Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome quatrième: Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle
The Project Gutenberg eBook of Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome quatrième
Title: Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome quatrième
Author: Tallemant des Réaux
Editor: marquis de H. de Chateaugiron
L.-J.-N. Monmerqué
Jules-Antoine Taschereau
Release date: April 8, 2013 [eBook #42497]
                Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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MÉMOIRES
DE
TALLEMANT DES RÉAUX.
PARIS, IMPRIMERIE DE DECOURCHANT,
Rue d'Erfurth, no 1, près de l'Abbaye.
LES HISTORIETTES
DE
TALLEMANT DES RÉAUX,
MÉMOIRES
POUR SERVIR A L'HISTOIRE DU XVIIe SIÈCLE,
PUBLIÉS
SUR LE MANUSCRIT INÉDIT ET AUTOGRAPHE;
avec des éclaircissements et des notes,
PAR MESSIEURS
MONMERQUÉ,
Membre de l'Institut,
DE CHATEAUGIRON ET TASCHEREAU.
TOME QUATRIÈME.
PARIS,
ALPHONSE LEVAVASSEUR, LIBRAIRE,
PLACE VENDÔME, 16.
1834
MÉMOIRES
DE
TALLEMANT.
LA PRÉSIDENTE PERROT.
La présidente Perrot est fille de cet impertinent nommé Combaut, à qui M. de Sully, comme on voit dans ses Mémoires, vouloit faire couper le cou à Londres, durant son ambassade; c'est celui-là même pour qui on prit Gombauld, l'académicien. Il étoit fils d'un garde-sacs fort riche.
La présidente Perrot est une des femmes du monde qui a le plus de mignon: je dis qui a, parce que, encore aujourd'hui, après avoir fait dix-huit enfants, si je ne me trompe, elle est encore jolie, et, quoique petite, elle n'est point devenue trop grosse. Elle a toujours été un peu coquette; mais on ne croit pas qu'elle ait conclu; elle ne manque point d'esprit. D'Ablancourt, cousin-germain de son mari, y mena Patru, avec lequel il avoit fait amitié; ils y étoient tous les jours.
Un carnaval, qu'on devoit jouer les Bergeries de Racan, en une société du quartier Saint-André, chez un nommé M. Guiet, greffier du parlement, il prit une fantaisie à un vieux garçon, parent du président, nommé Montgazon, Gascon, et qui avoit vu tout le beau monde, de jouer une farce après cette pastorale: on ne fit que rire de cette pensée. Le lendemain, la présidente, qui étoit en couche, écrit un billet à Patru, qu'il vînt vite, et elle lui dit, quand il fut arrivé: «C'est tout de bon aujourd'hui; Montgazon a déjà fait le plan; ceux qui jouent les Bergeries sont ravis de notre proposition.» Le dessein fut fait pour les acteurs qu'on avoit, et pour se moquer des amants qu'avoit la fille de Guiet. La présidente, quoique, se conservant avec grand soin, elle fût d'ordinaire fort long-temps en couche, se leva pourtant au bout de trois semaines. Elle étoit fort jolie, fort éveillée et fort jeune. Son mari n'étoit alors que conseiller; on donna à la présidente le personnage de la fille à marier; son père se nommoit sire Anselme: c'étoit d'Ablancourt; et la propre demoiselle de la présidente faisoit sa mère. Madame Des Etangs, sœur du président, faisoit la servante; Gros-Guillaume, c'étoit un gentilhomme de Brie, nommé Meneton; Patru étoit le premier amoureux; un conseiller, nommé Ligny, garçon riche, mais assez sot, faisoit un écolier nouvellement revenu d'Orléans; et quoique, comme j'ai dit, ce ne fût qu'un impertinent, il ne laissa de faire fort bien; car, en faisant l'impertinent, il faisoit son personnage. Il étoit encore garçon et un peu feru de la présidente; il gronda quelque temps de ce que Patru avoit fait le premier personnage; mais Montgazon, qui étoit un diseur de vérités, lui dit qu'il se moquoit, et qu'il falloit que chacun fît ce à quoi il étoit propre. Ce Montgazon jouoit une fois contre un homme qui avoit les mains fort noires, et qui fit tomber par mégarde des jetons. «Mais aussi, lui dit-il, monsieur, de quoi vous avisez-vous, de jouer avec des gants?—Je n'en ai point, dit l'autre.—Ah! ma foi, reprit-il, je croyois que vous en eussiez.»
Pour revenir à Ligny, il alla dire une fois à Montgazon: «Monsieur, j'ai considéré comment fait Térence, il ne fait pas comme vous.—Quand vous entendrez Térence, lui dit Montgazon, on vous en croira.» On avoit mis un homme du voisinage, nommé Le Fèvre, pour faire le quatrième amoureux. Le président Perrot faisoit le troisième, qui étoit un capitan: c'étoit un assez petit rôle. Ce Le Fèvre en un endroit avoit à dire: «Madame, je l'entendrai volontiers.» Il dit: voulentiers, et prit son chapeau par la forme pour faire une révérence. Montgazon dit: «Regardez, de sa vie il n'a dit voulentiers, ni n'a pris son chapeau comme cela.» On le cassa.
La scène s'ouvrit par madame Des Estangs, en chantant et en filant, deux choses qu'elle faisoit admirablement bien; d'ailleurs, elle étoit née à la comédie, et surtout pour le personnage de servante. Ce début fut si gai et si agréable qu'un Italien, nommé Andreossi, qui avoit résolu de s'en aller dès que la pastorale seroit finie, lui qui avoit vu tous les bons farceurs de delà les monts, y demeura jusqu'à quatre heures du matin, encore qu'il n'eût point soupé. D'Ablancourt, au jugement de tous, passa de bien loin Gauthier-Garguille, dont il avoit imité l'habit. Il chanta aussi une chanson comme lui. En un endroit de la pièce, Meneton surpassa aussi Gros-Guillaume, car ils paroissoient l'un et l'autre aussi naturels que ces deux excellents acteurs, et avoient bien plus d'esprit. Ils furent fort plaisants dans l'entretien qu'ils eurent sur le Grand-Caire, où sire Anselme avoit, disoit-il, été consul de la nation françoise. «Ah! vraiment, disoit Agathe (la présidente s'appeloit ainsi), nous ne dînerons de long-temps; voilà mon papa sur son Grand-Caire!» Patru et elle se dirent de fort plaisantes choses. Elle lui reprocha sa petite vie, car elle n'ignoroit pas l'histoire de madame Levesque[1], et lui ne l'épargnoit pas, car il la connoissoit fort bien; il savoit qu'elle eût bien voulu qu'il eût été de ses adorateurs, et lui ne vouloit point avoir affaire avec une fine mouche qui ne prétendoit que badiner[2]. La demoiselle faisoit si bien que, quand elle se mettoit en colère, les veines du col lui enfloient gros comme le doigt; et elle étoit ravie de pouvoir gronder sa maîtresse, et lui dire ses vérités impunément.
En une scène, sur la fin, sire Anselme, qui vouloit honnir sa servante, qu'il avoit surprise en flagrant délit, consultoit avec son valet; Gros-Guillaume étoit d'avis qu'on la mît sur le cheval de bronze avec un écriteau: «Voire, dit l'autre; mais qui t'a dit que le cheval de bronze porte en croupe.» Il dit un million de folies, et quasi rien de ce qu'on avoit prémédité. Et la seconde fois, il dit toutes choses nouvelles. Il a l'esprit admirablement vif. Aux noces de sa fille, il se mit à danser la Pavane, et on dit qu'il n'y a jamais rien eu de si plaisant. Feu M. le comte (de Soissons), qui en ouït parler, voulut voir cette farce, car elle fut jouée deux fois. L'autre fois, ce fut chez la mère de la présidente; mais on lui fit dire que s'il venoit on ne joueroit point. Patru dit qu'il n'a jamais tant ri qu'il rit aux répétitions. Pour le reste on l'a oublié[3].
PERROT D'ABLANCOURT[4].
D'Ablancourt en ce temps-là avoit le plus beau feu du monde. On lui avoit donné je ne sais quel dogue à cause qu'il logeoit vers le Luxembourg: le chien aboyoit toute la nuit. Il le vendit en disant: «J'aime bien mieux être volé deux fois l'année que de ne dormir point toutes les nuits.» En ce temps-là il jouoit, et, comme il perdoit, son laquais le vint tirer par-derrière et lui dit: «Mordieu! vous perdez là tout notre argent, et tantôt vous me viendrez battre[5].»
Le père du président, nommé Cyprien Perrot, conseiller à la grand'chambre, étoit un homme de mérite, et qui ne craignoit rien. Sa famille l'enferma le jour qu'on jugea la maréchale d'Ancre, car il n'eût pas manqué de l'absoudre. Ce fut lui qui sauva Théophile. Son père, Nicolas Perrot, dont l'anagramme est: portera conseil, étoit chancelier du duc d'Alençon, et eût été chancelier de France, si son maître eût survécu à Henri III: ce chancelier étoit un grand personnage. Cyprien Perrot avoit beaucoup d'estime pour son neveu d'Ablancourt, et, voyant que M. de La Salle son cadet, qui s'étoit fait huguenot, avoit laissé ce garçon, qui étoit son fils, fort jeune, il l'empauma, et lui fit changer de religion. Il étoit sur le point de lui faire avoir une abbaye quand il prit je ne sais quels remords à d'Ablancourt; il n'avoit pas la conscience en repos; il s'en va étudier en théologie en Hollande. La présidente disoit à Patru que toute sa frayeur étoit que d'Ablancourt ne se fît ministre. Au retour de là il se mit à travailler, car il avoit mangé une partie de son bien, et le père, qui étoit naturellement fainéant, non pas à écrire, car en vers et en prose il a fait plusieurs méchants ouvrages, lui disoit toujours: «Ma surdité... (Il en étoit incommodé; et de là vient qu'un Italien disoit de d'Ablancourt, stentoreggia sempre, car il étoit accoutumé à parler à un sourd.) Ma surdité, disoit ce bon homme, m'a empêché de faire quelque chose.» Comme d'Ablancourt étoit en Hollande, un libraire lui dit: «Monsieur, ne vous plairoit-il point acheter un gentil poète françois?» Il trouva que c'étoit son père.
D'Ablancourt étoit un esprit comme Montaigne, mais plus réglé; il s'est amusé par paresse aux traductions, et n'a rien produit de lui-même que la préface de l'Honnête femme[6]. Lui et Patru raccommodèrent fort le livre du Père du Bosc qui a ce titre. Cette préface fut faite avant que d'Ablancourt allât en Hollande. Après avoir bien lu les Pères, il dit que pour trouver du sens commun il faut aller au-dessus de Jésus-Christ. Il disoit à l'Académie, sur le mot apostoliquement: «On dit prêcher apostoliquement, pour dire prêcher mal.» Une fois voyant Patru qui se tourmentoit de ce qu'on alloit mettre une sotte phrase dans le Dictionnaire, il lui dit: «Ne te mets point en peine; puisque je tiens aujourd'hui la plume, j'y mettrai bon ordre.» Je ne parlerai point ici de ses traductions ni des libertés qu'il s'y donne. Il faut bien qu'il ait raison, puisqu'on lit ses traductions comme des originaux. Il commença par quelques harangues de Cicéron: Pro Quintio, pro lege Maniliâ, pro Ligario, pro Marcello, sont de sa traduction; après il traduisit Minutius Félix, Tacite, Arrien, César, la Retraite des dix mille et Lucien.
Il s'est accoquiné à la province, et il ne vient presque plus ici que quand il a un livre à faire imprimer. J'oubliois de dire qu'il copie jusqu'à cinq fois ses ouvrages. C'est un garçon d'honneur et de vertu, et le plus humain qu'on sauroit trouver. Il a peu de santé à présent, et cela l'attache encore plus que jamais à la campagne.
Il disoit que la Providence mettoit toujours l'appétit d'un côté et l'argent de l'autre.
Sur une contestation qu'ils eurent, Conrart et lui, sur l'orthographe de fistes, etc., s'il falloit une s ou non, après avoir disputé je ne sais combien de jours, un matin il lui porta le livre qu'il vouloit faire imprimer:
«Tenez, lui dit-il, mettez les fisstes et les fusstes comme vous voudrez. J'ai doublé l's pour faire sentir qu'il la faut siffler.»
Quand, pour excuser un mauvais auteur, on lui disoit: «Mais ne trouvez-vous pas qu'il a bien du feu?—Oui, répondoit-il, mais c'est du feu d'enfer.»
Ce fut M. Nau, sieur de Montgazon, qui avoit été avocat, et est mort abbé d'Hermières[7], qui lui inspira l'aversion qu'il eut toute sa vie pour le barreau. Il soutenoit que presque tous les gens de robe étoient des ridicules, et il disoit de Patru: «C'est dommage qu'il soit avocat.» C'étoit un vieux garçon qui avoit vu le beau monde.
D'Ablancourt dansoit naturellement en grotesque sans avoir jamais appris à danser; il contrefaisoit si parfaitement Gauthier-Garguille, que ce célèbre acteur ne dédaignoit pas quelquefois de disputer contre lui à qui joueroit le mieux. Tous les soirs il divertissoit son oncle Perrot en contrefaisant tout le voisinage; il contrefaisoit son oncle même, et jouoit le baron d'Auteuil plus que personne. «N'ai-je pas, disoit-il, fait imprimer ma généalogie, mon âge; et l'âge de toutes mes sœurs n'y est-il pas?» Cela faisoit enrager la présidente. Cette grande gaîté s'évanouit par son second changement de religion, ou plutôt, pour parler correctement, par sa récipiscence: il ne fut plus si agréable à beaucoup près.
Une fois que Patru alloit plaider: «Ah! lui dit-il, mon ami, je te plains; c'est le malheur des honnêtes gens qu'en quelque lieu qu'ils parlent, il faut qu'ils parlent devant bien des sots.»
LE BARON D'AUTEUIL.
La présidente Perrot a un frère qui a l'honneur d'être un peu fou par la tête. Il s'avisa en sa petite jeunesse de dire qu'il étoit de la maison de Bourbon, non royale; et s'étant mis à suivre le barreau pour quelques années, pour y faire admirer son éloquence, il se faisoit porter la robe par un page, et s'appela le baron d'Auteuil; il fit une belle généalogie, bien imprimée, et prit l'épée. Après, il se maria à une Bournonville, de bonne maison de Flandre, à la vérité, mais fort gueuse. Cette femme prit la peine de le faire cocu, et de lui aider à se ruiner. Elle mourut jeune, et, comme la présidente alloit pour le consoler, dans le transport, après avoir dit qu'il perdoit une femme de grande vertu, il se mit à genoux, et dit qu'il n'y avoit que Dieu qui lui pût donner la consolation nécessaire, et que c'étoit à lui seul qu'il la falloit demander.
Une fois la présidente, voyant son fils aîné folâtrer, dit à d'Ablancourt: «Tiens, il sera fou comme toi.—Dites comme son oncle d'Auteuil, ma cousine, répondit d'Ablancourt; c'est un Perrot enté sur Combault.»
Une fois le baron et d'Orgeval, maître des requêtes, se prirent de paroles: le baron conta cela à sa sœur, et lui dit: «Ma sœur, il fut assez insolent pour m'appeler chevalier de la table ronde. Je vous jure que sans le respect que je me porte à moi-même, je lui eusse passé mon épée au travers du corps.» Cet homme s'avisa après de faire des livres; et, pour cajoler le cardinal de Richelieu, il alla faire l'histoire de tous les ministres d'État, et il veut, à toute force, que chaque roi ait eu un premier ministre. Depuis, M. le Prince d'aujourd'hui[8], je ne sais par quelle rencontre, l'alla mettre auprès du duc d'Enghien, où il ne fut pas long-temps.
MADAME COULON.
Madame Coulon est fille de Cornuel, contrôleur général des finances[9] et président des comptes, et de sa servante qu'il épousa un peu avant de mourir. Elle fut mariée en premières noces à un marchand qu'on appeloit M. de La Marche; La Marche ne dura guère; elle revint chez son père. Or, il avoit un commis, nommé Argenoust, qui avoit une jolie femme; le président s'en accommodoit, et le commis, par droit de représailles, s'accommodoit de sa fille Cornuel le surprit un jour avec elle: «Monsieur, lui dit cet homme, vous avez ma femme, il est raisonnable que j'aie votre fille». Cornuel mit sa fille à Montmartre, mais elle en sortit. Coulon[10] en devint amoureux. M. d'Elbeuf en étoit aussi épris; et elle est encore bien faite. On fit sur cela ce vaudeville:
On dit pourtant que Coulon coucha avec elle avant que de l'épouser. Durant sa grande amour, Coulon, en allant à la messe pour y voir la belle, demandoit aux gens: «N'avez-vous point vu mon ange? Mon ange est-il passé? Mon ange est-il allé à la messe?» Enfin, il l'épousa du consentement du père. Aussitôt il se met à en conter à celle-ci et à celle-là, et elle à coquetter de son côté. On dit qu'il disoit, voyant qu'il n'avoit point d'enfans, que tous ses amis et lui ne pouvoient faire un enfant à sa femme[11]. Cornuel mort, elle se fit séparer de biens, car c'est un étrange ménage, par le moyen de M. d'Émery, qui, ayant eu la charge de contrôleur général, s'étoit mis à lui faire l'amour; elle sauva la charge de son père et bien d'autres choses. Le prieur Camus fit ce maquerellage; la suivante étoit pour Chabenas. D'Émery faisoit faire plusieurs petites affaires à son inclination qui pouvoient valoir huit mille écus par an. Coulon ne bougeoit de chez le galant de sa femme, et offroit sa faveur à tout le monde; il l'accompagnoit à la campagne, et n'en faisoit point la petite bouche; aussi d'Émery lui rendit-il un grand service; car il fit un garçon à sa femme. L'abbé d'Effiat disoit que cet enfant étoit fort émérillonné. Un jour Coulon, en présence de Tallemant, le maître des requêtes, et de sa femme, appela la sienne p..... Elle se mit à pleurer, et lui reprocha que c'étoit lui qui avoit voulu qu'elle se donnât à M. d'Émery, et, avec une naïveté étrange, elle se mit à conter tout cela à madame Tallemant, qui se reculoit et lui disoit: «Madame, en voilà assez; en voilà assez, madame.» D'Émery la quitta pour Marion[12]. Depuis, je ne sais où elle s'étoit gâtée; mais le bruit à couru qu'elle avoit sué la v..... à la campagne, il y a plus de douze ans.
Il prit une fantaisie à Coulon, environ en ce temps-là, d'entendre les auteurs latins; il fait venir Pepandre[13], mais ce pauvre diable ne fut pas satisfait du paiement, et il disoit en se plaignant: «Je l'avois rendu digne d'une honnête femme.»
Coulon ne manque pas d'esprit; mais il dit des saletés: en présence des femmes, je lui ai ouï dire sucre. Au reste, on ne sait comme il a fait; mais, jusqu'à la fronderie[14], il a beaucoup dépensé. Sa femme lui donnoit peu; je ne crois pas que quelque vieille l'entretînt; il n'est ni assez jeune, ni assez beau pour cela. Je ne dirai pas aussi que ce fût la fausse monnoie. On parlera de lui amplement dans les Mémoires de la Régence.
LA PRÉSIDENTE LESCALOPIER.
Lescalopier, président aux enquêtes, épousa une mademoiselle Germain, fille unique, qui étoit riche; depuis, il vendit sa charge, et eut un brevet de conseiller d'État. Ce n'étoit pas un homme trop bien bâti. Etant marié, il se négligea fort, devint bourru, et ne faisoit plus que lire Tacite. Sa femme, qu'on nomma toujours la présidente, étoit blonde et de belle taille, mais un peu gâtée de petite-vérole. Quand ce fou de marquis de Casquès[15], ambassadeur de Portugal, étoit ici, la voyant masquée au Cours, il la crut belle; mais quand, par je ne sais quelle aventure, elle se fut démasquée, il la pria de se remasquer. Elle vouloit pourtant faire accroire qu'il lui avoit envoyé des gants et des parfums, comme il faisoit à celles qui lui avoient plu. Le comte de Charost[16] avoit épousé la sœur de Lescalopier; ils logeoient ensemble. Toutes deux, aussi sottes l'une que l'autre, elles ne se vouloient point céder. «Moi, je suis femme de l'aîné.—Moi, je suis femme d'un capitaine des gardes-du-corps.» Elles se faisoient garder leur place à la table dès que le couvert étoit mis, l'une par un page, l'autre par un laquais.
On dit de la présidente que, croyant que La Rivière, aujourd'hui M. de Langres, l'aimoit, à une collation elle ne mangea point, parce qu'il lui avoit dit que si elle lui vouloit témoigner qu'elle agréoit ses services, elle ne mangeroit point. Il se vouloit moquer d'elle, et en avoit averti la compagnie. Tout le monde se tuoit de la servir. «Je ne saurois manger, disoit-elle; j'ai une cruelle migraine.» Quelque temps après, elle demande un verre d'eau. La Rivière lui fit signe. Elle n'osa boire, et fit semblait qu'un mal de cœur lui venoit de prendre.
Brégis, en dansant avec elle les six visages, la voulut baiser comme on fait à la fin; elle ne le vouloit pas. Il tâcha de la baiser par force; elle lui donna un soufflet, et lui la décoiffa. Ne voilà-t-il pas des gens bien raisonnables?
