulu parler à Octave par la voix du miracle ou de l'inconnu. Il me quittait le soir pour aller coucher à Parisis. En arrivant au château, il trouva un volume de Faust ouvert avec ces mots—C'EST LA!—au crayon rouge en marge de ces deux lignes:

Le sentiment est tout, le reste n'est que fumée nous voilant l'éclat des cieux.

    Toutes les tristesses ont assailli mon coeur: Ma pauvre tante
    Régine est morte. J'ai respiré des roses: elles étaient
    empoisonnées! J'aime Octave: il aime Violette! Tu vois bien que
    Dieu seul est mon avenir.

    Si tu savais comme Champauvert est devenu désolé. Tout ce qui
    riait autrefois pleure aujourd'hui. Hâte-toi de me trouver
    un refuge à Paris; si je restais ici huit jours de plus, j'y
    resterais toujours, mais à côté de ma tante Régine.

    J'ai tout disposé pour mon départ, j'irai aujourd'hui faire mes
    adieux à La Roche l'Epine, au tombeau de mon père et de ma mère.

    A bientôt; je t'embrasse, aime-moi toujours et écris-moi bien
    vite.

GENEVIÈVE DE LA CHASTAIGNERAYE.

P.S. Je ne te parle pas de Violette. Je t'ai déjà écrit toute l'histoire du procès. Violette est aussi triste que moi. Il y a des jours où je la hais. C'est elle qui m'a pris mon bonheur. La pauvre fille! ce n'est pourtant pas sa faute. Si tu savais comme elle essaie de racheter cela! Elle fait très bonne figure à Pernan. On ne s'imaginerait jamais en la voyant qu'elle a é la mode parmi les filles perdues. Depuis qu'elle a repris son attitude et son expression, c'est un ange de douceur, mais c'est aussi un ange de beauté; est-il possible qu'elle soit la fille de cette malheureuse femme!

J'oubliais de te dire que si je me réfugie au couvent, c'est aussi pour elle; car tu as beau me dire que je suis folle, Octave épousera Violette dès que j'aurai disparu de ce monde, elle l'aime et il l'aime.

Et même, s'il ne l'aimait plus, pourrais-je épouser Octave en face de cette pauvre fille éplorée qui s'est perdue pour lui?

Mme de Fontaneilles répondit par ces lignes:

Tu es à moitié folle, tu ne verras jamais le monde comme il est, ma chère rêveuse. On n'épouse pas sa maîtresse quand on s'appelle le duc de Parisis, et quand on a une maîtresse qui s'appelle Violette. Je t'ai dit tout cela. C'est égal, comme tu deviendrais tout à fait folle dans ta solitude de Champauvert, je t'ai cherché une cellule bien capitonnée avec une fenêtre ouverte sur de grands arbres, à cinq minutes de chez moi. A ton arrivée, tu descendras chez la duchesse de Hautefort.

Pauvre coeur malade! il faut te guérir, Dieu sera ton médecin.

Je baise tes beaux yeux noirs et tes adorables cheveux blonds.

ARMANDE DE FONTANEILLES.

Violette écrivait alors ceci à Mme d'Entraygues:

Vous m'avez écrit des lettres si tendres dans ma prison, que je voudrais pleurer dans vos bras et y pleurer longtemps. Hélas! en quittant la prison d'Auxerre, je suis rentrée dans une autre: la prison du remords et du repentir, d'où je ne sortirai jamais. Je suis bien malheureuse. Vous oubliez peut-être, à force de gaieté, mais, quoi qu'on fasse, le coeur est toujours triste.

    Dieu est bon, pourtant, car en me condamnant à tant de lar
    il m'a donné deur amies: vous, ma chère Alice, et Mlle de La
    Chastaigneraye, qui daigne descendre jusqu'à m'appeler sa cousine.
    Oh! que c'est beau, la vertu! Je suis en adoration devant
    Geneviève, ce qui ne m'empêche pas de vous aimer beaucoup.

    J'ai passé quelques jours au château de Champauvert. Sur les
    prières de Mlle de la Chastaigneraye, j'ai fini par me déc
    à venir habiter le petit château de Pernan, d'où je vous écris.
    C'est triste à mourir; mais pourtant j'y suis chez moi, et
    j'espère bien que vous viendrez m'y voir.

Voyez jusqu'où va l'ingratitude! J'ai une troisième amie dont j'ai oublié de vous parler. C'est Mlle Hyacinthe, une jeune fille du pays, qui me donne son sourire éternel. Je veux la bien doter et la bien marier; mais pas tout de suite, parce que j'ai horreur de la solitude.

Est-ce là que je vais finir mes fours, si j'ai le courage de vivre? Le duc de Parisis vous aura dit que j'étais devenue riche par la volonté de Geneviève. Je n'ai vas besoin de vous confier que j'ai rendu tous les bijoux et que j'ai renvoyé les cent mille francs au prince. Je croyais que te prince aurait donné cela aux pauvres, il a mieux aimé le donner à une danseuse.

J'ai aussi ma volonté: je veux que le duc de Parisis épouse Geneviève. Il me semble qu'une fois marié, il sera plus loin de mon coeur. Ah! ma chère Alice, si vous saviez comme je l'aime!

Écrivez-moi ou venez me voir.

VlOLETTE DE PERNAN-PARISIS.

Mme d'Antraygues répondit ces quelques mots:

Oui, ma chère Violette, j'irai vous voir, car j'ai beau rire, cela me fera du bien. Tout est triste dans l'amour. Et pourtant c'est la meilleure chose … quand c'est l'amour du coeur.

Puisque vous êtes riche, envoyez-moi vingt mille francs. Mon ex-mari m'a brouillée avec toute ma famille pour se venger de n'avoir pas d'argent lui-même, car vous savez qu'il a tout joué.

Vous comprenez bien, ma chère Violette, que j'ai accepté toutes les clameurs de l'opinion publique; mais je ne souffrirais pas qu'on m'accusât de vivre de mes folies. Femme perdue, c'est vrai, mais point courtisane.

Je suis comme vous, je ne me consolerai pas. J'ai beau me dire que la curiosité console de tout, plus je cherche et moins je trouve.

Je vois beaucoup une de vos amies d'un jour, Mlle Rébecca, surnommée la Fille de la Bible. C'est une mauvaise comédienne; mais c'est la plus à la mode à cette heure; elle était aux courses dans une daumont irréprochable. Son amant? me demanderez-vous. Son amant s'appelle M. Tout-le-Monde. Je crois bien que M. de Parisis lui a donné une petite clef d'argent, mais ce n'est ni la clef de son trésor ni celle de son coeur … vous le savez bien.

Je vous embrasse sur vos beaux yeux bleus, des violettes dans la rosée. Ne pleurez plus.

ALICE.

V

POURQUOI CLOTILDE MOURUT VIERGE

Ce fut avec une vraie joie que le duc de Parisis apprit le triomphe de l'innocence de Violette. Peut-être fût-il retourné à Auxerre pour la ramener à Paris, s'il n'eût craint de rencontrer Mlle de la Chastaigneraye. Et d'ailleurs qui sait si Violette eût voulu d'un pareil compagnon de voyage, maintenant qu'elle ne parlait plus que de se réfugier en Dieu. Octave aima mieux, selon son habitude, laisser passer les choses, trouvant qu'il avait la main trop malheureuse pour toucher à la destinée des autres. Et puis, il aimait trop Geneviève pour aimer assez Violette.

