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Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome quatrième: Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle

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Il fut blessé comme là,
Et moi j'étois comme ici.

Et en disant cela, elle lui montra l'endroit où ils étoient assis tous deux.

Un Gascon, nommé Laeger, dont nous avons parlé dans l'historiette de la comtesse de La Suze[319], s'avisa de faire une fable qui fut crue par tout Paris; il alla débiter que l'abbé de Romilly, par jalousie, en un bal, avoit dit les plus étranges choses du monde à madame de Gondran, et avoit déchiré ses lettres en sa présence. A tout cela il n'y avoit rien de vrai; l'abbé seulement lui avoit dit chez elle qu'elle l'avoit mieux traité autrefois qu'elle ne faisoit[320]. Sévigny, pour venger la belle, vouloit donner des coups de bâton à Laeger dans une assemblée où il devoit être; mais on l'en fit avertir. Ce Laeger est un grand coquin; il fait l'homme à bonnes fortunes: il avoit une fois un portrait de la Desrulis[321], il le montroit assez volontiers, et disoit que c'étoit d'une dame de qualité. Il y eut une femme qui trouva moyen de mettre dans la boîte la reine de carreau au lieu du portrait, et en pleine table le comte de Roussy, chez qui ils étoient à la campagne, lui ayant demandé à voir ce portrait, on y trouva la reine de carreau.

Le carnaval, Sévigny emprunta les pendants d'oreille de mademoiselle de Chevreuse pour mademoiselle de La Vergne[322], et puis les porta à madame de Gondran. Deux jours après on demanda à mademoiselle de Chevreuse d'où venoit qu'elle avoit prêté ses pendants à madame de Gondran: la chose s'éclaircit, et mademoiselle de La Vergne fut obligée d'aller remercier mademoiselle de Chevreuse.

Le chevalier d'Albret, frère de Miossens, aujourd'hui le maréchal d'Albret, alloit aussi chez la belle, et lui en contoit; mais il n'avoit garde d'être si bien traité que Sévigny. Sévigny en fit des railleries dont le chevalier lui envoya faire éclaircissement par Saucour. Ils se battirent, et le chevalier le tua[323] aussi franc que Miossens avoit tué Villandry. Saint-Maigrin disoit: «Ma foi! ce chevalier d'Albret est un fort joli garçon, bien fait, bien spirituel, et qui tue fort bien le monde.» La pauvre amante disoit: «M. de Gondran et moi perdons notre meilleur ami.» Madame de Sévigny lui renvoya toutes ses lettres: on dit qu'elles parloient aussi bon françois que celles de La Roche Giffard. Pour faire le conte bon, on dit que madame de Sévigny n'ayant ni portrait ni cheveux de son mari, car il étoit enterré quand elle arriva de Bretagne[324], envoya incontinent en demander à madame de Gondran.

On conte une chose fort étrange de ce combat. Sévigny reçut une lettre de sa femme quatre jours avant qu'il se battît, par laquelle elle lui faisoit des reproches de ce qu'elle avoit appris par d'autres qu'il s'étoit battu contre un tel, qu'elle lui nommoit, et qu'il y avoit reçu un coup d'épée. Madame de La Loupe, mère de madame d'Olonne et de la maréchale de La Ferté[325], dit que quelques mois avant la mort de son premier mari, un frère qu'elle avoit lui apparut (apparemment c'étoit un songe; elle dit que non, elle, et qu'elle ne dormoit point), et qu'il lui dit: «J'ai été tué, je suis en purgatoire; mais il n'est pas fait comme vous pensez; on souffre diversement; j'ai pour punition d'errer certain temps dans la forêt des loups ici proche: votre mari me viendra trouver dans cette année.» Elle, qui aimoit tendrement ce frère, s'est promenée vingt fois bien avant dans cette forêt toute seule, pour voir si ce frère ne lui apparoîtroit point.

Madame de Sévigny ayant rencontré Saucour deux ans après dans un bal, pensa s'évanouir; une autre fois elle s'évanouit à demi pour avoir vu le chevalier d'Albret. Le printemps suivant, comme elle s'étoit allée promener à Saint-Cloud, elle aperçut Laeger dans une allée proche de la source. «Ah! dit-elle à deux officiers aux gardes qui étoient avec elle, voilà l'homme du monde que je hais le plus.—Madame, lui dirent-ils, voulez-vous qu'on le pende, qu'on le noie, qu'on l'extermine?—Non, dit-elle, il suffit qu'on le jette dans la fontaine.» En ces entrefaites, la compagnie avec laquelle Laeger étoit venu parut; elle reconnut des gens et n'osa faire affront à ce garçon devant eux. «Arrêtez, dit-elle, voilà de mes parents avec lui.» C'eût été un beau tour à elle.

TURCAN.

Turcan est un maître des requêtes qui a été conseiller au grand conseil: cet homme a toujours été un diseur banal de fleurettes, et, à tout prendre, fort sot homme. Madame Des Etangs, sœur du président Perrot, fit autrefois ce vaudeville sur lui:

Il se maria avec la fille d'un intendant de M. de Guise; ils furent quelques années ensemble sans qu'on ouît dire qu'il y eût noise en ménage; mais à la fin elle voulut savoir si les autres hommes......, car il étoit si décrié de ce côté-là, qu'on l'appeloit vulgairement Turcan brin de vergette. Elle trouva facilement un galant, quoique médiocrement belle, et comme Turcan étoit à la campagne vers Châtellerault (il est originaire de ce pays-là[327]), un de ses amis lui écrivit qu'un cavalier d'Auvergne, nommé Canillac, visitoit fort soigneusement sa femme, et qu'on commençoit à en murmurer. Turcan revint aussitôt à Paris, et, après avoir ôté le nom de celui qui lui avoit écrit, montre la lettre à sa femme, et lui dit qu'encore qu'il n'y ajoutât point foi, il la prioit pourtant, afin d'éviter scandale, de ne voir plus ce gentilhomme. «Il n'y a rien plus aisé, lui dit-elle, il ne faut qu'en avertir les gens de céans.» Cela n'ôta pas au mari tout le soupçon qu'il pouvoit avoir. Il donna à sa femme un petit laquais qu'il avoit reconnu fidèle en d'autres rencontres, afin qu'il fût l'espion de la donzelle. Or, un jour d'été qu'il revint au logis d'assez bonne heure, il trouva ce petit laquais sur la porte, qui lui dit que madame s'étoit défait de lui, et qu'il ne savoit où elle étoit. Cela mit notre homme de si mauvaise humeur, que, pour rêver à son aise, il prend le chemin du Luxembourg seul, en habit court et à pied; il logeoit au quartier des Cordeliers. Comme il sortoit par la porte Saint-Germain, il aperçut un carrosse dont on avoit ôté fraîchement les armoiries; cela lui donna du soupçon; il le laissa pourtant passer; mais après, venant à considérer qu'il y avoit vu des femmes, et qu'elles avoient tiré le rideau, il se confirma dans son soupçon, et se mit à le suivre de loin. Ce carrosse cherchoit à se décharger de sa marchandise dans quelque église; mais par malheur il n'y en avoit pas une d'ouverte; il fallut donc aller jusqu'à la rue des Deux-Portes. Là madame Turcan et sa suivante, car c'étoient elles-mêmes, furent contraintes de descendre à la porte d'une femme de leur connoissance. A peine furent-elles descendues, que le mari en furie demanda à sa femme d'où elle venoit, et lui dit même quelque injure. Elle lui soutint effrontément qu'elle ne descendoit point de carrosse et qu'il étoit jaloux. Lui, pour la convaincre, court après ce carrosse, et ne put pourtant l'attraper que vis-à-vis de Saint-Severin; il étoit déjà entre chien et loup, de sorte que, croyant n'être point connu, il prit prétexte, en un passage si sujet aux embarras, de quereller le cocher, en lui disant qu'il l'avoit pensé rouer. Sur cela, faisant semblant de s'en vouloir plaindre à son maître, il tire le rideau et vit que c'étoit Canillac. Il en fut tellement transporté, qu'il ne put s'empêcher de lui donner un coup de poing. L'autre sortit du carrosse, et avec ses laquais eût outragé ce pauvre homme en sa personne aussi bien qu'en celle de sa femme, sans que Turcan cria au secours, et que le bourgeois s'émut aussitôt en sa faveur.

Cette femme cependant se retira chez la mère de Turcan, avec qui elle étoit fort bien, parce qu'elles n'avoient rien, à ce qu'on dit, à se reprocher l'une à l'autre, et que le fils n'était pas en bonne intelligence avec sa mère[328]. On fit une chanson sur cette aventure, à l'imitation de la grande, qui commençoit: Gérard est fort bon compagnon, etc.

CHANSON.

Canillac fut bon compagnon
De suborner dame Prudence[329],
Qui se targuoit de haut renom,
Faisant la femme d'importance.
Elle blâmoit fort le déduit.
Le passe-temps, le badina a a a a a age,
Et cependant on la surprit
En revenant de garoua a a a a a age[330].
Son mari la vit en passant
Dans un carrosse sans livrée;
Il la poursuit au même instant
D'église en église fermée.
La surprenant, elle jura
Qu'elle venoit du voisinage;
Mais en effet il la trouva
Qu'elle venoit de garouage.
Lui, plus ardent qu'un fier dragon,
L'appela louve carnassière
Et la chassa de sa maison.
Hélas! qui eût dit que sa mère,
J'entends la mère du cocu,
La reçut sans mauvais visage;
Si bien que l'on s'est aperçu
Qu'elle approuvoit le garouage.
Le beau-frère[331], trop prétendant
A la faveur du codicile,
Prenant en main le différend,
La reçut en son domicile,
Et fit rendre à ce mécontent
Entièrement le mariage,
Et consentit que le galant
Continuât le garouage.

La femme, quelques années après, demanda à être démariée: il furent visités l'un et l'autre. Elle vouloit être masquée; Guenaut, qui étoit pour Turcan, l'obligea à se démasquer..... Cependant, sans en venir au congrès, ils furent démariés. Après, elle épousa Canillac, qui la bat comme il faut. Ainsi, Turcan a eu de son vivant le plaisir qu'un innocent disoit à sa femme qu'il auroit s'il étoit mort: «Car, lui disoit-il, si j'étois mort et que tu fusses remariée à un autre qui te battît, je rirois tant, je rirois tant....»

Tout ce désordre n'empêcha point Turcan de faire le fat. Il alla une fois chez la sénéchale de Rennes, avec qui Montreuil[332] le fou couchoit. «Vous êtes tout chagrin, lui dit-elle.—Je le crois bien, dit-il, j'approche de quarante ans.—Allez, allez, reprit-elle, ne soyez point chagrin de cela, vous n'en approcherez jamais.» Il en avoit plus de quarante-cinq.

NINON DE LENCLOS.

Ninon est fille de Lenclos, un suivant de M. d'Elbeuf, qui jouoit fort bien du luth[333]. Elle étoit encore bien petite quand son père fut obligé de sortir de France pour avoir tué Chaban[334], de façon que cela pouvoit passer pour un assassinat, car l'autre avoit encore le pied dans la portière quand Lenclos le perça d'un coup d'épée.

Durant son absence, cette fille devint grandette. Elle n'eut jamais beaucoup de beauté, mais elle avoit dès-lors beaucoup d'agrémens; et comme elle avoit l'esprit vif, jouoit bien du luth et dansoit admirablement, surtout la sarabande, les dames du voisinage (c'étoit au Marais) l'avoient souvent avec elles.

Saint-Etienne fut le premier qui lui en conta: il avoit de grandes libertés là-dedans. La mère croyoit qu'il épouseroit Ninon; mais enfin ce commerce finit, non, à ce qu'on dit, sans la mettre à mal. Le chevalier de Barai en fut amoureux ensuite. On dit qu'une fois qu'on ne vouloit point qu'elle lui parlât; l'ayant vu passer dans la rue, elle descend vite à la porte, et lui parle. Un gueux les incommodoit fort; elle n'avoit rien pour lui donner: «Tiens, dit-elle en lui donnant son mouchoir où il y avoit de la dentelle, laisse-nous en paix.»

Cependant Coulon[335] poussoit sa fortune, car il lui en vouloit aussi. Je pense qu'il traita avec la mère au Mesnil-Cornuel. Madame Coulon découvrit tout le mystère; alors toutes les honnêtes femmes, ou soi-disant, abandonnèrent Ninon et cessèrent de la voir. Coulon leva le masque et l'entretint tout ouvertement; il lui donnoit cinq cents livres par mois, qu'il a, dit-on, continué de lui donner jusqu'en 1650, huit ou neuf ans durant, quoiqu'il fût bien arrivé des désordres entre eux[336]. Aubijoux, quelque temps après, fut associé à Coulon, et contribuoit aussi de son côté.

Le premier dont elle devint amoureuse fut feu M. de Châtillon, qui fut tué à Charenton; il n'étoit alors que d'Andelot. Elle lui écrivit, et lui donna rendez-vous. Il y va; mais comme c'étoit un inconstant, il la quitta bientôt. Elle qui, comme vous verrez par la suite, étoit plutôt d'humeur à quitter qu'à être quittée, ne trouva point ce traitement supportable, et s'en plaignit à La Moussaye, qui fit leur paix et lui ramena le fugitif. Ensuite elle eut des galants en assez bon nombre. Cependant la subvention de Coulon marchoit toujours. Sévigny[337], Rambouillet ont été de ses amants par quartier. Elle a eu un fils de Méré[338], et un de Miossens[339]. Un jour, au Cours, elle vit que le maréchal de Grammont obligea un homme bien fait, qui passoit à cheval, à se venir mettre dans son carrosse; c'étoit Navailles[340], qui n'étoit pas encore marié: il lui plut; elle lui envoie dire qu'elle seroit bien aise de lui parler à la sortie; bref, elle l'emmena chez elle. Ils soupèrent; après elle le conduit dans une chambre bien propre, lui dit qu'il se couche, et qu'il aura bientôt compagnie. Lui, qui étoit peut-être las, s'endort. Quand elle le vit ainsi, elle alla coucher dans une autre chambre, et emporta les habits de ce dormeur. Le lendemain elle s'en habille, et, l'épée au côté, entre dans la chambre d'assez bonne heure en jurant. Navailles se réveille; il voit un homme qui veut tout tuer: «Ah! monsieur, lui dit-il, je suis homme d'honneur; je vous satisferai; point de supercherie, au nom de Dieu!» Alors elle s'éclate de rire......

Comme Charleval[341] la pressoit de lui accorder ce que vous savez, elle lui dit: «Attends mon caprice.» C'a été son premier martyr; jamais il n'en a pu avoir rien, non plus que Brancas[342]. Mais ce qui m'a le plus surpris, c'a été feu Moreau, fils du lieutenant civil: il étoit fort aimable. Elle l'a toujours bien voulu pour ami; mais il est mort sans en avoir reçu aucune faveur. On a distingué ses amants en trois classes: les payeurs, dont elle ne se soucioit guère et qu'elle n'a soufferts que jusqu'à ce qu'elle ait eu de quoi s'en passer; les martyrs, et les favoris.

Elle disoit qu'elle aimoit bien les blonds, mais qu'ils n'étoient pas si amoureux que les bruns. En 1648 elle fit un voyage à Lyon: les uns disoient que c'étoit pour se faire traiter secrètement de quelque incommodité; je ne crois cependant pas qu'elle ait jamais eu de mal; les autres, par fantaisie. On a dit que ce fut pour Villars Orondate, depuis ambassadeur en Espagne, et qu'elle fit le voyage en poste comme un courrier, et point en chaise, comme on a fait depuis: elle étoit déguisée en homme. Elle disoit que c'étoit à dessein de se retirer. En effet, elle se mit dans un couvent. Là, le cardinal de Lyon[343] devint un peu amoureux de sa belle humeur, et fit quelques folies pour elle.

