Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome second: Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle
The Project Gutenberg eBook of Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome second
Title: Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome second
Author: Tallemant des Réaux
Editor: marquis de H. de Chateaugiron
L.-J.-N. Monmerqué
Jules-Antoine Taschereau
Release date: December 21, 2011 [eBook #38361]
Language: French
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MÉMOIRES
DE
TALLEMANT DES RÉAUX.![]()
PARIS, IMPRIMERIE DE DECOURCHANT,
Rue d'Erfurth, no 1, près de l'Abbaye.LES HISTORIETTES
DE
TALLEMANT DES RÉAUX.MÉMOIRES
POUR SERVIR A L'HISTOIRE DU XVIIe SIÈCLE,
PUBLIÉS
SUR LE MANUSCRIT INÉDIT ET AUTOGRAPHE;
AVEC DES ÉCLAIRCISSEMENTS ET DES NOTES,
PAR MESSIEURS
MONMERQUE,
Membre de l'Institut,
DE CHATEAUGIRON ET TASCHEREAU.![]()
TOME SECOND.
![]()
PARIS,
ALPHONSE LEVAVASSEUR, LIBRAIRE,
PLACE VENDÔME, 16.
1834
MÉMOIRES
DE
TALLEMANT.LE MARÉCHAL DE MARILLAC[1].
Le maréchal de Marillac étoit fils d'un avocat. En ce temps-là véritablement les avocats étoient plus considérés qu'à cette heure, à cause que la paulette[2] n'étoit pas encore établie, et qu'on prenoit de leur corps les présidents et les gardes-des-sceaux. On disoit que Marillac étoit gentilhomme, mais c'étoit un gentilhomme dubiæ nobilitatis. Cet homme, dans le dessein de se pousser à la cour, prit l'épée. Il étoit grand et bien fait, robuste et adroit à toutes sortes d'exercices. Il se mêle parmi les grands seigneurs; et comme il avoit de l'esprit et du sens, il s'avisa de demander en mariage une fille de la Reine-mère, qui étoit Médicis, mais d'une branche si éloignée, que la Reine ne la reconnoissoit en aucune façon pour sa parente. Ce nom de Médicis ne fut pas inutile à Marillac. Il le fit valoir comme il avoit prétendu. C'étoit lui qui étoit toujours dépêché pour les affaires de la Reine-mère; et, comme il s'acquittoit bien de toutes ses commissions, insensiblement il se rendit considérable. M. de Luçon[3] crut que cet homme ne lui seroit pas inutile; les voilà unis. Dans les guerres d'Italie, Marillac demande de l'emploi; il en a, et, hors de payer de sa personne, il faisoit tout admirablement bien. On croit qu'il eût pu devenir grand capitaine, car il y en a eu qui ont fait bien du bruit sans aller aux coups. Il est vrai qu'en France cela est plus difficile qu'en Espagne et qu'en Italie. On disoit qu'à Rouen, ayant pris querelle à la paume avec un nommé Caboche, et ayant été séparés, il le rencontra après, et le tua avant que l'autre ait eu le loisir de mettre l'épée à la main. C'étoit devant qu'il eût de l'emploi. Il prétendit être maréchal de France et le fut, et son frère aîné, qui étoit de robe, garde-des-sceaux. Depuis, ils cabalèrent pour débusquer le cardinal, et Vaultier craignoit qu'ils eussent toute l'autorité chez la Reine. Le cardinal, qui dans son Journal appelle toujours ce maréchal Marillac l'Epée, le fit arrêter, et le fit condamner fort légèrement. Ce fut à Ruel, dans la propre maison du cardinal, que le maréchal de Marillac étoit gardé. Comme ce maréchal n'étoit pas un sot, il déclina, et ne voulut pas reconnoître des commissaires. Enfin on l'enjôla, et ses propres parents y servirent innocemment. On lui fit accroire qu'il ne pouvoit courir risque de la vie; mais que s'il ne reconnoissoit ses juges, il seroit prisonnier pour le reste de ses jours. Il les reconnut, et eut le cou coupé. Il faut dire, à la louange d'un M. Frotté, son secrétaire, que le cardinal fit tout ce qu'il put au monde pour le gagner, mais il n'en put venir à bout. M. de Châteauneuf présidoit au jugement. Il n'étoit pas trop bien avec le cardinal; il s'y remit bien par ce bel arrêt. Il ne laissa lire qu'une fois les avis, au lieu de trois fois, et puis dit: Il y a arrêt. Chastellet vouloit revenir. On assure que le cardinal dit, comme si cela l'eût lavé en quelque sorte: «Je ne croyois pas qu'il y eût de quoi faire mourir M. de Marillac; mais Dieu donne des connoissances aux juges qu'il ne donne pas aux autres hommes. Il faut croire qu'il étoit coupable, puisque ces messieurs l'ont condamné[4].» On ne lui fit son procès que sur des ordres de tirer tant et tant de certains villages du Verdunois, pour les exempter des gens de guerre, et lui, disoit qu'il avoit employé cet argent à bâtir la citadelle de Verdun; mais il n'en avoit point d'ordre. Châteauneuf en a été bien payé. Depuis, Bretagne, conseiller à Dijon, fut pour cela premier président de Metz[5].
MADAME DU FARGIS.
Madame du Fargis étoit fille d'un M. de La Rochepot, qui étoit venu de ce M. de Silly qui avoit épousé l'héritière de La Roche-Guyon. Elle avoit une sœur aînée qui fut mariée au général des galères, aujourd'hui le Père de Gondy[6]. Pour elle, son père s'étant remarié avec la marquise de Boissy, mère du marquis de Boissy, père du duc de Rouanez[7], elle fit bien des galanteries avec ce jeune homme qui étoit dans le même logis qu'elle. Cela fit bien du bruit, et on fut contraint de la mettre chez madame de Saint-Paul (de la maison de Caumont), où elle ne fut pas plus sage. En ce temps-là, il lui vint une fantaisie d'être aimée du comte de Cramail; et elle disoit à ceux qui la vouloient cajoler: «Attendez à une autre fois; à cette heure je n'ai que le comte de Cramail en tête.» M. de Créquy ne laissa pas que de lui en conter. Il eut un rendez-vous d'elle à Amiens, lorsque la cour y étoit. Il y alla déguisé. M. de Chaudebonne étoit avec lui. Cramail eut aussi un rendez-vous de même; et cela fit un si grand éclat que madame de Saint-Paul ne la voulut plus souffrir, et le général des galères fut contraint de la retirer. On croira peut-être que c'étoit une fort belle personne? non: elle étoit marquée de petite vérole; mais elle étoit fort agréable, vive, pleine d'esprit, et la plus galante personne du monde. Elle s'ennuya bientôt chez sa sœur qui étoit une dévote, et, comme ils étoient à Montmirail en Champagne, un beau jour elle s'en alla au Charme: c'est un prieuré de dames, dépendant de Fontevrault. Elle dit qu'elle vouloit être religieuse. Elle n'y fut pas long-temps qu'elle demanda à aller aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques, parce que les Carmélites sont à Paris. Le cardinal a mis dans son Journal que ce fut par désespoir du grand scandale arrivé à Amiens qu'elle s'étoit jetée dans les Carmélites[8]. Ce fut là qu'elle fit connoissance avec le cardinal Bérulle, qui étoit directeur des Carmélites. Toutes les religieuses lui en dirent des merveilles; car comme elle avoit l'esprit fort adroit, et que ces filles, à tout prendre, qui sont les plus habiles et les plus éclairées de toutes les religieuses, peuvent mieux voir les dons qu'a une personne, elle passa là dedans pour tout ce qu'elle voulut: on la croyoit une sainte. Madame de Rambouillet y fut attrapée comme les autres. Elle dit qu'un jour que la Reine-mère y étoit allée, quand la Reine sortit, tous les seigneurs de la cour se présentèrent à la porte. Madame de Rambouillet eut peur que la vue du comte de Cramail, qui y étoit, ne détournât cette fille du bon chemin, et elle dit: «Ah! mon Dieu, qu'il fait froid!» et en disant cela elle baissa le voile de mademoiselle de La Rochepot.
Il y avoit trois ans qu'elle étoit Carmélite, quand son père vint à mourir. Elle étoit seule héritière avec la générale des galères; cela lui fit quitter le couvent. Elle n'avoit point fait les vœux, disant toujours qu'elle ne se trouvoit pas assez en bon état. Elle sort sous prétexte de n'avoir pas assez de santé pour observer la règle. M. Du Fargis d'Angennes, cousin-germain du marquis de Rambouillet, homme de cœur, d'esprit et de savoir, mais d'une légèreté étrange, l'épouse. Il va en ambassade en Espagne. Elle l'y suit. M. de Rambouillet y alla un peu après ambassadeur extraordinaire. Au retour, le cardinal de Bérulle et les Marillac en parlent au cardinal qui, sur sa bonne réputation, la fait dame d'atour de la Reine. Madame d'Aiguillon lui servit extrêmement à gagner des procès qu'elle avoit. Elle recommence ses galanteries avec le comte de Cramail; elle se mêle de toutes sortes d'intrigues. Il y a dans le Journal, que le président Le Bailleul la trouva une fois sur un lit qui étoit contre terre, n'ayant qu'un drap sur elle, et Béringhen, aujourd'hui M. le Premier[9], enfermé avec elle[10]. Il étoit de la cabale de Vaultier et elle aussi. Son plus grand crime fut que le cardinal crut qu'elle l'avoit mal servi auprès de la Reine en son amourette; et quand il la chassa, il publia des lettres, qui sont imprimées, d'elle au comte de Cramail. Il y a plus d'intrigue que d'amour dans ces lettres, mais il y en a pourtant honnêtement, comme: Aimez qui vous adore, et elles étoient datées, au moins l'une, du jour de la Pentecôte. Madame de Rambouillet a vu les originaux.
Le cardinal fit faire par Chastellet, le maître des requêtes, une prose rimée latine contre elle et le garde-des-sceaux Marillac. Il y avoit en un endroit:
Fargia, dic mihi, sodes,
Quantas commisisti sordes
Inter Primas atque Laudes;
Quando senex, vultu gravi,
Caudà mulcebat suavi.
Car il y avoit toujours une ombre de dévotion.
J'ai ouï dire une plaisante vision de ce garde-des-sceaux Marillac. Pour mortifier des religieuses, il leur fit faire des contre-feux de cheminée où il y avoit de gros K entrelacés, afin que le feu les ayant rougis, cela leur donnât des pensées lubriques, et qu'elles eussent plus de mérite à y résister. Le marchand qui les fit faire l'a dit à un de mes amis. Enfin, quand madame Du Fargis fut hors de France, le cardinal lui fit couper le cou en effigie. M. Du Fargis étoit à Monsieur, et le suivit. Madame de Rambouillet dit que madame Du Fargis devoit être la mère du coadjuteur.
LE MARÉCHAL D'EFFIAT[11].
Voici un maréchal de France dubiæ nobilitatis[12]: il s'appeloit Coiffier en son nom. On a dit, pour le déprimer encore davantage, que la Coiffier, traiteuse, étoit sa parente. C'étoit un fort bel homme et fort adroit. Quand le duc de Savoie, le bossu, vint à Paris, Henri IV fit faire une grande course de bague. Il garda d'Effiat pour la fin: il mit dix dedans tout de suite. Il ne donna qu'une atteinte à la onzième; mais pour réparer cela, il jeta sa lance en avant, la reprit, et finit en mettant dedans. Tout le monde l'admira.
Beaulieu-Ruzé[13], un secrétaire d'Etat, qui portoit l'épée, le fit son héritier, à condition qu'il prendroit son nom et ses armes. D'Effiat étoit adroit courtisan; il plut au cardinal de Richelieu. Il fut envoyé pour le mariage de la reine d'Angleterre[14]. On le blâma d'avoir mis pavillon bas, sur le commandement que lui en firent des vaisseaux anglais. Cela n'empêcha pas qu'il ne parvînt à être grand-maître de l'artillerie et surintendant des finances[15], où il apprit à voler à ceux qui l'ont suivi. Ce n'étoit pas un sot; mais il avoit été si mal élevé, qu'il écrivoit ainsi octobre, auquetaubraj. Il eut l'ambition, quoiqu'il ne sût nullement la guerre, de vouloir commander une armée en Allemagne. Il y mourut. On disoit qu'il prétendoit être connétable. Le cardinal l'eût perdu.
LE PÈRE JOSEPH[16],
LES RELIGIEUSES DE LOUDUN.
Le Père Joseph, Capucin, se nommoit Leclerc en son nom, et étoit frère de M. Du Tremblay, qu'il fit gouverneur de la Bastille. Le cardinal fit connoissance avec lui en Poitou, comme il y fut envoyé par ses supérieurs[17]. Jamais il n'y eut un homme plus intrigant ni d'un esprit plus de feu. Il a toujours eu de grands desseins en tête. Un temps il ne faisoit que prêcher la guerre sainte. M. de Mantoue, M. de Brèves, madame de Rohan et lui, prenoient fort souvent tout l'Etat du Turc[18]. Depuis, il prit la maison d'Autriche pour but, et il travailla fort avec M. de Charnacé à faire entrer le roi de Suède en Allemagne. Il se vantoit d'être né pour abattre la maison d'Autriche. Effectivement ce n'étoit pas un sot; il soulageoit fort le cardinal, et le cardinal ne faisoit pas un pas sans lui. Au commencement il alloit à cheval. Le Père Ange Soubini avoit un jour un cheval entier, et lui une jument. Ce cheval grimpe la jument, et les capuchons des deux moines faisoient la plus plaisante figure du monde[19]. Pour éviter ce scandale, on lui donna un carrosse. Depuis, il eut litière et toute chose; et il alloit être cardinal s'il ne fût pas mort.
En une petite ville de quelque province de France, un homme de la cour alla voir un Capucin. Les principaux le vinrent entretenir. Ils lui demandèrent des nouvelles du Roi, puis du cardinal de Richelieu. «Et après, dit le gardien, ne nous apprendrez-vous rien de notre bon Père Joseph?—Il se porte fort bien, il est exempt de toutes sortes d'austérités.—Le pauvre homme! disoit le gardien.—Il a du crédit; les plus grands de la cour le visitent avec soin.—Le pauvre homme!—Il a une bonne litière quand on voyage.—Le pauvre homme!—Un mulet pour son lit.—Le pauvre homme!—Lorsqu'il y a quelque chose de bon à la table de M. le cardinal, il lui en envoie.—Le pauvre homme!» Ainsi à chaque article le bon gardien disoit: «Le pauvre homme!» comme si ce pauvre homme eût été bien à plaindre. C'est de ce conte-là que Molière a pris ce qu'il a mis dans son Tartufe, où le mari, coiffé du bigot, répète plusieurs fois le pauvre homme[20]!
On a cru que la diablerie de Loudun ne fût point arrivée sans lui, car Grandier, curé, et les Capucins de Loudun, disputoient à qui auroit la direction des religieuses qui furent ou qui firent les possédées. Il y avoit de l'amour sur le jeu, et il y eut un Capucin tué. Les Capucins, se voyant appuyés du Père Joseph, poussèrent Grandier; et comme ces religieuses étoient pauvres, ils leur persuadèrent que bientôt elles deviendroient toutes d'or. On les instruisit donc à faire les endiablées. Pour du latin, elles n'en savoient guère, et on disoit que les diables de Loudun n'avoient étudié que jusqu'en troisième. Le Couldray Montpensier y avoit deux filles qu'il retira chez lui, les fit bien traiter et bien fouetter, le diable s'en alla tout aussitôt. Il pouvoit y en avoir qui ne savoient pas le secret, et qui, par mélancolie, ou parce qu'on le leur disoit, croyoient être possédées. On leur apprit, au moins à la plupart, quelques mots de latin et bien des ordures. Madame d'Aiguillon y fut, et madame de Rambouillet, depuis madame de Montausier. Elles virent faire des tours de sauteurs, qu'elles firent faire après à leurs laquais. La ville, et surtout les hôteliers, s'y enrichirent. On y couroit de toutes parts. Duneau, médecin huguenot, et principal du collége de Saumur, y fut appelé. Il s'en moqua. C'est lui qui disoit qu'un médecin étoit animal incombustibile propter religionem. Quillet y fut aussi appelé, et des religieuses de Chinon ayant voulu imiter celles de Loudun, il en fit une satire en vers latins, pour laquelle Bautru lui conseilla de s'éloigner[21], et le donna au maréchal d'Estrées, avec lequel il fut à Rome en son ambassade extraordinaire.