Montferville a été de ses galans; mais celui qui a fait le plus de bruit, ç'a été Vassé, neveu de d'Ecqvilly, dont nous avons parlé ailleurs, mais qui ne valoit pas son oncle. Elle a dit qu'elle l'avoit aimé, à cause qu'il étoit d'une humeur conforme à la sienne, c'est-à-dire fort étourdi. Il disoit qu'elle étoit si changeante, que quand il avoit été quatre jours à Saint-Germain, il falloit recommencer sur nouveaux frais. Enfin, pourtant cela alla si avant que Charost s'en scandalisa, et mit le feu sous le ventre au mari, qui ne songeoit qu'à son Tacite, et, en plein jour, avec un arrêt du conseil, il la prend, et la mène dans un carrosse aux Feuillantines du faubourg Saint-Victor, où il avoit une parente. Sur cela, l'abbé de Laffemas fit la chanson que voici, qui a tant couru par tout le royaume, et qui en a tant fait faire d'autres:
On fit bien d'autres couplets qu'il n'est pas nécessaire de mettre ici[20].
Cela fit un bruit du diable, et les enfants se montroient le pauvre Lescalopier par les rues: «Tiens, tiens, disoient-ils, voilà le mari de la Feuillantine.» En ce temps-là on s'avisa de faire certaines rissolles au sucre, qu'on appela d'abord des Florentines; peut-être que le premier pâtissier qui en fit se nommoit Florent; mais aussitôt de Florentines elles devinrent Feuillantines.
Elle n'y fut pas long-temps, car la mère, par un arrêt du parlement, fit casser celui du conseil, et un des messieurs l'alla retirer des Feuillantines. Elle alla loger avec sa mère; là elle recommença à mener la même vie.
Un jour, à la comédie au Palais-Royal, Vassé se trouva auprès d'elle, et les violons d'eux-mêmes se mirent à jouer les Feuillantines entre les actes. Tout le monde les regarda et se mit à rire. Ce fut une étrange huée. Charost prit son temps et représenta à la Reine que cela étoit de grande conséquence, et fit tant qu'il eut un nouvel arrêt. Elle eut avis qu'avec des gardes-du-corps il vouloit l'enlever; elle se sauva chez le président de Novion, qui la mena à Villebon, d'où elle ne sortit qu'après s'être séparée volontairement de corps et de biens. Le mari lui donna une terre. Depuis elle alla de quartier en quartier, car sa mère même fut contrainte de l'abandonner. Elle reçut les violons ayant le grand deuil de sa belle-mère; il y avoit deux cents hommes et quatre femmes. Elle vendit une partie de cette terre dont elle eut dix mille écus. Un huguenot béarnois, nommé Hitton, qui avoit déjà escroqué une vieille veuve d'un des principaux officiers de la cavalerie des États nommé Valquembourg, lui en arracha dix-huit mille francs. Elle en avoit d'ordinaire deux; l'un qu'elle payoit, et l'autre à qui elle ne donnoit rien, mais qui ne lui donnoit rien aussi. On dit qu'un soir, comme elle avoit du monde à souper, et qu'on vouloit faire des œufs à la huguenotte, le cuisinier dit que M. Hitton avoit affaire du jus de mouton, et qu'il lui en falloit tous les soirs. Cependant elle donna un soufflet à Bouteville qui lui faisoit quelque insolence.
Une autre fois qu'elle avoit encore les violons, Bouteville, en présence du prince de Conti, prit en badinant la perruque du chevalier de Roquelaure, et la jeta au milieu de la salle. Le chevalier lui donna quelques coups de poing, et puis dit tout haut: «Ce garçon est incorrigible; les soufflets ne le rendent point sage;» et puis s'en alla en haut dans la chambre du chevalier de Montaigu, car la présidente logeoit en chambre garnie: trente Gascons le suivirent. Pour Bouteville, il demeura sur son siége, et dansa comme si de rien n'eût été. Le prince de Conti les accommoda, et traita cela de badinerie. La Feuillantine étoit ravie de voir que Bouteville avoit encore eu sur les oreilles. Enfin, elle se décria d'une telle force que Ninon s'offensa de ce qu'elle l'avoit fait prier au bal.
[1650.] L'été d'ensuite, sa mère la fit mettre dans un couvent de la campagne, car personne n'en vouloit à Paris. Là, le jeune Saucour l'enleva au bout de quelque temps. Le soir qu'il l'attendoit à la porte, elle ne se coucha point, laissa coucher les autres, et quand l'heure fut venue, elle menaça, un couteau à la main, de tuer une tourière si elle ne lui ouvroit. Cette fille épouvantée, et peut-être bien aise d'en être défaite, lui ouvrit. Saucour et elle allèrent joindre M. le Prince.
Elle a fait cent extravagances depuis, et étoit comme en plein b....l. Enfin, en 1666, vers la fin, elle persuada à son mari de la reprendre, qu'aussi bien elle n'étoit plus d'âge à pouvoir faire des folies. En effet, par principe de conscience ou autrement, il se remit avec elle.
M. DE BERNAY.
M. de Bernay étoit des Hennequins, bonne famille de Paris, et dont on dit: Hennequin, plus de fous que de coquins[21]. Il étoit conseiller à la grand'chambre, et abbé de Bernay en Normandie, une abbaye d'importance. C'étoit un bel homme et propre; mais il étoit tellement féru de la vision de tenir la meilleure table de Paris, qu'il en étoit ridicule. On l'appeloit le Cuisinier de satin, car il alloit dans sa cuisine; on lui mettoit un tablier; il tâtoit à tout, et faisoit tout cela fort sottement. L'archevêque de Rheims le faisoit tout autrement galamment que lui: c'étoit, s'il faut ainsi dire, un pédant de bonne chère, car il étoit esclave de l'ordonnance de ses plats. Les jeunes gens de la cour prenoient plaisir à lui-mettre tout en désordre. Il disoit de Martin, autre happeur, qu'il ne lui pouvoit pardonner de mettre du persil sur une carpe; que tout homme de bon sens ne feroit jamais cette faute. Un de ses dits notables, c'est qu'il n'y avoit rien si ridicule que de servir une bisque aux pigeonneaux après Pâques; qu'il ne falloit que cela pour lui donner mauvaise opinion d'un homme. Il disoit: «Mangez de cela, vous n'en trouverez pas de si bien apprêté ailleurs.» Il vouloit qu'on tâtât de tout. Il lui arriva une fois une étrange aventure. On jouoit chez lui; et le bruit couroit qu'il partageoit l'argent des cartes avec ses gens. Je ne sais quel brutal y alla dîner, et le bonhomme s'étant scandalisé de quelque chose qu'il avoit dit, il le traita de cabaretier, et lui dit que sa maison étoit une maison publique; que si on n'y payoit pas son écot, on payoit en donnant pour les cartes, et que, de ce profit-là, il tenoit cette table où il étoit certain qu'en bonne justice tout le monde devoit être reçu.
Cet homme légua son cuisinier par testament au président Le Cogneux. Aussi infatué de la cour que de la bonne chère, dans la maladie dont il mourut, tout son chagrin étoit que le Roi, la Reine, ni le cardinal n'envoyoient point savoir de ses nouvelles. «Hélas! disoit-il, ne suis-je pas aussi bon serviteur du Roi qu'à la dernière maladie que j'ai eue? Le Roi me fit bien l'honneur d'y envoyer.» Pour le satisfaire, on fit venir des gens apostés qui, de temps en temps, venoient de la part du Roi, etc. Il mourut ainsi le plus content du monde. Peut-être en avoit-on usé ainsi l'autre fois?
M. DE VASSÉ.
Vassé étoit si décrié qu'on le surnomma Son Impertinence, et plus il va en avant, plus on trouve qu'il est bien nommé. Ce fut Rouville qui lui donna ce surnom.
Il devint amoureux de Ninon, et la convia à un cadeau à Saint-Cloud. Il mit La Mesnardière de la partie. Cet homme, alors médecin-domestique de la marquise de Sablé, et auteur de profession, vint avec des bas couleur de feu, et, quoique Vassé eût quatre pages à cheval, il le laissa sur l'estrapontin, et se mit au fond auprès de la demoiselle, à qui il vouloit toujours parler bas. Scarron disoit que quand La Mesnardière avoit ses jambes couleur de feu, il croyoit enflammer tout le monde. Il étoit fils d'un apothicaire du Maine; et de Julien qu'il s'appeloit il s'appela Jules, en l'honneur de Jules-César. Il a fait une poétique, où il donne pour modèle de la tragédie une pièce de théâtre qu'il avoit faite, nommée Ælinde; mais lorsqu'on voulut la jouer, elle fut sifflée. Revenons à Vassé. Ninon lui donna avis qu'il n'avoit pas l'haleine douce. «Que m'importe, répondit-il, je ne m'en tourmente pas.—Je vois bien, reprit-elle, ce que c'est: vous laissez ce soin-là à vos amis.»
M. de Vassé, pour s'être marié, ne renonça pas à la galanterie. Il a épousé mademoiselle de Lansac. Dans son voisinage à la campagne, auprès de Tours, il y avoit une jeune femme fort jolie dont voici l'histoire. Une bretonne, nommée madame de Limoges, avoit une fille unique qu'elle accorda dès l'âge de dix ans, contre l'avis du tuteur de sa fille, à un cadet de la maison de Maillé[22]. Le tuteur fit signifier des défenses du parlement à la mère et à l'accordée. Les raisons de la mère étoient qu'elle ne prétendoit pas qu'on mariât sa fille comme on l'avoit mariée; qu'elle avoit épousé qui son tuteur avoit voulu. On passe outre; mais le mariage est rompu au parlement; la fille est mise en séquestre aux filles Sainte-Élisabeth. Au bout de quelque temps on accommode l'affaire; on les remarie; ils demeurent pendant quelques mois à Paris, où, par malheur, la mère et la fille, aussi étourdies l'une que l'autre, firent connoissance avec une mademoiselle Alain, femme d'un huissier du conseil, dont on conte maintes belles choses. Bientôt cette Alain fut leur confidente. Le mari fit ce qu'il put pour leur ôter cette connoissance, et la mère n'ayant point voulu cesser de voir cette demoiselle, un beau jour il loue un logis, et y emmène sa femme. Mais cela ne fit que jeter de l'huile dans le feu, car la demoiselle Alain, qui déjà étoit en colère de ce que mesdemoiselles de Carman[23], sœurs de Maillé, et le comte de La Marche, son frère, l'avoient priée un peu fortement de ne plus voir leur belle-sœur, résolut de leur donner de l'exercice. Elle se rend si bonne amie de la petite femme, qu'elle l'avoit des journées entières chez elle en cachette, et eut tout le loisir de lui mettre la galanterie dans la tête, et de lui donner de l'aversion pour son mari. La mère aussi servit à le lui faire haïr. Vassé, qui à cause de la terre de Lansac qu'il a eue de sa femme, étoit voisin de cette petite emportée, la trouvant aigrie contre son mari, s'en prévalut, et fit si bien qu'elle se résolut à se laisser enlever par lui pour se faire démarier après; pour cela elle se dérobe. Le mari, qui n'est qu'un veau, l'avoit laissée seule, sans mettre des gens sûrs auprès d'elle. Les gens de Vassé l'enlevèrent, et lui, à ce qu'on dit, se trouva sur le chemin à une journée de là, et l'accompagna à Paris secrètement. Il fut si sot que de la mener toujours à cheval; peut-être avoit-il peur qu'un carrosse ne fût plus aisé à découvrir. Elle n'avoit que quinze ans; elle vint vite; elle étoit délicate; cela la fatigua fort. On dit même qu'elle étoit toute meurtrie. Ici elle prit qualité de fille, et fut quinze jours avec mademoiselle Alain. Au bout de cela il lui prit un repentir; elle va trouver madame d'Angoulême, la veuve du bonhomme, qui loge aux filles de Sainte-Élisabeth, et qui y est toute puissante. Elle la connoissoit fort; elle étoit masquée, et la pria de trouver bon qu'elle ne se démasquât point qu'elles ne fussent seules. Madame d'Angoulême fut bien surprise de la voir. La petite femme la supplie de faire en sorte qu'on la reçoive dans ce couvent. «On n'y reçoit point, dit-elle, des personnes qui se veulent démarier.—Mais, madame, j'ai du regret de ce que j'ai fait; ce n'est qu'en attendant qu'on puisse accommoder mon affaire que je prétends demeurer céans.—N'importe, cela est impossible; mais allons à Pique-Puce, chez madame de Bouchavanes[24].» Comme elle y fut entrée, au bout de deux jours elle tombe malade. Le mari arrivé envoya, par l'avis d'un de ses amis, savoir comment elle se portoit, et lui dire qu'il étoit à Paris. Cet envoyé parle à madame de Bouchavanes, qui lui promet de ramener cet esprit tout doucement, et lui parle de son mari. «Ah! dit-elle, madame, il ne me pardonnera jamais.—Ne vous mettez point cela dans la tête, reprit l'autre; il est à Paris, et envoie savoir de vos nouvelles.—Il est à Paris, dit-elle, toute surprise, il est à Paris.» Et au même temps s'étant tournée de l'autre côté, elle entra en convulsion, et mourut ce jour même. Le mari et Vassé après quelques poursuites se sont accommodés.
LE SAULNIER.
LE ROI D'ÉTHIOPIE.
Un conseiller au parlement, nommé Saulnier, jeune homme riche, mais fils d'un apothicaire, avoit une maison à Brie, proche Saint-Maur; il voulut voir le voisinage, et alla à Gournay, qui appartenoit à Guepean, président au Grand-Conseil. Ce président avoit un frère qui portoit le nom de Concressault. Ce frère, après avoir long-temps entretenu sa servante, l'épousa enfin; il en eut une fille; mais il ne la traita pas autrement en fille. De sorte qu'étant venu à mourir, Guepean, qui vouloit avoir le bien de son frère, éleva cette nièce comme une bâtarde, jusque-là, que feu M. d'Épernon en eut des enfants, et qu'elle fut même quelque temps au lieu d'honneur. Quand Saulnier alla à Gournay, cette nièce étoit avec madame de Guepean; il en devint amoureux; elle étoit belle, et puis il ne savoit rien de sa vie passée; et, la voyant auprès de madame de Guepean, qui étoit une grande prude, il n'eut pas le moindre soupçon, et s'enflamma si bien qu'il l'épousa. Ses parents plaidèrent pour faire rompre le mariage. Lui-même disoit qu'il avoit été ensorcelé, qu'on avoit usé de charmes. Guepean sollicite pour sa nièce. Saulnier, voyant que l'air du bureau n'étoit pas pour lui, n'attendit pas un arrêt, et s'accommoda. Guepean fut attrapé lui-même, car il fallut qu'il donnât vingt-cinq mille écus à sa nièce, à quoi il fut condamné. C'étoit un méchant homme, il en a été puni; il est mort sur un fumier.
La Saulnier étant dans la dévotion, à ce qu'elle disoit, quand le roi d'Éthiopie vint à Paris[25], elle l'alla voir par curiosité comme les autres; et, sachant la réputation qu'il avoit pour ces choses de nuit, et que, comme un galant de l'Amadis, il se servoit dans ses combats d'une antenne au lieu d'une lance, elle eut bientôt conclu avec lui. Le mari ne s'en doutoit point; mais Des Roches[26], chanoine de Notre-Dame, enragé de ce que Zaga-Christ (on l'appeloit ainsi) lui enlevoit ses amours, car on a tout su ensuite par une lettre, le fit avertir de tout. Ce Des Roches faisoit l'ami de Saulnier, et lui avoit fait vendre sa charge, lui promettant de le faire conseiller d'État; il ne le put, et l'autre eut des lettres de vétéran, car il avoit vingt ans de service. Le mari fait informer des déportements de sa femme. Les amants, voyant cette persécution, résolurent de s'enfuir, et prirent ce qu'ils purent. Mais ils furent arrêtés à Saint-Denis. Elle fut mise en religion, où elle traita avec son mari. Elle disoit qu'elle aimoit mieux quatre mille écus dans son buffet qu'un sot sur son chevet. Zaga-Christ ne voulut point répondre devant Laffemas au Fort-l'Evêque, et dit que les rois ne répondoient qu'à Dieu seul. Pour faire le conte bon, on accusoit Laffemas d'avoir été comédien; on disoit que Laffemas avoit dit: «Qu'on m'apporte donc ma robe de Jupiter.» Le feu évêque d'Angers trouvoit ce conte si plaisant, qu'il appeloit sa plus belle robe de chambre, sa robe de Jupiter. Et dans son testament, il y avoit un endroit en ces termes: Item, je lègue ma robe de Jupiter, etc.
Depuis, M. de Ventadour, le chanoine de Notre-Dame, voulut tenter de la remettre avec son mari; il va le trouver; et, comme il parloit à lui, cette femme entre à l'improviste et se va jeter à ses genoux; lui saute à une épée, et la vouloit tuer si le chanoine ne l'eût fait sauver. Saulnier mourut vers le commencement de la conférence de Ruel (en 1649). Il laissa trois cent mille livres de bien. Cette femme, malgré deux arrêts du parlement qui avoient confirmé le traité que son mari avoit fait avec elle, vouloit entrer chez lui; et les héritiers furent contraints d'y faire mettre un corps-de-garde.
M. DE LAFFEMAS[27].
M. de Laffemas étoit fils d'un tailleur de cour, surnommé Beausemblant. Il étudia et fut avocat; mais il s'attacha au Conseil, et enfin se fit secrétaire du Roi; il étoit tout ensemble secrétaire du Roi et avocat au Conseil. Le père avoit été à Henri IV, et ce garçon étoit assez connu du feu Roi qui lui témoignoit de la bonne volonté. Comme il avoit de l'esprit, il se poussa. On le fit procureur général de la chambre de justice; après, le Roi voulut qu'il fût reçu maître des requêtes; il avoit vingt ans de service d'avocat. On lui donna une partie de sa charge. Ce n'est pas qu'il n'eût de quoi la payer; car un commissaire au Châtelet, son parent, qui mourut garçon, et avoit cent mille écus vaillant, lui avoit laissé tout son bien, comme au plus honnête homme de sa parenté, et qui étoit le plus en état de faire quelque chose. Cette charge étoit nouvelle; cela de soi ne plaisoit guère aux maîtres des requêtes; d'ailleurs, leur corps s'opposa à sa réception comme d'une personne indigne. De Pleix, avocat assez satirique, mais mauvais plaisant, fut choisi pour plaider contre lui. On mit en fait qu'il avoit été comédien, et avoit fait le fariné. La vérité est qu'il faisoit assez bien Gros-Guillaume, qu'il avoit joué plusieurs fois, mais en particulier, comme tout le monde peut faire. On disoit encore qu'il avoit joué de ses propres pièces dans une troupe de comédiens de campagne, et qu'il s'appeloit le berger Talemas[28]. Je doute même, comme quelques-uns l'ont soutenu, qu'amoureux de quelque comédienne, il ait suivi une troupe, et que par hasard il lui soit arrivé de monter sur le théâtre, une ou deux fois, pour l'amour d'elle.
Montauban[29], autre avocat qui plaidoit contre lui, dit: «On me demandera si je le reconnoîtrois bien? Non. Il étoit toujours enfariné; mais il avoit un gros porreau velu à la fesse gauche, qu'on voyoit bien clairement quand, pour faire rire, il montroit son c.l. S'il plaisoit au conseil d'ordonner qu'il vînt en un coin mettre chausses bas, etc.» Le chancelier de Sillery se mit à rire, et dit: «Montauban, vous êtes un goguenard.» Laffemas plaida lui-même sa cause et la gagna. Bois-Robert se vante de lui avoir fort servi auprès du cardinal de Richelieu. Le cardinal de Richelieu disoit: «Ce M. de Laffemas est venteux; s'il employoit à bien faire le temps qu'il met à parler, ce seroit un grand personnage.»
Chastelet, maître des requêtes, est celui qui lui a fait le plus de mal; car on a une satire de lui contre Laffemas, qui est sanglante, et il y a pourtant des endroits plaisants. Il insiste sur sa comédie et sur ses cruautés. Laffemas a passé pour un grand bourreau; mais il faut dire aussi qu'il est venu en un siècle où l'on ne savoit ce que c'étoit que de faire mourir un gentilhomme; et le cardinal de Richelieu se servit de lui pour faire ses premiers exemples. M. Despeisses le définissoit ainsi: Vir bonus, strangulandi peritus[30]. Il s'est vanté plusieurs fois de faire le procès à quiconque auroit manié l'argent du Roi, et d'avoir une manière d'interroger toute particulière pour tirer les vers du nez d'un criminel. Le cardinal de Richelieu voulant faire pendre un nommé Du Bois, qui, avec une canne percée dans laquelle il y avoit de l'or qu'il en fit couler dans une épreuve qu'il fit, lui avoit fait accroire qu'il avoit trouvé la pierre philosophale, et s'étoit fort diverti, au bois de Vincennes, à ses dépens; le voulant faire pendre, il le mit entre les mains de Laffemas, qui dit: «Au pis aller, nous l'accuserons de magie.» Je ne sais pas comment on s'y prit, mais Du Bois fut pendu. Je sais d'original une chose dont je ne saurois l'excuser. Il interrogeoit un marchand de Limoges, nommé Rouillac, accusé à tort de la fausse monnoie, et qui fut absous ensuite. Il fit tout ce qu'il put, quoique cela soit défendu par les ordonnances, pour obliger ce marchand à embarrasser dans ce crime Tallemant, trésorier de Navarre, père du maître des requêtes, à cause qu'il le haïssoit pour quelque amourette. Il étoit vindicatif et ambitieux.
On se moque dans cette satire de Chastelet de ce qu'il condamna le cheval de bataille du baron de Siré à tirer le tombereau dans lequel étoit l'effigie de son maître. Un maître des requêtes, intendant d'armée, fit bien mieux, car il condamna les chevaux d'un homme comme cela à tirer à la charrette de M. l'intendant.