Un frère de Perrachon[344] en fut transpercé de part en part; et, sans lui rien demander, la pria de trouver bon qu'il la vît quelquefois, et qu'il lui donnât une maison qui pouvoit bien valoir huit mille écus; mais comme après il en prétendit des choses qu'elle ne lui vouloit pas accorder, un beau matin, car elle n'est point intéressée, elle lui rendit sa donation.

De retour, elle se met dans la tête de ne s'abandonner absolument qu'à ceux qui lui donneroient dans la vue; elle alloit au-devant, le leur disoit ou le leur écrivoit. Elle eut Sévigny, tout marié qu'il étoit, trois mois ou environ, sans qu'il lui en ait rien coûté qu'une bague de peu de valeur. Quand elle en fut lasse, elle le lui dit, et mit Rambouillet en sa place pour trois autres mois. Elle lui écrivit en badinant: «Je crois que je t'aimerai trois mois; c'est l'infini pour moi.» Charleval y ayant trouvé ce jouvenceau, s'approcha de l'oreille de la belle et lui dit: «Ma chère, voilà qui a bien la mine d'être un de vos caprices.» Depuis on appelle ses passants ses caprices, et elle disoit: «Par exemple, j'en suis à mon vingtième caprice,» pour dire à mon vingtième galant. Durant sa passion, personne ne la voyoit que celui-là; il alloit bien d'autres gens chez elle; mais ce n'étoit que pour la conversation et quelquefois pour souper, car elle avoit un ordinaire assez raisonnable. Sa maison étoit passablement meublée, et elle avoit toujours une chaise fort propre.

Vassé succéda à Rambouillet. Elle reçut de celui-là parce qu'il étoit fort riche: il ne laissa pas de payer encore quand son temps fut fait; mais comme Coulon et Aubijoux, il ne la touchoit que quand la fantaisie en prenoit à Ninon.

Fourreau, gros gars, fils de madame Larcher, qui n'a qu'un talent, c'est de se connoître admirablement bien en viande, étoit comme son banquier; elle tiroit sur lui des lettres de change: M. Fourreau paiera, etc. On croit qu'il n'en a quasi rien eu.

Charleval, un M. d'Elbène et Miossens ont fort contribué à la rendre libertine. Elle dit qu'il n'y a point de mal à faire ce qu'elle fait, fait profession de ne rien croire, se vante d'avoir été fort ferme en une maladie où elle se vit à l'extrémité, et de n'avoir que par bienséance reçu tous ses sacrements. Ils lui ont fait prendre un certain air de dire et de trancher les choses en philosophe; elle ne lit que Montaigne, et décide de tout à sa fantaisie. Dans ses lettres, il y a du feu, mais tout y est bien déréglé. Elle se fait porter respect par tous ceux qui vont chez elle, et ne souffriroit pas que le plus huppé de la cour s'y moquât de qui que ce soit qui y fût.

Coulon et elle se brouillèrent (1650) parce qu'elle quitta le Marais pour le faubourg Saint-Germain, où logeoit Aubijoux. Feu le petit Moreau, fils de la lieutenante civile, en étoit alors furieusement amoureux; il étoit devant elle comme devant la Reine: il payoit, mais on ne sait s'il vivoit avec elle. J'ai ouï dire à des voisins que son laquais lisoit toujours le billet de son maître en entrant chez la demoiselle, et la réponse de la demoiselle après en sortant. Elle disoit un jour à Rambouillet: «Dites-moi, un tel est-il beau? car j'ai grand besoin de ragoût.» Elle faisoit cela assez en honnête personne, car elle n'en prenoit jamais trop et ne se hasardoit que rarement à devenir grosse.

Le carême de 1651, des gens de la cour mangeoient gras chez elle assez souvent; par malheur on jeta un os par la fenêtre sur un prêtre de Saint-Sulpice qui passoit: ce prêtre alla faire un étrange vacarme au curé, et, par zèle, ajouta, comme une vétille, qu'on avoit tué deux hommes là-dedans, outre qu'on y mangeoit de la viande tout publiquement. Le curé s'en plaignit au bailli[345], qui étoit un fripon. Ninon, avertie de cela, envoie M. de Candale et M. de Mortemart parler au bailli, qui leur fit civilité.

L'été suivant elle se trouva au sermon auprès d'une madame Paget, femme d'un maître des requêtes. Cette femme prit grand plaisir à causer avec elle, et demanda à Du Pin, trésorier des menus plaisirs, qui elle étoit. «C'est madame d'Argencourt de Bretagne qui vient plaider ici.» Il goguenardoit sur ce mot d'Argencourt; l'autre le crut, et dit à Ninon: «Madame, vous avez donc un procès? Je vous y servirai; j'aurois la plus grande joie du monde de solliciter pour une si agréable personne.» Ninon se mordoit les lèvres, de peur de rire. Bois-Robert en ce temps-là la salua. «D'où connoissez-vous cet homme? dit madame Paget.—Madame, je suis sa voisine; je loge au faubourg.—Ah! je ne lui pardonnerai jamais de nous avoir quittés pour une Ninon, pour une vilaine.—Ah! madame, dit Ninon un peu déferrée, il ne faut pas croire tout ce qu'on dit, c'est peut-être une honnête fille. On en peut peut-être autant dire de vous et de moi; la médisance n'épargne personne.» Au sortir, Bois-Robert aborde madame Paget[346], et lui dit: «Vous avez bien causé avec Ninon.» Voilà la dame en colère contre Du Pin et contre Ninon aussi; cependant elle l'avoit trouvée si agréable que Du Pin hasarda de mener Ninon dans le jardin de Thévenin l'oculiste, à la porte de Richelieu, où le voisinage alloit se promener. Madame Paget, qui est femme du neveu de madame Thévenin, s'y trouva, et elle causa encore avec Ninon[347].

Un jour qu'on faisoit la guerre à Bois-Robert en présence de Ninon, qu'il aimoit les beaux garçons: «Ah! vraiment, dit-il, il n'y a pas d'apparence de dire cela en présence de mademoiselle.—Moquez-vous de cela, dit-elle, je ne suis pas si femme que vous penseriez bien.»

Villarceaux est le dernier galant qu'elle ait eu. Pour le voir plus facilement et n'être point à Paris (c'étoit en 1652), elle alla dans le Vexin, chez un gentilhomme de qualité nommé Varicarville, qui est riche et fait bonne chère aux gens; mais c'est un original, et surtout en mangeaille, car il ne tâte de rien qui ait eu vie, non point par aversion comme un gentilhomme de Beauce nommé d'Auteuil, qu'on n'a jamais pu tromper là-dessus, l'estomac lui soulève incontinent, mais par vision. Ce Varicarville ne croit pas grand'chose non plus qu'elle. Un jour ils s'enfermèrent tous deux pour raisonner; on leur demanda ce qu'ils faisoient là. «Nous tâchions, dit-elle, de réduire en articles notre créance; nous en avons fait quelque chose, une autre fois nous y travaillerons tout de bon.»

Un jour, Villarceaux, dans sa grande passion, vit par sa fenêtre, car il logeoit exprès vis-à-vis, qu'elle avoit une bougie allumée; il lui envoya demander si elle se faisoit saigner; elle répondit que non: il conclut donc qu'elle écrivoit à quelque rival. La jalousie le prend, il veut aller lui parler; et, dans ce transport, croyant prendre son chapeau, il se met une aiguière d'argent sur la tête, et de telle force qu'on eut bien de la peine à l'arracher: elle ne le satisfit pas; il tombe malade dangereusement. Elle en fut si touchée qu'elle se coupa tous ses cheveux, qui étoient très-beaux, et les lui envoya pour lui faire voir qu'elle ne vouloit point sortir ni recevoir personne chez elle. Ce sacrifice fit cesser son mal; la fièvre le quitta aussitôt: elle l'apprend, va chez lui, se couche dans son lit, et ils demeurèrent couchés ensemble huit jours entiers.

Elle a eu deux enfants de Villarceaux[348]. On disoit: «Elle vieillit, elle devient constante.» Elle pouvoit avoir trente ans. Deux ans après, un grand garçon fort bien fait, nommé Des Mousseaux, il est de Beauvais, au retour de Suède, où la Reine, sur sa bonne mine, l'avoit fait capitaine de ses gardes, depuis elle fut contrainte de lui ôter cet emploi, sur ce que d'autres François dirent qu'il n'étoit pas gentilhomme (avant cela il avoit été en Candie, où il avoit porté les armes quelque temps pour les Vénitiens); ce Des Mousseaux donc fit connoissance avec elle à la comédie, et l'alla voir; elle étoit au lit. «Qui êtes-vous, lui dit-elle, vous qui avez la hardiesse de me venir voir sans introducteur?—Je n'ai point de nom, répondit-il.—Et d'où êtes-vous?—Je suis Picard (elle hait les Picards).—Et où avez-vous été nourri?—En Candie.—Jésus! quel homme! Mais ne seriez-vous point un filou? Pierrot, prenez garde qu'il ne me vole. Je ne sais qui vous êtes, il me faudroit un répondant.—Je vous donnerai Bois-Robert.—Ce n'est pas ce qu'il me faut, ni à vous aussi.—Je vous donnerai donc Roquelaure.—Il est trop gascon (notez qu'il ne les connoissoit que de vue)—Mais quand j'aurois un répondant, qu'en seroit-il?—Nous verrions; vous passeriez quelque temps ici, car je suis changeante, Pierrot vous serviroit.—Mais je n'ai rien, dit-il, il me faut entretenir.—Combien voulez-vous?—Une pistole par jour.—Allez, dit-elle, je vous donne quarante sous.» Enfin il se coupa et nomma Rambouillet qu'il connoissoit. «Ah! dit-elle, je prends celui-là pour répondant.» Ils se séparèrent là-dessus. Depuis ce garçon s'est donné à M. de Noailles.

L'amourette de Villarceaux donna bien du chagrin à sa femme. Bois-Robert dit qu'un jour qu'il étoit allé à Villarceaux, car Villarceaux est son hôte à Paris, le précepteur de ses enfants fit voir à Bois-Robert comme ils étoient bien instruits: il demanda à l'un d'eux: «Quis fuit primus monarcha?—Nembrod.—Quem virum habuit Semiramis?—Ninum[349].» Madame de Villarceaux se mit en colère contre le pédagogue. «Vraiment, lui dit-elle, vous vous passeriez bien de leur apprendre des ordures;» et que c'étoit la mépriser que de prononcer ce nom-là chez elle. Villarceaux (1656) prit jalousie du maréchal d'Albret qui, n'ayant pu rien faire chez Guerchy[350], qui logeoit vis-à-vis de Ninon, passa le ruisseau, et en conta à Ninon pour la deuxième fois. Il se vantoit hautement qu'il en étoit défait pour toujours. On verra dans les Mémoires de la Régence la persécution que les dévots firent à la pauvre Ninon, et le reste de ses aventures. En 1671, elle s'éprit d'un garçon de ma connoissance. Un jour, comme ils étoient ensemble en carrosse, elle remarqua que ce jeune homme remarquoit toutes les femelles qui passoient. «Hé! vous lorgnez bien,» lui dit-elle; et en disant ceci, elle lui donne un grand soufflet: c'est qu'elle n'est plus jeune, et qu'elle se défie de ses forces.

M. DE VILLARCEAUX
ET MADAME DE CASTELNAU,
AVEC M. ET MADAME DE NOUVEAU.

Villarceaux[351] est fils d'un M. de Villarceaux, qui étoit un gentilhomme de qualité du Vexin françois; sa mère étoit de Leuville, grande joueuse, qui avoit de l'esprit, mais fort médiocrement de cervelle. Au retour de Hollande, où il avoit porté les armes, quoiqu'il fût tout jeune, on parla de le marier à la fille d'une madame d'Espinay, dont le mari, qui étoit Girard[352], avoit gagné du bien, durant les troubles, à être gouverneur de Saint-Denis. La mère est de Châteaudun: elle a bien chanté autrefois. Ils se prirent d'amour tous deux; et, moitié figue, moitié raisin, il en eut tout ce qu'il vouloit; le lendemain elle lui écrivit qu'elle étoit au désespoir de ce qu'elle avoit fait, qu'elle vouloit mourir, etc. Cependant le mariage se rompt, et Castelnau-Mauvissière l'épouse[353]. Villarceaux y retourne comme si de rien n'étoit; et, dès que le mari fut à l'armée, voilà le commerce établi entre eux. Cela dura assez long-temps, quoique Villarceaux fut marié; car il avoit épousé mademoiselle d'Esches[354], dont le frère étoit devenu fou d'amour pour mademoiselle de Gramont, aujourd'hui madame de Saint Chaumont[355]. Il fut dix ans sans vouloir sortir de son écurie; depuis le mariage de sa sœur, il est revenu en son bon sens, et a épousé mademoiselle de Clinchamp. Castelnau réussit à l'armée; il parvint à être lieutenant-général. Il étoit peint en général d'armée dans la ruelle du lit sur lequel on le faisoit cocu. Dans l'action même elle le voyoit, et...... elle disoit d'un ton entremêlé de soupirs et tremblotant: «Faut-il que je fa fa fasse cocu un si vaillant hom, homme,» et quelquefois elle s'écrioit: «Grand héros, me le pardonnerez-vous!» Avec cela il est bien fait; mais je crois qu'il n'a pas grande vivacité, et qu'il n'est bon qu'au métier qu'il fait.

Enfin il vint un soupçon à Villarceaux; il crut que Nouveau, beau-frère de la dame, étoit trop bien avec elle; il interrogea une petite fille, et lui fit dire, en badinant avec elle, que Nouveau et sa maman se baisoient. Un jour qu'elle lui avoit fait finesse, et qu'il y avoit apparence qu'elle se vouloit défaire de lui, Nouveau arriva; la voilà embarrassée; il conclut que c'étoit un rendez-vous, et que c'étoit pour cela qu'on avoit fait tant de façons; il s'emporta furieusement, et dit à Nouveau: «Venez-vous-en, et celui qui en aura eu le moins la cèdera à son compagnon.» Il montra deux cents lettres, des portraits, des bracelets de cheveux. Nouveau lui avoua qu'il n'en avoit jamais eu que des baisers: «Mais si vous pouvez, lui dit-il, m'en faire avoir davantage, vous me ferez plaisir.» Dans cette fureur il lui donna je ne sais combien de lettres; et, après avoir traité la dame de carogne, il sema le reste par tout Paris. On croit que Nouveau lui succéda. Cette femme fait la cavalière, et tire un pistolet; elle a plus d'esprit que sa sœur, mais sa sœur est plus jolie; ce n'est pas grand chose pourtant. Ce Nouveau[356], un jour, au commencement qu'il eut équipage de chasse, courant un cerf, demanda à son veneur: «Dites-moi, ai-je bien plaisir à cette heure[357]?» Un jour il parut sur son balcon avec un Saint-Esprit à son juste-au-corps, le cordon et la croix par-dessus, et un autre Saint-Esprit à son manteau. Vineuil dit en riant: «De ce balcon je pense qu'on a fait un colombier; que de pigeons[358]

Madame de Nouveau est la plus grande folle de France en braverie. Pour un deuil de six semaines, on lui a vu six habits; elle a eu des jupes de toutes les couleurs tout à la fois. Qu'on la prie de montrer celle qu'elle a: «Ah! dit-elle, c'est la moindre; ma verte est débordée, on met des points de soie à ma bleue, le brodeur refait quelque chose à ma jaune, la ceinture de mon incarnate est défaite.» Une jupe de toile d'or avec quatre grandes dentelles, ce n'est qu'une petite jupe: «Ne vous amusez pas à cela, disoit-elle, mais regardez mon velours, car il est divin.» Et tout le jour elle ne parlera d'autre chose. Une vanité la plus impertinente qu'on ait jamais vue: «Mademoiselle de Chevreuse et moi, disoit-elle, nous donnerons les violons tour à tour.» Elle dit une fois que la Reine lui avoit dit en amie qu'elle ne tînt plus table, qu'il n'y avoit plus qu'elle qui fît cette dépense: «Aussi ne la tiens-je plus. Pourtant Miossens (et quatre ou cinq autres qu'elle nommoit) ont dîné chez moi; mais je n'appelle pas cela du monde[359].» Etant grosse, on retint deux nourrices, de peur d'en manquer. Une fois elle ne voulut pas prendre un laquais parce qu'il étoit laid, et que si elle devenoit grosse, il y auroit du danger à le regarder. «Voire, répondit ce laquais, et ne voit-elle pas tous les jours son mari?» Ruvigny dit, quand cet homme eut le cordon bleu, que depuis cela ses coutures paroissoient une fois davantage.