Le ministre de Loudun, comme on le défioit de mettre ses doigts dans la bouche des religieuses de même que les prêtres y mettoient ceux dont ils tiennent l'hostie, répondit «qu'il n'avoit nulle familiarité avec le diable, et qu'il ne se vouloit point jouer à lui.» Un diable s'étoit vanté d'enlever le ministre dans sa chaire sur la tour de Loudun. Il n'en fit rien cependant.
Cette badinerie, ou plutôt ce désir de vengeance des Capucins, fut cause que Grandier fut brûlé tout vif, car Laubardemont[22], qui étoit bon courtisan, le sacrifia au crédit du Père Joseph. Ce Grandier avoit été galant, et s'étoit fait quelques ennemis dans la ville qui lui nuisirent. Le diable dit une fois: «M. de Laubardemont est cocu.» Et Laubardemont, à son ordinaire, mit le soir: Ce que j'atteste être vrai, et signa. Enfin insensiblement cela se dissipa à mesure que le monde se désabusoit.
M. DE NOYERS et L'ÉVÊQUE DE MENDE.
M. de Noyers[23] s'appeloit Sublet. Il étoit parent de messieurs de La Motte-Houdancourt; le second de ces messieurs-là étoit évêque de Mende, et fort bien auprès du cardinal de Richelieu. Ce fut lui qui lui donna M. de Noyers. Je dirai ce que j'ai appris de ce M. de Mende. C'étoit un homme actif et fier, et qui vouloit qu'on lui tînt ce qu'on lui avoit promis. Une fois M. Bouthillier, qui étoit jaloux de lui, lui refusa l'entrée dans la chambre du cardinal, disant, comme il étoit vrai, qu'il avoit ordre de ne laisser entrer personne, et qu'il s'en alloit dire à Son Eminence que M. de Mende étoit là. La porte étoit entr'ouverte, M. de Mende la pousse; M. Bouthillier tombe; l'évêque passe brusquement à la ruelle; le cardinal étoit au lit: «Monsieur, lui dit-il, je trouve fort étrange que M. Bouthillier me vienne fermer la porte au nez: je suis bien assuré que vous ne lui avez pas ordonné de me traiter ainsi.» Le cardinal ne dit rien. M. de Mende s'en va chez lui en Picardie, et ne voulut pas s'en tourmenter davantage. «S'ils me laissent ici, disoit-il, ils me feront plaisir; j'étudierai; j'ai du bien plus qu'il ne m'en faut.» Le cardinal ne s'en put passer. Il le renvoya quérir. Ce fut lui qui disposa tout pour le siége de La Rochelle; et, en mourant, car il mourut durant le siége, il ordonna qu'on l'enterrât dans la ville lorsqu'elle seroit prise. Ce fut lui qui fit résoudre Barradas à donner sa démission de la charge de premier écuyer de la petite écurie pour cent mille écus. Le Roi avoit impatience de l'avoir pour Saint-Simon. Le cardinal vouloit différer à payer cette somme, et faire que cela n'allât à rien avec le temps. L'évêque lui dit: «Monsieur, c'est sur ma parole que M. de Barradas a traité; je vendrai plutôt mes bénéfices que de ne tenir pas ce que j'ai promis.» Le cardinal ne put résister, et Barradas fut payé.
M. de Noyers avoit une vraie âme de valet. Montreuil, secrétaire des commandemens de madame d'Orléans, l'étoit de feue Madame, qui, étant grosse, étoit regardée comme la Reine, et faisoit un parti dans la cour. Madame témoignoit assez de bonne volonté à Montreuil qui avoit été précepteur de M. de Guise d'aujourd'hui. Un jour de Noyers, qui étoit allié de Montreuil, se promenoit avec lui: «Ne craignez-vous point, lui dit Montreuil en riant, que cela ne vous nuise de vous voir promener avec moi?» De Noyers le quitte aussitôt, et depuis ne lui parla point que Madame ne fût morte. Il est vrai que quand il fut en faveur, il se ressouvint un peu de lui.
Ce petit homme vouloit tout faire et étoit jaloux de tout le monde. Il a nui en tout ce qu'il a pu à Desmarets, qui s'entend à tout, et qui a beaucoup d'inclination pour l'architecture, de peur que cet homme ne lui ôtât quelque chose; car il s'est assez tourmenté de faire sa charge de surintendant des bâtimens, et il avoit bonne envie d'achever le Louvre, et de faire dorer la galerie tout du long, comme il y en a un bout: ce fut lui qui le fit faire. Sa cagoterie parut en ce qu'il brûla quelques nudités de grand prix qui étoient à Fontainebleau. En récompense, il entretenoit assez bien les maisons du Roi. Il étoit concierge de Fontainebleau[24].
Une fois que le cardinal vouloit faire venir un notaire: «Il n'est pas besoin, monseigneur, lui dit-il; je suis secrétaire du Roi, je ferai bien ce qu'il faut.» Le cardinal rompit un jour par hasard une petite canne fort jolie qu'il aimoit assez. Le petit bon homme la prend, la rajuste et la rapporte à Son Eminence. On disoit qu'il ne voloit pas, mais il laissoit voler sous lui. Il avoit fait les vœux de Jésuite depuis son veuvage, mais il étoit exempt de porter l'habit et de vivre autrement qu'un séculier. Il fit tout le pis qu'il put à l'Université. Il a laissé un pauvre benêt de fils[25]. Ce fut lui qui découvrit au feu Roi que le cardinal avoit cinq cent mille écus chez Mauroy. Sa disgrâce est dans les Mémoires de la Régence.
Ce fut lui qui fut cause de la mort de Saint-Prueil, et Saint-Prueil[26] le dit bien: «C'est un cagot; il ne me pardonnera jamais.» Saint-Preuil avoit donné sur les oreilles à un petit d'Aubray qu'il avoit mis à Arras pour les finances.
Le maréchal de Brézé, pour faire enrager de Noyers, mettoit toujours des ordures dans les lettres qu'il lui écrivoit, comme: «Allez vous faire f.... avec vos f..... ordres.» Le moyen, disoit le petit homme, que les affaires du Roi prospèrent après ces abominations-là! Il avoit le département de la guerre.
Ce n'est pas que Saint-Prueil ne fût un homme violent et un tyran, mais galant homme du reste, et qui dépensoit tout. Il y a dans son procès imprimé une lettre du feu Roi, qui est une ridicule lettre. La voici: «Brave et généreux Saint-Prueil, vivez de concussion, plumez la poule sans crier; faites comme font tels et tels; faites ce que font beaucoup d'autres dans leurs gouvernements; tout est bien fait pour vous; vous avez tout pouvoir dans votre empire; tranchez, coupez; tout vous est permis!»
M. DE BULLION[27].
M. de Bullion étoit conseiller au parlement. Son père étoit maître des requêtes[28]. Il rapporta je ne sais quelle affaire pour la comtesse de Sault, mère de M. de Créqui; elle l'avoit eu du premier lit; puis le comte de Sault, fils du second lit, l'ayant faite héritière, M. de Créqui eut ce bien-là: c'est pays de droit écrit que le Dauphiné. La comtesse de Sault eut de l'affection pour ce petit M. de Bullion, à cause, dit-on, que le proverbe de petit chien belle queue étoit fort véritable en lui[29]. Elle le poussa, lui donna du bien, et lui fit avoir de l'emploi. Il fut président aux enquêtes. On dit qu'un jour elle disoit à la Reine-mère: «Ah! madame! si vous connoissiez M. de Bullion comme moi!—Diou m'en garde, madame la comtesse,» dit la Reine; car elle n'a jamais su prononcer le françois, et elle disoit: Fa cho pour dire: Il fait chaud. Celle-ci[30] le prononce comme si elle étoit née à Paris.
Cette madame de Sault fit avoir à Bullion l'intendance de l'armée de M. le connétable de Lesdiguières contre les Génois, et il n'y fit pas mal ses affaires. Le connétable et lui s'entendoient fort bien. Le cardinal de Richelieu le fit après surintendant des finances[31] avec M. Bouthillier, père de M. de Chavigny; mais Bullion faisoit quasi tout. C'étoit un habile homme, et qui avoit plus d'ordre que tous ceux qui sont venus depuis. Il disoit: «Fermez-moi deux bouches, la maison de Son Eminence et l'artillerie, après je répondrai bien du reste.» Cependant on m'a assuré que quand les premiers louis d'or furent faits, il dit à ses bons amis: «Prenez-en tant que vous en pourrez porter dans vos poches.» Bautru fut celui qui en porta le plus. Il en mit trois mille six cents. Le bon homme Senecterre en étoit. Je doute de cela[32].
Le cardinal lui fit avoir le cordon bleu en disant au Roi: «Sire, ce seroit une plaisante chose que cette figure avec le cordon.»
Cornuel faisoit presque tout sous lui, mais de sorte qu'il sembloit qu'il ne fît rien sans en parler au surintendant, car le bon homme se divertissoit. Il alloit souvent chez La Brosse, son médecin, qu'il avoit établi au Jardin des Plantes du faubourg Saint-Victor[33]. Là, il avoit des mignonnes et crapuloit tout à son aise. Il se faisoit donner des lavements pour manger après tout de nouveau. Il avoit des raffinements pour le vin tout extraordinaires. Il ne vouloit pas qu'on bût immédiatement après avoir mangé du lapin, parce, disoit-il, que cette viande avoit je ne sais quoi qui empêchoit de le bien goûter. Je vous laisse à penser s'il en avoit du meilleur: tous les gens d'affaires se tuoient à lui en chercher. Il avoit des cerneaux tout le long de l'année, et toujours de la poudre de champignons dans sa poche. Il n'avoit que peu de gens à crapuler avec lui; Senecterre en étoit toujours, et, quand ils sortoient de Paris, le bon homme de Montbazon, exprès pour avoir des gardes; car, comme gouverneur de Paris, il avoit toujours quelqu'un. Ce n'étoit pas comme à cette heure qu'on en a donné cinquante au maréchal de L'Hôpital.
Madelenet[34] s'avisa, quoique Bullion n'aimât pas les vers, de lui faire une ode latine. Il y avoit une comparaison au commencement qui me fit bien rire. Il le comparoit à un petit baril bien plein, et il disoit qu'un baril bien plein ne porte point envie à l'abondance de la mer, et que Bullion, se contentant de ce qu'il avoit, ne portoit point envie aux trésors des rois. Voyez la grande modération de cet homme! il se contentoit de huit millions, et d'être président au mortier. Il est vrai que sa charge étoit une charge nouvelle, et il ne la faisoit point. Une autre chose fut encore assez plaisante. Il acheta une chapelle à Saint-Eustache. Le peintre qui la peignit et la dora vint un jour lui parler. «Allez, mon ami, allez (car il commençoit toujours ainsi): que voulez-vous?—Monsieur, c'est pour votre chapelle.—Eh bien, mon ami, ma chapelle?—Monsieur, c'est qu'on a accoutumé de les dédier à quelque saint.—Eh bien, mon ami, à quel saint?—Monsieur, à saint Paul, à saint André, à saint François, à saint Antoine?—Eh bien, mon ami, auquel tu voudras.—Monsieur, c'est à vous à dire.—Eh bien, mets-y saint Antoine, mon ami.» Sur cela on disoit qu'il avoit eu raison, et que c'étoit aussi bien déjà la chapelle du petit cochon.
Il craignoit terriblement les bonnes odeurs. M. le chancelier avoit toujours des gants d'Espagne au conseil. Cela incommodoit fort Bullion. Il s'en plaignit comme si l'autre l'eût fait exprès. Le cardinal dit au chancelier: «Puisque j'ôte mes gants de senteur pour l'amour de M. de Bullion, vous pouvez bien ôter les vôtres.» Il traitoit le chancelier d'écolier, et le chancelier, qui vouloit être payé, ne disoit mot, et avaloit cela doux comme de l'eau. Il appeloit sa femme la grosse amie. C'est une bonne femme, mais un peu hypocondriaque. On dit qu'elle donne aux pauvres.
Je trouverois assez à propos de faire une comparaison de Bullion avec les surintendants d'aujourd'hui. Ceux-ci, à leur table, à leurs bonnes fortunes, à leurs maisons, dépenseront plus par exemple en six ans que Bullion n'a laissé. La table de Fouquet coûte deux cent mille livres; je veux dire la dépense du maître-d'hôtel est de cinq cents livres par jour. A Vaux, il y a six cents personnes nourries: jugez du reste. Bullion, une fois qu'il a eu un million, a pu épargner, car il ne tenoit point table, et n'avoit qu'un équipage fort médiocre. Bien loin de bâtir, il jetoit à bas le bâtiment des terres qu'il achetoit au loin, pour avoir moins d'entretien. A Paris, il n'a point fait de palais. On m'a assuré que son inventaire montoit à sept cent mille livres de rente. On disoit en 1622 qu'il avoit déjà soixante mille écus de pension; il ne fut fait surintendant que dix ans après. Richer, notaire, comme on fit l'inventaire, dit à madame de Bullion: «Voyez, madame, si vous avez encore quelque chose à dire. Est-ce-là tout? Il ne faut rien cacher.» Cette bonne grosse dame crut qu'il la soupçonnoit, et changea de couleur. «Si vous ne savez rien de plus, ajouta-t-il, j'ai à vous dire, moi, que je sais où feu M. votre mari avoit déposé cent vingt mille écus d'or en espèces; c'est chez moi. Il n'en avoit tiré aucune reconnoissance, et je vois bien qu'il n'y en a point de registre.» Il les restitua, et on lui donna dix mille écus pour cela et pour le reste.
Le cardinal de Richelieu souhaita que Bonelles, fils aîné de Bullion, épousât mademoiselle de Toussy, qui étoit un peu proche parente de Son Eminence. Bonelles n'en avoit point d'envie. Il étoit amoureux de mademoiselle de Montbazon; mais le père le lui fit faire en dépit de lui. Il a été malheureux en enfants, ce bon homme, il n'y en a pas un qui ait réussi. L'abbé de Saint-Faron, qui avoit soixante mille livres de rente, sans ce qu'il attendoit de sa mère, a assez fait le niais avec la vieille Martel; et après, en une maladie, la peur du diable le saisit tellement, qu'il se mit dans l'Oratoire. La Taulade le fils, un gentilhomme béarnois, un peu maquereau, s'étant attaché à lui, a fait aussi le dévot par nécessité, et l'a suivi à Saint-Magloire. Il arriva une fois au Père de La Taulade une plaisante chose. C'est un fort gros homme. Un jour le fond de sa chaise s'enfonça; le voilà les pieds à terre; les porteurs, par malice ou autrement, ne faisoient pas semblant d'entendre. Il alla dans les crottes tout le long du Pont-Neuf, comme s'il eût été sous un dais. Nous parlerons ailleurs de Bonelles, de sa femme et du reste.
J'ai ouï dire que quand M. de Bullion maria sa fille avec feu M. le président de Bellièvre, alors maître des requêtes[35], il y avoit cent mille écus dans le contrat; mais comme le notaire vint à lire cent mille écus, Bullion dit: «Ajoutez d'or, monsieur le notaire.» C'étoit alors, je pense, cinquante mille écus au moins plus qu'il n'avoit promis.
Le bon homme mourut de crapule en moins de rien[36]. On m'a dit, mais je ne voudrois pas l'assurer, qu'il mourut de déplaisir pour avoir reçu un coup de pied du cardinal de Richelieu. Le feu Roi vouloit avoir cent mille livres pour quelque chose; le cardinal lui dit que M. de Bullion étoit chargé de dépenses pressées, et que cela seroit difficile pour le présent. Bullion parla comme le cardinal vouloit. A quelque temps de là, Coquet, confident de Bullion, avertit le Roi qu'on avoit des fonds. Il fallut donner cet argent au Roi. Le cardinal crut que Bullion avoit voulu faire sa cour à ses dépens, car le feu Roi avoit dit quelque chose sur cela au cardinal qui ne lui avoit pas plu. Il lui reprocha son alliance, le malmena et le frappa. Ce n'est pas la première fois que cela lui est arrivé. Dans la colère, il donna un soufflet à Cavoye pour avoir changé un ordre. Cela est de conséquence en fait de garde; Cavoye avoit tort. A quelques jours de là, il lui en demanda pardon[37].
MADAME D'AIGUILLON[38].