Il étoit dévoué au ministère[31]. A la vérité, quand le cardinal de Richelieu lui fit exercer par commission la charge de lieutenant civil, il acquit beaucoup de réputation, et ôta bien des abus. A vivre en saint, comme on dit, mais ce n'est pas en saint de paradis, la charge peut valoir vingt mille livres; il n'en tiroit que six: aussi n'avoit-il rien donné pour cela; au lieu que Moreau avoit emprunté pour être lieutenant civil. On disoit: «Cet homme s'acquitte bien de sa charge,» car il voloit en diable et demi.
Laffemas n'avoit pas passé pour voleur dans les intendances qu'il avoit eues. Je crois qu'il avoit les mains nettes[32]. Il étoit effectivement bonhomme; je ne lui ai jamais vu rien reprocher que ce que je viens de marquer. J'ai dit qu'il avoit de l'esprit. Il a fait plusieurs épigrammes; il n'y en a guère de bonnes que les premières faites. Il n'avoit pas grand jugement, ni grand savoir, ne se connoissoit que médiocrement aux choses, et avoit assez des défauts du peuple. Il s'avisa mal à propos d'aller faire des stances, en 1650, pour montrer que la Fronde n'avoit fait que du mal. On lui répondit avec ce titre: Au Mazarin enfariné; mais, quand on imprima la réponse, on ôta le titre.
Il avoit épousé la fille d'un riche notaire, nommé Haudessens; il en eut bien des garçons et bien des filles. Il ne leur donnoit rien, et ne maria jamais que deux filles. L'aîné de ces garçons étoit conseiller à Metz; il fut six ans sans lui parler, quoiqu'il mangeât à sa table, lui qui parloit tant aux autres gens. Il avoit un fils qu'on appeloit l'abbé. Ce garçon a de l'esprit, fait des bagatelles en vers assez bien; il fit plusieurs épîtres contre le Mazarin, durant la Fronde; mais il a l'honneur de n'avoir pas un grain de cervelle. Il le fit mettre en sa jeunesse à Saint-Victor. Le père disoit: «C'est un débauché, il a fait les Feuillantines[33].» Le fils disoit: «C'est un vieux bourreau.»
HAUDESSENS.
Le fils de ce notaire, dont nous venons de dire que Laffemas avoit épousé la fille, étoit bien fait et avoit quelque esprit; mais il étoit hâbleur et étourdi pour le moins autant qu'un autre. Il disoit quelquefois de plaisantes choses; il se fourroit partout. On dit qu'il n'a pas été malheureux en amourettes; on l'appeloit le marquis de la Barre-du-Bec, parce que son père, qui étoit homme habile et homme de bien, y logeoit. Coursy-Aubry et Haudessens prirent une telle aversion l'un pour l'autre, qu'ils se sont battus plusieurs fois à coups de poing, et quelquefois à coups de bâton. Haudessens fut le dernier à bâtonner l'autre, et puis s'en alla en Espagne. Ils étoient assez bon nombre de François. Il persuada aux autres de faire passer quelqu'un d'entre eux pour marquis, et que les autres se diroient ses suivants; que sous ce prétexte ce marquis de comédie seroit reçu partout, et qu'eux par conséquent verroient bien plus à leur aise tout ce qu'il y avoit à voir. Les autres y consentirent, et le choisirent pour faire le marquis. Il arriva à Madrid lorsque M. de Rambouillet y étoit ambassadeur extraordinaire. Il alla chez lui tout couvert d'or, et lui conta l'invention dont il s'étoit avisé; après il le pria de ne le pas découvrir. M. de Rambouillet en rit, et à une course de taureaux il lui fit donner un échafaud; il le dit pourtant au comte-duc, et au Roi même, qui trouvèrent cela assez plaisant, et le laissèrent jouir de sa grandeur imaginaire. Il prit un valet espagnol qui le quitta à Paris, en lui disant: «Vous n'êtes point gentilhomme, et moi je suis soldat.» C'est quelque chose en Espagne, soldado del Rey.
Il alla après à Constantinople, où il s'avisa de vagheggiare[34] les sultanes autant qu'il lui étoit possible; et, comme il rôdoit autour du sérail, on le prit et on lui donna bon nombre de coups de latte. Il disoit qu'il avoit quatre-vingt-une religions, et qu'il les trouvoit aussi bonnes l'une que l'autre. Depuis, il se maria à Montpellier, où il se fit maître des comptes et conseiller de la cour des aides; tout cela est ensemble.
En ce pays-là il eut une querelle. Un homme l'attaqua l'épée à la main. Lui qui n'en avoit point se jeta à corps perdu sur cet homme et lui ôta son épée. «Hélas! disoit-il en racontant cet exploit, jamais je ne fus si étonné que de me trouver vaillant.»
BEAULIEU-PICART.
La famille des Picart est une des plus anciennes de la robe. Il y a des grotesques comme dans toutes les maisons où l'on se pique de noblesse. Il disoit: «Je ne sais quelle reine Blanche épousa en cachette un Picart, dont ils viennent.» Son père mourut pauvre par mauvais ménage, et laissa assez d'enfants. Ils étoient trois frères et trois sœurs. L'aîné de tous étoit un garçon bien fait; il se poussa à la cour; il étoit adroit à toutes choses, et principalement à dresser toutes sortes d'oiseaux. Cela fit ombrage à M. de Luynes, qui commençoit à se mettre bien dans l'esprit du Roi. En effet, il lui fit dire que le Roi ne le voyoit pas de trop bon œil, et qu'il feroit bien de se retirer. Il donna dans le panneau; il fit le froid avec le Roi, qui le chassa enfin. Ce fut lui qui mit ses frères dans le jeu, disant que, par le jeu, des jeunes gens qui n'avoient guère de bien s'introduisoient partout et trouvoient moyen de subsister. Beaulieu-Picart, dont nous écrivons l'historiette, s'y rendit fort adroit et pipoit aussi bien qu'homme de France. Son aîné avoit un maître à piper, et tous les grands joueurs s'en escriment. Ils disent que c'est pour s'empêcher d'être trompés. Cet aîné mourut à vingt-cinq ans, après avoir été long-temps incommodé d'un coup que lui donna Souscarrière. Pour avoir prétexte de se battre, sans encourir la peine de l'édit, ils firent semblant de se quereller sur un coup en jouant à la paume; ils prennent leurs épées qui étoient sous la corde; Beaulieu passe et va à Souscarrière, qui recula jusqu'à la grille, et là, par un coup de prévôt de salle, le blesse et lui fait tomber son épée. Le blessé enrageoit, car il ne faisoit nul cas de l'autre, et ne voulut jamais s'accommoder que Souscarrière n'avouât qu'il avoit reculé jusqu'à la grille.
Beaulieu-Picart, pour sauver la charge de son aîné qui étoit ordinaire[35] chez Monsieur (il n'avoit voulu disposer de rien), se met dans le lit comme s'il eût été le malade, et dicte un beau testament; le voilà ordinaire chez Monsieur. Tout ce qu'il put avoir de cette charge et tout ce qu'il pouvoit attraper d'ailleurs, car ç'a toujours été un homme de bien, tout cela s'en alloit en braverie. C'étoit un garçon fort bien fait, fort propre, et qui ne manquoit pas d'esprit. Foucault, depuis conseiller au parlement en la place de son père, devint amoureux d'une de ses sœurs, et l'épousa en dépit de tout le monde. Il auroit bien mieux fait d épouser la fille du clerc de son père, qui avoit quatre cent mille livres de bien, car il ne prêteroit pas sur gages comme il fait, pour se récompenser, dit-il, d'avoir épousé une femme par amour. Il disoit une fois à ce secrétaire: «Je veux bien que vous sachiez que je suis le soleil levant, et que mon père n'est que le soleil couchant.» Depuis cela, Patru, qui en sa petite jeunesse étoit de leurs amis, pour dire le soleil couchant, disoit toujours: «M. Famant le père.» Durant la colère de son père il faisoit toujours des harangues, et il disoit: «Si on m'appelle au parlement, vraiment je sais bien ce que je dirai.—Hé! que diras-tu? lui disoit Patru.—Je dirai ma femme est ma femme, car je l'ai épousée.»
Beaulieu se mit en ce temps-là à faire l'amour à la fille de Francini[36], à qui Patru donna le surnom de Petit Ange, tant elle étoit jolie. C'est aujourd'hui la veuve de Du Peray, frère du président Le Bailleul, gouverneur de Corbeil, que le feu Roi appeloit Plante-Bourde. Patru, Perreau, le trésorier de France, et Beaulieu en étoient tous trois un peu épris. Les deux autres, voyant que Beaulieu étoit le plus épris, la lui cédèrent, c'est-à-dire n'allèrent point sur ses brisées. Un jour qu'elle lui avoit donné rendez-vous pour un moment à la porte de la rue, tandis qu'on servoit sur table, elle lui dit: «Dépêchez-vous, car il faut que je m'en vase souper.—Que je m'en vase, reprit-il; Jésus! comme vous parlez!» Il ne fit que se moquer d'elle d'avoir dit ce méchant mot, lui qui avoit été si long-temps à avoir cette petite audience, et qui savoit bien qu'on parloit de la marier. Une autre fois il n'avoit fait que de l'entretenir des reines Blanches de sa race. Je me souviens qu'on le faisoit passer pour un garçon qui écrivoit bien, et c'étoit Patru qui lui faisoit toutes ses lettres.
Il apprit à faire la petite voix, comme l'Esprit de Montmartre[37], et, avec cette invention, il a fait cent espiégleries et cent escroqueries. Il eut une fâcheuse affaire, car il se trouva à un vol d'argent du Roi; et, s'il n'eût eu bon bec et bien des parents dans le parlement, il en tenoit; mais on gagna les témoins. Au bout de quelques années de campagne, car il fallut aller à la guerre pour purger un peu sa réputation, un de ses parents, qui, faute de bien, avoit été contraint de se faire curé-prieur de la Haute Maison, en Bourgogne, lui donna avis que M. de la Haute Maison, gentilhomme de quinze mille livres de rente, n'avoit qu'une fille à qui, non plus qu'à sa femme, il ne faisoit manger que des croûtes; qu'il y falloit songer, et qu'il l'allât trouver en Bourgogne. Il y fut, et fit connoissance avec elle. Depuis, il arriva par bonheur que Foucault fut rapporteur d'un procès de ce gentilhomme. On vient à Paris; la fille ne bougeoit de chez madame Foucault, à qui le curé l'avoit recommandée. Là, Beaulieu s'en fit aimer. Il étoit beau, et elle n'étoit point belle. Il fut question d'épouser en cachette; un prêtre de Saint-Innocent fit l'affaire pour cent pistoles; par l'avis de Patru, il se saisit de l'extrait baptistère: le mariage fut consommé chez sa sœur Foucault. La sœur de Beaulieu, celle qui n'est point mariée, faisoit la sentinelle à la porte. Le procès gagné, elle retourne avec son père et sa mère en Bourgogne, où elle s'ennuyoit fort de n'avoir point son mari, qui étoit d'avis d'attendre que le père ou la mère qui étoient vieux allassent en l'autre monde. Pour déterminer son mari à venir la rejoindre, elle feignit qu'on la vouloit marier. Beaulieu consulte avec ses sœurs, et ils prenoient de fichues résolutions, quand Patru y arriva, à qui il dit qu'il étoit résolu de l'enlever. «Il faut donc, lui dit cet ami, avoir vos alibi bien prouvés.» Et il lui en dit les moyens. Beaulieu part et l'enlève. Il ne la mena d'abord que dans un bois, à demi-lieue de la maison, où elle passa la nuit; lui cependant galope au prochain bourg, y bat exprès un valet d'hôtellerie; en sort aussitôt; va à un autre, y fait encore quelque désordre, et ainsi à un troisième, afin qu'il y eût bien des procès-verbaux contre lui. Il étoit bien accompagné; il faisoit des insolences impunément. Le lendemain matin il alla reprendre sa femme et la mena à Paris chez madame d'Elbœuf, qui lui donna une chambre, sans s'informer pourquoi la jeune Beaulieu gardoit sa belle-sœur, et il n'y entroit que lui. Le beau-père l'accusa de rapt; mais il fut condamné aux dépens. Depuis, on les accommoda; mais le vieillard, qui ne valoit guère mieux que son gendre, mit dans l'accommodement qu'on ne lui demanderoit aucune dot. Beaulieu vint au conseil à Patru, qui lui dit: «Allez-vous-en chez lui avec bien du train; il s'en ennuiera bientôt, et là peut-être lui persuaderez-vous de vous céder quelque rente, ou quelque maison. (Il avoit une rente sur M. d'Angoulême, qui avoit été rachetée.) Vous lui direz: «Monsieur, vous ne tirez rien de cette rente; et vous avez souffert qu'on s'emparât à vil prix de cette maison que vous aviez vers Orléans. Cédez-moi ces deux pièces, et, par le moyen de mes beaux-frères et de mes autres parents du parlement, j'en tirerai bien quelque chose.» Mais, gardez-vous bien, dit Patru, de laisser la minute de la donation chez le notaire du village, car le bonhomme la retireroit d'autorité.» Il va chez son beau-père avec une meute de chiens courants anglois qu'il avoit gagnée à un Anglois à qui auroit le cheval le plus vite. Beaulieu et cet Anglois avoient quelquefois dupé les sots, et on sait qu'ils s'entendoient ensemble, et profitoient des paris que l'on faisoit. Le beau-père en fut bientôt las, et lui fait la donation. Beaulieu retire la minute, et va à M. d'Angoulême qui le paie d'une quittance. Il va à cette terre; on lui montre un contrat de vente en bonne forme; il présente requête, expose que son beau-père l'a trompé; ordonné qu'il donneroit en autre nature de biens ce à quoi montoit ce qu'il avoit donné. Il fut donc contraint de lui donner la terre de Senelé de huit cents écus de revenu. Dans cette terre, il faisoit apparemment la fausse monnoie, rançonnoit ses paysans, mais les exemptoit de gens de guerre, troquoit des chevaux, et avoit trois fois plus de train qu'il n'en pouvoit nourrir en homme de bien. Il se faisoit craindre par sa fanfare, et ne voyoit point M. le Prince, parce que, disoit-il, il se moque des gentilshommes.
Il mourut, il y a trois ans, à Rouen, en poursuivant un procès. Depuis la mort de son beau-père, Patru avoue qu'il étoit embarrassé de cet homme; qu'il avoit honte qu'on le vît chez lui; mais qu'il ne pouvoit s'en défaire à cause de la vieille connoissance.
De ses deux autres sœurs, l'aînée épousa un baron de Maudestour, un diable qui, ayant dessein d'étrangler sa première femme pour épouser une de ses proches parentes, alla s'informer avant combien il lui coûteroit pour la dispense, étrangla effectivement sa femme, mais n'épousa point cette parente. Je ne sais pourquoi ce diable la laissa veuve. La dernière alla demeurer avec son frère en Bourgogne. Avant ce mariage, et dans leur grande misère, une de ses cousines nommée Charpentier, qui avoit épousé Dalibert, aujourd'hui surintendant de la maison de M. d'Orléans, pour trouver de quoi l'assister, s'avisa de dire à Dalibert que toutes les servantes ferroient la mule, qu'elle vouloit aller elle-même au marché. Et elle se chargea de tout ce soin pour épargner, afin de donner à sa cousine.
L'ESTOILE[38]
ET SAINT-THOMAS.
L'Estoile, l'Académicien, étoit fils d'un audiencier de la chancellerie[39]; mais d'une des plus anciennes familles de Paris, jusques à y trouver un chancelier de France[40], il y a long-temps. Il avoit eu quelque bien de patrimoine, mais il en mangea une bonne partie en amourettes. Il en contoit à la fille d'un procureur nommé Sandrier: elle étoit jolie, mais fort coquette; elle prenoit son argent, se moquoit de lui, et en aimoit d'autres. A la vérité c'étoit un visage extravagant et difforme tout ensemble. Beaulieu-Picart, qui, comme nous venons de voir, étoit honnêtement insolent, se voulut mêler aussi de la cajoler. Il y fut un jour avec Patru; il y avoit ordre de lui dire qu'elle n'y étoit point; cependant, la porte étant ouverte, il demande à se reposer dans la salle; là il se met à pester, et vouloit rompre les vitres. Patru, pour le détourner de cette folie, lui dit: «Beaulieu, je te prie, faisons réponse aux vers que l'Estoile a mis sur le luth de sa maîtresse[41].» Voici les vers:
Ils mirent au-dessous, et ce fut de la main de Beaulieu:
L'Estoile a avoué depuis qu'il en pensa enrager, qu'il ratissa le mot déshonnête, et qu'il fut tenté de se battre contre Beaulieu; mais je m'arrêtai en disant: «Il me battra et se moquera doublement de moi.» Il passa maintes nuits à la porte de sa maîtresse, car il étoit poétiquement amoureux. Après, il se maria aussi poétiquement avec la fille d'un procureur, car ces filles de procureur lui étoient fatales[42], et celle-ci n'avoit point de bien. Il en fut si jaloux qu'elle mourut du chagrin que lui donnèrent les bizarreries de son mari. Il y avoit quelque chose d'extravagant dans cet esprit-là. D'abord il parloit de lui comme d'un écolier; puis pour peu qu'on le mît en train, il se mettoit au-dessus de Malherbe. Il y a pourtant bien à dire, et il ne savoit presque rien. Jamais il ne lui prenoit envie de vous dire des vers que dans les rues ou sous quelque porte, et il ne travailloit qu'après avoir fait fermer tous les volets et allumer de la chandelle, quand même c'eût été en plein midi. Jamais homme n'eut plus l'air et l'esprit d'un poète que celui-là. Un jour chez Gombauld un gentilhomme saintongeois demanda à Gombauld s'il ne connoissoit point un tel qui faisoit si joliment des vers: «Non,» dit Gombauld. L'Estoile, qui se promenoit dans la chambre, et qui n'avoit pas desserré les dents, dit comme s'il eût prononcé un arrêt: «C'est un grand malheur à un homme qui se mêle d'écrire, que nous ne le connoissions point.» Chez Malleville, il foula aux pieds, comme un monstre, une méchante pièce dont Malleville se divertissoit, et prononça anathème contre elle d'un ton de voix foudroyant.
Un jeune auteur[43] lui lisoit un jour une pièce de théâtre[44]. Il écouta les deux premières scènes; à la troisième, où un roi parloit, il s'écria: «Le roi est ivre.» Un soir, comme il rajustoit un vers en se retirant, on lui prit son chapeau; il ne s'en avisa que quand il eut trouvé le mot qu'il cherchoit, et après il se mit à crier: Aux voleurs; mais il n'étoit plus temps. Il n'étoit point âgé quand il mourut; sa maladie fut bizarre, car tout est bizarre en lui. Il s'étoit mis en fantaisie de ne manger que des confitures, et cela lui causa une indigestion étrange: il rendoit les choses comme il les prenoit, et ne sentoit point de douleur. Il en trépassa pourtant. On dit que, par résignation à la volonté de Dieu, il donna tous ses vers à un janséniste. Je ne sais ce que ce janséniste en a fait[45].
Pour la Sandrier, elle eut bien des galants. Saint-Thomas, qui faisoit, en Savoie, la charge de conseiller d'État, étant ici, en devint amoureux, et l'emmena en Savoie, lui promettant de l'épouser, afin de l'ôter aux autres. Elle prétend qu'il l'a épousée, mais qu'il lui a volé toutes les pièces justificatives de leur mariage. Pour moi, je ne le crois pas. Elle ajoute qu'il l'a voulu empoisonner: elle a tâché d'en tirer quelque chose en plaidant; mais je pense qu'elle n'en a guère eu. Elle revint à Paris il y a bien dix-sept ans, où elle se mit à chanter des airs italiens; elle avoit appris à Turin. Elle fit bien du bruit, mais cela ne dura guère; plusieurs trouvent même qu'elle chante mal, car c'est tout-à-fait à la manière d'Italie, et elle grimace horriblement; on dirait qu'elle a des convulsions. Elle est fort fardée, et se mêle d'esprit. Je ne sais comment elle subsiste. Autrefois elle a eu quelques galants. Le président de Thou d'aujourd'hui en a été un. Peut-être a-t-elle épargné quelque chose.
L'ESPRIT DE MONTMARTRE ET RACONIS[46].
Un nommé Collet, qui demeuroit au faubourg Montmartre, fut surnommé l'Esprit de Montmartre, à cause qu'avec une petite voix qu'il faisoit, il sembloit que ce fût un esprit qui parlât de bien loin en l'air[47].
Avec cette voix, il a fait dire bien des messes pour tirer des âmes du purgatoire; il a pensé faire mourir des gens de peur, et a fait venir la fièvre à d'autres. Une fois le cardinal de Richelieu, qui se vouloit railler de celui qui a été évêque de Lavaur, que les Jansénistes ont si bien étrillé, fit que cet homme se fourra dans la foule de ceux qui accompagnoient le cardinal aux Tuileries, du nombre desquels étoit notre évêque. Il se mit au milieu de la grande allée à appeler: «Abra de Raconis! Abra de Raconis!» c'est son nom. Tout le monde avoit le mot. Raconis, s'entendant nommer, tourne la tête, mais ne dit rien pour cette fois. La voix continue: il commença à s'épouvanter. Enfin, tout d'un coup il s'écrie: «Monseigneur, je vous demande pardon si je perds le respect que je dois à Votre Eminence; il y a déjà quelque temps que je me contrains: j'entends une voix dans l'air qui m'appelle.» Le cardinal et tous les autres dirent qu'ils n'entendoient rien. On prête silence, et la voix lui dit: «Je suis l'âme de ton père qui souffre il y a long-temps en purgatoire, et qui ai eu permission de Dieu de te venir avertir de changer de vie. N'as-tu pas de honte de faire la cour aux grands, au lieu d'être dans les églises?» Raconis, plus pâle que la mort, et croyant déjà avoir le diable à ses trousses, proteste qu'il n'est à la cour qu'à cause que Son Eminence lui avoit fait espérer qu'il lui pourroit rendre ici quelque service; mais, etc. Après qu'on s'en fut bien diverti, on le mena à son logis où il pensa mourir de frayeur, et on fut plus de quatre jours avant que de le pouvoir désabuser[48]. Le cardinal en eut quelque petite honte, et, le faisant évêque, lui envoya ses bulles gratis. Dès qu'il fut évêque, il prit un page. Il donna son nom de Raconis à un hameau qui s'appeloit Perdreau, près de Montfort-l'Amaury. Là, il a bien fait de la dépense fort mal à propos, car sa maison ne vaut pas l'entretien, et il l'a substituée à son neveu, sans avoir payé ses dettes[49]. Une de ses plus belles qualités étoit de bien jouer au ballon; il étoit gentilhomme. Il confessa à un de ses amis dans la maladie dont il est mort que le déplaisir d'avoir été si malmené par ces messieurs de Port-Royal le mettoit au tombeau[50].