Il se promettait bien d'aller bientôt à Champauvert sous prétexte de travaux à faire à Parisis.

Mais il ne dominait pas sa vie aventureuse, le torrent l'entraînait toujours, parce qu'il n'avait pas le courage de suivre son coeur.

Le duc de Parisis amenait la joie et jetait le deuil partout, on se prenait à lui parce qu'il avait toujours le charme, parce qu'il jouait la passion quand il était à peine amoureux, parce qu'il entr'ouvrait je ne sais quelle perspective toute d'or et de pourpre.

Son ami Saint-Aymour l'emmena un jour à la chasse en Picardie, au château de Montreuil. Il fut très recherché dans les châteaux voisins; c'était à qui lui ferait une hospitalité princière: non seulement on ouvrait sa maison, mais on ouvrait son coeur. Ce fut toute une révolution dans ce pays que la passion ne hante guère, si ce n'est la passion de l'argent.

Octave fut conduit au château de Beaufort, chez la duchesse de Fleury, de la famille du Roi des Halles. Il y avait là une jeune fille, petite-fille de la duchesse, une adorable créature, blonde et pâle, toute à Dieu, qui ne savait rien du monde, parce qu'elle ne lisait que l'Évangile.

La première fois que Mlle Clotilde de Beaufort vit Octave, c'était à dîner, un vrai dîner de château du bon temps, où l'on resta à table quatre heures durant: le temps de jouer deux tragédies au Théâtre-Français, le temps de commencer et de finir une passion au bois de Boulogne; le temps de jouer et perdre sa fortune au club.

Octave était à côté de Clotilde. La jeune fille croyait jusque-là que la vie était une oeuvre de paix et de patience dans l'esprit de Dieu, entre une mère qu'on aime et des enfants qu'on adore. Elle ne voyait encore le mari que comme un mythe—ou comme un nuage à l'horizon qui lui gâtait presque la sérénité du ciel.

Octave fut pour elle une révélation, parce qu'il lui donna l'amour avec ses regards magnétiques, sa voix d'or et ses contes charmants. Ce fut comme un coup de foudre.

Vers onze heures du soir, quand tout le monde prit congé, M. de Parisis promit de revenir le lendemain. Il s'était pris lui-même à ses piperies. Mlle Clotilde de Beaumont lui apparaissait comme un doux pastel à conquérir. C'était un déjeuner de soleil.

Le lendemain, Clotilde ne pouvait se détacher de la fenêtre, jusqu'à l'heure où elle vit passer un cavalier sur le versant de la montagne, à travers les ramures ça et là dépouillées. La romanesque enfant s'imagina que Parisis lui apportait l'amour.

Il fut charmant, il eut toutes les éloquences pour la mère et la fille. Clotilde pensait déjà qu'il ne quitterait plus le château; mais comme il comprit qu'il ne pourrait parler à la fille sans voir les yeux de la mère, il partit pour toujours.

Parisis ne s'obstinait jamais contre l'impossible. Tout était fini pour lui, quand tout était à peine commencé pour la pauvre Clotilde.

Que si vous vouliez suivre le mot à mot de l'histoire de cette jeune fille qui mourut pour avoir regardé Octave, comme Racine mourut sous un regard de Louis XIV, il faudrait lire cent lettres du marquis de Saint-Aymour à la duchesse de Hautefort. Le jeune marquis était amoureux de Clotilde et il avait quelque peu la maladie de la plume. Voici la dernière:

«Une fois malade, elle ne voulut rien faire pour vivre. L'amour malheureux aime la mort. Sa mère ne voulait pas comprendre. Et d'ailleurs pouvait-elle la jeter dans les bras de Parisis?

«Plaignez-moi, je l'adorais et j'en étais arrivé à la consoler par les illusions. Je lui faisais croire que Parisis venait les jours se promener sentimentalement de son côté. Je montais moi-même le cheval monté par Octave, quand il était venu au château. Je courais la montagne en face de la fenêtre de Clotilde en lui envoyant des baisers.

«Quoique mourante, elle se traînait au bout du parc pour voir Parisis de plus près. Une fois, l'illusion fut plus grande que jamais: elle accourut avec des cris de joie et de douleur. Je me suis troublé comme elle; j'ai oublié que je n étais, que je ne devais être que le fantôme de son amour. Je me suis préci dans la montagne, j'ai franchi la haie et la ruisseau du p La pauvre femme, toujours égarée, a fermé sur moi ses bras, si longtemps, si vainement ouverts! «Enfin, c'est vous!» m'a-t-elle dit d'une voix éclatante en appuyant sa tête sur mon coeur.

«Et moi tout éperdu, tout palpitant, je la pressais dans mes bras avec l'amour des anges; je la regardais, je regardais le ciel: je me croyais dans l'autre vie.

«Et tout à coup elle a levé les yeux sur moi: «Ce n'est pas lui!» s'est-elle écriée. Je lui ai pris la main. Elis m'a repoussé avec frayeur et avec colère. Je restai cloué devant elle, le coeur en démence. Elle s'évanouit presque. J'essayai de la secourir, mais elle me repoussa encore et mourut bientôt en disant: «Ce n'est pas lui!»

«J'étais la réalité, elle ne cherchait que la vision.

«Si vous voyez Parisis, ne lui dites pas cela, il rirait de moi et il rirait de la morte!»

Voilà la fin du récit du marquis de Saint-Aymour tel qu'il l'écrivit, dans un style un peu tendu, trop sentimental, presque déclamatoire, comme écrivent les gens du monde qui ont peur d'écrire comme ils parlent.

La duchesse de Hauteroche lut avec émotion cette histoire d'une pauvre femme, qui avait vu son idéal en Parisis, et qui était morte pour avoir touché à la réalité. «Ce Parisis! dit-elle. Il a osé me dire qu'il m'aimait! C'est vrai qu'il est charmant.» Elle eut peur de cette image fatale.

VI

L'HEURE DU DIABLE

La duchesse de Hauteroche pensait donc quelque peu à Octave. Elle était un jour descendue de sa calèche à la vacherie du Pré Catelan.

Toutes les tables étaient occupées; elle se tint debout un instant, mais, ployant sa fierté sous elle, elle trouva de bon goût de s'asseoir comme les autres dames, quelle que fût la compagnie.

Comme elle posait son ombrelle sur la table, elle reconnut sa voisine: c'était la comtesse d'Antraygues, qui, elle aussi, était venue là toute seule.

Les deux amies ne s'étaient pas vues depuis les hauts faits d'Octave de Parisis, avenue de la Reine-Hortense. La comtesse était allée chez la duchesse, mais on sait qu'elle fut accueillie avec un si haut dédain qu'elle ne se hasarda pas à la revoir. Elles se rencontraient bien de loin en loin, mais à distance; la duchesse souriait vaguement comme pour exprimer qu'elle n'avait pas oublié le passé, mais qu'elles ne suivaient plus le même chemin.