Ce n'est pas tout: elle prit une intendante de sa santé; c'étoit une madame Convers, femme d'un commis au grenier à sel de Châteaudun; on en a un peu médit autrefois. Cette femme lui dit ce qu'il faut qu'elle fasse pour se bien porter; peut-être la sert-elle aussi en ses amours. Elle s'éprit un peu de Jeannin[360], trésorier de l'épargne; mais Jeannin lui avoit fait un peu faux bond, et en contoit à Guerchy. La dame en inquiétude alla voir madame de Chalais[361]; et, l'ayant mise sur le discours de son frère: «A propos, dit-elle, on m'a dit qu'il en vouloit à mademoiselle de Guerchy.—Eh! vraiment il n'y songe pas; il est un peu rouillé; il n'a écrit il y a long-temps; puis à la cour on se moque tant de ces gens de la ville.—Ce n'est pas que je m'en tourmente; car quel intérêt y ai-je? Ma foi, je suis bien folle de vous parler de cela.» Jeannin eut sur ses doigts à son tour; car, comme il se rapprochoit, le comte Du Lude vint à la traverse qui l'emporta sur l'autre de grande hauteur; mais par malheur il laissa tomber un billet où, pour toutes jolies choses, elle lui mandoit qu'elle avoit une espèce de perte de sang. On en fit une telle guerre au galant qu'il ne savoit où se mettre. Jeannin remonta enfin sur sa bête; il se logea tout contre, et y mangeoit tous les jours, jusque là qu'elle faisoit attendre à servir qu'il fût venu; c'étoit le meilleur ami du mari. On tient toujours une table admirable là-dedans, mais on dit que Nouveau emprunte de tous côtés. Jeannin tient table aussi et a d'autres amourettes.

MADEMOISELLE DE SALLENAUVE.

Mademoiselle de Sallenauve étoit une demoiselle de Champagne qui n'avoit ni père ni mère, et rien qu'un frère; elle pouvoit avoir quarante mille écus de bien. Saint-Etienne, fils du gouverneur de Château-Renault, l'enleva de Reims, où elle étoit chez ses parents. Il prit le temps qu'elle alloit à la messe et l'heure qu'il n'y a guère de gens par les rues. Ce n'étoit point de son consentement; mais on dit que, dès qu'ils furent hors des faubourgs, elle s'apprivoisa avec lui. Il étoit assez adroit auprès des femmes; on dit qu'elle ne le trouva pas vigoureux. Il la mena à Château-Renault: il croyoit obliger son père à lui donner du bien en se mariant; mais le père ne le voulut jamais.

Quand M. le Prince alla en Champagne pour mener des troupes au maréchal de Guebriant en Allemagne, Saint-Etienne lui demanda sa protection; Arnauld étoit son parent ou son ami. M. le Prince la lui accorda[362]. Elle fut assez long-temps entre ses mains: enfin elle s'en lassa. Cet homme ne manquoit pas d'esprit, mais il n'étoit pas trop sain, et n'étoit brave ni en guerre ni en amour. Il faut bien qu'elle y ait trouvé quelque chose à refaire, puisqu'après tout le bruit que cela a fait, elle n'a pu se résoudre à l'épouser. Saint-Etienne fut enfin obligé de la mettre en religion à Mézières; mais c'étoit chez une des tantes du cavalier. Là, M. le Prince lui parla; elle dit qu'elle vouloit bien M. de Saint-Etienne pour son mari. M. le Prince s'avance. Cependant les parents écrivent à feu M. Le Gras, secrétaire des commandements de la Reine, qui étoit leur allié, et, ayant fait entendre à Sa Majesté qu'il usoit de violence envers cette fille, obtint ordre de la rendre à ses parents. Un de ses oncles, nommé Tuisy, trésorier de France à Châlons, l'alla chercher et la mena aux Cordelières, à Reims. M. le Prince, qui n'étoit pas loin encore, averti de cela, et en colère de ce qu'on avoit fait entendre à la Reine qu'il y avoit eu de la violence, vouloit aller à Châlons se venger des parents de cette fille; il vouloit la faire enlever de Reims. Le lieutenant de ville, c'est comme le prévôt des marchands, qui avoit ordre d'empêcher les gens de M. le Prince de faire aucune violence, mit les bourgeois en armes. M. le Prince en a voulu un peu de mal à ceux de Reims. Là, mademoiselle de Sallenauve apprit que Saint-Etienne devoit beaucoup; cela augmenta l'aversion qu'elle avoit pour lui; mais il s'apaisa quand la Reine, qui n'avoit pas accoutumé de rien faire dans son gouvernement sans lui en donner avis, lui en eut fait quelque espèce de satisfaction, et que la fille eut déclaré qu'elle n'avoit osé dire son sentiment, étant entre les mains de la tante de Saint-Etienne.

Cuile, frère de la demoiselle, fit appeler en vain trois ou quatre fois Saint-Etienne en duel; enfin, ayant su qu'il étoit à Paris, il y vient. Un jour[363] il eut avis que Saint-Etienne n'alloit point sans trois ou quatre de ses amis; il prend donc aussi trois gentilshommes et rôde autour du logis de Saint-Etienne. Là, il apprit que son homme étoit sorti avec un Jésuite dans son carrosse; il le suit; l'autre quitte son Jésuite; Cuile fait arrêter à cinquante pas près, et, seul avec deux épées, va à Saint-Etienne et lui en présente une: Saint-Etienne prit deux pistolets qu'il avoit dans son carrosse; un des laquais de Cuile lui en ôte un, et Cuile lui ôte l'autre; Saint-Etienne crie qu'on l'assassine, et entre dans une maison. Des valets de pied de M. le Prince vinrent à passer par là: c'étoit au faubourg Saint-Germain; ils reconnoissent Saint-Etienne; ils prennent son parti. Cuile et ses amis sont contraints de se sauver à l'Arsenal. Le maréchal de La Meilleraie les reçut fort bien, et alla trouver M. le Prince, qui déclara qu'il ne prenoit nulle part en cette affaire. Aussi ne faisoit-il pas grand cas de Saint-Etienne. On informa, et Cuile ne s'étant point défendu, le bailli du faubourg[364] le condamna par contumace à avoir la tête coupée; Arnauld demanda sa confiscation. Depuis Cuile se défendit, et ne fut plus condamné par le même bailli qu'à cent pistoles; il fit appeler Arnauld, qui ne se voulut point battre. Depuis Saint-Etienne fit encore parler à la fille, qui, contre l'avis de ses parents et de son frère même, n'y voulut jamais entendre. \

En ce temps-là M. d'Etoges, de la maison d'Anglure, qui a épousé une des parentes de mademoiselle de Sallenauve, voyant que cette fille s'ennuyoit dans ce couvent, la mène à Etoges. Elle y étoit depuis un an ou environ, quand un gentilhomme huguenot, peu accommodé, qui n'étoit alors qu'enseigne des gardes de M. de Turenne (il s'appelle aujourd'hui La Berge, et se nommait alors Chalnay), écrivit à Cuile et lui demanda sa sœur en mariage, avec promesse de changer de religion. Cuile répondit qu'il n'avoit point de réponse à faire. Quelque temps après, Chalnay, qui est aussi de Champagne, rencontra à Châtillon-sur-Marne un laquais de Cuile; il sut de lui que son maître devoit y dîner; il va l'attendre sur le chemin; Cuile étoit seul; ils se parlent, se querellent, et entrent dans un bois pour se battre. Comme ils s'alongeoient, une espèce de petite hermine, qu'on appelle bavole, leur passa trois ou quatre fois entre les jambes. «Voilà un mauvais présage pour l'un de nous deux, dit Cuile.—Cela ne signifie rien, répondit l'autre, bon courage, bon courage!» Cuile blessa le premier son homme d'un coup dans le ventre; Chalnay perdoit assez de sang, mais il ne perdoit point cœur, et en se moquant disoit à Cuile: «Ce n'est rien! bon courage, bon courage!» Cuile lui donna un second coup dans l'épaule, et son épée demeura engagée dans les os; cela l'obligea à en venir aux prises; il saisit l'épée de Chalnay à deux mains: Chalnay ne la lâcha point pourtant; il la tint toujours d'une main, et de l'autre s'arracha l'épée de Cuile qu'il avoit dans l'épaule, et l'ayant accourcie, le voulut faire parler. Cuile ne vouloit point demander la vie, et Chalnay lui donna un coup qui lui perça le cœur[365]. Quoique ce ne fût qu'une rencontre, cela passa pour un duel, et le chevalier de Baradas[366] eut la confiscation de Cuile. Quel désordre de n'attendre pas qu'un homme soit condamné! Le chevalier fit entendre qu'il n'avoit demandé la confiscation que pour épouser l'héritière, qui, par la mort de son frère, avoit plus de six-vingt mille écus de bien; il demanda à la voir. Le vicomte d'Etoges, chez qui elle étoit, lui fit dire qu'il seroit le bienvenu. Il y va donc; mais il trouve un corps-de-garde à la porte du château, et on le fit attendre une demi-heure, en hiver, dans une salle sans feu. Le vicomte n'y étoit pas; au bout de ce temps-là madame d'Etoges vint, qui le reçut très-froidement. Mademoiselle de Sallenauve ne vint qu'une demi-heure après, qui fit encore une plus grise mine que sa parente. Il voulut dire quelque chose d'obligeant à la fille, mais elle ne fit pas semblant de l'entendre. Il parla du brevet[367] qu'il lui avoit envoyé, mais sans sa démission. Elle lui dit qu'elle tenoit ce papier pour une chanson, et qu'elle ne savoit ce qu'il étoit devenu. En s'en allant, il lui dit en soupirant: «Mademoiselle, je vois bien que j'ai été trop hardi de vous saluer; mais pour réparer ma faute, je vous baiserai le bas de la robe.» Elle le laissa faire. Elle est fière comme un dragon; elle est petite, mais elle n'est point laide et a quelque chose de vif dans les yeux; elle se pique d'esprit. Baradas disoit que d'Etoges lui avoit joué ce tour-là. Il fallut pourtant renoncer à toutes les belles prétentions, et d'Etoges fit si bien, que le brevet fut révoqué.

Après cela d'Etoges témoigna à la demoiselle qu'il souhaitoit qu'elle épousât son neveu, le fils du marquis de Bourbonne. La demoiselle reçut cette proposition très-froidement, et se retira ensuite dans un couvent à Châlons, où elle voyoit à la vérité tous les jours M. d'Etoges et son neveu de Bourbonne, mais d'une façon peu civile. Cependant elle avoit de grandes obligations à d'Etoges, qui l'avoit prise chez lui en un temps que personne ne se vouloit charger d'elle, et qui avoit pensé être assassiné à Paris par les gens de Baradas. Elle ne vouloit point ouïr parler de Bourbonne, et disoit pour ses raisons qu'il étoit cadet, qu'il falloit donc faire auparavant renoncer l'aîné, qui étoit abbé, à la succession, et qu'il se tînt à ses bénéfices, que M. de Bourbonne[368], le père, lui donnât sa lieutenance de roi de Bassigny, et douze mille livres de rente. Voilà ce qu'elle disoit devant ses parents; mais à ses bons amis elle leur avouoit qu'elle ne pouvoit aimer un homme qui n'avoit point songé à elle tandis que son frère avoit été en vie, quoiqu'elle l'eût vu deux mille fois, et elle donnoit assez à connoître qu'elle eût bien mieux aimé le vicomte de Saint-Souplet, frère de feu madame de Vaubecourt, à cause qu'il l'avoit toujours très considérée.

En ces entrefaites[369], le couvent où elle étoit tombe en nécessité par les désordres de la frontière, et l'abbesse est contrainte de renvoyer presque toutes ses filles chez leurs parents; mademoiselle de Sallenauve se retire donc chez Tuisy, son oncle et son tuteur, qui lui permet de voir M. d'Etoges et M. de Bourbonne une fois la semaine, sans recevoir aucune autre visite. Un jour M. d'Etoges va la voir dans un carrosse à quatre chevaux; et, étant entré dans la cuisine, où elle étoit par hasard, il lui dit, en lui présentant sa fille: «Voilà une parente que je vous amène; je la viens de tirer de religion.» Ensuite étant monté dans une chambre, et les gens s'étant retirés: «Sachez, lui dit-il, ma cousine, que nous sommes las de vos froideurs, et que je ne suis venu ici qu'à dessein de vous enlever.» En disant cela, il tire un coup d'un pistolet de poche qu'il avoit; c'étoit le signal; aussitôt Bourbonne entra avec cinq ou six hommes, qui l'enlèvent à demi évanouie. Mais ayant repris ses esprits sur l'escalier, elle commença à se débattre. On la presse; elle se défend. Enfin, comme la rumeur augmentoit, Tuisy, qui jouoit dans le voisinage, arrive, prend l'épée d'un laquais et en donne dans le ventre à un des chevaux du timon. Là-dessus M. d'Etoges lui porte le pistolet à la gorge, et lui dit qu'il ne l'épargne qu'à cause qu'il est allié.

D'autre côté, de Vraux, frère de Tuisy, qui étoit accouru au bruit, faisoit ce qu'il pouvoit pour ôter sa nièce aux ravisseurs; mais voyant que le carrosse partoit, il jette un fauconnier de M. d'Étoges par terre, monte sur son cheval, et coupe chemin au carrosse; il avoit un pistolet; mais dans le temps qu'il l'appuie sur l'estomac du cocher, il est lui-même porté par terre d'un coup qu'on lui tire. A ce bruit le peuple arrête quatre ou cinq des furetiers[370] qui suivoient le carrosse, et prit un M. de Conigy prisonnier, qui étoit de la partie, et qui venoit de tuer de Vraux. D'Étoges avoit traversé toute la ville par l'endroit le plus peuplé, le pistolet et l'épée à la main, pour faire faire place au carrosse; et, étant à la poste, il y fit ferme pour donner temps d'atteler deux autres chevaux. A peine furent-ils hors du faubourg que le cheval blessé mourut: il fallut s'arrêter encore; mais on ne les poursuivoit point. La moindre charrette, car les rues sont fort étroites, ou deux hommes avec des hallebardes les eussent pu arrêter; et celui qui y a été tué et son frère y sont fort aimés. Bourbonne et le chevalier, son frère, tenoient cette fille de travers dans le carrosse, l'un par les jambes, l'autre par la tête. C'est un fort pauvre homme que Bourbonne; d'ailleurs il n'a point de bien. Elle le menaçoit sans cesse de le poursuivre, mais quand elle se vit un enfant, elle s'apaisa. Elle gouverne tout, elle va souvent à Reims, et donne quelques pistoles à son mari pour aller jouer à la paume. Elle est demeurée un peu boiteuse des deux côtés de sa première couche; elle a eu depuis d'autres enfants. Avec le temps son mari pourra avoir du bien de sa maison, car l'aîné est abbé.

PRIEZAC.

Priezac[371], aujourd'hui conseiller d'Etat, et l'un des principaux de l'Académie, eut le bonheur de plaire à M. le chancelier, alors garde-des-sceaux, au dernier voyage que le feu Roi fit à Bordeaux.

