← Retour

Les grandes dames

16px
100%

XII

OÙ ÉTAIT ALLÉE VIOLETTE

La mort du marquis d'Harcignies fit un grand tapage et réveilla toutes les curiosités à peine assoupies qui rouvraient les yeux sur Violette. Ce fut donc un nouveau chagrin pour elle. Toutefois, comme Parisis venait de dire hautement qu'il ne fallait pas mal parler d'elle, peut-être se fût-elle remis de ce duel bruyant qui troublait sa solitude.

Mais la pauvre fille devait être poursuivie à outrance par les souvenirs vivants de sa vie de courtisane platonique.

Quelques semaines à peine s'étaient passées, la comtesse d'Antraygues, revenue à Paris, lui écrivait de braves lettres pour l'affermir dans sa retraite, lui demandant pour un temps prochain un petit pavillon du château. Mlle Hyacinthe était toujours là avec ses consolations, sympathique à ses douleurs, sympathique à ses espérances, tout en niant les peines de coeur par ce charmant sourire de celles qui n'ont pas aimé.

Voilà qu'un matin le bruit se répand que Pernan possède un jeune médecin. Jusque-là il fallait courir à deux lieues quand on avait une migraine. «C'est toujours une figure de plus, dit Hyacinthe.—Oui, dit Violette, mais si je tombe malade, vous savez que je ne veux pas voir la figure d'un médecin.»

Ce jour-là les deux jeunes filles, fort occupées à faire des confitures de fraises, ne parlèrent plus du nouveau venu, mais on leur annonça vers trois heures que le docteur Pierrefitte demandait à être reçu par Mlle de Pernan. «Pierrefitte,» dit Violette.

Elle ressentit un coup au coeur. Ce nom lui rappelait un jeune homme qui avait soupé un soir avec elle dans une folle compagnie du café Anglais. C'était un de ces étudiants amoureux de la vie—parce qu'ils voient la mort de près—qui passent tous les soirs la Seine pour prendre leur part du mouvement sur les boulevards, dans les cafés à la mode, aux concerts des Champs-Élysées, aux fêtes de nuit de Mabille et aux soupers de la Maison d'Or, quand ils ont quelques louis de reste.

C'était peut-être parce que M. Pierrefitte avait trop soupé qu'il venait se faire médecin de campagne dans son pays.

Violette avait retenu ce nom de Pierrefitte, parce que la verve de l'étudiant amusait tout le monde. Elle ne doutait pas que ce ne fût le même Pierrefitte. «Répondez que je ne puis recevoir,» dit-elle au valet de chambre.

C'était bien dommage pour Pierrefitte, car il l'eût trouvée plus adorable que jamais dans la grande cuisine du château, les bras nus, les mains rougies par les fraises. Mais Pierrefitte, qui aimait trop à gouailler, n'aurait pas eu le bon goût de ne pas la reconnaître. Il se fût sans doute avisé d'évoquer les images de Paris. Violette décida qu'elle ne le verrait jamais.

Le lendemain il se présenta encore, puis le surlendemain, puis tous les jours de la semaine. On avait beau lui dire que madame ne voulait pas recevoir, il insistait en disant qu'il voulait être reçu.

Que pouvait faire une femme contre cette tyrannie? «Ah! dit Violette, si Octave était là!» Mais Octave ne pouvait pas toujours être là pour effacer un à un tous les témoins des folies de Violette. «Ma chère Hyacinthe, dit-elle à son amie, je vois bien que tout est fini pour moi. J'avais juré de ne plus remettre les pieds à Paris, je me croyais oubliée dans cette solitude; mais chaque fois que l'espérance renaît dans mon coeur, une main brutale coupe la fleur et vient l'arracher. Et mon coeur saigne. Et je meurs de chagrin. Ne m'en veuillez pas si un jour vous ne me voyez plus.»

Hyacinthe embrassa Violette et voulut encore une fois la raviver à sa gaieté, mais elle commença à désespérer d'elle. Vainement elle jouait ses airs les plus chers, vainement elle l'entraînait à ses promenades les plus aimées, Violette devenait étrangère à tout, même à l'amitié de cette belle et bonne créature que Dieu avait mise sur son chemin comme un ange gardien visible. «Si vous aviez un grand chagrin, quelle mort choisiriez-vous? demanda un jour Violette à son amie.—Voilà une question! s'écria Hyacinthe. Si j'avais un grand chagrin, je pleurerais beaucoup et je me consolerais, parce que Dieu console tous les coeurs de bonne volonté.»

Violette, toute à ses idées, n'écoutait pas ces bonnes paroles, «Moi, dit-elle, je me suis tiré un coup de revolver, la mort n'a pas voulu de moi. Dans ma prison, j'ai été trois jours sans manger; mais, de tous les courages, le plus grand, c'est de mourir de faim. Vingt fois j'ai appuyé le poignard contre mon sein, le poignard m'est toujours tombé des mains. J'ai l'effroi de l'acier et du sang. J'ai une pudeur rebelle qui me défend de me jeter à l'eau, parce que je serais déshabillée par les premiers venus. Ah! si on pouvait s'enterrer soi-même!—Vous m'épouvantez! dit Hyacinthe, vous m'épouvantez dans cette étude que vous avez faite de la mort. Moi, je ne comprends qu'une manière de se tuer, c'est de se jeter par la fenêtre dans un moment de désespoir, quand on n'est plus maîtresse de soi.—Il y a aussi le poison, dit Violette, mais je ne veux pas m'empoisonner.»

Elle avait pensé à sa mère. Elle devint silencieuse; «Heureusement, dit Hyacinthe, que Dieu vous tient par la main et vous empêchera de faire des folies.»

Violette donna doucement sa main à Hyacinthe. «Et pourtant, lui dit-elle, songez que si je n'étais plus là, Octave épouserait Geneviève. Je suis malheureuse et j'empêche le bonheur de ceux que j'aime le plus.»

Le soir, vers onze heures, pendant que Mlle Hyacinthe dormait profondément, Violette quitta le château de Pernan et n'y reparut jamais.

Voici le petit mot qu'elle avait laissé pour son amie:

«Adieu, je ne vous reverrai plus. Mariez-vous et acceptez en souvenir de moi la bague que vous trouviez jolie et que j'aurais dû vous donner déjà. Acceptez aussi cent mille francs de dot que vous remettra mon notaire le jour de votre mariage. Jusque-là, vivez avec Mlle de La Chastaigneraye.

«C'est beau la vertu! Je viens de vous voir dormir, moi je n'aurai plus ce sommeil-là que dans la mort. Et encore, je n'aurai pas vos rêves! Adieu encore, je vous embrasse.

«VIOLETTE.»

Où était allée Violette? Il fut impossible à Mlle Hyacinthe comme à Mlle de La Chastaigneraie de suivre sa trace. On envoya un télégramme à Octave, qui remua vainement tout Paris.

Ce fut un vrai désespoir pour lui comme pour Geneviève et Hyacinthe.
«C'est moi qui aurais dû partir la première!» dit Mlle de La
Chastaigneraye.

Mais la marquise de Fontaneilles, tout en lui préparant un pavillon à l'Abbaye-au-Bois, lui avait dit de l'attendre à Champauvert. Elle voulait gagner du temps, espérant toujours la décider à épouser Octave, ne doutant point que don Juan de Parisis ne fût heureux de faire une fin qui serait encore pour lui un commencement.

XIII

LE TROISIÈME LARRON

Il y a en France, depuis que les femmes sont toutes blondes, deux récoltes sérieuses: la moisson des blés et la moisson des chevelures.

Il n'y a donc plus que des blondes. C'est comme à Venise dans le siècle d'or, c'est comme à Versailles dans le siècle de Louis XIV. Non seulement sous le Roi-Soleil toutes les La Vallières étaient blondes, mais les hommes ne voulaient plus que des perruques blondes. Voyez le duc de Lauzun, un blond, le comte de Guiche, un blond—blondasse, dit Saint-Simon;—Henriette d'Angleterre était blonde, blonde était Mlle de La Vallière, très blonde Mme de Montespan, presque rousse Mlle de Fontanges.

Le duc de Parisis, qui eût aimé les blondes à la cour de Louis XIV, comme dans le Décaméron de Giorgone, comme dans les festins de Paul Véronèse, aimait aussi les blondes du temps présent. Mais on a déjà vu que ce n'était pas un homme exclusif; il ne faisait pas un crime à une belle femme d'être brune, il aimait aussi les châtaines et ne dédaignait pas les «Vénus aux carottes.»

Mais on peut dire qu'il marchait surtout dans le cortège des blondes.

Mais pour lui la vraie blonde était Mlle de La Chastaigneraye. Sa luxuriante chevelure, contenue dans ses ondulations par une main pudique, car elle seule touchait à ses cheveux, avait la nuance la plus douce aux yeux: c'était le vrai blond à son premier coup de soleil, le blond d'Ève avant le paradis perdu.

Quoique Parisis fût beau et spirituel, il était toujours l'irrésistible Parisis. Les femmes n'ont pas toutes le sentiment de la beauté virile et n'aiment pas souvent l'homme qui les domine trop par l'esprit. Mais Parisis semblait fait pour montrer aux poupées l'amoureux de l'idéal nouveau. Plus de faux sentimentalisme, plus de sonnets à la lune, plus d'aspirations vers les étoiles: l'homme et la femme dans l'amour. N'est-ce pas tout un monde? A quoi bon se perdre à l'horizon, sur les rivages platoniques, quand on a sous la main la poésie visible.

Aspasie dit un jour à Platon, qui l'avait promenée dans tous les sentiers perdus du sentimentalisme: «Que de chemin nous avons fait!—Pour arriver où? demanda Platon.—Au commencement,» répondit la courtisane.

«Que de temps perdu!» dira celui qui aime les chemins de traverse. Celui-là prend tout ce qu'il trouve sous sa main. «Ne perd pas qui veut son temps,» répondra celui qui voyage pour n'arriver point. Celui-ci fait le tour du monde sans mettre pied à terre. Il arrive devant Naples.—Voir Naples et mourir!—Et il n'entre pas dans la ville. Platon déraisonne, car l'amour est une ivresse; or, comment s'enivrer sans mordre à la grappe?

Les platoniciens disent qu'Hercule, aux pieds d'Omphale, n'écoutait que les battements de son coeur. Mais quand Hercule filait le parfait amour aux pieds d'Omphale, c'était après avoir accompli ses douze travaux.

Octave ne filait pas aux pieds d'Omphale, et pourtant, chez une comtesse blonde,—paroisse Saint-Thomas-d'Aquin,—il avait été retenu trois jours devant sa tapisserie. Elle filait une blanche colombe pour un coussin: il filait le parfait amour. Le quatrième jour, la colombe fut immolée.

Le grand art de Parisis était d'arriver à temps. Henry de Pène a parlé comme La Bruyère quand il a dit: «Le plus souvent, ce que la femme aime, ce n'est pas l'amant, c'est l'amour.» Parisis le savait bien, il ne parlait jamais de lui.

Cette histoire de la comtesse blonde fit quelque bruit l'an passé—rive gauche et rive droite.

Le Cours-la-Reine est une promenade déchue. On y trouve quelques jolis hôtels; mais comme les arbres y sont encore fort beaux, on aime mieux les arbres des Champs-Élysées, qui ne donnent pas d'ombre.

Une après-midi, vers deux heures et demie, le duc d'Ayguesvives, un ministre étranger qui représente fort spirituellement une république idéale, fumait sous les arbres du Cours-la-Reine avec un de ses amis, pareillement ministre étranger, surnommé Nyvapas.

Je suis tenté de croire que ces deux diplomates ne changeaient rien alors à la géographie du monde; peut-être faisaient-ils l'histoire du Cours-la-Reine. Sans doute, ils ne sortaient pas de leur sujet; mais d'où vient que pendant qu'ils parlaient si bien, une jeune dame passait sous les arbres, blonde comme les gerbes,—en robe de taffetas violet, garnie de valenciennes, ceinture flottante, nouée à contresens, sans doute pour qu'on la puisse dénouer sans qu'on s'en aperçoive, cache-peigne de roses mousseuses, sur une coiffure révolutionnaire, gants ris perle.

Voilà la femme,—je me trompe,—voilà la mode.

La femme n'était pas voilée; mais elle jouait si bien de l'éventail avec son ombrelle, qu'on ne pouvait pas voir sa figure. C'était bien dommage, car c'était une femme fort agréable, sinon fort jolie. Un menton trop accusé, mais une bouche charmante. Et des dents! Octave de Parisis lui trouvait les plus beaux yeux du monde; par malheur pour moi, elle ne me regardait pas avec ces yeux-là, aussi je me contente de dire qu'elle avait des yeux tempérés—dix degrés au-dessus de zéro.—Sans doute Octave de Parisis faisait monter le thermomètre à la chaleur des tropiques.

D'où venait cette fraîche créature? J'en suis bien fâché pour le faubourg Saint-Germain, mais elle ne venait pas du faubourg Saint-Antoine. «Savez-vous pour qui, dit un des deux ministres, cette femme qui est descendue de voiture avenue d'Antin s'égare sous ces arbres?—La belle question! C'est pour vous.—Non, je crois que c'est pour vous. Vous la connaissez bien? C'est Mme de ——.—Elle savait donc que vous veniez ici?—Non! Je l'ai rencontrée tout à l'heure en voiture.»

La dame regardait à la dérobée les deux amis et paraissait inquiète. Elle s'éloigna un peu. Avait-elle peur d'être reconnue? Se promenait- elle pour l'un d'eux? Alors, pourquoi l'autre restait-il là?

Le duc d'Aiguesvives se rappela que la veille il avait été fort brillant au concert des Champs-Élysées, dans le groupe de la dame. Il avait raillé avec tout l'esprit de Lauzun les femmes embéguinées dans leur vertu, les comparant à ces respectables intérieurs de châteaux gothiques où les araignées font la toile de Pénélope.

Il ne lui parut pas douteux que la dame ne vînt pour lui. Mais l'autre ministre étranger était un fat qui s'imaginait toujours qu'un homme du Sud avait pour lui toutes les blondes. «Tout bien considéré, dit-il, elle est là pour moi.»

Mais le duc d'Aiguesvives ne fut pas convaincu. «Non, mon cher, c'est pour moi qu'elle est venue, et vous êtes trop galant homme pour ne pas me dire adieu.—Je vous dis que je l'ai vue en voiture, elle m'a souri adorablement. Je vois bien qu'elle veut me parler.—Éloignez-vous par l'avenue Montaigne; dès que vous ne serez plus là, je réponds qu'elle viendra droit à moi.—Mais c'est une tyrannie!—Vous avez des illusions, mon cher; moi, je n'en ai pas.—Pile ou face à qui s'en ira?—Eh bien! jetons en l'air un louis.—Face!» s'écria le duc d'Ayguesvives.

Dès que le louis fut à terre, les diplomates se baissèrent tous les deux.

Or, pendant qu'ils gagnaient ou perdaient ainsi Mme de ——, le duc de Parisis était arrivé sur le champ de bataille et avait offert son bras à la jeune femme. «Eh bien! dit le duc d'Ayguesvives, il paraît que c'est le duc de Parisis qui a gagné?»

XIV

LA FEMME DE NEIGE

C'est du Nord que nous viennent aujourd'hui les femmes romanesques. Combien d'histoires invraisemblables, depuis vingt ans, la destinée s'est complu à écrire de sa plume d'or ou de fer, qui avaient pour héroïnes des Danoises, des Norvégiennes, des Russes ou des Polonaises! Ce ne sont pas toujours des anges de beauté, mais enfin ce sont des femmes: plus d'une d'entre elles, d'ailleurs, a sa beauté originale. Celles qui ne sont pas jolies ont encore une saveur de terroir, je ne sais quoi qui rappelle la perce-neige. Le soleil ne produit que des merveilles, tout ce qu'il touche devient or, mais les femmes dorées n'ont plus ce charme pénétrant, cette douceur fuyante, cette morbidesse corrégienne des femmes qui ont hanté la neige.

Octave rencontra un soir au concert des Champs-Élysées une jeune femme, grande et blanche, un peu penchée par la rêverie, qui se promenait seule. Tout le monde la remarquait et jasait sur elle. Les hommes du contrôle avaient chuchoté en la voyant passer, mais ils n'avaient osé lui dire de rebrousser chemin, sous prétexte qu'elle n'avait point de cavalier ou de suivante. Sa fierté native leur imposait silence.

M. de Parisis était dans un groupe de jeunes femmes railleuses du beau monde, qui se vengent le plus souvent par l'intempérance de la langue des tempérances du coeur. On se moquait beaucoup de la jeune femme grande et blanche. «C'est le roseau pensant de Pascal, dit une femme savante.—C'est une femme qui nous vient des pays brumeux, voilà pourquoi elle s'est habillée d'un fourreau de parapluie.—Blanche comme le marbre, une vraie figure à mettre sur un tombeau.—Quand on pense qu'elle vient ici pour chercher un homme, mais ses yeux sont deux lanternes sourdes.—Si Debureau était ici enfariné, ce serait bien son homme.—Son homme! dit Octave en se levant, ce sera moi.»

On partit d'un éclat de rire. «Vous! vous faites donc vigile et jeûne maintenant.—Non! mais il y a si longtemps que je fais le mardi gras avec des Parisiennes dont je sais le refrain, que je suis curieux d'entendre une autre chanson.»

Et il alla bravement à rencontre de l'inconnue. M. de Parisis était de ceux qui savent si bien la langue de l'esprit humain, qu'il ne disait jamais une bêtise. Aussi nul ne savait mieux aborder une femme inabordable. La plupart se brisent aux récifs ou se font mitrailler par l'ennemi; mais il arborait si à propos son drapeau, et montrait des manoeuvres si savantes qu'il n'échouait jamais.

Il rencontra l'étrangère. «Madame, permettez-moi de vous offrir mon bras.»

La jeune femme s'arrêta avec surprise et voulut passer outre sans répondre; mais en voyant le grand air de M. de Parisis, elle lui dit en adoucissant sa colère subite: «Monsieur, je n'ai pas l'honneur de vous connaître.—Et moi, madame, dit Octave avec un gai sourire qui montrait jusqu'à son coeur, c'est précisément parce que je n'ai pas l'honneur de vous connaître que je vous offre mon bras.»

La jeune femme obéit involontairement, subjuguée par la volonté d'Octave. «Je ne comprends pas bien, dit-elle; vous voyez que je suis étrangère! je croyais savoir le français, mais vous avez à Paris de si étranges façons de traduire les choses, que je ne suis pas familière à votre grammaire.—Vous ne sauriez que quatre mots de français que je vous comprendrais. Il y a la langue des esprits supérieurs qui se parle par les yeux, par le sourire, par la raillerie, par toutes les évolutions, par toutes les éloquences de l'âme; cette langue-là, vous la savez mieux que moi, parce que vous êtes une femme et parce que vous êtes étrangère.—Parce que je suis une femme, peut-être; mais pourquoi parce que je suis une étrangère?—Ne confondons point. Il y a des étrangères qui restent chez elles, tant pis pour celles-là; mais il y a des étrangères qui restent à Paris, ce sont nos maîtres, j'ai failli dire nos maîtresses.—Vous voyez que vous-même vous n'êtes pas sûr de bien parler.—En un mot, la femme du Nord ou du Midi, la femme du Nord surtout, qui ose s'aventurer à Paris, n'y vient que parce qu'elle est sûre d'elle-même, sûre de sa force, sûre de son esprit, sûre de sa domination. Voilà pourquoi vous êtes venue à Paris, madame, voilà pourquoi vous comprenez.—En vérité, monsieur, le serpent ne sifflait pas de plus jolis airs à Ève. Je m'appelle Ève, mais je ne suis pas du Paradis. On me nomme la Femme de Neige: je ne veux pas voir le soleil. Adieu, monsieur. Maintenant que nous nous connaissons, adieu.»

Mme Ève dégagea lestement son bras et s'inclina vivement avec une imperceptible moquerie. C'était tout juste au moment où Octave passait devant le groupe d'où il s'était détaché pour aller à l'abordage. Il ne voulait pas échouer, surtout devant de pareilles spectatrices. Sans s'émouvoir le moins du monde, il prit doucement et fermement l'autre bras de Mme Ève. «Ce n'est pas tout, lui dit-il, j'ai commencé une phrase, permettez-moi de l'achever.—J'ai peur que votre phrase ne soit comme ma robe à queue, une période à perte de vue. C'est égal, je vous écoute; nous allons nous compromettre tous les deux, mais enfin, comme je n'ai peur que de moi-même, parlez.»

Et il parla. Et il parla si bien, et il parla si mal, qu'au second tour la Femme de Neige était conquise; c'était la première fois qu'une langue dorée résonnait jusqu'à son coeur.

M. de Parisis avait le grand art de verser le sentiment au bord de la coupe. Sa raillerie même le servait, il se moquait de tout, hormis du coeur; il jouait la comédie de l'amour en comédien convaincu. Et que de force dans son jeu! Je ne parle pas seulement des éloquences de l'esprit, mais de celles du regard et de la voix, mais de celles de la main. A tout propos, pour convaincre une femme, il lui prenait la main, et avec tant de douceur et tant de magnétisme, qu'il communiquait comme par magie son âme et son amour. Je dois dire que sa main, d'un admirable dessin, était tout à la fois fine et forte. C'était la main de Léonard de Vinci qui brisait un fer à cheval, qui soulevait une femme comme une plume au vent et qui dénouait une chevelure pour s'y égarer avec la légèreté d'un enfant.

Au troisième tour, Octave vint s'asseoir avec elle en face du groupe où on commençait à ne plus douter de son triomphe. «Vous étiez tout à l'heure avec ces dames, dit la jeune femme; que vont-elles dire?—Beaucoup de mal de vous et de moi. Aussi demain, le sort en est jeté, vous serez célèbre à Paris; après demain, tout le monde voudra vous connaître; dans huit jours, chacun se racontera une histoire qui ne sera pas vraie.—Que voilà une jolie perspective!—Soyez de bonne foi, vous n'êtes pas venue à Paris pour autre chose. Être le roman, la chronique, l'héroïne, la lionne, ne fût-ce que pendant une heure, c'est avoir sa part de royauté. Or, qu'est-ce que la vie sans cela?—A votre point de vue, dans l'horizon parisien, ce qui prouve que vous n'entendez rien aux choses de coeur.—Moi! se récria Octave; voulez-vous partir pour Christiania? J'irai avec vous m'exiler dans le bonheur au fond d'une villa rustique, sous les trembles argentés, foulant du pied l'herbe vierge ou la neige immaculée.»

Mme Ève était—naturellement—une femme romanesque qui aimait tout, qui fuyait tout, qui courait à tout; une de ces âmes inquiètes qui ont soif de l'idéal, qui se brisent au réel; tantôt amoureuses du bruit, tantôt éprises du silence; tantôt curieuses et soulevant leur masque, tantôt repliées sur elles-mêmes et pleurant jusqu'aux péchés qu'elles n'ont pas commis.

La femme de Neige comprit que M. de Parisis avait, comme elle, une imagination ardente et courant à tous les horizons, emportant en croupe l'illusion et le désenchantement tout à la fois. Ce qu'elle cherchait sans l'avouer, c'était moins un homme pour aimer son corps que pour promener son âme dans tous les labyrinthes de la passion. Cette Ève était curieuse comme Ève.