Ce jour-là, à moins de faire un grand chagrin, la duchesse fut bien obligée de parler à la comtesse; ce fut ce qu'elle fit avec une grâce charmante, quoique avec quelque réserve. «Ah! bonjour Alice, je suis contente de vous voir, je ne vous croyais pas à Paris.» La comtesse d'Antraygues fut touchée de cet accueil, connaissant la fierté de son ex-amie.—Ma chère duchesse, je suis à Paris, parce que Paris est le seul pays où le coeur oublie.—Vous ne vous êtes pas revus avec M. d'Antraygues,» hasarda la duchesse. Elle voulut peut-être dire avec M. de Parisis. «Non, Dieu merci! répondit Alice. Vous savez le proverbe arabe: Il ne faut jamais se retourner vers son ennemi, si ce n'est pour le tuer. Si j'avais à frapper quelqu'un, ce serait moi.»

On apporta du laid froid et du pain de seigle à la duchesse, «Est-ce que vous venez souvent ici? demanda-t-elle à Alice.—-Oui, je n'ai plus de voiture. L'an passé, je promenais mes chevaux, aujourd'hui je promène moi-même.—Dites-moi, est-ce qu'il ne vous est pas resté une vraie fortune après la séparation?—Rien, rien, rien. J'ai vécu de mes bijoux.»

Et essayant de sourire: «Aujourd'hui, je suis comme Cléopâtre, je bois ma dernière perle.»

La comtesse acheva de boire sa coupe de lait. «Je vous aime trop, dit la duchesse, pour vous faire des reproches stériles, mais comment avez-vous pu jouer une existence comme la vôtre dans un pareil coup de dés?—Comment? mais ce n'est pas moi qui ai joué, c'est M. d'Antraygues. Ce n'est pas ma folie qui nous a ruinés, c'est la sienne. Il avait tout perdu, parce que j'avais eu la bêtise de toujours signer. Je n'en serais donc pas plus riche à l'heure qu'il est, sinon que je serais une honnête femme comme vous. Mais, vous savez, une honnête femme sans argent n'est pas encore bien posée sur le pavé de Paris! Et puis, voulez-vous savoir l'état de mon âme? Je ne me suis jamais repentie un instant de ce que j'ai fait. Ceci vous étonne, sans doute? C'est que vous n'êtes pas sur l'autre rive et que vous ne pouvez comprendre.»

La duchesse grignota son pain et sembla chercher à comprendre. «Vous avez revu M. de Parisis?—Oui. Mais ce n'est pas parce que je l'ai revu que je ne me repens pas, c'est parce que je l'ai aimé.—Eh bien! je ne comprends pas. Vous ne me ferez pas croire qu'une heure d'amour paye un siècle de chagrin.»

Alice soupira. «Je ne vous le ferai pas croire, mais je le croirai toujours, parce que cette heure d'amour on l'a attendue longtemps, on l'a savourée avec délice, et on s'en souvient jusqu'à la mort. Qui sait si la vie est autre chose?—Qui sait!» Ce mot avait échappé à la duchesse devenue pensive. «Ainsi, reprit Alice, je vous tiens pour la femme la plus vertueuse, pour la plus noble créature, mais vous amusez-vous beaucoup?—Non! je m'ennuie profondément. Je n'ai pas, comme vous, pris la couronne de roses, je n'ai guère cueilli que des scabieuses, mais j'aime ces fleurs-là. Et puis, je ne crois pas que le but de la vie soit de s'amuser.—Moi non plus. J'ai voulu dire que la vertu ne vaut pas ce qu'elle coûte. Croyez-vous donc que Dieu ait condamné la femme à cette lutte mortelle contre son coeur? Rappelez-vous les paroles de l'Evangile: Il sera pardonné à celle qui aura aimé. Aimer! sentir un coeur qui bat contre le vôtre! voir des yeux qui se perdent dans vos yeux! abriter son âme en peine dans une âme de feu! Aimer! c'est rouvrir la porte du Paradis, même pour descendre au Paradis perdu.»

La duchesse regardait Alice avec sympathie. «Ah! oui, dit-elle, vous avez aimé. Maintenant, je vous comprends. On me parle toujours de ma vertu; eh bien, du haut de ma vertu, je vous pardonne.»

Alice serra la main de la duchesse. «C'est bien, ce que vous me dites là! car pour vous la vertu n'est pas un mot. Je sais que vous êtes une femme d'un autre siècle. Vous allez même plus haut que la vertu; s'il y avait un chemin de roses, et un chemin d'épines, vous choisiriez le dernier.—Ne me canonisez pas si vite, ma chère.»

La duchesse regarda autour d'elle comme si elle eût craint d'être épiée ou d'être entendue: «Voulez-vous nous promener un peu, Alice?»

Les deux amies prirent un sentier sous les grands arbres. «Ecoutez, Alice, reprit la duchesse, vous êtes une femme de coeur, et je puis bien vous faire des confidences. J'ai aujourd'hui trente-quatre ans; j'ai vu tomber ma jeunesse sans un seul rayonnement, comme si je n'avais vécu que par des jours de pluie. Tout a été triste autour de moi. Ma figure est si sévère que nul ne s'est jamais arrêté pour médire que j'étais belle. On m'a accablée sous le respect. On a posé un perpétuel point d'admiration devant ma vertu; je suis de toutes les fêtes du monde, mais surtout de tous les sermons et de toutes les oeuvres de charité. Dès que j'entre dans un salon, c'est pour entendre parler des enfants pauvres, du refuge de Sainte-Anne ou de la Ruche des Abeilles. Vous l'avouerai-je? j'ai eu mes moments de doute dans mon rude pèlerinage, car je ne vous parle pas de mon mari, un ami qui n'a jamais été mon amant, pour dire comme vous. Je me suis demandé plus d'une fois si on ne pouvait pas être bonne aux pauvres sans être si rigoureuse envers soi-même. Dieu me tiendra-t-il plus de compte de mes aumônes parce que mes mains seront plus blanches? Qu'importe qu'elles soient plus blanches si elles sont pleines d'or?—Je vais vous répondre franchement, dit la comtesse. Oui, Dieu vous tiendra compte de vos mains blanches. Mais quand Dieu m'aura pardonné, qui sait si nous ne serons pas assises toutes les deux dans la même sphère! Et s'il y a un enfer, cet enfer, tout terrible qu'il soit, ne m'arrachera pas le souvenir de mon heure d'amour.»

La duchesse serra la main d'Alice. «Oui, vous avez raison. Je veux tout vous dire. J'aime M. de Parisis.—Je le savais, dit la comtesse.»

Mme de Hauteroche, toute surprise, regarda son amie. «Et comment le savez-vous?—Parce que si vous n'aimiez pas Octave, vous ne m'auriez pas parlé si longtemps. C'est lui que vous cherchiez dans mon coeur.»

La duchesse ne trouva pas un mot à dire contre cette vérité. Elle murmura en baissant la tête: «Oui, je l'aime.»

Mme d'Antraygues dit à la duchesse que tout le jeu de cartes y passerait. «Voyez-vous, ma chère amie, les femmes ne jouent pas impunément avec Octave de Parisis. Je me suis jetée dans ses bras la première; la marquise de Fontaneilles y tombera aussi, un jour qu'elle aura oublié de faire le signe de la croix; Mlle de La Chastaigneraye l'adore jusqu'à en perdre la raison,—et vous-même, que je croyais hors d'atteinte,—vous voilà saisie.»

La duchesse releva la tête avec fierté: «Oui, je l'aime, mais j'arracherai cette mauvaise herbe de mon coeur, dussé-je arracher mon coeur.»