Il le trouva savant homme et bonhomme. Il l'est en effet, mais il n'a guère de cervelle et est diablement inquiet; à la vérité il n'écrivoit point bien, mais il a appris; lui et La Chambre en ont l'obligation à l'Académie.

Le garde-des-sceaux le fit venir à Paris avec toute sa famille; j'étois à Bordeaux en ce temps-là. On se moquoit un peu de ce voyage, et on disoit que sa fille avoit dit, en se vantant, que le moins qu'il lui pouvoit arriver, c'étoit d'épouser un conseiller au parlement. Il lui arriva mieux que cela, comme vous verrez par la suite.

La femme de Priezac étoit une laide, vieille et sotte bête, de qui on avoit fort mal parlé. Je l'ai vue ici danser au bal, comme une jeune fille, parée comme Proserpine, avec de fausses dents, des boules de cire pour enfler ses joues, un doigt de plâtre sur le visage, et coiffée d'une passe de crapaudaille[372], attachée sur sa perruque avec des épingles de diamant. Sa fille n'étoit guère plus jolie, et toutefois un gentilhomme de l'ancienne chevalerie de Lorraine, nommé le marquis de Châtelet, riche et pas trop mal fait, malgré la réputation de la mère et le peu de bien du père, l'épousa et l'emmena en son pays. On fut huit ou neuf ans sans entendre parler d'eux, quand on sut que cette femme, jalouse d'une personne que son mari aimoit, la fit prendre et lui fit couper le nez. Le mari fit une chose trop raisonnable pour un homme qui s'étoit marié si sottement; car il écrivit à son beau-père que sa fille s'étoit emportée à quelques violences par un soupçon qu'elle avoit pris mal à propos; qu'il n'avoit point en cela voulu user de son autorité, et qu'il se remettoit de tout à lui. Priezac écrivit à sa fille qu'il vouloit qu'elle vécût bien avec son mari, et que si elle venoit ici, comme on lui avoit dit qu'elle faisoit état d'y venir, il la renverroit bien vite.

Une madame de Montaigne, de la maison de Michel de Montaigne, femme d'un conseiller de Bordeaux, devint jalouse, sans aucune raison, d'une cliente de son mari, la fit prendre, lui coupa le nez, et l'alla mener en cet état à M. de Montaigne, en lui disant: «Voilà l'objet de votre affection.» On conta cette histoire quand on sut ce que je viens d'écrire de cette madame de Châtelet.

Priezac avoit encore une fille, mais bien mieux faite que l'autre, qui fut mariée encore plus extraordinairement. Un seigneur de la Franche-Comté vit son portrait par hasard, et en devint amoureux; il la fit demander, et l'épousa.

LE PRÉSIDENT AMELOT.

Le premier président de la Cour des Aides se nomme Amelot-Beaulieu, pour le distinguer des autres Amelot, qui sont riches et en grand nombre à Paris. C'est une bonne famille de la robe; ils se piquent de bonne maison; et celui-ci, étant conseiller, disoit à ceux de sa chambre qu'il ne prenoit pas plaisir à coucher avec sa femme, parce qu'elle n'étoit pas demoiselle. Elle a pourtant un frère maître des requêtes, nommé Du Pré.

Amelot traita de la charge de premier président de la Cour des Aides avec M. de Maisons, qui se faisoit président au mortier: il n'y fut pas long-temps sans se brouiller avec la plupart de sa compagnie. A la vérité, dans les commencements, ce ne fut qu'à cause qu'il ne vouloit pas souffrir les friponneries de quelques-uns. Les autres disoient que c'étoit par sa faute, et qu'il étoit si étourdi, qu'il découvroit tous les desseins de la compagnie, car ils l'accusoient d'avoir dit au chancelier, en 1647, quand on portoit tant d'édits, que la Cour des Aides avoit donné arrêt pour faire le procès à Catelan, qui traitoit de tous les retranchements de gages d'officiers, etc. Lui soutenoit qu'il avoit dit qu'il y avoit un arrêté seulement, ce qui étoit vrai; mais il avoit tort de le dire. Il fit encore une chose que je ne blâme pas pourtant, mais qui le mit mal avec la cour, c'est qu'il dit en grosses lettres au procureur-général Le Camus, beau-frère d'Emery, que c'étoit une chose honteuse qu'un procureur-général de la cour des aides eût intérêt dans les partis. Et il offrit de prouver ce qu'il disoit. A cette heure il ne seroit pas si hardi que de reprocher cela, car je sais gens qui ont vu des comptes par lesquels il paroît qu'il y est lui-même pour quelque chose; je crois que c'est pour peu et depuis peu. Sa principale folie, c'est l'amour, et on en a fait d'assez plaisants contes. On dit qu'il alla un jour au Marais chez madame de La Ferté, sœur de Charleval et femme d'un maître des requêtes; elle étoit avec bien d'autres femmes; et que là, après avoir dit d'assez méchantes choses, car il n'a point l'air du monde et n'a nulle vivacité, il voulut faire des insolences à l'une d'elles, et qu'elles le mirent dehors par les épaules. On ajoute que quelques jours après il revint au même quartier, et que, craignant de n'avoir pas l'entrée libre s'il se nommoit, il fit dire que c'étoit un président de Bretagne appelé le président Capon: car pour rien il n'eût rabattu de sa qualité de président. Le nom sembla plaisant aux dames, elles le firent monter: il y en avoit quelques-unes de celles qui l'avoient vu chez madame de La Ferté, qui pourtant ne firent pas semblant de le reconnoître. Il fut aussi bon que l'autre fois, et même passa bien plus avant. On lui dit qui il étoit, et il courut fortune d'être battu. J'ai ouï dire aussi qu'un jour qu'il étoit chez une demoiselle qui étoit une espèce de Marion de l'Orme, un gentilhomme de chez M. d'Orléans, nommé Vieux-Pont, s'y rencontra; le président n'entendit pas bien le nom, et le prit pour Du Pont l'opérateur. Vieux-Pont, qui vouloit rire, dit qu'il étoit venu pour voir les dents de mademoiselle d'Amy: il prit envie au président de lui montrer les siennes. Vieux-Pont lui regarde dans la bouche, et, s'écriant, lui dit qu'il avoit une dent toute pourrie, et qu'il la falloit ôter plus tôt que plus tard. Il dit qu'il le vouloit bien, et se met en posture pour cela. Le fin arracheur de dents la lui déracina avec ses pincettes à arracher le poil; et, après s'en être assez diverti, dit qu'il avoit oublié son pélican[373] et que ce seroit pour le premier jour, et le laissa avec la bouche tout en sang. Je crois qu'il y a quelque fondement à ces trois contes; mais on les a bien embellis. Mais voici une sottise qu'il a dite où il n'y a rien d'ajouté. Après que Des Landes Payen eut gagné le procès de la Charité contre le comte de Lyon, notre homme, en présence de cent personnes, dit à un de ses avocats: «J'ai donné à M. Des Landes vingt de ses juges, et je dis au président de Pommereuil qu'il regardât s'il aimoit mieux être des amis du cardinal de Lyon, qui ne lui pouvoit rendre aucun service, que de désobliger M. le premier président de la Cour des Aides qui s'en ressouviendroit cent ans durant.»

Patru le connoît de tout temps: il dit qu'il n'y a jamais eu un meilleur homme ni un moins judicieux. Un soir qu'il soupoit chez lui, le président fit venir trois ou quatre filles fort jolies et fort mouchées[374], qui dansoient, chantoient et jouoient du luth. C'étoit pourtant de la nourriture d'une dévote, de madame de Morangis, qui, n'ayant point d'enfants, se divertit à cela; son mari et elle font assez de charités. Notre homme s'amusoit à pantalonner avec ces fillettes devant ses valets. Patru lui en fit honte, et aussi de ce qu'il dit à un laquais: «Laquais, faites-moi souvenir d'aller demain chez le marquis de Nesle; il a querelle.—Est-ce que vous lui voulez offrir votre épée? lui dit Patru. En la place où vous êtes, vous êtes exempt de faire des visites, ou du moins il en faut faire fort peu.» Il sut bien dire une fois à une femme qu'il pressoit: «Madame, voyez-vous, un président n'a point de temps à perdre.» Quelqu'un, peut-être pour se moquer de lui, l'envoya chez une jolie fille qu'on appeloit mademoiselle de La Forêt, qui logeoit avec sa sœur qui étoit veuve: il y va pensant trouver chape-chute; il fait tant qu'elle vint lui parler à la porte; il étoit en une chaise des rues incognito. «Je suis discret, mademoiselle, lui dit-il, je ne parlerai point; je vous prie, ne me faites point languir.» Cette fille, qui est fière (à la vérité on en disoit bien quelque chose avec Maupeou-Mallebranche, mais on ne tranchoit pas le mot; je crois qu'il l'a épousée depuis), se mit en une colère étrange, le quitte et remonte en haut, sanglotant comme si elle eût été au désespoir. Un homme qui étoit là s'offrit à aller désabuser le galant; il y va et attrape sa chaise comme il s'en retournoit. Le président lui cria, dès qu'il voulut parler: «Confusion! monsieur, confusion!» Et il se mettoit les mains devant le visage. «Confusion! confusion! tous hommes sont hommes! Confusion!» Notez qu'il avoit plus de quarante-cinq ans.

Quelque temps après, ayant su que madame de Gondran devoit aller voir la chaise de Villayer[375], faite comme celle du cardinal Mazarin, pour se faire porter du bas en haut du logis, et du haut en bas avec des contre-poids, et que l'abbé de Romilly[376], qui y devoit accompagner la belle, avoit emprunté la maison, notre président y fait secrètement préparer la collation. Elle entre et demande l'abbé. «Il est là-haut.» L'abbé vient au-devant d'elle. Ils voient en passant la porte de la salle ouverte, et une collation servie; voilà M. l'abbé tout honteux de voir que le président avoit été plus galant que lui. Notre soutanier la prie; elle se met à table. Il ne l'avoit jamais vue; elle lui plut fort; il va chez elle: Gondran étoit dans le fauteuil et avoit son manteau; tantôt il tâtoit les bras de sa femme, et il mettoit quelquefois la main dans le lit; le président ne le connoissoit point; il crut donc que la dame n'étoit pas trop scrupuleuse, et s'adressant à Gondran: «Vous êtes bien heureux, monsieur, lui dit-il, d'être si bien avec une si belle dame. De grâce, faites-moi part de votre bonheur.—J'ai bien de la peine, dit l'autre, à en obtenir quelque chose pour moi, bien loin de presser pour les autres.» Il falloit que ce jaloux fût ce jour-là de bonne humeur; car, non content de cela, il se retira. Alors le président s'échauffa furieusement dans son harnois, et lui dit tout franc ce qui l'amenoit; il la pressoit, quand elle se mit à dire assez haut: «Monsieur, monsieur de Gondran, venez ici.» Voilà le président déferré qui se met à lui faire des réprimandes, et lui dit qu'elle se jouoit à faire bien du désordre, et puis la laissa là. Depuis il se mit tellement à garçailler qu'il alla avec des p...... dans son carrosse, sans changer de livrée, acheter de la marée à la halle, le propre jour de Notre-Dame de décembre. Les harangères disoient: «Ce n'est pas madame la présidente, elle n'achèteroit pas comme cela elle-même.» Enfin sa femme, enragée de cela, d'ailleurs c'est une assez aigre créature et assez laide, la petite-vérole l'a gâtée, se cabra tellement qu'ils ne mangeoient plus ensemble; elle avertissoit Patru de tout, qui en faisoit des remontrances au président; mais cela ne servoit de rien. Il avouoit bien qu'il avoit tort, et c'étoit tout.

Il n'y a que deux ans que madame de Gondran, qui étoit déjà veuve, s'étant trouvée un peu mal, il y alla avec trois médecins dans son carrosse; elle lui dit familièrement: «Allez-vous-en, vous m'importunez.» Un jour, elle et quelques-unes de ses voisines lui mirent une chaise le dossier tourné contre lui, et lui firent réciter la dernière harangue qu'il avoit faite au Roi. Il se mit à la dire; mais il s'aperçut qu'on se moquoit de lui et s'enfuit. A propos de ses harangues, le monde les trouve belles; pour moi, je n'approuve point ces discours qui n'ont ni pied ni tête; ce n'est pas qu'il n'y ait de belles choses et qu'elles ne soient meilleures, sans comparaison, que celles des autres. Les conseillers de la chambre, et surtout Sanguin, qui a du bon sens pour les affaires, croyoit que c'étoit Patru qui les lui faisoit, parce qu'il est son ami; mais il ne connoît guère le caractère de Patru. Nous avons été long-temps à découvrir de qui il se servoit; mais il y a apparence que c'est d'un nommé Saureau, avocat, car cet homme, quoique obscur, a de belles-lettres, et le président va chez lui; d'ailleurs ce n'est point un homme d'assez de réputation pour cela: on conclut donc que c'est pour ses harangues; car, disent les gens de la Cour des Aides, jamais il n'y eut un si pauvre homme que notre premier président: il prend toutes les affaires de travers, il opine ridiculement; il n'a qu'une chose, c'est que, comme il a de la mémoire, il prononce assez bien[377].

GOMBERVILLE[378].

Marin Le Roy, sieur de Gomberville et du Parc aux Chevaux, est d'honnête famille de Paris: il a été secrétaire du Roi; mais pour avoir fait un petit livre où il y avoit quelque chose qui n'avoit pas plu à la Reine, on l'obligea de se défaire de sa charge. Il a fait quelques vers: ils sont plus beaux que naturels; son principal attachement a été aux romans. Il avoit fait d'abord Polexandre en deux volumes, avec le titre de l'Exil de Polexandre; depuis il a tout changé et a continué jusqu'à cinq volumes. Beaucoup de gens aimoient mieux les deux premiers. Pour moi, je trouve, outre que cet homme n'est point naturel, qu'il y a mille obscurités; il est presque partout embarrassé, et cherche midi à quatorze heures; il a même quelquefois de mauvais mots. Pour le corps du roman, je laisse à juger s'il est raisonnable d'avoir mis la scène en un lieu inconnu, et en un siècle si connu et si proche du nôtre. Il prétendoit ne s'être point servi de la particule car dans tout ce roman, et prétendoit prouver par là qu'on s'en pouvoit fort bien passer. Malleville[379] dit cela au maréchal de Bassompierre, qui étoit alors dans la Bastille. Un valet-de-chambre du maréchal se mit en fantaisie de voir si cela étoit vrai; il lut les deux tomes et marqua grand nombre d'endroits où car étoit employé. Je pense que c'est de là qu'est venu que l'Académie, car Gomberville en est, vouloit supprimer le car dans le privilége de Polexandre[380]. Il fit mettre par M. Conrart que défenses étoient faites à tous faiseurs de comédies de prendre des argumens de pièces de théâtre dans son roman, sans sa permission. Il fit cela à cause que je ne sais quel misérable rimailleur ayant fait une méchante pièce qu'il appela Ariane, et qui étoit l'histoire d'Ariane de M. Des Marets, le peuple crut, quoiqu'elle eût été sifflée sur le théâtre, que M. Des Marets l'avoit faite. Personne, je ne sais si c'est de peur de l'amende, ou plutôt s'il n'y a guère d'histoires vraisemblables dans ce livre, n'en a tiré la moindre aventure. Je voudrois bien voir un procès sur cela. Quand il eut achevé Polexandre, feu madame de Lorraine lui dit qu'elle croyoit qu'il s'étoit épuisé en aventures, et qu'il ne pourroit pas faire après cela un petit roman d'une heure de lecture. Il voulut gager d'en faire, dans un certain temps, un de quatre volumes, et il fit Cythérée; ce sont petits volumes à la vérité. Ce second a moins réussi que le premier. En récompense, on ne trouvera guère d'auteur si riche que celui-ci; il a quinze mille livres de rente. Je pense qu'une bonne partie vient d'épargnes; car c'est un homme qui n'a jamais donné un verre d'eau à personne. Il a je ne sais quelle charge pour laquelle il fut taxé à quatre mille livres, du temps de M. d'Emery; il remua ciel et terre pour s'en faire décharger. Il fut parler au surintendant avec un crocheteur chargé des livres qu'il avoit mis en lumière, car il avoit fait encore d'autres livres et même d'autres romans avant ces deux dont j'ai parlé; mais on ne les connoît pas autrement. Feu M. de Schomberg, qui sollicita fort pour lui, lui représentoit que c'étoit un écrivain et non point un homme d'affaires. «Je vous promets, dit d'Émery, qu'il ne paiera point comme auteur, mais comme officier seulement.»