Ce même Collet fit un tour tout pareil, et au même lieu, à M. Mangot, maître des requêtes. Il le fit mettre à genoux comme Raconis. Neufvillette avoit dans son régiment de chevau-légers un cavalier qui faisoit la petite voix, et se faisoit apporter par les paysans, où il lui plaisoit, leur argent, leurs habits, tout ce qu'ils avoient, et puis l'alloit prendre quand ils étoient partis.
MADAME DE MONTANDRE.
La veuve du baron de Montandre est une petite femme qui peut encore passer pour belle; mais, ce qu'elle a de plus beau, c'est les mains. La Reine, qui s'en pique, et avec raison, les voulut voir. Entre autres belles choses qu'elle dit à Sa Majesté, elle lui dit: «Ah! madame, que vous avez l'esprit pénétratif.» Il n'y a jamais eu de plus extravagante créature. Elle va par pays avec des habits de Cléopâtre, je veux dire de la force de ceux des comédiennes, quand elles représentent quelque grande reine. Elle a quelquefois dix ou douze officiers vêtus de velours ou de satin noir, avec de petites bottes comme des gens de ville, et ils la suivent à cheval à ses journées; l'un est joueur de luth, l'autre violon, l'autre musicien, parfumeur, distillateur, etc. Sur son lit, dans les hôtelleries, elle a plus de vingt carreaux. Elle fut une fois deux jours à un petit bourg du bas Poitou, nommé Bressuire, où il n'y a qu'un cabaret borgne; elle s'y promenoit en carrosse avec une femme-de-chambre laide comme le diable au côté d'elle et un joueur de luth au-devant, et changeoit trois fois d'habit par jour. La dernière fois qu'elle vint à Paris, l'argent lui manqua dès Orléans; comme elle s'en retournoit à la province, elle fit marché à un batelier pour la conduire et la nourrir elle et tout son monde, jusqu'à Ussé, entre Tours et Saumur. Le batelier, qui savoit qu'elle avoit la moitié à cette terre, s'y accorda. Le fermier vint au-devant d'elle et capitula à quatre-vingts pistoles, pourvu qu'elle n'entrât point dans le château. Elle n'a pas plus tôt l'argent, qu'elle y entre, fait battre les grains, et en vend le plus qu'elle peut. Son mari l'avoit fort tenue de court. On le blâmoit; mais, à cette heure, on l'excuse.
MADAME DE CHAMPRÉ
ET LES AUTRES DAMES DE NOYON.
Madame de Champré est fille d'un conseiller au parlement, nommé Henri; mais il portoit le nom de la terre de Gerniou. Sa mère avoit été mariée en premières noces avec un secrétaire du Roi, si je ne me trompe, qu'on appeloit La Fontaine, et en avoit eu deux garçons. La mère fut galante en son temps; mais non pas en comparaison de la fille; car, dès treize ans, elle fut débauchée par un homme qui lui montroit à jouer du luth, et on dit que le père, à la chaude, intenta un procès contre cet homme qu'il ne poursuivit pas ensuite.
Après la mort de son père, elle fut mariée au fils de Ferrier, qui avoit été ministre; ce garçon étoit lieutenant de l'artillerie. Ferrier s'en contenta, et lui fit de grands avantages en l'épousant. Elle étoit belle et friande.........; cela ne dura guère. Les parents, qui, comme vous avez vu, sont fort avares, enrageoient de payer un gros douaire à une si jeune femme; il y eut procès. En voyant ses juges, un d'eux devint amoureux d'elle, c'est Mesnardeau Champré. Il étoit veuf, et n'avoit pas été trop heureux en premières noces. Sa femme, qui étoit demoiselle, l'avoit toujours méprisé, et il n'en avoit point eu d'enfants; il étoit riche; il avoit cinquante ans, petit, de fort mauvaise mine, et à tel point, qu'un laquais lui donna un soufflet au Palais, le prenant pour un huissier de la chambre des eaux et forêts. Il le fit emprisonner, et lui pardonna lorsqu'il ne tenoit qu'à lui de le faire pendre; c'étoit un bon conseiller, mais c'étoit tout. Un jour il dit à la belle veuve qu'il falloit qu'elle se remariât, et que si elle l'en vouloit croire l'affaire seroit bientôt faite. «Je connois, dit-il, un conseiller....» Il se dépeint. Elle vit facilement que c'étoit de lui-même qu'il vouloit parler; et, après y avoir pensé, elle accepta le parti. Je pense que ce qui la fit résoudre, ce fut qu'un conseiller accrédité viendroit à bout de toutes les affaires qu'elle avoit, bien mieux qu'un autre homme. Ce qui arriva. Un an, ou environ, après, elle alla faire une promenade à Courance[51], où étoit Poinville, cadet de Gallard, maître de cette maison. Ce garçon ne faisoit que sortir du collége, et ne demandoit qu'à faire galanterie; il étoit riche. Elle, par je ne sais quelle gaillardise, alla avec madame Aubert, des Gabelles, et quelques autres jouer du luth, dont elle jouoit aussi bien que personne, dans la chambre de Poinville qui dormoit; cela l'acheva de vaincre, car déjà il l'avoit trouvée fort à son gré. Elle avoit bonne mine, n'étoit point trop grosse en ce temps-là, aux tétons près, grande, fort blanche par la gorge et par le visage, même trop pâle, le reste n'est pas de même; et, avec cela, elle dansa bien. Il est vrai que ses tétons marquoient un peu trop la cadence. Pour la voix, elle l'avoit d'une harangère ivre, et médiocrement d'esprit. Elle vouloit être brave; Poinville donnoit; l'affaire fut bientôt conclue. Le mari amoureux d'elle lui donnoit les violons pour la voir danser.
Les frères s'aperçurent bientôt de cette galanterie, et en conscience cela n'étoit pas difficile; en sorte que Poinville n'osoit plus aller chez elle. Cela ne plaisoit guère aux amants, qui, pour se voir plus à leur aise, se mirent d'une partie de promenade qui a bien fait du bruit. Une madame d'Ecquevilly et une madame de Turgis, toutes deux jolies, mouroient d'envie d'aller voir Liancourt et Blérancourt[52]. Elles en parlent à leurs galants, Mandat et La Barroullière, tous deux conseillers au Grand-Conseil. On y ajoute madame de Champré et Poinville, et pour grands chaperons mesdemoiselles Ogier, deux filles d'esprit, déjà âgées, sœurs de cet Ogier dont nous avons parlé ailleurs[53]; point de demoiselles, point de femmes-de-chambre. Les voilà tous huit dans un carrosse à six chevaux. On dit, pour faire le conte bon, que madame de Turgis dit à son mari, le plus ancien des maîtres des comptes, que M. de Champré seroit du voyage, et que les deux autres dirent à leurs maris que ce seroit Turgis qui les accompagneroit.
On ajoutoit que quand elles furent parties, les trois maris se rencontrèrent au palais, et qu'ils furent aussi étonnés que si cornes leur fussent venues. Comme cette partie étoit faite avec beaucoup de prudence, elle ne manqua pas d'avoir le succès qu'elle devoit avoir. La compagnie de M. d'Orléans étoit logée à Noyon. Les officiers, qui virent de jolies femmes avec des jeunes gens, et qui ne vivoient point comme s'il y eût eu quelque mari dans la troupe, ne les traitèrent pas avec tout le respect imaginable. Sur cela on dit à Paris qu'elles avoient passé par les piques, que les Ogier avoient été pour les gendarmes, et les trois dames pour les officiers, et que les galants avoient été malmenés, et avoient eu bien de la peine à retirer leurs belles des mains des soldats à force d'argent. On en fit une chanson qui commençoit ainsi:
Cette aventure fit tant de bruit, que, pour dire une gaillarde, on disoit: Une dame de Noyon. Pour madame de Turgis, je ne voudrois pas assurer qu'elle ait conclu; mais c'étoit une des plus fines coquettes de Paris. Il y avoit un vaudeville qui tranchoit le mot avec La Barroullière; mais quelquefois les vaudevilles sont aussi mal informés que les autres gens. Elle eut du déplaisir de ce voyage; mais pour cela elle n'en fut pas plus prude; à la vérité elle ne fut plus tant dans le grand monde; elle est morte jeune.
Turgis étoit et est encore la plus grosse bête de toute la chambre. Sa femme le traitoit fort de haut en bas, ne vouloit point coucher avec lui. Tous les vingt mois la famille s'assembloit pour l'y obliger, et c'étoit un enfant fait sans y manquer. Le soir elle l'envoyoit souper, et elle soupoit seule, sous le prétexte de quelque indisposition; car elle étoit fort délicate. Il laissoit les gens avec elle, revenoit après souper et s'endormoit fort souvent. Durant ce temps-là elle faisoit quelque petite coquetterie; mais elle ne concluoit pas. Lui, comme elle causoit avec Rambouillet, et ceux au milieu desquels elle étoit, couloit sa main tout doucement pour lui toucher le bras, et ne disoit jamais un mot. C'est pour elle que Sarrasin a fait la Souris[55]. Elle étoit jolie; mais elle n'avoit point de belles dents. Le chagrin du voyage de Noyon l'a tuée; elle n'eut plus de santé depuis.
Pour madame d'Ecquevilly, elle avoit aimé Mandat étant fille; et l'on dit que, dans une grande maladie qu'il eut, elle alla plus de six fois le voir, la nuit, et, pour cela, il falloit passer le Pont-Neuf; car M. Sarus, conseiller au Parlement, son père, logeoit sur le quai de la Mégisserie, et le galant vers les Augustins. Perrachon[56], partisan huguenot, n'étoit pas mal avec elle. Elle étoit cajolée d'assez de gens. Ecquevilly, fils de ce M. de Boinville (Hennequin) qui fut trouvé caché sous le lit de la Reine-mère, dont il étoit amoureux[57], l'épousa; il portoit l'épée. Au retour, je vous laisse à penser si Poinville voyoit facilement sa dame. Ils n'eurent pas l'esprit de trouver une confidente, et cette sottise fit un jour un grand scandale. Madame de Champré, qui apparemment avoit eu des nouvelles de son galant, alla exprès jouer chez la présidente de La Barre, sa voisine, qui alors étoit retirée chez M. de La Gallissonnière, son père, au coin de la rue du Bouloi dans la rue Coquillière; car tout cela est nécessaire à savoir: c'étoit un peu après la Saint-Martin. Sur les sept heures du soir un petit laquais lui vint dire un mot à l'oreille; il avoit un flambeau. Elle se lève aussitôt, dit qu'elle avoit un peu affaire, et donne son jeu à un autre. La présidente, qui lui portoit envie, fit appeler un de ses cousins, nommé le chevalier Barin (c'est le nom de la famille de La Gallissonnière), jeune garçon plein de cœur, et qui en avoit voulu conter à la dame, et le prie de la suivre. Il part un moment après, et la trouve le dos contre le coin de la rue Coq-Héron, contiguë à celle du Bouloi, et Poinville........ devant elle. Il fit semblant de venir de la ville, et lui dit d'un ton étonné: «Jésus! madame, que faites-vous là?» Poinville, qui l'avoit d'abord reconnu, car il le craignoit, et la nuit étoit assez claire, s'étoit avancé vers la rue du Bouloi qui va à la Croix-des-Petits-Champs, et elle le suivit sans rien répondre. Le chevalier lui offrit la main; elle ne voulut pas qu'il la menât, et, ainsi dans la crotte, et sans flambeau, ils allèrent jusqu'à la Croix. Là un homme de Poinville lui vint dire: «Madame, on vous attend.» Le chevalier lui dit: «Que son maître la vînt chercher s'il vouloit, et qu'il n'étoit guère civil.» Voyant cela, elle fut contrainte de revenir chez elle, et le chevalier la quitta quand elle fut près de son logis. Les gens de Poinville l'avoient toujours côtoyé jusque là, et la belle, quoi qu'il fît, ne lui voulut jamais dire une parole. La servante, qui lui vint ouvrir, s'écria, la voyant ainsi crottée, et elle, qui n'eut pas l'esprit de se laisser tomber, comme si elle eût fait un faux pas, lui dit qu'elle avoit tant tournoyé, pour trouver la porte, qu'elle s'étoit ainsi gâtée. Notez qu'il n'y avoit qu'une maison entre deux, et qu'il n'y avoit nulle apparence qu'on l'eût laissée sortir sans lui éclairer; mais, comme j'ai remarqué, son laquais avoit un flambeau.
La présidente de La Barre conta cela à tout le monde. Un maître des requêtes crut être obligé d'en avertir le bonhomme Champré, qui s'en plaignit aux deux frères de sa femme; et, comme l'aîné lui eut remontré qu'il étoit trop bon, il lui promit de faire tout ce qu'il voudroit. Ce garçon lui fit promettre de ne parler à sa femme de six jours, et de lui témoigner, par toutes ses actions, qu'il étoit fort en colère: «Et cependant, lui dit-il, je parlerai à ma sœur.» Trois jours ne furent pas plus tôt passés, que ce pauvre homme alla trouver son beau-frère, et le pria de se dépêcher: «Car, lui dit-il, je ne saurois bouder si long-temps.» Le frère lui promit de voir la dame avant midi. Il y fut, et la fit pleurer. Le mari, qu'elle appeloit Petit-Cœur, survint, la belle étant encore en larmes. A ce spectacle le cœur grossit à Petit-Cœur, et, pleurant à son tour, il lui dit qu'il la prioit de lui pardonner sa cruauté, et que c'étoit son frère qui lui avoit fait faire.
La crainte que le galant avoit des frères lui fit trouver un lieu où la voir; mais comme cette femme lui coûtoit furieusement, car elle étoit magnifique, et jouoit gros jeu, il se lassa de la dépense, et ensuite il se fit conseiller à Toul, où j'ai ouï dire qu'il étoit aussi sot qu'à Paris. Depuis elle se vantoit que Toré lui avoit voulu donner un collier de douze mille écus, mais je n'en crois rien; elle n'étoit pas si sotte que de le refuser. Elle alla quelque temps après à La Chapelle[58], entre Lagny et Coulommiers, chez la veuve de Camus, procureur-général de la cour des aides, celle qui entretenoit Tillier, aujourd'hui intendant des finances, qu'elle a épousé depuis. Elle y perdit tout son argent, à un quart d'écu près. Il lui prit une vision de dire qu'elle donneroit ce quart d'écu à celui de tous les jeunes gens qui étoient là, qui auroit le plus beau c... Aussitôt les voilà tous chausses bas. Elle jugea que Bermont, conseiller au Grand-Conseil, méritoit le quart d'écu. Il y a eu un vaudeville:
Peut-être cela se fit-il d'une façon moins gaillarde qu'on ne le conte; mais il y a fondement à l'histoire. Elle eut pour le jeu une grande querelle avec madame d'Ecquevilly. Elles aimoient à jouer gros jeu, et, de peur qu'on ne grondât, la d'Ecquevilly lui dit: «Faisons semblant de jouer la moitié moins que nous ne jouerons.—Mais vous n'en tomberez pas d'accord, dit l'autre.—Monsieur, répliqua la d'Ecquevilly, en sera témoin.» C'étoit un ami commun. La Champré gagne mille écus; l'autre ne lui veut donner que cent pistoles, et encore en nippes. Elle en vouloit pour trois cents, et encore, disoit-elle, que c'étoit assez de grâce de prendre ainsi des bagatelles. Elles se séparèrent assez mal; et la Champré, s'en allant, disoit: «Cette petite p..... ne me paiera pas.» Et l'autre disoit: «Cette grosse tripière ne me quittera rien.» Depuis, elles s'accommodèrent. Je ne sais si elle gagna davantage depuis; mais elle fit faire un carrosse si beau, que la Reine s'arrêta en passant devant la boutique du sellier pour le voir. Le mari, ayant su cela, dit qu'il y vouloit mettre le feu. Elle fut contrainte de le revendre.
Au mois de novembre 1658, madame de Champré alla avec Ninon chez madame Burin; le luth et l'humeur vituperosa ont fait leur amitié, car Ninon a trop d'esprit pour faire aucun cas de cette balourde, qui pourtant, à cause de l'abbé Du Buisson, son galant, garçon rimant, se veut mêler de parler de vers; elles avoient vingt-quatre chevaux et l'équipage de Termes. Boyer, ci-devant capitaine aux gardes, étoit avec elles. Dès le soir même, Ninon demanda du papier et écrivit à Termes et à l'abbé Du Buisson, qui étoient à Fromont, chez Nouveau, à la chasse: «Ne fatiguez point trop votre équipage; venez ici; il y a de toutes sortes de bêtes: vous n'aurez qu'à vous garantir de prendre le change.» Elle demande quelqu'un pour porter cette lettre. La Cour Des Bois-Girard, frère du président de Tillet, qui est galant de la Burin, en donna un; mais il ouvrit la lettre, car il avoit remarqué que Ninon avoit assez méprisé les gens. Madame Burin, voyant cela, dit qu'elle avoit partie faite pour le lendemain chez Bregis à Tigery, où il y devoit avoir une chasse; elle fait dîner, déjeûner et part avec ordre à ses gens de ne rien donner. Termes et l'abbé arrivent. Madame de Champré veut qu'il y ait à souper; elle eut prise avec la femme de charge, et même lui donna un soufflet. L'autre le lui rendit en quelque sorte, au moins elle tendit le coude de façon que madame de Champré s'y heurta bien fort. Voilà les galants et Ninon qui disent qu'il la falloit abandonner à leurs laquais. Cependant les gens de la maison et du voisinage s'échauffent, et madame de Champré fut toute heureuse de se mettre en chemin, quoiqu'il fût déjà assez tard; elle arriva à Paris à minuit. Burin, qui a des affaires au parlement, fit satisfaction à M. Mesnardeau; mais madame Burin ne voulut jamais aller voir madame Champré. Quelqu'un avertit Burin (on dit que cela vient d'elle) que La Cour Des Bois étoit à pot et à rôt avec sa femme; il alla à La Grange, où il ne le trouva plus; il entra dans la chambre, l'épée à la main; la femme se sauva du lit, et voilà tout. Elle vit à son ordinaire. C'est une impertinente, une folle; mais elle est obligeante au dernier point. Burin y est retourné depuis dans la maison à Paris; pour La Grange, la femme n'y a pas été. Ce fut Burin qui mena Montreuil[59] à sa femme, disant qu'il falloit attirer les gens d'esprit. Elle ne songeoit pas avant cela à la galanterie.
Mademoiselle lui dit une fois: «Madame, quand vous vendrez votre garde-robe, faites-moi la grâce de m'en faire avertir; j'y enverrai acheter vos nippes.» Depuis, elle corrompit son mari qui, jusque là, étoit en assez bonne réputation dans le Palais; durant la fronderie, elle le fit Mazarin. Il y a gagné, comme nous verrons dans les Mémoires de la Régence; car alors on tendoit les bras à tout le monde. Elle disoit: «Il faut bien que je fasse encore une jupe, car, que diroit la Reine?» Elle est présentement plus magnifique en toutes choses que jamais, mais plus grosse et plus pâle sans comparaison. Elle entretient l'abbé Du Buisson à cent livres par mois. C'est le fils de Du Buisson, qui étoit gouverneur de Ham, petit homme assez étourdi, qui fait des chansonnettes et des vers burlesques assez méchants. Il dit qu'il ne conçoit pas pourquoi on a imprimé Malherbe; il est amoureux d'une autre bonne dame à qui il porte ce qu'il peut tirer de la grosse dame de Noyon. Mais je pense qu'il est souvent court d'argent et d'autre chose.
On faisoit encore un conte de madame d'Ecquevilly. En passant dans le bois de Boulogne, on dit que son carrosse rompit, et que M. le Prince, qui revenoit de Saint-Cloud, la trouvant la plus jolie (il y en avoit d'autres avec elle), la prit et la mena dans le bois. Les petits messieurs s'accommodèrent des autres. Il y avoit une madame De Séve, de l'île[60], la femme de Coquerel, et une veuve, aussi de l'île, appelée madame de Bourneuf. Pour faire le conte meilleur, on disoit que madame d'Ecquevilly crioit à Le Prestre, son galant et son cousin germain:
et qu'après, madame de Bourneuf disoit: «Pour vous autres, vous avez des maris; mais, pour moi, quel scandale seroit-ce?» Ce Le Prestre est ce grand joueur, ci-devant conseiller à la cour des aides; constamment il a vécu avec la d'Ecquevilly. C'est une grande coquette; mais c'est en même temps une grande ménagère. Elle paroît autant qu'une autre qui fera trois fois plus de dépense qu'elle; elle est adroite; elle se lève à Paris à sept heures tous les jours, quelque tard qu'elle se couche: à la campagne, c'est bien pis. Elle eut, il y a six ans, une grande maladie; elle disoit à la cadette Ogier, sa confidente: «Je n'ai nul regret à quitter le monde, moi qui semblois tant l'aimer.—Et vos enfants?—M. d'Ecquevilly les aime; il en aura soin.» On n'a jamais rien vu de si constant; cependant son mari est mort devant elle. Depuis Le Prestre, et cela a cessé il y a long-temps, je n'ai pas ouï dire qu'elle eût aucun galant. Le jeu est sa passion dominante.