J'ai déjà dit qui elle étoit et comment elle fut mariée, à Combalet, qui étoit mal bâti et couperosé, et qui n'avoit rien que la jeunesse. Elle conçut une telle aversion pour lui, qu'elle ne le pouvoit souffrir et étoit dans une mélancolie effroyable. Quand il fut tué aux guerres des Huguenots, de peur que, par quelque raison d'Etat, on ne la sacrifiât encore, elle fit vœu un peu brusquement de ne se marier jamais et de se faire Carmélite. Ce fut aux Carmélites mêmes qu'elle fit ce vœu; elle s'habilla aussi modestement qu'une dévote de cinquante ans. Elle n'avoit pas un cheveu abattu. Elle portoit une robe d'étamine, et ne levoit jamais les yeux. Avec ce harnois-là elle étoit dame d'atour de la Reine-mère et ne bougeoit de la cour. C'étoit alors la grande fleur de sa beauté. Cette manière de faire dura assez long-temps. Enfin, son oncle devenant plus puissant, elle commença à mettre des languettes, après elle fit une boucle ou mit un petit ruban noir à ses cheveux; elle prit des habits de soie, et peu à peu elle alla si avant que c'est elle qui est cause que les veuves portent toutes sortes de couleurs, hors du vert. Le cardinal de Richelieu ayant été déclaré premier ministre, le comte de Béthune fut le premier qui se présenta pour épouser madame de Combalet. Le comte de Sault, aujourd'hui M. de Lesdiguières (ce devoit être un des plus riches gentilshommes de France), fut le second qui se fit refuser. Il est vrai que le cardinal ne la pressa pas trop pour celui-ci, non plus que pour l'autre[39].
Madame de Combalet renouveloit tous les ans son vœu de Carmélite; elle l'a renouvelé jusqu'à sept fois. Le cardinal fit consulter s'il étoit obligatoire; on lui répondit que non. Cependant, pour se décharger entièrement, elle fonda une place de Carmélite qui doit être reçue pour rien. Je crois pourtant qu'elle se fût résolue à épouser M. le comte de Soissons, s'il l'eût voulu, et comme j'ai déjà remarqué, il l'eût épousée si elle eût été veuve d'un homme plus qualifié. On fit courir le bruit en ce temps-là que le mariage n'avoit point été consommé avec Combalet. Cependant il passoit pour l'homme le mieux fourni de la cour, et qui étoit le plus grand abatteur de bois. J'ai ouï dire même que dans l'action, transporté de joie ou autrement, il avoit appelé un valet de chambre qui avoit été témoin de ce qui s'étoit passé. J'ai ouï dire encore que son mari n'avoit pas trop bien vécu avec elle, et qu'il disoit qu'elle avoit quelque chose sous le linge qui dégoûtoit fort. Je donne cela pour tel qu'on me l'a donné. Dulot[40], ce fou de poète royal et archiépiscopal, dont nous parlerons ailleurs, fit l'anagramme que voici sur cette prétendue virginité:
Marie de Vignerot,
Vierge de ton mari.
Madame de Rambouillet m'a pourtant assuré que jamais elle n'avoit reconnu que madame d'Aiguillon voulût passer pour fille. Cependant elle a pris des armes à lozange, il est vrai qu'il y a une cordelière; ainsi elle est fille et femme tout ensemble, car il n'y a point d'armes de son mari.
On a fort médit de son oncle et d'elle. Il aimoit les femmes et craignoit le scandale. Sa nièce étoit belle, et on ne pouvoit trouver étrange qu'il vécût familièrement avec elle. Effectivement elle en usoit peu modestement; car, à cause qu'il aimoit les bouquets, elle en avoit toujours et l'alloit voir la gorge découverte[41]. Un soir qu'il sortoit assez tard de chez madame de Chevreuse: «Ne laissons pas, dit-il, d'aller chez ma nièce; car que diroit-elle si je n'y allois?» La Reine-mère envoya des gens pour l'enlever comme elle devoit aller à Saint-Cloud, afin de mettre le cardinal à la raison, quand elle auroit ce qu'il aimoit tant; mais Besançon découvrit toute l'entreprise.
Ce qui a le plus fait de bruit, ce fut l'aventure de madame de Chaulnes. Voici comment une personne qui y étoit l'a contée. Sur le chemin de Saint-Denis, six officiers du régiment de la marine, qui étoient à cheval, voulurent casser deux bouteilles d'encre sur le visage de madame de Chaulnes; mais elle mit la main devant, et tout tomba sur l'appui de la portière où elle étoit. C'étoient des bouteilles de verre. Le verre coupe, et l'encre entre dedans les coupures et cela ne s'en va jamais. Madame de Chaulnes n'en osa faire aucune plainte. On croit qu'ils n'avoient ordre que de lui faire peur. Madame d'Aiguillon, soit par jalousie d'amour ou d'autorité, ne vouloit point que personne fût si bien qu'elle avec son oncle. Le cardinal ne faisoit pas trop grand cas de madame de Chaulnes; elle n'étoit plus dans une grande jeunesse; sa beauté déclinoit, et le reste n'étoit pas grand'chose. Il témoigna assez ce qu'il en pensoit un jour qu'il étoit à Chaulnes, durant le siége d'Arras: il trouva que madame de Chaulnes s'étoit fait peindre dans un vestibule avec tous ses gens autour d'elle qui lui apportoient ce qu'ils avoient acheté; car, voyant cela, il ne put s'empêcher de dire avec un souris méprisant: «C'est bien cette fois madame notre hôtesse.» Elle avoit pourtant quelque pouvoir sur son esprit, ou bien elle demandoit si hardiment qu'il ne pouvoit la refuser. En effet, quoiqu'il n'eût point d'envie, à ce qu'on dit, de lui donner une abbaye de vingt-cinq mille livres de rente aux portes d'Amiens, il la lui donna pourtant. Par vanité elle vouloit que tout le monde crût que le cardinal l'aimoit; et il y a eu bien des gens qui, sachant que madame de Chaulnes avoit une fois conté qu'un jour qu'elle étoit seule, je ne sais quel monstre à quatre pieds lui étoit apparu dans sa chambre et avoit disparu aussitôt; il y a eu bien des gens, dis-je, qui ont dit que c'étoit une invention pour se faire de fête; mais je le sais de trop bon lieu pour en douter. D'autres ont dit qu'une dame de Picardie, dont on n'a pu me dire le nom, étoit ennemie de madame de Chaulnes et lui avoit fait faire cette insulte. Comme le cardinal avoit été plus d'une fois à Chaulnes, Bautru dit un jour que M. le cardinal s'y plaisoit, mais le feu Roi, qui avoit tourné tout son esprit du côté de la malignité et qui harpignoit toujours le cardinal, dit que Bautru avoit dit que M. le cardinal se délassoit chez madame de Chaulnes. Bautru fit son apologie au cardinal, qui lui dit en propres termes: «Vous mériteriez des coups de bâton, si vous aviez dit cela.»
Le maréchal de Brézé, enragé de ce que madame d'Aiguillon ne l'a pas voulu aimer (car quoique ce fût la nièce de sa femme, il en a été amoureux à outrance), et peut-être aussi de dépit de ce que son fils n'étoit pas principal héritier[42], en a fait tous les contes qui ont couru. Il disoit toutes les circonstances de la naissance et de l'éducation de chacun des Richelieu, et qu'ils étoient tous trois à madame d'Aiguillon; et même qu'elle en avoit eu un quatrième. «Oh! dit la Reine, il ne faut jamais croire que la moitié de ce que dit M. le maréchal de Brézé[43].» Ainsi elle n'en auroit eu que deux.
Il se trouve que madame d'Aulroy, autrefois madame Du Pont-de-Courlay, générale des galères[44], présenta, durant le procès de madame d'Aiguillon et du duc de Richelieu, une requête qu'on supprima bien vite, par laquelle elle exposa au prévôt de Paris qu'on lui avoit supposé ces trois Richelieu au lieu de ses enfants. D'ailleurs madame d'Aiguillon, quand il a été question de la majorité de son neveu le duc de Richelieu, a dit que le baptistaire n'est qu'une feuille volante; qu'il n'y en a eu ni du premier ni du second, qui sont baptisés tous deux en même jour et en même lieu. L'aîné avoit cinq ans. Quelle apparence, s'il n'y avoit du mystère, que le cardinal de Richelieu n'eût pas fait charger le registre!
Dans le procès qu'elle eut contre feu M. le Prince pour la succession du cardinal, on la traita de gourgandine. Gautier dit délicatement, parlant du crédit qu'elle avoit auprès de son oncle: «Ce Samson n'avoit plus de force quand il étoit entre les bras de cette Dalila.» Elle, en revanche, fit reprocher à M. le Prince, par Hilaire, son avocat, qu'il s'étoit mis à genoux devant le cardinal de Richelieu pour avoir mademoiselle de Brézé pour M. d'Enghien. Il se leva et dit que cela étoit faux, mais il n'y a rien de plus vrai. Il offrit même au cardinal mademoiselle de Bourbon pour son neveu de Brézé; et le cardinal dit en cette occasion une des plus raisonnables choses qu'il ait dites de sa vie: «Une demoiselle peut bien épouser un prince, mais une princesse ne doit point épouser un gentilhomme.» Feu M. le Prince fit tant de fautes dans les emplois de guerre qu'il eut, qu'il fut réduit à offrir ses enfants; encore le cardinal les alloit-il malmener, s'ils ne se fussent bien réduits. Il vouloit que M. d'Enghien, pour avoir négligé de voir M. le cardinal de Lyon, à Lyon, au retour de Perpignan, retournât le chercher à Marseille; mais il n'y alla pas, on trouva le moyen de l'en exempter.
Feu M. le Prince fit à madame d'Aiguillon un méchant tour pour la duché d'Aiguillon. Par une pendarderie du lieutenant civil Moreau, cette duché fut adjugée à quatre cent mille livres, et les créanciers en offroient huit cent mille. Or, durant le procès, se voyant assistés d'un prince du sang, ils offrirent encore quatre cent cinquante mille livres, et il fallut que madame d'Aiguillon, qui n'eût plus été duchesse sans cela (car, quand elle eût acheté un autre duché, on n'eût pas reçu aisément une femme, et il falloit attendre pour cela la majorité), les payât dans la journée. M. le Prince, après la mort de son père, du maréchal et du duc de Brézé, s'empara de tout le bien de ceux-ci, et en jouissoit par force, quoique sa femme n'eût rien à prétendre à tout cela par le testament du cardinal. Madame d'Aiguillon ne voulut jamais s'accommoder, de peur qu'on ne dît que ç'avoit été aux dépens de ses neveux. Elle s'est maintenue, et a traité, dans le commencement de la Régence, plusieurs fois la cour à Ruel. Le règne de son oncle l'a rendue fort impérieuse; elle ne sauroit quitter sa première fierté. Elle a de l'esprit, du sens et de la fermeté; mais elle est brusque et têtue. Nous parlerons après de son avarice.
On a fait bien des médisances d'elle et de madame Du Vigean. Elles s'écrivoient des lettres les plus amoureuses du monde. Madame Du Vigean se jeta à corps perdu dans les bras de madame d'Aiguillon. C'eût été une tigresse si elle l'eût rejetée. Elle a été son intendante, sa secrétaire, sa garde-malade, et a quitté son ménage pour se donner entièrement à elle. Il y a eu des chansons terribles contre madame Du Vigean, jusqu'à dire de son mari:
Dans l'abondance de ses cornes
On ne sauroit trouver de bornes.
Cependant on ne m'a su nommer un seul galant de cette femme. A la vérité, on avoit un grand mépris pour le mari; et le duc de Lorraine voyant que cet homme avoit levé un régiment: «Hélas! se dit-il, il faut que je sois bien haï en France, puisque, jusqu'au petit Vigean, tout y prend les armes contre moi.»
Feu madame la Princesse avoit recherché l'amitié de madame d'Aiguillon pour avoir la protection du cardinal, car elle craignoit que son mari ne la confinât à Bourges. Elle appeloit le cardinal de La Valette mon époux, et lui l'appeloit mon épouse. Mademoiselle de Rambouillet, depuis madame de Montausier, étoit admirablement bien avec elle, et y est encore, mais non pas avec tant de chaleur. Nous en parlerons ailleurs.
Il est temps de parler de son avarice et de sa dévotion. Elle ne daigna pas écouter ceux qui lui conseilloient de donner cinq cent mille livres à feu M. le Prince pour avoir sa protection. Il lui en coûta plus d'un million d'or à elle et à ses neveux. Elle a eu trois cents procès, et pas un en demandant. Sans parler de toutes les grivelées qu'elle a faites, je dirai simplement ses vilainies. Voyant Cornuel à l'extrémité, elle envoya emprunter six chevaux blancs qu'il avoit; et quand il fut mort, et qu'on les lui revint demander, elle dit que les morts n'avoient que faire de chevaux. Le frère aîné de M. de Noailles disoit que, pour épargner son carrosse, toutes les fois qu'elle alloit à Ruel, elle prenoit un beau carrosse que le bon homme M. de Noailles avoit eu à Rome en son ambassade, et le renvoyoit toujours tout crotté. On a dit qu'elle avoit emprunté des jupes, et qu'au bord crotté on avoit reconnu qu'elle les avoit portées. Si cela lui fût arrivé un de ces jours qu'elle a rencontré le corpus Domini, cela eût été plaisant, car, quelque part qu'elle le trouve, elle le suit dans les crottes jusqu'au premier lieu où il se doit arrêter. Cela se fait en Espagne, et le Roi même le suit. Un Espagnol disoit cela à un François: «Je crois bien, dit l'autre, en France il est parmi ses anciens amis, il n'a que faire qu'on l'accompagne; mais parmi des marranes[45], il en a besoin.»
Elle donne aux églises, et ne paie pas ses dettes. Dans sa vision de cagoterie, elle dit à toute chose: «En vérité, cela fait dévotion,» et le dira quelquefois d'une chose qui n'y aura aucun rapport. C'est simplement pour dire: «Cela me touche.»
Elle a passé quelquefois des nuits entières, le ventre à terre, dans l'église de Saint-Sulpice.
Les deux mariages de ses neveux l'ont si brouillée avec la cour, que je le mettrai dans les Mémoires de la Régence.
LE CARDINAL DE LYON[46].
Alphonse-Louis Du Plessis étoit l'aîné du cardinal de Richelieu. Il fut destiné à être chevalier de Malte; en ce dessein on lui voulut apprendre à nager, mais il ne put jamais en venir à bout. Ses parents lui en faisoient des reproches et lui disoient qu'il ne vouloit être bon à rien. Enfin, las de leurs crieries, un jour que par hasard il n'y avoit personne avec lui qui sût nager, il se jeta dans l'eau si follement que, sans un pêcheur qui y accourut avec sa nacelle, il étoit noyé. Il le falloit donc faire d'église. Il fut, comme j'ai dit, nommé évêque de Luçon, et abandonna cet évêché à son frère pour se faire Chartreux.
Cet homme avoit naturellement quelque pente à la folie; la solitude l'achevoit. Pour cela les Chartreux de la grande Chartreuse, où il étoit, le firent leur procureur dans une contestation avec un gentilhomme fort brutal. Il eut des coups de bâton. Il porta cet outrage patiemment, et ne voulut jamais s'en venger quand il se vit cardinal. On dit qu'un astrologue lui prédit, avant qu'il fût procureur, qu'il seroit en grand danger d'une grande blessure faite à la tête avec du fer. Mais, étant devenu procureur, comme il entroit à Avignon, une chaîne du pont-levis lui tomba sur la tête, et il en pensa mourir. Le cardinal de Richelieu le fit sortir de la Chartreuse, et le fit archevêque d'Aix, puis archevêque de Lyon, cardinal, et grand-aumônier de France, et lui donna de grands bénéfices[47]. A Aix, aussi bien qu'à Lyon, il a fait la fonction d'un bon évêque. Le cardinal l'envoya à Rome pour autoriser d'autant plus la poursuite de la dissolution du mariage de M. d'Orléans. Là il acquit la réputation d'un homme fort charitable. A Lyon, durant la peste, il alla partout comme s'il n'eût pas eu sujet d'aimer la vie. On ne lui peut reprocher qu'une action qui fut, ce me semble, bien inhumaine, mais il faut croire que ce jour-là il avoit quelqu'un de ses accès de folie. Etant à Marseille, où il avoit l'abbaye de Saint-Victor, il alla voir les galères. Or le cardinal de Richelieu y avoit fait mettre le baron de Roman, qui avoit voulu lever quelques troupes pour la Reine-mère, traitement bien indigne d'un gentilhomme. Mais comme on avoit eu pitié de ce cavalier, il étoit à son ordinaire, hors qu'il portoit un petit fer à la jambe. Le cardinal de Lyon le fait prendre, le fait raser, et le fait attacher à la rame. Ce pauvre gentilhomme se coucha sur le banc et s'y laissa mourir de regret.