Ce M. de Gomberville s'est toujours pris pour un autre. Je l'ai vu cesser d'aller chez le coadjuteur parce que le cardinal n'avoit pas été à l'enterrement de la mère de sa femme, dont il lui avoit envoyé un billet à l'ordinaire par un crieur de corps morts, et le coadjuteur ne savoit pas seulement qu'il fût marié. Je crois qu'il avoit prétendu à être précepteur du Roi, car il fit je ne sais quelle morale avec de grandes tailles douces qu'il trouva toutes faites. Cette pièce étoit fort bizarre; mais ce qu'il y avoit de plus extraordinaire étoit le portrait de l'auteur, vêtu comme un des sept sages de la Grèce, et au bas Thalassius Basilides à Gombervillâ; pour Thalassius Basilides, c'étoit Marin Le Roy en masque, mais à Gombervillâ passoit tout; il devoit ajouter à Parco caballorum[381].

Il y a dix ans ou environ que Gomberville se laissa donner un coup de pied de crucifix. Courbé lui disoit: «Eh! monsieur, vous ne ferez plus de romans.—Que sais-tu, mon ami, lui dit-il, si je n'en ferai point de spirituels, qui vaudront mieux que les autres.» Je l'ai vu grand frondeur. Depuis (1650), ayant été fait marguillier de Saint-Louis dans l'île Notre-Dame[382], il pensa faire enrager les gens avec ses austérités, car il est janséniste. Il ne vouloit pas que les femmes allassent à la messe, ni au sermon avec des rubans de couleur à leurs coiffes. Il publia l'année suivante le premier volume d'un roman (il y en devoit avoir deux) intitulé: la Jeune Alcidiane; c'étoit la fille d'Alcidiane et de Polexandre. Ce livre, je ne sais pourquoi, fut un an imprimé sans être publié. Là, ceux qui sont morts dans Polexandre, comme Iphidamante, se portent bien. De peur de passer pour un homme qui n'a point été à la cour, il affecte tellement de faire dire à Alcidiane la mère, «le Roi mon seigneur,» en parlant de Polexandre, et autres choses semblables, qu'il n'y a rien de si ennuyeux. Au reste, c'est un roman de janséniste, car les héros, à tout bout de champ, y font des sermons et des prières chrétiennes. Cydane en un endroit détourne son fils d'aimer une femme mariée, et fait cela comme un confesseur; aussi le roman n'a-t-il pas été achevé d'imprimer[383].

LA PRÉSIDENTE AUBRY, SON MARI,
ORGEVAL ET SENAS.

La présidente Aubry étoit de bonne maison de Normandie; c'étoit une veuve bien faite, mais elle n'avoit rien quand le président Aubry l'épousa par amour: ce fut une madame d'Olus qui fit ce mariage. Cependant la présidente n'a pas laissé de se brouiller avec elle, comme avec les autres gens, car c'étoit une étrange tête. Au commencement, le bruit courut que le fils aîné de son mari en étoit amoureux; mais si cela a été, cela n'a guère duré. Elle a toujours vécu fort mal avec les enfants du premier lit. Elle devint beaucoup plus insupportable quand elle se vit du bien; car par la mort de madame de Vatan, sa parente, elle devint riche, et le président Aubry eut cette belle terre de Vatan, de vingt mille livres de rente, en Berry, en s'accommodant avec les créanciers.

Elle a eu quatre filles et deux fils; un d'eux étant mort, elle eut une grande querelle avec M. Aubry, conseiller d'Etat, frère aîné de son mari, pour un ais que ce bonhomme fit mettre dans leur chapelle pour se parer du vent. Je pense que cet ais empêchoit de voir la tombe de ce petit. Elle s'en met en colère, mène un menuisier, et fait ôter cette planche. Le bonhomme s'en plaint à son frère, qui dit qu'il ne savoit ce que c'étoit: on poursuit le menuisier; la présidente le défend. Ils en ont été brouillés jusqu'à la mort du bonhomme.

Elle disoit une fois qu'elle avoit vu la comédie des Deux Messies, pour les Deux Sosies[384].

Il y a quinze ou seize ans qu'elle se mit en quelque sorte sous la protection de Brancas, son parent. Un jour qu'elle l'avoit envoyé avertir qu'elle avoit besoin de son assistance, il s'y en alla avec quelques-uns de ses amis. Le secrétaire du président Aubry, qui gardoit la porte, ne voulut pas lui ouvrir: «Si tu n'ouvres, lui dit Brancas, nous sommes ici cinquante qui te donnerons chacun cent coups de bâton.—Comment, répondit cet homme froidement, cinq mille coups de bâton!» J'admire la présence d'esprit de cet homme, et il me semble qu'il falloit être le secrétaire d'un président des comptes pour faire ce calcul si prestement.

Un jour son mari étant allé dîner chez madame d'Orgeval, qui est du premier lit, il envoya un des gens de son gendre quérir de l'eau de sa fontaine; la présidente lui en refuse. D'Orgeval y envoya un porteur d'eau; cette folle lui fait donner les étrivières par son cocher: d'Orgeval obtint prise de corps contre ce cocher. Le président en colère veut envoyer sa femme à la campagne; elle dit qu'elle n'y iroit point si ce cocher ne la menoit. Cependant elle fait emporter secrètement ce qu'elle avoit de meilleur hors du logis. Enfin il lui fallut donner ce cocher. On s'aperçoit qu'elle avoit fait emporter des meubles du garde-meuble; on les cherche; on en trouve en divers lieux. Elle dit après que c'étoit de peur des voleurs en s'en allant à la campagne. Chanvalon fit la paix et la ramena à son mari. Elle promit d'être la meilleure femme du monde à l'avenir; mais elle ne tint pas autrement ce qu'elle avoit promis. Elle s'aperçoit qu'il y avoit une porte dans le cabinet de son mari, qui répondoit au logis de ses enfants du premier lit. Pensez qu'on l'avoit faite en son absence. Elle prend son temps, un jour qu'il étoit allé à Brevanes, à quatre lieues de Paris, avec son fils aîné, qui porte le nom de cette terre, et se met à faire murer cette porte. On en donne avis à Coursy, le deuxième fils, qui, en robe de chambre, va menacer les maçons et leur fait quitter leur besogne. Elle ne se rebute point pour cela, et, avec des pièces de bois et du plâtre, elle bouche elle-même cette porte du mieux qu'elle peut; quelques heures après elle y remet les maçons, et amène avec elle un homme qui étoit garde de la Reine, et qui avoit été à M. Aubry; pour elle, elle s'étoit armée; elle tenoit d'une main une escoupette[385], et de l'autre un pistolet. Coursy retourne à la charge, et, ayant fait rondache d'un ais, lui ôte ses armes sans beaucoup de peine. Le garde lui fait ses excuses, et dit qu'il étoit venu croyant que M. le président avoit affaire de lui. En ces entrefaites, le secrétaire part et va avertir son maître de ce désordre; la fille aînée de la présidente se tient sur la porte et dit au président: «Mon papa, Coursy a voulu tuer maman.» Le président entre; Trillepert, troisième fils, voulut lui conter l'histoire; cette enragée se met entre deux et dit qu'elle ne souffriroit point qu'il approchât de son père. Le président entre dans le cabinet qui avoit été le champ de bataille; elle se met sur la porte pour en défendre l'entrée à Trillepert. Lui, qui étoit las des extravagances de cette femme, lui dit: «Ne pensez pas vous jouer à me frapper comme vous avez fait quelquefois, car je ne le veux plus souffrir.» Nonobstant cette remontrance, elle lui donna un soufflet comme il vouloit entrer: ce garçon lui en donne un autre, dont il la jette à ses pieds; elle se relève, et trouvant sous sa main Brevanes, qui sortoit de maladie, elle lui donne un si fort soufflet, qu'elle le fait tomber sur l'escalier. Elle étoit grande et puissante. Elle les appelle fils de p...... Information de leur part pour réparation d'injures: le mari la relègue derechef à la campagne. Voilà ce que j'ai appris de plus remarquable.

On appeloit le président Aubry Robert le Diable. Je n'en sais pas bien la raison, si ce n'est qu'ayant nom Robert, et étant brusque, on lui ait donné ce surnom: vous voyez qu'il ne l'a pas trop été pour sa femme qui étoit plus diablesse qu'il n'étoit diable. Elle le méprisoit, de sorte qu'elle a p... plus d'une fois dans les bouillons qu'elle lui faisoit prendre.

Prévost-Biron, car il se disoit fils du maréchal de Biron, jouant un jour avec le président Aubry, qui étoit en caleçon de ratine, avec une barrette et des plumes (jugez de la sagesse de l'homme!) il vint un trésorier de France récipiendaire: le président le vouloit renvoyer. «Hé! dit Prévost, ce pauvre homme n'a peut-être pas de temps à perdre; par pitié, donnez-moi votre robe.» Il la lui donne, et va écouter. Prévost dit à cet homme: «Voyez-vous, dans votre harangue, ne vous amusez point à nous dire de belles choses, car nous sommes tous des ignorants.» Le président ne put se tenir, il sort sans songer comme il étoit fait, et dit au récipiendaire: «C'est moi qui suis le président Aubry, c'est un fou, ne vous amusez point à ce qu'il vous dit.»

Il disoit qu'il y avoit tel père qu'on pouvoit battre sans battre son père. C'étoit un extravagant: il épousa enfin sa servante, et alla demeurer à la dernière maison du faubourg Saint-Germain, où il vivoit comme un ermite.

On dit que les Aubry viennent d'un vinaigrier de la rue Montmartre, et cela leur fut une fois plaisamment reproché par un homme qui étoit de leurs parents contre lequel ils plaidoient: ils traitoient cet homme de haut en bas, et lui, en riant, dit en plein conseil: «Messieurs, MM. Aubry sont un peu aigres, et je ne m'en étonne pas; je me souviens d'avoir ouï dire à mon père qu'on disoit que leur père leur avoit donné plus de moutarde que de bouillie et plus de vinaigre que de lait.» C'est une espèce de proverbe.

D'Orgeval se nomme Luillier: il est de bonne famille; mais il le porte plus haut que les tours Notre-Dame: sa femme n'est guère moins fière que lui. Elle avoit une grande fille demi-géante, avec un visage d'un arpent, pas mal faite toutefois; à la vérité tout aussi orgueilleuse que sa mère. Elles se mirent dans la tête, il y a sept ou huit ans, d'avoir tout l'hiver les violons. La fille croyoit que celui à qui elle donneroit le bouquet[386] le lui rendroit toujours; cela n'alla pas ainsi, dont elles pensèrent enrager. Il y eut pourtant quelques assemblées de suite chez elles; elles firent honnêtement d'incivilités.

Madame de Pommereuil, leur amie, y voulant mener madame de Chauvry, envoya savoir de madame d'Orgeval si elle le trouverait bon. «Tout ce que madame de Pommereuil amènera, répondit-elle, sera toujours le bienvenu; mais ce n'est pas trop la coutume d'aller sans être priée.» Madame de Pommereuil n'y fut point.

Une dame bien faite étant allée au bal chez elles, madame d'Orgeval disoit: «Il faut trouver place pour madame, quoique je ne sache d'où elle me vient.» Une autre dansoit un peu trop à sa fantaisie, car elle ne vouloit point qu'on dansât autant que sa fille: «Madame, lui dit-elle, si vous ne faites cesser vos cabales, je ferai jouer les branles[387]

La mi-carême ensuivant, madame de Pommereuil voulut faire une assemblée; les dames d'Orgeval le surent, et elles envoyèrent des billets partout un peu devant que la présidente ne fît convier; toutes les principales promirent: la Pommereuil n'eut que le rebut.

L'année d'après il y avoit bal trois fois la semaine chez elles: le mari s'amusoit à faire le maître des cérémonies. A tout bout de champ il livroit combat aux laquais qui vouloient entrer dans la salle. Un jour il en mit un tout en sang à coups de pommeau d'épée, et le traîna comme une victime au milieu de la salle. Il fit bien pis, car il fit faire une guérite, où, tantôt lui, tantôt son secrétaire, puis son valet-de-chambre, faisoient le guet tour-à-tour; et si les laquais vouloient faire quelque insolence, il faisoit tirer dessus. Le jour de mardi-gras, il donna un coup d'arquebuse dans la cuisse d'un laquais du marquis d'Aluye. Ce laquais étoit le plus sage de tous, et avec ses camarades entroit dans le carrosse de son maître. Le prince de Guemené, pour se divertir, fit accroire à d'Orgeval que ce laquais faisoit informer, et d'Orgeval en fit satisfaction au marquis.

Le prince de Guemené faisoit ce conte de d'Orgeval: «Je fus, disoit-il, pour voir M. d'Orgeval un matin, il y avoit eu bal le soir; je trouvai trois corps morts dans sa cour. «Y a-t-il eu bataille céans?» dis-je. L'autre, sans s'émouvoir, dit à ses gens: «Qu'on ôte ces corps.»

A ces bals sa fille s'éprit d'un beau danseur qui étoit aussi fort beau garçon; c'étoit un huguenot qu'on appeloit le marquis de Senas; il est de Provence; la mère en étoit aussi charmée. Il enleva la demoiselle, et madame d'Orgeval ne l'ignoroit pas: d'Orgeval fit bien le méchant. Au bout de quelques années, Senas ayant changé de religion, tout s'accommoda.

Une fois qu'il y avoit du désordre chez M. et madame d'Orgeval, on leur rompit un fort beau miroir; M. d'Orgeval cria à sa dame, devant toute l'assemblée: «Notre grand miroir est cassé; nous en avons pour cinq cents écus dans les fesses.»

GAUFFREDY[388].

Un jeune garçon de Provence, de la famille de ce prêtre, nommé Gauffredy, qu'on fit mourir pour sortiléges[389], étoit à Boulogne, où l'on dit qu'il servoit un médecin et suivoit sa mule. Je ne voudrois pas l'assurer; quoi que ce soit, il étoit en fort pauvre posture. Il fit connoissance avec l'Achillini[390], poète bolonois, car il avoit bien étudié. L'Achillini, à qui le duc de Parme[391] demanda un secrétaire pour la langue latine, lui envoya ce garçon: il avoit de l'esprit, écrivoit bien en latin, et a même fait un roman en cette langue. En peu de temps il empauma le duc, qui étoit un bon gros mâcheux. Après avoir mangé demi-cent de beccassines, sans le reste, il disoit: Poco è bono. C'étoit un écervelé: il sortit brusquement de son pays avec quatre mille teigneux contre le roi d'Espagne, après avoir pris pour devise une épée nue avec ces mots: J'en ai brûlé le fourreau[392].

On dit qu'il étoit vaillant, et qu'au siége de Valence M. de Créqui le voyant aller aux mousquetades comme un François, dit: «Quel Italien est-ce ci?» On dit même qu'il ne manquoit pas d'esprit: Gauffredy étoit à tel point dans sa confidence, que le duc lui disoit tout ce qui se passoit entre la duchesse et lui. Le feu Roi, à ce qu'on dit, jugea, quand le duc de Parme vint ici, que Gauffredy ne dureroit pas, qu'il étoit trop fier et s'en faisoit trop accroire: il n'étoit pas en ce temps-là au point où il a été depuis.