On jouait la marche du Tannhauser. «Aimez-vous la musique allemande? demanda-t-elle à Octave.—Oui, répondit-il, j'aime la musique de l'avenir comme la musique du passé; j'aime la musique française comme la musique italienne. D'ailleurs, la musique, comme l'amour, n'a pas de patrie. Comment voulez-vous marquer des frontières à l'oiseau qui vole et au vent qui passe? Qui m'eût dit que ce soir à dix heures je serais violemment et éperdument amoureux d'une Norvégienne? —Éperdument, violemment, ces deux adverbes-là font admirablement, dirait une Française.—Oui, madame, ne riez pas. Et remarquez bien qu'un amour qui éclate comme aujourd'hui sur les airs de Verdi, de Wagner et de Gounod, ne peut pas mourir demain. Tant que ces airs-là chanteront dans mon âme ou autour de moi, je vous aimerai. Par exemple, cette valse de Faust que nous entendons là, qu'on vient de commencer, c'est la première fois que je la trouve si belle, parce qu'elle traduit soudainement toutes les émotions de mon coeur. Je sens que Marguerite est là et qu'elle me fait monter au septième ciel par les spirales inouïes des architectures aériennes.»

Octave pensait bien à Mlle de La Chastaigneraye, à sa chère Marguerite du bal de l'ambassade. «Vous parlez comme un poème, dit la jeune femme, il n'y manque que la rime et la raison.»

Octave prit Ève au mot. «Oui, me voilà devenu aussi sublime et aussi bête que M. de Lamartine ou M. Victor Hugo. Que voulez-vous, on n'est pas parfait. Ce que c'est que d'être amoureux!»

Ève regarda en silence le duc de Parisis. Il était amoureux, puisqu'il était toujours amoureux. Si ce n'était pas d'elle, c'était d'une autre; mais elle prit pour elle toute la vivante expression qui éclatait dans ses yeux. «Eh bien! lui dit-elle, vous êtes un esprit supérieur. Ce n'est pas avec vous se perdre dans les infiniment petits de la passion. Prenons donc le chemin de traverse, seulement je vous avertis que je vais vous surprendre, car j'irai plus vite que vous.—Non, dit Octave en souriant, votre chemin ne sera pas plus rapide que le mien; j'arriverai avant vous.—Mais vous ne comprenez donc pas que j'essayais de jouer la comédie?—Et moi aussi! Mais nous ferons comme ces amoureux de théâtre qui finissent par se prendre au sérieux.»

Octave entraîna la dame un peu malgré elle, par la force du coeur,—par la force du poignet.

Les étrangères les plus sévères sur elles-mêmes ne font jamais de façon à Paris, s'imaginant qu'elles n'ont rien à craindre de leur conscience.

Cependant, on se demandait au concert pourquoi cette adorable femme blonde s'était aventurée au bras de Parisis. Tout le monde voulait les montrer du doigt: mais ils n'étaient plus là. Où étaient-ils?

Ève était montée dans la voiture du duc; ils avaient fait un tour de
Bois; ils étaient entrés à l'hôtel de Parisis.

Sans doute pour admirer les objets d'art—aux flambeaux!

Elle ne s'avouait pas vaincue; mais elle s'abandonnait avec ivresse à l'imprévu de cette passion soudaine. On sait qu'Octave était l'homme du moment, qu'il n'accordait pas de merci, qu'il était avant tout l'amoureux de la première heure. Pygmalion avait embrassé la femme de marbre: Octave de Parisis embrassa la Femme de Neige.

Il reconduisit vers minuit la dame chez elle. «Pourquoi êtes-vous triste? lui demanda-t-il.—Pourquoi serais-je gaie? lui répondit-elle. On s'en va toujours d'un amour comme d'un feu d'artifice,—avec la nuit dans l'âme.»

Elle comprenait bien qu'avec Parisis il n'y avait pas de lendemain. «Adieu, lui dit-elle à la porte de l'hôtel de Bade, je partirai demain.—Pourquoi?» Elle répondit en souriant avec amertume. «Parce que j'ai la nostalgie de la neige.» Et elle ajouta d'une voix plus émue: «J'ai été fondue au soleil.»

XV

PAGES DÉTACHÉES DE LA VIE D'OCTAVE

Le duc de Parisis, quoiqu'il aimât profondément Mlle de La Chastaigneraye, quoiqu'il ne rêvât pas de bonheur plus doux que celui de vivre avec une belle créature qui ne vivrait que pour lui, était retenu, lui qui bravait toutes les superstitions, par un vague effroi de la légende des Parisis, non pas pour lui, mais pour Geneviève.

La question d'argent n'était plus une question, parce qu'il se trouvait plus riche que sa cousine. Comme son maître en l'art de vivre, M. de Morny, Parisis avait encore de l'argent, même quand il n'en avait plus. Ce n'était pas certes un de ces faiseurs d'affaires qui se jettent comme des étourneaux—ou comme des oiseaux de proie—dans le grenier d'abondance des familles pour y gaspiller jusqu'au grain d'or des semailles. Il jouait à la Bourse avec une grande sûreté de coup d'oeil. En attendant qu'il réalisât son rêve politique,—ambassadeur à Constantinople—il prouvait par l'exemple qu'il croyait à la durée de l'empire ottoman, puisqu'il jouait sur les fonds turcs, conduisant la hausse et la baisse comme il conduisait ses chevaux haut la main.

Ses amis trouvaient cela fort beau. Il leur disait; «Pourquoi ne faites-vous pas tous comme moi? vous supprimeriez la question d'Orient, puisque vous affirmeriez le crédit ottoman. Il n'y a pas de meilleur Chassepot que la pièce de cent sous. Croyez-moi, le dernier mot de la politique est celui-ci: L'argent, c'est la paix armée. Tu es le Girardin du Club, lui dit le prince Rio, tu as une idée par nuit comme il a une idée par jour!»

Donc, si le duc de Parisis ne voyait rien venir du côté des Cordillères, il remuait toujours à Paris quelques bonnes poignées d'or. Et on en remuait chez lui. Quand il donnait une fête nocturne, deux coupes antiques étaient pleines d'or dans le salon de jeu, comme autrefois le duc de Luynes. Ceux qui perdaient allaient puiser à la source en laissant leur carte. Parisis disait que c'était de la plus stricte hospitalité.

S'il me fallait indiquer quelques traits de tempérament et de caractère, j'en trouverais par milliers. On disait de lui, tout en raillant un peu, comme si la vérité n'était jamais absolue: «Les muscles d'Hercule cachés sous la beauté d'Antinoüs.» On avait dit cela aussi de Roger de Beauvoir. Le duc de Parisis avait eu vingt rencontres, prouvé sa force sans parler de son héroïsme en Chine.

Un jour qu'il conduisait aux Champs-Élysées, il vit un cocher qui rudoyait une femme; c'était une jeune Anglaise qui avait payé et qui ne comprenait rien au pourboire. Le cocher, fort en gueule, l'assaillait d'épithètes toutes françaises. Il y avait déjà une galerie qui s'amusait du spectacle. Octave avait remis les guides à son valet de pied et était descendu par je ne sais quelle fantaisie, car il n'était pas né réformateur et croyait qu'il est dangereux de déranger un grain de sable pour l'harmonie de l'univers. La dame était fort jolie. Il ordonna au cocher de la saluer et de lui faire des excuses; le cocher répondit par un coup de fouet qui rejaillit sur l'Anglaise. Octave saisit le cocher sur son siège et le jeta à terre comme une poignée de sottises. Et là dessus il retourna à ses chevaux. Mais le cocher s'était relevé furieux pour lui asséner un coup de poing. Cette fois le duc de Parisis s'abandonna à toute sa colère, frappa le cocher sur la tête et le tua du coup.

«Voilà de la belle besogne,» dit un passant qui connaissait le numéro de longue date.

Octave donna sa carte à un sergent de ville en disant qu'il irait lui-même avertir le Préfet de Police. Après quoi il remonta sur son phaéton et continua sa promenade sans beaucoup plus d'émotion que s'il eût tué un Chinois. «Oh! mon Dieu! dit l'Anglaise, j'ai oublié de donner mon nom à ce gentleman.—Soyez tranquille, dit quelqu'un dans la foule, je connais M. de Parisis, vous êtes trop jolie pour qu'il ne vous rencontre pas un jour ou l'autre.»

Au Rond-Point, Octave se trouva dans un embarras de voitures. Il tenta vainement de dominer les chevaux, qui prirent le mors aux dents et furent en quelques secondes emportés comme des aigles. En face du Cirque, le valet de pied fut jeté au milieu des promeneurs; Octave fit alors une manoeuvre que tout le monde admira: il sauta à cheval sur la Folle, la plus emportée de ses deux bêtes. La Folle le reconnut et fut maîtrisée comme par miracle.

Quand Parisis descendait l'avenue de l'Impératrice ou l'avenue des Champs-Elysées avec la rapidité d'une locomotive, dans la sérénité des dieux de l'Olympe, tout le monde le regardait avec des battements de coeur. Il jonglait avec ses chevaux comme l'Indien avec ses couteaux. Il dessinait des méandres imprévus dans les flots d'équipages de toutes les formes qui criaient sur les deux rives de l'avenue. On se demandait toujours si ses chevaux avaient pris le mors aux dents. Les dilettantes parisiens, qui ne pouvaient entrer en lutte, se consolaient en disant que cela finirait par une catastrophe.

Parisis ne paraissait pas robuste; il était surtout devenu fort par sa volonté.

Il ne croyait pas à la médecine, il ne croyait qu'à la nature, cette mère généreuse qui défie la mort pour ses enfants, qui les nourrit de son lait jusque dans les jours de fièvre et de délire.

Il avait un médecin. Il faut bien avoir un avocat, même quand on a pour soi la justice. Un soir qu'il était malade, son médecin, qu'il n'avait pas appelé, survint et parut effrayé. «Ah! oui, mon cher docteur, je crois que cette fois j'en ai pour six semaines: la fièvre, les lèvres pâles, le diable dans la tête, des jambes de quatre-vingts ans, en un mot, comme disait Fontenelle, une grande difficulté d'être.—Bravo! dit le docteur, cette fois vous allez croire à la médecine.»

M. de Parisis mit son scepticisme sous l'oreiller. «Oui, mon cher docteur, je vous promets même une consultation. Demain, vous appellerez Caburus, Ricord et Desmares, total quatre médecins, quatre oracles, quatre lumières de la science; vous causerez politique et vous déciderez que tout va mal dans l'État, mais que tout va bien chez moi.—En attendant, dit le médecin, je vais vous faire une ordonnance, promettez-moi de la prendre au sérieux.—Oui, mon cher docteur, à une condition: Nous allons boire chacun une bouteille de vin de Champagne. Vous connaissez mon vin de Champagne?—Exquis, on ne le fait que pour vous; mais chacun une bouteille! c'est de la folie!—Deux si vous voulez.»

Octave sonna et demanda du vin de Champagne. Vous me promettez d'y tremper à peine vos lèvres? reprit le médecin.—Je vous promets, mon cher docteur, de me soumettre à toutes vos médecines; mais, que diable! donnez-moi un quart d'heure de grâce.»

On présenta les coupes. Octave trempa si bien les lèvres dans la sienne, qu'il la vida huit fois pendant son quart d'heure de grâce. Il avait ses idées. Le docteur n'avait plus les siennes à la quatrième coupe.

Octave pouvait boire pendant toute une nuit sans se griser; il avait trop de tête pour se laisser vaincre par le vin. Il ne se grisait bien qu'en respirant la savoureuse odeur de certaines chevelures, qui caressaient son front quand ses lèvres s'égaraient sur le cou.

Deux heures après, le médecin trébuchait dans les vignes de Noé et conseillait à Octave de prendre trois fois médecine. M. de Parisis versa au docteur trois coupes de plus.

A minuit, Octave entrait au club parfaitement guéri; cette petite débauche de vin de Champagne avait ravivé toutes les forces de la nature et jeté dehors toutes les mauvaises influences.

A minuit, le médecin rentrait chez lui parfaitement malade. «Qu'on aille chercher un médecin, dit sa femme.—Non! s'écria-t-il avec fureur, qu'on aille chercher de Parisis!»

Sa femme vit bien qu'il battait la Champagne.

Un des livres familiers à Octave était les Dames galantes de Brantôme, cet autre sceptique, ce Montaigne des Valois et des Valoises, qui commence toujours ses histoires par ces mots si naïvement railleurs: «J'ai cogneu une très honneste dame.» Le célèbre conteur a connu ces très honnêtes dames dans le meilleur monde, le plus souvent à la cour. C'est toujours une haute coquine qui ne serait pas reçue dans le demi-monde d'aujourd'hui. On a dit que ceux qui ne réussissaient pas dans la vie étaient ceux-là qui ne jugeaient pas les hommes aussi bêtes qu'ils le sont. Octave appliquait ce précepte aux femmes, disant que ceux-là qui ne réussissaient pas ne croyaient pas les femmes aussi—Èves—qu'elles le sont. Or le seigneur de Brantôme doit réconforter les timides sur ce chapitre, par l'exemple de ces «très honnestes dames,» qui ont dû faire baisser le pont-levis de beaucoup de châteaux forts.

Quand je relis Brantôme, je bénis Dieu de m'avoir fait naître dans le siècle de la vertu. Il n'y a plus aujourd'hui que des rosières.

XVI

LA CHIFFONNIÈRE

Ces messieurs et ces demoiselles soupaient bruyamment un soir à la Maison d'Or. Là était Parisis, le duc d'Aiguesvives, Miravault, Saint-Aymour, d'Aspremont, la Taciturne, Tourne-Sol, Cigarette, Trente-Six Vertus et Fleur-de-Pêche. C'était l'éternel souper que vous savez: on touche à tout, on trempe ses lèvres dans tous les vins, on parle contre toutes les lois de la grammaire, on cultive le néologisme, on est ruisselant d'insenséisme.

D'esprit? pas beaucoup: Parisis, en soupant encore, obéissait au désoeuvrement comme on obéit lâchement à un mauvais camarade qui vous domine, qui vous prend le matin, qui vous mène où il lui plaît, qui dispose de vous comme de lui-même.

Monjoyeux et Léo Ramée venaient quelquefois ensemble souper avec ces dames et ces messieurs. Il faut bien être de son temps; il y avait toujours quelque figure nouvelle plus ou moins curieuse à étudier—au point de vue du marbre, disait Monjoyeux, au point de vue de la palette, disait Léo Ramée.

Ce soir-là, Léo Ramée apparut seul sur le seuil de la porte à la fin du souper. «Et Monjoyeux? demanda Parisis.—Je ne l'ai pas vu aujourd'hui; il m'a dit hier que je le trouverais cette nuit avec toi.»

Tout le monde dit un mot sur Monjoyeux, un mot qui tomba sympathique de la bouche des hommes, un mot qui tomba amer de la bouche des femmes.

Toutes avaient la religion de Mme Vénus. Elles contaient son histoire avec des pleurnicheries sentimentales.

Les femmes ne pardonnaient pas à Monjoyeux d'avoir joué de la femme, parce qu'elles ne comprenaient pas sa haute satire. Elles ne lui pardonnaient pas non plus de n'avoir jamais d'argent!

Mlle Fleur-de-Pêche prit pourtant sa défense parmi ces dames. Elle le trouvait beau; elle avouait qu'il était bien mal habillé; mais elle l'aimait mieux ainsi qu'elle n'eût aimé M. Million habillé de billets de banque. On demanda à la Taciturne son opinion; elle répondit d'un air convaincu:—Ni oui ni non. Et pour être éloquente elle ajouta: Question d'argent.

A cet instant, il se fit dans l'escalier un bruit qui retentit jusque dans le cabinet privilégié entre tous. «C'est M. Monjoyeux qui fait une farce, dit le garçon en apportant des cigares.»

Or, voici quelle était la farce de M. Monjoyeux: il apportait dans ses bras une malheureuse chiffonnière, jeune encore, mais tuée par la misère, qu'il avait trouvée devant la Maison d'Or, traînant son crochet sans trouver la force de remplir sa hotte.

Toutes les femmes partirent d'un bruyant éclat de rire; mais les hommes ne rirent pas: tous savaient que Monjoyeux était fils d'une chiffonnière, tous comprenaient le sentiment de charité qui l'inspirait. «C'est cela, dit Monjoyeux en posant respectueusement la pauvre femme sur le divan, riez, mesdames! riez encore! riez toujours! Quoi de plus gai? Une malheureuse créature qui meurt de faim! Voyez-vous, mesdames, dans les chiffons, qu'ils soient fanés comme chez vous ou qu'ils soient fanés comme les chiffonnières, chacun pour soi, Dieu pour tous. Celle qui n'a pas rempli sa hotte la nuit n'a plus que l'hôpital, et si on ne veut pas d'elle à l'hôpital, elle n'a plus que la rue.»

Les femmes ne riaient plus. Et comme les femmes sont extrêmes en tout, celles qui avaient ri le plus haut se mirent à l'oeuvre pour secourir la chiffonnière. «Qu'on apporte une soupe sérieuse, dit Monjoyeux, et non pas la soupe à l'oignon de ces dames.»

La chiffonnière regardait tout le monde avec inquiétude. Elle était si peu habituée à la charité chrétienne, elle avait vécu si loin de ses semblables, dans ce Paris sceptique où les pauvres n'ont pas d'amis,—d'amis visibles,—qu'elle ne pouvait croire encore à ce beau mouvement de Monjoyeux et à cette soudaine sympathie qui souriait autour d'elle.

On lui apporta une croûte au pot, la dernière du pot-au-feu, qu'elle mangea avec un vif plaisir. Monjoyeux l'avait mise à table, mais elle se tenait à distance. «Allons donc! lui dit-il, nous faisons bien les choses, nous autres! mettez les coudes sur la table.»

C'était à qui la servirait, parmi les femmes. Mlle Tourne-Sol lui passa son verre. «Non! dit Monjoyeux, elle n'aurait qu'à boire tes pensées!» Et il donna un verre à la chiffonnière.

C'était une femme de vingt-cinq ans, déjà flétrie par la misère et le chagrin. Elle veillait la nuit et ne dormait guère le jour. Il y avait de tout dans cette figure: de la beauté et de la laideur, de l'intelligence et de l'idiotisme, de la candeur et de la passion.

Peu à peu elle se familiarisa et risqua quelques paroles. Elle raconta sa vie en trois mots: Fille d'un chiffonnier, souvent battue parce qu'il était toujours ivre, mère sans avoir eu d'enfants, parce que sa mère était morte lui laissant quatre petites soeurs. «Messieurs, dit Monjoyeux, cette brave créature qui nous fait l'honneur de souper avec nous, ne vous y trompez pas, c'est la synthèse de l'humanité. Comme l'humanité, elle aspire à la croûte au pot, mais c'est l'idéal inaccessible. Adorons l'humanité dans cette femme, que ses haillons nous soient chers, que ses douleurs viennent jusques à nos âmes, que ses larmes sanctifient à jamais cette table profanée.»

Monjoyeux, assis à côté de la chiffonnière, se leva et l'embrassa sur le front avec un sentiment indicible de respect et de fraternité. «Au nom de ma mère, lui dit-il gravement, je vous embrasse.—Votre mère! pourquoi? lui demanda-t-elle en le regardant avec douceur.—Parce que je suis du bâtiment! Ma mère était chiffonnière; je ne m'en vante pas, mais je n'en rougis pas.» Et se tournant vers Parisis: «Mon ami, lui dit-il, réjouis-toi, non pas parce que je vais te demander une poignée d'or pour cette femme, mais parce que j'ai trouvé un but à ma vie. Je vais tout à l'heure rentrer dans mon atelier avec amour, je veux désormais travailler pour cette femme et ses quatre petites soeurs. Je suis heureux pour la première fois, parce que je me sens riche du bien que je ferai.»

Les femmes pleuraient. Monjoyeux se tourna vers Miravault: «Miravault, vous avez des millions et vous êtes pauvre; faites comme moi: vous serez riche.—Voilà qui est bien parlé, dit Léo Ramée en serrant la main de Monjoyeux.—C'est que je parle comme je pense.» Et revenant à Parisis: «Mon cher ami, prête-moi cent sous pour commencer ma fortune. Je vais, pour point de départ, prendre un fiacre pour reconduire cette femme—non pas tout à fait comme tu fais quand tu reconduis ces dames.»

Parisis voulut que Monjoyeux et la chiffonnière prissent sa voiture. «Ce n'est pas tout, dit Tourne-Sol, tu-nous feras une grâce, je suppose que ta charité n'est pas jalouse. Nous allons tous donner de l'argent à cette pauvre femme.»

La moisson fut bonne. Les gens qui s'amusent sont les plus généreux envers les gens qui souffrent.

Le lendemain, Parisis alla dire bonjour à Monjoyeux dans son petit atelier de la rue Germain Pilon. Il le trouva au travail, plus allègre qu'il ne l'avait vu. «Vous avez raison, Monjoyeux, lui dit-il, les deux grands mots de la vie sont ceux-ci: le Travail et la Charité. —Oui, dit Monjoyeux; mais vous en oubliez un troisième que vous croyez connaître, mais que vous ne connaîtrez bien que quand vous aurez épousé Mlle de La Chastaigneraye.»

Monjoyeux ajouta d'un air quelque peu théâtral: «Le troisième mot de la vie, c'est l'Amour. Vous ne connaissez que sa soeur, la Volupté.»

XVII

L'HOTEL DU PLAISIR, MESDAMES

On se raconta tout bas, un jour dans Paris, une nouvelle quelque peu étrange. Plusieurs grandes dames—de vraies grandes dames, disait-on,—avaient leurs petites maisons comme les grands seigneurs du XVIIIe siècle. Qui avait répandu cette nouvelle à Paris? Trois amis: le duc d'Ayguesvives, le comte de Harken et Monjoyeux.

Ils se promenaient aux Champs-Elysées; c'était au retour du Bois, vers six heures; ils reconnurent une femme très à la mode qui parlait à son valet de pied, à l'angle de la rue du Bel-Respiro. Elle lui indiquait la rue Lord Byron. Le cocher qui avait compris, tourna par la rue du Bel Respiro et conduisit la dame au numéro 12 de la rue Lord Byron. Elle sauta légèrement sur le trottoir, franchit la grille, contourna le jardin et monta le perron avec la légèreté d'une biche, avec la fierté d'une conscience sans peur et sans reproche.

Que pouvait-elle bien faire dans cette mystérieuse petite maison toute blanche, revêtue de lierre, bâtie par l'architecte Azemar, entre un jardinet et une serre?

Les trois amis avaient suivi la dame de loin, en vrais désoeuvrés qui n'ont pas encore faim pour aller dîner. A peine le coupé s'était-il éloigné, allant au pas comme un coupé qui doit revenir bientôt, qu'un second coupé arriva au grand trot devant la grille; celui-là savait son chemin. Une autre dame, pareillement une grande dame, monta le perron avec la même légèreté, sinon la même fierté. «Que diable vont-elles faire dans ce petit hôtel? demanda d'Ayguesvives, qui était le plus curieux parce qu'il connaissait mieux les deux dames.»

Pas de portier à l'hôtel, pas âme qui vive dans la rue. C'était l'heure où toutes les familles étrangères qui habitent Beaujon commençaient un dîner sérieux qui dure régulièrement une heure et qui n'est jamais troublé par les journaux du soir comme les dîners parisiens.