Pour mesdemoiselles Ogier, la cadette a bien plus d'esprit que l'aînée; elle fait des bagatelles en vers fort joliment. Ceux qui les connoissent disent que ce sont d'honnêtes filles, mais peu scrupuleuses, et qui, faute de bien, ont été contraintes de se fourrer dans les compagnies qui les ont bien voulu recevoir, sans regarder trop exactement si les choses s'y faisoient dans l'ordre.
D'AMBOISE, PÈRE ET FILS.
M. d'Amboise étoit maître des requêtes. Son père avoit été premier chirurgien du Roi. Un jour, le feu président de Mesmes lui reprocha en bonne compagnie que son père étoit chirurgien. «Il est vrai, répondit-il, et il me souvient qu'il me disoit qu'il n'avoit jamais pu vous guérir de la ladrerie, ni votre père, ni vous[62].» Ce bon M. d'Amboise ne rencontroit pas si bien en toutes choses, témoin la préface qu'il a mise au-devant des œuvres d'Abailard. Il avoit une grande bibliothèque. Un jour, comme il changeoit de logis, et qu'il faisoit emporter ses livres, un crocheteur, qu'il avoit un peu trop chargé, lui dit: «Monsieur, vous m'en donnez plus qu'il ne m'en faut.—Vraiment, lui dit-il, il te fait beau voir de ne pouvoir porter ce peu de volumes; je porte bien tout ce qu'il y a ici dans ma tête.—Saint Jean, dit le crocheteur, il faut donc que vous ayez une belle paire de cornes!» Le crocheteur disoit mieux qu'il ne pensoit; car madame d'Amboise se réjouissoit, et principalement avec un jeune homme, dont le mari étoit si jaloux qu'enfin il se résolut de la mettre en procès, et faisoit tous les jours interroger ses valets pour la convaincre. Un de ses amis lui en fit honte, et le fit résoudre à cesser ses poursuites, pourvu que ce galant ne vît plus sa femme. On y fit consentir le jeune homme, qui chercha fortune ailleurs.
Son fils ne fut pas plus heureux en mariage; aussi ne prit-il pas trop garde où il se mettoit, comme vous verrez par la suite. Il prit l'épée, et, pour s'appuyer d'une bonne alliance, il épousa mademoiselle de La Hillière de Touraine. Mais soit qu'elle le méprisât, ou qu'elle ne voulût pas dégénérer, elle se mit à faire galanterie. Son mari, pour faire le petit seigneur, acheta auprès d'Amboise une maison de plaisance que Le Gast, favori de Henri III, avoit fait bâtir pendant qu'il en étoit gouverneur; et, afin qu'un jour lui et ses descendants pussent passer pour des gens de la véritable maison d'Amboise, il prêta de l'argent au comte d'Aubijoux, qui en est, afin qu'il lui permît de faire enterrer un de ses enfants dans une certaine cave où l'on mettoit les seigneurs d'Amboise. Il étoit d'ailleurs fort civil; mais cette sotte vanité le rendoit ridicule.
Il s'avisa que la fille d'un nommé Floriot, beau-frère de feu Lambert le riche, qui, en mourant, laissa beaucoup à sa nièce, seroit bien le fait d'un fils de treize ans qu'il avoit; et, comme le père et la fille passoient entre Orléans et Blois, Amboise enleva cet enfant, qui n'avoit que dix ans, et retint le père et une tante. Le marquis de Sourdis, gouverneur de Beauce, et aussi gouverneur d'Amboise, étoit avec son ordre à la tête des enleveurs. Il fallut composer à vingt mille livres. Floriot donna une partie de l'argent pour ravoir sa fille, et quand il fut à Paris, il présenta requête au parlement. Mais M. de Beaufort, à cause du marquis d'Aluye, qui étoit du parti de Paris (c'étoit durant la Fronderie), l'intimida, et il fallut donner le reste. Depuis, d'Amboise est mort, et sa veuve s'est fait épouser par un Crevant que son père a déshérité à cause de cela.
L'ABBÉ DU LANDAYE.
La mère de madame de La Hillière concubinoit avec un garçon de Paris, nommé Le Roi, fils d'un huissier au conseil, dont la femme avoit été galante. Ce garçon trouva le moyen d'avoir l'abbaye du Landaye dans le voisinage de cette madame de La Hillière, et c'est de là que vint la connoissance. Elle en étoit folle. Il étoit le maître de tout, et elle lui donnoit tout ce qu'il vouloit. Ses fils, dont l'un étoit mestre-de-camp d'un régiment d'infanterie, et d'Amboise, qui l'étoit aussi, se résolurent de se défaire de M. l'abbé. Ils étoient d'autant plus irrités que le galant homme s'étoit vanté que la vieille lui livreroit une jeune fille fort jolie qu'elle avoit. Un soir, ils l'attrapèrent sur le Pont-au-Double[63]. La Hillière et d'Amboise avoient avec eux quinze ou vingt de leurs soldats; ils n'osèrent le jeter dans la rivière, mais ils résolurent de lui couper le nez, et donnèrent pour cela un couteau à un soldat. L'abbé ne perdit point le jugement, et dit à La Hillière: «Monsieur, c'est vous que j'ai offensé; c'est à vous à me punir, et non pas à vos soldats; que ce soit, je vous prie, de votre main.» La Hillière prit le couteau, mais il n'eut pas l'inhumanité de lui couper le nez, et le galant en fut quitte pour une petite balafre.
DU BURCQ.
Du Burcq est un garçon de Bordeaux, fils d'un trésorier de France, qui étoit riche. Pour son malheur, il s'est mis de tout temps dans la tête qu'il avoit bien de l'esprit et bien du mérite. Dès qu'il fut arrivé ici, il voulut plaider, pour montrer son éloquence, quoiqu'il eût la plus pitoyable voix du monde. Un jour, il commença son plaidoyer par ces mots: «Messieurs, à juger par les apparences, qui ne prendroit Jésus-Christ pour un imposteur, les apôtres pour des séducteurs et la Vierge pour une femme de mauvaise vie?»
Son père avoit soin des affaires de madame d'Aiguillon, en Guyenne; cela fut cause qu'elle lui fit donner la présentation au parlement de Bordeaux du comte d'Harcourt pour gouverneur de la province. Elle et madame Du Vigean voulurent voir ce qu'il avoit fait, et, en un endroit, elle avoit mis: Cui bono. Je ne sais comment elles y avoient pu rien comprendre, car quand il montra son ouvrage à M. Conrart, ce ne fut que par lambeaux, non que ce ne fût l'ouvrage entier, mais il étoit écrit par-ci par-là sur des chiffons de papier; cela réussit de sorte qu'il n'y eut que son père qui en fut content.
C'est le plus gascon de tous les hommes. Il pria Conrart de le mener chez Patru: «Bien, lui dit l'autre, j'aurai un carrosse (ni l'un ni l'autre n'en avoient en ce temps-là).—Oh! j'en aurai un moi, dit-il, et je vous viendrai prendre, car il m'est bien plus aisé qu'à vous. J'en sais un dont je dispose absolument.» Devinez quel carrosse c'étoit, dont il disposoit absolument. C'étoit celui de mon père, qui en avoit assez affaire. Et voyez la discrétion de cet homme: il le lui emprunta un dimanche, et il fallut remettre au carrosse des chevaux qui venoient de Charenton; il ne le put avoir qu'à cinq heures. Il va quérir Conrart, et se mit toujours à la place la moins honorable, afin qu'on crût que le carrosse étoit à lui.
Pour se vanter en Gascogne qu'il avoit traité les beaux esprits, il convia Conrart, Patru et Darbo à dîner. Ils prirent jour après en avoir été pressés un mois d'avance. Le pauvre M. Conrart arriva tout en eau, tant il s'étoit hâté d'aller à une affaire importante, afin de ne pas manquer à ce beau repas. Les voilà tous. Il n'y avoit rien de prêt. Ils dînèrent d'une soupe de la vierge Marie, dont le diable avoit emporté la graisse, et d'un misérable chapon, sec comme du bois, qu'on alla quérir à la rôtisserie.
Quelque temps après, il lui arriva une terrible aventure. Lui et un autre Gascon, nommé Desrain, avoient emprunté cinquante pistoles solidairement, car le père de Du Burcq étoit avare. Le terme étant échu, on met Du Burcq en prison; il disoit que Desrain en devoit payer la moitié; l'autre répondoit: «C'est un ingrat, je lui ai fait cinq plaidoyers; ils valent bien peu s'ils ne valent cinq pistoles pièce.» Ainsi Du Burcq paya tout. Par fanfare, il avoit marchandé toutes les charges d'avocat-général l'une après l'autre, et il sembloit qu'il fût fâché qu'on ne se fût pas assez moqué de lui, tant il avoit envie de parler encore en public. Balzac n'a pourtant pas laissé de le traiter de grand personnage dans ses Lettres choisies, car notre Gascon n'avoit garde de manquer à lui envoyer du galimatias de sa façon. Depuis, dans les troubles, la charge du président d'Affis, de Bordeaux, qui étoit venu à mourir, lui fut donnée ici moyennant tant qu'en tiroit le cardinal. Lui voulut traiter avec la veuve qui n'y voulut point entendre. A Bordeaux, on lui fit cent affronts. La cour, voyant cela, supprima la charge.
Pour Desrain, il étoit parent d'un Gascon nommé La Borde, qui étoit argentier du cardinal de Richelieu. Son parent le fit prêcher, et le fit entendre au cardinal. Notre homme, comme étant d'un pays dont les gens disent: Nous autres nous avons du feu, mais du plus brillante, pour le jugement, nous n'en tenons compte, ne manqua de débiter hardiment bien des sottises. Mais, comme le cardinal aimoit assez les grotesques, il ne lui déplut pas, et il semble qu'il en vouloit faire un prédicateur à sa mode. Quoi qu'il en soit, Desrain en eut un bon prieuré de huit cents écus de rente. Le cardinal mourut peu de temps après. Notre Gascon se mit à cajoler la servante de M. Mulot, qui fit tant que son maître résignait son galant sa prébende de la Sainte-Chapelle; et lui après fut si bon que de la donner au fils d'une femme dont il devint amoureux.
MADAME CORNUEL.
Madame Cornuel étoit fille unique d'un M. Bigot, qu'on appeloit Bigot de Guise, parce qu'il étoit intendant de feu M. de Guise. Cette fille avoit été furieusement dorlotée. Le père, qui étoit riche, fit quelque méchante affaire; il fut tout glorieux de la donner à Cornuel, frère du président Cornuel, dont nous avons parlé. Cet homme en devint amoureux à l'enterrement de sa première femme, et l'épousa peu de temps après. C'étoit une jolie personne et fort éveillée. Il n'y avoit pas long-temps qu'ils étoient ensemble quand elle s'avisa d'une plaisante folie. Un soir, qu'elle avoit fait semblant d'aller dehors à une assemblée du voisinage, elle s'habille comme on représente les âmes qui reviennent, et sur le minuit va tirer les rideaux de ce pauvre homme, et lui fit des reproches de son ingratitude, et après elle se mit à rire comme une folle.
Elle a été galante, et elle fut cruellement déferrée par Francinet. C'étoit le fils d'une m........., ou au moins d'une femme qui avoit passé pour cela dans le monde; mais quoique petit, il est bien fait, avoit de l'esprit, dansoit bien, et étoit bien venu partout, à la cour et à la ville. Il devint fou tout-à-coup, lui qui n'avoit eu aucune pente à la folie; il commença par mettre sa tête en un seau d'eau, en disant qu'il falloit quitter les vanités: il mourut fou quelque temps après. Or, comme toutes les personnes de sa connoissance y alloient, madame Cornuel y fut aussi: elle voulut faire la rieuse, et l'interroger pour se divertir: «Hé! madame, lui dit-il, vous ne me connoissez plus? Je suis Genlis, madame; je suis Genlis, ce garçon si bien fait, qui a de si belles dents.» Elle demeura muette, car on avoit fort parlé de ce Genlis avec elle. C'étoit un gentilhomme de qualité, de Picardie.
Elle a de l'esprit autant qu'on en peut avoir; elle dit les choses plaisamment et finement[64]. Une fille de la première femme de son mari, qu'on appelle mademoiselle Le Gendre, et une fille de M. Cornuel et de cette première femme qu'on appelle encore aujourd'hui Margot Cornuel[65], ont aussi toutes deux bien de l'esprit, et de cet esprit un peu malin, qui est celui qui plaît le plus. Tout cela attiroit bien du monde chez elle, car ces trois personnes étoient toutes trois jolies[66].
Le mari, qui se voyoit fort riche en rentes sur l'Hôtel-de-Ville, ne prévoyant pas qu'elles seroient réduites, négligea son cadet, le président, qui avoit pris Margot chez lui, à dessein de la faire son héritière. La femme, aussi peu sage que lui, se brouilla aussi avec cet homme, et ils retirèrent cette fille. Il ne laissa pas en mourant de lui donner dix mille écus. Le mari de notre madame Cornuel a été étourdi en toutes choses, et a bâti à la campagne le plus mal propos du monde.
On a fort médit du marquis de Sourdis. Autrefois elle faisoit la maîtresse chez lui, et d'une manière assez haute. La marquise en enrageoit. Il prit une vision à madame de Bonnelle, quelques années après son mariage, de s'en aller à minuit heurter chez madame Cornuel, et demander M. de Sourdis. «Il n'y est pas.—Je sais bien qu'il couche céans cette nuit, dit-elle; qu'on me fasse parler à lui.» Et après elle s'en alla. On croyoit que madame Cornuel se vengeroit de cela, mais elle avoit fait le calus sur cette amourette, il y avoit long-temps, et n'en fit ni mise ni recette. Une fois qu'elle le fit trop attendre, pour se désennuyer, il engrossa sa femme-de-chambre. Elle ne la chassa point, la fit accoucher secrètement, et entretint l'enfant, en disant: «Il a été fait à mon service.» Enfin, cette amourette s'est changée en une bonne amitié, car elle dure encore. Elle conte de plaisantes choses de cet homme, car elle dit les choses d'une manière toute particulière. «C'est, dit-elle, un gouverneur d'eau douce. J'appelle ainsi les gouverneurs de la rivière de Loire, car hors Saumur il n'y en a pas un qui soit le plus fort dans sa ville[67].» A Orléans, il s'est rendu ridicule; il y vit mesquinement, et cependant il est constant qu'il dépense plus qu'il ne devroit dépenser: il aime le grand train, et donne terriblement dans la livrée. Il n'iroit pas à Jouy, qui n'est qu'à quatre lieues de Paris, sans tous ses mulets, son chariot et son fourgon, et je ne sais combien de gens à cheval. «Que vous voilà aise! lui dit un jour madame Cornuel, il me semble que c'est Jacob et ses chameaux.» Il laisse des valets dans ses maisons jusques à la quatrième génération, et ne daigne pas faire la moindre réparation. Lui, sa femme et son fils ont tous leurs officiers séparés, et sont presque toujours ensemble. Pour revenir à Orléans, il n'y donne jamais à manger à qui que ce soit, et n'y a jamais brûlé de bougies. Il y devint amoureux d'une fille de quinze ans, car il dit qu'à vingt les esprits d'Orléans ne sont plus traitables. Il la menoit à la promenade avec d'autres fillettes de marchands, et jamais la collation ne passoit le biscuit. L'hiver, la mère de la fille s'ennuya de voir tant de gens chez elle, car il y avoit bien de la petite jeunesse qui s'y rendoit. Le marquis trouva une veuve qui lui prêta une arrière-boutique, pour y faire leurs gambades, mais à condition que chacun paieroit deux sols marqués pour le bois. M. le gouverneur avoit beau trembler, la veuve ne faisoit point allumer le fagot qu'il n'y eût nombre compétent, «car, disoit-elle, l'argent n'y suffiroit pas.» Là, il dansoit grand Guénippe, la Diablesse, etc., jouoit au gage touché et à votre place me plaît: les courtauts lui donnoient de grands coups de chapeau; et au roi Artus, ils lui donnoient d'une serviette mouillée par le nez. Au carnaval il alloit en masque avec un habit loué à la fripière d'Orléans. Une fois on tira un coup de pistolet dans son carrosse, et on coupa le nez à un de ses gens. Ses enfants ayant un peu maltraité à la chasse quelque jeunesse de la ville, ils les envoyèrent appeler en duel par un hobereau. Lui les fit prendre par le prévôt des maréchaux. Le lieutenant-général, homme sage et aimé du peuple, lui dit que s'il ne les faisoit point mettre en prison, il lui promettoit de lui faire faire toutes les satisfactions imaginables. Le marquis ne le voulut pas croire: il vouloit les faire traiter prévôtalement, et se porta partie faute d'autre. Il ne l'eut pas plus tôt fait que le peuple s'émut, mit ces gens hors de prison hautement. «Je lui disois, ajoutoit madame Cornuel: Depuis que vous avez pris l'aune, tout le monde vous mesure à la sienne.» Mademoiselle, quand elle escalada Orléans, en 1652, se moqua fort de lui, l'hiver suivant, d'aller en masque à la campagne avec un habit fourré chez une dame dont il étoit amoureux. «J'écrivis sur cela à une de mes amies, disoit madame Cornuel, et, je l'appelois Cupidon. Ce Cupidon, disois-je, n'avoit qu'une seringue pour tout carquois. Il en bouda longuement, et, comme je prétendois me retirer à Orléans, à cause des troubles, lui et sa femme l'empêchèrent de peur que je ne les tournasse en ridicule.» Il avoit raison le marquis, car feu La Feuillade disoit que si elle vouloit elle tourneroit la bataille de Rocroy en ridicule, qui étoit, disoit-il, la plus belle chose qui se soit faite depuis les Romains. Elle dit que les cornes sont comme les dents; elles font du mal à percer, et après on en rit. Ce fut elle qui donna le nom d'Importants aux gens de la cabale de M. de Beaufort, parce qu'ils disoient toujours qu'ils s'en alloient pour une affaire d'importance. Elle a dit depuis que les Jansénistes étoient des importants spirituels. Il n'y a pas long-temps que son mari prit la peine de se laisser mourir. Madame Pilou l'alla voir, et lui dit: «Ma mie, ne vous affligez point, votre mari est mort bien gentiment, et bien gentiment on l'a enterré.» Par ce gentiment elle vouloit dire bien chrétiennement. Toute la cour y alla.
LETTRE DE MADAME CORNUEL
A LA COMTESSE DE MAURE[68].
Ce 23 octobre 1659.
«Nous avons vu le marquis de Sourdis céans; si M. le comte de Maure se récria du portrait que j'en fis il y a quinze jours, ce n'est rien de le peindre de mémoire, il en faut faire un sur l'original. Vous savez, madame, qu'il n'y avoit pas trois semaines qu'il étoit parti de Paris, dimanche qu'il arriva céans le matin. Il a donc vu quatre de ses maisons, Amboise, Tours, des religieuses proche de Tours; affermé et rehaussé des terres, vendu des hauts bois[69], gagné (cela entre nous) cent mille francs sur le marché avec le Roi; mais, s'il vous plaît, n'en dites rien. Il a bâti en deux maisons, abattu à Amboise, ordonné des levées de la rivière de Loire, avancé pour cela son argent, fait sa provision de vin, de bougie, et enfin tant de choses que reçu de l'argent m'échappe de la mémoire, aussi bien que quelques légers arbitrages. Vous croyez donc, madame, qu'à tout cela et n'être que deux jours en chaque lieu, il n'a pas eu de temps de reste, excusez: il a fait un roman, vers, prose, aventures. Je vous ai souhaitée à la lecture qu'il en fit, car rien n'est pareil à un homme âgé et veuf qu'il décrit, dont toute la contrée est dépendante par la considération de son âge et de ses richesses. Sa femme est morte d'une maladie incurable, et, dès son vivant, chacun songeoit à l'épouser. Il le fait amoureux d'une personne qui se marie en diligence sans qu'il en sache rien. Cela est plaisant à nous qui savons l'histoire de madame Le Coigneux[70]. Mais lui se remarie à une personne représentée comme vous ou madame de Rambouillet. Ce n'est qu'une des dix ou douze histoires de ce roman.
«De la même plume il prend un autre portefeuille, et a écrit même un traité de la grâce, un de la médecine, et quelqu'autre de la physique. Dans le carrosse il fait des devises avec D. André, lesquelles mon ignorance ne connut que pour emblêmes très-chétives. Je m'enhardis de le lui dire; il en convint, mais disant qu'elles étoient meilleures ainsi qu'autrement pour mettre sur les cheminées.
«Vous ne vous étonnez pas s'il ne m'a pas demandé comme je me portois, ni dit un mot de ma maladie en sorte quelconque. M. l'évêque d'Orléans et M. d'Entragues dînèrent céans comme lui. Il arriva trois heures avant eux, et coucha céans deux nuits; les deux autres n'y firent que dîner. Ce fut pour traiter du raccommodement avec Monsieur[71] que je ne vois pas si aisé à cause des gens qui l'approchent, et qui ont des vues d'en éloigner le marquis de Sourdis, pour profiter de quelques-unes de ses dépouilles. Mais il vivra long-temps, quoique je l'aie trouvé aussi changé qu'il m'a pu trouver changée, s'il y a regardé; mais il y a lieu d'en douter, ne m'en ayant pas dit un mot. D. André m'en voulut parler, il coupa le discours pour dire ce qu'il avoit dans sa tête. Vous le connoissez assez bien, et ne vous étonnez donc plus, ni moi aussi, s'il ne vous a jamais parlé de votre raccommodement avec M. le cardinal, et de tout ce qui s'en est suivi; car à la quantité de choses qui lui passent dans la tête, rien ne peut y demeurer assez de temps pour passer au cœur; les frivoles bouchent le passage aux sérieuses.»