Gauffredy se maria avantageusement; il épousa une fille de bon lieu, qui avoit cinquante mille écus en mariage (c'est beaucoup en ce pays-là); il acheta de belles terres, et son maître le fit marquis. Il étoit si chatouilleux sur sa naissance, qu'un pauvre garçon de son pays, ayant dit par hasard à Parme que Gauffredy étoit de la famille de ce sorcier, et nullement gentilhomme, car les François se détruisent toujours les uns les autres en pays étranger, notre homme le fit accuser d'avoir voulu escalader un couvent, et le fit mettre dans un cachot où il ne pouvoit s'étendre tout de son long, ni se tenir droit; il y fut neuf ans et en sortit tout hébêté; ce fut par le moyen de la maréchale d'Estrées, qu'on en avertit. Elle en parla à la Reine, qui dit au résident de Parme qu'elle prioit le duc de donner la liberté à ce pauvre garçon.

Ce qui nuisit le plus à Gauffredy, ce fut d'entretenir noise entre le mari et la femme, qui est sœur du grand-duc, et de faire faire au duc de petits voyages à Venise pour se divertir; il fit encore une grande faute à la mort du duc, qui mourut à trente-six ans; car le duc lui ayant donné en mourant la clef d'un cabinet d'ébène[393], où il y avoit pour cinquante mille écus de bagatelles, et lui ayant dit en présence de tout le monde: «Tenez, Goffrido, c'est pour vous,» il eut l'imprudence de le faire enlever aussitôt que son maître eut rendu l'esprit. Sa belle-mère, qui n'étoit pas une sotte, lui dit qu'il avoit eu grand tort. Lui, croyant réparer sa faute, offrit le cabinet à la duchesse, qui lui répondit qu'elle ne vouloit pas enfreindre les ordres de son mari.

Le duc mort, Gauffredy, aveuglé d'ambition, et s'imaginant qu'il gouverneroit le fils comme le père, presse pour faire la guerre contre le pape; il vouloit être général, lui qui n'entendoit point du tout la guerre. La duchesse s'y oppose. On écrit de Paris: «Gardez-vous-en bien, la France ne fera rien pour vous.» On donne avis de Rome que le pape[394] étoit fort. Gauffredy, à qui toutes les lettres s'adressoient, les cache toutes, les laisse sottement derrière un coffre dans son cabinet, et rapporte tout le contraire de ce qu'elles contenoient. Il se propose pour général, et prend tout sur lui. La duchesse, qui ne cherchoit qu'à le perdre, lui dit: «Eh bien! vous vous y soumettez donc?» A ces conditions, on lui donne le bâton de général publiquement, et il se met en campagne. Quelques troupes du pape, qui étoient dans le Bolonois, chargent l'avant-garde: celui qui la commandoit savoit son métier; il envoie avertir Gauffredy de venir à son secours; Gauffredy n'avance point, et le laisse défaire. Le jeune duc lui envoie ordre de revenir, et on l'arrête entre les deux postes; de là on le mène dans la citadelle de Plaisance; on lui produit les lettres qu'il avoit cachées; et, après l'avoir convaincu de quelque intelligence avec l'Espagnol, on lui fit couper le cou[395]. On rendit la dot à sa femme, et on laissa dix mille écus à chacune de ses filles; il n'avoit point de garçons. Pour le reste, qui montoit à cinq cent mille écus, il fut confisqué.

MADEMOISELLE GARNIER,
OU MADAME D'ORGÈRES,
DEPUIS DAME DE CHAMPLATREUX.

Garnier étoit un homme d'affaires qui avoit fait une fort grande fortune[396]; il avoit plusieurs enfants; il songea à s'appuyer de bonnes alliances; et sa fille aînée étant en âge d'être mariée, un jour il lui donna une boîte de portrait, et lui dit: «Voilà celui avec lequel je vous veux marier.» Elle répondit qu'elle feroit ce qu'il lui plairoit. C'étoit le portrait d'un M. Mangot, seigneur d'Orgères[397], qui étoit maître des requêtes et de bonne famille de la robe. Il y a eu un garde-des-sceaux de son nom, mais ce garde-des-sceaux n'étoit pas un grand personnage: on dit qu'il fut d'avis, une fois qu'il falloit envoyer promptement du secours quelque part, qu'on y envoyât une armée en poste[398]. Le père conclut donc l'affaire; mais quand ce fut à se voir, cet homme y alla sottement en grosses bottes et tout crotté, en arrivant de la campagne. Elle n'avoit garde de le trouver en cet état comme on l'avoit peint, outre que le peintre l'avoit un peu fardé; de sorte qu'elle ne l'épousa qu'à regret.

Les cajoleries de Champlâtreux, fils du procureur-général Molé, depuis premier président, ne servirent pas à lui donner plus d'inclination pour son mari qu'elle n'en avoit. Enfin elle l'accusa d'impuissance. On dit qu'il se résolvoit à la quitter, quand son confesseur lui remontra qu'il y alloit de son salut, et que si c'étoit sa femme, il ne la pouvoit quitter en conscience; cela fut cause qu'il ne voulut jamais consentir à la dissolution, et il y a grande apparence que le mariage avoit été consommé, puisqu'elle lui donna vingt-mille écus pour être séparée de corps et de biens volontairement. Madame Pilou lui conseilla de demeurer avec son mari, et lui dit que Champlâtreux la tromperoit. Garnier cependant vint à mourir, et d'Orgères ensuite dont elle ne prit point le deuil; et, depuis, elle s'est fait toujours appeler mademoiselle Garnier, jusqu'à ce que Champlâtreux, dont elle avoit quatre enfants en cachette, l'ait reconnue pour sa femme[399].

Pour moi, une des choses du monde qui m'a le plus fait voir la légèreté des femmes, c'est l'estime qu'elles ont fait de Champlâtreux, un des plus vilains petits hommes qu'on puisse voir: elles ne pouvoient trouver rien de bien en lui que sa dépense. Cependant madame d'Alinville, sa parente, une des plus belles femmes de Paris, l'a aimé; madame de Charny, aussi une des plus belles, tout de même. Miossens, à propos de cela, disoit un jour devant la comtesse de Maure, que Marion avoit dit à madame de Charny: «Mais, ma chère, que trouves-tu d'aimable à ce Champlâtreux?» et que la Charny lui avoit répondu: «Tu ne demanderois pas cela si tu l'avois vu à cheval...» La comtesse de Maure se mordit les lèvres, et ne fit pas semblant d'entendre.

Champlâtreux avoit, durant son intendance de Champagne (1648), cent chiens et cinquante coureurs: il faisoit si fort l'entendu, qu'il ne reconduisit pas le présidial de Vitry qui l'étoit allé voir en corps. Il étoit propre jusqu'à l'excès; si un de ses gens s'étoit présenté devant lui avec du linge sale, il le chassoit; il arrivoit quelquefois à ses laquais de changer par jour d'autant de collets que M. de La Rivière[400]. Mademoiselle Garnier, de son côté, ne faisoit pas moins de dépense que lui. Au carnaval de 1648, un maître des requêtes, nommé Foulé, sieur de Prunevaux, aujourd'hui intendant des finances, homme veuf, s'engagea à donner la comédie le soir à l'hôtel de Bourgogne, à une veuve qu'il recherchoit, et en même temps à mademoiselle Garnier, à madame Doradour, sa sœur, et à la L'Escossois, leur confidente. Madame Larcher, sœur de Prunevaux, y avoit, par l'ordre de son frère, ou autrement, convié encore d'autres femmes; et comme la chose n'étoit pas secrète, il y en vint qu'elle n'avoit pas conviées, et en assez bon nombre; de sorte que mademoiselle Garnier et sa troupe, venant un peu tard, trouvèrent bien du monde et point de places pour elles; car, quand c'est le soir, on se met dans le parterre avec des siéges. Les voilà en fureur, et mademoiselle Garnier, qui est une espèce de colosse, vint d'une démarche fière, et, sans se démasquer, tâcha de prendre une bougie à des plaques qui étoient au bas d'une loge, et, n'y ayant pu atteindre, dit assez mal gracieusement à un gentilhomme qui étoit là, qu'il lui en donnât une; c'étoit pour s'éclairer à descendre. Le cavalier la lui donna: elle la prend sans le remercier, et s'en va. Prunevaux et sa sœur courent après, lui offrent telle place qu'elle voudra, car toute la compagnie, de peur qu'on ne jouât pas, consentoit à les laisser mettre où elles voudroient. Elles répondirent qu'elles n'étoient pas assez ajustées pour se démasquer en un lieu où il y avoit tant de belles personnes parées, qu'elles avoient cru être seules, et non pas venir à une assemblée pour servir de lustre aux autres. Enfin, quoiqu'on leur pût dire, elles s'en allèrent. Prunevaux ordonna aux comédiens de jouer; mais comme on voulut commencer, il vint une si épaisse fumée de la porte, que tout le monde fut contraint de se ranger tout contre le théâtre. Il y a grande apparence que cette belle mademoiselle avoit fait mettre le feu, par dépit, à ce taudis de bois qui est en dehors. Ce furent des laquais qui l'y mirent, et qui, non contents de cela, portèrent sur les degrés des bottes de foin mouillé; il en venoit une puante fumée. Cela s'apaisa pour un temps, et on eut le loisir de jouer un acte; mais au second acte, la fumée recommença. Alors l'épouvante prit tout de bon, et tout le monde se pressa à qui sortiroit par la petite porte qui est à côté du théâtre. J'y étois avec des femmes, et je n'ai jamais été guère plus empêché. Si le feu se fût mis à un si vieux bâtiment, il eût été bien vite, et, en se pressant, on se fût étouffé. Ce M. de Prunevaux, outre que la bagarre des maîtres des requêtes[401], qui attira toute la fronderie, étoit déjà commencée, n'a point du tout une figure à donner la comédie aux dames.

Deux ans après, ou environ, comme le premier président étoit déjà parti pour Poitiers, car il étoit aussi garde-des-sceaux, mademoiselle Garnier, lasse de se laisser ruiner par Champlâtreux, qui ne vouloit point déclarer leur mariage, se mit en religion, et là, elle se plaignoit hautement de Champlâtreux, qui, non content de lui avoir mangé plus de quatre cent mille livres, et lui avoir fait quatre enfants, lui avoit volé toutes les pièces justificatives de leur mariage. Il avoit déchiré la feuille du registre du curé et la lui avoit donnée; elle la gardoit soigneusement, et la portoit sur elle. Il gagna la suivante, qui lui découvrit que sa maîtresse portoit ce papier dans son corps de jupe: il aposta des gens qui, à la promenade, les volèrent, et lui rompirent son corps de jupe, d'où, sans faire semblant de rien, ils ôtèrent ce papier, en les houspillant. On dit aussi qu'il fit acheter la pratique du notaire qui avoit passé le contrat de mariage, afin d'être maître de la minute, car il lui avoit déjà fait voler la grosse. Au bout de quelques mois, elle sortit de religion. Mais enfin, un an devant la mort du garde-des-sceaux, elle fut reconnue du père et du fils.

LE PETIT GRAMMONT[402].

Le petit Grammont est frère d'un président de Toulouse[403]. Ce garçon se donna autrefois à Monsieur, aujourd'hui M. d'Orléans, à qui il est encore attaché. Il n'étoit pas en trop bonne réputation: il passoit un peu pour m........; il s'en railloit lui-même tout le premier. En un bal où il y avoit grande confusion, cette étourdie de madame Lescalopier[404], c'étoit avant qu'on eût tant parlé d'elle, à cause qu'il étoit en lieu pour se faire entendre aux violons, au lieu de le prier de leur dire qu'ils jouassent une courante parce qu'il n'y avoit plus moyen de danser la figurée, lui cria brusquement: «Grammont, la chabotte.—Je ne suis point violon, répondit-il; je suis m........ à votre service, madame[405].» Un jour qu'il entra chez madame de Choisy, avec un beau carrosse et des laquais bien vêtus: «Jésus, dit-elle, un m........ en si bon équipage! c'est donc un bon métier?» Il lui arriva une fois une aventure qui n'étoit point plaisante; ce fut chez Nouveau[406]. On vint à parler de La Rivière: Roquelaure, qui y dînoit avec lui, dit que s'il avoit été de la cour de Monsieur, il auroit bien dequillé[407] La Rivière. Et là-dessus il se mit à dire qu'il lui eût fait ceci et cela. «On vous en eût bien empêché, dit Grammont.—Et qui m'en eût empêché?—Moi.—Vous?» répliqua Roquelaure. Et en même temps il lui donne un soufflet. On se mit entre deux, et puis on les accommoda du mieux qu'on put.

Quelques années après, Grammont demanda la confiscation d'un gentilhomme de Languedoc, qui avoit été tué en duel; or, ce gentilhomme avoit une sœur. On lui avoit proposé, pour faire d'une pierre deux coups, d'épouser la sœur en même temps. Voici ce que c'étoit que cette sœur: la mère de ce gentilhomme et de cette fille étoit veuve; elle avoit un homme d'affaires nommé Bressieu, qui n'étoit pas bien fait, mais qui n'étoit pas un sot; la mère étant morte, amoureux de cette fille, il fit si bien qu'il en jouit; elle devint grosse. Le galant lui conseille de dire à une tante, chez qui elle étoit, qu'elle souhaitoit d'aller en religion dans une abbaye de la campagne, et qu'elle y vouloit demeurer un an pour voir si elle s'y accoutumeroit. Elle y va, et quand elle fut à terme, Bressieu contrefait une lettre de la tante, qui prioit l'abbesse de la laisser venir pour un mois. Durant ce mois, la fille écrivoit à sa tante comme du couvent, et à l'abbesse comme de chez sa tante. Elle accouche et retourne en religion, sans qu'on en découvrît rien. Bressieu[408], après cela, l'emmène et l'épouse secrètement à Blaye. Le galant trouva moyen de la marier ensuite avec un gentilhomme du pays nommé le comte d'Elbe, qui avoit du bien vers Chartres, car il avoit épousé en premières noces une vieille m......... de Paris, qui avoit été belle autrefois, nommée la Toinville: elle avoit quatre ou cinq mille livres de rente au pays Chartrain, qu'elle lui donna. Ce comte d'Elbe avoit tout mangé, et meurt pauvre; Bressieu épouse cette femme pour la seconde fois à Chartres. Elle vouloit, disoit-elle, mettre sa conscience à couvert. L'archidiacre les maria: il avouoit lui-même que ç'a été contre les formes, et qu'il ne sauroit soutenir en justice ce qu'il avoit fait; mais que c'étoit à bonne intention. Ces amants étoient réduits à faire de la fausse monnoie dans les montagnes vers Narbonne, quand de deux frères qu'elle avoit, l'un mourut, et l'autre fut tué en duel; aussitôt elle paroît, et on proposa de la marier avec Grammont. Elle étoit bien faite et avoit dix mille livres de rente en fonds de terre; elle épouse Grammont. Bressieu, qui n'osoit paroître à cause de la fausse monnoie, ayant eu avis du parti des rogneurs et faux monnoyeurs, et qu'on en étoit quitte pour de l'argent, va à Toulouse; il lui parle: elle lui dit: «Donnez-vous patience, nous vivrons bien avec celui-ci comme avec l'autre.» Ils concubinoient du vivant de ce comte d'Elbe, et on croit qu'ils s'en défirent. Bressieu intente action et soutient que c'est sa femme: on plaide; elle gagne son procès contre Grammont, qui vouloit avoir le bien et faire rompre le mariage, et elle ne voulut pas consentir à la dissolution par impuissance; il l'a laissée là. Il disoit, faisant le goguenard: «Me voilà cette fois

«M......... et franc cocu[409]

Bataille, en plaidant pour lui contre elle, voulut réfuter une lettre de Grammont, où il y avoit: «Si vous n'y voulez consentir, je me servirai de mes amis;» et dit: «Aristote dit, messieurs, que l'amitié est une vertu, par conséquent des amis sont des gens vertueux.» Montelon, qui plaidoit pour Bressieu, dit qu'il avoit de grandes preuves, à savoir, un testament de cette femme fait à La Rochelle: «Mais on me l'a escroqué,» disoit-elle; et elle prouvoit, par un acte passé devant notaire, qu'elle étoit alors à Blaye. Montelon disoit que les témoins ont pris 1640 pour 1641. Il y a une célébration de mariage par l'archidiacre avec permission de l'évêque: on la lui a encore escroquée; une promesse de quatre mille livres d'argent prêté: on la lui a aussi escroquée. Pour prouver la noblesse de cet homme, il disoit qu'il avoit été condamné à avoir le cou coupé, quoiqu'on eût condamné ses complices à être pendus. C'étoit, je pense, pour la fausse monnoie; et sur le nom de cette femme, qui est Lastou, il dit qu'on la devroit nommer Lasse de tout.