Survint une troisième grande dame, toujours dans son coupé, toujours légère comme l'innocence. «C'est une oeuvre de charité,» dit Monjoyeux. Passa un marmiton qui portait une tourte monumentale. «Mon bonhomme, lui demanda Harken, est-ce que tu connais ce pays?—Oui dà, j'y viens tous les jours depuis un mois.—Qui donc habite ce petit hôtel:—Il n'est pas habité.—Comment! il n'est pas habité? Mais il est plein de monde!—Ah! oui; on y passe, mais on n'y reste pas.—Comment s'appelle-t-il?—Il s'appelle l'Hôtel du Plaisir-Mesdames.»

Les trois amis se mirent à rire. «Pourquoi donc?—Je ne sais pas.
C'est peut-être qu'il y a là des marchandes de plaisir.»

Le gamin avait l'air si futé qu'il fut impossible aux trois amis de saisir le sens de ses paroles.

Ce fut le tour d'une quatrième dame, encore une grande dame, mais celle-ci était venue à pied. D'Ayguesvives la reconnut, quoique la nuit tombât et qu'elle fût voilée.

C'était Mme de Montmartel, surnommée la belle aux cheveux d'or. «Messaline blonde! dit d'Ayguesvives, c'est bien elle, partie carrée, car maintenant elles sont quatre, si nous avons bien compté.—Je ne suis pas curieux, murmura Harken, mais je donnerais bien quatre louis pour avoir une stalle à ce spectacle-là.»

Tous les trois dévoraient des yeux la façade de l'hôtel. On avait allumé des bougies, mais la lumière transperçait à peine par les rideaux de soie. «Si nous sonnions? dit Monjoyeux qui était toujours un peu gamin.—Sonnez, Monjoyeux, dit d'Ayguesvives, vous direz que vous vous êtes trompé de porte.—Non, dit Harken, ce serait un crime de lèse-amitié; la vie privée est murée, passons notre chemin.—C'est bien dommage, reprit d'Ayguesvives entraîné par Harken; que diable peuvent-elles faire dans cette maison, ces grandes dames, qui ont toutes les allures de petites dames?—Viens, viens, viens, tu liras cela dans le journal du soir.»

Ils rencontrèrent un quatrième ami au coin de la rue de Balzac; c'était le prince Rio. «Chut! dit d'Ayguesvives en se retournant, ne le rencontrons pas, il va peut-être à l'Hôtel du Plaisir-Mesdames.»

Quand les trois amis virent que le prince suivait la rue Balzac, sans entrer dans la rue Lord Byron, ils allèrent à lui. «Mon cher prince, lui dit Harken, vous qui connaissez la géographie du quartier, connaissez-vous l'Hôtel du Plaisir-Mesdames?—Non; qu'est-ce que cela veut dire?—Nous n'en savons rien.» On raconta ce qu'on avait vu. O tempora! o mores!

Une demi-heure s'était passée; les trois coupés qui erraient de ça et de là revinrent à la grille et reprirent chacun leur grande dame. La troisième referma la grille. «Et Messaline blonde, dit d'Ayguesvives, est-ce qu'elle garde l'hôtel?» Les lumières du rez-de-chaussée avaient disparu. «C'est le moment de sonner, puisqu'il n'y a plus qu'une femme, dit Monjoyeux.»

Tout en riant, il avait mis la main sur l'anneau du timbre: le timbre résonna malgré lui. Harken, d'Ayguesvives et le prince s'éloignèrent comme devant un coup du sort mystérieux. Monjoyeux resta bravement à son poste, décidé à affronter le péril; mais on ne vint pas.

Ce fut alors que le marmiton repassa en chantant: «Voilà le plaisir, mesdames; voilà le plaisir!—Mon bonhomme, lui dit Monjoyeux, on ne vient donc pas ouvrir quand on sonne à cette porte?—Non, monsieur, j'ai souvent vu sonner, mais je n'ai jamais vu ouvrir.—L'hôtel n'a pas une autre porte pour sortir?—Non, monsieur, de l'autre côté c'est le jardin de l'hôtel Bobrinskoï.»

Monjoyeux, presque effrayé d'abord d'avoir sonné, s'irrita de voir qu'on ne venait pas lui ouvrir la porte, et pourtant il n'avait pas la prétention d'entrer dans cette maison mystérieuse, où on ne voyait passer que des femmes. «Messeigneurs, dit-il à ses amis allons dîner, voilà le plaisir des hommes, nous parlerons du plaisir des dames.»

On entendait au loin le marmiton chanter: «Voilà le plaisir, mesdames!
Voilà le plaisir!»

D'Ayguesvives connaissait la comtesse Bobrinskoï, cette grande dame russe qui a apporté à Paris, avec ses marbres italiens, ses tableaux flamands et ses meubles en porcelaine de Saxe, l'art perdu des anciennes causeries. Il alla pour la voir, mais il ne trouva chez elle qu'un de ses amis, un peintre italien, Raimondo Marchio, qui ne fit pas de façons pour répondre aux questions du duc; il le conduisit dans le jardin qui séparait les deux hôtels. «Est-ce qu'on ne se met jamais à la fenêtre, demanda d'Ayguesvives.—Jamais. Une seule fois j'ai vu trois dames que j'aurais voulu peindre, tant elles représentaient mon idéal pour les trois vertus théologales que le pape m'a demandées.—Ce sont donc des dames de charité?—Non, mais elles étaient groupées avec un abandon charmant, s'appuyant l'une sur l'autre, dans la désinvolture italienne; celle du milieu était la plus belle: celle-là je l'ai reconnue, car elle habite les Champs-Elysées.—Mais qui est-ce qui habite l'hôtel.—Oh! pour cela, nous n'en savons rien. Il est d'ailleurs si peu habité, qu'on appelle cela un pied-à-terre.—Ma foi, c'est un joli pied. Connaissez-vous le propriétaire?—Oui, un original de la rue du Cherche-Midi à quatorze heures; la comtesse a voulu lui acheter ce petit hôtel pour agrandir son jardin. Il lui a répondu ceci, ou à peu près: «Madame, je suis au soleil et vous vous êtes à l'ombre; je suis Diogène, et vous êtes Alexandre, je ne vends pas mon soleil.»

D'Ayguesvives comprit qu'on ne saurait rien par un pareil propriétaire. «Croyez-vous que ces dames payent leur loyer?—Sans doute, mais je n'ai pas vu en quelle monnaie.»

D'Ayguesvives regarda le peintre italien. «Mais vous êtes convaincu que ce sont des femmes du monde?—Oui, mais panachées de quelques femmes du demi-monde, car, il y a quelques jours, il m'a bien semblé reconnaître une déesse des Bouffes, sans compter que Mlle Thérésa y a chanté ses chansons.—Ce doit être fort amusant, ce petit intérieur-là! Est-ce que ces dames ne lancent pas des invitations? Je voudrais bien m'inscrire.—Oh non! il paraît qu'on s'amuse entre soi.» Tout en regardant le petit hôtel, d'Ayguevives était de plus en plus convaincu qu'on avait bien choisi pour se cacher. Certes, ce n'était pas là une maison de verre: à gauche et à droite un pignon sans fenêtre; au nord un jardin étranger, celui de la comtesse, mais masqué par la serre au rez-de-chaussée et les persiennes du premier étage; au midi une façade visible, mais au bout d'un jardin inaccessible.

D'Ayguesvives s'en alla comme il était venu, sans se vanter à ses amis qu'il avait si bien cherché pour ne rien trouver. «C'est égal, se disait-il avec impatience, je ne désespère pas d'avoir le mot de cette énigme.»

Il alla voir Mme de Montmartel pour poser des points d'interrogation. Mais, de même qu'il avait tourné autour de l'hôtel sans pouvoir y entrer, il tourna autour de la belle railleuse. Elle lui dit: «Vous connaissez le mot du bon Dieu: «Frappez et on vous ouvrira,» mais moi je ne suis pas le bon Dieu: on frappe et je n'ouvre pas.—Oh! oh! si c'était Parisis, vous ouvririez!—Parisis! dit Messaline blonde, celui-là ne frappe pas, car il passe par la fenêtre.»

XVIII

LES INSÉPARABLES

Alors on parlait beaucoup de deux soeurs fort belles, une brune et une blonde: Mme de Néers et Mme de Montmartel. La brune aimait l'église; la blonde aimait les fêtes. Aussi Mme de Montmartel fut-elle surnommée Messaline blonde; tandis qu'on donnait à sa soeur le bon Dieu sans confession.

Parisis eut un duel avec le mari de Mme de Montmartel, quoiqu'il ne fût pas son amant; tandis qu'il fut toujours très bien dans les papiers de M. de Néers, quoique Mme de Néers lui fût tombée dans les bras un jour d'extase.

Et pourtant, ce jour-là, comme les autres, elle était coiffée à la vierge, en opposition à sa soeur qui était coiffée à la diable.

Parisis qui avait raison de toutes les femmes mondaines, échoua donc devant les éclats de rire de Mme de Montmartel. Ce qui n'empêcha pas l'injuste opinion publique d'infliger sa réprobation à cette belle femme et de lui donner le surnom de Messaline blonde, parce qu'elle avait horreur des poses vertueuses.

Elle se moquait des aveuglements de l'opinion, avec son amie, la belle
Bérangère de Saint-Réal, une autre blonde, non moins joyeuse, qui
avait soif de curiosités. Elles se rencontraient à l'Hôtel du
Plaisir-Mesdames.

Mme de Montmartel disait à Bérangère de Saint-Réal, qui lui parlait de Mme de Néers: «Savez-vous la différence qu'il y a entre moi et ma soeur? C'est que je suis une chercheuse et qu'elle est une trouveuse. Je cherche toujours et je ne trouve pas, tandis qu'elle ne cherche jamais et qu'elle trouve toujours.»

Ce qui sauvait Mme de Montmartel, c'est qu'elle avait un idéal; ce qui perdait Mme de Néers, c'est qu'elle n'en avait point: la comtesse s'était fait un Dieu de l'amour; pour la marquise, l'amour c'était un homme.

Mme de Montmartel avait un esprit rapide qui dévorait tout en une seconde. Dès qu'un amoureux chantait sa sérénade, elle le jugeait aussi bête et aussi fat que les autres; elle se disait que ce n'était pas la peine de tenter l'aventure avec lui. Elle s'arrêtait toujours à la préface, disant que le livre ne méritait pas d'être lu.

Mme de Néers, au contraire, ne faisait pas de préface; elle entrait de plain-pied dans le roman, sauf à sauter beaucoup de pages, sauf à fermer le livre si le héros l'ennuyait.

Mme de Montmartel aimait les commencements; elle ne faisait pas de façon pour donner son âme au diable. Mais je ne sais quelle fierté d'épiderme réservait son corps. Tandis que Mme de Néers donnait son corps tout en réservant son âme à Dieu.

Mme de Montmartel était bien plutôt soeur par l'esprit et par le coeur de Bérangère de Saint-Réal, puisqu'elles avaient les mêmes aspirations et les mêmes curiosités. On les attaquait beaucoup sur la douceur de leur amitié.

La malice parisienne ne permet pas aux femmes la familiarité avec les hommes ni l'intimité avec les femmes, si bien qu'elles sont condamnées à vivre seules ou avec leurs maris, ce qui est souvent tout un.

Il semble pourtant bien naturel que les femmes qui se disent opprimées —ce n'est pas mon opinion, au contraire—s'entendent entre elles en comité secret pour combattre les hommes ou pour se venger de leurs méfaits; voilà pourquoi on a peut-être eu tort de les accuser d'avoir trop aimé l'Hôtel du Plaisir-Mesdames. Elles allaient là, sans doute, comme les hommes vont au cercle pour se distraire de leurs femmes. Peut-être allaient-elles là pour sécher les larmes de la tyrannie ou plutôt de l'esclavage, les pauvres colombes, aussi c'étaient les colombes de Vénus qui battaient des ailes dans l'Hôtel du Plaisir- Mesdames.

Rien n'est plus malaisé à une femme que de garder l'auréole de toutes ses vertus, même quand elle reste vertueuse; si elle valse, on ne lui permet pas de valser avec un homme, sous prétexte que la valse est un cercle de flammes agité par l'enfer; c'est le tourbillon du diable. Si deux femmes valsent entre elles, ce qui est un adorable tableau, la malignité publique les accuse pareillement: pourquoi ces enlacements, ces serpentements, ces ondoyements, si ce n'est pour braver la nature? Dans les bals, qui ne se rappelle avoir vu valser Mme de Montmartel et Bérangère? C'était la fête des yeux: tantôt Bérangère appuyait sa joue sur le sein de celle qui l'entraînait, tantôt elle renversait la tête avec l'abandon de la bacchante. Toutes les deux gardaient pourtant les attitudes chastes des femmes du monde, mais cette chasteté même ne donnait que plus de saveur à leur emportement.

Quand elles se rencontraient, elle se jetaient au cou l'une de l'autre, avec toute la passion de la beauté pour la beauté, et les bras s'entrelaçaient si bien pendant l'étreinte, qu'un jour la Chanoinesse rousse leur dit en souriant: «Prenez garde, vous y resterez!»

C'est que la Chanoinesse rousse ne croyait pas à l'amitié des femmes. Je ne suis pas si sceptique; si Bérangère et Mme de Montmartel s'embrassaient si éperdument, c'est—qu'elles s'aimaient beaucoup.—

XIX

LES POIGNARDS D'OR

On a quelque peu parlé aussi de cette jeune beauté extravagante qui voulut se faire justice d'un coup de poignard; les journaux ont imprimé une page de son histoire en hasardant les initiales de son nom.

Disons cette histoire sans jeter ce nom très respecté à la curiosité romanesque: nous nommerons Mlle Wilhelmine.

Elle était douce comme si toutes les bonnes fées fussent venues à son berceau; mais, sans doute, la mauvaise fée aussi l'avait frappée de sa baguette.

Wilhelmine fit son entrée dans le monde au milieu des enthousiasmes. Combien d'amoureux qui se fussent sacrifiés pour elle! Beaucoup de beauté, beaucoup d'argent, beaucoup d'esprit. Mais sur tout cela la raison ne répandait pas sa lumière. Wilhelmine se conduisait comme une folle, disant à tout propos: «Je ne suis pas maîtresse de moi.»

Sur son cachet elle avait fait graver la sentence arabe: C'est écrit là-haut, faisant ainsi Dieu responsable de toutes ces équipées.

Le duc de Parisis, qui la rencontra dans la société anglaise de Paris, eut naturellement la curiosité de vouloir être de moitié dans ses extravagances, c'était pour lui une étude entraînante; il disait que c'était par philosophie, mais c'était par amour.

Un soir, dans une causerie presque intime, elle lui dit tout à coup: «Montrez-moi donc un de ces petits poignards d'or dont on parle tant autour de moi?—Chut, lui dit-il, ces poignards-là sont des joujoux qui tuent.»

Mais Wilhelmine était un enfant gâté: elle voulut voir les poignards avec tant d'obstination, que Parisis osa lui dire, comme à la première coquette venue: «Eh bien, venez demain chez moi et je vous les montrerai.—J'irai,» dit-elle.

Sans doute le rouge lui monta au front, car elle se leva et se perdit dans le bal.

Le lendemain, elle ne se fit pas attendre à l'hôtel du duc de Parisis. «Vous voyez, dit-elle d'un air de vaillance, j'ai pris la première heure, car je n'ai pas peur de vos poignards.»

Son coeur battait bien fort, mais elle cachait son coeur.

Parisis joignit les mains sur sa tête et lui baisa les cheveux. «Je vous attendais, lui dit-il.—Eh bien, puisque je suis venue, expliquez-moi le jeu de vos poignards.»

Il la fit asseoir bien près de lui, trop près de lui. «Croyez-vous aux influences occultes? lui demanda-t-il.—Je crois à tout, même au diable, répondit-elle, d'un air brave.—Vous croyez aux jettatores?—Oui, je crois au mauvais oeil. La journée est bonne ou mauvaise, selon la première figure que nous voyons.—Eh bien, moi, j'ai mis un pied dans la cabale; je crois que tout le monde est gouverné par des esprits invisibles toujours maîtres de nos actions; les sorcières de Macbeth sont de vieilles folles, mais la sorcellerie est pourtant l'expression d'une vérité. J'ai découvert dans un vieux livre, miraculeusement venu jusqu'à moi, que tout homme qui portait malheur devait forger des poignards d'or pour conjurer le mauvais destin.—Vous portez donc malheur?» Parisis ne voulut pas, à ce qu'il paraît, s'expliquer là-dessus. «Peut-être, dit-il à Wilhelmine, mais grâce à mes poignards d'or, je suis sûr de préserver les femmes que j'aime.—Et comment faites-vous pour cela?—C'est bien simple: je leur enfonce un de ces poignards dans les cheveux, il m'est même arriver d'en enfoncer deux, pour plus de sûreté contre l'esprit du mal.»

Wilhelmine partit d'un grand éclat de rire. «C'est vous qui êtes l'esprit du mal, puisque vous perdez toutes les femmes que vous rencontrez.—Hormis vous.»

Parisis regarda profondément Wilhelmine. «Moi comme les autres; depuis que je vous ai vu, je ne vois plus mon chemin.»

Après avoir dit cela, Wilhelmine se révolta contre elle-même et voulut s'en aller. Mais par une tactique savante, Parisis la retint en lui disant: «Vous n'avez rien à craindre, je ne vous aime pas.»

Elle se retourna, et voulut lui prouver qu'il l'aimait.

Quand elle sentit qu'elle allait, elle aussi, tomber dans la gueule du loup, elle s'écria: «Je veux bien vous aimer, mais je ne veux pas de vos poignards.»

On s'aima donc. Parisis, plein de foi dans la vertu de ses poignards d'or, ne voulut pas tenir compte de la bravade de Wilhelmine; il en prit un—un vrai bijou—pour le ficher dans sa belle chevelure brunissante, mais elle le saisit dans sa main et le jeta à ses pieds. «Si je suis perdue, dit-elle en pleurant, ce n'est pas ce poignard qui me sauverait.»

Elle avait voulu jouer avec l'amour! Elle s'enfuit et ne revint pas, malgré les prières de Parisis.

Parisis lui porta malheur. Il y a des femmes qui se consolent de leur première chute dans les ivresses ou dans les troubles d'une seconde chute. Wilhelmine avait eu une heure de vertige; mais elle s'était indignée contre elle-même, jusqu'à vouloir en mourir; rien ne pouvait l'arracher au souvenir humiliant de sa faute, c'était l'enfant pris par le feu, qui s'enfuit avec épouvante, mais qui emporte le feu.

Wilhelmine sentit qu'elle serait consumée dans sa honte. Elle ne voulut plus reparaître dans le monde, elle repoussa les caresses de toute sa famille, elle s'enferma dans sa chambre comme dans une cellule, toute à son désespoir.

Parisis fut lui-même désespéré quand il apprit par une lettre incohérente cette retraite dans les larmes. Cette lettre était navrante: la fierté qui se révolte contre la honte! La pauvre Wilhelmine s'efforçait d'y cacher son coeur blessé par des éclats de rire; mais il comprit et il regretta d'avoir été de moitié dans cette folie.

Il s'était imaginé que celle qui lui tombait sous la main était une de ces jeunes filles prédestinées au péché; il l'avait prise en se disant: «Autant moi qu'un autre.»

Il n'avait pas compris que c'était une vertu qui s'immolait dans l'amour.

A la fin de la lettre, Wilhelmine, à moitié folle, le priait de lui envoyer un de ses poignards d'or pour conjurer les mauvais esprits. Il n'avait aucune raison pour ne pas obéir à ce caprice. La femme de chambre qui avait apporté la lettre reporta le poignard d'or.

Les journaux nous ont appris le reste. Le lendemain matin, on trouva la jeune fille baignée dans son sang.

Wilhelmine n'avait pas mis le poignard d'or dans ses cheveux: elle s'en était frappé le coeur.

XX

UN CARABIN ARRACHE UNE DENT A MLLE REBECCA

Nous ne suivrons pas Octave dans les mille et une aventures du demi-monde et du monde des théâtres. Là encore il retrouvait des grandes dames déchues ou des comédiennes qui jouaient les grandes dames sur la scène. Naturellement, toutes le voulaient conquérir pour l'afficher, sinon pour l'aimer un quart d'heure. Il disait avec sa haute impertinence ce mot renouvelé de Brantôme: «Il leur faudrait pour m'afficher tout le papier de la Cour des Comptes.» Il se résignait à se débarrasser des femmes,—en les prenant. Mais quelques-unes tenaient bon; elles le trouvaient si charmant, qu'elles s'acharnaient à lui avec fureur. Il lui fallait tout son haut dédain pour les rejeter loin de lui. Mais il lui arrivait lui-même de se laisser piper pour quelques semaines à ces passions de hasard.

Il ne faut pas s'imaginer que le duc de Parisis fût un mondain sans philosophie. Il ne vivait pas comme un Sibarite sans souci du mystère de la vie. L'esprit a aussi ses voluptés; Octave se détachait de ces vulgaires viveurs qui ne vivent que pour vivre, tout entiers à la gourmandise corporelle; il avait toutes les gourmandises; la soif de l'amour n'apaisait pas en lui la soif de l'intelligence; aussi prenait-il peut-être plus de femmes par l'intelligence que par l'amour. En effet, sans vouloir faire la femme meilleure qu'elle n'est, il faut avouer que c'est d'abord par l'âme qu'on la prend.

Devant toutes les choses de la vie, Parisis posait un point d'interrogation. Ce fut ainsi qu'il voulut étudier la mort jusque dans l'amour.

Une comédienne célèbre dans les théâtres de genre, plus célèbre encore dans les clubs par ses gaillardes aventures, Mlle Rebecca,—pour ne pas l'appeler par son nom,—rencontra Parisis dans son dernier voyage aux courses d'Epsom.

En arrivant à Londres, il daigna souper avec elle, un jour qu'il devait souper avec le prince de Galles, le duc de Cambridge, le marquis d'Englesea et le prince Alfred.—Octave aimait mieux une femme bête que quatre hommes d'esprit; il lui promit de repasser l'Océan en sa compagnie; il fut adorable, elle fut irrésistible: il paraît qu'ils furent heureux en Angleterre.

Mais Octave ne voulut plus être heureux en France, disant qu'il fallait laisser cela aux Anglais.

Rebecca était une fille de trop d'esprit pour insister: elle n'avait pas l'habitude, d'ailleurs, de s'éterniser dans un amour; elle changeait d'amants comme de bottines: c'était la fille la mieux chaussée du monde.

A Paris, Octave revit ça et là Mlle Rebecca. Il lui trouvait une saveur mi-anglaise, mi-française à nulle autre pareille. Un jour il lui fallut aller à Saint-Lazare, puisque Mlle Rebecca avait été surprise avec quelques dames de bonne compagnie dans une maison surnommée la maison de Sapho, une succursale de l'hôtel du Plaisir-Mesdames, où l'on jouait dans les entr'actes.

Rebecca ne se releva pas de cet échec; quand cette fille violente, femme de tempêtes dans un verre d'eau, sortit de Saint-Lazare au bout de trois mois, elle tomba malade de fureur. Les bons jours étaient déjà passés pour elle.

Dans son théâtre, ses meilleures amies disaient qu'elle avait donné des représentations à Saint-Lazare. On la remercia. Ses amants eurent peur d'être là dans sa déchéance. Elle perdit tout en quelques semaines et retomba malade.