Elle raconta à Mme d'Antraygues comment elle avait rencontré Parisis chez la marquise de Fontaneilles; elle parla de son esprit à tout dire, même ce qu'il ne faut pas dire, de son charme irritant. Il leur avait fait la cour à toutes les deux, mais il avait échoué. «Vous appelez cela avoir échoué? dit Alice. Mais l'amour ne triomphe pas toujours à sa première bataille. C'est souvent un laboureur pacifique qui sème en octobre pour moissonner en juillet.»

L'ombrage devenait de plus en plus sombre, la duchesse et son ex-amie pouvaient se croire bien loin de Paris, tant elles avaient trouvé le silence et la solitude. Des paroles brûlaient les lèvres de Mme de Hauteroche; elles étaient là comme emprisonnées. La duchesse n'osait parler tout haut. Elle s'aventura pourtant: «Je vous étonnerais bien, ma chère Alice, si je vous disais que plus d'une fois j'ai rêvé à ces enivrements dont vous êtes revenue plus belle encore, il faut l'avouer, comme si la passion était le dernier mot de la beauté pour les femmes.» Le visage de la duchesse s'empourpra comme un soleil couchant. «Vous ne m'étonnez pas du tout. Presque toutes les femmes ont ces heures de tentation; voilà pourquoi elles sont sublimes quand elles arrivent toutes blanches dans le linceul; voilà pourquoi il faut leur pardonner quand elles ont traversé toutes les joies et toutes les angoisses de l'amour.—Oui, reprit la duchesse, comme si elle continuait sa pensée, il m'est arrivé de songer à ces légendes où on donnait son âme au diable pendant une heure pour toute une éternité de damnation.—Oui, et plus la damnation est terrible et plus l'heure est attrayante.—Je remercie Dieu d'avoir éloigné M. de Parisis de mon chemin. Il est venu chez moi quatre fois: il n'a pas compris qu'à la dernière entrevue j'étais d'autant plus sévère que j'avais plus peur de lui; voilà pourquoi je suis devenue indulgente aux fautes des autres. Jusque-là, je n'avais pas vu l'abîme.—L'abîme! Elle y tombera,» pensa Mme d'Antraygues.

Elles étaient revenues vers la vacherie. «J'oubliais, dit tout à coup la duchesse, il y a une heure qu'on m'attend au bord du lac.»

Et elle embrassa la maîtresse d'Octave. C'était bien la maîtresse d'Octave qu'elle embrassait. Mme d'Antraygues ne s'y trompa point et elle murmura: «C'est un souvenir qu'elle me prend sur les joues.»

Le soir, Alice rencontra Parisis: «Mon cher duc, vous perdez vos batailles au moment même de la victoire; j'ai rencontré aujourd'hui une femme que vous avez aimée huit jours et qui n'eût pas résisté le neuvième.»

Octave chercha dans ses souvenirs. «La Dame de Carreau!» s'écria-t-il.—«Ah! je ne vous dirai pas son nom. C'est elle, je n'en doute pas. J'ai senti trop tard,—on n'est pas parfait,—qu'elle aurait fini par m'aimer, car, vous savez, je n'ai jamais douté de moi.—Vous avez raison. Pour inspirer de la confiance aux autres, il faut avoir confiance en soi.»

A quelques jours de là, Octave, rencontrant la duchesse de Hauteroche, lui dit qu'il avait des tableaux italiens dignes de son admiration. Il lui savait un sentiment d'art très distingué, il serait ravi qu'elle voulût bien lui donner son opinion. «Si vous habitiez le Louvre, dit la duchesse, j'irais peut-être.—Madame, quand on est comme vous sur un piédestal de marbre de Carrare, on est si loin des atteintes des hommes qu'on peut aller partout,—surtout chez un amateur d'art.—Un amateur d'art! C'est égal, je vous prends au mot, dit la duchesse, j'irai demain voir vos madones.»

A celle-là, Octave ne donna pas une clef d'argent: la duchesse passa par la grande porte. Tout l'hôtel était sur pied, fleur à la boutonnière, comme un jour de grande réception. Octave avait peur que la duchesse ne vînt avec une amie. Elle vint toute seule. Elle admira l'hôtel, elle admira l'ameublement, elle admira les tableaux, mais vit-elle tout cela?

Le duc de Parisis la reçut avec une grâce toute respectueuse, mais avec cette douceur pénétrante qui va jusqu'à l'âme. La duchesse n'avait plus peur d'elle, parce qu'elle n'avait plus peur de lui.

Elle était allée jusque dans la chambre d'Octave, sous prétexte de voir des émaux de Léonard Limousin et une Vierge de Pérugin. Tout à coup la pendule sonna trois heures.

C'était l'heure du diable qui sonnait.

La duchesse tressaillit. La même pensée avait traversé son âme et l'âme d'Octave. «Une heure à moi! se disait-il.—Une heure à moi!» se disait-elle. Se comprirent-ils? Octave prit les mains de la duchesse et la regarda avec des yeux allumés dans l'enfer. Elle pâlit, elle chancela, elle voulut fuir. «Non! lui dit-il, en joignait ses mains autour de son cou. Non! je t'aime!»

Elle voulut se dégager. Mais la douceur des mains la retint.

Octave l'embrassa sur les cheveux et sur les yeux pour l'aveugler; ses lèvres égarées brûlèrent le front et tuèrent la vertu. La nature reprenait ses droits: l'âme était étouffée, la femme éclatait à travers l'ange. «Eh bien! oui, dit-elle dans son égarement, je veux t'aimer pendant toute une heure!»

Elle répandit ses cheveux d'or sur son front comme pour voiler sa rougeur.

C'était l'heure du diable. Interrogez Satan, il vous racontera comment on perd le ciel.

Quatre heures sonnèrent leur douce sonnerie à la pendule d'Octave. Cette douce sonnerie, ce fut pour la duchesse la trompette du jugement dernier. Il lui sembla que le monde allait trembler, que les étoiles tombaient déjà du ciel et que le soleil se voilait la face.

Mais rien n'avait changé autour d'elle. Elle leva la tête: la Vierge de Pérugin la regardait toujours avec le même sourire.

Elle dit adieu à Octave. «Nous ne nous reverrons jamais!» murmura-t-elle en se cachant. «Nous ne nous reverrons jamais!» dit Octave qui ne voulait pas contrarier les femmes.

La duchesse avait repris son grand air, sa dignité romaine, sa sévérité héraldique. En se voyant passer dans le miroir de Venise, elle se reconnut telle qu'elle était avant sa chute.

Mais en se voyant passer dans son âme, elle ne se reconnut pas!

VII

LES VISIONS DE MADEMOISELLE JULIA

Le duc de Parisis se consolait facilement du chagrin qu'il faisait aux femmes. Il détournait la tête de la femme qui pleurait pour ne voir que celle qui souriait.

Il ne croyait pas aux esprits, mais il y faisait croire. Écoutez cette histoire.

Parce qu'on n'entendait plus parler de M. Home, parce que M. Victorien Sardou avait retourné le portrait de Swedenborg sous celui de Beaumarchais, on disait que les esprits étaient remontés dans les deux. Mais le royaume des esprits descend de plus en plus sur la terre; son premier département est Paris, où il y a des ministres des deux sexes.