PROVENÇAUX ET PROVENÇALES[410].

Les conseillers de ce pays-là sont pour la plupart gentilshommes: avant que de prendre une charge, pour l'ordinaire, ils ont fait deux ou trois voyages sur les galères, et se sont battus en duel; il y en a même dont la soutane ne tient qu'à un bouton, et qui ne laissent pas de se battre, encore qu'ils soient sénateurs. Ils méprisent tout le reste du monde, et entre eux quelquefois ils se traitent d'une étrange sorte, comme vous allez voir par une querelle arrivée entre deux conseillers pour un paon.

Un conseiller du parlement d'Aix avoit un paon chez lui qu'il nourrissoit dans une assez grande cour pleine d'arbres; un autre conseiller, son voisin, avoit un jardin le plus propre de la ville. Ce jardin et cette cour se touchoient, de sorte que le paon y voloit assez souvent; et, comme cet oiseau gratte, il y gâtoit toujours quelque chose. Le maître du jardin s'en ennuya; mais au lieu d'en parler à l'autre bien civilement, et de lui proposer de lui ôter quelques principales plumes qui l'empêchassent de voler par-dessus le mur, il lui envoya dire par son secrétaire que, s'il n'empêchoit ce paon de voler dans son jardin, il tueroit le paon la première fois qu'il l'y trouveroit. Le secrétaire ne trouva qu'un des frères du conseiller, à qui il fit son message, mais non pas si crûment. Ce frère, qui étoit un jeune garçon, dit qu'il le diroit au conseiller; mais vraisemblablement il l'oublia. Le lendemain, le maître du jardin tue le paon sans s'informer si son secrétaire s'étoit acquitté de sa commission, oui ou non; il étoit fier, et traitoit l'autre de haut en bas, parce qu'il se prétendoit de meilleure maison, qu'il étoit plus riche, et qu'il avoit épousé depuis peu la fille du marquis d'Irville, de Dauphiné. Il tua le paon d'un coup de pistolet, et l'envoya par un laquais chez son confrère, qui étoit allé au Palais; il y va aussi, et de là à une maison des champs, dont il ne revint que le soir. Le conseiller trouve son paon mort dans sa cuisine; le voilà piqué au dernier point; il assemble ses amis qui, au nombre de cinquante, toutes choses mûrement délibérées, enfoncent une porte de derrière du jardin de l'agresseur, et, avec tous les ferrements qu'ils purent trouver, y font le dégât d'un bout à l'autre. La maîtresse du logis leur parla, mais au lieu de la respecter, ils lui dirent mille insolences. Le mari, de retour, assemble dès le soir même tous ses amis: les deux partis se grossissent, et on fut sur le point de voir donner bataille dans la ville. Il y eut cependant vingt appels de part et d'autre entre les jeunes gens des deux partis; voilà cent querelles pour une. Le comte d'Alais, gouverneur de la Provence, étoit assez empêché. M. le marquis d'Irville, averti du désordre, se met en chemin avec si grand nombre de noblesse du Dauphiné, que le gouverneur fut obligé de faire garder tous les passages de la Durance pour l'empêcher de venir. Enfin M. d'Irville vint seul, et quand l'affaire fut en train de s'accommoder, M. le comte d'Alais, qui le connoissoit pour un homme fort raisonnable, lui dit qu'il écrivît les satisfactions qu'il prétendoit qu'on dût faire à sa fille, et qu'il ajoutât toutes choses à sa fantaisie, qu'il s'en rapportoit à lui. Ce M. le marquis d'Irville démêla si bien tant de différentes querelles et tant de circonstances qu'il y avoit, et se mit si fort à la raison, que M. le comte d'Alais ne changea pas une syllabe de tout ce qu'il avoit écrit, et lui dit: «Monsieur, vous en avez demandé moins que je ne vous en eusse donné.»

Ce paon me fait souvenir de trois oisons pour lesquels toute la noblesse de Béarn se pensa couper la gorge. Un gentilhomme, qui vouloit traiter M. de Grammont, avoit retenu d'un de ses voisins, dans le village, trois petits oisons que nourrissoit un paysan; car on ne mange guère de petits pieds en ce pays-là; et il n'y a pas long-temps qu'on n'y tuoit point de veau parce qu'il deviendroit bœuf. Le seigneur du village dit qu'il les vouloit pour lui; il ne les prit point pourtant, mais il défendit au paysan de les donner. L'autre les prend de force. Voilà toute la noblesse à cheval. M. de Grammont eut bien de la peine à mettre le holà.

Un Marseillois, dont je n'ai pu savoir le nom, fut pris sur mer par un corsaire turc, et mis avec d'autres prisonniers, entre lesquels étoit une fille italienne bien faite dont il devint amoureux et en fut aimé; cette fille fut donnée à la sultane, et dit qu'il étoit son mari. En cette considération, car il plaisoit fort à sa maîtresse, on met ce Marseillois dans le sérail, au service du grand-seigneur; on les fit renier tous deux. Les capucins le leur permirent avec de certaines restrictions chimériques. Elle se fait riche et lui propose de se sauver avec leurs trésors et leurs enfants, car ils en avoient eu quelques-uns: ils se dérobent, mais comme ils étoient encore dans les terres des Mahométans, un beau matin il se sauve tout seul, emporte leurs richesses, et ne laisse à sa femme que leurs enfants. Elle retourne à Constantinople, fait entendre à la sultane que son mari l'avoit trompée, et que, comme elle avoit découvert que son intention étoit de s'enfuir en son pays, elle n'y avoit voulu consentir, et étoit revenue avec ses enfants, mais que le perfide l'avoit volée. La sultane lui fait encore du bien; de sorte qu'au bout de quelques années, comme on n'avoit garde de se défier d'elle, elle se sauva à Marseille avec son bien et ses enfants. Son mari ne la vouloit point reconnoître; enfin, voyant que tout le monde maudissoit son ingratitude, il fut contraint de la reconnoître et de l'épouser publiquement.

Pour les dames de Provence, outre la médisance ordinaire aux petites villes, leur coutume de se dire toutes leurs vérités au carnaval fait qu'on n'y vit guère sans querelle: elles sont pour l'ordinaire hautes à la main; en voici un exemple. Le baron d'Allemagne a marié une de ses filles à un M. de Joucques. Ce M. de Joucques et l'archevêque d'Aix prétendent tous deux les droits honorifiques d'une paroisse à la campagne. Un jour que la dame y étoit, et M. l'archevêque aussi, ce prélat fait mettre sa chaise en la principale place: elle la fait ôter, y met la sienne et s'y assied. Quand l'archevêque vint il trouva sa place prise. Elle, non contente de cela, le querelle, et on dit qu'elle eut la main levée. C'étoit une petite femme, assez jolie et diablement fière. Je voudrois que c'eût été le cardinal de Sainte-Cécile[411], pour voir ce qu'eussent fait deux si sages têtes.

MADEMOISELLE DIODÉE.

Mademoiselle Diodée est fille d'un M. Diodati, de Marseille (car Diodée est un nom corrompu) originaire de Lucques et d'une famille noble. C'étoit une personne bien faite et qui avoit de l'esprit. En allant en Italie[412], je passai par là; je lui voulus dire quelques douceurs, elle me répondit qu'elle lisoit le Miroir qui ne flatte point[413]. Depuis elle continua à lire à tort et à travers, et se fit un esprit un peu pédant; elle ne parloit que de livres, et n'entretenoit le monde que de sa science. Un Jésuite, à ce qu'on dit, lui avoit montré le latin. On dit qu'un jour un pauvre chevalier de Malte l'étoit allé voir; elle lui cita Aristote, Platon, Zoroastre et Mercure-Trismégiste. Ce garçon ne s'y divertit pas trop bien; il prend congé d'elle; elle le veut reconduire, il fait ce qu'il peut pour l'en empêcher; enfin il se met à genoux: «Par Platon, par Aristote, par Zoroastre, mademoiselle, je vous conjure, ne me faites point cet affront.» Venoit-il quelque prince étranger à Marseille, elle faisoit si bien, qu'au bal elle avoit toujours une chaise auprès de lui. (On danse en ce pays-là l'été comme l'hiver.) Elle méprisoit tout le reste et croyoit qu'il n'appartenoit qu'à elle de l'entretenir: cela parut plus que jamais une fois qu'un prince de Danemarck passa à Marseille. Elle s'en laissa cajoler, souffrit de lui toutes les galanteries dont un Danemarquois se peut aviser, et cet homme pourtant n'avoit rien de remarquable en lui que la naissance. On lui faisoit la guerre qu'elle avoit harangué le chevalier de Guise quand il revint de Florence. Voici la vérité de l'histoire: lorsqu'il arriva, madame Diodée et sa fille se promenoient par hasard sur le port: cette femme, de qui on a un peu médit avec feu M. de Guise, se mit étourdiment à lui faire des compliments en provençal; car les dames et demoiselles de Marseille ne parlent pas toutes françois: le chevalier n'y entendoit rien. La fille prit la parole et lui dit maintes belles choses auxquelles il n'entendit peut-être pas plus qu'au provençal, et ne leur répondit qu'avec des révérences. Quelques années après, Scudéry ayant eu le gouvernement de Notre-Dame de la Garde, s'alla établir à Marseille, et y mena sa sœur: notre demoiselle n'avoit garde de manquer à faire amitié avec des personnes de réputation. La conversation de mademoiselle de Scudéry la guérit un peu de cette conversation pédantesque, et, ne lui voyant point parler de Zoroastre, etc., elle n'en osoit plus parler. Une fois, il est vrai que c'étoit au commencement, elle lui dit: «Mais, mademoiselle, je n'ai point vu cela dans les Pères.» Elle ne pouvoit vivre sans cette nouvelle amie, et elles étoient presque tous les jours ensemble; enfin elle se brouilla avec elle au bout d'un an et demi, et c'étoit beaucoup pour elle d'avoir atteint un si long terme, car jusque là elle n'avoit jamais pu bien vivre avec personne pendant six mois entiers. Voici comment cela arriva:

Un gentilhomme de Provence, nommé le baron de La Baume, qui étoit un homme d'esprit, mais un homme assez bizarre, avoit cajolé cette fille deux ans entiers, et avoit dit à mademoiselle de Scudéry que ce n'avoit été que par charité, et pour empêcher qu'elle n'achevât de se gâter si quelque autre l'entreprenoit; mais qu'ayant été obligé d'être éloigné de Marseille assez long-temps, à son retour il l'avoit trouvée toute déréglée. Or, ce baron ne la cajoloit plus, dont elle enrageoit dans son petit cœur: il vint le carnaval suivant à Marseille. Diodée et deux autres dames vinrent masquées à la turque le plus joliment du monde, car à Marseille on trouve de véritables habits de sultane. Le baron étoit dans l'assemblée où elles vinrent, et, par hasard, lorsqu'on les obligea de se démasquer, elle se trouva vis-à-vis de lui. Le lendemain, mademoiselle de Scudéry envoya par un masque, en plein bal, à Diodée et à ses compagnes un feint extrait d'une lettre écrite de Constantinople, qui portoit que trois sultanes s'étoient sauvées du sérail du grand-seigneur, et qu'il y en avoit une (on désignoit Diodée) qui étoit sortie pour rattraper un esclave chrétien qui lui étoit échappé; mais qu'on croyoit qu'elle perdroit ses pas, parce qu'il s'étoit mis sous la protection de la reine de Mauritanie: c'étoit une dame assez brune dont il étoit amoureux. Cette fille fut si folle que de se gendarmer de cela, elle qui avoit accoutumé comme les autres de s'entendre dire des choses assez sèches quelquefois, et elle ne vit plus mademoiselle de Scudéry[414].

Un garçon de Paris, fils de Scarron de Vaure, intéressé aux gabelles, et beau-frère de M. de Villequier, aujourd'hui le maréchal d'Aumont, commandoit la galère de la reine, et revint en ce temps-là à Marseille d'un petit voyage. Dès qu'il eut vu cette fille, le voilà amoureux, lui qui l'avoit vue mille fois en sa vie, et tout aussi belle qu'elle étoit alors; elle est bien faite, hors qu'elle est trop grosse. Sur l'heure il lui parle d'amour et de mariage tout ensemble: elle l'écoute et l'accepte, elle qui s'en étoit moquée deux mille fois et qui avoit été témoin qu'il n'avoit ni cœur ni esprit. Cela sembla d'autant plus étrange à mademoiselle de Scudéry, qu'elle lui avoit ouï dire qu'il faudroit qu'un homme qui ne seroit pas gentilhomme, eût furieusement de cœur pour lui plaire. Le père de Vaure (on appelle ainsi cet épouseur) en a avis; il envoie des défenses, car la demoiselle n'avoit point de bien. Nonobstant ces défenses, la mère et elle, car le père étoit mort, demandent permission d'épouser: on la leur refuse. Enfin, sous un faux donné-à-entendre, ils font aller leur curé chez M. d'Allemagne, qui loge de l'autre côté du port, et là, après qu'il leur eut refusé la bénédiction nuptiale qu'ils lui demandèrent à genoux, ils prirent acte par-devant un notaire, qui étoit présent, comme ils se prenoient l'un l'autre à mari et femme; et de là, ils furent, je ne sais par quelle raison, consommer le mariage à un méchant village dans une caverne. Elle vint à Paris quelque temps après. Les parents de son mari ne la voulurent point voir. Depuis, ayant pris habitude chez les filles de la Reine, elle fit si bien par leur moyen, que M. de Villequier la vit. Elle a été assez long-temps mal à son aise. Depuis le grand jubilé, Fleschet, le beau-père, qui est mort ensuite, leur a laissé du bien; elle s'est bien façonnée ici: c'est une personne qui a bien soin de son ménage et de ses affaires, et qui n'a point fait parler d'elle.

CLINCHAMP.