Octave, qui oubliait toutes les filles galantes sans jamais vouloir retourner la tête, eut la fantaisie de revoir encore Rebecca. Croyait-il qu'il retrouverait tout d'un coup dans sa compagnie je ne sais quelle chanson de jeunesse, je ne sais quel parfum de chèvrefeuille, je ne sais quel tableau d'orgie à couleurs éclatantes? C'était l'ivrogne qui a gardé le souvenir d'un mauvais cabaret où il a bu une bonne pinte.

Octave alla boulevard Malesherbes pour retrouver la comédienne de hasard. Mais ces oiseaux-là ne perchent pas longtemps sur la même branche; tantôt c'est un coup de vent qui les jette loin de là; tantôt c'est un rayon qui les appelle plus loin; quelquefois l'orage les emporte avec le rameau brisé.

Parisis entra dans la maison qu'il connaissait bien; mais l'éternel «Qui demandez-vous?» l'arrêta au passage. Quoiqu'il n'eût pas l'habitude de répondre aux voies harmonieuses du rez-de-chaussée, il répondit qu'il demandait Mlle Rebecca. Sur quoi on lui répliqua qu'il y avait belle heure que Mlle Rebecca n'habitait plus son appartement. «—Elle est rue des Martyrs, 16—pour en faire encore des martyrs.»

Ce fut pour Octave une vraie surprise; il avait jugé que Mlle Rebecca ne devait pas déchoir; or, retomber du boulevard Malesherbes, où elle occupait un appartement de deux mille francs par mois,—quatre salons, ameublement en bois de rose, écurie pour quatre chevaux,—dans la rue des Martyrs, où les filles les plus huppées ne payent pas deux cents francs par mois, c'était une vraie déroute.

Octave alla rue des Martyrs, non plus pour chercher une heure de gaieté, mais pour consoler celle qui venait d'être vaincue dans son ascension. «Mlle Rebecca? demanda-t-il.—Mlle Rebecca n'est plus ici. Elle est à l'hôpital Beaujon.»

Le concierge apprit à Octave que Mlle Rebecca était malade en revenant dans la maison qu'elle avait autrefois habitée. Elle souffrait depuis longtemps de la poitrine, en disant toujours que ce n'était rien. Elle était arrivée avec une meute de créanciers, marchandes à la toilette, tapissiers, prêteurs sur gages, carrossiers, tous ceux qui vivent du luxe des filles. A peine arrivée rue des Martyrs, on était venu pour saisir ses dernières hardes; elle avait vendu jusqu'à ses reconnaissances du Mont-de-Piété. «Le croiriez-vous, Monsieur? on riait toujours de ses cheveux rouges; on disait qu'ils n'étaient pas à elle; la vérité, c'est qu'elle avait la plus belle chevelure du monde. Eh bien! comme son médecin lui conseillait de la couper pour reposer sa tête, elle a demandé un coiffeur pour lui vendre ses cheveux. Mais comme on lui amena un coiffeur qui lui rappela une ancienne dette, elle ne parla plus de vendre ses cheveux.»

Octave alla à l'hôpital Beaujon; mais il eut beau faire: c'était un mercredi, on lui dit de revenir le lendemain avec le numéro d'inscription, car en entrant à l'hôpital, on perd son nom, on n'est plus qu'un chiffre. Le lendemain, Parisis retourna à l'hôpital. Il n'avait pas le numéro; mais comme le jeudi tout le monde a le droit de parcourir les salles, il jugea qu'il lui serait facile de reconnaître Mlle Rebecca. Mais vainement il alla dans toutes les salles, il passa devant tous les lits sans voir celle qu'il cherchait. Il questionna un interne, qui finit par se rappeler que déjà deux femmes lui avaient demandé ce nom et qu'il les avait vues s'arrêter salle Sainte-Claire au numéro 4. «Malheureusement, dit l'interne, le numéro 4 est à cette heure à l'amphithéâtre de Clamart, mais comme il est parti cette nuit, vous pouvez encore arriver à temps.—Arriver à temps!» murmura Parisis.

Il demanda comment elle était morte. L'interne répondit qu'elle était morte comme les autres. Et comme s'il fût frappé par un souvenir il ajouta: «C'était une juive, elle a voulu mourir chrétienne; le curé de Saint-Philippe-du-Roule est venu pour son abjuration: tout le monde a été édifié ici, excepté moi. Quel Dieu va-t-elle trouver là-haut?»

Octave avait commencé le pèlerinage, il voulut aller jusqu'au bout. Clamart est l'amphithéâtre par excellence; c'est là que viennent tous les sujets des hôpitaux de Paris: Rembrandt pourrait tous les jours y retrouver sa leçon d'anatomie.

On sait que l'amphithéâtre de Clamart est bâti sur le terrain de l'ancien cimetière, dont on retrouve encore un coin aujourd'hui tout ombragé de cerisiers, de saules, de pruniers et d'aubépine. On y salue d'anciennes pierres tumulaires rongées par la lune, par la pluie, par la gelée. C'est un cimetière plus sauvage que la mort, puisque jamais les vivants n'y viennent. L'amphithéâtre est dans la forme des anciens cloîtres, mais sans galeries couvertes: les promenoirs sont quatre parterres à la française, séparés par une fontaine.

Octave respira en passant une pénétrante odeur de giroflée et d'herbe fauchée. On le conduisait vers le directeur qu'on ne trouvait pas. Les parterres lui souriaient par l'éclat des bouquets, mais il reconnut bientôt qu'il était dans le pays de la mort. Des voitures noires, sans portières, sans vasistas, plus désolées que les voitures cellulaires, survenaient à chaque instant pour vomir des cadavres.

Octave s'approcha. Plus de cinquante cadavres, hommes, femmes, enfants, étaient déjà jetés pêle-mêle dans la salle d'attente. Un mort d'hôpital qui n'est pas réclamé n'en a pas fini avec les pérégrinations et les aventures.

Quoique devant une des fenêtres ouvertes, Octave n'osait regarder, comme s'il eût craint de voir tout à coup apparaître celle qu'il cherchait.

Le directeur survint. Par respect pour la mort, Octave avait jeté son cigare; mais le directeur, qui fumait lui-même, lui conseilla de fumer.

Il eut bientôt dit pourquoi il venait. «Eh bien! lui dit le directeur, cherchons. «Par malheur, murmura un des hommes de peine qui voulait rire en attendant «l'heure de la distribution,» on ne reconnaît pas ici les gens à leur habit.»

En effet, c'est la nudité dans toute sa misère. Que doit dire l'âme, si elle voit ainsi son corps! Mais l'étude n'est-elle pas aussi une prière? Le médecin qui cherche la vie dans la mort n'a ni un homme ni une femme sous les yeux,—il a un sujet.

Octave entra dans cette grande salle toute inondée de lumière, ceinte de beaux arbres chanteurs. Il vit des femmes, il vit des jeunes filles, il ne reconnut pas Rebecca. «C'est qu'elle a été de la première distribution, dit le directeur, à moins qu'elle ne soit pas encore arrivée.»

Deux hommes de peine apparurent avec une civière: ils venaient pour la seconde distribution. Ils prenaient les cadavres pour les transporter avec une philosophie qui surprit Octave; l'un avait une rose sur les lèvres, l'autre était à peine à la dernière croûte de pain de son déjeuner.

Parisis alla dans la première salle de la dissection. Quoiqu'il fût venu là pour chercher Rebecca, un sentiment plus élevé l'agitait: une fois de plus son esprit redescendait dans l'abîme du néant, comme pour y chercher les âmes de tous les corps abandonnés. Selon sa coutume, il posait des questions. «Hélas! lui répondait le directeur, Montaigne disait: «Que sais-je?» moi je dis que je ne sais rien. Si je vous montre dans sa chair et dans ses os le sublime écorché de Houdon, j'avouerai que Dieu en créant un homme a créé une merveille; mais si je vous montre tout à l'heure au microscope une fourmi, vous reconnaîtrez que la merveille est plus grande encore, puisqu'elle indique mieux l'infini, puisque cet exemplaire lilluputien est tout aussi merveilleusement imprimé que l'exemplaire in-folio. Si Dieu a fait tout cela, c'est un grand artiste: si Dieu ne l'a pas fait, le hasard est un grand maître.»

Survint un professeur célèbre: «Où est l'âme?» lui demanda Octave qui le connaissait bien.

Le professeur ouvrit un cerveau. «Hélas! lui dit-il, je ne vois pas plus l'âme ici que je ne vois Dieu dans le ciel.»

Octave avait jeté ça et là un vague regard dans la salle: cinquante étudiants, par groupes de trois ou quatre, étudiaient l'opération de l'os maxiliaire. Tout à coup il s'écria: «La voilà!»

Il avait reconnu Rebecca au moment où un étudiant lui arrachait une dent pour mieux trancher la mâchoire. C'était un horrible spectacle. Il pâlit et s'approcha. Le professeur fit signe à ses élèves de suspendre leur travail. Octave avait reconnu Rebecca à ses longs cheveux rouges, qui descendaient jusqu'à terre, humides et épars.

Elle avait gardé toute sa beauté biblique; la mort y avait imprimé plus de caractère encore. Mais, dix secondes plus tard, la joue eût été coupée: déjà un étudiant approchait le scalpel. «Vous voyez, dit le professeur, que les hôpitaux respectent leurs morts; on les a accusés de vendre les chevelures, regardez celle-ci!—Oui!» dit Parisis tristement. Il la connaissait bien, cette chevelure-là!

L'étudiant qui avait arraché une dent à Rebecca la replaça par un sentiment de respect pour la mort, car pour lui, depuis que Parisis avait reconnu Rebecca, ce n'était plus un sujet, c'était une femme.

Octave lui dit gravement: «Monsieur, je vous remercie.»

La lèvre supérieure avait été relevée; l'étudiant y appuya le doigt avec douceur pour la refermer; la bouche reprit le dessin que la mort lui avait imprimé.

Quelques secondes encore, Octave regarda en silence cette figure aux belles lignes, qui faisait songer aux femmes de la Bible. Un autre étudiant, ayant apporté un suaire, le répandit comme une chaste robe sur ce pauvre corps abandonné qui, jusqu'à l'arrivée d'Octave, n'avait été vêtu que de la pudeur de la Science.

Octave détourna le linceul pour voir encore une fois cette figure que la passion avait profanée et que la mort faisait blanche devant Dieu. Il lui prit la main et la baisa doucement.

Le même jour, il lui donna un tombeau au cimetière des juifs, et il y mit cette épitaphe:

POURQUOI VOUS DIRAIS-JE MON NOM!

LIVRE IV

LA TRAGÉDIE

* * * * *

I

LA CONFESSION DE VIOLETTE

Que ces tableaux du musée secret de la vie moderne s'effacent de nos yeux sous les douces images de Violette et de Geneviève.

On n'avait pas reçu de nouvelles de Violette depuis sa fuite. Un ami d'Octave lui dit qu'il l'avait vue à Rome. Une amie de Mme de Fontaneilles lui dit qu'à Biarritz on s'était montré du doigt une jeune fille voilée qui passait pour Violette de Parme. Rien de plus. Où était-elle? Sur quel rivage hospitalier avait-elle porté son désespoir?

Un matin, Geneviève reçut une lettre timbrée de Madrid. C'était une lettre de Violette. «Madrid! Que peut-elle faire à Madrid?» se demanda Mlle de La Chastaigneraye. Et elle dévora cette longue lettre qui était la confession de Violette.

Madrid, ce 12 août.

«Ma chère Geneviève,

    «Quand cette lettre tombera sous vos beaux yeux, je ne serai plus
    de ce monde; pardonnez-moi, si je joue, moi aussi, la Dame de
    Coeur.

«Il faut se confesser avant de mourir. Je vous choisis pour mon confesseur, c'est devant vous que je veux m'humilier dans l'esprit de Dieu, c'est à votre coeur que je veux tout dire.

«Ce n'est pas faute de prêtre que je vous choisis; j'en ai trouvé partout depuis que je fuis la France, depuis que je me fuis moi-même. A l'heure où j'écris, j'en vois un à la fenêtre voisine qui lit son bréviaire; mais que lui dirais-je? Je ne suis pas de sa paroisse: Écouterait-il bien les paroles d'une étrangère qui porte un coeur comme le sien sans doute, mais qui meurt d'une passion qu'il ne comprendra pas?

«Vous, Geneviève, vous me comprendrez, parce que vous m'aimez.

«Je vous ai dit ça et là, dans les hasards de la causerie, une page de la vie de mon coeur. Je vais me confesser toute.

«Mes premières années méritent-elles bien qu'on s'y arrête? J'ai vécu toujours abritée par cette adorable femme toute de travail et de prière que je croyais ma mère. Mais n'était-elle pas ma mère? J'ai lu depuis l'histoire de d'Alembert et de Mme de Tencin. Vous savez que d'Alembert avait été abandonné par cette grande pécheresse de la Régence, qui avait fait de son frère un cardinal et qui faisait de son fils un enfant perdu. Cet enfant perdu fut un enfant trouvé et retrouvé, grâce à une vitrière qui lui donna son lait, son pain, son sang. Elle lui donna une âme. Elle en fit un homme. S'il porta des fruits, cet arbre de science, ce fut par la greffe; s'il fut un homme, ce fut par sa seconde mère. Aussi ai-je compris ces terribles paroles qu'il dit à la première quand elle revint à lui: «Je ne vous connais pas! Ma mère, c'est la vitrière!»

«Moi, je n'aurais pas eu la brutalité de d'Alembert, sans doute, parce que je suis une femme. Mais tout en accueillant ma première mère, je fusse restée l'enfant de la seconde, si toutes les deux avaient vécu. Et si la seconde eût été toujours ma mère, je puis dire que j'eusse été toujours sa fille, car je m'explique bien pourquoi elle me cacha à ma première mère, c'est qu'elle la connaissait, c'est qu'elle avait peur de me perdre, c'est qu'elle voulait vivre pour moi.

«Tant qu'elle vécut, je fus heureuse. Elle avait choisi pour mes mains délicates un travail charmant. Pendant qu'elle raccommodait de la dentelle, je faisais des fleurs. Je trouvais bien doux de veiller à côté d'elle, je ne croyais pas travailler, et il se trouvait que j'avais gagné ma journée.

«Dans les heures de repos, je lisais, et je ne lisais que des livres pieux. Maman était sévère, elle avait veillé comme une sainte à ma première communion. Elle m'avait expliqué avec l'accent chrétien tous les miracles et toutes les beautés du christianisme; je ne vivais que dans le monde des purs esprits, aucune mauvaise pensée n'était venue en deçà de notre porte.

«Certes, nous n'étions pas riches, mais nous ne pensions pas que la richesse fût un bien. Nous avions un petit appartement sous les toits, mais tout y était gai, les fenêtres avaient pour horizon le ciel et les arbres du Luxembourg. Je ne me contentais pas de fabriquer des fleurs; pour les mieux connaître, j'en cultivais. J'ai lu que je ne sais plus quel philosophe voyait la nature dans un fraisier, moi je m'étais fait toute une compagnie, un monde avec des roses, des violettes, des pervenches, des giroflées; j'avais même un arbre sur ma fenêtre, un lilas qui émerveillait tous nos voisins; j'avais aussi un fraisier, mais c'était par gourmandise, car j'y cueillais jusqu'à cent fraises par an.

«Que serait-il arrivé si maman eût vécu?

«J'avoue que je n'aurais pas eu grand plaisir à épouser un homme de ma condition; quoique je n'eusse pas lu de romans, j'avais mon idéal comme s'il coulât encore en moi un peu du sang des Parisis. Je ne saurais vous dire comme mon orgueil s'éveilla quand j'appris que ce beau monsieur qui avait osé me parler dans la rue, et que j'aimais déjà malgré moi, était un duc.

«Geneviève, ce fut mon premier péché. Et voyez le malheur; que le démon vous a touché, vous êtes presque à lui. La porte de l'orgueil fut pour moi la porte de l'enfer.

«Maman mourut. Elle m'avait plusieurs fois parlé de son pays; elle me disait que nous ferions bientôt le voyage pour aller voir une grande dame de ses amies qui me ferait peut-être une dot si je trouvais un brave homme pour m'épouser. Plus d'une fois elle pleura en m'embrassant; je n'osais l'interroger, car je ne voulais pas lui parler de mon père, puisqu'elle ne m'en parlait pas. Quelques mots surpris dans l'escalier pendant le commérage des voisines m'avaient avertie vaguement que ma mère n'était pas mariée. Mais elle était si pieuse et si bonne, que je me disais: Dieu lui a pardonné.

«Quand elle tomba malade, elle me retint un jour devant son lit pour me faire des confidences, puis tout à coup elle se re en disant: Non, je n'en mourrai pas, nous parlerons de cela plus tard, quand nous irons en Bourgogne. Elle ne croyait pas à sa mort prochaine, mais elle mourut soudainement d'un anévrisme. La parole lui manqua pour me dire la vérité; quand j'arrivai devant son lit, elle expirait. «Louise! Louise! dit-elle, Dieu….»

«Elle ne dit pas un mot de plus; elle aurait pu prononcer peut-être quelques paroles, mais elle n'eut pas le courage de me dire en mourant: «Je ne suis pas ta mère.»

«La misère est venue s'abattre sur ce pauvre petit appartement en deuil, tout me manqua à la fois: ma mère, le travail, le courage! Ce fut alors que survint M. de Parisis. Il me sauva de la misère, il m'emporta dans un rêve d'or; mais je n'étais sauvée que pour être perdue.

«Je n'avais pas eu le temps de feuilleter les papiers de maman Ce n'est que depuis ma sortie de prison que j'ai pu découvrir l'histoire de ma naissance, en lisant des lettres et des brouillons de lettres que ma mère cachait dans un petit coffret en bois noir où je ne croyais trouver que des factures.

«Est-ce la peine de vous parler des lettres de Mme de Portien et des réponses de maman, ou plutôt des lettres de ma mère et des réponses de sa femme de chambre? Pendant la première année, ma mère s'inquiéta de moi, elle vint me voir une fois, elle gronda sa femme de chambre de lui écrire trop souvent, elle lui recommandait de dire mon enfant et non votre enfant.

Au bout d'un an, il n'y avait plus de lettres de Mme. de Portien; elle voulait tout oublier pour mieux faire tout oublier. Je trouvai des brouillons de lettres de maman où la pauvre femme parlait avec adoration de la petite Louise. A ma première communion, elle écrivit encore, ce fut la dernière fois. Ce qu'il y a d'admirable, c'est que dans ces lettres elle ne lui parle jamais d'argent. Et Mme. de Portien n'en parlait pas non plus.

«Maintenant, quel fut mon père? Là est le secret éternel, mais ce ne fut pas ce M. de Portien. Je ne dis pas cela pour calomnier ma mère, je dis cela parce que je me confesse et que je vous dois toute la vérité.

«Je vais mourir et je ne me plains pas. J'ai eu ma part de bonheur. J'ai adoré M. de Parisis; les jours que j'ai passés avec lui ont été des siècles. Qu'ai-je à regretter? Je vous jure, ô ma douce et sainte Geneviève, que c'est pour moi une joie encore de penser que je me sacrifie à votre bonheur. Moi vivante, vous n'épouseriez pas Octave, voilà pourquoi je meurs heureuse. La vie est ainsi faite, il faut savoir se retirer de devant le soleil des autres. J'étais comme l'arbre empoisonné: vous seriez morte sous mon ombre.

«En face de Dieu qui m'entend, en face de vous qui êtes l'image de la vertu, je le déclare encore, car je veux vous prouver que je ne suis pas tout à fait indigne du doux nom de cousine que vous m'avez donné. Je n'ai pas eu d'autre amant que le duc de Parisis. Il a été cruel en m'abandonnant. Vous savez qu'il m'avait envoyé un bon de dix mille francs comme à la première venue. J'ai juré de me venger. Et je me suis vengée!

«Ah! j'avais une vengeance bien noble. C'était de retourner rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel, de travailler jour et nuit, de mourir à la peine.

«Mais Mme. d'Antraygues, qui connaissait les hommes, m'enseigna l'autre vengeance. Il ne faut pas la condamner, car c'est un brave coeur; elle a ses heures de fragilité, mais elle a gardé toute sa noblesse d'âme.

«Sur ses conseils, je me jetai donc la tête la première dans ce tourbillon de la comédie parisienne, dans ce steeple-chase de toute la folie du luxe et de l'amour. La pauvre Violette, foulée aux pieds, devint l'orgueilleuse Violette de Parme. Ce fut Mme. d'Antraygues, qui me donna mon premier billet de mille francs avant de partir pour l'Irlande. J'avais été très malade, presque condamnée, mais elle me dit que j'étais plus belle que jamais, la première fois qu'elle me conduisit boire du lait au Pré Catelan par des chemins détournés, car elle se cachait et je ne voulais pas me montrer.

«C'était sans doute parce que nous nous cachions que nous fûmes surprises. Le prince Rio vint vers nous et demanda à la comtesse l'honneur de m'être présenté. Vous avez raison, lui dit-elle, car celle que vous voyez là, dans tout l'éclat de ses vingt ans et de sa beauté, est une princesse par la grâce de Dieu. Elle ne vous dira jamais son nom; elle ne veut être connue à Paris que sous le nom de Violette de Parme.

«L'orgueil qui m'avait perdue parce que M. de Parisis était duc, me perdit encore une fois parce que celui qui nous parlait était prince. Je sentis tout de suite que je ne l'aimerais pas, mais c'était l'homme qu'il me fallait pour jouer mon jeu. Je ne fis pas trop de façons pour aller dîner avec lui dans un salon du Petit-Moulin-Rouge. Je savais que le duc y allait quelquefois, je ne désespérais pas de le rencontrer et de passer fièrement devant lui au bras du prince.

«A la fin du dîner, on était éperdument amoureux de moi, on m'offrait des diamants, un hôtel, des équipages. Je ne rentrai pas chez moi; mais tout en allant chez le prince, j'étais bien décidée à ne pas être sa maîtresse.

«Le prince me trouva bizarre, mais il était bon prince; ce qu'il aimait en moi, c'était ma figure. Lui aussi était un orgueilleux, c'était déjà quelque chose que de m'afficher. Il y a des qui veulent être, il y a des gens qui veulent paraître. Ma «bizarrerie» ne l'empêcha pas de me donner cent mille francs et de me meubler, avec le luxe du plus pur Louis XVI, un hôtel rue de Marignan, où il vint trois fois par semaine dîner avec ses amis, des hommes du monde, des journalistes, des hommes politiques, des diplomates et des artistes.

«C'était bien un peu le monde de Parisis; mais comme on ne m'avait pas connue avec lui, naturellement personne ne me reconnut chez le prince.

«Cette vie-là, je vous l'avouerai, me plut beaucoup, quoique je souffrisse beaucoup, quoique je souffrisse toujours. J'espérais venir à bout de mon coeur; mais point. Plus je m'éloignais d'Octave, plus je le retrouvais.

«Il était en Angleterre quand je fis ma première entrée dans le monde du Bois. On vous a parlé du bruit qui retentit autour de moi. Quand on voit monter peu à peu une courtisane cela n'étonne personne.—Ah! c'est celle-ci!—Ah! c'est celle-là!—Connue! reconnue! tout est dit. Mais quand une courtisane apparaît un grand luxe sans qu'on puisse dire d'où elle vient, toutes les curiosités sont en éveil, elle triomphe avec éclat. C'est un feu d'artifice qui n'a pas été annoncé.