On dit que, entre autres visions, il croyoit quelquefois être Dieu le Père. Un jour qu'il couchoit dans une maison, où on lui donna un lit dans la broderie duquel il y avoit quelques têtes d'anges ou chérubins: «Vraiment, dirent ses gens, c'est bien à cette fois que notre maître croira être Dieu le Père.»
Il étoit familier et aimoit la conversation des dames. Berthod le châtré[48], de la musique du Roi, m'a juré qu'il l'avoit vu auprès de Lyon en un lieu où il y avoit bonne compagnie. On badinoit, on se déguisoit. Il se déguisa un jour en berger comme les autres, et fit déguiser toutes les dames en bergères. Il a été amoureux plusieurs fois, mais cela ne passa pas de petits présens. Il ne laissoit pas d'avoir de l'esprit, mais il paroissoit presque toujours hébété.
Un homme de qualité du diocèse de Lyon avoit un fils fort contrefait, et le vouloit faire d'église. Le cardinal de Lyon ne voulut jamais le tonsurer, disant qu'on se moquoit d'offrir à Dieu le rebut du monde.
L'abbé de Caderousse, du Comtat, l'étant venu voir, lui dit en entrant: «Monseigneur, je suis l'abbé d'un tel lieu...—Que voulez-vous que j'y fasse? répondit-il en l'interrompant.—Qui suis venu pour faire la révérence...—Faites-la donc,» ajouta-t-il.
Le cardinal de Richelieu, qui le connoissoit bien, ne voulut pas qu'il le fût trouver à Narbonne; aussi l'autre ne le voulut point aller trouver à Lyon, quand on y coupa le cou à M. le Grand. Le cardinal Mazarin, qui ne fit pas pour la charité ce qu'il devoit dans le procès que le cardinal de Lyon eut contre Deslandes-Payen, relativement à un prieuré qu'à ce qu'on dit le cardinal de Richelieu lui avoit ôté par violence, envoya offrir au cardinal de Lyon l'abbaye de Mauzac, dont il étoit titulaire, pour le dédommager de ce prieuré; mais il ne la voulut point prendre. Cette ingratitude le fâcha, car le cardinal Mazarin souffrit que Lyonne, dont la femme est parente de Deslandes-Payen, sollicitât contre lui, et c'étoit, ce semble, se déclarer, Lyonne étant ce qu'il étoit auprès de lui. Mais les mariages de ses petits-neveux de Richelieu le fâchèrent bien davantage. Celui qui a écrit sa Vie en latin[49] le veut faire passer pour un grand homme, et dit que l'emprisonnement du cardinal de Retz, à cause du mauvais exemple, l'affligea sensiblement. Il mourut environ vers ce temps-là.
LOPÈS.
Lopès, et quelques autres comme lui, vinrent en France pour traiter quelque chose pour les Moresques dont il étoit. On les adressa à M. le marquis de Rambouillet, comme à un homme qui entendoit l'espagnol. Ce Lopès avoit de l'esprit, et étoit homme de bon conseil. Il donna ici avis à des marchands de draps d'en envoyer à Constantinople; ils y gagnèrent cent pour cent, et, pour son droit d'avis, ils lui donnèrent une part, à quoi il ne s'attendoit pas. Après, il acheta un gros diamant brut, le fit tailler, et y gagna honnêtement. Cela le mit en réputation. De toutes parts on lui envoyoit des diamants bruts. Il avoit chez lui un homme à qui il donnoit huit mille livres par an, et le nourrissoit lui sixième. Cet homme tailloit les diamants avec une diligence admirable, et avoit l'adresse de les fendre d'un coup de marteau quand il étoit nécessaire. Ensuite toutes les belles pierreries lui passèrent par les mains. En ce temps-là, par envie ou autrement, on l'accusa d'être espion, et de payer les pensions d'Espagne. Un maître des requêtes, nommé Ledoux, croyoit avoir une conviction entière par le livre de Lopès, où il y avoit: «Gadamasilles por il senor de Bassompierre. Tant de milliers de maravédis,» et autres articles semblables. Lopès pria M. de Rambouillet de voir ce bon maître des requêtes. Le maître des requêtes lui dit: «Monsieur, y a-t-il rien de plus clair? Gadamasilles, etc.» M. de Rambouillet se mit à rire: «Hé, monsieur, lui dit-il, ce sont des tapisseries de cuir doré qu'il a fait venir d'Espagne pour M. de Bassompierre.» Celui-ci fait venir un Dictionnaire espagnol: Lopès fut absous, et le maître des requêtes interdit, parce que Lopès prouva que, sous prétexte de les acheter, il lui avoit pris pour quatre mille livres de bagues.
Le cardinal de Richelieu, pour se divertir, un jour que Lopès revenoit de Ruel avec toutes ses pierreries, que le cardinal avoit voulu voir exprès, le fit attaquer par de feints voleurs, qui pourtant ne lui firent que la peur. Il y alloit de tout son bien; aussi la peur fut-elle si grande, qu'il fallut changer de chemise au pont de Neuilly, tant sa chemise étoit gâtée. Le chancelier, dans le carrosse duquel il étoit, dit qu'il se présenta assez hardiment aux voleurs. Le cardinal eut du déplaisir de lui avoir fait ce tour-là, car il avoit joué à faire mourir ce pauvre homme; et pour raccommoder cela, il le fit manger à sa table. Ce n'étoit pas un petit honneur. Un jour il y fit mettre M. Tubeuf, qui en fut si surpris, à ce que dit Boisrobert, que, tout hors de lui, il mettoit les morceaux dans ses yeux, au lieu de les mettre dans sa bouche.
Une fois que l'abbé de Cerisy et Lopès faisoient des compliments à qui passeroit le premier, Chastellet, le maître des requêtes, dit: «Le vieux Testament va devant le nouveau;» car on le vouloit faire passer pour Juif, lui qui étoit Mahométan. On a dit de ce fat Montmaur, le Grec, qu'il avoit dit à Montmor,[50] le riche, pour le faire passer devant: «Primùm Hebræo, deindè Græeco.» Mais je ne le crois pas, il n'auroit osé; quelqu'un a dit cela pour lui.
Lopès vendoit un crucifix bien cher: «Hé, lui dit-on, vous avez livré l'original à si bon marché.»
Le feu cardinal l'employa à faire faire des vaisseaux en Hollande, et au retour il le fit conseiller d'Etat ordinaire. En Hollande, il acheta mille curiosités des Indes, et ici il fit chez lui comme un inventaire; on crioit avec un sergent. C'étoit un abrégé de la foire Saint-Germain. Il y avoit toujours bien de beau monde. Il avoit six chevaux de carrosse. Jamais carrosse ne fut tant au-devant des ambassadeurs que celui-là. Je me crevois de rire, car mon père étoit son voisin, de le voir manger du pourceau quasi tous les jours. On ne l'en croyoit pas meilleur chrétien pour cela. La Reine lui devoit vingt mille écus pour des perles; et comme il pressoit d'Esmery[51] pour être payé, l'autre lui donna en paiement une taxe d'aisé de soixante mille livres. Il se disoit des Abencerrages de Grenade. Il mourut après la conférence de 1649.
LE MARÉCHAL DE BRÉZÉ[52],
SON FILS ET MADEMOISELLE DE BUSSY.
Le maréchal de Brézé étoit de la maison de Maillé; mais celle de Brézé étoit entrée dedans celle-là, et ils en devoient porter le nom. Il épousa la sœur du cardinal de Richelieu, alors évêque de Luçon. Cette femme étoit folle, et est morte liée, ou du moins enfermée. Elle croyoit avoir le cul de verre, et ne vouloit point s'asseoir. Elle s'appeloit Nicole; et le Père Cotton, en faisant son Oraison funèbre, disoit: «La grande Nicole Du Plessis,» comme on disoit la grande Anne[53]. Quand elle fut mariée, elle ne voulut point retourner à la province. Que fit son mari? un beau jour, il fit ôter tous les meubles, jusqu'aux rideaux du lit de madame, et la laissa là. Elle fut enfin toute glorieuse d'aller en Anjou.
M. de Brézé fut capitaine des gardes-du-corps, puis maréchal de France, et gouverneur de l'Anjou et de Saumur. Le cardinal dégagea tout son bien, ou, pour mieux dire, l'acheta; mais il l'en laissoit jouir. L'amour lui a fait faire d'étranges choses, outre qu'il n'étoit pas trop sage naturellement, non plus que sa femme. Étant capitaine des gardes de la Reine-mère, Marie de Médicis, il alla à des bains dans les Pyrénées, où il trouva un prêtre de Catalogne qui avoit avec lui deux petits garçons que les galères d'Espagne avoient pris sur les côtes d'Afrique. Ce prêtre les lui donna. L'un fut son laquais, et se nomma La Ramée. L'autre, qu'on appelle tantôt Le Catalan, tantôt Dervois, ne fut point habillé de livrée. Il servit d'abord à lui porter son fusil à la chasse. Après, il le mit en apprentissage chez un tailleur à Angers, où il devint amoureux d'une belle fille qui travailloit au linge dans une boutique vis-à-vis. Les tailleurs, dans ce pays-là, ont des boutiques, et y travaillent. Elle avoit déjà eu quelques aventures, et on disoit qu'elle avoit suivi un homme jusqu'en Lorraine, où elle fut un peu de temps au service de quelques dames de la duchesse. Mais elle fut obligée d'en revenir bientôt. Dervois l'épousa, et ensuite il retourna au service de M. de Brézé, alors maréchal de France et gouverneur d'Anjou et de Saumur. Avril, homme de bonne famille d'Angers, voisin du maréchal à la campagne, et bien dans son esprit, obtint de lui de loger le mari et la femme dans le château de Milly; et comme elle étoit propre et jolie, qu'elle avoit du sens, elle régla cette maison, et se mit si bien dans l'esprit du maréchal, qu'elle lui faisoit traiter la maréchale comme il lui plaisoit. Une des choses qui servit principalement à achever la grande Nicole, ce fut que le maréchal lui ôta ses pendants, et les mit en sa présence aux oreilles de la Dervois, à qui l'on prêtoit le dessein de se faire épouser par le maréchal, après la mort de la maréchale et de son mari.
Ce mari devint un peu dévot, et disoit à sa femme parfois qu'il falloit changer de vie. Il y a apparence que le maréchal s'en défit à cause de cela, car il fut tué à l'affût, le maréchal étant de la partie. Depuis, il croyoit voir un lièvre blanc, et souvent lui et ses gens crioient: «Ne le voyez-vous pas? il court par la chambre.» Avril, dont j'ai parlé ci-dessus, et son fils, sénéchal de Saumur, qui m'a conté ce que je viens d'écrire, n'ont jamais rien vu. Il y en a qui ont cru que le cardinal de Richelieu lui avoit fait mettre cette vision dans l'esprit pour le tenir à la province.
La Dervois pourtant ne vint point à bout de son dessein. Peut-être craignit-elle le cardinal de Richelieu, qui apparemment n'eût pas trouvé bon qu'on eût ainsi contaminé sa noblesse. La Dervois faisoit tout chez le maréchal et dans la province. Elle se levoit dès quatre heures, étoit servante et maîtresse tout à la fois, faisoit ses affaires et celles du maréchal en même temps, et étoit plus habile que tout son conseil. Il lui est arrivé souvent de déchirer ce qu'on avoit dressé, et de dicter les actes elle-même. Elle envoyoit des gens de guerre où elle vouloit; elle en envoya même à Angers, à cause qu'elle étoit mal satisfaite d'un des officiers du Présidial. Pour complaire au maréchal, qui étoit le plus grand tyran du monde pour la chasse, jusque là que les personnes de qualité n'osoient avoir un chien, ni une arquebuse pour tirer seulement dans leur parc (car il fit une fois rompre la porte d'un, parce qu'il y avoit ouï tirer, tuer les chiens et casser les arquebuses), la Dervois fit attacher un prêtre au pied d'un arbre tout un jour, avec un lièvre, qu'il avoit tué, autour du cou.
Il avoit mis sur la porte de Milly, car il étoit honnêtement hargneux: Nulli nisi vocati. Sur cela on fit un conte. On dit que quelques avocats étant allés pour lui parler, il les gronda fort, et leur demanda qui les avoit faits si hardis que de venir sans être mandés, et s'ils n'avoient pas lu ce qui étoit sur la porte: «Oui, monseigneur, dit l'un d'eux, il y a nulli nisi vocati, rien que des avocats.» Il se mit à rire, et les écouta. Un jeune homme de Saumur y étoit allé une fois pour jouer à la longue paume avec le marquis de Brézé. On lui donna avis qu'il se retirât. C'est qu'outre cela le maréchal étoit jaloux de la Dervois comme d'une belle créature; en ce temps-là elle étoit passée.
Pensez que sans le cardinal de Richelieu, il n'eût pas été autrement en état de faire ce qu'il faisoit; cependant il ne se tourmentoit pas trop de lui, et ne lui a jamais guère fait la cour. Je me souviens d'un couplet qu'il disoit, sur l'air de Daye dandaye:
Buvons à l'illustre Brézé,
Qui s'est si bien désabusé
De cette chimère importune
De la fortune.
Cependant le cardinal lui faisoit du bien, de peur qu'on ne crût que quelqu'un se pouvoit passer de lui.
Il lui arriva une assez plaisante chose à son entrée à Barcelonne, quand il y fut envoyé vice-roi. Il s'étoit fait tout le plus beau qu'il avoit pu. Quelques Catalans disoient: «Es muy bizarro esté marechal.» Un bon gentilhomme de sa suite, étonné de ce mot bizarro (galant), disoit à un autre: «Qui diable a déjà dit l'humeur de M. le maréchal à ces gens-ci?»
Il écrivoit bien, et étoit galant et civil quand l'humeur lui en prenoit. Il a écrit à Ménage un million de fois; et comme il aimoit à lire, Ménage lui envoyoit des livres qu'il prenoit fort bien, sans songer à lui faire le moindre présent. Ce n'étoit pas pourtant par avarice, mais il lui demandoit souvent son mémoire, ce que l'autre n'avoit garde de lui envoyer.
Il disoit de sa fille, comme si c'eût été la fille d'un autre: «Ils vont faire cette petite fille princesse[54],» et ne s'en émouvoit pas plus que cela. M. le Prince alloit voir la Dervois avant que de voir le maréchal. Ce fut elle qui le fit résoudre à vendre le gouvernement d'Anjou à M. le Prince.
Retournons à ses amours. Il y avoit à Saumur chez la sénéchale une belle fille qui étoit sa nièce. Elle s'appeloit Honorée de Bussy, fille d'une veuve bien demoiselle[55]. Le maréchal s'en éprit. Il la mena avec cette tante voir le sacre d'Angers, et lui avoit fait faire une espèce d'échafaud où il y avoit des degrés. Elle étoit seule tout au haut, et il avoit fait mettre à ses pieds les plus belles filles de la ville. C'étoit proprement la gloire de Niquée[56]. Il y avoit des gardes pour faire avancer le monde à mesure qu'on avoit contemplé cette nouvelle infante. Madame d'Aiguillon prenoit le soin d'envoyer tous les habits qu'il falloit pour cette fille, qui se vante que le maréchal la voulut épouser secrètement, et lui assurer vingt mille livres de rente, mais qu'elle avoit trop de cœur pour souffrir, du clandestin. Elle eût pourtant fort bien fait, comme vous verrez par la suite; mais je doute qu'en l'âge où elle étoit, elle ait pu avoir tant de courage.
Mademoiselle Dervois rompit le cou à cette amourette. Le marquis de Boissy, père du duc de Rouannez d'aujourd'hui, en conta aussi à Honorée. Il y eut quelques billets que la Dervois escamota, et les fit voir au maréchal. La sénéchale avoit toujours espéré que sa nièce se marieroit pour sa beauté. La fille m'a conté elle-même que sa tante lui fit faire une robe neuve, à elle qui n'avoit jamais eu que de la vieillerie, pour donner dans la vue à je ne sais quel prince allemand qui étoit à Saumur. Cette tante proposa à madame Bigot, qui n'avoit garde de le faire, de marier Honorée avec M. Servien, relégué à Angers. Servien, qui déjà avoit failli de se brouiller avec le maréchal en je ne sais quelle galanterie, n'avoit pas seulement voulu voir cette fille, de peur d'irriter le dragon.