Clinchamp étoit fils d'un gentilhomme de Normandie fort accommodé: on le tenoit riche de quatorze ou quinze mille livres de rente. Cela fut cause que ce garçon fit beaucoup de dettes, car il trouva du crédit comme héritier d'un homme riche et qui n'avoit que lui de garçon: il se donna à Monsieur, depuis duc d'Orléans; il n'a jamais passé pour homme de cœur, et a fait en sa vie plus de cent tours de filou. On en conte un, entre autres, assez plaisant. Il voulut emprunter de l'argent à un vieil avaricieux de sa connoissance, qu'on appeloit Marsillac. Cet homme demanda caution. «Je vous donnerai un tel, cordonnier à Paris, un nommé Turpin.» Marsillac s'informa; on lui dit que le cordonnier étoit riche. Clinchamp va trouver ce Turpin, cordonnier, dont il se servoit de tout temps, et lui demande sa boutique pour un jour, et qu'il lui donneroit tant. Le jour venu, le valet de Clinchamp se met dans la boutique comme s'il eût été le maître; ce valet s'oblige. Il y eut procès pour cela: Turpin prouva qu'il étoit absent ce jour-là, et que quelque escroc s'étoit servi de son nom. Une autre fois, Clinchamp vola quelques pièces de ruban d'or et d'argent au palais, comme on lui en montroit de plusieurs façons; cela fit quelque bruit au palais. Un jour, comme un jeune avocat contoit cette filouterie de rubans dans un jeu de paume, le comte de Saint-Aignan, qui étoit sous la galerie, ouït que cet homme disoit que le comte de Saint-Aignan[415] étoit avec Clinchamp. Le comte s'entendant nommer, s'approche et dit: «Je vous assure que le comte de Saint-Aignan n'y étoit point.—Il y étoit, je vous en réponds,» réplique l'autre, et le soutint si effrontément, que le comte, ennuyé de cela, lui donna sur ses oreilles, en lui disant: «Avocat, apprenez une autre fois à connoître mieux les gens.» Ces rubans me font souvenir de M. d'Uxelles[416], le rousseau, qui étoit encore un bonhomme. Madame Coinard, marchande de dentelles de la rue Aubry-le-Boucher, avoit apporté plusieurs pièces de dentelles d'Amiens chez madame de La Vrillière où il étoit: elle en trouva une à dire et disoit, après l'avoir bien cherchée: «Je n'accuse personne; mais j'ai opinion que je n'aurois point perdu ma pièce de dentelles, si ce grand gentilhomme rousseau n'eût point été ici.»

Pour revenir à Clinchamp, il fut enfin réduit en si pitoyable état, qu'on disoit que le matin il appeloit un crieur d'eau-de-vie par qui il se faisoit allumer un misérable fagot pour se lever, et que le soir il appeloit l'oublieur pour se faire débotter; et il les y obligeoit, disoit-on, le pistolet à la main.

Cet homme pourtant trouva à se marier, quoique son père ne fût point mort. Il n'étoit point mal, comme j'ai dit, avec cette Madame de La Forest Montgommery, que le bonhomme de La Force vouloit épouser. Il ne faisoit seulement que coucher avec elle. Il n'étoit pas le seul, si je ne me trompe, car elle dit une fois à des dames: «Je suis peureuse, et pour cela je fais coucher un petit page dans ma chambre.» Au même temps, l'unique page qu'elle avoit vint parler à elle; il paroissoit bien dix-sept ans, et n'étoit pas trop petit pour son âge: elles se mirent à rire et en firent le conte à tout le monde. Clinchamp, pour l'attraper, fit si bien, que M. d'Orléans lui écrivit souvent des lettres fort obligeantes, par lesquelles il lui donnoit lieu d'espérer quelque grande récompense. Cette pauvre femme fut ainsi dupée et l'épousa. Il la mangea autant qu'il put, et étoit ravi de dire: «Qu'on donne l'avoine à mes sept chevaux de carrosse.» Quand il venoit des ouvriers apporter des parties[417], elle vouloit les payer; car elle n'est pas friponne, mais elle est un peu folle: «Madame, lui disoit-il, ne vous amusez point à cela; vous irez prendre là de mauvaises habitudes.» Quillet m'en disoit autant, me voyant tirer de l'argent pour donner l'aumône.

Cette madame de Clinchamp a les plus plaisants jurons du monde; elle dit: Le diable fende en quatre la langue à Louise de Montgommery! Cent mille pipes de diables puissent-elles m'entrer dans le corps et y vivre trois mois à discrétion!

MADAME DE LA ROCHE-GUYON.

La comtesse de La Roche-Guyon[418] demeura veuve à vingt ans, et sans enfants, du frère de M. de Liancourt[419]. Son mari et elle firent le plus fou mariage qu'on ait jamais vu; car, bien qu'il eût de l'esprit, il ne laissoit pas d'être extravagant, et elle, comme vous verrez par la suite, l'étoit encore plus que lui. Elle ne fut pas plus tôt veuve qu'elle se mit à faire la duchesse: son mari, à la vérité, avoit eu un brevet de duc, car madame de Guercheville, sa mère, demanda cela pour récompense; mais en ce temps-là, si on n'avoit été reçu au parlement, on n'entroit point en carrosse dans le Louvre, comme on fait aujourd'hui, et les femmes n'avoient point le tabouret. Pour faire mieux la duchesse, elle augmenta de beaucoup sa dépense, et fit si bien qu'avec dix mille écus de rente qu'elle pouvoit avoir (M. de Liancourt lui devoit beaucoup; Matignon lui devoit quarante mille écus qu'elle quitta pour vingt-cinq; elle avoit l'hôtel de La Roche-Guyon et pour cent mille écus de bijoux), avec tout cela elle ne laissa pas de s'incommoder; cela l'obligea parfois à faire des éclipses de deux ou trois ans, et puis elle ressortoit, comme de dessous la terre, plus florissante que jamais, et toujours avec de nouvelles livrées et tout extraordinaires. On étoit si accoutumé à cela qu'on n'y prenoit plus garde; et enfin on fut très long-temps sans parler d'elle en aucune sorte.

Il y a dix ans à cette heure que, m'étant trouvé à l'hôtel de Rambouillet, j'en ouïs conter une fort plaisante histoire. Un Italien, qui avoit succédé à Silésie[420], ayant ouï nommer madame de La Roche-Guyon, entra dans le cabinet de madame de Rambouillet, et dit: «Madame, j'en sais plus de nouvelles que personne. Il y a trois mois, ou environ, qu'un cordelier italien me dit que madame la comtesse de La Roche-Guyon l'avoit prié de lui adresser quelque gentilhomme italien qui connût fort bien toutes les bonnes maisons d'Italie, et qu'il me prioit de l'aller trouver: j'y fus. Elle me dit qu'elle avoit un million et demi de bien, qu'elle avoit été mariée et n'avoit pas été heureuse en mariage. J'ai dessein de me remarier; mais je me suis si mal trouvée des gens de mon pays, que je me suis résolue d'épouser un étranger. J'ai jeté les yeux sur toutes les nations chrétiennes: les Allemands me semblent trop grossiers; pour les Espagnols, il y a trop d'antipathie entre les François et eux; les Anglois sont hérétiques; je conclus pour les Italiens. Dans ce dessein, j'ai voulu vous voir pour savoir de vous quels sont les grands partis d'Italie; car, pour vous dire la vérité, je n'ai pas cru qu'il fût à propos qu'une personne de mon âge demeurât veuve.» (Notez qu'il y avoit vingt ans qu'elle l'étoit.) «Nommez-moi, ajouta-t-elle, les princes souverains d'Italie.—Madame, lui répondis-je, il y en a plusieurs; mais ils le portent bien haut, et ne veulent guère épouser que des souveraines ou des filles de souverains.—Ah! dit-elle en m'interrompant, ils ne se méprendront guère quand ils épouseront des personnes de ma naissance; je suis du sang royal de France[421].—Je le crois, repris-je, mais le grand-duc et le duc de Modène sont mariés, et le duc de Savoie, le duc de Mantoue et le duc de Parme sont bien jeunes.—N'y en a-t-il point d'autres, répliqua-t-elle?—Il y en a d'autres, dis-je, mais ils ne sont pas souverains, ni même de maison souveraine. Par exemple, à Rome, il y a tels et tels qui sont mariés: entre ceux qui ne sont point mariés, le plus riche est le prince Caïetan.—C'est celui que je veux, dit-elle; et, pour cela, il faut que j'aille en Italie; mais devant je serai obligée de faire un voyage en Normandie pour vendre mes terres et en faire de l'argent; cependant prenez la peine d'aller trouver M. le chevalier de La Valette; il doit retourner bientôt à Venise, demandez-lui escorte pour moi jusques au plus près de Lorette qu'il se pourra, car je feindrai d'y aller.»—«Moi qui voulois voir ce que deviendroit cette aventure, je fus trouver M. le chevalier de La Valette de la part de madame la duchesse de La Roche-Guyon.—«La duchesses de La Roche-Guyon? dit-il, je ne la connois point. Où demeure-t-elle?—Dans la rue des Bons-Enfants, à l'hôtel même de La Roche-Guyon.—Ah! je vous entends. Dites-lui que je suis à son service, et que si elle peut partir quand je partirai, car je ne dépends pas de moi, je l'accompagnerai très-volontiers.—Je me lassai de cette extravagante, et je ne l'ai pas vue depuis.» L'Italien finit ainsi son historiette.

J'ai su qu'effectivement elle avoit donné dix mille livres à un petit-père pour lui louer un palais à Rome, et lui retenir des estafiers. Le moine lui fit de belles parties, et elle ne retira rien de cet argent. Si le chevalier de La Valette n'eût point été arrêté à Paris durant le blocus, elle partoit avec lui à trois jours de là.

Dans sa fantaisie d'épouser un prince, elle pensa épouser ce fou de Wirtemberg, dont il est parlé dans l'historiette de madame de Rohan-Chabot. Depuis, je n'ai point ouï dire qu'elle ait parlé de voyager, mais j'ai bien ouï dire qu'elle entretenoit Bensserade[422], et qu'elle prenoit le chemin de l'hôpital au lieu de celui d'Italie. Elle fit faire un meuble de dix mille écus qu'elle ne fit servir qu'un jour; après il fut toujours dans un grenier où il s'est gâté. On disoit qu'elle dépensoit horriblement en bains et en odeurs; peut-être étoit-ce pour baigner et pour parfumer Bensserade, qui est rousseau: ce garçon l'avoit cajolée avant qu'elle eût la vision de se marier. Il avoit besoin, et ne regardoit pas qu'elle étoit fort petite, et qu'il ne lui restoit rien de ce qu'elle avoit eu de joli en sa jeunesse: il avoit une maison à l'année auprès de l'hôtel de La Roche-Guyon, un carrosse à couronnes, trois laquais; il avoit de la vaisselle d'argent chez lui, et n'étoit pas trop mal meublé. Cependant, il étoit plus chagrin qu'il n'avoit été de sa vie; je pense qu'il s'ennuyoit de baiser la vieille. Il prit une vision à cette femme d'aller à Jérusalem; puis Bensserade et elle se brouillèrent, et insensiblement les trois laquais furent réduits à un, et le carrosse disparut; il roula jusqu'en 1651. Bensserade disoit que ses chevaux étoient malades. Madame de La Roche-Guyon se retira en ce temps-là à l'hôtel d'Angoulême. On disoit qu'un homme qui étoit à elle étoit accusé de fausse monnaie: elle parut après, et cet homme disoit qu'on avoit eu son abolition; mais le carrosse de Bensserade ne reparut plus.

Ce garçon est fils d'un hobereau[423] qui étoit, à ce qu'on m'a dit, un peu parent du cardinal de Richelieu: cependant jamais il n'en a eu que deux cents écus de pension. Pour sa mère, le cardinal ne l'a jamais voulu voir, à cause de sa mauvaise vie. Il étoit encore en philosophie, au collége de Navarre, quand il fit la Cléopâtre[424], car il a du génie; mais il ne sait rien: au sortir de là, il devint amoureux de la fille aînée de madame de Saintot; il n'étoit pas mai avec la demoiselle, mais la mère le chicanoit; et quand ils se trouvoient chez elle, le soir, l'un auprès de l'autre, pour les empêcher de chuchoter, elle mettait un siége entre deux avec un flambeau dessus. Chabot en conta aussi à cette fille, et ce fut contre lui que Bensserade fit cette pièce où il y a:

Il est sot et me fait ombrage,
Car elle est sotte comme lui.

La mère en fut terriblement courroucée, et ne lui vouloit point pardonner. Enfin, il s'alla mettre à genoux auprès d'elle à l'église, et jura qu'il ne se lèveroit jamais si elle ne lui faisoit grâce. Elle en étoit peut-être à cet endroit du Pater: Sicut et dimittimus debitoribus nostris, et elle lui pardonna.

Enfin, le duc de Brezé lui donnoit pension[425], et il le suivit une fois sur la mer; mais il démentit bien le sang des Abencerrages, dont il se disoit issu; car, dans un combat, on dit qu'il se mit à fond de cale, et que, comme quelqu'un lui eut dit que les coups de canon à fleur d'eau étoient les plus dangereux, «Hélas! s'écria-t-il, où est-ce donc que je me fourrerai?» Après, il se poussa le mieux qu'il put à la cour, et, par le moyen de Lyonne, qui se divertissoit à faire des bouts-rimés avec lui au cabaret, il eut quinze cents livres de pension de la Reine, et même il toucha quatre mille livres pour aller en Suède faire compliment à la Reine, qui avoit pensé être assassinée par un régent de collége hors du sens; on croyoit qu'il la tiendrait en belle humeur. Il n'y alla pas pourtant, mais l'argent lui demeura. Il a de la vivacité d'esprit, mais il a une présomption enragée, et souvent il lui est arrivé de dire des sottises en pensant dire de plaisantes choses[426]. Pour sa cervelle, vous en allez juger. Il fit des couplets de chansons sur toutes les filles de la Reine; il s'étoit acharné sur Saint-Michel; il en fit de même sur Ségur, qui fut la doyenne en sa place. En voici un:

Quelle injustice pour Ségur!
Elle est blanche, elle est blonde,
Et trouve à tout le monde
Le cœur un peu dur.
Je la vois réduite
En un étrange point;
Ses amants sont en fuite,
Et son embonpoint
Ne les rappelle point[427].

Déjà il avoit dit dans l'Adieu de Nucillan qui s'alloit marier:

Ségur, excusez-moi, si je suis incivile
De passer devant vous[428].

Et, en plein cercle, elle lui dit: «M. de Bensserade, vous avez fait des vers contre moi. Dans notre race il n'y a point de poètes pour vous rendre la pareille; mais il y a bien des gens qui vous traiteront en poète si vous y retournez plus.» Ce fut elle qui avertit M. de Châtillon que Bensserade avoit fait le couplet que voici:

Châtillon, gardez vos appas
Pour quelque autre conquête;
Si vous êtes prête
Le Roi ne l'est pas.
Avecque vous il cause,
Mais en vérité,
Il faut quelque autre chose
Pour votre beauté
Qu'une minorité[429].

Madame de Châtillon lui dit: «Vraiment, monsieur de Bensserade, je vous ai bien de l'obligation de faire comme cela des chansons sur moi.» Mais le mari lui dit: «Mon petit ami, s'il vous arrive jamais de parler de madame de Châtillon, je vous ferai rouer de coups de bâtons.» Il fut quelque temps après cela sans oser se montrer, car cette infortune lui arriva en un temps où il étoit mal avec Lyonne, et voici pourquoi. Le beau-père de Lambert tenoit alors cabaret à Bel-Air, près le Luxembourg; Bensserade lui devoit cinquante écus pour dépense de bouche, car il avoit été comme en prison là-dedans quelque temps. La femme pria de Lessins, neveu de Lyonne, car la voix d'Hilaire et celle de Lambert attiroient beaucoup d'honnêtes gens dans cette maison, de dire à Bensserade, qui alors avoit les quatre mille livres de son ambassade échouée, et quinze cents livres de sa pension, de lui payer les cinquante écus. Il le promit jusqu'à trois fois; enfin il dit qu'il l'avoit payée, et cela s'étant trouvé faux, Lessins le dit à Lyonne, qui, déjà en colère de ce que ce garçon avoit publié des bouts-rimés de sa façon, ce qu'il lui avoit défendu, ne le voulut plus voir. On fut contraint de céder ces cinquante écus à un valet de pied de M. d'Orléans, qui tourmenta tant Bensserade, qu'il le fit enfin payer. Scarron, qui n'aimoit pas Bensserade, après avoir daté une fois:

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