«Le prince ne pouvait croire à son bonheur; jusqu'à minuit, c'était le plus heureux des hommes, mais à minuit, je m'enfermais dans ma chambre et je me jetais voluptueusement dans la solitude de mon lit.

«Je n'étais pourtant pas une sainte. Je me hasardais dans tous les périls, j'étais coquette avec tous les hommes, comme une femme qui veut se faire une cour. J'éprouvais une joie secrète de me prouver que j'étais vertueuse sous le masque d'une pécheresse.

«Ce fut ainsi que j'allai un soir à Mabille à l'insu du prince; ayant appris la langue du pays avant d'y entrer, décidée à répondre à toutes les apostrophes. J'avais dîné en folle compagnie, et je crois bien que j'avais bu un peu trop de vin de Champagne.

«Je vous ai dit comment j'y avais rencontré Octave, comment il s'était repris à moi selon les prédictions de Mme d'Antraygues. Mais, en le retrouvant, je ne retrouvai plus mon coeur. Il y avait de l'orage dans le ciel.

«Vous savez mieux que moi l'histoire de Dieppe. Je ne lui ai pas dit toute ma jalousie, mais je compris alors qu'il vous aimait. Les femmes qui aiment ont la double vue. Vous me haïssiez et je vous haïssais; dans ma jalousie aveugle, croyant frapper Octave au coeur, je m'enfuis avec ce grand d'Espagne qui n'avait de grand que sa grandesse. Tout naturellement je fus tout aussi «bizarre» avec lui qu'avec le prince.

«Mais j'avais beau vouloir m'étourdir, je ne vivais que pour Octave; mon âme était toute à sa pensée, mes yeux le cherchaient partout.

«Mais vous savez le reste. Vous savez ma rencontre avec ma mère. Je vous avouerai que la force du sang ne se trahit pas alors. Et pourtant, quoique Mme de Portien n'eût pas une figure sympathique, je me souviens que j'éprouvais quelque plaisir à la voir. C'est peut-être un préjugé, mais il me semble qu'elle ne me parut pas être une étrangère pour moi.

«La pauvre femme! Dans quelques heures je la reverrai, si Dieu lui permet ce bonheur de revoir un enfant qu'elle a abandonné. Qui sait si elle aussi n'a pas subi cette fatalité du coeur qui trahit toujours les vertus de la femme?

«Vous avez voulu tenter une belle chose. Vous avec dit à Octave de m'épouser pour arracher de ma main ces violettes de Parme qui la souillent. Mais la vertu est comme les sources vives, elle ne remonte jamais. Ce n'était pas moi qui devait épouser Octave; un mariage aussi éclatant eût montré ma chute plus grande encore.

«Grâce à vous, grâce à cette douce Hyacinthe que vous m'aviez donnée, j'ai failli prendre racine à Pernan pour y vivre dans le repentir et la charité. Vous savez que les souvenirs vivants m'en ont chassée.

«Et d'ailleurs, je voulais mourir. Je voulais mourir pour vous, sinon pour moi. Croiriez-vous que vingt fois le courage m'a manqué? Une femme qui ne s'est pas tuée du premier coup ne trouve plus la force de se tuer.

«Le courage m'est enfin revenu.

«Suis-je digne de revêtir le linceul blanc? Ai-je assez expié mes fautes? Ma prison a été un long supplice, ma délivrance ne m'a pas délivrée de mes chagrins. Vous avez été un ange pour moi, aussi c'est à vous que je demande des prières.

«Avant les prières, j'ai une grâce à vous demander: c'est d'épouser Octave, car je ne veux pas que ma mort soit inutile. Et puis il me semble que je serai dans votre bonheur.

«Ne me pleurez pas, je meurs contente.

    «Vous m'avez donné un million, je vous lègue un million. Ce que
    j'ai dépensé était la fortune de ma mère.

    «J'aime tant à causer avec vous, ma chère Geneviève, que j'allais
    oublier l'heure de la mort.

«Adieu! à Dieu!

«VIOLETTE DE PERNAN-PARISIS.»

Et d'une écriture plus fiévreuse, Violette avait jeté ces mots après sa signature.

«Quand vous vous promènerez avec Octave dans le parc de Par ou de Champauvert, si vous voyez à vos pieds une pauvre petite violette des champs—pas une violette de Parme!—ne la foulez pas dans la poussière; penchez-vous pour la cueillir, respirez-la et donnez-la à votre mari. Il se souviendra de moi, mais vos mains auront sanctifié le souvenir.

«Adieu!»

Mlle de La Chastaigneraye pleura beaucoup en lisant la confession de
Violette. Elle sentait que c'était un coeur et une âme qui parlaient.
«Ah! oui, dit-elle en se rappelant cette douce figure, c'est Violette
qu'il faut appeler la DAME DE COEUR.»

Violette était entrée si profondément dans la vie de Geneviève, qu'il lui semblait qu'en la perdant elle perdait quelque chose d'elle-même, un battement de son coeur, un rayon de son âme. «Et pourtant, dit-elle, j'étais jalouse jusqu'à en mourir!»

II

OCTAVE A PARISIS

Mademoiselle de La Chastaigneraye écrivit à la marquise de Fontaneilles:

«Ma chère Armande,

    «Je suis désespérée plus que jamais. Je reçois une lettre de
    Violette, et cette lettre c'est l'adieu d'une femme qui va mourir.

    «Cette fois, si tu ne viens pas tout de suite, je pars pour
    l'Abbaye-au-Bois. Je t'embrasse.

«GENEVIÈVE.»

Mlle de La Chastaigneraye avait un trop noble coeur pour songer à épouser Octave devant le tombeau de Violette.

La marquise de Fontaneilles pria par un mot le duc de Parisis d'aller la voir. «Mon cher duc, lui dit-elle, ne perdez pas une heure; cette pauvre Violette est morte, c'est par un dévouement sublime pour Geneviève et pour vous-même. Partez de suite pour Champauvert, dites que j'y serai demain avec le marquis. Il faut que dans quinze jours Mlle de La Chastaigneraye soit la duchesse de Parisis.»

Octave partit une heure après, non sans avoir tenté d'entraîner avec lui la marquise. Il arriva la nuit à Parisis; le lendemain, à midi, il descendait de cheval dans la cour de Champauvert, quelque peu surpris de ne pas voir apparaître Geneviève, car dès qu'on voyait poindre une figure dans l'avenue, on avertissait la jeune châtelaine.

Un domestique s'avança sur le perron. «Monsieur le duc ne sait donc pas que mademoiselle est partie!—Partie! Depuis quand?—Depuis hier?—Elle est allée à Paris?—Oui, monsieur le duc.—Quand doit-elle revenir?—Oh! pour cela! ni moi non plus, répondit le domestique dans la mode de son pays. On a parlé ici du couvent, presque toute la maison a été remerciée et je vais rester seul ici avec ma femme. On a donné l'ordre de vendre les chevaux.—C'est sérieux, pensa Parisis.»

Il remonta à cheval. Il voulut repartir pour Paris, mais il se ravisa et se contenta d'écrire à la marquise de Fontaneilles:

«Chère marquise,

«Nos destinées jouent aux quatre coins. Pendant que je viens à Champauvert, Geneviève va à Paris. Faut-il que je rebrousse chemin ou qu'elle revienne sur ses pas? Jugez. J'attends!

«PARISIS.»

Le lendemain, Parisis reçut un télégramme qui ne renfermait qu'un mot:

Attendez.

Octave attendit. Il ne craignait pas de trop s'ennuyer, car il y avait au château une armée d'ouvriers. Le spectacle du travail des autres est une vive récréation pour l'esprit, surtout quand le travail des autres est pour soi-même. En l'absence de l'architecte, Parisis pouvait donner de bons conseils pour les détails de la restauration du château. Il n'était pas né artiste, mais il avait le sentiment de l'art dans toutes ses faces, peinture, sculpture, architecture, art antique, art chrétien, art de la Renaissance, art rococo, art moderne; supérieur en cela à Monjoyeux lui-même, qui était absolu dans son style, qui n'aimait pas Louis XII et qui eût massacré les plus jolis motifs pour métamorphoser à son gré le caractère du château.

Octave ne croyait pas que Violette fût morte. Toutefois son souvenir attristait encore la solitude de Parisis.

III

LE DÉFI A DIEU

Ce jour-là, Octave feuilleta la bibliothèque du château. Il avait ouvert cinquante volumes. Il avait traversé à vol d'oiseau, on pourrait dire à vol de hibou, toute l'histoire des philosophes, mais pénétrant surtout dans les sciences occultes, quoique le caractère de son esprit l'appelât toujours dans les régions lumineuses.

C'était un dimanche. Tout le monde du château était à une fête voisine. Il n'avait voulu retenir personne. Il était donc seul. Le soir amenait l'ombre, le ciel s'était voilé. Il se rappela qu'il n'était pas allé à la chapelle, on lui avait remis depuis longtemps les clefs de la crypte.

Il était presque nuit quand il entra dans la chapelle.

A la mort de son mari, la duchesse de Parisis eut une telle horreur de la nuit qu'elle ne dormit jamais sans lumière, pareille en cela à Mme de Montespan qui se voyait déjà dans le linceul dès que l'ombre se répandait sur elle. Quand on descendit à son tour la duchesse de Parisis dans la chapelle souterraine, Octave qui savait avec quelle terreur sa mère envisageait la nuit, voulut qu'une lampe brûlât perpétuellement devant son tombeau.

Aussi dès qu'il ouvrit la porte de la crypte, il vit passer un pâle rayon de lumière. Il descendit avec une sourde émotion, s'efforçant de ne voir dans la mort que la mort elle-même, voulant supprimer les sombres cortèges que lui font les poètes et les visionnaires. Quand il fut aux derniers degrés de l'escalier en spirale, il s'arrêta, regarda tous les cercueils et les salua avec piété.

C'étaient pour la plupart des cercueils de pierre et de marbre, tous rangés autour d'un autel où le jour des Morts le curé de Parisis venait dire la messe. Quelques-uns des cercueils, les derniers, étaient en bois de hêtre recouvert de velours à clous d'argent. C'étaient les derniers venus. Parisis retrouvait parmi ceux-là son père et sa mère. Il vint se pencher au-dessus et appuya les deux mains comme s'il touchait les deux morts bien-aimés.

Quoiqu'il n'eût pas l'habitude de s'agenouiller, par un mouvement involontaire et soudain il tomba à genoux et mit ses lèvres sur le velours de chaque cercueil. Il lui sembla qu'il sentait des tressaillements sous ses lèvres.

Je ne sache pas un athée qui n'ose rayer d'un trait de plume l'immortalité de l'âme. Et pourtant s'il n'y a qu'un pas de la vie à la mort, il n'y a qu'un pas de la mort à la vie.

Octave se leva. Il regarda cette éternelle lumière qui ne brûlait que pour ceux qui ne voient plus et retourna vers l'escalier. Quand il fut sur la dernière marche, il salua gravement comme à son arrivée. Il lui sembla que les morts lui disaient adieu. Dans le silence funèbre, il crut entendre ce mot qui l'obsédait toujours: «C'EST LA!»

Il remonta silencieusement l'escalier; mais dès qu'il eut refermé la porte, il murmura en essayant de sourire: «Non! je ne veux pas que ce soit là.» Il se sentait protégé par sa mère. «Je défie tous les esprits de m'enchaîner à la destinée des Parisis, je brise les liens de la légende et je m'affranchis de tout en bravant tout.»

Quoiqu'il se crût maître de lui et de sa destinée, il ne fut pas fâché de se retrouver au grand air et d'allumer un cigare. Le cigare, l'ami de l'homme depuis que le chien l'a trahi—depuis qu'il y a des chiens enragés.

La vie de château, dépouillée de toutes ses suzerainetés, n'est plus possible que si on y apporte la vie de Paris. Je sais des châtelains qui ne reçoivent de Paris que le journal; ceux-là se nourrissent trop de la vie idéale; il leur faut alors une grande force d'imagination pour trouver que tout est bien, même si comme Candide ils cultivent leur jardin.

Octave, qui n'avait pas prévu son voyage, n'avait rien emporté du boulevard des Italiens, pas même un journal.

Aussi, après le dîner, il ne lui resta qu'une ressource, celle de remontera la bibliothèque. Cette fois il feuilleta des romans; il n'avait pas la main heureuse ce jour-là: il tomba sur le Moine de Lewis. Il l'avait lu déjà, il le relut à vol d'oiseau, mais trop encore pour ne pas se pénétrer de la terreur que répand ce chef d'oeuvre.

Le vieux Dominique, qui lui avait servi à dîner, vint lui demander s'il voulait du feu. «Oui, dit Octave, qui n'aimait pas la solitude; le feu est un gai compagnon: d'ailleurs cela fera plaisir aux grillons, aux araignées, aux moucherolles qui habitent cette bibliothèque, sans compter que tous ces livres-là ne seront pas fâchés de se réchauffer un peu, car ils me semblent tous morfondus.»

Il y avait au bout de la bibliothèque une cheminée en bois sculpté du temps de François 1er où couraient des salamandres. La bibliothèque était alors une salle d'armes. Au XVIIIe siècle, autre temps autres moeurs, la plume avait conquis ses droits de haute noblesse; on recueillit tous les livres épars dans le château et on les logea dans cette grande pièce abandonnée.

Octave fut content de voir du feu. En se chauffant les pieds, il se vit dans la glace et faillit ne pas se reconnaître. La vie méditative qu'il menait depuis le matin avait altéré son expression railleuse. En outre, il avait bien un peu négligé ses cheveux et ses moustaches. «Diable! dit-il, si je restais toute une saison en province, je ferais une drôle de rentrée à Paris.»

Il traîna un canapé devant le feu et s'y renversa, toujours un livre à la main. Ce livre, c'était Descartes. Il avait voulu refaire le tour des idées dans les tourbillons du grand philosophe. Au premier tourbillon il s'endormit.

Quelle heure était-il quand il se réveilla? Le feu s'éteignait, les quatre bougies brûlaient encore, mais ne devaient pas brûler longtemps. Il voulut sonner. Il y avait encore un cordon, mais il n'y avait plus de sonnette. Il appela, mais tout le monde était à la fête. Il ouvrit la fenêtre. Un orage était survenu, un coup de tonnerre retentit; le vent se déchaînait dans les grands arbres: de noires nuées sillonnées d'éclairs ensevelissaient le château. C'était le dernier orage de la saison, mais il devait laisser un beau souvenir.

A travers les grandes voix du tonnerre et du vent, Parisis entendit au loin les violons, ces violons rustiques qui ne seraient pas étouffés par la trompette du Jugement dernier. «C'est bien, dit Octave, on s'amuse là-bas; ne soyons pas un trouble-fête, d'autant qu'après tout je trouverai bien mon lit tout seul. Quelle heure est-il?»

Il n'y avait qu'un sablier dans la bibliothèque. Sans doute un des Parisis avait voulu exprimer que même avec les philosophes il ne faut pas perdre son temps.

Quand une fois le sommeil du soir vous a pris dans ses chaînes, on a toutes les peines du monde à briser les liens. Octave avait beau étendre les bras, il resta à moitié anéanti sur le canapé où il s'était rejeté comme en fuyant l'orage.

L'orage était bien pour quelque chose dans cet ensevelissement de ses forces. Il avait continué par ses rêves son voyage dans le pays des Esprits. «Suis-je assez bête, murmura-t-il, pour me laisser envahir par toutes ces rêveries de philosophes ou de chercheurs, qui n'ont jamais aimé la terre parce qu'ils n'avaient pas cent mille livres de rente pour s'y trouver bien! La terre est notre patrie passée et notre patrie future, nous n'en avons point d'autre. Le tonnerre a beau gronder, il ne m'épouvante pas. La science nous a conduits dans la coulisse, nous savons maintenant comment on fait le tonnerre.»

Mais Parisis avait beau se dire toutes ces belles choses, une vague terreur s'était répandue sur lui. «Il faut bien l'avouer, poursuivit-il d'un ton moins fier, à force de science, nous savons que nous ne savons rien de Dieu.»

Il avait beaucoup discuté avec les philosophes d'aujourd'hui, il avait dîné avec les plus fiers apôtres de l'athéisme, mais ils accusaient çà et là des phrases superstitieuses. Parisis se moquait de toutes les superstitions, mais il eût été désespéré de rencontrer le matin un de ces musiciens redoutés par leur mauvais oeil, d'autant plus terrible qu'il porte bonheur à eux-mêmes. «Eh bien! dit tout à coup Octave, je veux en finir avec ces derniers nuages de la bêtise humaine.»

Sur la cheminée, il n'y avait qu'une glace sans tain. Il se leva et marcha droit au fond de la bibliothèque, devant un grand miroir qui descendait du plafond jusqu'au parquet. Le miroir n'était éclairé que par la réverbération des quatre bougies. «J'oubliais! dit Parisis. Pour que les esprits se manifestent, il ne faut que trois lumières.»

Il retourna sur ses pas et éteignit la quatrième bougie. «Maintenant, dit-il en revenant au miroir, il doit être minuit, et le moment est bien choisi, puisque le vent siffle et que le tonnerre tonne. Montre-toi, Satan!» Il se regarda. Or lui, qui jusque-là n'avait jamais eu peur de qui que ce fût au monde, il eut peur de lui-même. Dans cette lumière douteuse, il se trouva d'une pâleur mortelle; il essaya de sourire, mais son expression demeura grave et triste.

Il attendit bravement, se regardant toujours. Un éclair passa, il vit une vague image dans la glace.

Une fenêtre s'ouvrit avec fracas, les bougies s'éteignirent, et Octave, qui se regardait toujours dans la glace, vit deux figures. L'effroi le saisit: il appela Dominique et retourna vers la cheminée pour rallumer les bougies. Il n'osait regarder. Cependant, quand il eut fait jaillir le feu d'une allumette, il ouvrit bien les yeux.

Une femme s'avançait vers lui. Il laissa tomber l'allumette….

IV

LA MORTE ET LA VIVANTE

Quelle était cette femme qui s'avançait ainsi vers Octave? «Elle!» s'écria-t-il avec effroi. Il croyait voir Mme Révilly. Il s'imagina qu'elle était sortie de son tombeau pour venir lui reprocher sa mort.

Vous n'avez pas oublié Mme d'Argicourt, cette blonde Bourguignonne haute en amour, avec laquelle il avait valsé—la valse des Roses. —Vous n'avez pas oublié non plus que, par un singulier jeu du souvenir, Octave s'était imaginé, en la revoyant après la mort de Mme de Révilly, que c'était Mme de Révilly elle-même qu'il revoyait.

Son aventure avec ces deux femmes avait été si rapide, il les avait si peu vues avant de les aimer, que ces charmantes figures se confondaient dans sa mémoire. Il avait beau vouloir recomposer les deux figures, dès que son esprit recommençait le dessin de l'une, la figure de l'autre s'imposait.

Cette nuit-là, à peine eut-il distingué vaguement les traits de Mme d'Argicourt, qu'il s'imagina que Mme de Révilly était devant lui.

Tout autre, à sa place, se fût peut-être évanoui, mais il dominait sa peur, toujours résolu à ne croire à rien.

Il reconnut bientôt que ce n'était pas là un fantôme, car Mme d'Argicourt parla tout haut. Or, comme il ne craignait pas les esprits, il ne craignait pas non plus les vivants. Il est vrai qu'il n'était pas armé ce soir-là; mais quoique sans pistolet et sans poignard, trois ou quatre voleurs eussent encore mordu la poussière s'ils se fussent hasardés au château.

Il alluma enfin une bougie, après quoi il fit deux pas au-devant de Mme d'Argicourt. «Mon cher duc, lui dit-elle gaiement, vous êtes introuvable; je vous cherche partout; pas âme qui vive dans ce château!—C'est vous, madame? dit Octave avec une joie soudaine, tout en saisissant la main de la baronne; je ne vous attendais pas ici!—A cette heure, surtout, n'est-ce pas? Si je viens vous dire bonjour à minuit, c'est que je me suis perdue dans vos grands bois. Vous ne savez donc pas que je suis presque votre voisine pendant la chasse? J'ai dîné chez ma soeur, à deux lieues d'ici; on m'a dit que vous étiez en villégiature. J'ai voulu vous surprendre le soir, ne pouvant pas, d'ailleurs, venir le jour. J'espérais bien arriver plus tôt, car je ne voulais pas faire une pompeuse entrée de minuit, mais l'orage m'a fait perdre deux heures et demie; il m'a fallu m'abriter dans une cabane de bûcherons. Quel temps! quel tonnerre!—Ne m'en parlez pas; voyez si ce n'est pas le diable qui entre par cette fenêtre!—Dites-moi, mon cher duc, ce que vous pouvez faire dans une bibliothèque sans y voir clair?—J'évoquais les esprits, ou plutôt je me moquais des esprits.—Vous m'épouvantez!—Il y a bien de quoi! Je m'ennuyais; j'avais peur de passer la nuit tout seul, je priais le diable devenir me tenir compagnie. Mais voulez-vous que je vous dise pourquoi le diable n'est pas venu?—Dites.—C'est que je ne crois pas au diable.—Eh bien! moi, je vais vous dire pourquoi le diable n'est pas venu,—ô païen endurci dans le péché!—c'est que Dieu voulait se montrer à vous.»

Et d'un air de moquerie: «Voilà pourquoi je suis venue.—Oui, vous avez raison, car si Dieu s'est jamais montré sur la terre, c'est par la figure de ses plus belles créatures.—Eh bien! maintenant croyez-vous en Dieu?—Oui, puisque je crois en vous.»

Octave embrassa la jeune femme sur le front. Elle le pria de lui montrer le théâtre de ses évocations ou de ses défis au diable. Il prit la bougie et la conduisit devant le miroir. «C'est étrange! dit-il en s'approchant.—Que voyez-vous donc?»

Octave venait de voir apparaître la blanche figure de Mme de Révilly, comme s'il fût toujours le jouet de cette étrange vision qui lui montrait l'une pour l'autre. «Je vois que le miroir est cassé.—Il ne l'était donc pas?—Non, si j'ai bonne mémoire; cela m'explique pourquoi je me suis vu double et pourquoi je vous vois double. —Comment, vous me voyez double?—Oui ne voyez-vous donc pas Mme de Révilly à côté de vous?—Vous me faites froid! Êtes-vous assez fou?—Oui, je veux rire, dit Octave qui ne riait pas.—Mais qui a cassé ce miroir?»

Parisis comprit que la question des superstitions était encore à résoudre. «C'est le coup de vent, après avoir ouvert la fenêtre.—Cela n'est pas prouvé; mais d'ailleurs, pourquoi le coup de vent a-t-il ouvert la fenêtre?»

Il y avait trop de pourquoi et de parce que pour que Parisis et Mme d'Argicourt s'y attardassent. «Adieu! dit tout à coup la belle voyageuse.—Adieu! au milieu de la nuit, par cet abominable temps!—Oui, mes chevaux sont en bas.—Madame, on n'est jamais venu la nuit à Parisis—c'est une tradition—pour ne pas y voir lever l'aurore.»

Honni soit qui mal y pense! Octave avait-il trop peur de trouver Mme de Révilly dans Mme d'Argicourt pour écouter cette nuit-là les échos de la Valse des Roses? Je crois qu'il n'avait peur de rien.