L'action ne se passe pas dans la Forêt-Noire, mais dans un fort bel hôtel de la Chaussée-d'Antin. Quoi que Saint-Simon pût en dire, les hôtels de la Chaussée-d'Antin sont fort bien hantés. En dépit de l'école romantique, les maisons qui trônent dans la rue de Provence, dans la rue de la Victoire, dans la rue Neuve-des-Mathurins, voient monter et descendre dans leurs escaliers un assez joli nombre de drames romantiques et de ballades à la lune.

J'arrive à l'histoire de ma beauté «pâle comme un beau soir d'été.»
C'est une fille de bonne maison,—air candide, esprit malin.—Ses
parents la voulaient marier. La délicieuse enfant déclina le mari.
Mais à quoi donc rêvent les jeunes filles, si ce n'est à se marier?

La mère prit sa fille à part et lui dit: «Nous voulons ton bonheur, d'où qu'il vienne; mais un mari ne t'enlèverait pas à notre amour en te prenant dans ses bras. Je me suis donnée à ton père et n'en suis pas plus malheureuse. Veux-tu donc te donner au diable?»

Le père tint le même discours que la mère; l'époux parla comme l'épouse; mais il ne vint qu'un sourire sur les lèvres de la belle. «Pourquoi ce sourire? dirent ensemble M. et Mme de Canillac.—C'est que j'aime quelqu'un, repartit la jeune fille en prenant son air le plus grave et le plus mystérieux. C'est que j'aime quelqu'un qui n'est pas votre protégé, comme est M. de Terray, ou M. de Mortagne, ou M. de Langeac. Vous ne connaissez pas celui que j'aime! Je vous dirai un jour ce qu'il est. D'ici là, ne cherchez pas à tromper ma destinée avec un autre.

Mais le père et la mère étaient inquiets. On voulut forcer enfin la jeune et belle mystérieuse. «Ne pouvez-vous nous montrer celui que vous aimez et qui vous aime?» La mère supplia, le père fit mine d'ordonner, les amis questionnèrent malicieusement. Julia resta encore quelque temps sans répondre; elle refusait de s'amuser au Bois, aux soirées, aux bals, aux courses. Un beau soir,—car les soirs sont éternellement beaux qui parlent d'amour,—Julia répondit avec assurance et sans rougir: «Vous le saurez, ce secret; j'aime un beau gentilhomme du siècle de Louis XV; il est colonel d'un régiment du roi; il a gagné la bataille de Fontenoy; son âme est élevée, ses manières sont chevaleresques, sa parole est éloquente à mon coeur. Mais il est aussi discret que glorieux, et il ne veut m'apparaître qu'aux instants où je suis seule; alors je puis le contempler dans l'idéal, l'entendre dans le rêve, l'aimer dans l'inconnu, l'adorer dans l'impossible.»

On jugea que tout cela était un peu trop fou. On appela Victorien Sardou, qui répondit: «Je suis revenu de l'autre monde; mon esprit a tué les esprits. Beaumarchais a décidé que je me moquais de lui et que ma plume n'avait pas besoin de sa main pour la conduire.»

On appela M. Home, Ecce homo, mais celui-ci demanda à s'enfermer une nuit avec la jeune spirite, pour voir de près ses belles visions. M. Home était marié: on l'envoya passer la nuit avec sa femme.

La mère, qui ne dormait plus des songes de sa fille, se résigna à veillera la porte de la chambre aux visions. On prit gaiement le thé en famille, selon la coutume. A onze heures, la jeune fille fit un joli bâillement et alluma sa bougie. «Bonsoir, papa; bonsoir, maman.» On lui souhaita la bonne nuit. Elle ferma la porte. La mère mit son fauteuil devant le seuil et attendit. Une heure se passa dans le silence. Quand sonna minuit, on entendit un bruit, le bruit dans le mur, comme disent les légendes. La mère voulut entrer, mais refréna sa curiosité. Elle écouta des deux oreilles en ouvrant la bouche.

Ce qu'elle entendit, ce fut presque le duo de Roméo et Juliette. «C'est vous, mon inconnu?—C'est vous, ma bien-aimée?—Comme je vous attendais.—Mais, depuis hier, je ne vous ai pas quittée.—Oui, mais vous étiez invisible et j'aime à vous voir.—Aussi me suis-je décidé à vous apparaître une fois encore. Que vous êtes belle, Julia!—Oh! mon Dieu! vous avez éteint la bougie.—Mon adorée! je suis un pur esprit et mon baiser ne vous touchera pas.—Mais vous m'avez touché la main.—C'est la force de l'illusion.—Ciel! vous m'avez embrassée…»

Un soir, au moment que les mères de famille appellent le moment critique, la mère de Julia entra subitement dans la chambre de Julia. «Qu'ai-je entendu, mademoiselle?—Maman, c'est l'Esprit.»

On alluma la bougie,—et on vit qu'on ne vit rien. La mère courut à la fenêtre, quoiqu'il n'y eût pas de balcon; elle courut à la cheminée, quoiqu'il n'y eût pas de truc à la Richelieu. Elle ne vit que la nuit et n'entendit que le silence! «Adieu, mademoiselle, ne rêvez plus tout haut, car je suppose que vous faisiez par désoeuvrement les demandes et les réponses.»

La mère se remit dans son fauteuil. Mais le joli duo recommença. Et sur une gamme plus vibrante. «Julia, comme vous êtes belle dans la nuit!—C'est pour me dire cela que vous avez éteint la bougie!—Julia, comme je vous aime!—Mais, monsieur, vous avez beau dire que c'est une illusion, je sens bien votre main sur mon coeur….»

La mère reparut. Même comédie. La belle était seule. «Mademoiselle, il y a ici quelqu'un.—Oui, maman quelqu'un d'invisible qui ne se montre à moi que si je suis seule.—Ce sont des contes.» Et la mère se remit à chercher et ne trouva personne.

Le lendemain, on fit venir quatre médecins, qui décidèrent que le coeur de Julia était à gauche et que la paix du monde était troublée par les petits esprits. Les grands médecins sont de grands politiques.

Ce texte aurait besoin d'être illustré par la gravure pour devenir plus lumineux, ou plutôt cette taille-douce aurait besoin d'explication.

EXPLICATION DE LA GRAVURE.

L'hiver passé, j'ai rencontré Mlle Julia à un bal d'ambassade. Elle a valsé trois fois avec un sceptique qui lui offrit de faire parler les esprits: c'était M. Octave de Parisis.

DEUXIÈME EXPLICATION DE LA GRAVURE.

Mlle Julia aune femme de chambre qui couche dans son cabinet de toilette. Cette femme de chambre a l'art mystérieux d'introduire les esprits.

COMMENTAIRE RISQUÉ.

Le cabinet de toilette de Julia a deux portes: la première est une porte sous tenture qui ne crie pas sur ses gonds, une vraie porte d'amoureux; celle-là vient dans la chambre de Julia; la seconde est une porte toute simple qui donne sur l'escalier de service.

Les esprits ne sont pas humiliés de passer par là, même quand ils se donnent la figure du duc de Parisis.

VIII

LA SOLITUDE DE VIOLETTE

Cependant Violette ne s'acclimatait pas à Pernan.