BOUTARD.
Boutard, dont nous avons parlé dans l'historiette de Gombauld, est de Chartres; c'est un petit homme qui a un fort grand nez, mais il a la langue encore plus longue. Il disoit un jour que dans sa famille ils aiment tous à parler, et faisoit un conte d'une de ses tantes qui, étant au sermon, et voyant que le prédicateur ne pouvoit trouver le nom d'un instrument à cultiver la terre, et qu'il avoit dit plusieurs fois une...., une....., se leva enfin, et dit: «Là, là, mon père, n'annonez point tant, c'est une pioche.—Une pioche donc, dit le père, puisque pioche y a. Nous l'eussions bien trouvée sans vous.» Cela me fait souvenir d'un miroitier de Châlons, qui entendoit un sot prédicateur qui, faisant le panégyrique de saint Étienne dans l'église de ce saint, disoit: «Où mettrons-nous ce protomartyr? A la dextre, ou à la senestre de Dieu, etc.—Mettez-le en ma place, s'écria le miroitier, aussi bien suis-je las d'y être,» et il s'en alla. Le chapitre de saint Étienne, par calomnie ou autrement, tint cet homme quatre ans en prison, et, pour l'en tirer, il le fallut déclarer fou.
Boutard est un homme à faire peur aux gens. Vous avez vu la méchanceté qu'il fit à Gombauld[72]. Il étoit plaisant; il n'y avoit que lui qui se divertît de l'Académie de la vicomtesse d'Auchy[73]; il harangua le jour du mardi-gras dès l'escalier; feignant d'avoir rencontré quelqu'un de la compagnie, il entre dans la chambre tout en parlant, se sied sans cesser; il y avoit un gros quart d'heure qu'il haranguoit sans qu'on s'aperçût qu'il haranguât: il traita des diverses façons de cracher; il en trouva cinquante-deux, dont il fit la démonstration aux dépens du tapis de pied de la vicomtesse.
Il s'étoit si bien accoutumé à prendre des lavements qu'il n'alloit point où vous savez sans cela, ou du moins bien rarement. Il avoit un certain laquais qu'il vouloit chasser: «Ah! monsieur, lui dit ce garçon, si vous saviez combien je vous ai épargné d'argent, vous ne me chasseriez pas! car souvent j'ai fait mes affaires dans votre bassin, afin que vous crussiez que vous aviez fait quelque chose; et, ainsi, je vous ai sauvé bien des clistères.»
Il fut secrétaire de M. de Fontenay-Mareuil[74], en l'ambassade de l'Angleterre. On l'accusoit d'avoir, là et ailleurs, fait quelques petites gaillardises: il étoit avare, et, dès qu'il vit Paris bloqué, lui qui est garçon, il se défit d'une partie de ses valets. Je trouve cela bien inhumain. Il est aujourd'hui président des trésoriers de France à Montpellier; c'est quelque charge nouvelle, je pense qu'il y a de la maltôte à son affaire. Il demeure, nonobstant cette charge, à Paris; je crois qu'il cherche à la vendre.
Il contoit que la Pecque[75] Cornuel, c'est ainsi qu'il l'appeloit, l'avoit voulu marier avec Marion (mademoiselle Legendre), et qu'elle lui avoit fait un grand dénombrement des avantages qu'il auroit. «Je lui ris au nez, disoit-il, et lui dis qu'elle oublioit la faveur de M. de La Rivière.» Or, La Rivière concubinoit et concubine, je pense, encore avec elle. Elle est à cette heure comme sa ménagère, et, à Petit-Bourg[76], on l'a vue quelquefois avec un trousseau de clefs. Autrefois il y avoit un couplet qui disoit:
MADAME D'AMET.
Madame d'Amet est fille de M. de Favas, homme de qualité d'auprès de Bordeaux; elle est veuve d'un cadet de La Force: ç'a toujours été une enragée. Du vivant de son mari, elle se mit tellement en colère contre la nourrice de sa fille, que cette femme tenoit alors, qu'elle lui donna un coup de pied. La nourrice pare de l'enfant, qui reçut le coup dans l'estomac, et dont la petite-fille pensa mourir. Madame de Favas prit cette petite. Le mari mort, ce fut encore bien pis. Un jour, étant logée en une maison garnie au faubourg Saint-Germain, elle battit sa demoiselle à outrance, et, non contente de cela, elle l'enferma dans un grenier, à dessein de la revenir battre au retour de la ville. Cette fille cria, et ceux qui logeoient dans cette maison attachèrent deux échelles ensemble, et la tirèrent de là. Depuis cette fille se revengea, et, à son tour, elle battit sa maîtresse; cela les mit si bien ensemble qu'elles ne pouvoient plus se quitter. Elle battit tant, il y a dix ou onze ans, le seul fils qu'elle a, qui pouvoit alors avoir neuf ans, qu'on crut qu'il le faudroit trépaner. Quand il fut guéri, il s'enfuit chez son grand-père de La Force, où il a toujours demeuré jusqu'à la mort du bonhomme, et depuis, avec le fils, car sa mère a changé de religion.
La mine de cette femme est la plus trompeuse du monde; elle paroît douce; elle est naïve avec cela.
Aux premiers troubles de Bordeaux, elle étoit chez son père. Chambret, le soudart, qui commandoit les troupes de Bordeaux, y alla loger. Elle fit la diablesse, dit qu'il ne falloit point souffrir un rebelle, et écrivit à la cour qu'elle supplioit la Reine de ne la mettre pas au rang des coupables, encore qu'elle fût dans une maison qui étoit ouverte aux séditieux; et cela pensa faire piller la maison de son père. Elle étoit au carnaval à Paris, en 1651, où elle avoit bonne envie que M. de Maisons l'épousât; mais il fut assez imprudent pour laisser échapper une si grande fortune. Elle s'avisa un jour de convier bien des gens à la comédie; puis, quand la pièce fut achevée, elle fit fermer la porte de la salle, et, avec une porcelaine, alla quêter tous les hommes qui, pour sortir, furent contraints de payer.
COSTAR[78].
Costar est fils d'un chapelier de Paris, qui demeuroit sur le pont Notre-Dame, à l'Ane rayé[79]. Son père le fit étudier; il réussit, et, ne manquant pas de vanité non plus que d'esprit, il se voulut dépayser, et demeura presque toujours dans la province; de sorte que la première fois qu'il revint ici il se vouloit faire passer pour un provincial. Mais quelqu'un lui dit joliment qu'il feroit tort à Paris de lui ôter la gloire d'avoir produit un si honnête homme, et que, quand il le nieroit, Notre-Dame pourroit fournir de quoi le convaincre. La première chose qu'il fit ce fut un sermon qu'il montroit à tout le monde. Un jour il le lut à M. Le Maistre, à M. Patru et à M. d'Ablancourt. Il y avoit une comparaison d'un vent coulis qui se glisse entre deux montagnes: cela donnoit une assez vilaine idée. Le Maistre étoit derrière lui, et lui tiroit la langue d'un pied de long. Costar disoit: «Il y a eu de sottes gens à la province qui n'ont pas trouvé que cela fût bien.» Les auditeurs, qui mouroient d'envie de rire de cette grotesque et de plusieurs autres, prenant prétexte de rire des provinciaux, se mirent à rire de lui-même[80].
En ce temps-là les Odes de M. Godeau et de M. Chapelain, à la louange du cardinal de Richelieu, parurent, et ensuite M. Chapelain eut une pension de M. de Longueville. Costar, par une étrange démangeaison d'écrire, et pensant se faire connoître, en fit une censure, qui le fit connoître en effet, mais non pas pour tel qu'il croyoit être; il n'y avoit que de la chicanerie, et, ce qui ne se pouvoit excuser, sans avoir jamais vu M. Chapelain, et sans avoir rien ouï dire qu'à son avantage, il s'écrioit en un endroit: «Jugez, après cela, si M. de Longueville n'a pas bien de l'argent de reste, de donner deux mille livres de pension à un homme comme cela?» Cette censure ne fut point imprimée; elle courut pourtant partout. Cheselles lui écrivoit une fois: «Ne pensez pas me fouetter avec vos verges encore toutes dégoûtantes du sang des Godeaux et des Chapelains.» Quelques années après, il se donna à l'abbé de Lavardin, aujourd'hui M. du Mans, qui, après avoir déclaré qu'il se retiroit au Maine pour étudier cinq ou six ans, et qu'il n'en reviendroit point qu'il ne fût bien sûr de son bâton, s'y retira effectivement; mais, au bout de ce temps-là, cet homme, qui devoit jeter de la poudre aux yeux à tout le monde, ne réussit pas autrement, et eût même le malheur de demeurer court en un sermon devant la Reine-régente. Madame de Cavoye, dont nous parlerons ensuite, dit plaisamment «qu'il avoit fait le vidame en chaire.» C'est que le vidame, fils aîné du duc de Chaulnes, ne fit rien la première nuit à la veuve de Tournon (fille de Villeroy) qu'il avoit épousée, quoiqu'elle fût jeune et jolie.
Costar, qui étoit venu à Paris avec l'abbé, reconnut bien qu'il n'avoit rien fait qui vaille de s'attaquer à des personnes dont la réputation étoit établie. Il change donc de batterie, et se met à courtiser Voiture plus qu'il n'avoit fait par le passé; car il y avoit long-temps déjà qu'ils se connoissoient, afin que, par son moyen, il pût avoir accès à la cour, et réparer, s'il pouvoit, sa faute. Un jour que M. Chapelain étoit avec Voiture, Costar y vint, et, n'ayant pas été averti que c'étoit M. Chapelain, ils s'entretinrent longuement sans que jamais l'offensé, qui le connoissoit fort bien, fît semblant de le connoître. Enfin, Chapelain s'en alla, et Costar, qui l'avoit trouvé d'agréable conversation, demanda à Voiture qui il étoit. «C'est, lui dit Voiture, M. Chapelain, cet homme que vous avez tant étrillé.» Costar fit le désespéré d'avoir désobligé un si honnête homme, et pria Voiture de faire en sorte que M. Chapelain le lui pardonnât; que c'étoit delicta juventutis: notez qu'il avoit trente-huit ans quand il fit cette jeunesse. Voiture y travailla, et Chapelain, pour assoupir cette querelle et ne plus faire parler le monde, souffrit cette réconciliation. Costar alla donc le trouver, et se mit à genoux devant lui. Chapelain, honteux de cette ridicule soumission, tourna la tête. «Ah! monsieur, lui dit l'autre, regardez l'état où je suis.» Car, comme s'il avoit eu un robinet à chacun de ses yeux, il jeta, sur l'heure, une grande abondance de larmes: c'est un fort bon comédien. Chapelain, cette fois-là, fut tout-à-fait déferré, et ne savoit que lui dire. Enfin, tàm ambitiosus imber[81] cessa quand il plut à Dieu. Avec tout cela, Costar ne persuada jamais personne, et n'a jamais pu passer pour sincère. Vous verrez, par ce que je vais vous dire, qu'on lui faisoit justice.
Il disoit que Ménage étoit son meilleur ami: il lui écrivit un jour qu'il le prioit d'aller pour quelque affaire voir un homme de lettres qui demeuroit avec feu M. d'Amiens, et qu'aussi bien il seroit sans doute bien aise de le connoître. Ménage lui manda qu'il iroit un tel jour. Costar, qui étoit au Maine, croyant qu'il n'auroit pas manqué à y aller, comme il lui avoit écrit, laissa passer quelques jours, et puis lui écrivit une belle lettre dans laquelle il y avoit: «Au reste, monsieur, un tel est si satisfait de votre visite, que, etc.» Et, après avoir dit bien des flatteries à Ménage, il ajoutoit: «Mais il faut le laisser parler lui-même;» et il feignoit que quatre ou cinq lignes qu'il avoit mises ensuite étoient extraites de la lettre de cet homme. Il se trouva que Ménage avoit eu affaire, et n'avoit point fait cette visite; et, ayant reçu cette lettre, il fit une réponse qui commençoit ainsi: «A d'autres, à d'autres, monsieur Costar, etc.» Costar lui répliqua que c'étoit par prophétie qu'il avoit écrit de la sorte, et qu'il n'avoit fait que prévenir les pensées de son ami.
A propos de lettres, voici encore une bonne histoire[82]. M. de Laval ayant été tué à Dunkerque, M. d'Avaux écrivit une lettre bien faite et bien civile à la marquise de Sablé, qui, n'étant pas encore trop en état d'écrire, pria Costar de répondre pour elle. Lui, qui ne demandoit pas mieux, fit une réponse et la lui porta: elle fit semblant d'en être contente; mais, à peine eut-il le dos tourné, qu'elle s'écria: «Ah! mon Dieu! la méchante lettre! que je n'ai garde de l'envoyer!» Costar, qui n'étoit pas de son avis, en avoit gardé copie, et aussi de celle de M. d'Avaux, et fut ravi d'avoir une occasion de se pouvoir louer en tierce personne. Il va donc chez madame de Saint-Thomas, dont il faisoit le galant, sans scandale, ce lui sembloit, à cause qu'il est un peu son parent. Là, il se mit à lire la lettre de M. d'Avaux; on la trouva fort belle. «La réponse, dit-il, est tout autre chose.» Il la prend et en fait admirer jusqu'aux virgules. Il se trouva d'assez sottes gens chez cette femme auxquels pourtant il ne put refuser d'en laisser prendre copie; de sorte que l'une et l'autre lettres coururent bientôt les rues. Quelques jours après, M. de Maisons, le fils, demanda à la marquise s'il n'y avoit point moyen d'avoir copie de la lettre qu'elle avoit écrite à M. d'Avaux. Elle lui dit que jamais de sa vie elle n'avoit donné copie d'aucune lettre qu'elle eût écrite. Le lendemain il y retourne, et lui dit en entrant: «Madame, voilà ce que vous me refusâtes hier.» Elle, bien étonnée, prend le papier, et trouve que c'étoit la réponse de Costar; elle lui conta l'histoire, et qu'elle avoit fait une autre lettre qu'elle avoit envoyée à Munster.
Il avoit une telle bassesse, en faisant la cour à Voiture, qu'il lui rapportoit tout ce qu'on disoit de lui. Il arriva que M. de Montausier dit qu'il faudroit changer quelque chose à ce sonnet qu'il a fait sur les machines des comédiens italiens. Costar alla dire à son ami que le marquis avoit dit que pour raccommoder ce sonnet il ne falloit refaire que quatorze vers. Toutes ces choses ensemble déplurent tellement à madame de Rambouillet qu'elle ne voulut jamais qu'on lui menât cet homme. Il n'a pas laissé pourtant de lui donner de l'encens dans ses ouvrages, car il ne veut pas qu'on croie qu'il n'étoit pas connu d'une si illustre personne.
Je l'ai vu ici faire le beau, nonobstant sa goutte, à l'âge de cinquante ans, et il mettoit ses cheveux sous son bonnet; il n'alloit qu'en habit court; mais il s'en avisa sur le tard, car il avoit le visage un peu bien usé, et les yeux un peu bien rouges. Je crois qu'il n'avoit pas été mal fait dans sa jeunesse[83]. Il s'avisa même de copier Voiture; mais il le copioit misérablement, car il étoit toujours guindé, toujours sur le bien dire, et il lui échappoit souvent de grandes grotesques. Il disoit sans cesse de puantes flatteries.
Un jour que madame de Longueville étoit au Cours, le laquais de Costar, qui, selon le proverbe: Tel le maître tel le valet, étoit un beau garçon, bien civil et bien disant[84], alla pour aider à raccommoder quelque chose qui s'étoit rompu à son carrosse, et fit cela avec beaucoup de zèle et d'un air fort galant. Madame de Longueville fut surprise de l'honnêteté de ce laquais, et lui demanda à qui il étoit. «Je suis à M. Costar, madame.—Et qui est ce M. Costar?—C'est un bel esprit, madame.—Et qui te l'a dit?—Si vous ne me voulez pas croire, prenez la peine, madame, de le demander à M. Voiture.»
Ce beau garçon nuisit peut-être à Costar, et par réflexion à son maître. L'évêque du Mans, celui à qui le feu Roi avoit eu l'audace de donner cet évêché sans en parler au cardinal de Richelieu, étant mort, en 1648, plusieurs y prétendirent. L'abbé de Lavardin en fut un: les habitants le demandoient, à ce qu'on dit, parce que c'est un homme d'une des meilleures maisons du pays, et le peuple a toujours de la vénération pour ceux qui le mangent. Lui, outre cela, prétendoit cet évêché quasi par droit de succession, à cause que son oncle l'avoit eu; et c'est à cause de cela qu'il ne le lui falloit pas donner, car son oncle y a vécu avec toute sorte de libertinage. Or, quand l'abbé en parla à M. Vincent[85], alors chef du conseil de conscience de la Reine, M. Vincent lui dit qu'il avoit tort de penser à l'épiscopat; que sa vie n'étoit pas dans l'ordre, et qu'il avoit chez lui un M. Costar, qui étoit un s........, et qui faisoit profession d'impiété et d'athéisme. Ce fut pour cela que Costar s'en alla à Angers, sous prétexte d'un mariage dont il se mêloit. Pour l'humeur italienne, on l'en a toujours un peu accusé; pour le reste, je n'en ai rien ouï dire. L'abbé ne se rebuta point: il fit la cour trois mois durant à M. Vincent, et disoit tous les jours la messe à Saint-Lazare. Cet homme ne se rendoit point, et lui dit un jour: «Allez, vous avez fait un cours d'athéisme avec votre Costar.» L'abbé lui dit à cela: «Monsieur, je vous prie d'envoyer chez moi saisir tous mes livres et tous mes papiers, et vous verrez si vous trouverez que j'aie noté à la marge aucun passage qui sente l'athéisme, ou qu'il y ait rien de tel dans ce que je puis avoir écrit.» Cela dura depuis le mois de mai jusqu'à la Saint-Martin, que M. le coadjuteur[86], Martineau, chantre de Notre-Dame, nommé évêque de Bazas, feu M. de Senlis (mais il ne s'y trouva pas), et le pénitencier de Notre-Dame, qui étoient du conseil de conscience, eurent ordre d'examiner si l'abbé de Lavardin n'étoit point athée, et si on pouvoit en conscience lui donner un évêché. Martineau et le pénitencier furent d'avis que, pour le scandale que cela avoit causé, on ne le fît point évêque cette fois, et qu'il seroit ridicule de faire évêque un homme dont on a douté qu'il fût chrétien. Mais le coadjuteur l'emporta, et gronda fort le père Vincent de ce que, par le rapport qu'il fit dans l'assemblée, il ne se fondoit que sur ce qu'un homme de condition, qui ne vouloit pas être nommé, avoit dit à un évêque, qui ne vouloit pas être nommé non plus, que l'abbé de Lavardin étoit indigne de l'épiscopat. En effet, il ne faudroit à ce compte-là qu'un ennemi pour perdre un homme de réputation[87]. Ce M. du Mans, pour imiter, dit-il, ses ancêtres, s'est mis à tenir table; mais à sa propre table les gens se moquent de lui. L'abbé d'Effiat un jour avoit des tablettes et écrivoit: Première plaisanterie de M. du Mans; Seconde plaisanterie de M. du Mans. Lui en rit, car il ne voit pas qu'on le raille. Chez le Roi quelqu'un demanda d'où venoit le mot de prélat; M. du Mans donne dans le panneau et étale ses éruditions. Nogent, quoique méchant bouffon, les mena battant d'une façon pitoyable.
Pour revenir à Costar, il a quelquefois des raffinements assez bizarres. Il dit qu'il se fit durer la fièvre-tierce six mois, parce qu'au sortir de l'accès il avoit des rêveries agréables. Plusieurs ont remarqué cela aussi bien que lui; mais je ne pense pas que personne se soit encore avisé d'une volupté semblable. Pour ses ouvrages, avant la Défense de Voiture, il n'avoit fait que des lettres qu'il n'a pas publiées. C'est un esprit encastelé[88]; mais on ne peut pas dire qu'il n'écrive pas bien à tout prendre. Je lui ai vu montrer avec un plaisir étrange une lettre par laquelle il remercioit M. Servien de l'emploi de secrétaire qu'il lui offroit lorsqu'il croyoit aller en ambassade auprès du Saint-Père; mais la Défense de Voiture est, sans comparaison la meilleure chose qu'il ait faite et qu'il fera; ce n'est pas que Girac et lui ne se trompent tous deux, car Girac accuse Voiture de choses dont il ne le devroit point accuser, comme de libertinage, et d'avoir écrit la lettre de la Berne[89] et celle du Valentin[90]. Il pouvoit dire, car il prétend qu'il n'a écrit cette lettre que pour Balzac seul, et point pour la faire courir comme a fait Costar, qu'où Voiture badinoit, il étoit inimitable; que son sérieux ne valoit pas grand chose, et qu'à tout prendre il n'écrivoit nullement juste. Costar veut tout défendre, et prend le style sérieux de Voiture pour le style sublime. Cependant la pièce est fort agréable, en ce qu'elle berne Balzac d'un bout à l'autre, qui étoit un des hommes du monde qui avoit donné autant de prise sur lui; ce n'est pas que ce soit une infamie à Costar d'avoir baffoué un homme qu'il avoit baisé au cul. On voit dans la préface que Girard a mise au-devant des Entretiens de Balzac, la preuve de ce que je dis. Costar, voyant le succès qu'avoit eu ce livre, en donna un second qu'il appela les Entretiens de M. de Voiture et de M. Costar; il y a furieusement de latin et bien des bévues, car il prend souvent martre pour renard[91]; et ma foi cela n'est bon que pour faire mieux entendre les lettres que Voiture lui a écrites. Il fait là-dedans le docteur, et il se trouve que Voiture entend tout autrement bien les auteurs que lui, et se moque de lui en plus d'un endroit, sans qu'il s'en aperçoive ou qu'il en ose rien témoigner. Girac a répondu à Costar, et il n'y a déjà que trop de volumes.