Je ne répondrais pourtant pas que les images de Geneviève et de Violette ne fussent venues, comme celle de Mme de Révilly, traverser ses songes amoureux et faire ombre à la gaieté de Mme d'Argicourt.

V

LE BOUQUET DE FRAISES ET LE BOUQUET DE LÈVRES

Cependant Mme de Fontaneilles ne désespérait pas encore de marier Geneviève à Octave. Elle avait compris cette pudeur des sentiments qui empêchait la jeune fille de faire un rêve de bonheur sous une pensée de deuil.

Quelques jours déjà s'étaient passés; un matin, elle alla voir Geneviève à l'Abbaye-au-Bois et lui dit qu'il fallait qu'elle partît avec elle pour Champauvert. «Non, dit Geneviève, je ne retournerai pas à Champauvert. Et d'ailleurs, qu'irais-je y faire?—M. de Parisis t'y attend. Il est à son château.—De grâce, ma chère Armande, laissez-moi à mes prières. Je veux mourir en Dieu.»

La marquise comprit que l'heure n'était pas venue. Elle écrivit à
Octave:

«J'ai échoué dans une mission qui m'était bien douce, car je vous aime tous les deux; revenez donc à Paris, vous aurez peut-être une éloquence plus sûre que la mienne.»

Parisis revint à Paris. Il voulut voir Geneviève, mais elle refusa de se rencontrer avec lui chez la marquise. Ce qui n'empêcha pas la marquise de dire à sa jeune amie qu'il fallait obéir à la dernière volonté de la morte. «Tu épouseras Octave.—Jamais, répondit Geneviève.—Jamais! voilà un mot qui n'est pas en situation. Pourquoi jamais?—Pourquoi? parce que je n'aime plus Octave.—Tu n'aimes plus Octave! mais il te faut donc être jalouse pour aimer! Violette vivante, tu aimais Octave; Violette morte, tu ne l'aimes plus?—Non. Et, d'ailleurs, je ne veux pas bâtir sur un tombeau.—Pathos? on ne bâtit que sur des ruines.»

Et la marquise, qui croyait connaître les femmes, ajouta avec une pointe de raillerie: «Puisque tu aimes mieux vivre au couvent dans la mort que de vivre à Parisis dans l'amour, à ton aise, je m'en lave les mains.»

La fière Geneviève ne s'adoucit pas. «Donc, reprit la marquise, tu ne veux plus revoir Octave?—Non.»

Et Geneviève rentra stoïquement au couvent. Mais, le lendemain, Mlle de La Chastaigneraye retourna chez la marquise de Fontaneilles, quoi qu'elle eût l'habitude de n'y aller que deux fois par semaine. La marquise ne dit pas un mot d'Octave. Geneviève ne parla pas de son cousin. «Veux-tu venir au bois? dit la marquise à son amie.—Oui, répondit Geneviève.—Tu me promets, reprit Mme de Fontaneilles en souriant, que tu ne regarderas pas l'hôtel d'Octave?—Je te le promets. —Et si nous rencontrons Octave au bord du Lac, tu détourneras la tête?—Oui.»

Geneviève ne regarda pas l'hôtel de M. de Parisis. Au bord du Lac, elle n'eut pas besoin de détourner la tête, parce qu'elle ne rencontra pas Octave. Est-ce pour cela qu'elle demanda à aller boire du lait à la vacherie du Pré Catelan? Il était tard, il n'y avait presque plus personne.

Quand le coupé s'arrêta devant la vacherie, elle dit à son amie qu'elle ne descendrait pas. Elle avait entrevu Octave et une célèbre étrangère, la plus belle des Italiennes blondes, attablés sous un orme. Ils buvaient du lait,—je me trompe,—elle buvait du lait et il buvait sa beauté, car il la regardait avec des yeux amoureux.

A son tour, la marquise vit le duc de Parisis et l'Italienne. «Eh bien! ma belle amie, dit-elle à Geneviève, on appelle cela: boire du lait! Tu vois que Violette n'a pas emporté la jalousie dans le tombeau.—Je ne suis pas jalouse, dit froidement Geneviève qui s'était rejetée au fond du coupé. Demande du lait, nous ne descendrons pas.»

La marquise fit signe à une Suissesse d'opéra comique d'apporter deux tasses de lait. Pour boire il faut bien se pencher: voilà pourquoi Mlle de La Chastaigneraye vit encore une fois son cousin de Parisis.

Dieu de vengeance, comment le vit-elle! On avait apporté des fraises en bouquet, car on avait coupé le fraisier pour avoir les fraises, à la manière des plus sauvages et des plus civilisés. C'étaient d'admirables fraises anglaises rouges, toutes pleines du sang de la terre comme la vigne, des fraises presque vivantes.

Parisis promenait le fraisier sous les lèvres de la dame: les lèvres et les fraises, c'étaient le même fruit.

L'Italienne dorée mordit à belles dents, prenant la moitié de chaque fraise. Et quand elle avait mordu sa moitié, Octave dévorait l'autre. Vraie comédie d'amoureux.

Geneviève répandit la moitié de son lait. «Oh! la belle maladroite! s'écria la marquise.—C'est que le lait est si mauvais!» murmura Mlle de La Chastaigneraye.

La marquise de Fontaneilles pensa que c'était sur les lèvres de Geneviève que Parisis devait cueillir des fraises: «Tu n'as pas vu là-bas M. de Parisis et la duchesse de Casti?»

Geneviève sembla ne pas comprendre: «M. de Parisis? dit-elle d'un air distrait pour cacher son émotion, pourquoi n'est-il pas encore venu me demander ma main?» La marquise sourit. «Enfin! s'écria-t-elle, voilà le mot parti!» Et se parlant à elle-même: «Il n'y a donc que la jalousie qui fasse des miracles en amour!»

VI

LE MARIAGE DE DON JUAN

Et si je vous dis que monseigneur de Bourges, prince de la Tour d'Auvergne, vint un soir coucher au château de Champauvert, que le lendemain matin tout le village était pavoisé; qu'on avait élevé un arc de triomphe sur le chemin de l'église, que l'évêque de Dijon, les chanoines, les archidiacres, que toutes les robes noires, toutes les robes violettes, toutes les robes rouges, suivant le mot des paysans, illustraient l'église, vous ne me demanderez pas pourquoi.

Vous savez déjà que c'est pour le mariage de M. le duc de Parisis avec
Mlle Geneviève de La Chastaigneraye.

N'avez-vous pas reçu une lettre de faire-part? Le Sport n'a pas manqué, à ce propos, de rappeler tous les titres des deux familles.

Qui que vous soyez, athée ou chrétien, libre penseur ou catholique, vous auriez éprouvé comme moi une vive émotion dans le sanctuaire de cette église rustique, en voyant non pas toutes ces splendeurs inacoutumées, mais la jeune mariée, qui souriait doucement pour faire croire à son bonheur, quoique l'inquiétude passât jusque sur ses lèvres.

Elle n'avait pas toute sa beauté: les mariées ne sont jamais belles le jour de leur mariage. La joie a ses fièvres et ses pâleurs; on dort mal la veille de ses noces; c'est comme la veille d'une traversée périlleuse, quand on pressent déjà la tempête.

Pendant la messe, tous ceux qui regardaient la blanche épousée voyaient un point noir à l'horizon, même s'ils ne se rappelaient pas la légende de Parisis. C'est qu'on connaissait bien Octave, c'est que ceux qui l'aimaient le plus voyaient avec quelque frayeur tomber cette haute et divine vertu de Geneviève de La Chastaigneraye dans les bras de don Juan de Parisis.

Quel serait le lendemain? Cet homme, toujours emporté par ses passions, allait-il abdiquer, renoncer à «l'éternel féminin» pour s'enchaîner aux pieds d'une seule femme? crever les yeux à toutes ses curiosités, tuer en lui le héros de roman pour n'être plus qu'un homme d'honneur et de raison? ne plus courir qu'une aventure, la bonne aventure du foyer?

Tout le monde en doutait. Et en voyant l'expression à la fois heureuse et triste de Geneviève, on se disait à soi-même que cette jeune mariée était de celles qui se couchent chastement dans le tombeau, quand leur échappe le rêve de leur vie.

Le Ministre des Affaires étrangères était venu avec son cadeau de noces. Le duc de Parisis devait être nommé, sous très peu de temps, ministre en Allemagne; c'était une promesse, mais une promesse qui avait le sceau impérial, car l'Empereur venait d'écrire de sa main à la duchesse de Parisis.

Octave était-il heureux en ce plus beau jour de sa vie? Il s'était peut-être marié trop souvent.

On remarquait dans l'assistance, parmi les femmes, vingt célébrités héraldiques, toutes plus distraites que pieuses, s'inquiétant de leurs robes et critiquant celles de leurs voisines. La seule femme qui pria pour le bonheur de Geneviève, ce fut Mlle Hyacinthe: celle-là avait des larmes dans les yeux.

Avait-elle des larmes pour Violette! Pauvre Violette, elle n'était pas oubliée encore. Geneviève lui donna une prière pendant la messe, Octave lui donna un souvenir.

Si la mariée avait perdu ce jour-là beaucoup de sa beauté, le duc de Parisis, en revanche, était plus beau que jamais. Ce qui le soir fit dire à une des grandes dames de l'assemblée: «Est-il possible qu'on nous le prenne pour toujours!»

Cette grande dame, c'était la duchesse de Hautefort parlant à la marquise de Fontaneilles. «Qui sait!» dit la marquise, qui ne savait pas encore lire dans son coeur.

Il y eut dans les jardins de Champauvert un dîner de cent et un couverts, qui rappelait les fêtes patriarcales du moyen âge.

Les paysans dansaient sur le préau; on n'avait rien voulu changer à leur musique, pour ne pas altérer le caractère rustique cher à Geneviève.

On porta un toast de l'archevêque à la mariée et un toast de Parisis à l'archevêque; ce n'était pas encore un chrétien qui parlait à un prince de l'Église, mais ce n'était plus un athée qui bravait le ciel.

On ne chanta pas; mais Guy de Charnacé lut un fort beau sonnet d'un rimeur illustre qui voulait que sa muse fût de la fête.

On se croyait tout à la fois aux noces de Cana et aux noces de Gamache. Octave voulut ramener la mode de ces festins homériques, où l'on fait rôtir un boeuf et où jaillissent des fontaines de vin.

Au milieu du festin, les jeunes paysannes de Champauvert, celles qui avaient été dotées par Geneviève et celles qui devaient être dotées ce jour-là, vinrent cette fois encore avec des bouquets, mais non plus avec des bouquets de roses-thé.

La plus jeune de toutes, celle qui avait apporté le bouquet empoisonné, présenta à M. de Parisis la plus belle grappe de raisin de la vendange. «N'y touchez pas, dit-elle, car j'ai la main malheureuse.»

Geneviève avait acheté pour les paysannes des croix d'or toutes rustiques, taillées dans la vieille mode.

Quand elle se leva pour les mettre au cou de chacune des jeunes filles, Octave se leva aussi.

Cette simple action de placer une croix d'or sur le sein d'une femme ramena Parisis plus près des sphères chrétiennes que tous les sermons qu'il avait entendus.

VII

L'EXTRAIT MORTUAIRE DE VIOLETTE DANS LA CHAMBRE NUPTIALE

Il était deux heures du matin quand une chaise de poste à quatre chevaux emmena les mariés à Parisis. Geneviève n'était accompagnée que de Mlle Hyacinthe.

Ce fut avec un sentiment de fierté et de mélancolie que Geneviève entra—en souveraine, cette fois—dans cette vieille demeure des Parisis. Elle s'appuyait, pour monter l'escalier, sur Octave et sur sa jeune protégée, qui sauvait, par son intarissable gaieté, les embarras charmants de la situation.

Les deux jeunes amies entrèrent seules dans la chambre nuptiale. Geneviève se laissa tomber sur une petite causeuse hospitalière tournée vers la porte; elle vit du premier regard deux pastels de La Tour, son bisaïeul et sa bisaïeule, souriants comme s'ils étaient heureux de la voir. «Oh! mon Dieu! dit-elle tout à coup à Hyacinthe, j'ai oublié dans la voiture, dans le petit panier, la miniature de ma mère.»

La jeune fille ouvrit la porte pour descendre chercher le petit portrait. Dans sa précipitation, elle laissa tomber une lettre qu'on lui avait remise à l'heure du départ et qu'elle voulait achever de lire le soir même.

Il n'y avait plus d'enveloppe à la lettre. Geneviève la prit et reconnut l'écriture de Violette. «C'est singulier, dit elle. Comment cette lettre m'arrive-t-elle ici?»

Elle ne l'avait pas vue tomber des mains de Mlle Hyacinthe.

Geneviève lut rapidement, sans bien reconnaître que la lettre n'était pas pour elle:

    «Pour vivre, il fallait que vous fussiez là; pour mourir, pourquoi
    ne puis-je vous serrer la main?

«Il me faut mourir seule, dans un coin, comme un chien abandonné.

    «Moi aussi, je suis une Parisis, surtout pour la légende. Vous la
    connaissez, Hyacinthe:

L'AMOUR DES PARISIS DONNERA LA MORT! L'AMOUR DONNERA LA MORT AUX PARISIS.

«Adieu, mon amie.

    «On m'a promis de vous envoyer cette lettre avec mon extrait
    mortuaire, pour qu'on puisse là-bas s'occuper de ma succession.

    «N'oubliez pas que vous avez cent mille francs en dot. Soyez
    heureuse!

«VIOLETTE.»

A cette lettre était joint cet extrait mortuaire:

    Don Francisco Santa-Cruz, licenciado en teologia, Caballero de la
    Real orden americana de Isabel la Catolica y Cura parroco de la
    Iglesia de Santa-Maria de esta ciudad de Burgos, diocesis de la
    misma, de la que es Arzobispo el Excelentisimo é Ilustrisimo senor
    Don Atanasio Rodriguez Juste.

Certifico: que, en el dia de hoy, ha sido depositado en la boveda de esta Santa Iglesia parroquial el cadaver de la senora dona Luisa Violeta de Pernan Parisis, hija del senor Hedwige Portien la cual nacio en Paris el 17 de april 1846 y fallecio en el de ayer a las cuatro de la tarde, despues de haber recibido los ultimos ausilios espirituales, asistida del Teniente Cura, vicario de esta parroquia D. Florencio Lasala.

I para que conste espido la presente certificacion, cuyo original queda depositado en el archivo de esta parroquia é inscripto al folio 237 con el numero 3,789 en el libro de difuntos.

    A Ruegos de los Senores Don Angel Vallejo y Don Laureano de la
    Roda-infante, ejecutores testamentarios de la finada, Burgos 13 de
    agosto de 1867.

EL CURA PARROCO, L. FRANCISCO SANTA-CRUZ.

Mlle Hyacinthe, en rentrant, surprit Geneviève dans les bras d'Octave. Elle avait jeté un cri de douleur, le duc de Parisis était accouru, il ne comprenait rien à ses désolations.

Celle qui était la duchesse de Parisis depuis midi montra à son mari la lettre de Violette. «Voyez, lui dit-elle, pouvait-on me rappeler plus fatalement la légende des Parisis!»

Octave lut l'extrait mortuaire de Violette. «C'est étrange, se dit-il à lui-même, je ne puis croire à la mort de Violette.»

VIII

L'HIRONDELLE DE VIOLETTE

Pour le duc de Parisis et Mlle de La Chastaigneraye, la nuit des noces fut une nuit de deuil. Le spectre de Violette se dressa devant les épousés; ils eurent beau s'abriter dans leur amour, la pauvre fille sacrifiée promena sur la couche nuptiale l'ombre de son suaire.

Le bonheur est ainsi fait qu'il n'arrive jamais dans un cortège qui rit et qui chante sans regret. Regardez bien parmi ces figures joyeuses, ne voyez-vous pas celles qui penchent la tête et qui essayent de sourire pour cacher leurs larmes?

C'est que les deux épousés, quelle que soit la candeur de la jeune femme, quelle que soit la noblesse de coeur du jeune homme, apportent toujours l'un à l'autre un passé qui a ses nuages. On a beau faire, on ne peut pas rayer les pages vécues dans le livre de la vie. Tous les points noirs du passé font les points noirs de l'avenir; les tombes fermées se rouvrent trop souvent; les fantômes apparaissent dans l'auréole de leur vertu, à l'heure même où les vivants montrent les imperfections de la nature. Le souvenir a cela de beau, qu'il ne garde en amour que les sourires des figures aimées.

Mais chaque jour emporte sa peine comme sa joie: le soleil levant sème dans ses rayons d'or l'espoir du bonheur; l'âme la plus détachée des fêtes du monde se reprend malgré elle à chanter sa chanson dans le concert universel.

Voilà pourquoi Octave et Geneviève se levèrent gaiement le lendemain de leur mariage, oubliant presque Violette et ne songeant qu'à vivre de leur amour.

Mlle Hyacinthe les avait réveillés, vers midi, en jouant sur le piano le Songe d'une nuit d'été. Le déjeuner fut charmant. Une hirondelle égarée, la dernière de la saison, vint battre des ailes au-dessus de la table, ce qui fit dire à Geneviève: «—C'est la bonne messagère.»

Hyacinthe la saisit et la baisa. Geneviève voulut lui attacher aux pattes un ruban bleu de ciel de sa coiffure; quelle ne fut pas sa surprise de trouver un petit ruban violet au cou de l'hirondelle, presque caché par ses plumes. «Elle a déjà un ruban! s'écria Geneviève.—Il faut le dénouer, dit Hyacinthe; elle porte peut-être un secret.—Non, dit Geneviève, c'est un simple souvenir.»

Mais Hyacinthe avait dénoué le ruban violet. «Eh bien, en vérité, dit-elle, on se croirait dans une féerie du Châtelet.—Pourquoi? —Voyez plutôt!»

C'était à qui, d'Octave ou de Geneviève, prendrait le ruban; ce fut Geneviève qui le saisit. Elle le laissa tomber en pâlissant. «Violette! dit-elle.—N'allez-vous pas vous attrister pour cela? dit Octave à Geneviève, après avoir à son tour lu le nom de Violette sur le ruban. C'est tout simplement une hirondelle de Pernan qui a passé par Parisis, chassée par l'automne. Elle bat le rappel, elle a sans doute ici de petites amies qu'elle veut emmener avec elle vers l'éternel printemps.—Qui sait, dit Hyacinthe, si ce n'est pas une hirondelle privée qu'on a baptisée du nom de Violette?—Peut-être, dit Geneviève; il faut bien vite lui remettre ce ruban.»

Hyacinthe tenait toujours sous sa main la gentille hirondelle, qui pépiait sans trop d'effroi. Geneviève lui rattacha elle-même le ruban violet; le ruban bleu de ciel était déjà noué à la patte; elle la baisa doucement sur la tête et lui donna la liberté. «Va, petit oiseau; si tu montes assez haut dans les nues pour rencontrer l'âme de Violette, caresse-la d'un coup d'aile en souvenir de moi.»

Ce nuage passa rapidement; on alla se promener dans les sombres avenues du parc, déjà dépouillées par les premières bises d'automne. Dieu donnait à la terre une de ces belles journées d'octobre où la nature resplendit sous les couleurs les plus lumineuses. Les tons verts de l'été, mordus çà et là au soleil, ont pris des teintes d'or et de pourpre; les fils de la vierge s'accrochent aux églantiers, qui sourient au regard par leurs fruits rouges comme le sorbier des oiseaux, comme les mûriers sauvages, comme les prunelliers amers. «Ah! que je suis heureuse! s'écria le soir Geneviève en se jetant dans les bras d'Octave.» Il répondit par mille baisers; il n'avait jamais été si heureux lui-même.

C'est que don Juan de Parisis n'avait jamais appuyé sur son coeur un coeur si noble et si pur; c'est qu'il n'avait jamais bu sur les lèvres d'une femme une âme si divine.

IX

LE LENDEMAIN DU BONHEUR

Parisis était merveilleusement doué pour tout faire, c'est peut-être pour cela qu'il n'avait rien fait. On sait qu'il avait le sentiment de l'art au plus haut degré. Les heures qui suivirent son mariage, il fit de charmantes surprises à Geneviève: elle aimait surtout, en peinture, les paysages, non pas seulement parce qu'ils étaient l'image de la nature,—cette figure de Dieu, mais parce qu'elle les peuplait à sa fantaisie: son imagination, toujours créatrice, y représentait les scènes romanesques de son esprit.

Le lendemain du mariage, elle avait trouvé que le parc était un peu touffu; on n'y respirait pas la lumière, les horizons étaient trop rapprochés, elle aurait voulu des perspectives et des échappées,—des portes ouvertes vers l'infini.—Elle disait que c'était là le tort des paysagistes modernes, de se parquer dans un coin de vallée ou devant une lisière de forêt, sans souci des lointains. Voilà pourquoi elle aimait le paysage de style, fût-il trop bleu comme celui de Léonard de Vinci, fût-il trop vert comme celui de Raphaël. Elle aimait surtout le paysage de Poussin qui pense dans ses arbres et dans ses nuages.

Le duc de Parisis joua à sa femme le jeu du duc d'Antin à Louis XIV; en une nuit, il fit abattre assez d'arbres pour changer tout le caractère du parc. Le lendemain, quand le soleil fut à son zénith, il prit Geneviève par la main et la conduisit à une des grandes fenêtres du château. «Voyez,» lui dit-il. Elle fut ravie. «Ah! dit-elle, comme on respire bien aujourd'hui! Hier, on respirait la terre; aujourd'hui, on respire le ciel.»

Parisis prit un étrange plaisir à se faire paysagiste en action. Armé d'un marteau à marque, il étudiait tous les points de vue et condamnait les arbres qui obstruaient ou qui dépoétisaient, celui-ci par un feuillage vulgaire, celui-là par un dessin maladroit. Pendant quelques jours, il se passionna à ce plaisir de faire des Poussin, des Diaz, des Claude Lorrain, des Rousseau, des Ruysdaël, des Corot, jusqu'à des Paul Potter et des Rosa Bonheur, car il avait amené des troupeaux dans le parc.

Selon que le promeneur prenait telle ou telle avenue, il trouvait des paysages de style aux grandes nappes de lumière, aux horizons perdus, avec des arbres centenaires, pensifs, la tête dans les nues; ou bien il trouvait des pages animées: la prairie avec ses vaches, la cascade avec son rocher et son buisson, le promenoir avec ses brebis.

Je ne saurais trop donner le conseil d'imiter Parisis aux châtelains et aux châtelaines qui s'ennuient; mais je me hâte de dire qu'il ne faut faire ce paysage-là qu'aux premiers jours d'automne, quand les arbres sont encore feuillus et qu'on peut les déplacer sans les tuer. N'oublions pas que les arbres vivent comme nous, et que si nous n'avons pas besoin de leur abri après avoir joui de leur ombre, il nous faut dire: «Prenez garde à la hache!»

Tous les soirs la douce Hyacinthe était au salon et chantait. Octave et Geneviève étaient ravis de n'être que deux en cette belle saison de leur amour pour mieux savourer les joies de la lune de miel; mais quand Hyacinthe était là, ils croyaient n'être toujours que deux; elle ne troublait pas leur duo, même quand elle chantait.