Depuis, Honorée se trouva à Poitiers, quand Chemerault, aujourd'hui madame de La Bazinière, y vint après avoir été chassée de chez la Reine. Il y avoit encore une mademoiselle de La Vacherie, et une autre belle fille. Chemerault avoit un grand avantage, car elle avoit le bel air. Mais M. de Châteauneuf (il étoit alors éloigné de la cour) se déclara pour La Vacherie, et Villemontée, intendant de la province, pour Honorée[57]. Toute la ville se partagea, et toute la noblesse qui y passe l'hiver. On se demandoit: «Qui vive?» Villemontée s'amusoit fort avec cette fille, et y faisoit assez de dépense. Cela fit crier les Poitevins et les receveurs généraux. On disoit que c'étoit elle qui faisoit l'intendance. Il fallut qu'il s'en séparât au bout de deux ans. Il dit qu'elle n'est point intéressée, et que si elle eût voulu, elle eût gagné cinquante mille écus avec lui. La pauvre fille n'en a rien tiré que du mauvais bruit. Son plus grand malheur, à ce qu'elle dit, c'est la mort de Villandry, qui fut tué par Miossens, comme ils servoient tous deux le chevalier de Rivière et Vassé, qui ne se firent point de mal. Ils étoient amis, et se battirent pour autrui. Villandry l'alloit épouser, et déjà les bans se publioient en Poitou. Si cela est, il a quasi aussi bien fait de se faire tuer, car la demoiselle étoit un peu bien décriée. Elle étoit à Paris en ce temps-là. Jamais on n'a vu un tel abord de gens. Sa mère est encore en vie. Ç'a toujours été une évaporée, et, présentement, en Poitou, c'est elle qui met tout en train, quoiqu'elle soit fort âgée. Valliconte vouloit l'épouser; il étoit parent de M. Cornuel. Il s'est ruiné depuis, mais alors il avoit du bien. Elle s'alla éprendre de La Moussaye, et elle avoit quelque espérance qu'il l'épouseroit. Lorsqu'il mourut, elle reçut les compliments, comme si c'eût été son accordé qui fût mort. Depuis la mort de La Moussaye, elle quitta sa mère, et se retira avec la femme de La Mothe Le Vayer qui est sa tante; mais elle n'étoit plus belle. Elle a soin aujourd'hui du ménage de son oncle, car sa tante est morte. Elle s'est remise un peu en réputation. On a cru que sa mère avoit tout le tort, et qu'il étoit aisé à une fille de faire des imprudences quand elle n'est pas bien conduite. Il y peut avoir un an et demi qu'elle se blessa fort à la tête. Elle en fut en danger. Il y avoit plus de six mois qu'elle étoit guérie, quand elle se creva de cochon de lait, à dîner chez une de ses amies. Ce cochon lui fit du mal. Après elle fut voir Maulevrier qui étoit mort d'un mal dans la tête. Son cochon la travailloit; elle oublie que c'étoit cela, et se va mettre dans l'esprit que c'étoit sa plaie. Elle envoie quérir médecins et chirurgiens, et, pour la satisfaire, il lui fallut mettre un emplâtre. Je l'ai vue se confesser, parce qu'il étoit mort un cocher subitement dans son voisinage. Elle a l'esprit agréable, mais est d'un caractère inégal et soupçonneux, et se fâche de rien. Elle dit très-bien les choses, sait vivre et est bonne amie; mais elle se pique un peu de bonne maison, et veut se mêler de prendre le dessus sur les femmes de la ville qui ne sont pas les principales.
J'oubliois que la Dervois, pour faire voir aux dames d'Anjou jusqu'où alloit son pouvoir, rompit une partie que le maréchal avoit faite avec des dames de qualité, sans lui en dire autre raison, sinon qu'elle ne vouloit pas, et il n'osa souffler. Après cela il prit fantaisie au maréchal d'en conter à cette madame Bigot, et elle, qui ne vouloit pas perdre Servien, ni avoir affaire à cet extravagant, évitoit toujours de se trouver avec lui. Un jour qu'à son goût elle avoit trop témoigné de le fuir, il s'en alla un peu fâché. Servien le sait; le voilà en alarme; et, sous prétexte de je ne sais quelle partie de jeu, il envoya Lyonne chercher le maréchal par toute la ville. Il faisoit un chaud enragé; Lyonne trotta partout, et ne trouva le maréchal qu'après avoir sué tout son soûl, car il étoit au parloir de je ne sais quelles religieuses. Il ne voulut pas venir. Il s'apaisa pourtant après, et disoit à cette madame Bigot: «Votre mari n'a qu'à continuer dans son emploi, je ferai noyer quiconque voudra prendre sa place.» A Paris, où elle étoit retournée, quand le duc de Brézé fut tué, elle alla voir le maréchal qui lui fit le meilleur accueil du monde, et la fit mettre sur son lit, parce que madame la Princesse tenoit le fauteuil. Il obligea même M. de Césy à recommencer une histoire du sérail qu'il avoit presque à moitié dite. Il y en avoit trop là pour ne pas mettre martel en tête à mademoiselle Dervois. Elle fit toutes les médisances imaginables. Cependant le bon homme, soit qu'il commençât à secouer le joug, ou qu'il l'eût apaisée, alloit faire société avec la dame et quelques autres femmes ses voisines, lorsque la goutte le prit et qu'il se fit porter en Anjou, où il mourut. Je n'ai que faire de dire que ce n'étoit ni un bon soldat, ni un bon capitaine: l'histoire le dira assez.
LE DUC DE BRÉZÉ[58].
Le duc de Brézé fut élevé par les soins du cardinal de Richelieu. Il n'avoit pas un grand esprit; il étoit timide et embarrassé. Il ne laissoit pas pourtant d'être glorieux, et il se tenoit découvert tout le matin afin qu'on ne se couvrît pas. Le cardinal de Richelieu, en le voyant, haussoit les épaules, et disoit à madame d'Aiguillon: «Ma nièce, quel successeur!» Il étoit brave cependant et libéral; il donnoit beaucoup à sa sœur. Benserade avoit trois mille livres de pension de lui.
Avant que d'aller à Orbitello, où il fut tué en sa charge d'amiral, il voulut voir de quoi on paieroit ses créanciers s'il mouroit, et s'étant satisfait sur cela, il partit content. On trouva après sa mort qu'il donnoit près de cinquante mille livres tous les ans. Son précepteur, l'abbé d'Aubignac[59], en a eu pour récompense quatre mille livres de pension viagère. M. le Prince les lui a disputées, et le pauvre abbé n'en jouit que depuis que ce héros est hors de France; il s'est accommodé avec les économes.
Le malheur du duc de Brézé fut d'avoir trouvé Du Dognon[60], qui l'empauma de telle sorte qu'on pouvoit dire qu'il ne faisoit que ce que l'autre vouloit. A la mort du duc, Du Dognon, qui étoit vice-amiral, quitta tout et s'alla saisir de Brouage et de La Rochelle. Les Mémoires de la Régence diront le reste.
Ç'a été un grand tyran. Il fit faire un balustre dans le chœur de l'église de Brouage, où il entendoit seul la messe. Pas une femme n'y eût osé entrer. On fermoit les portes de la ville quand il dînoit. Il avoit cent gardes montés comme des saint George, et rançonnoit fermiers et marchands. Grande maison, grand équipage, tout cela bien réglé, et point de désordre, pourvu qu'on fît tout ce qu'il vouloit.
LE MARÉCHAL DE LA MEILLERAYE[61],
ET LES SŒURS DE LA MARÉCHALE.
Le maréchal de La Meilleraye est cousin-germain du cardinal de Richelieu; car la mère du cardinal, le grand-prieur et le père du maréchal étoient tous trois enfans d'un avocat au parlement de Paris, nommé La Porte, qui se disoit d'une bonne maison du Poitou, appelée La Porte-Vezins; et voici, dit-on, comme cela arriva[62]. Une madame de Vezins avoit La Porte pour avocat; il se disoit son parent; elle en rioit: «Il ne l'est pas, disoit-elle; mais il me fait service, il lui faut donner cette petite satisfaction.» Cet homme avoit tous les titres de cette maison entre les mains, et en fit comme il voulut. C'est peut-être sur ces titres-là que Me Charles Dumoulin lui a donné la qualité de nobilissimus, et c'est sur ces mêmes titres-là que le grand-prieur avoit été reçu chevalier de Malte[63].
Il y avoit une madame de Chausseraye en Poitou, fille de ce petit de Vezins qui fut trouvé à Genève (c'étoit un héritier qu'on avoit fait enlever; La Noue, Bras-de-Fer, son parent, le reconnut à Genève; cet enfant étoit chez un cordonnier); cette dame, dis-je, soutenoit que le maréchal de La Meilleraye venoit d'un notaire d'Ervaux, qui est une abbaye en Poitou, et un gentilhomme de mes alliés m'a dit avoir vu une cession d'un abbé d'Ervaux, où il y a: «J'ai quitté à mon compère Jean de La Porte, notaire, la rente du blé qu'il me devoit, mais non celle des chapons.» Et le fils de ce notaire fut avocat à Paris.
Le maréchal de La Meilleraye étoit huguenot, et a étudié au collége de Saumur; mais il changea bientôt de religion. Il fut d'abord écuyer du cardinal, lorsqu'il étoit évêque de Luçon; car le cardinal de Richelieu, en quelque fortune qu'il ait été, a toujours eu un équipage raisonnable. Après il fut enseigne des gardes de la feue Reine-mère, et après la drôlerie du Pont-de-Cé, il fut capitaine de ses gardes.
La maréchal de La Meilleraye conte que le feu Roi ne le pouvoit souffrir, et que le cardinal de Richelieu lui ayant dit cela, il s'en alla dans l'antichambre, et, de rage, il mangea toute une chandelle. Le cardinal le vit faire, sans rien dire, et ne pouvoit s'empêcher d'en rire. La Meilleraye s'en va, vend tout ce qu'il avoit; sa terre de La Meilleraye étoit alors de deux mille livres de rente. Il vient trouver le cardinal, et lui déclare qu'il s'en alloit trouver le roi de Suède. Le cardinal lui dit: «Puisque vous avez ce courage-là, attendez; je tenterai tout pour vous.» Il fit rompre le contrat de vente et le poussa.
En ce temps-là, le cardinal mit aussi mademoiselle de La Meilleraye auprès de la Reine-mère. C'est elle qui est encore aujourd'hui abbesse de Chelles. Cette abbaye jusqu'alors n'avoit été tenue que par des princesses. Le cardinal fit M. de La Meilleraye chevalier de l'Ordre, et après[64] lui fit épouser la fille du maréchal d'Effiat, qu'on désaccorda exprès d'avec un gentilhomme d'Auvergne, nommé M. de Beauvais. Ils avoient été épousés; mais, à cause de la jeunesse de la fille, M. d'Effiat emmena le comte de Beauvais en Angleterre. Elle soutint que le mariage avoit été consommé, car Beauvais étoit bien fait, elle étoit belle, et traita toujours La Meilleraye du haut et bas. C'étoit une extravagante. Elle mourut jeune[65], après avoir eu un fils, qui est aujourd'hui grand-maître de l'artillerie. M. de La Meilleraye eut cette charge.
Après la mort de son beau-père, par son second mariage avec mademoiselle de Brissac, il eut la lieutenance de roi de Bretagne et le Port-Louis. Il est gouverneur de Nantes, où il a vécu encore plus tyranniquement qu'ailleurs.
C'est un grand assiégeur de villes, mais il n'entend rien à la guerre de campagne. A la campagne de Charlemont, où tout alla si mal, pour être parti avant qu'il y eût du fourrage et que les chemins fussent beaux, Rumigny le trouva qui crioit dans sa chambre comme un désespéré: «N'ai-je point un ami au monde qui me donne un coup de pistolet dans la tête?» Rumigny fit fermer la porte de crainte qu'on ne vît le général en cet état, et lui remontra que le cardinal entendroit ses raisons, qu'il avoit voulu qu'on mît trop tôt en campagne, que le pays étoit gras et que le canon ne pouvoit marcher. Le maréchal envoya à la cour, et les ennemis n'ayant point encore mis en campagne, il ne reçut point d'échec. Si on l'eût attaqué, il étoit perdu, car il avoit été obligé de séparer ses troupes.
Il est brave, mais fanfaron, violent à un point étrange. Je pense que la meilleure action qu'il ait faite de sa vie fut au blocus de La Rochelle qu'on fit avant le dernier siége. Il envoya, par bravoure, un trompette dans la ville pour savoir s'il n'y avoit personne qui voulût faire le coup de pistolet. Ce trompette, au plus avancé corps-de-garde, trouva un gentilhomme nommé La Constancière qui accepta le pari. Il se rend à l'assignation. M. de La Meilleraye, mieux monté que lui, après avoir tiré ses deux pistolets sans le blesser, lui gagne facilement la croupe; mais La Constancière, qui avoit encore un pistolet à tirer, le tire par-dessus l'épaule, et fut si heureux que de donner dans la tête du cheval de son ennemi, et ainsi eut l'avantage. M. de La Meilleraye, bien loin de haïr ce gentilhomme, lui fit donner une compagnie dans son régiment, et lui a toujours témoigné de l'affection. A l'armée, il leva la canne sur le colonel Gassion, depuis maréchal de France; mais il avoit trouvé chaussure à son pied, car l'autre mit le pistolet à la main; et pour cela il n'en fut point mal avec le cardinal de Richelieu.
Hors la tranchée, qu'il entendoit assez bien, il n'entendoit rien à la guerre. Entre autres occasions, il y parut bien à Aire. Les ennemis furent si fous que de passer, sur six ponts qu'ils avoient faits, une petite rivière, en plein jour, en présence de notre armée. Rantzau, depuis maréchal de France, qui se trouva en cet endroit-là, dit à Rumigny qui commandoit le régiment de cavalerie du maréchal: «Ils ont perdu le sens, il les faut laisser passer à demi, et puis les charger; envoyons avertir le maréchal.» On y envoie, il vient et ne voulut jamais donner. Il n'y avoit pas un goujat qui ne criât qu'il falloit donner. Cela fut cause de la perte d'Aire qu'il venoit de prendre, car les ennemis se mirent dans nos lignes. Depuis il reconnut sa faute et envoya Rumigny prendre les devants auprès du cardinal. Rumigny lui fit entendre que la place étoit bien munie, que M. le grand-maître pouvoit ravager le pays ennemi, et attaquer une autre place dès qu'on l'auroit fortifié des troupes revenues de Sedan. Le cardinal le remit au lendemain, et lui fit quelques propositions qu'il n'avoit garde de ne pas approuver. «Voilà pour vous montrer, disoit-il, monsieur de Rumigny, que le cardinal de Richelieu, quoiqu'il n'aille pas à la guerre, ne laisse pas d'être grand capitaine.»
Sa femme (mademoiselle de Brissac) est jolie et chante bien. Le cardinal de Richelieu s'en éprit; il avoit toujours affaire à l'Arsenal: c'étoit sa bonne cousine. Voilà le grand-maître dans une mélancolie épouvantable. Il avoit un peu de goutte; il feint d'en avoir bien davantage. Il ne savoit où il en étoit. Le cardinal étoit dangereux; il n'y avoit point de quartier avec lui. La maréchale pouvoit, si elle eût voulu, faire enrager son mari impunément. Elle qui ne manque pas d'esprit, s'aperçut de cela; et un beau jour, par une résolution assez rare en l'âge où elle étoit alors, elle va trouver le grand-maître, et lui dit que l'air de Paris ne lui étoit pas bon, et qu'elle seroit bien aise s'il l'approuvoit d'aller chez sa mère en Bretagne. «Ah! madame, lui dit le grand-maître, vous me donnez la vie; je n'oublierai jamais la grâce que vous me faites.» Le cardinal, par bonheur, n'y songea plus; mais sans doute il s'alloit enflammer d'une étrange sorte. Tournons la médaille.
En même temps madame de La Meilleraye se va mettre dans la tête que MM. de Cossé viennent de l'empereur Cocceius Nerva, qui n'eut point d'enfants. Buchanan avoit bien plus de raison d'appeler Timoléon de Cossé le sang de Cossus, un dictateur romain; cela est permis à un poète. Sa folie alla jusqu'au point de faire passer ses sœurs devant elle, disant qu'elle a dégénéré en épousant un autre qu'un prince; et dans le cabinet de l'Arsenal, où tous les grands-maîtres de l'artillerie sont peints, elle a fait mettre le titre de prince à M. de Brissac, son grand-père. Depuis, je ne sais si elle l'a fait effacer, car elle est revenue de cette grotesque.
MM. de Brissac, ses frères, ne furent guère plus sages. Cerizay[66] fit une chanson contre eux sans se nommer; la voici. Ce fut pour complaire à M. de La Rochefoucauld.