Avec sa fièvre, son amour, son repentir, elle ne pouvait vivre dans cette solitude rustique où sifflait gaiement le merle, où chantait amoureusement le rossignol. Pour la paix des champs, il faut la paix du coeur. Violette n'entendait ni le merle ni le rossignol. Elle écoutait pleurer les brises et sangloter les fontaines.

A quelques pas du château, Mlle Hyacinthe la surprenait tous les soirs, abîmée dans ses rêveries, assise au bord d'un ravin profond, qui était l'image de la mort par ses roches brisées, ses cavernes profondes, ses ronces brûlées, véritable refuge des oiseaux de nuit.

Quand, le soir, Violette n'était pas penchée dans l'escarpement du ravin, elle était au cimetière, croyant prier pour sa mère, mais priant pour elle-même.

Le matin, il semblait qu'elle reprît du coeur à la vie. Elle se jetait sur les journaux, qui lui parlaient de Paris, comme si chaque gazette devait lui apporter un peu de cette douce poussière qui avait couvert ses pantoufles rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel, ou ses bottines mordorées avenue d'Eylau, près de l'hôtel d'Octave.

Comme les journaux parlaient souvent du duc de Parisis, c'était pour elle comme un coup de soleil quand ce nom rayonnait sous ses yeux. Elle savait sa vie, elle devinait ses aventures; mais c'était surtout les lettres de la comtesse d'Antraygues qui le représentaient dans ses folies, Comme elle avait toujours été sérieuse, même dans sa mascarade de trois mois, comme elle était devenue plus sérieuse, elle s'affligeait de toutes les folies d'un homme doué pour les grandes choses, qui trahissait son nom et son avenir; mais elle ne désespérait pas, disant toujours qu'il prendrait de fières revanches.

On se rappelle que Mme d'Antraygues avait demandé vingt mille francs à Violette. Violette s'était empressée d'être agréable à son amie, tout en lui rappelant qu'elle s'ennuyait beaucoup de ne pas la voir. Un jour, à l'heure du déjeuner, Mme d'Antraygues arriva bruyamment.

Alice avait remplacé la gaieté par le bruit, comme font toutes celles qui ne veulent pas se repentir et qui refusent de voir leurs blessures. La comtesse trouva Violette bien changée, mais plus belle encore, si la beauté est une expression divine. Le marbre en est la plus belle traduction; a-t-il besoin des tons roses de la vie pour charmer les yeux du corps et les yeux de l'âme? Violette avait perdu à jamais la fraîcheur des jeunes années; mais dans cette figure plus accentuée et plus pâle, la vraie femme s'exprimait mieux encore. Et puis ses beaux yeux—ciel profond—n'avaient-ils pas une éloquence plus pénétrante? «Comme vous êtes devenue belle!» dit Alice en embrassant Violette. Violette présenta sa jeune amie à la comtesse: «Si vous voulez voir la beauté sur la terre, la voilà! dit-elle avec l'accent de la vérité.»

Mlle Hyacinthe n'était pas précisément l'idéal de Phidias ni de Raphaël—ni de Jean Goujon, ni de Prudhon,—mais elle avait la beauté agreste et simple qui ne connaît guère la mode et que la passion n'a pas consacrée encore: on peut dire qu'elle s'habillait de son charme et de son sourire.

On déjeuna avec une gaieté mélancolique, on se promena dans la campagne et par les jardins du château, on visita l'église, on alla goûter dans une tour en ruines. Le soir, les trois femmes étaient heureuses par l'amitié.

Toutes les trois adoraient la musique. On veilla jusqu'à minuit, les mains sur le piano, caressant tous les airs aimés, évoquant le génie de tous les maîtres. La vraie musicienne était Mlle Hyacinthe. Violette jouait mal et Mme d'Antraygues avait plus de brio que de sentiment. «Vous rappelez-vous? dit Alice à Violette, vous m'avez dit que M. de Parisis vous avait appris la valse de Faust?—Si je me rappelle!» dit-elle en pâlissant.

Et elle joua la valse de Faust—elle qui jouait mal—comme Gounod la joue lui-même, avec toutes les éloquences du coeur et de la passion!

IX

LES DEUX COUSINES

Le lendemain, les trois amies eurent une visite tout à fait inattendue: le duc de Parisis, qui était venu avec d'Aspremont et Monjoyeux passer quelques jours au château de Parisis.

Octave voulait revoir tout à la fois Geneviève et Violette. Il savait que les deux cousines étaient devenues deux amies. Quoi-qu'il fût emporté par l'amour—vers l'une et vers l'autre—il se promettait de n'être plus pour elles qu'un ami.

Il était d'ailleurs venu à Parisis avec son ami Violet-le-Duc, pour commencer la restauration du château dans le plus pur style Louis XII. Monjoyeux et Saint-Aymour l'accompagnaient. A tout autre moment, il eût éprouvé une vraie joie à ce travail qui allait remettre en toute splendeur une des plus curieuses seigneuries féodales; mais une tristesse profonde envahissait son coeur. C'est qu'on ne bâtit ou qu'on ne restaure un château que pour une femme aimée, c'est que Parisis pressentait que la femme aimée ne viendrait pas habiter son château.

Sa première visite fut pour Mlle de La Chastaigneraye. Elle n'avait pas varié dans son idée, elle voulait qu'il épousât Violette. Elle l'accueillit avec une douceur d'ange: mais elle cacha si bien son coeur, que son cousin s'imagina qu'elle ne l'aimait plus.

Aussi ce fut une simple visite de cérémonie où on parla de tout, hormis de soi-même. «J'espère bien, mon cousin, dit Geneviève, que vous irez voir Violette à Parnan.—Oui, ma cousine,» dit Octave, croyant raviver la jalousie de Geneviève.

Mais elle fut impassible, comme si elle habitait désormais d'autres régions. Elle lui dit d'ailleurs une fois encore qu'elle s'était tournée vers Dieu et qu'elle allait se retirer du monde. «Grand Dieu! se récria Parisis, mais où irez-vous donc?—Dans une solitude sanctifiée par les prières. Ici, quoi que je fasse, j'habite une solitude toute profane. Voyez ces tableaux, voyez ces livres, voyez ce piano, voyez cette harpe; je ne suis pas de celles qui se résignent sans avoir sous les yeux l'exemple de toutes les résignations.—Ma cousine, dit Parisis, vous avez marché ce matin sur des asphodèles ou des soucis. Je reviendrai bientôt, si vous voulez arracher les mauvaises herbes qui poussent sous vos pieds.—Revenez, mon cousin; pour moi, dès qu'on travaillera à la restauration de Parisis, j'irai vous voir si je ne suis pas partie.»

Octave était allé voir Violette le lendemain. Il trouva la même figure, la même douceur, mais la même indifférence bien jouée. Il voulait railler un peu; mais la triste expression qui s'était gravée profondément sur la figure de Violette arrêta la raillerie sur ses lèvres.