Geneviève avait transformé la physionomie intérieure du château de Parisis pendant qu'on retouchait à la façade, qu'on bâtissait les serres et qu'on replantait çà et là dans le parc des arbres rares avec la rapidité fabuleuse du duc d'Antin ou du baron Haussmann. Les paysans s'émerveillaient de ces changements à vue; ils avaient bien ouï parler de la pluie qui marche, mais ils ne pouvaient croire que les arbres en fleurs ou en feuilles voyageaient comme de grandes personnes, pour venir à quatre chevaux se planter d'eux-mêmes au voisinage de chênes séculaires.

La jeune femme avait fait du château un palais. On sait déjà sa passion pour les oeuvres d'art, elle avait voulu être presque de moitié dans tout ce que son mari avait acheté, çà et là, à l'atelier de Clésinger et à l'atelier de Gérôme, aux ventes Demidoff, Salamanca, Diaz, Morny et Khalil-Bey. Dès qu'on franchissait la porte du vestibule de Parisis, on était émerveillé par le grand air que donnent toujours les chefs-d'oeuvre.

Dans ce beau château, on voyait qu'il fallait que tout le monde fût content, les hôtes comme les maîtres de la maison.

Et quel luxe de chevaux et de voitures pour les promenades! Et quelles réserves royales pour les chasses? Et quelle école de chiens pour les massacres de chevreuils, de faisans et de sangliers! La haute vie n'avait jamais été mieux comprise.

M. de Parisis était si heureux qu'il avait peur du lendemain.

L'homme qui bâtit son bonheur est pareil à ces enfants qui élèvent des châteaux de cartes. A chaque instant l'édifice s'écroule avant d'être achevé; si par hasard ou par adresse ce château est fini, l'enfant admire et s'étonne de le voir si beau; mais, presque au même instant, il s'amuse à le détruire.

M. de Parisis avait devant ses yeux le château enchanté pour loger son bonheur. Son bonheur était fait de toutes les poésies; il savourait avec religion cet amour d'une vierge, que le poète appelle une Piété. Il avait trouvé un ange gardien visible, il avait trouvé l'Amour sous la forme de la Beauté. Geneviève, trop romanesque avant son mariage, avait pris la souriante gravité d'une femme et d'une mère; c'était l'âme de la maison. Après toutes les secousses et toutes les défaillances de la fortune, Octave était redevenu riche, il pouvait à son gré vivre, dans son château comme à Paris, d'une vie princière. Il avait les plus beaux chevaux du monde, il triomphait toujours aux courses, il allait fertiliser sa terre. Il n'avait qu'un mot à dire pour recommencer sa carrière politique par le Corps législatif: les fortes têtes de l'arrondissement étaient venues lui offrir vingt mille voix pour les prochaines élections. S'il voulait rentrer dans la diplomatie, il n'avait encore qu'un mot à dire, tant il avait laissé de bons souvenirs chez le ministre ou chez l'Empereur. Tout lui souriait donc; mais les vraies joies ne sont pas de ce monde. L'infini, qui est la force de notre âme, nous condamne sur la terre; dans le château du bonheur, nous ouvrons la fenêtre pour voir par delà, nous aspirons à l'inconnu, dévoré par cette éternelle curiosité qui a gâté le lait de notre première mère.

Voilà pourquoi, au château de Parisis, qui était redevenu le château du Bonheur, Octave ouvrait la fenêtre et regardait l'horizon.

Qu'y a-t-il au delà des nuages, au delà des montagnes, au delà des forêts, au delà des neiges éternelles, au delà des océans, au delà des étoiles, au delà des mondes? L'âme a beau s'essouffler dans la grande course au clocher de l'infini, elle n'arrive jamais. Si on aime tant l'amour, c'est que l'amour est une parcelle de l'infini, c'est l'abîme sans fond, c'est le ciel sans barrière; on s'y jette et on s'y envole éperdument. Aimer, c'est être presque Dieu, car déjà vivre de la vie éternelle, c'est goûter au ciel, c'est se fondre dans l'immensité.

Quoique M. de Parisis ne fût pas en amour un rêveur platonicien, quoique ce fût plutôt chez lui une action qu'un sentiment, comme c'était un chercheur et que son corps ne dominait pas son âme, il ressentait même dans ses étreintes d'une heure, dans ses passions d'un jour, tous les enivrements de la pensée; il s'embarquait à toutes voiles pour les rivages dorés, pour les pays impossibles, pour les routes étoilées.

Sa femme lui était, certes, plus chère mille fois que toutes les créatures qu'il avait «entr'aimées», mais elle ne lui donnait pas le vertige. Elle faisait autour de lui tout un horizon d'or et d'azur, mais c'était le monde connu; elle avait beau varier à l'infini les mélodies et les symphonies de son âme, c'était toujours le même opéra. Octave avait le malheur d'aimer trop les premières représentations.

Voilà pourquoi l'hiver il décida Geneviève à passer deux ou trois mois à Paris, quoiqu'il lui eût dit vingt fois qu'ils passeraient toute la mauvaise saison à Paris. Ils emportèrent leur bonheur à Paris.

X

MOURIR CHEZ SOI

La comtesse d'Antraygues était tombée des bras d'Octave dans les bras du prince Bleu, un Octave au petit pied. Elle sentait que son premier amant ne l'aimait plus; elle croyait retrouver les mêmes féeries imprévues dans l'amour d'un autre. Mais quand on a soupé chez Lucullus, le souper de Marcellus ne donne plus les savantes ivresses. Quand on quitte Naples pour échouer à Livourne, on ne croit plus au paradis terrestre. Le prince était un homme d'esprit, mais c'était un homme; Parisis avait quelque chose du dieu et du démon. Le prince, d'ailleurs, eut le tort de devenir follement amoureux; il se traînait aux pieds d'Alice comme un esclave et comme un chien; il jurait de vivre et de mourir pour elle; il lui chanta trop la même chanson. A une femme romanesque comme elle, il fallait un esprit supérieur.

Elle chercha et ne le trouva pas. Ce fut en vain que, tombant tout à coup, comme on l'a vu, dans le demi-monde, dans le monde des comédiennes, elle tenta de s'appareiller à un de ces hommes à la mode, dont s'affolent les filles. Elle ne trouva partout que le néant de l'esprit et le néant de la passion. «Ah! dit-elle un jour en pleurant toutes ses larmes, Parisis ou mourir!»

Elle écrivit à Parisis qu'elle l'attendait. Parisis ne vint pas et lui répondit par ce simple mot: Pourquoi faire?

Pourquoi faire! En effet, le rêve était évanoui; ils avaient lu ensemble le premier mot et le dernier mot du livre. Pourquoi faire?

Ce jour-là, elle alla dans une église et y pria longtemps. Le soir, elle entra dans une maison de refuge. «Pourquoi faire? dit-elle encore; Parisis me cachera Dieu.»

Elle passa d'un couvent dans un autre, comme elle avait passé d'un amant à un autre. Elle ne trouva pas plus Dieu qu'elle n'avait trouvé l'amant.

Mme d'Antraygues avait donc voulu reposer sa tête sur le marbre de l'autel, mais vainement elle s'était cogné le front dans l'église de trois couvents où elle avait passé et où elle n'avait pu s'exiler du monde. Une insatiable curiosité la rejetait dehors, la fièvre de vivre l'empêchait d'apaiser son coeur dans la solitude et le silence.

Si Violette fût restée à Pernan, peut-être fût-elle allée vivre avec elle, peut-être se fût-elle enchaînée sans trop de révoltes dans cette amitié si douce et si suave. Il fallait à cette nature ardente, dépaysée dans les devoirs du monde, dépaysée aussi dans les licences du demi-monde, il fallait un coeur vaillant qui l'aimât à toute heure.

Elle était de celles qui ne peuvent vivre réfugiées en elles-mêmes dans l'horizon de leur âme; nature de feu et d'expansion, elle courait toujours les aventures, cherchant l'amour et ne le trouvant pas, parce que celle-là aussi avait un idéal inaccessible. Avant de rencontrer le duc de Parisis, elle avait lutté bravement contre toutes les tentations. On a vu que le vrai coupable était son mari. Si M. d'Antraygues se fût montré plus digne de cette jeune femme romanesque, elle eût passé le cap des tempêtes sans trahir cet hyménée où elle avait apporté toutes les illusions et toutes les grâces de ses vingt ans. Mais Parisis avait passé par là.

Certes, elle eût aimé Parisis d'un amour éternel,—que dis-je? elle n'avait pas cessé de l'aimer un instant,—mais il n'était pas dans la destinée de Parisis d'être heureux avec une femme, quelle que fût cette femme. Il émiettait l'amour comme un enfant joueur émiette son pain aux oiseaux quand il fait l'école buissonnière.

Mme d'Antraygues avait eu beau tomber des bras de Parisis dans les bras du prince Bleu, pour tomber le lendemain dans un autre amour, pour faire le surlendemain une chute plus profonde encore, rien n'avait pu l'arracher à son amour pour son premier amant. Elle s'était amusée des coups de dés de l'imprévu; elle avait de plus en plus compromis ce qui lui restait de noblesse et de dignité; après avoir subi le mépris de tout le monde, elle s'était méprisée elle-même.

Rien ne lui restait, pas même Dieu. Quand on donne sa vie au premier venu, on s'éloigne de Dieu par respect pour Dieu, si ce n'est par oubli.

Il ne lui restait même plus sa famille, puisqu'elle avait fini par se brouiller avec sa grand'mère et les soeurs de sa mère. Une de ses tantes était venue à Paris pour l'arracher à ses folies; cette femme avait parlé de haut, la comtesse s'était révoltée à jamais. «Dites à ma grand'mère que je ne subirai jamais de pareilles remontrances: elle peut me déshériter, mais elle ne m'obligera jamais à m'humilier devant vous.»

La grand'mère mourut sans l'avoir pourtant déshéritée, mais les tantes s'arrangèrent si bien que, grâce au procès qu'elles suscitèrent, il ne revint presque rien à la comtesse, parce que c'était une fortune en terres impossibles à vendre. Son notaire pourtant lui fit ouvrir un crédit de cinquante mille francs sur cette succession à longue échéance.

Alice n'avait pas revu son mari qui vivait dans le Poitou d'une petite rente de sa famille, et qui pêchait à la ligne, sans trop regretter une jeunesse inféconde, où, tous comptes faits, il avait eu bien plus de déboires que de plaisirs.

Quoique Mme d'Antraygues fut renommée par la fraîcheur de son teint, la robustesse de ses épaules bien nourries de chair, l'éclat de ses beaux yeux, elle perdit l'âme du sang, elle fut prise par des palpitations et tomba malade.

Elle tomba malade, parce que son âme était malade.

Elle avait voulu jouer un jeu qui dépassait sa fortune; elle avait bien vite dissipé cette belle santé qu'enviaient toutes les femmes étiolées qui font leur entrée dans le monde avec une jeunesse déjà flétrie.

Alice habitait depuis quelque temps le boulevard Malesherbes; son appartement—un petit appartement—ne rappelait guère le haut luxe de son hôtel de l'avenue de la Reine-Hortense. Aussi n'aimait-elle pas son chez soi. Elle se levait tard et déjeunaît dans son lit; elle se traînait dans son petit salon et recevait quelques hommes, tout en tourmentant son piano comme pour atténuer toutes les sottises qu'ils débitaient. Elle ne dînait guère chez elle, et elle rentrait fort tard, courant les théâtres et soupant quelquefois; il lui arrivait même de ne plus rentrer du tout, ce qui ne scandalisait plus personne, excepté elle-même, car elle avait gardé, sans le vouloir, des rappels de dignité.

Un matin qu'elle n'était pas rentrée chez elle, quoiqu'elle fût déjà bien malade, elle passa avenue de la Reine-Hortense pour traverser le parc Monceaux. Naturellement, quand elle passait là, elle regardait toujours la façade de son hôtel qui la regardait, lui aussi: expression triste d'un côté, sévère de l'autre.

Ce matin-là, elle y remarqua deux affiches: l'hôtel était à vendre.

Après le procès en séparation de corps, on avait, d'un commun accord avec les créanciers, vendu l'hôtel tout meublé à un Américain fraîchement marié qui voulait y placer le bonheur conjugal. Mais il paraît que le bonheur conjugal ne voulait pas loger là: l'Américain, forcé de faire un voyage à New-York, y laissa sa femme qui, elle non plus, n'aimait pas la solitude. Quand revint l'Américain, la femme avait disparu. Cette disparition romanesque fit beaucoup de bruit: l'Américain cherche encore sa femme.

Voilà pourquoi l'hôtel était encore à vendre, mais on devait commencer par les meubles. Mme d'Antraygues, après avoir lu rapidement les affiches, franchit le seuil en toute hâte.

Elle avait peur d'être reconnue; elle ne savait pas qu'à Paris en moins de deux ans tout s'oublie et tout se renouvelle: le torrent qui passe aujourd'hui emporte toutes les épaves d'hier. On ne vit plus au jour le jour, on vit à l'heure l'heure.

On ne la reconnut pas dans la maison. Elle ne s'y reconnut pas non plus. Etait-ce bien Mme d'Antraygues qui montait l'escalier? Etait-ce bien cette jeune femme enviée de tout le beau Paris, pour qui piaffaient dans la cour des chevaux anglais? Elle avait alors sa part de royauté dans le monde: quelle figure faisait aujourd'hui cette inconnue qui montait l'escalier? «Où allez-vous, madame?» lui cria une voix aiguë.

Où allez-vous, madame? Le savait-elle bien? Elle comprit que ce n'était plus son escalier qu'elle montait. «Je vais voir les meubles, parce que je veux les acheter.—Mais l'exposition ne commence qu'à midi.»

La comtesse passa outre. Pauvre femme! chaque pas qu'elle fit la rejeta dans les bras d'Octave. En s'appuyant à la rampe, elle se rappela la première soirée où elle attendait Parisis dans cet idéal déshabillé blanc qu'il trouva si bon à chiffonner. Elle se souvint comment il l'emporta jusque devant le feu qui pétillait si gaiement dans sa chambre. Tout le roman de cette soirée remplissait encore son âme: l'illusion fut grande quand elle retrouva sa chambre telle qu'elle l'avait quittée. Le même lit, la même causeuse, la même pendule, la même jardinière. Mais dans la jardinière il n'y avait que des fleurs artificielles. «Hélas! dit la comtesse, moi aussi j'ai changé mes fleurs naturelles contre des fleurs artificielles.»

L'Américaine n'avait pour ainsi dire fait que traverser cette chambre. On sait d'ailleurs que les étrangères se soumettent à toutes les fantaisies parisiennes, acceptant bien volontiers les formes et les modes de l'intérieur comme de l'extérieur. Elles habitent toute une année une chambre disposée par une autre; quand elles s'en vont, tout est à sa place, tant la France impose jusqu'à ses habitudes.

Après ces images riantes du souvenir, qui arrachèrent deux larmes à Mme d'Antraygues, des images plus sérieuses passèrent sous ses yeux. Il lui sembla que les figures du Devoir et de la Vertu hantaient tristement cet hôtel. Elle se rappela toutes ses déchéances; elle pensa à toutes ses ruines, ruines du coeur, ruines de la jeunesse, ruines de la fortune; elle tomba sur un fauteuil en murmurant: «Je veux mourir.»

Puis, jetant les yeux sur son lit, elle ajouta: «Je veux mourir ici.»

C'était très bien de dire cela, mais comment Alice pouvait-elle mourir là, dans cet hôtel qui n'était plus à elle, dans ce lit qui allait être vendu?

Elle sortit en toute hâte et alla rue Castiglione, chez le notaire chargé de vendre ou de louer l'hôtel. Avec le peu qui lui restait de la succession de sa grand'mère, il lui était impossible de vivre là; mais puisqu'elle voulait mourir, elle n'eut pas de calculs à faire. Le notaire demanda dix-huit mille francs par an; elle ne marchanda pas, elle offrit de signer le bail à l'instant même. Elle alla ensuite chez le commissaire-priseur et lui donna l'ordre de racheter, quel que fût le prix, tout ce qui était dans la chambre à coucher, dans le boudoir et le cabinet de toilette.

C'était dans la morte-saison, on ne lui fit pas payer cela trop cher.

Le lendemain soir, pendant que les vendeurs emportaient leur butin, Mme d'Antraygues, accompagnée de sa femme de chambre,—son ancienne femme de chambre qu'elle avait reprise,—rentrait dans cet hôtel qu'elle avait paré de ses mains, mais surtout de sa grâce. La concierge, qui l'attendait, avait en toute hâte effacé les traces de la vente à l'encan, mais il n'avait pu effacer je ne sais quel air de désolation qui avait pris la place des meubles.

Mais Alice ne put s'empêcher de parcourir, un bougeoir à la main, ces beaux salons dépouillés comme par l'ennemi. Elle éprouva quelque bien-être à entrer dans sa chambre qui avait été fermée aux curieux et où tout était en ordre. Dans la journée, la femme de chambre était venue mettre de vraies fleurs dans la jardinière et des draps au lit. Elle y avait répandu les parfums chers à sa maîtresse, elle y avait apporté les livres souvent feuilletés, si bien que Mme d'Antraygues se sentit chez elle.

Elle respira et soupira. «Enfin, dit-elle, voilà le rivage!»

Oui, c'était le rivage. Elle s'était embarquée pendant la tempête; après toutes les angoisses du naufrage, elle s'en revenait mourante aborder au port.

Dès qu'elle fut seule, elle se jeta à genoux et remercia Dieu. En retrouvant sa maison, elle retrouva Dieu: «Je vous remercie, ô mon Dieu! de me permettre de mourir dans ma maison.»

XI.

LA D'ANTRAYGUES!

M. de Parisis n'avait pas revu Mme d'Antraygues depuis qu'il était marié. Quelques jours après la cérémonie, il avait reçu d'elle ce petit mot écrit dans le style tout moderne qu'elle adoptait:

«Il le fallait!» «Soyez heureux, ce sera le dernier beau jour de ma vie.» «C'est égal, j'ai bien de la peine à croire que vous êtes marié.»

Et vous qui vous êtes tant de fois marié, le croyez-vous? Oui, n'est-ce pas? car Geneviève est la vraie femme. Cette fleur je vous envoie, c'est la fleur de l'oubli: vous l'avez déjà respirée….

«ALICE.»

A ce mot, Octave avait répondu par je ne sais quel billet sentimental, moitié railleur, selon sa coutume. Il se demandait quelquefois avec mélancolie ce qu'elle était devenue, cette Alice qui lui avait laissé un très vif souvenir; il ne s'était pas éternisé dans cet amour, mais elle n'était pas de celles qu'il avait aimées à «la hussarde» ou à la Parisis, pour dire un mot plus juste. Alice avait résisté avec un charme étrange; ses jolies causeries en dame de Pique, les scènes pittoresques du patinage, les scènes intimes de l'escalier d'onyx, la tasse de thé bue à deux, la rencontre au château de Parisis, tout cela répandait dans le souvenir d'Octave un parfum enivrant qui l'eût rejeté bien volontiers dans les bras d'Alice.

Chaque fois qu'il passait dans l'avenue de la Reine-Hortense, il faisait comme elle: il baisait du regard la façade de l'hôtel d'Antraygues.

Le lendemain de son retour à Paris, il y passa en voiture avec Geneviève, il vit des affiches: c'était au moment de la vente du mobilier. Il ne parla pas à Geneviève, mais il se dit tout bas qu'il irait à cette vente.

Voulait-il acheter la fameuse théière de vieux Sèvres qui faisait le thé si bon?

Il alla à la vente, bravant, lui qui bravait tout, les malices de ceux qui pourraient le reconnaître sur ce terrain brûlant. On voit qu'un même sentiment était sorti de son coeur et du coeur de Mme d'Antraygues, le sentiment du passé: seulement, lui voulait en vivre une heure et elle voulait en mourir.

A la vente, on lui dit que la chambre, le boudoir et le cabinet de toilette seraient vendus en un seul lot. Il demanda pourquoi: on lui dit que la comtesse d'Antraygues avait donné l'ordre d'acheter à quelque prix que ce fût. Il comprit cela et voulut s'en aller; mais malgré lui il fut retenu par quelques conversations qui racontaient les faits et gestes d'Alice. On rappelait son histoire, on parlait d'elle comme de la première coquine venue.

Ce fut pour lui un vif chagrin; il n'avait jamais si bien tâté le pouls à l'opinion publique. Tout le monde appréciait à sa manière ce rachat de meubles. «Elle s'imagine qu'elle va racheter sa vertu.—Sa vertu! j'en connais qui l'ont achetée à meilleur compte.—Il paraît que cette vertu-là n'a rien coûté au duc de Parisis. Bien mieux, on dit que dans leurs premières folies ils ont cassé deux tasses de Sèvres qui valaient bien deux mille francs, deux bijoux du Petit-Trianon.»

Octave était furieux; il se contint. Ce n'était pas tout. «Qu'est-elle devenue, cette femme à la mode?—Plus à la mode que jamais.—A la mode de Caen.—Vous n'avez pas entendu parler de la d'Antraygues?—Ah! c'est celle-là?»

Celui qui avait dit «la d'Antraygues» était un Monsieur, un monsieur non pas du meilleur monde, mais du monde. Octave le jeta à trois pas de là par un geste de colère. «Monsieur! quand on parle d'une femme qu'on ne connaît pas, on ne dit pas «la d'Antraygues!»

Le monsieur pâlit, balbutia et se perdit dans la foule.

Cette indignation d'Octave changea visiblement l'opinion publique sur la comtesse, du moins jusqu'à la fin de la vente: nul n'osa plus parler d'elle d'un air dégagé.

Il n'y a que ceux qui ne connaissent pas les femmes qui en disent du mal.

XII

LA MORT D'UNE PÉCHERESSE

Quelques jours après, Octave passant seul avenue de la Reine-Hortense, après avoir dîné dans un des hôtels du parc Monceaux, vit une lumière à la chambre à coucher de Mme d'Antraygues. Il reconnaissait bien la fenêtre. «Que veut dire cette lumière?» se demanda-t-il, ne se doutant pas que la comtesse eût racheté les meubles pour habiter l'hôtel.

Il sonna. «Qui donc demeure ici?—Mme la comtesse d'Antraygues.» Il monta rapidement l'escalier, ne revenant pas de sa surprise. La femme de chambre, qui reconduisait un médecin, s'écria: «M. de Parisis!»

Et quand le médecin fut parti: «Ah! lui dit-elle, le vrai médecin, c'est vous, monsieur le duc.»

Elle le conduisit à sa maîtresse. Octave n'avait pas dit un mot; il ne trouva pas un mot à dire quand il vit Mme d'Antraygues couchée toute blanche dans son lit, comme dans un tombeau. On pouvait dire d'elle les paroles du poète: «Elle s'est échappée des bras de l'amour pour se jeter dans les bras de la mort.»

Octave ressentit un coup au coeur. Il saisit la main d'Alice et tomba agenouillé. «Ah! mon ami, lui dit-elle, je ne vous attendais pas. Je croyais mourir seule comme un chien; mais je ne me plains pas, car je m'abreuve de ma douleur comme je me suis abreuvée de ma joie.»

La mourante—car elle était mourante—se ranima un peu. «Dieu me pardonne, reprit-elle, puisqu'il vous envoie me dire adieu. Je n'osais espérer cette grâce.» Et après un silence: «Ah! je suis bien heureuse de vous avoir revu.»

Parisis n'avait pas encore dit un mot. Il regardait la pauvre femme avec une passion respectueuse. «Alice! est-ce bien vous?» murmura-t-il d'une voix étouffée.