Petit Brissac, chacun baise les mains
A vos aïeux, les empereurs Romains;
On voit assez comme la chose va;
Et n'est auteur,
Qui ne soit serviteur
De Cocceius Nerva.
Votre cadet, le prince de Cossé,
Tranche le mot et franchit le fossé.
De cette histoire on sait tout le détail,
Et comme on va
De Cocceius Nerva
Jusqu'à Rocher-Portail[67].
J'ai ouï dire que la maison de Cossé, quoique illustre, n'est pas trop ancienne. Le premier maréchal de Brissac fit sa fortune par les femmes. Madame d'Estampes l'aimoit, et François Ier venant chez elle, il se cacha sous le lit. Le Roi ne l'ignoroit pas, et comme il mangeoit du cotignac, il en jeta une boîte sous le lit, en disant: «Tiens, Brissac, il faut que tout le monde vive[68].» Madame d'Estampes lui fit donner de l'emploi.
Pour en revenir à madame de La Meilleraye, elle faisoit mettre ses sœurs comme des princesses romaines, au-dessus d'elle, en des fauteuils, et elle se plaçoit après sur une chaise à l'ordinaire; et à Nantes, car c'est son empire, elle faisoit asseoir toutes les principales femmes de la ville autour d'elle, sur de petits tabourets hauts de demi-pied, et s'il y avoit quelqu'une qui eût la taille gâtée, elle la faisoit tourner de tous côtés, faisant semblant d'admirer sa taille. A une d'elles qui étoit un peu pelée sur le front, elle se tuoit de dire qu'elle avoit la plus grande quantité de cheveux du monde. Une fois elle se coiffe ridiculement pour leur faire accroire que c'étoit la mode; mais il n'y en eut guère d'assez simples pour donner dans le panneau. On n'osoit danser sans le lui faire savoir, et quand elle avoit promis de s'y trouver, elle attendoit que tout le monde fût assemblé, et puis elle mandoit qu'elle n'y pouvoit aller; et alors il falloit renvoyer les violons, car c'eût été un crime capital que d'avoir fait une assemblée quand Madame avoit témoigné qu'elle n'en pouvoit être.
Comme on se moule aisément sur un mauvais patron, le gouverneur du château de Nantes, nommé Chalusset, vouloit faire aussi le petit tyranneau au bal quand le grand-maître n'y étoit pas. Il fit une assemblée au château, et, pour se parer, il avoit mis un hausse-col, et ne faisoit danser que ceux de la cabale de la gouvernante, sa femme. Il y avoit une autre cabale à Nantes, qu'on appeloit vulgairement le fretin, dans laquelle pourtant étoient les plus jolies de la ville. Cette pauvre cabale ne faisoit que regarder les autres. Enfin un gentilhomme nommé Bois-Yvon[69], qui avoit ses inclinations dans le fretin, prit sa dame par la main, et, de concert avec elle, comme M. le gouverneur alloit prendre une dame pour danser, ils l'arrêtèrent, et, se mettant à genoux, lui chantèrent tous deux ce couplet:
Qu'il plaise à votre hausse-cou,
Monsieur, d'avoir pitié de nous,
Landrirette,
Le fretin vous crie merci,
Landriri.
Le couplet achevé, ils se mettent à danser, laissant Chalusset tout étourdi de cette aventure. Ainsi le fretin entra en danse et eut sa revanche tout le reste de la soirée.
Or, puisque nous avons trouvé Chalusset en notre chemin, nous dirons ce que nous en savons. Ce bon gentilhomme avoit autrefois enlevé une fille. Il coucha avec elle, mais il ne lui put rien faire. Le lendemain, cette pauvre fille pria ceux qui avoient assisté Chalusset de la renvoyer à ses parents, ce qu'ils firent. Depuis elle fut mariée à un autre. En ce temps-là, pour dire un Jean qui ne peut, on disoit un Chalusset. Il a pourtant trouvé une femme, et a des enfants. Cette femme a l'honneur de vérifier le proverbe qui dit: «Grosse tête et peu de sens.» Boissat, l'esprit, la trouva une fois en visite; cette grosse tête l'étonna; il fit ce quatrain:
Dieu, qui gouvernes tout par de secrets ressorts,
En faveur d'une dame accorde ma requête.
Donne-lui le corps de sa tête
Ou bien la tête de son corps.
Elle s'est mis en fantaisie qu'il n'y a rien de si beau que de bien écrire; que sans cela on n'est qu'une bête. Elle a persuadé cela à trois femmes aussi sages qu'elle. Elles s'exercent toutes quatre à bien écrire; et on les a trouvées plusieurs fois aux quatre coins d'une chambre avec chacune une table, s'écrivant des douceurs les unes aux autres.
Revenons à la maréchale. Elle disoit qu'elle rendoit grâces à Dieu de deux choses: l'une, d'être née princesse; et l'autre, d'être femme de M. le maréchal de La Meilleraye: «Car, disoit-elle, si je ne l'avois épousé, je ne pourrois pas m'empêcher de l'aimer d'amour.» Elle ment comme tous les diables: c'est un petit homme mal fait et jaloux, et je sais bien qu'un jour, à Bourbon, une de ses femmes-de-chambre lui ayant essayé en riant le bandeau d'une veuve qui étoit là, et lui ayant dit: «Madame, que cela vous siéroit bien!» elle se mit à rire, et lui dit: «Que tu es folle!» Sans la peur du diable, elle l'auroit fait mille fois cocu. Elle croit qu'il n'y a point de pardon pour l'adultère. Elle est coquette, badine et follette naturellement, mais cela la retient; peut-être l'humeur violente de cet homme lui fait-elle peur aussi. On dit qu'elle seroit fort plaisante en amourette. Nous parlerons encore bien des fois d'elle et de son mari dans les Mémoires de la Régence. Je dirai seulement, pour faire voir son humeur fière, qu'un jour (en 1648) qu'elle se trouva chez la Reine au Palais-Royal, où madame de Longueville et mademoiselle de Guise vinrent, on parla d'aller à la comédie. Or, il y avoit toujours assez de presse, parce qu'il n'en coûte rien. La maréchale pria madame de Longueville de la laisser passer devant, parce qu'après elle on n'avoit plus de considération pour personne. Madame de Longueville la fait passer. La maréchale entre la première, et se place bien à son aise sur un banc qu'on avoit gardé pour madame de Longueville, qui fut contrainte de donner la moitié de sa place à mademoiselle de Guise, et fut si incommodée, que la plupart du temps elle aima mieux se tenir debout. La maréchale, au lieu de se lever, disoit: «Je veux avoir place, moi.» On vit bien que c'étoit pour cela qu'elle avoit demandé à passer devant.
Pour le maréchal de La Meilleraye, il n'y a pas grand plaisir d'avoir affaire à lui. Il a tyrannisé et tyrannise encore tous ceux sur qui il a quelque pouvoir. Il a fait battre des gens, il en a fait jeter par les fenêtres. Il a fait interdire les officiers qui n'ont pas jugé à sa fantaisie; il a fait affront à ceux dont les femmes n'étoient pas allées assez tôt voir la sienne. Enfin, c'est un diable d'homme. Mais il n'est pas si méchant à ceux qui sont mal endurants. Il est fanfaron, comme je l'ai déjà dit, et pourtant il ne le veut pas paroître. A Gravelines, il avoit la goutte, et alloit sur un fort petit bidet à la tranchée; le jour qu'on l'ouvrit, il y alla sans nécessité, et se tint quelque temps à découvert sur un rideau. On lui tira vingt volées de canon, et un boulet fut si près, que son cheval en fut effrayé. Les officiers le prièrent de se retirer: «Quoi! vous avez peur? leur dit-il.—Nous avons peur pour vous, monsieur, lui répondirent-ils.—Pour moi, oh! ce n'est point à un général d'armée, et encore moins à un maréchal de France, d'avoir peur.»
Au siége de Perpignan, il envoya à don Florès d'Avila, gouverneur de la place, des noix confites pour lui réconforter le cœur, à cause de la faim qu'il enduroit. L'autre lui envoya deux capes à l'espagnole, fourrées d'hermine, pour lui signifier qu'il se morfondoit devant cette place.
Voici ce que j'ai appris des deux sœurs de la maréchale. L'aînée, toute princesse romaine qu'elle étoit, et prétendant le tabouret chez la Reine, devint amoureuse d'un gros homme qui n'étoit plus jeune, et qui étoit de fort basse naissance, et, de plus, réfugié, de peur de ses créanciers. C'étoit un nommé Sabattier, à qui le cardinal de Richelieu, le croyant fort riche, fit épouser l'aînée de La Roche-Posay, qui étoit un peu sa parente. Mais elle mourut bientôt. Sans cela, le cardinal eût soutenu cet homme, qui, faute de conduite et d'appui, donna du nez en terre et fit banqueroute. Il avoit connoissance avec le maréchal de La Meilleraye. Cela fut cause qu'il se retira en Bretagne chez M. le duc de Brissac, et il se mit aux bonnes grâces du duc et de la duchesse. Ce fut là que mademoiselle de Brissac, qui jusqu'alors s'étoit piquée d'une grande pruderie, trouva cet homme à son goût, et l'aima si éperdument, qu'on a dit qu'elle lui tiroit ses bottes. Elle l'épousa en cachette[70]. Le bruit en courut quelque temps, mais il s'apaisa jusqu'à la mort de Sabattier, qu'elle prit le deuil. Le maréchal de La Meilleraye dit qu'il ne le souffriroit pas. Elle lui répondit que si on recherchoit de qui il venoit, on ne trouveroit pas que sa sœur eût épousé un homme de meilleure maison que M. Sabattier.
Depuis, un parent du maréchal de La Meilleraye, La Porte Vezins, gentilhomme de huit mille livres de rentes, l'a épousée. Il faut qu'il ait bien su qu'il y avoit quelque si, puisqu'on lui donnoit une fille de cette qualité, ou il se prend bien pour un autre. Elle n'en est pas moins fière. A Angers, plusieurs dames de qualité ayant des fauteuils au bal, elle s'assit sur le dos du sien pour être plus haut que les autres, et le lendemain elle y fit apporter un tapis et un carreau, comme auroit pu faire la Reine.
La troisième sœur a épousé M. de Biron. Celle-ci est bien faite; elle s'est divertie avant que d'être mariée. Un jour Rumigny, comme le capitaine des gardes du maréchal, nommé Piaillère, se plaignoit à lui de l'humeur de son maître: «Eh! lui dit-il, que ne quittez-vous un homme fougueux et ingrat?—Mon Dieu, dit Piaillère, je n'y demeure que pour tâcher de mettre sa femme à mal, car pour sa belle-sœur elle est dépêchée.» On a dit même que ce M. le capitaine des gardes n'étoit pas le seul. Cet homme, comme on lui demandoit ce que c'étoit que le grand-maître d'aujourd'hui: «C'est, dit-il, bourse fermée et bouche ouverte.» Il a toujours la bouche ouverte, et est de fort mauvaise grâce.
LOUIS XIII[71].
Louis XIII fut marié encore enfant[72].
Le Roi commença par son cocher Saint-Amour à témoigner de l'affection à quelqu'un. Ensuite il eut de la bonne volonté pour Haran, valet de chiens. Il voulut envoyer quelqu'un qui lui pût bien rapporter comment la princesse d'Espagne étoit faite. Il se servit pour cela du père de son cocher, comme si c'eût été pour aller voir des chevaux.
Le grand-prieur de Vendôme, le commandeur de Souvré et Montpouillan-la-Force[73], garçon d'esprit et de cœur, mais laid et rousseau, furent éloignés l'un après l'autre par la Reine-mère. Enfin M. de Luynes vint; nous en avons parlé ailleurs, et de Desplan aussi. Nogent-Bautru, capitaine de la porte, n'a jamais été favori, à proprement parler; mais il étoit bien dans l'esprit du Roi avant que le cardinal de Richelieu fût son ministre. Il y a beaucoup gagné[74]. Nous parlerons des autres à mesure qu'ils viendront.
Le feu Roi ne manquoit pas d'esprit; mais, comme j'ai remarqué ailleurs[75], son esprit tournoit du côté de la médisance; il avoit de la difficulté à parler[76], et, étant timide, cela faisoit qu'il agissoit encore moins par lui-même. Il étoit bien fait, dansoit assez bien en ballet, mais il ne faisoit jamais que des personnages ridicules. Il étoit bien à cheval, eût enduré la fatigue en un besoin, et mettoit bien une armée en bataille.
Le cardinal de Richelieu, qui craignoit qu'on ne l'appelât Louis le Bègue, fut ravi de ce que l'occasion s'étoit présentée de le surnommer Louis-le-Juste. Cela arriva lorsque madame de Guemadeux, femme du gouverneur de Fougères, se jeta à ses pieds, pleura et lamenta, et qu'il n'en fut point ému, encore qu'elle fût fort belle. Depuis, Le Pont-de-Courlay épousa la fille de cette femme. C'est la mère du duc de Richelieu, aujourd'hui madame Daubroy. Guemadeux eut la tête coupée; il se révolta le plus sottement du monde. A La Rochelle, ce nom lui fut confirmé à cause du traitement qu'on fit aux Rochellois. En riant, quelques-uns ont ajouté arquebusier, et disoient: Louis, le juste arquebusier. Un jour, mais long-temps après, Nogent, en jouant de la paume ou au gros volant avec le Roi, cria: «A vous, Sire.» Le Roi manqua: «Ah! vraiment, dit Nogent, voilà un beau Louis le Juste.» Il ne s'en fâcha point.
Il étoit un peu cruel, comme sont la plupart des sournois et des gens qui n'ont guère de cœur, car le bon sire n'était pas vaillant, quoiqu'il voulût passer pour tel. Au siége de Montauban, il vit sans pitié plusieurs huguenots, de ceux que Beaufort avoit voulu jeter dans la ville, la plupart avec de grandes blessures, dans les fossés du château où il étoit logé. Ces fossés étoient secs; on les mit là comme dans un lieu sûr, et on ne daigna jamais leur faire donner de l'eau. Les mouches mangeoient ces pauvres gens. Il s'est diverti long-temps à contrefaire les grimaces des mourants. Le comte de La Rocheguyon (c'étoit un homme qui disoit les choses plaisamment) étant à l'extrémité, le Roi lui envoya un gentilhomme pour savoir comment il se portoit: «Dites au Roi, dit le comte, que dans peu il en aura le divertissement. Vous n'avez guère à attendre, je commencerai bientôt mes grimaces. Je lui ai aidé bien des fois à contrefaire les autres, j'aurai mon tour à cette heure.»
Quand M. le Grand (Cinq-Mars) fut condamné, il dit: «Je voudrois bien voir la grimace qu'il fait à cette heure sur cet échafaud.»
Quelquefois il a raisonné passablement dans un conseil, et même il sembloit qu'il avoit l'avantage sur le cardinal. Peut-être l'autre avoit-il l'adresse de lui donner cette petite satisfaction. La fainéantise l'a perdu. Pisieux gouverna un temps, puis La Vieuville, surintendant des finances, fut comme une espèce de ministre, avant la grande puissance du cardinal de Richelieu, et pensa faire enrager tout le monde. Il vouloit faire danser des courantes aux dames qui lui alloient parler. Quand on lui demandoit de l'argent, il se mettoit à faire des bras comme s'il eut nagé, et disoit: «Je nage, je nage, il n'y a plus de fonds.» Scapin lui alla une fois demander je ne sais quoi. Voilà La Vieuville, dès que cet homme paroît, qui se met à faire le zani[77]. Scapin le regarde, et puis lui dit: «Monsou, vous avez fait mon métier; faites à cette houre le vôtre.» Le Roi, après lui avoir fait manger du foin confit pour le traiter de cheval, le lendemain lui donne la surintendance des finances... Lequel, à votre avis, méritoit le mieux de manger de l'herbe? Enfin, M. le maréchal d'Ornane s'étant mis dans la Bastille volontairement pour se justifier des choses dont il disoit qu'on l'accusoit, le bruit courut que c'étoit La Vieuville qui en étoit cause. Les gens de Monsieur irritèrent leur maître, qui gronda tant qu'il fit donner congé à La Vieuville: ce fut à Saint-Germain, et ce jour-là comme il partoit, on lui fit faire un charivari épouvantable par tous les marmitons, pour lui jouer, disoit-on, un branle de sortie.