Mme d'Antraygues lui prit le bras et l'entraîna sous les arbres. «Cette pauvre Violette, lui dit-elle, savez-vous qu'elle en mourra? Je vous ai déjà averti.—Où avez-vous vu des femmes mourir de chagrin?—A Paris et en province, mon cher. Moi qui vous parle, je mourrai de chagrin, mais passons. J'étais venue pour embrasser Violette et repartir aussitôt; je suis si malheureuse de son malheur, que je vais rester avec elle toute une semaine. On ne se console d'un amour que dans un autre amour: Violette n'en aimera pas d'autre que vous. Mais peut-être la consolerai-je, moi! car si l'amitié console de l'amour, c'est l'amitié d'une femme, surtout quand cette femme est amoureuse dans la même paroisse. O monstre aux griffes roses!—Bouche de femme, paroles perdues! dit Octave dans une fumée de cigare.—Vous vous imaginez peut-être que vous ne laissez tomber de vos lèvres que des paroles de votre Evangile, ô don Juan de Parisis! Je vous le dis encore, rien ne consolera Violette de vous avoir trouvé et de vous avoir perdu.»

X

LE CHATEAU DE CARTES

Octave causa avec Violette après avoir causé avec Alice. Ils étaient seuls dans le salon; la comtesse avait entraîné Hyacinthe.

Après un silence, Violette dit en regardant Octave: «Cela me fait tant de mal de vous voir, que j'éprouve un étrange contentement; arrangez cela comme vous pourrez.—Si vous m'aimiez encore, je dirais que vous êtes heureuse parce que vous êtes malheureuse; c'est inexplicable, mais cela est, parce que l'amour est une douleur, est une volupté.» Violette retint un soupir: «Si je vous aimais encore! vous avez raison; je ne vous aime plus. C'est une bouffée du passé qui me revient jusqu'au coeur; grâce à Dieu, je suis délivrée de toutes ces angoisses.»

Violette reprit le masque de la sérénité. Octave lui saisit la main; mais elle cacha si bien son émotion qu'il jugea que, pareille à Geneviève, elle n'avait gardé de l'amour que le souvenir.

La conversation changea de thème. On parla de la vie rustique et des joies innocentes qu'elle donne au coeur; on ouvrit une parenthèse sur Paris, mais Violette la ferma bien vite. Octave tenta de lire l'avenir de Violette par ce qu'elle disait ou par ce qu'elle ne disait pas; mais il ne vit que des nuages.

La nuit était venue peu à peu. Violette se leva pour se rapprocher de la fenêtre. Octave la suivit. «Je vais partir,» lui dit-il. Ce simple mot tomba dans le coeur de Violette comme le glas de la mort. Il lui sembla que c'était la dernière fois qu'elle voyait Parisis.

Parisis! l'amour et la mort dans sa vie; Parisis! tout ce qu'elle avait aimé depuis qu'elle n'aimait plus que lui. «Vous allez partir!» répéta-t-elle d'une voix lente et triste. Elle regarda Octave qu'elle ne voyait plus bien.

Tout à coup, rejetant tout cet attirail de pieux mensonges qui voilait son coeur, elle se jeta dans ses bras et elle éclata en sanglots. «Violette, ma Violette, dit-il doucement, pourquoi pleures-tu? je t'aime!—Oh! dis-moi cela encore; je veux mourir, mais je veux mourir avec ce mot dans le coeur. Dis-moi encore que tu m'aimes!—Tu le sais bien!»

Octave entendait à peine Violette, tant ses paroles étaient coupées par les sanglots. «Mais je t'ai toujours aimée, ma Violette! Avant de te voir, je n'aimais pas, je ne cherchais que des aventures! Avec toi j'ai trouvé mon coeur.»

Et ainsi ils se dirent les choses les plus tendres et les plus senties. Tous les deux obéissaient à une de ces expansions qui jettent deux coeurs, deux âmes dans la même pensée. C'est l'amour à sa suprême période. Quand il a hanté ces divins sommets, il s'est épuisé à demi, il retombe de ses aspirations, il retrouve la terre et regrette le ciel. Mais le ciel n'est pas la patrie des hommes ni des femmes, même quand ils sont amoureux.

Violette retomba sur la terre, Il lui sembla qu'elle avait donné tout le feu de sa vie dans ce divin embrassement, son coeur battait à se briser, la fièvre l'avait envahie, le rêve brûlait son front. «Adieu, Octave! lui dit-elle tristement.—Adieu! je ne comprends pas. Je ne veux pas comprendre,» murmura-t-il.

Il tenta avec toutes ses grâces irrésistibles de perpétuer cette minute d'amour. Rien ne lui coûtait, pas même le mensonge. Il était de bonne foi avec Violette, puisqu'il venait de retrouver son coeur dans le sien. Il lui dit qu'il voulait vivre avec elle et vivre pour lui. «Vivre pour moi, dit-il, n'est-ce pas vivre pour toi! Vivre pour toi, n'est-ce pas vivre pour moi!» Et comme Violette semblait douter: «Tu sais mon dédain des plus hautes ambitions; j'ai toujours dit que l'amour était le premier et le dernier mot de la vie. Avoir à son bras une femme, si je l'aime et si elle m'aime, c'est avoir le souverain bien. Nous habiterons Parisis et nous serons heureux.»

Ces derniers mots, quoique bien naturellement et bien tendrement dits, ramenèrent Violette à la raison. Elle ne put s'empêcher de penser que si Octave eût parlé à Geneviève, il ne lui eût pas dit: «Nous habiterons Parisis et nous serons heureux.» Elle traduisit ainsi ces mots: «Nous serons heureux à Parisis, mais nous ne serions pas heureux ailleurs, parce que Paris répudierait un pareil bonheur.»—Non! dit-elle, on n'est heureux nulle part avec Violette, parce que Violette, au lieu d'apporter sa part de bonheur, n'apporterait que les larmes du repentir.—Pourquoi le repentir? Quel est ton crime? Maintenant que je te connais, je sais que tout cela n'était qu'un jeu cruel pour me punir. J'ai mérité d'en souffrir, j'en ai souffert, mais j'ai oublié.»

Octave avait reprit la tête de Violette sur son coeur. Elle n'eut pas le courage de relever la tête. Pendant cinq minutes encore, elle continua ce doux rêve d'être aimée. «Et pourtant, murmura-t-elle, si je voulais être heureuse!»

Pauvre fille! elle ne savait pas que la volonté qui brave tous les obstacles s'arrête frappée de mort devant ce château de cartes qui s'appelle le bonheur.

XI

UN AUTRE BOUQUET MORTEL

On sonna à la grille du château. Violette eut le pressentiment que c'était une mauvaise nouvelle, sans doute parce que ce coup de sonnette l'arrachait à son rêve.

Deux minutes après, le valet de chambre entrait, portant d'une main un majestueux bouquet et de l'autre une lettre sur un plat d'argent. «Pour moi? demanda Violette. Cela me vient sans doute de Mlle de la Chastaigneraye.—Peut-être, dit Octave; mais avant d'en être bien sûre, ne vous avisez pas de respirer le bouquet; j'ai toujours peur des roses de Tonnerre.»

Violette donna l'ordre au valet de chambre d'allumer les bougies.

Pendant que le duc de Parisis regardait le bouquet avec défiance,—un magnifique bouquet composé de fleurs symboliques,—Violette tournait la lettre dans ses mains, tout en disant: «Ce n'est pas l'écriture de Geneviève!»

Elle passa la lettre à Octave. «Je ne veux ni de la lettre ni du bouquet.»