Costar s'avisa, en publiant la Suite de la Défense de Voiture, d'écrire à M. le chancelier une lettre qui commence ainsi: Monseigneur, si vous n'étiez le grand-prêtre de Thémis et le souverain sacrificateur des Muses, etc. M. Gaulmin[92], qui étoit présent, lui dit: «Monsieur, si vous n'y prenez garde, il vous fera bientôt chanter messe.» Il écrivit aussi au feu premier président, et il y avoit en un endroit: «Monseigneur, que vous êtes beau!» Le premier président, qui ne jugeoit pas trop mal, montrant cela à Bois-Robert, lui dit: «S'en délecte-t-il? est-il du métier?—Oui, oui, dit l'autre.—Il faut donc, reprit-il, que je prenne garde à moi désormais; je n'eusse jamais pensé qu'on me dût traiter de beau!» Toute l'Académie s'en moqua, car on y montra cette lettre au chancelier; et Bois-Robert, pour achever Costar, se mit à lire cette lettre dont j'ai parlé dans son historiette, et il leur disoit, en un endroit qui étoit un peu malin: «M. le maréchal de Schomberg et M. le maréchal de Gramont, qui sont infatués de la Défense de Voiture, veulent que j'ôte cela et encore cela: me le conseillez-vous, messieurs?—Gardez-vous-en bien, lui dirent-ils.—Ma foi, je l'enverrai donc, dit-il, comme la voilà.»
Sur cette Suite de la Défense de Voiture, Costar pria Conrart de lui dire son avis. L'autre lui écrivit que tout le monde étoit scandalisé de ce qu'il déchiroit M. de Balzac, car cette fois il lève le masque et ne raille plus, et aussi de traiter si mal M. de Girac sur une chose où il n'y avoit motif. C'est sur je ne sais quel passage. Costar lui répondit en colère qu'on avoit bien raison de lui avoir donné avis qu'il étoit plutôt pour Girac que pour lui. Conrart, qui a toujours de la bile de reste, monte sur ses grands chevaux; Costar cale la voile, et lui demande pardon.
Girac, dans une réponse qu'il faisoit imprimer contre Costar, en 1658, avoit mis trois ou quatre lettres de Costar assez impies. Courbé, sottement, comme il est l'imprimeur des deux adversaires, communiquoit à l'un et l'autre tout ce qu'il imprimoit. Costar, voyant cela, fait saisir l'impression, et au Châtelet il fut dit que n'étant point question d'accuser le sieur Costar d'impiété, défenses étoient faites d'imprimer le livre qu'il ne fût mis en l'état qu'il devoit être. Costar se sert de la main de Pauquet[93], de sorte qu'on ne sauroit prouver que ces lettres sont de lui. Il y en a une où il dit qu'il veut sacrifier à une religieuse, et joue sur tous les endroits de la messe. Voilà Courbé puni comme il le méritoit.
Girac a trouvé que Costar, qui le railloit de n'être que fils d'un conseiller d'Angoulême, étoit, comme chacun sait, fils d'un chapelier, et petit-fils d'un gadouard. Dans le premier volume de ses lettres, car quoiqu'il ne se vende point, il en fait imprimer un second, il y en a une (c'est la dernière) où il parle assez mal de la Pucelle; cependant M. Chapelain, lâchement, lui écrit tous les ans dix ou douze fois.
Le cardinal Mazarin, quand il est assez mal pour ne pas songer aux affaires, se fait lire, pour se divertir, les lettres que Costar lui a écrites.
Notre homme avoit si bien su traiter Colbert quand il alloit et revenoit de Mayenne, qu'il le recommandoit au procureur-général[94], et, par ce moyen, il avoit douze cents écus comme historiographe. Rose[95] lui avoit valu cinq cents écus de pension, en faisant goûter au cardinal la Défense de Voiture. Il mourut à l'âge de soixante ans[96] dans de grandes douleurs, car sa goutte étoit remontée, mais assez philosophiquement. Il fit tout le bien qu'il pouvoit faire à Pauquet; il lui laissa dix mille écus avec sa prébende du Mans[97]. Pour le reste, aussi bien que pour cela, M. du Mans a suivi la volonté du défunt: il avoit soin de l'éducation du petit de Lavardin; il menoit une vie assez douce au Mans.
La comtesse de La Suze dit que Costar est le plus galant des pédants, et le plus pédant des galants.
MADAME DE CAVOYE.
Madame de Cavoye est fille de Sérignan, gentilhomme de qualité de Languedoc, qui fut maréchal-de-camp en Catalogne; elle épousa en premières noces un gentilhomme nommé La Croix, qui la laissa veuve fort jeune et sans enfants; elle étoit jolie, spirituelle et assez riche. Cavoye, gentilhomme de Picardie, peu accommodé, mais de beaucoup de cœur, étoit à M. de Montmorency, quand il en devint amoureux: il n'avoit pas grande espérance de réussir en sa recherche, quand, ayant été pris pour second par un de ses amis, il alla chez un notaire faire un testament par lequel il donnoit à madame de La Croix tout ce qu'il pouvoit avoir au monde, et après alla dire à une amie commune qu'il venoit de rendre à madame de La Croix la plus grande marque d'amour qu'il lui pouvoit rendre; qu'on trouveroit son testament chez tel notaire, qu'il s'alloit battre, et qu'il la supplioit d'assurer la belle que, s'il mouroit, il mouroit son serviteur; et, après cela, s'en va. Cette femme court le dire à madame de La Croix, qui fit aussitôt monter son père et tous ses amis à cheval. On cherche partout: on trouve que Cavoye avoit eu l'avantage. Elle fut si touchée de ce témoignage d'affection, qu'elle l'épousa. Jamais femme n'a plus aimé son mari. Le cardinal de Richelieu le fit son capitaine des gardes.
Quand la cour n'étoit pas à Paris, elle avoit toujours une lettre dans sa poche pour son mari; et dès qu'elle entendoit dire que quelqu'un alloit à la cour, elle lui donnoit sa lettre; celle-là partie, elle en alloit faire une autre; et tel jour elle lui en a envoyé plus de trois. Un jour le cardinal lui demanda lequel elle aimoit le mieux de lui ou de son mari: «Monseigneur, répondit-elle, Votre Éminence ne m'en voudra point de mal s'il lui plaît; mais je lui avouerai franchement que j'aime mieux mon mari. Vous ne me donnez que de l'inquiétude, je suis toujours en peine pour votre santé, et lui me donne du plaisir.—Mais lequel aimeriez-vous mieux, ajouta le cardinal, que M. de Cavoye mourût ou tout le reste du monde?—J'aimerois mieux que tout le monde mourût.—Mais que feriez-vous tous deux tous seuls?—Nous ferions ce qu'Adam et Ève faisoient.»
Elle dit qu'elle avoit tout le soin des affaires et du ménage: «Quand il revenoit au logis, je le caressois; je me faisois toute la plus jolie que je pouvois pour lui plaire: il n'entendoit parler de rien de fâcheux, point de plaintes, point de crierie, point d'affaires. Enfin, c'étoit comme si le sacrement n'y eût point passé.»
Elle dit un jour à mademoiselle de Bussy, avec laquelle elle causoit il y avoit une demi-heure: «Mademoiselle, nous nous ennuyons l'une l'autre, adieu; il vaut mieux se séparer; je vois que la conversation languit.»
Une fois, au retour de la campagne, quand ce mari fut couché, et qu'il eût fait le devoir, ils parlèrent un peu de leurs petites affaires: «J'ai, lui dit-il, plus dépensé que je ne pensois; la nourriture a été fort chère; j'ai été contraint d'emprunter tant.—Hé bien! dit-elle, patience, je trouverai bien de quoi remplacer cela.» Après il recommença: «Oh! lui dit-elle, Cavoye, tu as fait encore quauque dette.» Car elle a un petit accent, et quelques mots du pays, qui donnent encore plus de grâce à ce qu'elle dit. Ce mari mourut avant le cardinal de Richelieu. La pauvre madame de Cavoye en fut terriblement affligée. Madame de Bomelle y alla comme les autres, et, comme elle prit congé: «Hélas! dit l'affligée, que je serois heureuse, mon enfant, si j'étois aussi oison que toi! je ne sentirois pas ce que je sens.» D'Ornano, le dévot, y fut aussi, et avoit avec lui deux vilains grimauds d'enfants: «Sont-ils à vous? lui dit-elle.—Oui, madame.—Hé! mon pauvre monsieur, s'écria-t-elle, priez bien Dieu, et ne faites plus d'enfants.» Elle avoit une fille bien faite, mais fort éveillée; elle ne la perdoit point de vue: «Cela a le sang trop chaud, disoit-elle; il faut que je lui donne un mari de Languedoc.» Elle lui en donna un; et sa fille, après quelques années, étant venue ici avec son mari (c'étoit un assez pauvre homme), elle tâcha de faire quelque chose pour lui à la cour; mais comme elle vit qu'il ne s'aidoit point: «Petite, dit-elle à sa fille, remène ton mari à la province, je n'en sais que faire ici.»
Quoique chargée de beaucoup d'enfants, elle fait si bien qu'elle subsiste honorablement; elle a eu la moitié du don des chaises de Souscarrière[98] dès le temps du feu cardinal, et cela lui vaut beaucoup. Elle fait la cour; elle est adroite et aimée de tout le monde, pleure encore quand on lui parle de son mari. Il sera parlé d'elle dans les Mémoires de la régence, car elle dit toujours quelque chose de plaisant. Elle, madame Pilou et madame Cornuel, ce sont trois originaux. Elle est fort libre. Un jour, un garçon, c'est l'abbé Testu, l'aîné, la menoit chez madame de Chamguy: «Mon pauvre abbé, lui dit-elle en passant dans une grande salle, tourne la tête.» Et après elle se met à pisser dans une cuvette. Elle a cinquante ans, et, après douze grossesses pour le moins, la gorge aussi belle qu'à quinze ans; elle n'a jamais eu le visage fort beau, mais agréable; pour le corps, il n'y en avoit guère de mieux fait.
LE CARDINAL DE RETZ[99].
Jean-François de Gondy, aujourd'hui cardinal de Retz, est un petit homme noir qui ne voit que de fort près, mal fait, laid et maladroit de ses mains à toute chose[100]. Quand il écrit, il fait toujours des arcades; il n'y a pas une ligne droite, et ce n'est que du griffonis. J'ai vu qu'il ne savoit pas se boutonner. Une fois, à la chasse, il fallut que M. de Mercœur lui remît son éperon; il n'en put jamais venir à bout. Il ne connoissoit autrefois de toutes les monnoies qu'une pistole et un quart d'écu. Il fut destiné à être chevalier de Malte, et, étant né durant un chapitre, il fut chevalier dès ce jour-là; de sorte qu'il auroit été grand'croix de bonne heure. Il avoit deux frères, tous deux ses aînés, le duc d'aujourd'hui, et un qu'on appeloit le marquis des Isles d'Hières: celui-là étoit blond. M. de Bassompierre disoit: «Pour celui-là, on ne peut pas dire qu'il ne soit de ma façon.» J'ai dit ailleurs que la mère étoit une grande prude. Ce garçon disoit qu'il vouloit être cardinal, afin de passer devant son frère: il avoit de l'ambition; mais il mourut misérablement à la chasse; étant tombé de cheval, la jambe engagée dans l'étrier, il fut tué d'un coup de pied que le cheval lui donna par la tête. Ce garçon mort, on changea de pensée, et on destina le chevalier à l'Eglise. Le voilà donc l'abbé de Buzay; c'étoit une abbaye en Bretagne[101]. La soutane lui venoit mieux que l'épée, sinon pour son humeur, au moins pour son corps. Tel que je l'ai représenté, il n'avoit pas pourtant la mine d'un niais; il y avoit quelque chose de fer dans son visage[102].
Dès le collége, l'abbé fit voir son humeur altière: il ne pouvoit guère souffrir d'égaux, et avoit souvent querelle; il montra aussi dès ce temps son humeur libérale; car ayant appris qu'un gentilhomme qu'il ne connoissoit point étoit arrêté au Châtelet pour cinquante pistoles, il trouva moyen de les avoir et les lui envoya. Au sortir de là, ce nom de Buzay approchant un peu trop de buse, il se fit appeler l'abbé de Retz. Ce n'étoit pas encore trop la mode en ce temps-là de ne porter pas le nom de son bénéfice; à cette heure il n'y a si petit ecclésiastique qui ne s'appelle l'abbé, et ceux qui le sont effectivement prennent le nom de leur famille aussi bien qu'eux. Il m'a dit que le gros comte de La Rocheguyon lui vouloit donner tout son bien, à condition qu'il prendroit le nom et les armes de Silly[103]; mais qu'à sa mort les parents empêchèrent qu'on ne lui fît venir un notaire. En me contant cela, il me disoit que, s'il eût été d'épée, il eût fort aimé à être brave, et qu'il auroit fait grande dépense en habits; je souriois, car, fait comme il est, il n'en eût été que plus mal, et je pense que ç'auroit été un terrible danseur, et un terrible homme de cheval: d'ailleurs, il est malpropre naturellement, et surtout à manger: il est aussi rêveur; de sorte qu'à table, par malice, on lui mettoit une tête de perdrix sur son assiette; il la portoit à la bouche sans y regarder, et mettoit les dents dedans. La plume lui sortoit de tous les côtés. Il ne mange jamais que du plat qui est devant lui; il n'y a guère d'homme plus sobre.
Il est enclin à l'amour, a la galanterie en tête, et veut faire du bruit; mais sa passion dominante, c'est l'ambition; son humeur est étrangement inquiète, et la bile le tourmente presque toujours. Dans sa petite jeunesse, il voyoit fort sa parenté, et principalement madame de Lesdiguières. Je crois qu'il en a été amoureux, aussi bien que de madame de Guémenée. Il voyoit fort aussi M. d'Ecquevilly, son parent, dont nous avons parlé ailleurs. Ce M. d'Ecquevilly n'avoit guère de meilleurs yeux que lui, et on dit qu'un jour ils se cherchèrent un gros quart-d'heure dans une grande cour, sans se pouvoir retrouver, et qu'il fallut à la fin que deux gentilshommes les prissent chacun par la main pour les faire joindre. Dans la société de la famille (madame de Guémenée en étoit), on se divertissoit, entre autres choses, à s'écrire des questions sur l'Astrée, et qui ne répondoit pas bien, payoit pour chaque faute une paire de gants de frangipane. On envoyoit sur un papier deux ou trois questions à une personne, comme, par exemple, à quelle main étoit Bonlieu, au sortir du pont de La Bouteresse, et autres choses semblables, soit pour l'histoire, soit pour la géographie; c'étoit le moyen de savoir bien son Astrée. Il y eut tant de paires de gants perdues de part et d'autre, que, quand on vint à conter, car on marquoit soigneusement, il se trouva qu'on ne se devoit quasi rien. D'Ecquevilly prit un autre parti. Il alla lire l'Astrée chez M. d'Urfé même, et, à mesure qu'il avoit lu, il se faisoit mener dans les lieux où chaque aventure étoit arrivée.
Notre abbé étoit fort mal avec sa cousine de Schomberg, car il y avoit deux partis, celui de la maréchale et celui de madame de Lesdiguières; le dernier étoit le plus fort. Dans une assemblée de la parenté, madame de Lesdiguières obligea l'abbé à aller prendre à danser madame de Schomberg, qui étoit toute contrefaite, et qui avoit les pieds tout tortus, et ne pouvoit quasi marcher; cela la pensa faire enrager; on la haïssoit; elle étoit laide et méchante.
En ce temps-là, un homme proposa à l'abbé d'épouser je ne sais quelle grande héritière d'Allemagne, catholique, dont je n'ai pu savoir le nom; que ses parents luthériens la violentoient, et qu'on la vouloit donner à un Weimar, qui étoit à l'Académie à Paris. Il y entend, et promet à cet homme une de ses deux abbayes (il en avoit deux); l'autre se nommoit Quimperlay; elles valent dix-huit mille livres de rente, ou environ. Je n'ai pu savoir tout ceci qu'imparfaitement. Il fit un voyage où il parla à cette fille; même il se battit contre ce Weimar, et eut l'avantage, non par adresse, mais par bravoure, car il n'est pas moins vaillant que M. le Prince. Ce n'est pas le seul combat qu'il ait fait; il s'est battu une autre fois, je pense que c'étoit contre le comte d'Harcourt[104]. Je lui ai ouï dire à lui-même que cet homme lui disoit: «Je vous aurai bientôt culbuté, ce n'est pas là votre métier.—Cependant il laissa, je ne crois pas que ce fut exprès, un grand baudrier de buffle, sans lequel je l'eusse bien blessé, car je donnai droit dedans.» Il me contoit tout cela, sans nommer personne, et je n'ai jamais su d'où venoit leur querelle.
Il m'a dit aussi, et j'ai appris depuis, que c'étoit lui-même qu'un homme de la cour étant une fois enfermé dans une chambre avec une femme de qualité dont il étoit possesseur, ayant ouï du bruit, fut obligé d'ouvrir de peur d'être surpris; c'étoient des gens armés qui l'attaquèrent. Il les repoussa de la porte, la referma, et retourna caresser la belle, comme s'ils eussent été dans la plus grande sûreté du monde. «Il faut, me disoit-il, n'avoir guère peur pour cela. Ce même homme, ajoutoit-il, quoiqu'on lui eût donné avis que le mari le vouloit faire assassiner, ne laissa pas d'aller partout à son ordinaire, et sans être autrement accompagné.» Si cette aventure est vraisemblable, je m'en rapporte; mais, par là, on jugera de l'humeur du personnage.
Il fit encore un combat contre l'abbé de Praslin, aujourd'hui le marquis de Praslin, qui a épousé mademoiselle d'Escars, cadette de madame d'Hautefort: il eut l'avantage; mais le comte d'Harcourt, qui servoit Praslin, battit le second de l'abbé de Retz[105].
Il a toujours été d'humeur remuante; il s'est vanté de savoir bien des choses des desseins de M. le comte (de Soissons), et qu'un jour il rendit un paquet aux Tuileries à M. de Thou, qui lui dit après: «Ma foi! monsieur l'abbé, il faut que vous me croyiez bien homme d'honneur pour m'avoir rendu ce paquet; car cela est bien gaillard[106].»
La violence que le cardinal de Richelieu fit au père de Gondy pour la charge des galères qu'il lui fit vendre en dépit de lui, avoit outré l'abbé: sans cela, sur ma parole, notre homme n'eût pas laissé d'être son ennemi. Il étoit trop ambitieux; il se vantoit que son père, son frère et lui avoient été les seules personnes de condition qui n'eussent point plié.
Quand il fut question de prendre en Sorbonne le bonnet de docteur, il dédia ses thèses à des saints pour n'être point obligé de les dédier aux puissances. Il voulut l'emporter de haute lutte sur l'abbé de Souillac (de La Mothe-Houdancourt), parent de M. de Noyers; c'est aujourd'hui M. de Rennes[107]. On fit intervenir l'autorité du cardinal; on proposa assez de choses à l'abbé de Retz; jamais il ne voulut démordre, et il harangua fort fièrement. Il est vrai que la Sorbonne, en considération du cardinal de Gondy, soutint ses intérêts, et représenta, je pense, au cardinal, qu'ils ne pouvoient pas abandonner le neveu d'un prélat à qui ils avoient tant d'obligation. Il l'emporta donc sur l'autre, et le cardinal depuis cela l'appela toujours ce petit audacieux, et il disoit qu'il avoit une mine patibulaire. Cette contestation fut cause que ses parents trouvèrent à propos qu'il fît un voyage en Italie[108]. Deux de mes frères et moi ayant dessein d'y aller, le priâmes de trouver bon que nous lui tinssions compagnie. Je l'entretins presque toujours durant dix mois; et, comme il a autant de mémoire que personne, car il savoit par cœur tout ce qu'il avoit jamais appris, il me conta et me dit bien des choses.
Je remarquai que le premier ouvrage qu'il fit, hors quelques sermons, ce fut la Conjuration de Fiesque[109]; car cela convenoit assez à son humeur. Il avoit fait l'épitaphe du comte de Soissons en prose, où il l'appeloit le dernier des héros.
Il ne pouvoit pardonner à don Thadée, neveu du pape Urbain, alors régnant, de ne s'être pas emparé de l'Etat d'Urbin qui retourna alors à l'Eglise, faute de mâles. Nous ne passions pas devant une place qu'il ne la prît ou par assaut ou autrement. Il parloit sans cesse de sa naissance. Il fut fort caressé à Florence par le grand-duc; il logea chez le chevalier de Gondi, qui faisoit la charge de secrétaire d'État, et qui avoit été résident en France. Le chevalier avoit les portraits des Gondis de France dans sa salle, car ils ne sont pas si grands seigneurs en Italie qu'ici; ils sont pourtant gentilshommes: j'en ai vu assez de marques dans Florence; mais la question est de savoir si cela n'est point depuis la faveur d'Albert, et si ceux-ci en sont. Quillet dit que ce chevalier de Gondi se mit à rire un jour qu'il lui demanda si les Gondis de France étoient effectivement des vrais Gondis. Le cardinal de Retz dit qu'il n'y a que lui en France qui puisse fournir ses trente quartiers[110].