La comtesse avait sur son lit un petit miroir à cadre d'argent qu'elle souleva de sa main gauche; sa main droite était toujours dans les mains de Parisis. «N'est-ce pas, mon ami, que vous ne me reconnaissez pas, lui dit-elle? C'est pourtant vous qui m'avez métamorphosée ainsi!—Moi!—Oui, vous! laissez-moi vous dire, laissez moi croire que c'est vous—vous seul—qui m'avez tuée. Allez, Octave, la femme, quelle qu'elle soit, vaut toujours mieux qu'on ne pense.»

La comtesse se souleva sur l'oreiller: «Voyez-vous, mon cher Octave, quand une femme est tombée de haut, elle peut répéter les paroles de Jésus: «Je suis triste jusqu'à la mort.» Elle a beau rire, elle est frappée au coeur.»

Alice appuya la main d'Octave sur son coeur: «Voyez, il y a longtemps que le mien bat trop vite: on dirait qu'il dévore une année en une heure. Oui, frappée au coeur; elles le sont toutes ces pauvres femmes trop calomniées, à moins pourtant….» Elle regarda Octave avec amour: «A moins pourtant qu'elles ne trouvent un homme qui les abrite dans leur fragilité et qui les console de tout, même de l'honneur perdu.»

Octave était ému profondément. Mme d'Antraygues, qu'il avait çà et là mal jugée parce qu'elle donnait le spectacle d'une femme qui a abdiqué, le dominait du haut de sa douleur. «Est-il possible, se disait-il, que si peu de plaisir soit payé si cher!»

Il n'en revenait pas de la voir si changée. En quelques semaines de maladie, elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. Le sceau de la mort s'était déjà imprimé sur cette figure si vivante naguère. «Alice, dit-il en dévorant ses larmes, il faut vivre, Geneviève viendra vous voir et vous prouver que tout n'est pas perdu. On juge les femmes par le coeur et non par les actions. Vous êtes un noble coeur.»

Et pour la réconforter, il ajouta ce pieux mensonge: «La duchesse de Hauteroche m'a parlé de vous hier en toute amitié; elle aussi viendra vous voir.»

La mourante sourit amèrement: «Dites à la duchesse de Hauteroche que je la remercie: dites à Geneviève que je l'aime; mais je veux mourir!—Pourquoi?—Pourquoi! Vous me le demandez? vous le savez bien. C'est ma volonté seule qui m'a mise dans ce lit mortuaire. N'avez-vous donc pas compris pourquoi je suis venue ici? C'est le sentiment du devoir qui m'a fait rouvrir cette porte que mon amour pour vous m'avait fermée.»

La comtesse n'avait plus de voix. Elle s'était épuisée dans les émotions de cette entrevue inespérée. «Sachez-le bien, mon ami, j'ai voulu mourir chez moi … dans ma chambre … dans mon lit…. On jugera cela comme on voudra; pour moi, je juge que je fais bien. J'ai tout disposé pour mon dernier jour. Ce dernier jour, c'est peut-être demain; c'est demain, du moins, que je me réconcilie avec Dieu. Vous ne me croirez pas! je me fais une fête de l'Extrême-Onction!»

Octave admirait la grandeur de la femme dans sa fragilité. Il se perdait dans cet abîme où Dieu a marqué l'infini, il s'émerveillait de ce vif rayon d'intelligence qui transperce dans toute créature. «Ouvrez la fenêtre, dit tout à coup Mme d'Antraygues.»

L'air lui manquait, elle se trouva mal. La femme de chambre, qui guettait, arriva tout de suite et baigna d'eau glacée le front de sa maîtresse. «Oh! dit-elle, voilà une visite qui lui fera beaucoup de bien, mais qui lui fera beaucoup de mal.—Adieu, mon ami, dit Mme d'Antraygues à Octave en rouvrant à demi les yeux. Reviendrez-vous demain?—Oui, je reviendrai.—Après trois heures, car le curé de Saint-Philippe-du-Roule viendra à deux heures.»

Octave baisa doucement Alice sur le front et s'éloigna désolé, n'espérant presque pas la revoir.

Le lendemain matin, il fit prendre de ses nouvelles. Elle avait passé une mauvaise nuit; le médecin ne lui accordait plus que quelques jours. Octave n'avait rien dit à Geneviève. Il devait, ce soir-là, présenter sa femme aux Tuileries. Aussitôt qu'il eut dîné, il courut chez Mme d'Antraygues.

Quoiqu'elle fût très contente d'avoir communié, elle était plus mal encore que la veille; elle ne pouvait plus respirer, même assise; le médecin l'avait transportée dans un fauteuil devant le feu; à chaque instant il fallait ouvrir la fenêtre. «Ce qui prouve qu'elle va mourir, dit la femme de chambre à Octave, c'est qu'à toute minute elle regarde la pendule et demande, l'heure qu'il est.»

En effet, à peine Alice eut-elle soulevé la main pour la donner à Octave, qu'elle lui dit d'une voix éteinte: «Il est huit heures, n'est-ce pas?»

Elle regardait la pendule, mais elle ne voyait plus bien. Elle venait d'entendre sonner, mais elle ne savait plus compter. «Savez-vous quand je mourrai? dit-elle en regardant doucement Parisis.—Vous mourrez quand vous aurez quatre-vingts ans.»

Elle sourit avec impatience. «Je mourrai à minuit.»

Et comme il y avait dans son esprit un fond de raillerie,—l'esprit d'Octave avait passé en elle,—elle ne put arrêter ce mot qui trahissait la pécheresse: «Et vous ne serez pas là quand je jetterai ma coupe à la mer.»

A minuit, le duc de Parisis vit passer la figure de la comtesse d'Antraygues au bal des Tuileries. «C'est étrange, dit-il à Villeroy, je deviens visionnaire.»

C'était l'âme d'Alice qui passait devant lui.

XIII

LA LETTRE DE DEUIL

Comme elle l'avait dit, la comtesse d'Antraygues mourut à minuit.

Elle mourut en Dieu, mais pourtant son dernier mot fut pour Octave. Elle avait dit à sa femme de chambre: «S'il vient demain, tu lui diras qu'il embrasse mes cheveux.»

Le duc de Parisis retourna pour voir la mourante: il vit la morte.
«Madame, lui dit-il en s'agenouillant, je vous demande pardon.»

Les larmes, qu'il avait dévorées la veille et l'avant-veille, il les répandit sur les cheveux et les mains de la morte: «Madame, dit-il encore, je vous demande pardon.»

Toutes les amies d'Alice, quand Alice était une femme du monde, reçurent cette lettre d'invitation:

——————————————————————————————- |M | | | |Le colonel O'NEIL et madame MARY O'NEIL, lord LEIGHTON | |et lady LEIGHTON, miss Lucy et JANE LEIGHTON ont | |l'honneur de vous faire part de la perte douloureuse qu'ils | |viennent de faire en la personne de madame la comtesse | |D'ANTRAYGUES, née ALICE MAC-ORCHARDSON, leur nièce | |et cousine, décédée dans sa vingt-septième année, munie | |des Sacrements de l'Eglise, en son hôtel, avenue de la | |Reine-Hortense; | | | |Et vous prient d'assister au convoi, service et enterrement | |qui se feront en l'église Saint-Philippe-du-Roule, | |le samedi 12 janvier, à midi. | | | |ON SE RÉUNIRA A LA MAISON MORTUAIRE | | | |Priez pour elle! | ——————————————————————————————-

Comme elle l'avait voulu, la comtesse d'Antraygues était morte «en son hôtel.»

On pouvait se réunir «à la maison mortuaire.»

Mais le monde ne pardonne pas, même quand on meurt pieusement dans son hôtel avec les Sacrements de l'Eglise. Le monde est plus sévère que Dieu.

Trois femmes seulement se réunirent à la maison mortuaire. C'étaient la duchesse de Parisis, la marquise de Fontaneilles et la duchesse de Hauteroche.

Elles prièrent pour la morte à Saint-Philippe-du-Roule. Elles pleurèrent de vraies larmes sur sa tombe, au Père-Lachaise. «Hélas! dit la marquise de Fontaneilles, la pauvre Alice avait bien raison quand elle s'écriait en retournant sa carte: «Je ne veux pas jouer la Dame de Pique.»—Oui, je me rappelle, dit Mme de Hauteroche. Quand chacune de nous a tiré sa carte pour faire dessiner son costume, Alice eut peur de la Dame de Pique: «Tant pis, dit-elle, il n'y a pas à s'en dédire. Il faut jouer sa carte.»—Qui sait, dit la marquise, si la Dame de Carreau et la Dame de Trèfle nous porteront bonheur?»

Les deux amies se regardèrent comme des femmes qui n'étaient pas heureuses. «Il n'y a, dit Mme de Hauteroche, que Geneviève qui ait mis la main sur la bonne carte. La Dame de Coeur, c'est le bonheur. —Oh! oui, dit la duchesse de Parisis, mais mon bonheur est si grand qu'il m'effraye.»

Quand les trois grandes dames se furent éloignées de la tombe de Mme d'Antraygues, une jeune fille toute vêtue de noir, une ample robe de cachemire brodée de jais, la tête presque masquée par un double voile, vint s'agenouiller et pria longtemps.

Il était deux heures, une sombre nuée couvrait le Père-Lachaise, quelques gouttes de pluie tombèrent sur la jeune fille sans qu'elle relevât la tête.

Elle détourna son voile comme pour permettre à ses larmes de mouiller la terre.

Elle avait entendu, cachée derrière un monument, l'oraison funèbres des trois amies de Mme d'Antraygues. «Elles ne savent pas, murmura-t-elle, qu'il n'y a pas loin de la vertu aux égarements de l'amour.»

Et regardant la fosse, qui peut-être attendait une dalle de marbre, qui peut-être n'attendait-que l'herbe des cimetières, la jeune fille se releva et murmura: «Pauvre femme!»

Puis, portant la main à son coeur, elle reprit: «Pauvre fille! Pauvre fille!»

XIV

L'APPARITION

A Paris, Octave fut un mari idéal. Il revit tout ses amis, mais il refusa de voir ses amies. Et pourtant que de tentations de quelque côté qu'il tournât ses yeux! Les femmes qu'il avait aimées et les femmes qu'il avait failli aimer! Combien de passions ébauchées, combien d'aventures qui parlaient du lendemain! Parisis fut stoïque, se disant qu'on est plus près de l'amour avec une seule femme qu'avec toutes les femmes. Profession de foi bien nouvelle pour lui!

Toutefois, Geneviève fit bien de ne pas trop s'attarder à Paris. Dès qu'on fut de retour à Parisis, on parla de la succession de Violette, parce que les notaires insistaient à cause des droits d'enregistrement et parce qu'on voulait assurer la situation d'Hyacinthe qui avait, comme on sait, un legs de cent mille francs.

Voici les termes du testament:

«J'écris ici mes dernières volontés.

«Mademoiselle Geneviève de la Chastaigneraye m'a donné un million que je suis heureuse de lui rendre intact. Je la prie donc, en toute amitié, de reprendre la terre de la Roche-l'Épine et les créances qui y sont attachées.

«Il me reste la fortune de ma mère. Je donne cent-mille francs à mademoiselle Hyacinthe Auberti, à prendre sur la succes que j'ai recueillie de madame Edwige de Portien, née de Pernan-Parisis.

«Écrit à Burgos, à l'heure de ma mort, le 13 août 1866.

«LOUISE-VIOLETTE DE PERNAN-PARISIS.»

Un notaire de Burgos avait envoyé ce testament au notaire de Pernan, en disant qu'il obéissait à l'ordre de la testatrice.

Sur la prière d'Octave, le notaire de Pernan avait écrit au notaire de Burgos pour lui demander des détails sur la mort de Violette. Cet homme répondit très brièvement que la jeune dame lui avait elle-même remis le testament, qu'elle lui en avait payé le dépôt, qu'il avait appris sa mort, qu'il croyait à un suicide, mais qu'il ne savait rien de plus.

Geneviève voulut donner aussi cent mille francs à Hyacinthe; elle voulut en outre que le petit château de Pernan, qui valait bien cent mille francs, devînt sa propriété.

Et comme Hyacinthe refusait: «C'est par égoïsme, lui dit-elle; c'est pour vous avoir toujours dans le voisinage.»

L'idée d'avoir deux cent mille francs, l'espoir de trouver un mari, le rêve d'être châtelaine, consola bien un peu cette charmante Hyacinthe de la mort de Violette.

Elle pensait pourtant que ce ne serait pas sans une profonde tristesse qu'elle habiterait le petit château de Pernan où elle verrait toujours errer la figure de la morte. Fut-ce pour cela que le fantôme de Violette s'imposa à son imagination?

A Parisis, elle avait voulu aller, à chaque repas, puiser de l'eau à la source vive du parc. Octave et Geneviève trouvaient l'eau meilleure quand Hyacinthe l'apportait de ses blanches mains. Elle ne posait pas la cruche sur la tête pour imiter les filles de la Bible, mais elle trahissait une grâce charmante en portant une jolie cruche du Japon qui emplissait les deux carafes du déjeuner ou du dîner.

Un soir, la nuit était venue depuis plus d'une heure, quand Hyacinthe, familière aux chemins et aux sentiers du parc, alla puiser de l'eau.

On n'avait pas encore rebâti la glacière; l'eau de cette source était si froide qu'elle tenait presque lieu de glace. Parisis avait toujours l'habitude de boire du vin de Champagne en le coupant avec de l'eau de source; il le croyait presque frappé.

Or, ce soir-là, elle laissa tomber sa cruche et revint en toute hâte, blanche comme une statue. «Qu'avez-vous?» dit Geneviève, qui traversait le salon pour passer dans la salle à manger.

Hyacinthe la regardait avec de grands yeux effarés qui lui firent peur. Parisis survint. «Qu'y a-t-il? demanda-t-il à son tour.—Je viens de voir Violette, dit Hyacinthe sur le point de se trouver mal.—Vous êtes folle!—Je ne sais si c'est une vision, mais j'ai vu Violette comme je vous vois; j'allais me penchera la fontaine, elle était au-dessus sous les arbres, toute vêtue de noir. La terreur m'a prise, au lieu d'aller à elle je me suis enfuie.

On n'entra pas dans la salle à manger. Octave s'élança sur le perron qui descendait sur le parc. «Octave, je vais avec vous!» lui cria la duchesse.

Geneviève suivit son mari, Hyacinthe suivit Geneviève. Il les prit toutes les deux par le bras et les entraîna vers la source.

Vainement ils parcoururent tout ce côté du parc. «Vous voyez bien, ma chère Hyacinthe, que vous êtes une folle, dit la duchesse à son amie.—Peut-être pas si folle que cela!» pensait Parisis.

On dîna avec quelque agitation. L'éclat des lumières n'avait pas ramené la gaieté sur la figure de Mlle Hyacinthe. Elle était toute à sa vision, elle ne parlait que par monosyllabes, elle avait des distractions incroyables.

Aussi elle proposa à la duchesse d'aller avec elle à la fontaine. «Peut-être la reverrons-nous? Avec vous je n'aurai plus peur.—Allons,» dit la duchesse.

Et les voilà toutes les deux à la porte. «Allez, allez, dit Parisis.
Il ne faut jamais fuir les fantômes.»

Les deux amies furent bientôt au bas du perron. La nuit était sombre; elles se hasardèrent vers la fontaine avec des battements de coeur. Parisis, qui les avait suivies, s'était arrêté sur le perron. Tout à coup il entendit un cri; il courut vers elles. «Violette! Violette! dit la duchesse en se jetant dans les bras de son mari Octave, je te jure que j'ai vu Violette!—Je te jure que tu es folle,» dit Parisis.

Mais Mlle Hyacinthe affirma qu'elle aussi avait vu Violette.

Parisis alla jusqu'à la fontaine, entraînant les deux femmes. Il eut beau ouvrir les yeux, il ne vit que la petite nappe d'eau sous les branches agitées des marronniers. «Voyez, leur dit-il, le jeu de l'imagination.—Ne raisonnez pas, Octave, reprit la duchesse, je vous jure que j'ai vu apparaître Violette.»

XV

LE DIABLE AU CHATEAU

Cependant on était rentré au salon. Le duc de Parisis se moquait de sa femme et de Mlle Hyacinthe. La duchesse dit qu'il ne fallait jamais rire des visions, puisque les plus grands hommes ont été des visionnaires.

Comme minuit sonnait, un bruit inaccoutumé se fit entendre. «J'ai peur, dit Geneviève.» Le duc de Parisis se pencha vers elle et l'embrassa. «Peur avec moi! à côté d'Hyacinthe! Mais le diable lui-même n'oserait venir dans une pareille compagnie,—si le diable existait.—Octave, je vous en supplie, ne défiez pas le diable.—Vous avez raison, Geneviève; si le diable n'existe pas, son esprit est répandu partout. On m'a dit souvent à moi-même que j'étais le diable, quand j'étais un pécheur. Maintenant, grâce à vous, j'ai abdiqué le sceptre de Satan. Mais, le plus souvent, c'est sous la figure d'une femme qu'on retrouve le diable.»

La porte s'ouvrit avec fracas. Cette fois, la duchesse s'imagina que c'était le diable en personne qui entrait sans se faire annoncer. C'était un coup de vent dans la porte, un domestique à moitié endormi venait d'ouvrir cette porte avant d'avoir fermé les fenêtres de l'antichambre. «Qu'est-ce que cela? dit Octave impatienté.—Monsieur le duc, c'est un coup de vent. Je me trompe, reprit le domestique en présentant un plat d'argent, c'est une dépêche télégraphique.»

Geneviève, curieuse, se leva pour la saisir. «Prenez garde, dit
Octave; si elle venait de l'enfer!»

Geneviève ouvrit la dépêche et lut ces vingt mots:

«Après-demain, midi, j'arriverai à Tonnerre. Venez me prendre au chemin de fer, je passerai huit jours à Parisis.

«ARMANDE.»

«Dieu soit loué! s'écria Geneviève.—Pourvu, dit Octave, que Mme de Fontaneilles vienne sans le marquis, cet homme accompli qui ferait prendre en horreur toutes les vertus dont il s'embéguine.—Rassurez- vous, mon cher Octave, elle vient pour me voir dans mon bonheur, elle ne vous ennuiera pas de son mari.»

Hyacinthe s'était levée pour tourmenter le piano. «Cette dépêche me chiffonne, pensa-t-elle: elle arrive un vendredi, à minuit, au moment où on parle de l'autre monde; elle entre avec un coup de vent: je suis bien sûre que c'est le diable qui envoie la marquise. Pauvre Geneviève! elle est si heureuse!» Et après avoir rêvé un instant: «Si jamais la destinée retournait la page de son livre!»

Le duc et la duchesse allèrent le lendemain à Tonnerre chercher à quatre chevaux la marquise de Fontaneilles, comme eût fait Louis XIV.

Ce fut une vraie fête de se revoir. Pendant toute une demi-heure les mille propos de l'amitié, de l'imprévu, de la curiosité se croisaient et se brouillaient comme un écheveau que tiennent des mains capricieuses. On parla de soi-même et on dit un peu de mal de son prochain pour n'en pas perdre l'habitude. La marquise fit la caricature de la dernière fête de l'hôtel ——, où tous les asthmatiques du faubourg Saint-Germain s'étaient retrouvés comme à un enterrement de première classe. «Est-ce que vous avez beaucoup de monde au château? demanda Mme de Fontaneilles.—Beaucoup de monde! dit Geneviève; mais pour moi, l'univers, c'est Octave.—Comment donc! s'écria Parisis, mais encore un peu on vous refusait l'hospitalité.»

Geneviève regardait son amie. La marquise n'avait jamais été plus belle. Elle était vêtue avec un peu de luxe pour une voyageuse. Robe en foulard des Indes «framboise et lis» avec une mante Pompadour et une ceinture fermée par un chou. Louis XV n'a rien vu à sa cour de mieux troussé et de mieux chiffonné. Et le chapeau de paille avec la couronne de sorbiers, comme il était planté dans cette belle chevelure! La marquise balançait une ombrelle pareille à sa robe; elle montrait son petit pied dans des bottines mordorées du plus merveilleux dessin. Le pied est une des expressions de la femme. «Quand on pense, disait Octave en voyant cette beauté épanouie, que tout cela est du bien perdu!»

On dîna à quatre. «Et vous êtes bien heureux? dit Mme de Fontaneilles au dessert.—Comme dans les contes de fées, répondit Geneviève.—N'allez pas croire, ma chère marquise, dit Parisis, que notre vie soit un conte.—Ni un roman, reprit Geneviève.—Prenez garde, dit la marquise, qu'elle ne devienne une histoire; je n'ai jamais eu de goût pour l'histoire.—Allons! allons! dit Octave, vous voudriez nous faire croire que vous n'êtes pas la femme la plus heureuse du monde.—Chut! dit elle, on n'entre pas dans mon coeur. —Est-ce que vous n'y entrez pas vous-même?—Peut-être, mais je vis presque toujours en dehors.—Oui, je vous admire, continua Octave. S'il fallait représenter la Charité, on prendrait votre figure.»

La marquise soupira. «Que voulez-vous! quand on ne peut pas faire, comme Geneviève, le bonheur d'un homme, on se consacre aux pauvres.—Comment, le bonheur d'un homme! s'écria Geneviève; mais le marquis de Fontaneilles est l'homme le plus heureux du monde.—Vous croyez! moi, je ne crois pas; car il n'est content de rien. Si on lui présentait le bonheur en personne, il ne voudrait pas faire sa connaissance, parce qu'il ne le trouverait pas d'assez bonne maison.—Ce que c'est que de n'avoir jamais été amoureux, dit étourdiment Parisis.—Je vous remercie, dit la marquise; mais vous avez peut-être raison: mon mari m'a aimée à peu près comme il aimait sa soeur, dont il vient d'hériter.—Ingrate, dit Geneviève en regardant son amie; est-ce qu'on est jaloux de sa soeur comme le marquis est jaloux de toi?—Ma chère enfant, la jalousie de M. de Fontaneilles n'est pas du tout la jalousie d'Othello; il est jaloux par orgueil et point par amour.»

Octave retint cette exclamation sur ses lèvres: «Et pourquoi ne vous a-t-il pas aimée!» Les jeunes femmes marchaient devant lui; il s'adressa la question à lui-même pendant qu'elles se parlaient bas. «Pourquoi Fontaneilles n'a-t-il pas aimé sa femme?» Et il répondit: «Ce n'est pas la faute de la femme, c'est la faute du mari. Il y a des coeurs qui n'ont pas l'énergie de l'amour.»

Comme tous ceux qui raisonnent sur cette thèse, Parisis se trompait.

Les deux femmes causaient toujours entre elles: c'était un duo de confidences intimes dont il n'arrivait qu'un mot ça et là à Octave. Il comprit que Geneviève, toute en effusion, disait à la marquise les joies de son coeur.

En voyant Mme de Fontaneilles, Octave pensait que c'était du bien perdu. Il jugeait que son mari ne comprenait rien ni à sa beauté ni à son intelligence. «Ah! si j'avais eu le temps de l'aimer!» se dit-il en admirant l'adorable tête de la marquise. Mais comme il voyait du même regard la tête de sa femme, plus adorable encore, il fit comme les soldats après la bataille, il mit son épée au fourreau et ne songea qu'à être un ami charmant pour la marquise.

Quand une femme nouvelle entre par une porte dans une maison, le diable y vient par la fenêtre.

Chargement de la publicité...