Louis XIII, rebuté des débauches de Moulinier et de Justine, deux des musiciens de la chapelle, qui ne le servoient pas trop bien, leur fit retrancher la moitié de leurs appointements. Marais, le bouffon du Roi, leur donna une invention pour les faire rétablir. Ils allèrent avec lui au petit coucher danser une mascarade demi-habillés. Qui avoit un pourpoint n'avoit point de haut-de-chausses. «Que veut dire cela? dit le Roi.—C'est, Sire, répondirent-ils, que gens qui n'ont que la moitié de leurs appointements ne s'habillent aussi qu'à moitié...» Le Roi en rit et les reprit en grâce.
Au voyage de Lyon, en une petite ville nommée Tournus, entre Châlons et Mâcon, un gardien des Cordeliers voulut faire accroire à la Reine-mère que le Roi en passant y avoit fait parler une muette en la touchant, comme si elle eût eu les écrouelles. On lui montra la fille. Ce bon Père disoit l'avoir vu, et après lui, toute la ville le disoit aussi. Le Père Souffran fit faire une procession et chanter. La Reine prend ce bon religieux, et, ayant joint le Roi, elle lui dit qu'il devoit bien prier Dieu de la grâce qu'il lui avoit faite d'opérer par lui un si grand miracle. Le Roi dit qu'il ne savoit ce qu'on lui vouloit dire, et le Cordelier disoit: «Voyez la modestie de ce bon prince!» Enfin le Roi déclara que c'étoit une fourberie et vouloit envoyer des gens de guerre pour punir ces imposteurs.
Dès-lors il aimoit déjà madame d'Hautefort, qui n'étoit encore que fille de la Reine. Les autres lui disoient: «Ma compagne, tu ne peux rien; le Roi est saint.» Ses amours étoient d'étranges amours. Il n'avoit rien d'un amoureux que la jalousie. Il entretenoit madame d'Hautefort de chevaux, de chiens, d'oiseaux et d'autres choses semblables. Il la fit dame d'atours en survivance; elle eut quelques dons. Mais il étoit jaloux d'Esgvilly-Vassé[78]; et il fallut qu'on lui fît accroire qu'il étoit parent de la belle. Le Roi le voulut savoir de d'Hozier. D'Hozier avoit le mot, et dit tout ce qu'on voulut.
Madame de La Flotte, veuve d'un des MM. Du Bellay, chargé d'affaires et d'enfants, s'offrit, quoique ce fût un emploi au-dessous d'elle, d'être gouvernante des filles de la Reine-mère, et elle l'obtint par importunité. Elle donna la fille de sa fille, dès l'âge de douze ans, à la Reine-mère: c'est madame d'Hautefort. Elle étoit belle. Le Roi en devint amoureux et la Reine jalouse, ce dont le Roi ne se soucioit pas autrement. Cette fille, songeant à se marier, ou voulant donner quelque inquiétude au Roi, souffrit quelques cajoleries. Huit jours il étoit bien avec elle; huit autres jours il la haïssoit quasi. Quand la Reine-mère fut arrêtée à Compiègne, on fit madame de La Flotte dame d'atours en la place de madame Du Fargis, et sa petite-fille est reçue en survivance.
En je ne sais quel voyage, le Roi alla à un bal dans une petite ville; une fille, nommée Catin Gau, à la fin du bal, monta sur un siége pour prendre, non un bout de bougie, mais un bout de chandelle de suif dans un chandelier de bois. Le Roi dit qu'elle fit cela de si bonne grâce, qu'il en devint amoureux. En partant, il lui fit donner dix mille écus pour sa vertu.
Le Roi s'éprit après de La Fayette. La Reine et Hautefort se liguèrent contre elle, et depuis cela furent bien ensemble. Le Roi retourna à Hautefort. Le cardinal la fit chasser; cela ne la désunit point d'avec la Reine. Un jour, madame d'Hautefort tenoit un billet. Il le voulut voir; elle ne le voulut pas. Enfin, il fit effort pour l'avoir; elle qui le connoissoit bien, se le mit dans le sein et lui dit: «Si vous le voulez, vous le prendrez donc là?» Savez-vous bien ce qu'il fit: il prit les pincettes de la cheminée, de peur de toucher à la gorge de cette belle fille.
Le feu Roi commençoit à cajoler une fille en lui disant: «Point de mauvaises pensées.» Pour une femme mariée, il n'avoit garde. Une fois il avoit fait un air qui lui plaisoit fort, il envoya quérir Boisrobert pour lui faire faire des paroles. Boisrobert en fit sur l'amour que le Roi avoit pour Hautefort. Le Roi lui dit: «Ils vont bien, mais il faudroit ôter le mot de désirs, car je ne désire rien.» Le cardinal lui dit: «Le Bois, vous êtes en faveur, le Roi vous a envoyé quérir.» Boisrobert lui conte la chose. Or, devinez ce qu'il fait faire; ayant la liste des mousquetaires, il y avoit des noms béarnois, du pays de Tréville[79], qui étoient des noms à tuer chien; Boisrobert en fit une chanson; le Roi la trouva admirable. M. d'Esgvilly étoit un fort galant homme. Il fit long-temps l'amour à la Reine avec des révérences; et c'est assez dire à une Reine. On l'appeloit le beau d'Esgvilly. Le cardinal l'éloigna parce que c'étoit un garçon qui ne craignoit rien. Il avoit nargué le grand-maître en cajolant madame de Chalais, sous sa moustache. C'étoit un homme froid. Il avoit une galère, et, après avoir fait des merveilles au combat qui se donna auprès de Gênes, à la naissance de M. le dauphin, où il fit des protestations contre Le Pont de Courlay qui ne vouloit pas donner, il reçut un coup de mousquet dans le visage qui le défiguroit tout. Il ne voulut plus vivre, et ne souffrit pas qu'on le pansât.
La Reine, à ce que dit le Journal du cardinal, s'étoit blessée pour avoir mis un emplâtre, avant que d'être grosse de Louis XIV[80]. Le Roi couchoit fort rarement avec elle. On appeloit cela mettre le chevet, car la Reine n'en mettoit point pour l'ordinaire. Il dit, quand on lui vint annoncer que la Reine étoit grosse: «Il faut donc que ce soit d'un tel temps.» Pour une pauvre fois, il prenoit quelque rafraîchissement et on le saignoit souvent. Cela ne servoit pas à sa santé. J'oubliois que son premier médecin, Hérouard, à fait plusieurs volumes qui commencent depuis l'heure de la naissance du Roi jusqu'au siége de La Rochelle, où vous ne voyez rien sinon à quelle heure il se réveilla, déjeûna, cracha, pissa, etc.[81].
Au commencement, le roi étoit assez gai, et se divertissoit assez avec M. de Bassompierre. Il a dit quelquefois de plaisantes choses[82]. Le fils de Sébastien Zamet, qui mourut maréchal de camp à Montauban (c'étoit beaucoup en ce temps-là), avoit avec lui La Vergue, depuis gouverneur du duc de Brézé, qui étoit curieux d'architecture et s'y entendoit un peu. Or, ce Zamet étoit un homme fort grave et qui faisoit des révérences bien compassées. Le Roi disoit qu'il lui sembloit, quand Zamet faisoit ses révérences, que La Vergue étoit derrière pour les mesurer avec sa toise. Ce fut lui qui fit la chanson:
Semez graine de coquette
Et vous aurez des cocus.
Il aima Barradas violemment. On l'accusoit de faire cent ordures avec lui. Il étoit bien fait. Les Italiens disoient: La bugera ha passato i monti, passera ancora il concilio. J'ai ouï dire à Barradas, qui est un assez pauvre homme, que le cardinal de Richelieu et la feue Reine-mère avoient bien brouillé l'esprit au feu Roi. Ils faisoient venir des gens supposés qui apportoient des lettres contre les plus grands de la cour. La Reine-mère écrivoit au Roi: «Votre femme fait galanterie avec M. de Montmorency, avec Buckingham, avec celui-ci, avec celui-là.» Les confesseurs, ganés, ne lui disoient que ce qu'on leur faisoit dire. Ce Barradas n'étoit qu'un brutal; il donna bientôt prise sur lui. Le Roi ne vouloit pas qu'il se mariât, et lui, amoureux de la belle Cressias, fille de la Reine, voulut l'épouser à toute force[83]. Le cardinal se servit de l'indignation du Roi pour s'en défaire[84]. Le voilà relégué chez lui. Saint-Simon prend sa place[85]. Il étoit page de la chambre aussi bien que Barradas; mais c'étoit, et c'est encore, un homme qui n'a rien de recommandable, et qui est mal fait. Celui-ci dura plus long-temps que l'autre, et alla à deux ou trois ans près de M. le Grand. Il y a fait fortune, et est duc et pair reçu au parlement. Le cardinal se servit encore de quelque dégoût du Roi; car il ne vouloit pas que ces petits favoris le tracassassent trop.
Depuis, M. de Chavigny, que Barradas n'avoit point salué, en je ne sais quel lieu, à cause que l'autre lui avoit fait une incivilité en une rencontre, entreprend de le faire reléguer. On lui envoie un ordre d'aller en une province éloignée. Le Roi dit: «Je le connois, il n'obéira pas.» L'exempt, qui fut chez Barradas, voyant qu'il vouloit aller faire sa réponse lui-même au Roi, aima mieux la recevoir par écrit, et le cardinal dit que l'exempt avoit fait sagement; mais il gronda M. de Chavigny et lui dit: «Vous l'avez voulu, monsieur de Chavigny, vous l'avez voulu, achevez donc.» Cela n'eut pas de suite, et durant le siége de Corbie, où Barradas eut permission de voir le Roi, il proposa à M. le comte d'arrêter le cardinal. Il demandoit pour cela cinq cents chevaux, et, suivi de ses amis et de ses parens, avec un cordon bleu et un bâton de capitaine des gardes, il faisoit état d'attendre le cardinal à un défilé; qu'il y avoit apparence que le cardinal, surpris de voir un homme que le Roi aimoit encore, et n'ayant pas le don de ne se pas étonner, perdroit la tramontane, et qu'on le mèneroit où l'on voudroit; que pour le Roi, il étoit en colère de l'insulte des Espagnols et du manque de toutes choses, et on étoit assuré qu'il haïssoit déjà le cardinal. «J'en parlerai à Monsieur, dit M. le comte.—Monsieur, reprit Barradas, je ne veux point avoir affaire à Monsieur.» Cela se sut. Barradas eut ordre de se retirer à Avignon, et y obéit.
Le soin qu'on avoit eu d'amuser le Roi à la chasse[86] servit fort à le rendre sauvage. Mais cela ne l'occupa pas si fort qu'il n'eût tout le loisir de s'ennuyer. Il prenoit quelquefois quelqu'un, et lui disoit: «Mettons-nous à cette fenêtre, puis ennuyons-nous, ennuyons-nous;» et il se mettoit à rêver. On ne sauroit quasi compter tous les beaux métiers qu'il apprit, outre tous ceux qui concernent la chasse; car il savoit faire des canons de cuir, des lacets, des filets, des arquebuses, de la monnoie, et M. d'Angoulême lui disoit plaisamment: «Sire, vous portez votre abolition avec vous.» Il étoit bon confiturier, bon jardinier; il fit venir des pois verts, qu'il envoya vendre au marché. On dit que Montauron[87] les acheta bien cher, car c'étoient les premiers venus. Montauron acheta aussi, pour faire sa cour, tout le vin de Ruel du cardinal de Richelieu, qui étoit ravi de dire: «J'ai vendu mon vin cent livres le muid.»
Le Roi se mit à apprendre à larder. On voyoit venir l'écuyer Georges avec de belles lardoires et de grandes longes de veau. Et une fois, je ne sais qui vint dire que Sa Majesté lardoit. Voyez comme cela s'accorde bien, majesté et larder!
J'ai peur d'oublier quelqu'un de ses métiers. Il rasoit bien; et un jour il coupa la barbe à tous ses officiers, et ne leur laissa qu'un petit toupet au menton[88]. On en fit une chanson:
Hélas! ma pauvre barbe,
Qu'est-ce qui t'a faite ainsi?
C'est le grand roi Louis
Treizième de ce nom
Qui toute a ébarbé sa maison.
Ça, monsieur de La Force,
Que je vous la fasse aussi:
Hélas, Sire, nenni;
Ne me la faites pas,
Plus ne me connoîtroient vos soldats.
Laissons la barbe en pointe
Au cousin de Richelieu,
Car, par la vertudieu,
Qui seroit assez osé
Pour prétendre la lui raser?
Il composoit en musique, et ne s'y connoissoit pas mal. Il mit un air au rondeau sur la mort du cardinal:
Il est passé, il a plié bagage, etc.
Miron, maître des comptes, l'avoit fait.
Il peignoit un peu. Enfin, comme dit son épitaphe:
Il eut cent vertus de valet,
Et pas une vertu de maître.
Son dernier métier fut de faire des châssis avec M. de Noyers. On lui a trouvé pourtant une vertu de roi, si la dissimulation en est une. La veille qu'on arrêta MM. de Vendôme, il leur fit mille caresses; et le lendemain, comme il disoit à M. de Liancourt: «Eussiez-vous jamais cru cela?—Non, Sire, dit M. de Liancourt, car vous avez trop bien joué votre personnage.» Il témoigna que cette réponse ne lui avoit pas été trop agréable; cependant il sembloit qu'il vouloit qu'on le louât d'avoir si bien dissimulé.
Il fit une fois une chose que son frère n'eût pas faite. Plessis-Bezançon lui alloit rendre de certains comptes; et comme c'est un homme assez appliqué à ce qu'il fait, il étale ses registres sur la table du cabinet du Roi, après avoir mis, sans y penser, son chapeau sur sa tête. Le Roi ne lui dit rien. Quand il eut fait, il cherche son chapeau partout; le Roi lui dit: «Il y a long-temps qu'il est sur votre tête.» M. d'Orléans envoya offrir un carreau à un homme qui, sans y penser, s'étoit assis dans une salle comme Son Altesse Royale s'y promenoit.
Le Roi ne vouloit pas que ses premiers valets-de-chambre fussent gentilshommes; car il disoit qu'il vouloit pouvoir les battre, et il ne croyoit pas pouvoir battre un gentilhomme sans se faire tort. A ce compte, il ne prenoit pas Béringhen pour un gentilhomme.
J'ai déjà dit qu'il étoit naturellement médisant. Il disoit: «Je pense que tels et tels sont bien aises de mon édit des duels.» Il se railloit de ceux qui ne se battoient pas au même temps qu'il faisoit une déclaration contre ceux qui se battoient. Il avoit quelque chose de hobereau, car il croyoit qu'il y alloit de son honneur qu'un sergent entrât chez lui, et il en vouloit faire battre un qui étoit venu remplir sa charge dans la cour de Fontainebleau, pour dette sans capture. Mais un conseiller d'Etat qui se trouva là lui dit: «Mais, Sire, il faudroit savoir au nom et en l'autorité de qui il fait cela.» On apporte les pièces: «Eh, Sire, lui dit-on, c'est de par le Roi, et ces gens-là sont des ministres de votre justice.» Philippe II, roi d'Espagne, ordonna que les sergents entreroient dans toutes les maisons des grands, et depuis cela on leur porte respect partout.
On l'a reconnu avare en toutes choses. Mézerai lui présenta un volume de son Histoire de France. Le Roi trouva le visage de l'abbé Suger à sa fantaisie; il en fit le crayon sans rien dire. Bien loin de rien donner à l'auteur, il raya après la mort du cardinal toutes les pensions des gens de lettres, en disant: «Nous n'avons plus affaire de cela.»
Depuis la mort du cardinal, M. de Schomberg lui dit que Corneille vouloit lui dédier la tragédie de Polyeucte. Cela lui fit peur, parce que Montauron avoit donné deux cents pistoles à Corneille pour Cinna[89]. «Il n'est pas nécessaire, dit-il.—Ah! Sire, reprit M. de Schomberg, ce n'est point par intérêt.—Bien donc, dit-il, il me fera plaisir.» Ce fut à la Reine qu'on la dédia, car le Roi mourut entre deux[90].
Une fois à Saint-Germain, il voulut voir l'état de sa maison pour la bouche. Il retrancha un potage au lait à la générale Coquet, qui en mangeoit un tous les matins. Il est vrai qu'elle étoit assez truie sans cela.
Il trouva sur le compte des biscuits que l'on avoit donnés à M. de La Vrillière. Dans ce même moment M. de La Vrillière entra. Il lui dit brusquement: «A ce que je vois, La Vrillière, vous aimez fort les biscuits.» En revanche, il parut bien libéral, quand, en lisant: Un pot de gelée pour un tel, qui étoit malade, il dit: «Je voudrois qu'il m'en eût coûté six, et qu'il ne fût pas mort.» Il retrancha trois paires de mules de sa garde-robe; et M. le marquis de Rambouillet, qui en étoit grand-maître, lui ayant demandé ce qu'il vouloit qu'on fît de vingt pistoles qui étoient restées de ce qu'on avoit donné pour acheter des chevaux pour le chariot du lit, il lui dit: «Donnez-les à un tel, mousquetaire, à qui je les dois. Il faut commencer par payer ses dettes.» Il rabattit aux fauconniers du cabinet les bouts carrés qu'ils achetoient pour peu de chose des écuyers de cuisine, et les leur fit donner pour leurs oiseaux, sans récompenser les écuyers de cuisine.