Albert, qui a fait la fortune de la maison ici, étoit fils d'un banquier florentin qui demeuroit à Lyon, nommé Gondy, seigneur Du Perron, dont la femme, aussi italienne, avoit trouvé moyen d'entrer au service de la reine Catherine de Médicis, et avoit eu charge de la nourriture des Enfants de France au maillot. On disoit qu'elle avoit donné une recette à la Reine pour avoir des enfants[111]; car la Reine fut dix ans sans en avoir; et cela fit que la Reine l'aima tant, qu'étant parvenue à la régence, en moins de quinze ans, elle avança si fort les enfants de cette femme qui, au jour que le Roi mourut, n'avoient pas tous ensemble deux mille livres de rente, qu'Albert, à la mort de Charles IX, étoit premier gentilhomme de la chambre et maréchal de France avec des gouvernements, avoit cent mille livres de rente pour le moins en fonds de terre, et, en argent et en meubles, plus de dix-huit cent mille livres; son frère, Pierre de Gondy, étoit évêque de Paris, et avoit encore trente ou quarante mille livres de rente en bénéfices, et, en meubles, la valeur de plus de deux cent mille écus; et M. de La Tour, le cadet des trois, étoit, quand il mourut, capitaine de cinquante hommes d'armes, chevalier de l'ordre comme son aîné, et maître de la garde-robe, et tous trois du conseil privé. Voilà ce que j'ai appris d'un homme de ce temps-là, et qui le savoit bien.
J'ai ouï conter une chose assez judicieuse de ce maréchal de Retz. Charles IX avoit une levrette admirable qu'il aimoit fort; il sut qu'un gentilhomme de Normandie en avoit une fort bonne; il la fait venir, et le gentilhomme aussi. On court un lièvre avec ces deux chiennes: la levrette du gentilhomme faisoit mieux que la sienne. Le Roi, déjà fâché de cela, voyant que ce gentilhomme, qui étoit sans doute assez mauvais courtisan, dans l'ardeur de la chasse l'avoit devancé, il lui donne brusquement un coup de houssine. Le lendemain le maréchal vint au lever du Roi, fort triste. «Qu'avez-vous?—C'est, sire, que vous avez perdu le cœur de toute votre noblesse.—Je vous entends, dit le Roi, j'ai tort; je ne suis que gentilhomme, je le veux satisfaire.» En effet, le Roi le pria de l'excuser devant tout le monde[112]. En cet instant on eut avis qu'un petit gouvernement vaquoit; le maréchal dit au Roi: «Sire, il le lui faut donner.» Le Roi le lui donna. Il en usoit bien, ce favori; car il vouloit toujours qu'il parût que le Roi donnoit de son propre mouvement.
Le cardinal sut qu'il y avoit chez messieurs Du Puy un manuscrit de M. de Brantôme, de la maison de Bourdeilles, contenant plusieurs volumes, dans un desquels étoient les amours de la duchesse de Retz, femme d'Albert, où il y avoit maintes belles choses à l'honneur de la dame. Il n'eut jamais de repos que messieurs Du Puy ne lui eussent permis d'effacer tout ce qui étoit contre sa grand'mère, et le manuscrit est effacé de façon qu'on ne sauroit déchiffrer un mot[113].
Il y avoit ici un Gondy dans les partis: ce fut celui qui bâtit l'hôtel de Condé, et qui fit le jardin de Gondy à Saint-Cloud. C'étoit un homme fort voluptueux: on dit que dînant chez un de ses amis, à cinq lieues de Saint-Cloud, où il n'y avoit point de verres de cristal, il dit à un de ses gens: «Va m'en quérir un à Saint-Cloud, et ne te soucie pas de crever mon cheval.» Il y va. Le cheval crève en arrivant, et le valet en descendant cassa le verre. Cet homme méritoit bien de mourir gueux comme il est mort.
Pour revenir où nous en étions: à Florence, un jeune gentilhomme qui étoit à lui, car il en avoit quatre, et le reste à l'avenant, s'avisa de faire faire un pourpoint de taffetas à bandes sans les ourler. Un jour au Cours la grande-duchesse mère et mademoiselle de Guise vinrent à passer, qui se crevoient de rire de voir cette extravagance, car cet homme étoit à la portière, et sembloit être vêtu de toiles d'araignées, tant il avoit de filets aux bras et au corps.
La grande-duchesse étoit une des plus belles personnes d'Italie, mais elle avoit affaire à un pauvre mari: il avoit cinq ou six calottes l'une sur l'autre, et en ôtoit et en mettoit selon que son thermomètre l'ordonnoit. Quand il couchoit avec elle, tout l'État de Toscane étoit en prière: cela n'arrivoit pas souvent. Je pense qu'enfin elle a eu un héritier.
A Venise, où nous allâmes ensuite, l'ambassadeur de France[114] (c'étoit le président Mallier, un vrai cheval mallier) le logea seul avec un valet-de-chambre. Le comte de Laval, frère de M. de La Trimouille, étoit retiré à Venise. Je pense qu'il dit, en parlant de l'abbé: «Il ne manquera pas de me venir voir.» L'abbé n'y alla point, et en parloit avec fort peu d'estime. Il disoit que quand le comte alla à La Rochelle, les Rochellois mirent sur sa porte: «Ni plus ni moins,» voulant dire qu'ils ne se tenoient pour lui ni plus ni moins.
A Rome, il se logea bien, et tenoit assez bonne table; on en faisoit cas à cause qu'il en savoit plus que beaucoup de cardinaux et de prélats. Il nous voulut faire accroire que le connétable Colonne, à la maison duquel il disoit que celle de Gondi étoit alliée étroitement, s'étoit fort plaint de ce qu'il ne l'avoit pas vu; mais qu'il n'avoit osé à cause que le connétable étoit du parti des Espagnols, car c'étoit de Naples qu'il étoit connétable.
Il n'étoit pas moins inquiet à Rome qu'à Paris, et il nous fit faire au mois de novembre un fort ridicule voyage pour voir des mines d'alun. Nous partîmes, comme s'il eût été question de quelque chose d'importance, par une fort grosse pluie, et les Italiens disoient: «Questo è partir à la francese.» Nous ne fûmes pas plus de trois mois et demi à Rome, et il nous en fit partir à Noël, pour revenir en France. Il feignit qu'un homme l'étoit venu trouver dans une église, et qu'il lui avoit donné un avis qui l'obligeoit à quitter l'Italie promptement[115]. Quoique je n'eusse que dix-huit ans, je vis bien que l'argent commençoit à lui manquer; et if eût même été embarrassé en arrivant, car ses lettres de change tardèrent, sans que nous lui donnâmes tout ce que nous avions à recevoir. Il le faut louer d'une chose, c'est qu'à Rome, non plus qu'à Venise, il ne vit pas une femme, ou il en vit si secrètement, que nous n'en pûmes rien découvrir. Il disoit qu'il ne vouloit pas donner de prise sur lui.
Après la mort du cardinal de Richelieu, M. l'archevêque trouva bon que, pour épargner un loyer de maison, il se logeât au petit Archevêché, où il a toujours logé depuis, car il ne dépensoit que trop, et la galanterie de madame de Pommereuil avoit déjà commencé[116].
Le reste se trouvera dans les Mémoires de la régence.
LA PRÉSIDENTE DE POMMEREUIL.
Bordeaux, aujourd'hui intendant des finances, a quatre filles: l'aînée, qui est celle dont nous parlons, eut ordre du père de regarder Fromont, qui est mort, l'un des secrétaires des commandements de M. d'Orléans, comme un homme qui seroit son mari. Après, tout d'un coup, Bordeaux change d'avis, et tombe d'accord d'articles de mariage avec Pommereuil, président au grand-conseil, qui étoit veuf nouvellement. Il le mène à la campagne, et, en badinant avec sa fille, il lui fait signer des articles, et après il lui déclare que c'est tout de bon. Pommereuil, car l'un et l'autre ne doutoient pas qu'elle ne fût engagée d'affection avec Fromont, avoit porté des perles, etc. Elle les refusa, et lui déclara qu'elle ne l'aimeroit jamais: elle se jeta aux genoux de son père; mais en vain. On les maria la nuit. Elle ne vouloit pas dire oui, car elle espéroit que Fromont viendroit l'enlever; mais quand elle vit l'heure passée, de dépit, elle dit oui. D'autres disent que le père lui donna un soufflet pour le lui faire dire. Quoi que c'en soit, son mari et elle firent un terrible ménage. Elle ne revenoit avec sa sœur de Cossigny qu'à cinq heures du matin; et lui, qui avoit fait enrager sa première femme, trouvoit bien à qui parler. Il y eut bien des galanteries, et, au bout de dix ans, ils se séparèrent.
BEZONS[117].
.... Bazin, seigneur de Bezons, est fils d'un trésorier de France, et petit-fils d'un médecin de Troyes, qui étoit de basse naissance. Sa mère étoit Talon. C'est un petit homme tout rond, et joufflu comme un des quatre vents, et aussi bouffi d'orgueil qu'il y en ait au monde, et qui se prend autant pour un autre. Étant avocat, mais ce n'étoit qu'en attendant quelque charge d'avocat-général, car il a toujours eu de l'ambition, il se fit je ne sais quelle société au faubourg Saint-Germain, où l'on avoit la comédie quelquefois. Un jour, ce petit monsieur qui en étoit, à tout bout de champ venoit sur le théâtre, ordonnoit, décidoit, parloit aux comédiennes, et faisoit furieusement l'empressé... Des gens de la cour qui étoient là demandèrent qui il étoit. Quelque femme assez simple, pensant accoucher de gros, leur dit: «Messieurs, c'est M. de Bezons.—Ah! ah! dirent-ils tout haut, le nom est aussi plaisant que l'homme;» et le bernèrent tout leur saoul. Ce petit monsieur traita après de la charge d'avocat-général au grand-conseil, et avoit mis le siége devant la présidente de Pommereuil, pour parler comme Charleval[118], qui datoit du camp devant une telle, quand l'abbé de Retz s'y attacha. Pour ne pas effaroucher le président, on trouva à propos de ne se pas défaire de Bezons, afin que le mari crût que c'étoit cet homme-là, et non l'abbé, qui en contoit à sa femme. Quelque temps après on parla de le marier avec une parente proche de M. Conrart qui, s'informant de lui à Patru, lui demanda, entre autres choses, s'il étoit vrai qu'il eût tant d'attachement à madame de Pommereuil. «Que cela ne vous mette pas en peine, dit Patru, je vous promets qu'il ne tient à rien de ce côté-là.» Le voilà marié sur la parole de Patru, qui répondit qu'il avoit certainement quarante mille écus de biens. Il fallut, au bout d'un an, parler à la présentation d'Hocquincourt à la charge de grand-prévôt. Notre petit homme, qui ne sait rien, y étoit bien empêché. Conrart et lui vont trouver Patru qui, sur l'heure, dressa une harangue qui fut le lendemain en état d'être prononcée. Conrart, par cabale, comme j'ai dit ailleurs, voulut faire son allié de l'Académie[119]; Patru fit encore le compliment ou la petite harangue qu'on a accoutumé de faire quand on est reçu, et la fit devant eux deux; ce que je ne conçois pas, car, pour moi, quoique je n'aie pas plus de peine qu'un autre à composer, je ne pourrois pourtant rien produire si je n'étois seul, et, en cette rencontre, je serois un peu greffier de Vaugirard. Mais voici une chose qui m'étonne bien plus, c'est que ce petit homme eut l'insolence de lire ces deux pièces comme siennes, en présence de Patru, même chez le premier président de la cour des Aides. Patru m'a dit: «Mon ami, j'en étois déferré moi-même.» On en fit une à M. le chancelier protecteur. En ce temps-là Bezons disoit: «J'ai la place de M. le chancelier, je lui succède.—C'est bien, lui dit Patru, c'est signe que vous lui succéderez aussi un jour en celle de chancelier.» Une fois il disoit: «Si je n'eusse été hier à l'Académie, le plus sot avis du monde eût passé.» Un jour il dit à M. Conrart, parlant d'un docteur de Sorbonne, nommé d'Autry, qui avoit été précepteur de M. Talon: «Le bon homme a demandé en grâce qu'on l'enterrât dans notre chapelle. Vous savez bien, ajouta-t-il, comment cela s'entend; c'est-à-dire d'être enterré à nos pieds.—Oui, dit Conrart, comme Bertrand Du Guesclin aux pieds des rois de France.»
Vous avez vu quelles obligations il avoit à Patru; cependant il fut cause que M. de Rohan-Chabot ne lui donna pas la première cause de l'affaire contre Tancrède, disant qu'il avoit la voix pitoyable (il ne l'a que foible). Véritablement il l'a belle, lui qui ne sauroit prononcer un r, et qui semble avoir toujours la bouche pleine de bouillie. Pour ne rien dire de pis, je ne saurois croire que ce fût par envie; car il faut quelque espèce d'égalité pour cela. Conrart disoit que, s'il eût fait cela avant que d'épouser sa cousine, il auroit rompu le mariage. Il vendit sa charge, et, par le crédit de son oncle Talon, il eut un brevet de conseiller d'État, et ensuite je ne sais quelle intendance de Soissons; or, il faisoit si fort l'entendu, que Patru l'appeloit le Roi de Soissons. Une fois il fut diablement relancé chez M. Du Puy. «J'ai trouvé, disoit-il, à mon retour de mon intendance[120], les maximes toutes changées; car on dit que nos biens ne sont point au Roi.—On ne l'a jamais dû dire autrement,» dit brusquement M. Du Puy l'aîné, qui le traita d'ignorant et de suppôt de tyrannie. Il eut ensuite l'intendance de l'armée de Catalogne, et après, celle de Languedoc où il est encore. Dans la régence, nous parlerons de ses fredaines et de ses méchantes plaisanteries.
SALOMON-VIRELADE[121].
Il faut accoupler Salomon à Bezons: ils ont été tous deux compagnons à la charge d'avocat-général du grand-conseil, et reçus en même temps à l'Académie, Arcades ambo. M. Chapelain le fit recevoir, disant qu'il falloit mettre des gens de qualité. A la vérité, il est fils d'un conseiller au parlement de Bordeaux; mais il n'est pas d'une fort bonne famille[122]. Si ce que disoit M. Chapelain eût été véritable, il falloit mettre à l'Académie M. d'Usez et M. de Montbazon[123]. Il voulut faire accroire gasconnement que M. le chancelier l'en avoit pressé terriblement, et ce fut lui qui l'en pressa. Ce garçon n'étoit point mal fait, mais il étoit et est encore un grand fat. Dès qu'il fut ici, il voulut se faire auteur: il débuta par faire imprimer des vers latins sur la naissance du Roi, et un méchant Benedicite en vers françois, où il y avoit, entre autres sottises, que les montagnes sont les mamelles de la nature, et que les rivières et les fontaines couloient d'argent potable; et il se trouva qu'il avoit volé cette belle pièce à un moine de son pays qui la réclama à corps et à cris, comme un grand joyau. Non content de cela, il adressa à M. Grotius, alors ambassadeur de Suède en France, qu'il ne connoissoit point, un discours[124] auquel il avoit fait un mauvais commencement et une mauvaise fin; mais le reste étoit de Balzac. Là, il parloit à M. Grotius comme à son ami familier, et Grotius disoit qu'il ne le connoissoit point. Quand Ménage étoit après à entrer chez l'abbé de Retz, «Il faudra, lui dit-il, que nous fassions cela pour vous.» Et depuis il fut assez sot pour aller prier Ménage de le présenter à l'abbé de Retz. Ménage fut le plus surpris du monde de cette effronterie-là.
Il vouloit épouser madame de Cominges, alors fille[125]; elle étoit de Bordeaux; elle n'en voulut point. Un jour qu'il parloit à Darbo de cette recherche: «Il n'y a plus, disoit-il, que quelques petites difficultés. Mon père n'en a pas trop d'envie, au moins il ne veut pas assez donner. La mère de la fille ne le veut guère, et la fille presque point. Cela sera fait pourtant.» Il parla un an durant d'acheter une charge de maître des requêtes qu'il n'acheta point, et en parlant de ces charges-là, comme s'il en eût eu une, il disoit: «Cela fera enchérir nos charges, cela fera diminuer nos charges.» Enfin il s'en alla à Bordeaux, où il épousa une fille du président de La Lane, veuve d'un vicomte d'Oreillan, de bonne maison du Limousin. Lui acheta la charge de lieutenant-général, et prit le nom de Virelade: c'est une terre. Sa femme est fort laide et fort fardée, le méprise fort, et le fait fort cocu. Cet été, elle étoit à Paris publiquement logée avec un La Nogarède, son galant: elle se mêla de jouer, et perdit ce qu'elle avoit. Virelade, au bout d'un an et plus, vint à Paris, autant pour affaire que pour cela: or, dans l'auberge où il logeoit, il y avoit bien de la jeune noblesse. Quelqu'un d'eux fit une chanson, Quand la baleine arriva, où il y avoit que madame de Virelade avoit la bouche plus grande et le ... plus grand que la baleine. Elle s'en offensa; il y en eut qui prirent son parti. Voilà un appel de quatre contre quatre. Les maréchaux de France les accommodèrent, et la dame avec le mari fut ouïe, et on lui fit satisfaction. Quand elle vint, un page alla dire: «Messieurs, voilà cette dame de la baleine qui est là-dedans.»
MADAME DE LA GRILLE.
Un vieux cavalier, qui avoit eu bonne part aux guerres civiles de Languedoc et de Dauphiné, s'avisa de se marier pour avoir lignée, et épousa la fille d'un président de la cour des Aides de Montpellier, nommé Tuffani; mais il se prenoit pour un autre, et ne faisoit pas autrement qu'il falloit pour cela. Le père de la fille, qui avoit envie de ne pas laisser échapper le bien de cet homme (il avoit au moins trente mille livres de rente), fait une assemblée de parents, et leur propose de remontrer à sa fille que ce seroit un coup d'habile femme de donner un héritier à cet homme qui en seroit ravi, et de conserver ses richesses en même temps. On en parle à la dame, et on lui nomme tout d'un train trois hommes bien faits, ni trop jeunes ni trop vieux, et qu'on croyoit propres à faire lignée. Elle s'y résolut, et choisit un conseiller de la cour des Aides, nommé M. Deyde; c'étoit un garçon de trente-cinq ans ou environ; comme ce conseiller n'étoit pas trop dans la galanterie, on se servit d'une mademoiselle Marquise pour les faire joindre. Cette femme, qui étoit gaie, alla trouver ce M. Deyde, et, en folâtrant, lui demanda s'il n'avoit point quelque inclination. «Hélas! lui répondit-il, ma bonne demoiselle, qui voudroit de moi? je ne suis plus jeune.—Qui voudroit de vous? répliqua-t-elle, je sais bien une dame qui est une des plus belles et des plus qualifiées du pays qui ne vous hait pas;» elle la lui nomma. «Et pour vous montrer, ajouta-t-elle, que je ne mens point, vous n'avez qu'à vous trouver en tel lieu, elle y sera; tâchez seulement de l'approcher; prenez-lui la main si vous pouvez, elle ne manquera pas de vous la serrer.» Cela arriva comme elle l'avoit dit; de sorte que le conseiller eut bientôt mis l'aventure à fin. Au bout de quelque temps la belle se sentit grosse, et quand elle en fut bien assurée, un jour que le conseiller pensoit se divertir comme de coutume, elle lui déclara toute l'affaire, et lui dit qu'elle étoit fondée sur un avis de parents; qu'elle lui avoit l'obligation de tout son bonheur, et qu'elle le supplioit de n'en rien dire à personne. Elle eut un garçon qui ressembloit fort à son véritable père, et qui fut héritier de son père putatif.
MENILLET.
Voici une histoire qui a du rapport à l'autre en quelque chose. Un gentilhomme de Champagne, nommé Menillet, qui étoit capitaine dans un régiment de gens de pied, comme il étoit un hiver en garnison à Montauban, devint amoureux de la femme de son hôte, qui étoit un bourgeois assez à son aise; mais quoiqu'il y employât tout ce qu'il savoit de l'art d'aimer, il ne put pourtant rien gagner. Enfin il usa de stratagême; et, ayant remarqué que le mari se levoit d'ordinaire avant le jour pour aller vaquer à ses affaires, une fois qu'il étoit sorti du logis de grand matin, le capitaine entre dans la chambre de cette femme et se couche auprès d'elle, qui, tout endormie, ne discerna pas trop bien la voix de son mari, et prit pour bonnes les raisons qu'il lui dit pourquoi il se recouchoit. Le galant ne perdit point de temps; mais il y alloit tellement en gendarme qu'elle s'aperçut bientôt de la tromperie. Il lui en demanda pardon. Cette femme, outrée de déplaisir, alla conter sur l'heure sa déconvenue à sa mère qui fut d'avis d'envoyer quérir le cavalier. Il y alla, et elles lui firent promettre qu'il n'en diroit rien à personne. Quelques années après, il passa par Montauban, et, comme il ne songeoit à rien moins, une femme en deuil et voilée lui dit tout bas, en passant, qu'elle le prioit de la suivre. Il la suivit, et, quand ils furent dans le logis de cette femme: «Comment, lui dit-elle, monsieur,» en ôtant son voile, en cape de deuil qu'on porte en ce pays-là, «vous ne vous souvenez plus de votre hôtesse?» Elle lui conta après qu'elle lui avoit l'obligation de tout le bien de son mari, «car, lui dit-elle, je devins grosse de la tromperie que vous me fîtes, et mon enfant a hérité de son père putatif.» Pour reconnoître ce bienfait, elle lui avoit promis de l'épouser au retour de la campagne; mais il y fut tué.