Elle allait sonner, mais Octave la retint. «Attendez donc; nous ne sommes pas à Paris, n'allez pas désoler quelque bonne voisine de campagne ou quelque coeur reconnaissant, car je sais que vous avez fait beaucoup de bien dans le pays.—Mais il y a des armoiries sur le cachet.—C'est que ce petit coin de la France est bien habité.»

Violette obéit. «Si vous n'étiez pas là, je vous jure que je ne lirais pas cette lettre.» Elle lut rapidement les premiers mots et la signature. «Voyez plutôt!» dit-elle en pâlissant.

Elle jeta la lettre à Octave, qui la ramassa en jetant le bouquet.

Il lut ce joli compliment:

«Ma chère Violette de Parme et de Plaisance,

«Jugez de ma bonne fortune! J'achète un château qui fait l'oeil au château de Pernan, et voilà que vous habitez le château de Pernan. Moi qui avais peur de m'ennuyer! Avec une voisine comme vous, je vais devenir tout à fait Bourguignon. Je vous envoie un bouquet cueilli par moi-même, c'est le dessus du panier. Si vous connaissez le langage des fleurs, vous jugerez de mon éloquence. Quand voulez-vous souper ensemble? car enfin, il faut bien que je vous rende, entre onze heures et minuit, un de ces festins que vous nous donniez, au prince et à ses amis, avec toutes les grâces d'une femme qui sait bien vivre.

«Je vous baise le pied et la main.

«Marquis D'HARCIGNIES.»

Octave contint sa fureur. «Violette! dit-il gravement, chaque mot de cette lettre rentrera avec mon épée dans le corps de ce faquin. Je garde la lettre. Demain, à huit heures, le marquis n'en écrira plus—de la même main—ou, s'il en écrit encore, ce ne sera pas à vous. Pas un mot de ceci.»

En ce moment, le valet de chambre entra pour dire que le messager du marquis attendait la réponse. «La réponse! dit Parisis en contenant à grand'peine sa colère, le duc de Parisis la donnera lui-même au marquis avant une heure.»

Le domestique sortit sans bien comprendre. «Vous voyez bien, Octave, dit tristement Violette, que tout est fini pour moi! Je remercie Dieu de m'avoir rouvert pendant quelques minutes cette porte du paradis où je vous ai retrouvé, mais c'est mon dernier moment. D'ailleurs, croyez-le bien, une fois hors de cette ivresse, je serais revenue à ma pensée de tous les instants: il faut que vous épousiez Geneviève.—Il faut que je vous venge, voilà toute ma pensée. On m'a dit que le prince était chez le marquis, il lui servira de témoin, j'imagine. Je veux que le prince dise tout haut la vérité, devant le marquis et devant mes témoins; il faut qu'il jure qu'il n'a pas été votre amant.»

Mme d'Antraygues et Hyacinthe survinrent alors. Violette pria sa jeune amie de se mettre au piano. «Oh! le beau bouquet! s'écria la comtesse en se penchant pour ramasser les fleurs symboliques du marquis d'Harcignies.—Chut! dit Octave en donnant un coup de pied dans le bouquet, ce sont des fleurs empoisonnées.—Des fleurs empoisonnées!—Oui, dit Violette. Vous vous rappelez le bouquet de roses-thé qui a failli tuer Geneviève? Eh bien! il y avait moins de poison dans ces fleurs-là que dans celles que vous voyez sur ce tapis.»

Mlle Hyacinthe, heureuse de sa promenade avec Alice, faisait retentir le piano des airs les plus vifs d'Offenbach, ce maestro de l'imprévu qui traduit quelquefois en français l'esprit railleur de Henri Heine.

Quand Octave rentra à Parisis, il dit à Monjoyeux et à d'Aspremont qu'il lui fallait un duel pour le lendemain à huit heures. Il raconta l'histoire du bouquet symbolique. D'Aspremont et Monjoyeux allèrent vers minuit chez le marquis pour lui infliger une lettre d'excuses. Mais M. d'Harcignies, après avoir pris la plume, la jeta en disant: «J'aime mieux me battre.»

Le lendemain, à huit heures, comme Octave l'avait dit, le marquis d'Harcignies payait cruellement ses impertinences bien naturelles. Mais en ce monde, il y a toujours quelqu'un qui paye la dette des autres. Octave croyant frapper à la main, frappa au coeur.

Le prince Rio prit son ami dans ses bras et dit avec amertume qu'il n'y avait pourtant pas de quoi tuer un si galant homme.

Octave se redressa furieux! «J'allais oublier! dit-il au prince. Je vous somme de dire ici la vérité; vous allez la dire devant ce sang répandu: Mlle de Pernan, ma cousine, celle qu'on appelait Violette dans ses jours de comédie, n'a pas été votre maîtresse!»

Le prince était un galant homme comme le marquis: il s'offensa de cette sommation. «Monsieur! je ne reçois de sommations que des huissiers, et encore les huissiers s'arrêtent à ma porte. Voilà pourquoi je ne vous répondrai pas.» En disant ces mots, le prince prit l'épée du marquis déjà toute tachée de son sang.—Eh bien! dit Parisis, puisque vous avez une épée, je suis plus absolu. Je ne quitterai le terrain que si vous dites tout haut la vérité. Mais vous commencerez par retirer vos paroles de tout à l'heure: «Il n'y a pas de quoi.»—Et d'abord, dit d'Aspremont, je constate que le prince n'a plus qu'un témoin et que vous ne pouvez pas vous battre.»

Monjoyeux prit la parole: «M. de Parisis n'a que faire de deux témoins. S'il faut deux témoins au prince, me voilà! Le prince est trop bon prince pour me répudier à cause de ma naissance: mon père était chiffonnier, mais il a vécu en homme libre, c'est un titre de noblesse. Et d'ailleurs, si nous ne sortons pas tous de la salle des Croisades, nous sortons tous de l'arche de Noé.—Vous avez raison, monsieur, dit le prince. Soyez tout à la fois le témoin de M. de Parisis et le mien.»

Monjoyeux s'entendit sur le duel avec les deux autres témoins.

Au moment de se mettre en garde, le prince dit ceci d'une voix bien accentuée: «Mon idée bien arrêtée était de ne répondre à M. de Parisis qu'après un coup d'épée; mais il possède si bien le coup du coeur, qu'il pourrait bien me couper la parole. Je ne ferai donc pas de façons pour dire que je n'ai pas été l'amant de Mlle Violette de Parme. Maintenant, tuer un homme parce qu'il a mal parlé à une femme, je dirai toujours qu'il n'y a pas de quoi.—Eh bien! dit Parisis en jetant son épée, c'est assez comme cela. Je ne suis pas venu ici pour venger la femme, mais pour venger une femme. Gavarni a dit: «On ne se bat pas à cause d'une femme, on se bat d'abord contre quelqu'un et pour soi ensuite.» Gavarni a tort contre moi: je n'ai pas voulu me battre contre quelqu'un ni pour moi, je me suis battu à cause d'une femme.»

On se quitta tristement, mais sans rancune. Octave exprima ses regrets avec une vraie noblesse de coeur. Il avait voulu blesser, il n'avait pas voulu tuer.

La mort du marquis d'Harcignies ne réconforta pas Violette, non plus que la déclaration du prince.

Quand l'opinion publique a frappé une femme, cette femme, fût-elle une sainte, n'en revient jamais, parce qu'il n'y a pas de médecin pour cette mortelle blessure.

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