Il n'étoit pas humain. En Picardie, il vit des avoines toutes fauchées, quoiqu'elles fussent encore toutes vertes, et plusieurs paysans assemblés autour de ce dégât, mais qui, au lieu de se plaindre de ses chevau-légers qui venoient de faire ce bel exploit, se prosternoient devant lui et le bénissoient. «Je suis bien fâché, leur dit-il, du dommage qu'on vous a fait là.—Cela n'est rien, Sire, lui dirent-ils, tout est à vous; pourvu que vous vous portiez bien, c'est assez.—Voilà un bon peuple,» dit-il à ceux qui l'accompagnoient. Mais il ne leur fit rien donner, ni ne songea à les faire soulager des tailles.
Je pense qu'une des plus grandes humanités qu'il ait eues en sa vie, ce fut en Lorraine. Le paysan chez qui il dînoit, dans un village où ils étoient bien à leur aise avant cette dernière guerre, fut tellement charmé d'un potage de perdrix aux choux, qu'il le suivit jusque sur la table du Roi. Le Roi dit: «Voilà un beau potage.—C'est bien l'avis de vôtre hôte, Sire, dit le maître-d'hôtel, il n'a pas ôté les yeux de dessus.—Vraiment, dit le Roi, je veux qu'il le mange.» Il le fit recouvrir, et ordonna qu'on le lui servît.
Le cardinal ayant chassé Hautefort, et La Fayette s'étant faite religieuse, le Roi dit qu'il vouloir aller au bois de Vincennes, et, en passant, fut cinq heures aux Filles de Sainte-Marie, où étoit La Fayette. En sortant, Nogent lui dit: «Sire, vous venez de voir la pauvre prisonnière?—Je suis plus prisonnier qu'elle,» répondit le Roi. Le cardinal eut du soupçon de cette longue conversation, et y envoya M. de Noyers, à qui M. de Tresmes n'osa refuser la porte; cela rompit les chiens.
L'Eminentissime voyant bien qu'il falloit quelque amusement au Roi, jeta les yeux, comme j'ai déjà dit, sur Cinq-Mars, qui déjà étoit assez agréable au Roi. Il avoit ce dessein de longue main, car le marquis de La Force fut trois ans sans se pouvoir défaire de sa charge de grand-maître de la garde-robe (je pense qu'on lui avoit donné celle-ci au lieu de celle de capitaine des gardes-du-corps). Le cardinal ne vouloit pas qu'autre que Cinq-Mars l'eût. En effet, M. d'Aumont, frère aîné de Villequier, aujourd'hui maréchal d'Aumont, ne put y être reçu, quoiqu'il eût de bonnes paroles du Roi.
Au commencement, M. de Cinq-Mars faisoit faire débauche au Roi. On dansoit, on buvoit des santés. Mais comme c'étoit un jeune homme fougueux et qui aimoit ses plaisirs, il s'ennuya bientôt d'une vie qu'il n'avoit prise qu'à contre-cœur. D'ailleurs La Chesnaye, premier valet-de-chambre, qui étoit son espion, le mit mal avec le cardinal, car il lui disoit cent bagatelles du Roi que l'autre ne lui disoit point, et que le cardinal vouloit qu'on lui dît. Cinq-Mars, devenu grand-écuyer[91] et comte de Dampmartin, fit chasser La Chesnaye, mais aussi la guerre fut déclarée par ce moyen entre le cardinal et lui.
Nous avons dit comme le Roi l'aimoit éperduement. Fontrailles racontoit qu'étant entré une fois à Saint-Germain fort brusquement dans la chambre de M. le Grand, il le surprit comme il se faisoit frotter depuis les pieds jusqu'à la tête d'huile de jasmin, et, se mettant au lit, il lui dit d'une voix peu assurée: «Cela est plus propre.» Un moment après on heurte, c'est le Roi. Il y a apparence, comme le dit le fils de feu L'Huillier, à qui on contoit cela, qu'il s'huiloit pour le combat. On m'a dit aussi qu'en je ne sais quel voyage le Roi se mit au lit dès sept heures. Il étoit fort négligé; à peine avoit-il une coiffe à son bonnet. Deux grands chiens sautent aussitôt sur le lit, le gâtent tout, et se mettent à baiser Sa Majesté. Il envoya déshabiller M. le Grand, qui revint paré comme une épousée: «Couche-toi, couche-toi,» lui dit-il d'impatience. Il se contenta de chasser les chiens sans faire refaire le lit, et ce mignon n'étoit pas encore dedans, qu'il lui baisoit déjà les mains. Dans cette grande ardeur, comme il ne trouvoit pas que M. le Grand y correspondît trop, car il avoit le cœur ailleurs, il lui disoit: «Mais, mon cher ami, qu'as-tu? que veux-tu? tu es tout triste. De Niert[92], demande-lui ce qui le fâche; dis-moi, as-tu jamais vu une telle faveur?» Il le faisoit épier pour savoir s'il alloit en cachette quelque part.
M. le Grand avoit été amoureux de Marion de Lorme plus qu'il ne l'étoit alors. Une fois, comme il alloit la trouver en Brie, il fut pris pour un voleur par des gens qui effectivement couroient après des voleurs. Ils l'attachèrent à un arbre, et, sans quelqu'un qui le reconnut, ils l'eussent mené en prison. Madame d'Effiat eut peur qu'il n'épousât cette fille, et eut des défenses du Parlement. Il a fait enrager sa mère quelque temps, car elle étoit avare, et lui, par dépit, changeoit d'habit quatre fois le jour, et l'alloit voir autant de fois. Elle étoit pourtant revenue de cette aversion depuis qu'il étoit en faveur. Elle pouvoit bien l'aimer, car il n'y avoit que lui qui valût quelque chose. Il avoit du cœur. Il s'étoit battu, et fort bien, contre Du Dognon, aujourd'hui le maréchal Foucault. Il avoit de l'esprit, et étoit fort bien fait de sa personne. Son aîné est mort fou; cet aîné faisoit des semelles de souliers des plus belles tapisseries de Chilly, et l'abbé est fort peu de chose, quoiqu'il ait assez d'esprit.
La plus grande amour de M. le Grand en ce temps-là, c'étoit Chemerault, aujourd'hui madame de La Bazinière. Elle étoit alors en religion à Paris. Elle avoit été chassée à cause de lui[93], et enfin on l'envoya en Poitou. Un soir à Saint-Germain il rencontra Rumigny, et lui dit: «Suivez-moi, il faut que je sorte pour aller parler à Chemerault. Il y a un endroit des fossés par où je prétends passer: on m'y attend avec deux chevaux.» Ils sortent; mais le palefrenier s'étoit endormi à terre, et on lui avoit pris ses deux chevaux. Voici M. le Grand au désespoir. Ils vont dans le bourg pour tâcher d'avoir d'autres chevaux, et ils aperçoivent un homme qui les suivoit de loin. C'étoit un chevau-léger de la garde, le plus grand espion qu'eût le Roi pour M. le Grand. M. le Grand l'ayant reconnu, l'appelle et lui parle. Cet homme leur vouloit faire accroire qu'ils s'alloient battre. Il lui protesta que non. Enfin cet homme se retira. Rumigny conseilla à M. le Grand de s'en retourner, de peur d'irriter le Roi, de se coucher, et, à deux heures de là, d'envoyer prier quelques officiers de la garde-robe de le venir entretenir, parce qu'il ne pouvoit dormir; qu'ainsi il ôteroit pour un temps la créance à ses espions, car on ne manqueroit pas le lendemain de dire au Roi qu'il étoit sorti. M. le Grand crut ce conseil. Le lendemain, le Roi lui dit: «Ah! vous avez été à Paris?» Lui, produit ses témoins. L'espion fut confondu, et il eut le loisir de faire trois voyages nocturnes à Paris.
Pour dire le vrai, la vie que le Roi lui faisoit faire étoit une triste vie. Le Roi vraisemblablement fuyoit le monde et surtout Paris, parce qu'il avoit honte de la calamité du peuple. On ne crioit presque point vive le Roi quand il passoit; mais il n'étoit pas capable de mettre ordre à rien. Il ne s'étoit réservé que le soin de pourvoir aux compagnies du régiment des gardes et des vieux corps, et étoit jaloux de cela plus que de toute autre chose. On a remarqué que le Roi aimoit tout ce que M. le Grand haïssoit, et que M. le Grand haïssoit tout ce que le Roi aimoit. Ils ne s'accordèrent qu'en une chose, c'est à haïr le cardinal. J'ai déjà dit ailleurs toute cette histoire[94].
N.[95] dit à Esprit, au retour de Savoie à Lyon, que M. le cardinal ne vivroit pas long-temps, à cause qu'il avoit fait fermer son charbon. Par propreté, il fit cette extravagance-là. Le voilà à Ruel, où la Reine l'alla voir. Il n'osoit aller à Saint-Germain, et le Roi n'osoit aller à Ruel. Il entreprit de gagner Guitaud, car, outre Tréville, Guitaud, Tilladet, Des Essarts, Castelnau, et La Salle, capitaines aux gardes, étoient des gens qu'il n'avoit pu gagner; ceux-là s'attachoient au Roi. Il fit donc prier Guitaud de le venir voir, le reçut le plus civilement du monde, ordonna qu'on le menât dîner, et qu'on lui fît bonne chère. Après dîner, il le fit venir seul, et lui demande s'il ne vouloit pas être de ses amis. «Monseigneur, j'ai toujours été attaché au Roi.—Eh! dit le cardinal en levant le bras par trois fois par mépris, monsieur de Guitaud, vous vous moquez; allez, allez, monsieur de Guitaud.» L'affaire de Tréville le troubla fort: cela aida à le faire mourir.
Après la mort du cardinal de Richelieu, le Roi témoignoit de la joie de recevoir les paquets lui-même. Il disoit qu'il n'auroit jamais de favori à garder. Il affectionnoit, ce sembloit, M. de Noyers plus que pas un autre; et quand on parloit de travailler, si M. de Noyers n'y étoit pas: «Non, non, disoit-il, attendons le petit bon homme.» L'autre venoit avec sa bougie en catimini. Il étoit bon pour servir sous un autre. Il étoit, disoient les gens, Jésuite galloche[96], car il l'étoit sans porter l'habit et sans demeurer avec eux. Ce fut lui pourtant qui fit chasser le Père Sirmond[97], mais c'étoit pour en mettre un autre qui fût plus Jésuite, s'il faut ainsi dire, car ce bon Père est un peu trop franc, et il ne fait que de petits livres; eux veulent qu'on fasse de gros volumes. Le petit bon homme, se fiant à l'affection du Roi, se trouva attrapé, car le cardinal Mazarin et Chavigny donnoient à ceux qui approchoient le Roi; et quoiqu'il fût toujours à Saint-Germain et eux presque toujours à Paris, ils le débusquèrent pourtant. Il mourut peu après à Dangu, une maison à lui auprès de Pontoise. On grattoit déjà à sa porte comme à celle du cardinal[98].
Le feu Roi mourut bientôt après[99]. Il avoit toujours craint le diable, car il n'aimoit point Dieu, mais il avoit grande peur de l'enfer. Il fit baptiser M. le Dauphin; le cardinal Mazarin le tint pour le pape. Il lui prit une vision, il y a vingt ans, de mettre son royaume sous la protection de la Vierge, et, dans la déclaration qu'il en fit, il y avoit: «Afin que tous nos bons sujets aillent en paradis, car tel est notre plaisir.» C'est ainsi que finissoit cette belle pièce[100]. Dans sa dernière maladie, il étoit étrangement superstitieux. Un jour qu'on lui parloit de je ne sais quel béat qui avoit un don tout particulier pour découvrir les corps saints, et qui, en marchant, disoit: «Fouillez là, il y a un corps saint,» sans y manquer une seule fois, Nogent[101] dit, à sa manière de mauvais bouffon, comme dit le Journal du cardinal: «Si je le tenois, je le mènerois avec moi en Bourgogne, il me trouveroit bien des truffes.» Le Roi se mit en colère, et lui cria: «Maraud, sortez d'ici.» Il mourut assez constamment, et disoit en regardant le clocher de Saint-Denis, qu'on voit du château neuf de Saint-Germain, où il étoit malade: «Voilà où je serai bientôt[102].» Il dit à M. le Prince: «Mon cousin, j'ai songé que mon cousin, votre fils, étoit aux mains avec les ennemis, et qu'il avoit l'avantage.» C'est la bataille de Rocroy. Il envoya quérir le Parlement, pour leur faire promettre qu'ils observeroient la déclaration qu'il avoit faite. C'étoit sur celle du cardinal de Richelieu, dont il n'avoit fait que changer quelque chose. Par cette déclaration, la Reine avoit un conseil nécessaire, et n'avoit que sa voix, non plus qu'un autre. Il leur dit qu'elle gâteroit tout, s'ils la faisoient régente comme la feue Reine-mère. Elle se jeta à ses genoux. Il la fit bientôt relever; il la connoissoit bien, et la méprisoit.
On disoit quand M. le Prince mourut, et qu'il eut aussi témoigné de la fermeté, qu'il n'y avoit plus d'honneur à bien mourir, puisque ces deux hommes-là étoient si bien morts. On alla à l'enterrement du Roi comme aux noces, et au-devant de la Reine comme à un carrousel. On avoit pitié d'elle, et on ne savoit pas ce que c'étoit.
M. D'ORLÉANS (GASTON)[103].
M. d'Orléans étoit fort joli en son enfance, et on lui faisoit dire, il y a sept ou huit ans, en voyant le Roi et M. d'Anjou: «Ne vous étonnez de rien; j'étois aussi joli que cela.» Il fit pourtant une chose fort ridicule à Fontainebleau, où il fit jeter dans le canal un gentilhomme qui, à son avis, ne lui avoit pas assez porté de respect. Il y eut du bruit pour cela; il ne vouloit point demander pardon à ce gentilhomme, quoiqu'on lui rapportât l'exemple de Charles IX qui, étant roi, et ayant su qu'un homme, auquel, dans l'ardeur de la chasse, il avoit donné un coup de houssine (l'autre s'étant mis mal à propos dans son chemin), étoit gentilhomme, dit: «Je ne suis que cela,» et lui en fit satisfaction. L'autre pourtant ne voulut jamais paroître à la cour. La Reine-mère vouloit qu'il eût le fouet, et cela l'y fit résoudre. M. d'Orléans s'est plaint plusieurs fois qu'on ne lui avoit donné pour gouverneur qu'un Turc et qu'un Corse: M. de Brèves, qui avoit été si long-temps à Constantinople qu'il en étoit devenu tout mahométan, et le maréchal d'Ornane, fils d'Alphonse de Corse. Ce maréchal avoit un plaisant scrupule: il n'osoit toucher à aucune femme qui eut nom Marie, tant il avoit de dévotion pour la Vierge; amoureux de madame de Gravelle, il la fit peindre avec des rayons qui lui sortoient des yeux, et il y avoit au bas:
Et de ses yeux sortoient de grands rayons.
Gaston a un peu fait le fou en sa jeunesse, et la nuit il a brûlé plus d'un auvent de savetier. Il a toujours été assez bon, et il ne manque point d'esprit. Un jour, comme il y avoit beaucoup de courtisans avec lui à son lever, une montre d'or sonnante qu'il aimoit fort fut volée. Quelqu'un dit: «Il faut fermer les portes et fouiller tout le monde.» Monsieur dit humainement: «Au contraire, messieurs, sortez tous, de peur que la montre vienne à sonner et à découvrir celui qui s'en est accommodé;» et il les fit tous sortir.
Il a beaucoup de mémoire; il sait tous les simples par cœur. A propos de cela, Brunier, son premier médecin, un jour que dans le Jardin des Simples il lui contoit je ne sais quoi qu'il avoit fait, qui n'étoit pas trop raisonnable, lui dit naïvement: «Monsieur, les aliziers font les alizes, et les sottisiers font les sottises.»
Bezançon, qui le quitta depuis, lui chanta une fois en une débauche un impromptu sur une chanson qui couroit à la louange du cabaret, dont la reprise étoit: