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Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome second: Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle

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Mais parce qu'au tac du couteau

On a tout ce que l'on demande.

Gaston qui savez mieux que nous

Tous les secrets de la taverne,

De celui-ci souvenez-vous,

Ou bien je crains qu'on ne vous berne.

Ma foi ne faites pas le veau:

Frappez si fort qu'on vous entende,

Puisqu'au seul tac tac du couteau

On a tout ce que l'on demande.

Il voyoit les personnes de qualité, et ne faisoit point comme on veut que M. d'Anjou fasse.

La plus belle chose qu'il ait faite en sa vie, c'est d'avoir gardé la foi à sa seconde femme[104], et n'avoir jamais voulu l'abandonner. C'est une pauvre idiote, et qui pourtant a de l'esprit. Quand on les remaria à Meudon, après la mort du cardinal, elle pleuroit, parce qu'elle croyoit avoir été en péché mortel jusque là. Elle est belle, mais elle a les dents gâtées et tient la tête entre les épaules. Il est vrai qu'elle se redresse en dansant et danse bien. C'est tout le contraire de sa devancière qui étoit fière comme un dragon. Le Roi se réjouit fort quand il vit qu'elle n'avoit fait qu'une fille, et cria: «Tout est fendu

En une débauche où chacun contoit quelque chose pour se moquer du cardinal de Richelieu, M. de Chavigny en fit aussi un conte. M. d'Orléans lui dit en souriant: Et tu quoque, fili, car on disoit qu'il étoit fils du cardinal, qui étant jeune avoit couché avec madame Bouthillier (elle est Bragelonne). C'est cette femme qui a fait la fortune de la maison. Elle fit mettre son mari chez la Reine-mère, et ensuite il devint surintendant des finances. Elle fit aussi donner la coadjutorerie de Tours à son beau-frère.

Parlons un peu des amours de Monsieur. Étant veuf, il étoit bien jeune encore, il disoit: «Je ne suis guère propre à la galanterie qui règne encore de faire le malade, d'être pâle et de s'évanouir.» En effet, il a toujours été vermeil. Je pense qu'il a eu des amourettes en Flandre, mais je n'ai rien trouvé de mémorable. A son retour, il devint amoureux d'une belle personne du quartier Saint-Paul, nommée madame de Ribaudon: elle étoit Bragelonne. On en fit des vaudevilles:

La Ribaudon, quand Monsieur la regarde,

Père, frère, mari, tout le monde est en garde,

Tout doux, etc.....

AUTRE.

Monsieur dit à la Ribaudon:

Si tu le veux nous le ferons,

Tutaine, tuton,

Tutaine, tutu,

Ton mari cocu;

Ton ton

Monsieur Ribaudon

Tutaine tuton tutaine.

La belle lui a répondu:

Vous êtes un gentil luturlu,

Tutaine tuton tutaine

Tu tu,

Pour faire cocu

Ton ton

Monsieur Ribaudon,

Tutaine tuton tutaine.

En ce temps-là, il jouoit et mangeoit fort souvent avec les dames du voisinage de cette belle. Il faisoit cas de madame de Ribaudon, mais on ne dit point qu'il en ait reçu aucune faveur. Depuis, elle mourut pour ne s'être pas assez conservée. Elle étoit délicate, et vouloit faire tout ce que font les plus robustes.

Après madame de Ribaudon, Monsieur aima une fille de Tours, appelée Louison Roger. Elle appartenoit aux principaux de la ville. M. de Montbazon, qui avoit du bien auprès de Tours, et y étoit souvent, avant cela, lui avoit donné une petite plaque d'argent; Monsieur lui en donna une grande. Cette fille étoit plaisante, et avoit l'esprit vif. Un jour, comme ils causoient, elle se mit à crier: «Ah! mon Dieu, la grande plaque de Monsieur a pensé engloutir la petite plaque de M. de Montbazon.» Elle fut deux ans à ne vouloir pas souffrir que Monsieur lui parlât qu'en présence de deux prudes. Une fois il fit semblant de se vouloir tuer. Les parents, lâches et intéressés, fermoient les yeux à tout. Il en jouit à la fin. Elle devint si sotte, qu'elle ne faisoit pas asseoir les dames de la ville. Il y eut bien des réjouissances durant cette amourette, mais la jalousie s'y mit bientôt, car L'Epinay, gentilhomme de Normandie, qui étoit alors comme le favori de Monsieur[105], fut disgracié, et Louison aussi. Ce L'Epinay, à ce qu'on dit, avoit servi si fidèlement son maître auprès de cette fille, qu'on a cru qu'il y avoit passé le premier. Il vécut avec si peu de discrétion, que le bruit en vint aux oreilles du Roi. Il ne manqua pas d'en railler Monsieur, qui jusque là ne s'étoit douté de rien, quoiqu'il soit honnêtement soupçonneux. La première fois qu'il vit la belle, il lui fit tout confesser, et L'Epinay, sachant cela, fut si imprudent, qu'au lieu de lui écrire qu'il s'étonnoit qu'elle dît le contraire de ce qu'elle savoit, lui écrivit par le comte de Brion une lettre par laquelle il la prioit de lui envoyer de ses cheveux. Louison ne la voulut pas recevoir, et en avertit Monsieur. Il fit fouiller Brion, et ne lui trouva point la lettre; mais quand on fut chercher à son logis, elle fut trouvée dans la paillasse de son lit. La Rivière disoit que M. d'Orléans avoit trouvé dans les chausses de M. de Brion une lettre de Louison à L'Epinay. Il délibéra de le faire poignarder, et en parla au feu Roi, qui en fut d'avis, car, outre qu'il étoit naturellement un peu cruel, il croyoit que cet exemple retiendroit ceux qui s'émancipoient d'en conter à mademoiselle d'Hautefort. Mais le cardinal de Richelieu, qui fut de ce conseil, empêcha la chose. Le cardinal n'aimoit pas que la cour s'accoutumât à faire assassiner les gens. Monsieur fit pourtant mettre des gardes autour du logis de Louison, la nuit, avec ordre de tuer L'Epinay s'il y venoit.

J'ai su d'un de mes amis, qui le tenoit de l'abbé de La Rivière, que M. L'Epinay s'en allant à Paris, après que Monsieur l'eut chassé, rencontra M. de Brion à Etampes, à qui, comme à son ami, il donna une lettre pour Louison, où il y avoit que sa disgrâce n'étoit un malheur pour lui qu'à cause qu'elle l'éloignoit de ce qu'il aimoit, et qu'il n'avoit pour toute consolation que le plaisir de baiser le bracelet de cheveux qu'elle lui avoit donné. Monsieur est averti que M. de Brion avoit vu L'Epinay en chemin. Il attend que Brion fût couché, puis il va dans sa chambre, et se saisit de son haut-de-chausses, où étoit la lettre. Voilà ce qui l'acheva de persuader que Louison lui avoit fait infidélité.

L'Epinay chassé s'en alla en Hollande, où il eut facilement accès chez la reine de Bohème. Comme il y entra avec la réputation d'un homme à bonne fortune, il y fut tout autrement regardé qu'un autre, et, dans l'ambition de n'en vouloir qu'à des princesses ou à des maîtresses de princes, on dit qu'il cajola d'abord la mère, et après la princesse Louise, car les Louises étoient fatales à ce garçon. On dit que cette fille devint grosse, et qu'elle alla pour accoucher à Leyde, où l'on n'en faisoit pas autrement la petite bouche. La princesse Elisabeth[106], son aînée, qui est une vertueuse fille, et une fille qui a mille belles connoissances, et qui est bien mieux faite qu'elle, ne pouvoit souffrir que la Reine, sa mère, vît de bon œil un homme qui avoit fait un si grand affront à leur maison. Elle excita ses frères contre lui; mais l'électeur se contenta de lui jeter son chapeau à terre un jour qu'étant à la promenade à pied, il s'étoit couvert par ordre de la Reine, à cause qu'il pleuvoit un peu. Mais le plus jeune de tous, nommé Philippe (il fut tué depuis à la bataille de Rhétel), ressentit plus vivement cette injure, et un soir, proche du lieu où l'on se promène à La Haye, il attaque L'Epinay, qui étoit accompagné de deux hommes, et lui n'en avoit pas davantage. Ils se battirent quelque temps: il survint des gens qui les séparèrent. Tout le monde conseilla à L'Epinay de se retirer, mais il n'en voulut jamais rien faire. Enfin, un jour qu'il avoit dîné chez M. de La Tuilerie, ambassadeur de France, il sortit avec Des Loges (fils de M. Des Loges). Si l'on eût cru que le prince Philippe eût osé le faire assassiner en plein jour, on n'eût pas manqué de le faire accompagner, et il s'en fallut peu que M. de La Vieuville (le duc aujourd'hui), qui avoit dîné chez l'ambassadeur, ne prît le même chemin. Il fut donc attaqué par huit ou dix Anglois, en présence du prince Philippe. Des Loges ne mit point l'épée à la main; L'Epinay seul se défendit le mieux qu'il put; mais il fut percé de tant de coups, que les épées se rencontroient dans son corps. Il voulut tâcher à se sauver, mais il tomba; toutefois il fit encore quelque résistance à genoux, et enfin il rendit l'esprit.

Pour ce qui est de la princesse Louise, elle a changé de religion, et est abbesse de Maubuisson, où elle mène une vie exemplaire. Madame de Longueville écrivoit de La Haye, où elle la vit en allant à Munster: «J'ai vu la princesse Louise, et je ne crois pas que personne envie à L'Epinay la couronne de son martyre.» Pour la reine de Bohème, on croit seulement qu'elle étoit bien aise que sa fille se divertît. L'Epinay étoit bien à la cour du prince d'Orange, qui n'étoit pas fâché qu'il fût souvent avec son fils. L'Epinay avoit l'esprit adroit, et assurément il y auroit fait fortune.

Cependant la pauvre Louison, voyant que Monsieur ne vouloit pas reconnoître le fils dont elle étoit accouchée, se mit en religion à Tours, aux Filles de la Visitation, donna à ses amies tout ce qu'elle avoit pu avoir de chez elle et de Monsieur, et ne laissa que vingt mille livres à son fils, du revenu desquelles on l'entretiendroit jusqu'à ce qu'il fût reconnu, ou qu'il fût en état de s'aller faire tuer à la guerre, si on ne le vouloit pas reconnoître. Ce petit garçon mit une fois l'épée à la main; quelqu'un lui dit: «Rengaînez, petit vilain; voilà le vrai moyen de n'être jamais reconnu.» Monsieur n'est nullement brave[107]. Elle vit bien. Etant supérieure du couvent, on lui vint dire: «Madame, on a fait quatre cents toises de muraille.—Je n'entends point cela, répondit-elle; combien sont-ce d'aunes?» Il n'y a que quatre ans que Monsieur, passant à Tours, eut envie de la voir. Madame l'en empêcha. Elle envoya du fruit à Madame. Mademoiselle a pris amitié pour ce petit garçon, qui est fort joli, et elle l'a auprès d'elle. Monsieur n'a garde de le reconnoître, car, outre qu'il croit que L'Epinay en est le père, il lui faudroit donner du bien.

M. d'Orléans a toujours l'esprit un peu page. Un jour qu'il vit un des siens qui dormoit la bouche ouverte, il lui alla faire un pet dedans. Ce page, demi-endormi, cria: «B....., je te ch.. dans la gueule.» Monsieur avoit passé outre. Il demande à un valet-de-chambre, nommé Du Fresne: «Qu'est-ce qu'il dit?—Il dit, monseigneur, dit gravement le valet-de-chambre, qu'il ch.. dans la gueule à Votre Altesse Royale.»

Ce même homme, qui fait comme cela des tours de page, a une sotte gloire, comme de ne vouloir pas qu'on se couvre jamais dans son carrosse, non pas même en voyage. Le feu Roi s'en moquoit hautement. Il est si inquiet, qu'il faut le boutonner en courant. Il a toujours son chapeau comme un gloriot, siffle toujours, et a toujours la main dans ses chausses. Nous dirons le reste dans les Mémoires de la Régence.

SAUVAGE.

Sauvage étoit à M. d'Orléans. C'étoit un goinfre fort agréable. Il contrefaisoit admirablement bien les chansons du Pont-Neuf. Monsieur s'étant retiré en Lorraine, il le voulut aller trouver, et, pour avoir des bottes à bon marché, il en commanda à dix ou douze cordonniers différents, à qui il donna diverses heures. A chacun, il dit qu'il y avoit une botte trop étroite, et leur donna alors une même heure pour la rapporter. Quand ils vinrent, ils ne trouvèrent plus personne.

De Bruxelles, Sauvage envoyoit des Gazettes pleines de chimères pour contrecarrer celles de Renaudot[108], qui commençoient à avoir cours. On aimoit bien mieux la Gazette de Sauvage que l'autre. Outre cela, tous les jours, pour se divertir, il faisoit quelque imposture. Ce fut lui qui fit graver la figure d'un poisson qu'il appeloit la carpe adriatique, dans le corps duquel on avoit trouvé, à ce que disoit l'écrit, je ne sais combien de mousquets, des hallebardes, des croix, etc. Cela courut par toute la France. La dernière imposture qu'il ait faite, ç'a été un arrêt du Parlement de Grenoble, par lequel un enfant étoit déclaré légitime, quoique la mère confessât l'avoir conçu durant l'absence de son mari, et cela par la force de l'imagination, en songeant qu'il habitoit avec elle. Les noms y étoient, et aussi ceux des médecins et de la sage-femme. Assez de bonnes gens le crurent. C'étoit le vrai style de Grenoble. Le procureur général de Paris écrivit à celui de Grenoble touchant cet arrêt, et ce Parlement-là en donna un contre l'auteur, dont celui-ci se moqua. Dans les écoles de médecine, on agita la question à savoir si la force de l'imagination pouvoit suffire pour faire concevoir. Il faisoit aussi quelquefois des Gazettes de raillerie, comme une où il disoit: «Ce Dieu de la Charente qui apparut à Balzac est arrivé ici, aussi peu Dieu que jamais.»

Bien des fois il a pris les devants, et il se mettoit à chanter sous l'orme, dans les villages, quand Monsieur passoit.

M. DE MONTMORENCY[109].

Le dernier duc de Montmorency demeura maître de son bien à dix-neuf ans. Mais M. de Portes, son oncle, qui étoit un homme d'esprit, prit le soin de sa conduite, et fit aller long-temps toute sa maison. Quoiqu'il eût les yeux de travers, M. de Montmorency étoit pourtant de fort bonne mine. Il avoit le geste le plus agréable du monde: aussi parloit-il plus des bras que de la langue. On dit, à propos de cela, que M. de Montmorency étant entré en une compagnie où étoit feu M. de Candale[110], tout le monde lui fit fête, quoiqu'il n'eût fait proprement que remuer les bras: «Jésus, dit M. de Candale, que cet homme est heureux d'avoir des bras!» Madame de Rambouillet dit qu'une fois il voulut conter quelque chose qu'il savoit fort bien; mais il s'embrouilla tellement, que le cardinal de La Valette, par pitié, fut contraint de prendre la parole et d'achever le conte. Il commençoit souvent des compliments et demeuroit à mi-chemin. On avoit quelquefois bien de la peine à s'empêcher de rire. Il ne disoit pas de sottises, mais il avoit l'esprit court. En récompense, il étoit brave, riche, galant, libéral, dansoit bien, étoit bien à cheval et avoit toujours des gens d'esprit à ses gages, qui faisoient des vers pour lui[111], qui l'entretenoient fréquemment, et lui disoient quel jugement il falloit faire des choses qui couroient en ce temps-là.

Il donnoit beaucoup aux pauvres. Il étoit aimé de tout le monde, mais adoré de son quartier. Il étoit fort libéral. Il entendit qu'un gentilhomme disoit: «Si je trouvois vingt mille écus à emprunter seulement pour deux ans, ma fortune seroit faite.» Il les lui prêta. Au terme le gentilhomme lui rapporta l'argent. «Allez, lui dit-il, c'est assez que vous m'ayez tenu parole; je vous les donne de bon cœur.»

On dit qu'il envoya une fois à la marquise de Sablé, durant sa grande passion, une donation de quarante mille livres de rente en fonds de terre, mais qu'elle ne la voulut pas recevoir.

Il aima d'abord la Choisy, fille de bon lieu, mais très-galante. Elle fut mariée depuis, et fit mettre sur son tombeau, comme l'on voit à Saint-Paul, qu'elle avoit été fort estimée des grands, et qu'elle avoit eu l'amitié de plusieurs.

Après, il fut amoureux de la Reine; les Anglois l'interrompirent. C'étoit en même temps que M. de Bellegarde. Il recommença après. Il en avoit un portrait, et une fois il fit mettre un homme à genoux pour le lui montrer.

Bassompierre et lui eurent querelle. Bassompierre dansoit mal, et il s'en moqua à un bal. «Il est vrai, lui dit Bassompierre, que vous avez plus d'esprit que moi aux pieds, mais j'en ai aussi ailleurs plus que vous.—Si je n'ai pas aussi bon bec, j'ai bien aussi bonne épée, répondit Montmorency.—Oui dà, répliqua Bassompierre, vous avez celle du grand[112] Anne de Montmorency.» On les accorda avant qu'ils se séparassent.

Il eut encore une querelle avec le duc de Retz[113], petit-fils d'Albert de Gondi et fils du marquis de Belle-Ile. M. de Montmorency avoit été accordé, et même marié, mais sans coucher ensemble, avec l'héritière de Beaupréau; mais la Reine-mère fit rompre le mariage pour lui donner une de ses parentes de la maison des Ursins[114] qu'elle fit venir exprès[115]. Depuis, M. de Retz épousa mademoiselle de Beaupréau, et M. de Montmorency, au lieu de duc de Retz, l'appela duc de mon reste. On les accorda sur l'heure.

Sa femme, qui n'étoit pas une fort agréable personne, devint bientôt jalouse de lui. Cependant, pourvu qu'il lui fît confidence de ses galanteries, elle ne lui donnoit point de peine, mais elle ne vouloit pas qu'il lui mentît. M. de Montmorency avoit une telle vogue, qu'il n'y avoit pas une femme de celles qui avoient un peu la galanterie en tête, qui ne voulût, à toute force, en être cajolée, et il en est venu des provinces exprès pour tâcher à lui donner dans la vue. C'est pour cela que la marquise de Sablé, toute délicate qu'elle étoit en gens, en faisoit un très-grand cas, et c'est avec lui qu'elle a le plus fait de galanteries.

Pour la guerre, c'étoit un fort ignorant homme; il le fit voir quand il se fit prendre. On en trouva une centurie dans Nostradamus qui est étonnante. Il y a:

Neuve[116] obturée[117] au grand Montmorency,

Hors lieux prouvés[118] délivre à clere peine[119].

Mené à Toulouse au commencement, il déclina disant que c'étoit au Parlement des pairs à le juger; mais il s'en désista en disant: «A quoi servira de chicaner ma vie? Je serai aussi bien condamné à Paris qu'ici.» Il envoya sa moustache, sa cadenette (on n'en portoit qu'une au côté gauche en ce-temps-là) à sa femme avec une lettre. Cette pauvre femme se retira à Moulins dans un couvent[120] où elle pleura tant, que de voûtée qu'elle étoit devenue d'une grande fluxion, elle devint droite comme auparavant, sa fluxion s'étant écoulée par les yeux. Mairet, en lui dédiant une tragédie, lui donna la qualité de Très-inconsolable princesse. Elle a fait faire un tombeau magnifique à son mari[121], et elle a pris cette année l'habit de religieuse.

M. DE BAUTRU[122].

M. de Bautru est d'une bonne famille d'Angers. Il a été conseiller au grand conseil. En ce temps-là, il épousa la fille d'un maître des comptes, nommé Le Bigot, sieur de Gastines. Cette femme ne se mettoit point dans le monde; elle ne sortoit guère. «Oh! la bonne ménagère!» disoit-on. On la donnoit pour exemple aux autres. Enfin il se trouva qu'elle ne sortoit point parce qu'elle avoit son galant chez elle. C'étoit le valet-de-chambre de son mari. Bautru fit mourir ce galant à force de lui faire dégoutter de la cire d'Espagne sur la partie peccante[123]; d'où vient que Saint-Germain, croyant que c'étoit Bautru qui avoit fait les vers[124] sur la retraite de Monsieur, avoit mis dans la réponse:

Quand il cacheta près du c.

Son valet qui le fit cocu.

Il chassa sa femme, et ne voulut point reconnoître le fils dont elle accoucha. Il l'a reconnu depuis, mais long-temps après. Cette femme jusque là vécut de carottes à Montreuil-Belay en Anjou, pour épargner quelque chose à son enfant. Jusqu'à cette heure elle demeure chez lui en Anjou, où il va quelquefois; mais elle ne vient point à Paris. Il a le malheur d'avoir un sot fils. A propos de cela, M. de Guise, comme ils dînoient ensemble, lui ayant dit: «Qu'y a-t-il entre un cocu et un autre?—Une table,» répondit-il, car ils n'étoient pas de même côté. Comme les trois frères de Luynes commençoient à s'établir, on dit à Bautru: «Mais il faut leur porter respect.—Pour moi, dit-il, s'ils me traitent civilement, je dirai: M. de Brante, M. de Luynes, M. de Cadenet; autrement je dirai Bran de Luynes et Cadenet,» en changeant le t en d, ce qui ne se remarque pas quasi en prononçant.

Bautru, s'étant défait de sa charge, se mit à suivre la cour. Le maréchal d'Ancre l'aimoit; et s'il n'eût point été tué, il lui alloit faire une affaire qui lui eût valu dix mille écus de rente.

J'ai déjà dit ailleurs qu'il étoit à la drôlerie du Pont-de-Cé. Quelqu'un qui estimoit fort un M. de Jainchère, qui avoit quelque emploi en cette guerrette, lui dit: «Qu'est-ce qui est plus hardi que Jainchère?—Les faubourgs d'Angers, répondit-il, car ils ont toujours été hors la ville, et lui n'en est pas sorti.»

Il dit à la Reine-mère que l'évêque d'Angers étoit saint, et qu'il guérissoit la v...... L'évêque le sut, et s'en plaignit: «Eh! comment l'aurois-je dit? dit Bautru, il en est encore malade.»

Jouant au piquet à Angers contre un nommé Goussaut, qui étoit si sot, que pour dire sot on disoit Goussaut, Bautru vint à faire une faute, et, en s'écriant, dit: «Que je suis Goussaut!—Vous êtes un sot, lui dit l'autre.—Vous avez raison, répondit-il; c'est ce que je voulois dire.»

Il disoit à mademoiselle d'Auchy, fille d'honneur de la Reine-mère: «Vous n'êtes pas trop mal fine, avec votre sévérité. Vous avez si bien fait, que vous pourrez, quand vous voudrez, vous divertir deux ans sans qu'on vous soupçonne.»

M. d'Effiat le prit en amitié, et c'est de là, bien plutôt que du cardinal de Richelieu, que vient sa richesse. Bautru étoit bon courtisan, ou bon bouffon, si vous voulez; de mœurs, et de religion fort libertin, et tel, que M. d'Orléans lui écrivoit toujours: Au petit b...... Il étoit petit, mais bien fait.

Le marquis de Borbonne, un seigneur qui n'avoit point de réputation pour la bravoure, lui donna des coups de bâton; je n'ai pu savoir pourquoi. Il en fit un vaudeville, où il y avoit:

Borbonne

Ne bat personne,

Cependant il me bâtonne.

La première fois qu'il alla au Louvre après cela, chacun ne savoit que lui dire. «Eh quoi, leur dit-il, croit-on que je sois devenu sauvage, pour avoir passé par les bois?» Il n'a jamais pu s'empêcher de médire; et comme les chiens ne mordent guère sans avoir des coups de bâton, le pauvre Bautru ne manqua pas d'en avoir, car il n'eut pas la discrétion d'épargner M. d'Épernon. S'il n'a dit que ce que j'en ai ouï dire, je trouve le mot assez méchant pour mériter quelque correction, mais non pas si rude. Il y avoit un vieil Espagnol à la cour qu'on appeloit Gilles de Metz (un de ces Espagnols qui furent chassés avec Antonio Pérez); Bautru disoit: «N'est-ce pas une chose étrange que Gilles de Metz passe pour si vieux? M. d'Epernon est son père, car on sait bien qu'il à fait Gilles de Metz[125].» Les Simons (c'étoient les donneurs d'étrivières de chez M. d'Epernon) l'étrillèrent comme il faut. Quelque temps après, un de ces satellites, en passant auprès de lui, se mit à le contrefaire comme il crioit quand on le battoit. Bautru ne s'en déferra point, et dit: «Vraiment, voilà un bon écho, il répond long-temps après.» Bautru alla voir la Reine, et il avoit un bâton. «Avez-vous la goutte? lui dit-elle.—Non, madame.—C'est, dit le prince de Guémenée, qu'il porte le bâton comme saint Laurent porte son gril: c'est la marque de son martyre[126]

Il eut aussi de grands démêlés avec M. de Montbason, pour en avoir fait cent railleries, comme: que c'étoit un homme bien fait, qu'il n'y avoit pas au monde de plus beau corps-nu (il équivoquoit sur cornu). D'ailleurs le bon homme avoit su que l'Onosandre[127] étoit une pièce contre lui. La Reine-mère accommoda cela, et on dit que M. de Montbason, entre autres choses, l'ayant menacé de coups de pied, il faisoit remarquer à la Reine-mère: «Madame, voyez quel pied! que fût devenu le pauvre Bautru?» M. de Montbason étoit fort grand et puissant. Mais Bautru ne fut pas traité si doucement de la belle-mère que du gendre. Il avoit, dit-on, fait galanterie avec la comtesse de Vertus, et il en avoit fait des médisances épouvantables. Elle s'en voulut venger, et pour cela elle s'adressa au marquis de Sourdis, qui lui promit, comme il le fit, de lui donner des coups de bâton sur le quai de l'Ecole; et elle étoit à la Samaritaine pour en avoir le plaisir. Le marquis le traita plus humainement que les Simons, mais il eut pourtant quelques coups.

A la province, je ne sais quel juge de bicoque l'importunoit trop souvent. Un jour que cet homme vint le demander, il dit à son valet: «Dis-lui que je suis au lit.—Monsieur, il dit qu'il attendra que vous soyez levé.—Dis-lui que je me trouve mal.—Il dit qu'il vous enseignera quelque recette.—Dis-lui que je suis à l'extrémité.—Il dit qu'il vous veut dire adieu.—Dis-lui que je suis mort.—Il dit qu'il veut vous donner de l'eau bénite.» Enfin il le fallut faire entrer.

Il disoit du Père Pradines, cordelier, son confesseur, qu'il étoit aussi noble que le grand-duc, et qu'il venoit de quatre têtes couronnées de Cordeliers de père en fils. On avoit donné à ce Père un brevet de confesseur des Enfants de France jusqu'à l'âge de sept ans, et on ne se confesse qu'à cet âge-là.

Le cardinal de Richelieu en faisoit cas, et disoit qu'il aimoit mieux la conscience d'un Bautru que de deux cardinaux de Bérulle. Il l'envoya en Espagne, en qualité d'envoyé seulement; et le comte-duc lui montrant son gallinero, il lui dit que le Roi, son maître, lui envoyoit dellos gallos. L'autre se plaignit qu'on lui envoyoit des bouffons.

Ce fut par le conseil de Bautru que le cardinal ne fit point imprimer cette harangue qu'il prononça au Parlement, et qui avoit fait tant de bruit. Pour l'en détourner, il lui dit ce passage d'Horace, de Arte poeticâ:

Segniùs irritant animos demissa per aures

Quàm quæ sunt oculis subjecta fidelibus......

Depuis, cette pièce a été imprimée durant la Fronde, et a fait voir que Bautru avoit eu bon nez.

Ce fut lui aussi qui mit bien le comte de Charost avec le cardinal. Ce ministre étoit allé se promener à l'abbaye de Royaumont. Bautru l'y fut trouver: «Avec qui êtes-vous venu? lui dit le cardinal.—Avec Charost.—Eh! de quoi vous êtes-vous avisé d'amener ce fastidieux personnage?—Ah! monseigneur, si vous saviez combien il a de zèle et de tendresse pour Votre Eminence, vous n'en parleriez pas ainsi. On n'a jamais tant aimé une maîtresse qu'il vous aime.» Depuis cela, le cardinal eut de l'estime pour Charost.

Comme il passoit un enterrement où on portoit un crucifix, il ôta son chapeau: «Ah! lui dit-on, voilà qui est de bon exemple.—Nous nous saluons, répondit-il, mais nous ne nous parlons pas.»

Il disoit d'un certain Minime qu'on vouloit faire passer pour béat, que le seul miracle qu'il avoit fait, c'étoit que, ne mangeant que du poisson, il sentoit l'épaule de mouton en diable.

Il disoit que Rome étoit une chimère apostolique; et à une promotion de cardinaux que fit le pape Urbain, où il n'y avoit guère de gens de qualité (je pense qu'ils étoient dix en tout), Bautru, en lisant leurs noms, disoit: «N'en voilà que neuf.—Eh! vous oubliez Fachinetti, dit quelqu'un.—Excusez, répondit-il, je pensois que ce fût le titre.»

Une fois qu'il y avoit ici des députés du Mirebalais qui vouloient parler au cardinal de Richelieu, Bautru, qui cherchoit à le divertir, demanda à celui qui portoit la parole: «Monsieur, sans vous interrompre, combien valoient les ânes en votre pays quand vous partîtes?» Ce député lui répondit: «Ceux de votre taille et de votre poil valoient dix écus.» Bautru demeura déferré des quatre pieds. Il rencontra mieux sur ses chevaux. Il vouloit renvoyer quelqu'un en carrosse, qui, par cérémonie, lui disoit que ses chevaux auroient trop de peine. «Si Dieu, répondit-il, eût fait mes chevaux pour se reposer, il les auroit faits chanoines de la Sainte-Chapelle.»

Quelquefois il racontoit assez froidement, et cela arrive à tous ceux qui font métier de dire de bons mots. La première fois que Boisrobert fit un acte de ces pièces de Cinq-Auteurs que le cardinal de Richelieu faisoit faire, Bautru dit: «Boisrobert est un bon homme, mais il a pourtant fait un méchant acte.»

Il montra un crucifix à Lopès à la messe, et lui dit: «Voilà de vos œuvres.—Eh! répondit Lopès, c'est bon à ces messieurs à s'en plaindre; mais pour vous, de quoi vous avisez-vous?»

Il fait et a fait autrefois des vers, mais il y a plus d'esprit que de génie, et l'élocution n'est nullement châtiée. Plusieurs fois il a donné à dîner à Saumaise, à Desmarets, à Quillet, et à d'autres gens de lettres. La meilleure chose qu'il ait faite c'est un impromptu pour réponse à un que lui avoit envoyé M. Le Clerc, intendant des finances, qui étoit de Montreuil-Bellay. Or l'on dit en proverbe: Les clercs de Montreuil-Bellay qui boivent mieux qu'ils ne savent écrire. Voici ce que c'est:

Une autre fois prenez plus de délai;

Votre impromptu n'a pas le mot pour rire.

Vous êtes clerc, et de Montreuil-Bellay,

Qui buvez mieux que ne savez écrire.

Il disoit du feu roi d'Angleterre, Charles Ier: «C'est un veau qu'on mène de marché en marché; enfin on le mènera à la boucherie.»

Quand nos plénipotentiaires à Munster eurent pris la qualité de comtes: «Ah! dit-il, je me doutois bien que cette assemblée-là nous feroit des comtes borgnes;» à cause de M. Servien qui n'avoit qu'un œil.

On joue fort chez lui. Il disoit d'un grand joueur nommé Miton, que c'étoit dommage qu'il ne s'appelât pas Marc; qu'on diroit Mar-Miton.

Ménage, dans ses Origines, sur le mot de bougre, a mis ainsi: Bougre, je suis de l'avis, etc. «Ah! lui dit Bautru, vous en êtes donc aussi, et vous l'imprimez! tenez, il y a bien moulé: Bougre je suis[128].» Cela me fait souvenir que Rumigny, l'hiver passé, trouva le pauvre Bautru, qui est tout perdu de goutte, dans sa chaise, auprès d'un si grand feu qu'il se brûloit et avoit beau crier, ses gens, après avoir mis force cotrets, s'en étoient en allés, et ne l'entendoient point en aucune sorte. Le petit b..... étoit là puni d'un supplice condigne[129].

Bautru dit que les porteurs de Saint-Pavin sont des porte-diable. C'est qu'on dit des porte-Dieu, pour dire les prêtres qui portent l'hostie.

Il disoit que Nogent, son frère, étoit le Plutarque des laquais: les laquais admiroient ses sentences.

On a remarqué que toute la race des Bautru est naturellement bouffonne. Nogent, son frère, en a fait profession[130]. Cherelles, La Rouillerie et le prieur de Matras[131], trois frères Bautru, cousins-germains de celui dont nous venons de parler, ont été tous trois fort plaisants en leur espèce. Le premier étoit d'épée; il avoit de l'esprit et faisoit des vers. C'étoit un vaillant homme. Il disoit qu'il perdoit toujours quand il jouoit, et gagnoit toujours quand il f...... La Rouillerie étoit à l'artillerie et commandoit un vaisseau. Il fit tout ce qu'on pouvoit faire aux îles de Sainte-Marguerite. Il prenoit du tabac sur un affût de canon tout à découvert. Il ne s'accommodoit point bien de l'archevêque de Bordeaux, et lui disoit: «Sur ma foi, je ne vous veux plus suivre qu'à la procession.» Pour le prieur de Matras, une fois qu'il suoit la v..... dans un grenier, un de ses amis le cherchant, cria: «Adam (c'étoit son nom), Adam, ubi es?Domine, répondit-il, mulier quam mihi dedisti fefellit me.» Il étoit un ivrogne fieffé, et quelquefois un assez méchant plaisant. Un jour que son valet, sous son manteau, portoit un grand broc de vin, il le suivoit en pleurant. Quelqu'un lui dit: «Qu'avez-vous?—C'est le meilleur de mes amis qu'on porte en terre.» C'est que le broc étoit de grès.

Un jour Bautru répondit assez plaisamment à Cuprif, l'archidiacre d'Angers, qui lui vouloit faire des réprimandes dans le chapitre, car il étoit chanoine: «Il est vrai, lui dit-il, que vous êtes d'une famille où il y a de beaux exemples à imiter, car vous avez un confesseur à La Haye, une vierge dans la Cité, et un crochet en Grève.» Un Cuprif s'étoit fait ministre en Hollande, une fille avoit été débauchée, et un capitaine, pour avoir volé sur les grands chemins, avoit été roué à Paris.

MAUGARS[132].

Maugars étoit un joueur de viole le plus excellent, mais le plus fou qui ait jamais été. Il étoit au cardinal de Richelieu. Boisrobert, pour divertir l'Eminentissime, lui faisoit toujours quelque malice. Un jour il lui fit donner avis que le prieuré de Cranestroit vaquoit dans l'évêché de Vannes. Maugars le demande; le cardinal, pour rire, lui en fait expédier les provisions. Cela lui donna une haine mortelle contre Boisrobert. Un jour qu'il alloit dans sa chambre pour jouer devant un homme du métier, nommé M. Imbert, et pour un gentilhomme appelé Saint-Val, le chevalier de Puygarrault et Boisrobert le suivirent tout doucement. Dès qu'il les vit: «A une autre fois, dit-il, monsieur Imbert, voilà des visages qui me déplaisent.» Et en disant cela, il met sa viole contre la muraille. Puygarrault, qui avoit un pistolet de poche qu'il avoit apporté tout exprès, prend un petit morceau de papier, le mouille et l'applique sur le ventre de la viole. «Hé, dit-il, je m'en vais voir si je tire si mal qu'on dit.» Maugars se met au-devant: «Quoi! à l'instrument qui divertit le plus grand homme du monde!» Puygarrault laisse la viole et vise au ménétrier. Maugars se sauve derrière un lit; Puygarrault retourne à la viole. Maugars sort. Dès qu'il paroissoit, le chevalier le miroit. Enfin, il fut contraint de jouer. Saint-Val lui conseilla d'appeler Puygarrault en duel: «Oui dà, dit-il, je me battrois; je me sens du cœur, je ne me soucierois pas de mourir. Mais si quelqu'un de ces doigts étoient coupés, ce pauvre homme (il entendoit le cardinal) ne pourroit plus vivre. Il se faut conserver pour lui.» Cependant Saint-Val le harangua tant, en lui promettant d'avoir l'adresse d'ôter le plomb des pistolets du chevalier, et que c'étoit là le moyen d'acquérir de la réputation à bon marché, qu'il s'y résolut. Puygarrault lui lâcha sur le visage ses deux pistolets qui étoient chargés de la plus fine.

Le cardinal de Richelieu le donna à Bautru, pour le mener avec lui en Espagne. Bautru s'en repentit dès Linas[133]. Le Roi voulut l'entendre par une jalousie: ce fou dit qu'il ne joueroit pas s'il ne voyoit le Roi, et que le roi de France, qui étoit le plus grand roi du monde, ne l'avoit point traité ainsi. Bautru conseilla au roi d'Espagne de faire habiller quelqu'un en roi, et d'en avoir le plaisir. On fait donc venir un faquin avec des hallebardiers, et on lui avoit ordonné de ne dire autre chose que muy bien[134]. Maugars se tuoit de jouer, et le roi de comédie disoit à tout bout de champ: Muy bien, avec une gravité admirable. Boissy, un gentilhomme que Bautru avoit laissé en Espagne, étant de retour, Boisrobert et lui s'avisèrent de faire une méchanceté au pauvre Maugars. Ce gentilhomme dit à M. le cardinal: «Il y a un présent pour Maugars, c'est un gros diamant (il eût bien valu deux mille écus s'il eût été bon.)—Il faut le lui donner, dit le cardinal.—Monseigneur, répondit Boissy, j'en dois avoir ma part.—Non, vous ne l'aurez point, dit Son Eminence.—Hé! monseigneur, dit alors Maugars, ne souffrez pas qu'on m'ôte le prix de mes veilles.—Mais, reprit l'autre, j'ai donné six pistoles à celui qui me le mit entre les mains de la part du Roi.» Il fut ordonné que Maugars rendroit les six pistoles; il en donna trois: il n'avoit que cela sur lui. Lopès, espérant faire quelque bonne affaire, donna les autres. Boissy, le soir, lui donna le diamant. Le lendemain, dès la pointe du jour, voilà Maugars chez un orfèvre qui lui en voulut donner quatre livres dix sous. Ce n'étoit qu'un diamant d'Alençon. Quand il revint, tous les marmitons de la cuisine le reçurent avec un charivari, en lui chantant:

Et tant de diamants,

Et tant de diamants[135].

Le procès ayant été fait à Saint-Germain[136], on conseilla à M. le cardinal de donner deux petits prieurés qu'avoit cet homme à quelques-uns des principaux de sa musique. On donna à choisir à Maugars; il prit celui qui valoit le moins; il valoit cinquante livres de rente de moins que l'autre. On lui en demanda la raison: «C'est, dit-il, que ce prieuré s'appelle Saint-Julien, et on ne manqueroit jamais de m'appeler Saint-Julien le ménétrier.» Quand il eut ce bénéfice, il demanda à prêcher devant le domestique. Le cardinal le lui permit. Il prêcha une heure durant contre les médecins et les poètes, à cause de Pitois, médecin du cardinal, et de Boisrobert. Il haïssoit encore plus l'abbé de Beaumont, aujourd'hui M. de Rodez, alors maître-de-chambre du cardinal, et disoit: «M. de Beaumont ne m'aime pas, parce qu'il sait bien que je ne le puis aimer, depuis qu'il me fessa si rudement lorsqu'il étoit cuistre au collége.»

Il avoit été en Angleterre, où un nommé Sinette, fils d'un hôtelier de Lyon, et qui étoit de la musique du Roi aussi bien que lui, le fit battre. Maugars, qui étoit vindicatif, trouva moyen de couler dans le couvert du Roi un billet en ces termes: «Je donne avis à Votre Majesté qu'un nommé Sinette a attenté à sa personne sacrée; c'est un secret révélé en confession, je n'en puis pas dire davantage.» Le pauvre Sinette fut près de deux ans pour cela dans la Tour de Londres, et ne l'eût point su si Maugars ne s'en fût vanté. Cela fit dire au commandeur de Jars que Maugars étoit un fou scélérat.

Etant dans ce pays-là, il traduisit en françois je ne sais quel traité anglois de Bâcon[137]. Un jour il tenoit une lettre dans la chambre du cardinal, afin qu'il lui demandât ce que c'étoit. «Que tenez-vous là, monsieur Maugars?—Monseigneur, dit-il en la serrant, ce n'est rien.—Montrez, montrez.—Monseigneur, ma modestie ne sauroit souffrir que je vous fasse entendre les louanges excessives que donnent à une malheureuse traduction que j'ai faite mon cousin Ogier le Danois et mon cousin de Richelieu.—Ah, monsieur Maugars, dit le cardinal, je ne pensois pas avoir l'honneur de vous appartenir.—Monseigneur, c'est un avocat au parlement, homme illustre, et qui ne déshonore point ce nom-là.—Lisez donc.» Il se met à lire des louanges par-dessus les maisons. Le cardinal se douta que cela n'y étoit point, puis il le voyoit hésiter. Il fit signe à Boisrobert; Boisrobert lui ôte la lettre, et la porte au cardinal. Il n'y avoit rien, sinon: «J'ai reçu la traduction de votre cousin Maugars, je la lirai quand j'en aurai le loisir.—Ah, ah, monsieur Maugars, dit le cardinal, vous jouez de ces tours-là.—Monseigneur, s'il ne l'a dit, il le devoit dire.» Cette fichue traduction l'avoit pourtant fait secrétaire-interprète de la langue angloise.

Un jour M. le cardinal lui ayant ordonné de jouer avec les voix en un lieu où étoit le Roi, le Roi envoya dire que la viole emportoit les voix. «Maugré bieu de l'ignorant! dit Maugars, je ne jouerai jamais devant lui.» De Niert[138], qui le sut, en fit bien rire le Roi. Le cardinal n'en rit et n'y prit nullement plaisir. L'abbé de Beaumont s'en prévalut pour faire chasser Maugars. Le cardinal, en le payant, lui dit: «Dites de moi tout ce que vous voudrez, je ne m'en soucie point; mais si vous parlez du Roi, je vous ferai mourir sous le cotret.»

Je l'ai vu depuis à Rome. A la naissance de M. le Dauphin, il joua devant le pape (Urbain VIII), et disoit que Sa Sainteté s'étonnoit qu'un homme comme lui puisse être mal avec quelqu'un. Il vint dire sottement, en présence de la maréchale d'Estrées (ambassadrice à Rome), qu'il avoit vu, à Notre-Dame du Puy, en Auvergne, la plus belle relique du monde, le sacré saint prépuce de notre Seigneur. Feu mademoiselle de Thémines, sa fille, qui y étoit, dit: «Qu'est-ce que le saint prépuce, madame?—Taisez-vous, ma fille, répondit la mère, vous êtes une sotte.»

Maugars ne voulut jamais jouer, à la prière du maréchal d'Estrées, devant un seigneur Horatio, qui jouoit fort bien de la harpe, et qui étoit à M. de Savoie[139]. Cela fâcha le maréchal; et il lui alloit faire donner des coups de bâton, si Quillet ne lui eût représenté que le cardinal ne trouveroit peut-être pas trop bon qu'on traitât ainsi une personne qui avoit été à lui. Le maréchal, à cette remontrance, devint aussi froid qu'un marbre.

Maugars revint en France, et mourut quelques années après. A l'article de la mort, il envoya demander pardon à Boisrobert.

L'ARCHEVÊQUE DE BORDEAUX[140].

Madame de Sourdis, sa mère, lui dit, à l'article de la mort, qu'il étoit fils du chancelier de Chiverny; qu'elle lui avoit fait donner l'évêché de Maillezais et plusieurs autres bénéfices, et qu'elle le prioit de se contenter d'un diamant, sans rien demander du bien de feu son mari[141]. Il lui répliqua: «Ma mère, je n'avois jamais voulu croire que vous ne valiez rien; mais je vois bien qu'il est vrai.» Il ne laissa pas d'avoir ses cinquante mille écus de légitime comme les autres, car il gagna son procès. C'étoit un homme qui avoit beaucoup d'esprit, qui avoit l'air agréable, qui disoit bien les choses, qui étoit brave, mais qui n'entendoit point trop la guerre; adroit, et qui gagnoit le cœur des gens quand il l'avoit entrepris.

Il eut l'intendance de la maison du cardinal, où il mit après le marquis de Sourdis à sa place. Pour s'accommoder à l'humeur avare du cardinal, il retrancha quelques pintes de vin, trois ris de veau; et au lieu de chandelles des six, il en faisoit donner des douze aux gentilshommes. Il ordonna six pièces de bois (que bûches, que fagots, que cotrets) pour la garde-robe, où il s'en brûloit plus d'une voie par jour. On les mettoit toutes six à la fois, puis il falloit en aller quérir d'autres.

Il vouloit débusquer M. de Noyers; à toute heure il faisoit des tours au tiers et au quart, et il sembloit qu'il vouloit tout faire à lui seul. Loynes, trésorier de la marine, fut envoyé avec lui à Brouage pour faire quelques marchés de fortifications. Par prudence, cet homme, qui le connoissoit bien, lui faisoit tout signer. Au retour, l'archevêque de Bordeaux (car il eut l'archevêché du cardinal de Sourdis, son frère), pour faire le bon valet, ne manqua pas de dire que Loynes s'étoit entendu avec les entrepreneurs. Loynes, pour sa justification, apporte tous les marchés signés de l'archevêque. Ce fut en ce temps-là que le maréchal de Vitry, qui étoit gouverneur de Provence, dans un démêlé, donna brutalement un coup de canne à l'archevêque de Bordeaux, et pour cela fut mis à la Bastille, où il demeura long-temps. Cet archevêque se pouvoit vanter d'être le prélat du monde qui avoit été le plus battu, car M. d'Epernon l'avoit déjà frappé à Bordeaux. Il faut voir la Vie de ce duc, où cela est tout du long[142].

Depuis, quand M. le Grand étoit déjà suspect au cardinal de Richelieu, l'Eminentissime s'aperçut que l'archevêque regardoit ce jeune homme comme un soleil levant. Voici comme il s'en douta. Un jour qu'il avoit dit à l'archevêque: «Allons à la comédie,» l'archevêque avoit donné un tour de pilier[143], et avoit dit à quelqu'un qu'il se trouvoit mal. Le cardinal, le lendemain, envoie savoir comment il se portoit. L'autre répondit qu'il avoit travaillé toute la nuit chez Picard avec Loynes. Le jour même, le cardinal sut que cela étoit faux. Il crut que l'archevêque avoit été ailleurs: «Ah! c'est un brouillon, dit-il; allez, monsieur de Loynes, allez lui dire que je veux qu'il parte pour l'armée navale dans trois jours.» L'archevêque voulut s'excuser, mais il fallut partir.

Loynes m'a dit que M. de Bullion, qui haïssoit l'archevêque, disoit à quelqu'un, pensant que Loynes ne l'entendoit pas: «Il faut chasser ce b.....-là. Un tel dira ceci, un tel cela; moi je dirai telle chose.» Car c'est ainsi qu'on en usoit chez le cardinal. On ne manqua pas dès qu'il fut absent; et pour le faire enrager, on lui donnoit pour compagnon tantôt le comte d'Harcourt, tantôt le marquis de Brézé. Ennuyé de traverses, il crut se faire rechercher s'il demandoit son congé. Voici comme il s'y prit: il envoya un nommé Courtin, et lui donna un mémoire de bien des choses qu'il falloit demander à Son Eminence. Parmi toutes ces choses, il y avoit: «Vous proposerez à son Eminence de me permettre de me retirer.» Depuis, l'archevêque changea d'avis, et un jour Courtin l'étant allé retrouver, et lui ayant dit que cette proposition avoit été reçue, il en eut du déplaisir, et quelque temps après il dit à ce Courtin, qu'il avoit jusque là fait passer pour son ami intime, qu'il seroit bien aise de voir ce mémoire. Courtin lui dit qu'il étoit tout barré, et qu'à mesure qu'un article avoit été exécuté, il y avoit fait une barre, et qu'il ne savoit même s'il l'avoit gardé. Comme il l'alloit chercher, on lui dit que l'archevêque vouloit ravoir ce papier, pour pouvoir nier après d'avoir demandé son congé. Courtin fait semblant de l'avoir perdu: «Mais, lui dit l'archevêque, de quoi vous êtes-vous avisé de demander mon congé?—Ah! répondit l'autre, je vous y attrape, vous êtes un perfide; voilà votre mémoire, mais vous ne l'aurez pas.» En disant cela il le quitta, et ne l'a jamais voulu voir depuis. Voilà l'archevêque bien embarrassé. Il ne savoit où il en étoit. Enfin il résolut de venir trouver le cardinal, et étoit déjà à Lyon quand le cardinal lui envoya Bézançon pour l'empêcher d'avancer. Bézançon, au retour, lui en dit le diable, et que l'archevêque croyoit être le seul habile homme qu'il y eût en France. Le cardinal le relégua à Carpentras, et en allant à Perpignan, il le confina dans une bicoque de la montagne. Il n'en revint qu'après la mort du cardinal, mais il ne lui survécut guère. Il fut assez long-temps malade, et de chagrin qu'il avoit de mourir, il fit fouetter un grand page le jour de Pentecôte. Ce page étoit de garde, et, voyant l'archevêque endormi, s'en étoit allé à vêpres. Voyez si c'étoit là un crime qu'un archevêque devoit punir? Il se réconcilia avec son frère, le marquis de Sourdis, avec lequel il étoit brouillé, lui donna tout ce qu'il pouvoit lui donner, et ne récompensa pas un domestique. Il avoit appris un peu de théologie dans son exil.

MADEMOISELLE DE GOURNAY[144].

Mademoiselle de Gournay étoit une vieille fille de Picardie et bien demoiselle. Je ne sais où elle avoit été chercher Montagne, mais elle se vantoit d'être sa fille d'alliance. Elle savoit et elle faisoit des vers, mais méchants. Malherbe s'étant moqué de quelques-uns de ses ouvrages, elle, pour se venger, alla regratter la traduction qu'il avoit faite d'un livre de Tite-Live qu'on trouva en ce temps-là, où il avoit traduit: «Fecêre ver sacrum, par ils firent l'exécution du printemps sacré. Elle avoit fait imprimer un livre intitulé: l'Ombre, ou les Présents de la damoiselle de Gournay[145]. Dans ce livre il y avoit un chapitre des diminutifs, comme chauderon, chauderonnet, chauderonnellet. Boisrobert lui demanda un jour la raison du titre de ce livre. Elle ne la lui sut dire. «Il faut chercher, répondit-elle, dans mon cabinet d'Allemagne.» Mais, après avoir bien fouillé dans tous les tiroirs, elle ne la trouva point.

M. le comte de Moret, le chevalier de Bueil et Yvrande lui ont fait autrefois bien des malices. Une fois, pour se moquer de quelques-uns où elle avoit mis Tit pour Titus, ils lui envoyèrent ceux-ci:

Tit[146], fils de Vesp.[147], roi du Rom. héritage,

Des peuples inchrétiens qui cassèrent Carthage,

Prodiguoit rarement son amoureux empoix;

Mais il aimoit si fort les filles de science,

Que la Gournay eût eu son auguste semence,

Il l'eût même Titée au plus fort de ses mois.

On dit que c'est Desmarets qui les fit.

Ils en firent encore pour elle. Il y avoit en un endroit le mot de foutaison: «Jamin, dit-elle en ronflant selon sa coutume, merdieu! ce mot-là n'est pas en usage, je le passerois pourtant: il est vrai qu'il est un peu vilain.»

Ces pestes lui supposèrent une lettre du roi Jacques d'Angleterre, par laquelle il lui demandoit sa Vie et son portrait. Elle fut six semaines à faire sa Vie. Après, elle se fit barbouiller, et envoya tout cela en Angleterre, où l'on ne savoit ce que cela vouloit dire. On lui a voulu faire accroire qu'elle disoit que fornication n'étoit point péché; et un jour qu'on lui demanda si la pédérastie n'étoit pas un crime: «A Dieu ne plaise! répondit-elle, que je condamne ce que Socrate a pratiqué.» A son sens, la pédérastie est louable. Mais cela est assez gaillard pour une pucelle.

Saint-Amant l'a furieusement maltraitée; car c'est d'elle et de Maillet qu'il veut parler dans le Poète crotté. Boisrobert la mena au cardinal de Richelieu, qui lui fit un compliment tout de vieux mots qu'il avoit pris dans son Ombre. Elle vit bien que le cardinal vouloit rire. «Vous riez de la pauvre vieille, lui dit-elle. Mais riez, grand génie, riez; il faut que tout le monde contribue à votre divertissement.» Le cardinal, surpris de la présence d'esprit de cette vieille fille, lui en demanda pardon, et dit à Boisrobert: «Il faut faire quelque chose pour mademoiselle de Gournay. Je lui donne deux cents écus de pension.—Mais elle a des domestiques, dit Boisrobert.—Et quels? reprit le cardinal,—Mademoiselle Jamin, répliqua Boisrobert, bâtarde d'Amadis Jamin, page de Ronsard.—Je lui donne cinquante livres par an, dit le cardinal.—Il y a encore madame Piaillon, ajouta Boisrobert; c'est sa chatte.—Je lui donne vingt livres de pension, répondit l'Eminentissime, à condition qu'elle aura des nippes.—Mais monseigneur, elle a chatonné,» dit Boisrobert. Le cardinal ajoute encore une pistole pour les chatons.

Elle aimoit Boisrobert et l'appeloit toujours bon abbé, et elle le craignoit aussi à cause des contes qu'il faisoit. Il disoit qu'elle avoit un râtelier de dents de loup marin. Elle l'ôtoit en mangeant, mais elle le remettoit pour parler plus facilement, et cela assez adroitement; à table, quand les autres parloient, elle ôtoit son râtelier et se dépêchoit de doubler les morceaux, et après elle remettoit son râtelier pour dire sa râtelée.

C'étoit une personne bien née; elle avoit vu le beau monde. Elle avoit quelque générosité et quelque force d'âme. Pour peu qu'on l'eût obligée, elle ne l'oublioit jamais. En mourant, elle laissa par testament son Ronsard à L'Etoile, comme si elle l'eût jugé seul digne de le lire, et à Gombauld une carte de la vieille Grèce de Sophian, qui vaut bien cinq sous.

RACAN ET AUTRES RÊVEURS[148].

Racan est de la maison de Bueil. Son père étoit chevalier de l'ordre et maréchal de camp. Il portoit le nom de Racan, à cause que son père acheta un moulin, qui est un fief, le propre jour que ce fils lui naquit, et il voulut que ce petit garçon en portât le nom. J'ai dit, dans l'Historiette de Malherbe, comme Racan commandoit les gendarmes de M. le maréchal d'Effiat. Cela le faisoit subsister, car son père ne lui laissa que du bien fort embrouillé. Il a été quelquefois bien à l'étroit. Boisrobert le trouva une fois à Tours; la cour y étoit alors. Il étoit après à faire une chanson pour je ne sais quel petit commis qui lui avoit promis de lui prêter deux cents livres. Boisrobert les lui prêta. Il a logé long-temps dans un cabaret borgne, d'où M. Conrart le voulant faire déloger: «Je suis bien, je suis bien, lui dit-il; je dîne pour tant, et le soir on me trempe pour rien un potage.» Il avoit toujours quelque chose de madame de Bellegarde, dont à la fin il hérita de vingt mille livres de rente en fonds de terre, de quarante qu'elle avoit. Elle étoit de la maison de Bueil. Racan étoit marié quand cette succession lui vint.

J'ai dit aussi comme il s'attacha à Malherbe. Il profita si bien sous un si bon maître, qu'il lui donna de la jalousie. En effet, on a accusé Malherbe d'en avoir eu un peu pour cette belle stance de la Consolation à M. de Bellegarde sur la mort de M. de Termes, son frère. La voici:

Il voit ce que l'Olympe a de plus merveilleux;

Il y voit à ces pieds ces flambeaux orgueilleux

Qui tournent à leur gré la fortune et sa roue,

Et voit comme fourmis marcher nos légions

Dans ce petit amas de poussière et de boue,

Dont notre vanité fait tant de régions[149].

Et on dit que, par malice, il n'avertit pas Racan que dans une autre stance il faisoit Amour, divinité et passion tout ensemble. Racan faisoit des vers, étant page. Cette pièce, qui commence:

Vieux corps tout épuisé de sang et de moelle, etc.[150],

est de ce temps-là. Il dit que les comédies de Hardy qu'il voyoit représenter à l'Hôtel de Bourgogne, où il entroit sans payer, l'excitoient fort. Il dit aussi qu'il avoit de qui tenir, car son père et sa mère faisoient tous deux des vers; il est vrai qu'ils n'étoient guère bons, mais ceux du père valoient encore moins. Il en avoit un gros volume. Il n'a jamais su le latin; et cette imitation de l'ode d'Horace, Beatus ille, etc., est faite sur la traduction en prose que lui en fit le chevalier de Bueil, son parent, qui s'étoit chargé de la mettre en vers françois.

Jamais la force du génie ne parut si clairement en un auteur qu'en celui-ci; car, hors ses vers, il semble qu'il n'ait pas le sens commun. Il a la mine d'un fermier; il bégaie, et n'a jamais pu prononcer son nom, car, par malheur, l'r et le c sont les deux lettres qu'il prononce le plus mal. Plusieurs fois il a été contraint d'écrire son nom pour le faire entendre. Bon homme du reste et sans finesse, étant fait comme je vous le viens de dire.

Le chevalier de Bueil et Yvrande, sachant qu'il devoit aller sur les trois heures remercier mademoiselle Gournay, qui lui avoit donné son livre[151], s'avisèrent de lui faire une malice, et à la pauvre pucelle aussi. Le chevalier y va à une heure. Il heurte; Jamyn va dire à mademoiselle qu'un gentilhomme la demandoit. Elle faisoit des vers; et en se levant, elle dit: «Cette pensée étoit belle, mais elle pourra revenir, et ce cavalier peut-être ne reviendroit pas.» Il dit qu'il étoit Racan; elle, qui ne le connoissoit que de réputation, le crut. Elle lui fit mille civilités à sa mode, et le remercia surtout de ce qu'étant jeune et bien fait, il ne dédaignoit pas de venir visiter la pauvre vieille[152]. Le chevalier, qui avoit de l'esprit, lui fit bien des contes. Elle étoit ravie de le voir d'aussi belle humeur, et disoit à Jamyn, voyant que sa chatte miauloit: «Faites taire ma mie Piaillon, pour écouter M. de Racan.» Dès que celui-là fut parti, Yvrande arrive, qui, trouvant la porte entr'ouverte, dit en se glissant: «J'entre bien librement, mademoiselle, mais l'illustre mademoiselle de Gournay ne doit pas être traitée comme le commun.—Ce compliment me plaît, s'écria la pucelle. Jamyn, mes tablettes, que je le marque.—Je viens vous remercier, mademoiselle, de l'honneur que vous m'avez fait de me donner votre livre.—Moi, monsieur, reprit-elle, je ne vous l'ai pas donné, mais je devrois l'avoir fait. Jamyn, une Ombre pour ce gentilhomme.—J'en ai une, mademoiselle; et pour vous prouver cela, il y a telle et telle chose en tel chapitre.» Après, il lui dit qu'en revanche il lui apportoit des vers de sa façon; elle les prend et les lit. «Voilà qui est gentil, Jamyn, disoit-elle; Jamyn en peut être, monsieur, elle est fille naturelle d'Amadis Jamyn[153], page de Ronsard. Cela est gentil; ici vous Malherbisez, ici vous Colombisez; cela est gentil. Mais ne saurai-je point votre nom?—Mademoiselle, je m'appelle Racan.—Monsieur, vous vous moquez de moi.—Moi, mademoiselle, me moquer de cette héroïne, de la fille d'alliance du grand Montagne, de cette illustre fille de qui Lipse a dit: Videamus quid sit paritura ista virgo[154].—Bien, bien, dit-elle, celui qui vient de sortir a donc voulu se moquer de moi, ou peut-être vous-même, vous en voulez-vous moquer; mais n'importe, la jeunesse peut rire de la vieillesse. Je suis toujours bien aise d'avoir reçu deux gentilshommes si bien faits et si spirituels.» Et là-dessus ils se séparèrent. Un moment après, voilà le vrai Racan qui entre tout essoufflé. Il étoit un peu asthmatique, et la demoiselle étoit logée au troisième étage. «Mademoiselle, lui dit-il sans cérémonie, excusez si je prends un siége.» Il fit tout cela de fort mauvaise grâce et en bégayant. «Oh! la ridicule figure, Jamyn! dit mademoiselle de Gournay.—Mademoiselle, dans un quart-d'heure je vous dirai pourquoi je suis venu ici, quand j'aurai repris mon haleine. Où diable vous êtes-vous venue loger si haut? Ah! disoit-il en soufflant, qu'il y a haut! Mademoiselle, je vous rends grâces de votre présent, de votre Omble[155] que vous m'avez donnée, je vous en suis bien obligé.» La pucelle cependant regardoit cet homme avec un air dédaigneux. «Jamyn, dit-elle, désabusez ce pauvre gentilhomme; je n'en ai donné qu'à tel et qu'à tel; qu'à M. de Malherbe, qu'à M. de Racan.—Eh! mademoiselle, c'est moi.—Voyez, Jamyn, le joli personnage! au moins les deux autres étoient-ils plaisants. Mais celui-ci est un méchant bouffon.—Mademoiselle, je suis le vrai Racan.—Je ne sais pas qui vous êtes, répondit-elle, mais vous êtes le plus sot des trois.—Mordieu! je n'entends pas qu'on me raille.» La voilà en fureur. Racan, ne sachant que faire, aperçoit un recueil de vers. «Mademoiselle, lui dit-il, prenez ce livre, et je vous dirai tous mes vers par cœur.» Cela ne l'apaise point; elle crie au voleur! Des gens montent, Racan se pend à la corde de la montée, et se laisse couler en bas. Le jour même elle apprit toute l'histoire; la voilà au désespoir; elle emprunte un carrosse, et le lendemain de bonne heure elle va le trouver. Il étoit encore au lit; il dormoit; elle tire le rideau; il l'aperçoit, et se sauve dans un cabinet. Pour l'en faire sortir, il fallut capituler. Depuis, ils furent les meilleurs amis du monde, car elle lui demanda cent fois pardon. Bois-Robert joue cela admirablement; on appelle cette pièce les Trois Racans. Il les a joués devant Racan même, qui en rioit jusqu'aux larmes, et disoit: Il dit vlai, il dit vlai.

On en fait plusieurs autres contes. C'est un des plus grands rêveurs qu'on ait jamais vus. Une fois, en rêvant, il mangea tant de pois, qu'il n'en pouvoit plus: «Regardez, dit-il, ces totins de latais, ils ne m'avertissent pas, ils m'ont laissé trever

Un jour quelqu'un lui traduisit quelques épigrammes de l'Anthologie; il les trouva plates, et il disoit, pour dire des épigrammes plates, des épigrammes à la grecque. En ce temps-là il dîna chez un grand seigneur, où il y avoit devant lui un potage qui ne sentoit que l'eau. Se tournant vers un de ses amis qui les avoit vues avec lui: «Voilà, dit-il, un potage à la grecque.»

Il alloit voir un jour un de ses amis à la campagne, seul, et sur un grand cheval. Il fallut descendre pour quelque nécessité. Il ne put trouver de montoir; insensiblement il alla à pied jusqu'à la porte de celui qu'il alloit voir; et y ayant trouvé un montoir, il remonta sur sa bête, et s'en revint sur ses pas sans sortir de sa rêverie.

Il lui est arrivé plusieurs fois de se heurter par la rue. Un jour que Malherbe, Yvrande et lui avoient couché en une même chambre, il se leva le premier, et prit les chausses d'Yvrande pour son caleçon. Quand Yvrande voulut s'habiller, il ne trouva point ses chausses. On les chercha partout. Enfin il regarda Racan, et il lui sembla plus gros qu'à l'ordinaire par le bas. «Sur ma foi, lui dit-il, ou votre cul est plus gros qu'hier, ou vous avez mis mes chausses sous les vôtres.» En effet, il y regarda, et les trouva.

Une après-dînée, il fut extrêmement mouillé. Il arrive chez M. de Bellegarde, et entre dans la chambre de madame de Bellegarde, pensant entrer dans la sienne; il ne vit point madame de Bellegarde et madame Des Loges, qui étoient chacune au coin du feu. Elles ne dirent rien, pour voir ce que ce maître rêveur feroit. Il se fait débotter, et dit à son laquais: «Va nettoyer mes bottes; je ferai sécher ici mes bas.» Il s'approche du feu, et met ses bas à bottes bien proprement sur la tête de madame de Bellegarde et de madame Des Loges, qu'il prenoit pour des chenets; après, il se met à se chauffer. Elles se mordoient les lèvres de peur de rire; enfin elles éclatèrent.

Un jour qu'il vouloit mener un prieur de ses amis à la chasse aux perdreaux, le prieur lui dit: «Il faut que je dise vêpres, et je n'ai personne pour m'aider.—Je vous aiderai, dit Racan.» En disant cela, Racan oublie qu'il avoit son fusil sur l'épaule, et, sans le quitter, il dit Magnificat tout du long.

Il a plusieurs fois donné l'aumône à de ses amis, les prenant pour des gueux. On dit qu'il boita tout un jour parce qu'il fut toujours à se promener avec un gentilhomme boiteux. Un matin étant à jeun, il demanda un doigt de vin chez un de ses amis. L'autre lui dit: «Tenez, il y a là-dessus un verre d'hypocras et un verre de médecine que je vais prendre. Ne vous trompez pas.» Racan ne manque pas de prendre la médecine, et cet homme ayant eu soin de la faire faire la moins désagréable qu'il avoit pu, Racan crut que c'étoit de médiocre hypocras, ou de l'hypocras éventé. Il va à la messe, où peu de temps après il sentit bien du désordre dans son ventre, et il eut bien de la peine à se sauver dans un logis de connoissance. Le malade qui avoit pris l'autre verre ne sentoit que de la chaleur, et n'avoit aucune envie d'aller. Il envoie chez Racan, qui lui manda que pour ce jour il seroit purgé sans payer l'apothicaire.

Racan, tout rêveur, qu'il étoit, faisoit des contes de la rêverie de feu M. de Guise. A Tours, M. de Guise lui dit: «Allons à la chasse.» Il y fut, et toujours auprès de lui; et le lendemain M. de Guise lui dit: «Vous avez bien fait de n'y point venir, nos chiens n'ont rien fait qui vaille.» Racan voyant cela, se crotta une autre fois tout exprès, et fit semblant d'avoir été à la chasse avec lui: «Ah! vous avez bien fait, lui dit-il, nous avons eu aujourd'hui bien du plaisir.»

Racan dit qu'ayant promis une pistole à une maquerelle pour une demoiselle qu'elle lui devoit faire voir, au lieu de cela elle lui fit voir une guenippe, et qui n'avoit rien de demoiselle. Racan ne lui donna qu'une pièce de quatorze sous et demi, le quart d'une pièce de cinquante-huit sous; elles n'étoient pas communes alors. «Qu'est-ce là? dit-elle.—C'est, lui dit-il, une pistole déguisée en pièce de quatorze sous, comme vous m'avez donné une demoiselle déguisée en femme-de-chambre.»

Quand il faisoit l'amour à celle qu'il a épousée, et qu'il n'eut qu'à cause que madame de Bellegarde, hors d'âge d'avoir des enfants, lui assura du bien, il voulut l'aller voir à la campagne, avec un habit de taffetas céladon[156]. Son valet Nicolas, qui étoit plus grand maître que lui, lui dit: «Et s'il pleut, où sera l'habit céladon? Prenez votre habit de bure, et au pied d'un arbre vous changerez d'habit proche du château.—Bien, dit-il, Nicolas; je ferai ce que tu voudras, mon enfant.» Comme il relevoit ses chausses, c'étoit en un petit bois proche de la maison de sa maîtresse, elle et deux autres filles parurent. «Ah! dit-il, Nicolas, je te l'avois bien dit.—Mordieu, répond le valet, dépêchez-vous seulement.» Cette maîtresse vouloit s'en aller; mais les autres, par malice, la firent avancer. «Mademoiselle, lui dit ce bel amoureux, c'est Nicolas qui l'a voulu: parle pour moi, Nicolas, je ne sais que lui dire.»

Un de ses voisins lui donna une fois un fort beau bois de cerf. Racan dit à son valet, qui étoit à cheval avec lui, de le prendre. Il étoit tard, Racan le pressoit; ce garçon lui dit: «Monsieur, j'ai mis tantôt de toutes les façons ce que vous m'avez donné; je vois bien que vous ne savez pas combien il y a de peines à porter des cornes, car vous ne me tourmenteriez pas tant que vous faites.»

A l'Académie, quand ce fut à son tour à haranguer, il y vint avec un chiffon de papier tout déchiré dans ses mains: «Messieurs, leur dit-il, je vous apportois ma harangue, mais une grande levrette l'a toute mâchonnée. La voilà: tirez-en ce que vous pourrez, car je ne la sais point par cœur, et je n'en ai point de copie.» Il est le seul qui ait voulu avoir ses lettres d'académicien, et quand son fils aîné fut assez grand, il le mena à l'Académie pour lui faire saluer tous les académiciens.

Depuis son mariage et la mort de madame de Bellegarde, il commanda une fois un escadron de gentilshommes de l'arrière-ban. Il conte que jamais il ne put les obliger à faire garde, ni autre chose semblable, jour ni nuit, et enfin il fallut demander un régiment d'infanterie pour les enfermer. Un jour, en marchant, il y eut je ne sais quelle alarme; il les trouva tous au retour (car cependant il étoit allé parler au général), l'épée et le pistolet à la main, aussi bien les derniers que les premiers, quoiqu'il fallût percer neuf escadrons avant que de venir à eux. Il y en eut un qui donna un grand coup de pistolet dans l'épaule à celui qui étoit devant lui.

Le bonhomme Racan fut vingt ans sans faire de vers après la mort de Malherbe. Enfin il s'y remit à la campagne, où il fit des versions de psaumes, naïves, disoit-il, mais, en effet, les plus plates du monde. Depuis, il fit ses Paraphrases de psaumes qu'il a imprimées, où il y a de belles choses, mais cela ne vaut pas ce qu'il a fait autrefois.

Racan étant tuteur du petit comte de Marans, de la maison de Bueil, le mari de la mère l'appela en duel. Racan dit: «Je suis fort vieux, et j'ai la courte haleine.—Il se battra à cheval, lui dit-on.—J'ai des ulcères aux jambes, répondit-il, quand je mets des bottes; puis, j'ai vingt mille livres de rente à perdre. Je ferai porter une épée; s'il m'attaque, je me défendrai. Nous avons un procès, nous n'avons pas une querelle.» Les maréchaux de France gourmandèrent fort ce galant homme.

Le grand chagrin de ce pauvre homme, c'étoit que son fils aîné n'est qu'un sot, et qu'il a perdu celui dont il espéroit avoir du contentement. Ce petit garçon étoit page de la Reine, et étoit fort bien avec M. d'Anjou[157]. Il disoit un jour à son père: «Je voudrois bien qu'on payât à Monsieur six cents écus de ses menus plaisirs qu'on lui doit, j'en aurois une bonne part.» Cet enfant s'étoit adonné à porter la robe de Mademoiselle. Au commencement ses pages en grondèrent; elle leur dit que toutes les fois qu'un page de la Reine lui voudroit faire cet honneur, elle lui en seroit obligée. Il continua donc; eux, enragés de cela, le firent appeler en duel par le plus petit d'entre eux. Ils eurent tous deux le fouet en diable et demi, car ils se vouloient aller battre. Ce petit garçon fut délégué par ses camarades pour demander à la Reine qu'on leur donnât deux petites oies[158] au lieu d'une, car l'argentier leur en retranchoit une de deux qu'ils devoient avoir. «Oui, dit la Reine; mais, étant fils de M. de Racan, vous ne l'aurez point que vous ne me la demandiez en vers.» Tout le monde veut que ses enfants soient poètes, et il ne sauroit faire qu'on les appelle autrement que Racan tout court. Le père fit pour son fils ce madrigal, mais il ne le fit pas de toute sa force:

MADRIGAL.

Reine, si les destins, mes vœux et mon bonheur

Vous donnent les premiers des ans de ma jeunesse,

Vous dois-je pas offrir cette première fleur

Que ma muse a cueillie aux rives du Permesse?

Si mon père, en naissant, m'avoit pu faire don

De son esprit poétique, ainsi que de son nom,

Qui l'a rendu vainqueur du temps et de l'envie,

Je pourrois dans mes vers donner l'éternité

A Votre Majesté

Qui me donne la vie.

Etant à Paris pour un procès, il s'ennuyoit quelquefois et ne perdoit pas un jour d'Académie; même il lui prit une telle amitié pour elle, qu'il disoit qu'il n'avoit d'amis que messieurs de l'Académie. Il prit pour son procureur le beau-frère de M. Chapelain, parce qu'il lui sembloit que cet homme étoit beau-frère de l'Académie. Un jour, sortant de l'Académie où sa femme l'étoit venu prendre, pensant parler à Patru, il parla à Chapelain et lui offrit de le remener comme il l'avoit amené. Chapelain le remercie; il descend. Et quand ils furent loin, sa femme lui dit: «Où est donc M. Patru?—Ah! dit-il; vous verrez que j'ai cru parler à lui et j'ai parlé à un autre.» Il retourna, mais Patru n'y étoit plus.

Ce bon homme est devenu avare. Au dernier voyage qu'il a fait ici, il n'a point été voir Patru, lui qui le voyoit tous les jours auparavant, parce que les écritures que Patru a pu faire pour lui pourroient monter à quelque chose. Il ne connoît guère bien Patru; il n'auroit garde de prendre de son argent.

M. DE BRANCAS[159].

M. de Brancas, fils du duc de Villars, est aussi un grand rêveur. A l'hôtel de Rambouillet, un jour qu'il y avoit dîné, son laquais le vint demander; il revint: «C'est, dit-il, qu'il m'apportoit mon manteau.—Votre manteau! lui dit-on; hé! étiez-vous ici sans manteau?—Non, dit-il, mais j'avois pris hier celui de Moret pour le mien.» Or celui de Moret étoit de velours et l'autre de camelot.

En priant Dieu il lui dit: «Seigneur, je suis à vous autant que qui que ce soit, je suis votre serviteur très-humble plus qu'à personne.» Il lui fait des compliments en rêvant. Une fois qu'il se retiroit à cheval, des voleurs l'arrêtèrent par la bride. Il leur disoit: «Laquais, de quoi vous avisez-vous? Laissez donc aller ce cheval,» et ne s'en aperçut que quand il eut le pistolet à là gorge.

A Rouen il étoit chez M. d'Héquetot, fils de M. de Beuvron; son carrosse se rompit. Héquetot lui dit: «Prenez le mien, vous enverrez quérir le vôtre, quand il sera raccommodé.—Bien, dit-il,» et s'en va de ce pas se mettre dans celui dont on avoit ôté les chevaux, tire les rideaux et dit: «Au logis.» Il y fut une bonne heure. Enfin il se réveille et se met à crier: «Hé! cocher, quel tour me fais-tu faire? n'arriverons-nous d'aujourd'hui?» A sa voix, son cocher vint à lui: «Hé! monsieur, j'ai mis les chevaux à l'autre carrosse, je vous attends il y a long-temps.»

On dit qu'il se mit au lit une fois à quatre heures, parce qu'il trouva sa toilette mise.

Au sortir des Tuileries, un soir il se jeta dans le premier carrosse; le cocher touche, il le mène dans une maison. Il monte jusque dans la chambre sans se reconnoître. Les laquais du maître du carrosse l'avoient pris pour leur maître qui lui ressembloit assez de taille. Ils le laissent là et courent aux Tuileries; mais par hasard ils rencontrèrent ses gens et leur dirent où il étoit.

Une fois à l'armée on donna une fausse alarme exprès, et on lui fit prendre une vache sellée pour son cheval. On l'a fait aller un jour en compagnie avec son bonnet de nuit.

On lui veut faire accroire que le jour de ses noces il alla dire en passant aux baigneurs qu'ils lui tinssent un lit prêt, qu'il coucheroit chez eux. «Vous! lui dirent-ils, vous n'y songez pas!—Si, j'y viendrai assurément.—Je pense que vous rêvez, reprirent ces gens-là, vous vous êtes marié ce matin.—Hé! ma foi, dit-il, je n'y songeois pas.» Sa femme étoit veuve du comte d'Isigny, parent de feu madame la princesse (de Condé) Marguerite de Montmorency.

LA FONTAINE[160].

Un garçon de belles-lettres et qui fait des vers, nommé La Fontaine, est encore un grand rêveur. Son père, qui est maître des eaux et forêts de Château-Thierry en Champagne, étant à Paris pour un procès, lui dit: «Tiens, va vite faire telle chose, cela presse.» La Fontaine sort, et n'est pas plus tôt hors du logis qu'il oublie ce que son père lui avoit dit. Il rencontre de ses camarades qui lui ayant demandé s'il n'avoit point d'affaires, «Non,» leur dit-il, et alla à la comédie avec eux. Une autre fois, venant de Paris, il attacha à l'arçon de sa selle un gros sac de papiers importans. Le sac étoit mal attaché et tomba. L'ordinaire[161] passe, ramasse le sac, et ayant trouvé La Fontaine, il lui demande s'il n'avoit rien perdu. Ce garçon regarde de tous les côtés: «Non, ce dit-il; je n'ai rien perdu.—Voilà un sac que j'ai trouvé, lui dit l'autre.—Ah! c'est mon sac! s'écrie La Fontaine; il y va de tout mon bien.» Il le porta entre ses bras jusqu'au gîte.

Ce garçon alla une fois, durant une forte gelée, à une grande lieue de Château-Thierry, la nuit, en bottes blanches, et une lanterne sourde à la main. Une autre fois il se saisit d'une petite chienne, qui étoit chez la lieutenante générale de Château-Thierry, parce que cette chienne étoit de trop bonne garde, et le mari étant absent, il se cache sous une table de la chambre, qui étoit couverte d'un tapis à housse. Cette femme avoit retenu à coucher une de ses amies. Quand il vit que cette amie ronfloit, il s'approche du lit, prend la main à la lieutenante qui ne dormoit pas. Par bonheur, elle ne cria point, et il lui dit son nom en même temps. Elle prit cela pour une si grande marque d'amour, que, je crois, quoiqu'il ait dit qu'il n'en eut que la petite oie, qu'elle lui accorda toute chose. Il sortit avant que l'amie fût éveillée; et comme dans ces petites villes on est toujours les uns chez les autres, on ne trouva point étrange de le voir sortir de bonne heure d'une maison qui étoit comme une maison publique.

Depuis, son père l'a marié, et lui l'a fait par complaisance. Sa femme dit qu'il rêve tellement, qu'il est quelquefois trois semaines sans croire être marié. C'est une coquette qui s'est assez mal gouvernée depuis quelque temps. Il ne s'en tourmente point. On lui dit: «Mais un tel cajole votre femme.—Ma foi, répond-il, qu'il fasse ce qu'il pourra; je ne m'en soucie point. Il s'en lassera comme j'ai fait.» Cette indifférence a fait enrager cette femme; elle sèche de chagrin: lui est amoureux où il peut. Une abbesse s'étant retirée dans la ville, il la logea, et sa femme un jour les surprit. Il ne fit que rengaîner, lui faire la révérence et s'en aller.

BOIS-ROBERT[162].

Bois-Robert se nomme Metel. Il est fils d'un procureur[163] de Rouen qui étoit Huguenot. Il l'a été lui-même aussi. Il se mit au barreau à Rouen. Un jour étant prêt à plaider, une maquerelle le vint avertir qu'une fille l'accusoit de lui avoir fait deux enfants. Il ne laissa pas de plaider, et après il va pour se défendre. Mais ayant eu avis que le juge d'une petite justice par-devant lequel il avoit été assigné, le vouloit faire arrêter, il se sauve, vient à Paris, et s'attache au cardinal Du Perron[164], puis au cardinal de Richelieu qui ne le goûtoit point, et plusieurs fois il gronda ses gens de ne le pas défaire de cet homme. «Hé! monsieur, lui dit Bois-Robert, qui a toujours été lâche, vous laissez bien manger aux chiens les miettes qui tombent de votre table. Ne vaux-je pas bien un chien?»

Pour subsister à la cour, Bois-Robert s'avisa d'une subtile invention; il demanda à tous les grands seigneurs de quoi faire une bibliothèque[165]. Il menoit avec lui un libraire qui recevoit ce qu'on donnoit, et il le lui vendoit moyennant tant de paraguante. Il a confessé depuis qu'il avoit escroqué cinq ou six mille francs comme cela. On n'a osé mettre le conte ouvertement dans Francion[166], mais on l'a mis comme si c'eût été un musicien qui eût demandé pour faire un cabinet de toutes sortes d'instruments de musique.

Il devint chanoine de Saint-Ouen de Rouen. Il fut assez imprudent pour faire quelque raillerie du Chapitre, mais le Chapitre lui en fit faire une espèce d'amende honorable en présence de tous les chanoines.

Mademoiselle de Toucy, aujourd'hui madame la maréchale de La Mothe[167], tomba malade dans l'abbaye de Saint-Amand de Rouen, dont sa sœur étoit abbesse. Bois-Robert promit à la malade que l'on ne sonneroit point les cloches de l'église cathédrale le jour de la Vierge; il ne put l'obtenir du Chapitre[168]. Le lendemain il envoya sur cela des vers à mademoiselle de Toucy, où il lui disoit que mademoiselle de Beuvron, qui est aujourd'hui madame d'Arpajon, sa rivale en beauté, avoit par son crédit, comme fille du gouverneur du vieux Palais, empêché que le Chapitre fît cette galanterie, dans l'espoir que ses appas en diminueroient. Les chanoines furent assez sots pour se mettre en colère contre Bois-Robert. Il fut interdit; il en appela comme d'abus; enfin on fit entendre au Chapitre qu'il se tournoit en ridicule, et l'interdiction fut levée.

Il raconte que de ce temps-là on s'avisa de jouer dans un quartier de Rouen une tragédie de la Mort d'Abel. Une femme vint prier que son fils en fût, et qu'elle fourniroit ce qu'on voudroit. Tous les personnages étoient donnés, cependant les offres étoient grandes; on s'avisa de lui donner le personnage du sang d'Abel. On le mit dans un porte-manteau de satin rouge cramoisi, on le rouloit de derrière le théâtre, et il crioit: Vengeance, vengeance.

Il conte encore qu'ayant fait un voyage à Rome, et ayant salué jusqu'à se prosterner un certain cardinal Scaglia, qui ne lui rendit point son salut, il crut qu'il y alloit de l'honneur de la nation, surtout ayant deux estafiers après lui. La première fois donc qu'il rencontra le cardinal, il enfonça son chapeau et le regarda effrontément entre les deux yeux sans le saluer. Le cardinal en colère fait courir après lui: il se sauve dans une église. Le cardinal s'excusoit sur sa mauvaise vue pour la première fois, et disoit qu'à la deuxième quel coglion l'havea vituperato. Il fallut capituler, et il en fut quitte pour saluer à l'avenir le cardinal fort humblement.

Il y avoit alors un gentilhomme breton à Rome, à qui il prit une telle haine pour les prêtres, et surtout pour les cardinaux, que quand il prenoit un cocher, c'étoit à condition de n'arrêter point devant eux; tous le lui promettoient, cependant ils lui manquoient tous de parole; mais lui se mettoit à pisser quand ils arrêtoient. Les cardinaux ne faisoient qu'en rire, et chacun le montroit au doigt. Non content de cela, il fit venir le curé de son village, par belles promesses, et quand il fut à Rome, il l'intimida tant qu'il l'obligea à se faire doyen de ses estafiers, avec une soutanelle qui ne lui alloit qu'au genou. On s'en plaignit à l'ambassadeur de France qui envoya quérir ce maître fou. «Monsieur, lui répondit notre homme, c'est que j'ai cru que je ne pouvois mieux humilier les prêtres qu'en faisant un prêtre estafier, et puisqu'ils le prennent là, je le ferai le dernier de tous les miens. Il m'a coûté deux cents écus à le faire venir, je n'ai garde d'avoir employé cet argent pour rien.» Enfin on fut contraint de faire évader ce prêtre.

Un jour que Bois-Robert étoit avec le cardinal, alors évêque de Luçon, on apporta des chapeaux de castor. L'évêque en choisit un: «Me sied-il bien, Bois-Robert?—Oui, mais il vous siérait encore mieux s'il étoit de la couleur du nez de votre aumônier.» C'étoit M. Mulot, alors présent, qui depuis ne le pardonna jamais à Bois-Robert. Une fois ce pauvre M. Mulot, qui aimoit le bon vin, en attendant l'heure d'un déjeûner, alla à la messe à l'Oratoire. Par malheur c'étoit M. de Bérulle, depuis cardinal, qui la disoit, et qui, avant que de consacrer, s'amusa à faire je ne sais combien de méditations. Mulot enrageoit, car il voyoit bien que tout seroit mangé. Enfin, après que tout fut dit, il s'en va tout furieux trouver M. de Bérulle: «Vraiment, lui dit-il, vous êtes un plaisant homme de vous endormir comme cela sur le calice: allez, vous n'en valez pas mieux pour cela.»

Une fois que le conseil étoit au pavillon de Charenton[169], il pria M. d'Effiat, alors premier écuyer de la grande écurie, de l'y mener pour quelque affaire. Mulot fut d'abord expédié, car on lui refusa ce qu'il demandoit. Chagrin du mauvais succès, il presse peu civilement d'Effiat de s'en retourner. «Je n'ai pas fait encore.—Ah! me voulez-vous laisser à pied?—Non, mais ayez patience.» Il grondoit. «Ah! mons de Mulot, mons de Mulot, dit d'Effiat avec son accent d'Auvergnat.—Ah! mons Fiat, mons Fiat, répond Mulot, quiconque alongera mon nom, je lui raccourcirai le sien;» et, tout en colère, il s'en alla à pied.

Un jour qu'il avoit bien la goutte, Boileau rencontra son laquais: «Comment se porte ton maître? lui dit-il.—Monsieur, il souffre comme un damné.—Il jure donc bien?—Monsieur, répliqua naïvement le laquais, il n'a de consolation que celle-là dans son mal.»

Bois-Robert alla en Angleterre avec M. et madame de Chevreuse au mariage de Madame[170] pour y attraper quelque chose. Il y tomba malade, et fit une élégie où il appeloit l'Angleterre un climat barbare. Etourdiment il la montra à madame de Chevreuse, qui, aussi sage que lui, alla dire au comte de Carlisle et au comte d'Holland qu'il avoit fait une élégie, et la lui envoya demander pour la leur montrer. Il répondit qu'il ne l'avoit point, et que quand il l'auroit, elle savoit bien qu'il ne devoit point l'avoir. «Ah! leur dit-elle, vous ne savez pas pourquoi il ne la veut pas donner, c'est qu'il y appelle l'Angleterre un climat barbare.» Le comte de Carlisle ne se tourmenta pas autrement de cela; mais le comte d'Holland, qui prétendoit en galanterie, en querella Bois-Robert, la première fois qu'il le vit, et même en présence de madame de Chevreuse. Bois-Robert s'excusa, et dit qu'il tenoit pour barbares tous les lieux où il étoit malade, et qu'il en auroit dit autant du paradis terrestre en pareille occasion, «et depuis que je me porte bien, et que le Roi m'a fait la grâce de m'envoyer trois cents jacobus, je trouve le climat fort radouci.» Le comte de Carlisle oyant cette réponse, dit: «Cela n'est pas mal trouvé;» mais l'autre enrageoit. Au retour, ils accompagnèrent madame de Chevreuse, et Bois-Robert, à quelques milles de Londres, en montant un coteau qui est sur le bord de la Tamise, comme tout le monde étoit descendu à cause que le chemin est fort rude: «Mon Dieu! madame, dit-il, le beau pays!—C'est pourtant un climat barbare,» dit le comte d'Holland, qui avoit toujours cela sur le cœur. Bois-Robert avoit acheté quatre haquenées. Il fit demander par madame de Chevreuse permission au duc de Buckingham, grand amiral, de les faire passer en France. Buckingham, dans le passeport, ne put s'empêcher, après ces mots: quatre chevaux, d'ajouter: pour le tirer d'autant plus promptement de ce climat barbare. Je vous laisse à penser combien il eût mal passé son temps, sans la considération du mariage. Comme Bois-Robert faisoit un jour reproche de cela à madame de Chevreuse: «Vraiment, lui dit-elle, ce n'est pas la plus grande méchanceté que je vous aie faite; je vous ai fait contrefaire le comte d'Holland une fois que le roi d'Angleterre et lui étoient cachés derrière une tapisserie.» Or ce comte d'Holland disoit: fou tistiquer pour il faut distinguer.

Bois-Robert, bien établi chez le cardinal de Richelieu, se mit à servir tous ceux qu'il pouvoit, car il est officieux.

Il avoit présenté au cardinal le panégyrique de Gombauld. Le cardinal le prit, le fit mettre auprès de son lit, et dit: «Je m'éveillerai cette nuit, et je me le ferai lire.» Ce n'étoit point le compte de Bois-Robert, et encore moins de Gombauld, qu'un garçon apothicaire, qui couchoit dans la chambre de Son Eminence, lût cette pièce. Bois-Robert se glisse tout doucement et la prend; le cardinal s'éveille, ne trouve point le panégyrique; il envoie voir si Bois-Robert étoit couché; on lui dit que non; Bois-Robert descend, lui avoue tout, et ajoute qu'exprès il ne s'étoit point couché: il lut les vers, qui plurent extrêmement au cardinal.

En ce temps-là, je ne sais quel provincial dédia un livre à Bois-Robert, où il lui donnoit la qualité de favori de campagne du cardinal de Richelieu. M. d'Orléans (Gaston) appeloit Du Boulay, un de ses officiers, b..... de campagne, et feu Renaudot, le gazetier, donnoit le titre de femme de campagne du duc de Lorraine à madame de Cantecroix.

Bois-Robert témoigna en l'affaire de Mairet que je vais conter, non-seulement de la bonté, mais de la générosité: Mairet[171] lui avoit rendu de mauvais offices auprès de feu M. de Montmorency[172], et avoit bafoué ses pièces de théâtre; cependant, se voyant réduit à la nécessité, ou de mourir de faim, ou d'avoir recours à Bois-Robert, il va trouver M. Chapelain et M. Conrart, leur dit que M. le cardinal avoit répondu à madame d'Aiguillon et à M. le grand-maître, que Bois-Robert et lui feroient cela, et qu'ils n'en parlassent plus; qu'il reconnoissoit sa faute, et que s'ils vouloient parler pour lui à M. de Bois-Robert, il pouvoit les assurer qu'à l'avenir on auroit tout sujet d'être satisfait de son procédé; ils parlèrent à Bois-Robert, qui leur dit: «Je veux qu'il vous en ait l'obligation.» En effet, il dit au cardinal: «Monseigneur, quand ce ne seroit qu'à cause de la Silvie, toutes les dames vous béniront d'avoir fait du bien au pauvre Mairet.» Le cardinal lui donna deux cents écus de pension. Bois-Robert les porta à M. Conrart. Mairet l'en vint remercier, et se mit à genoux devant lui.

Quand on fit l'Académie, Bois-Robert y mit bien des passe-volants[173]. On les appeloit les enfans de la pitié de Boisrobert. Par ce moyen, il leur fit donner pension. Il s'appelle, en je ne sais quelle épître imprimée, car son volume d'épîtres est ce qu'il a fait de meilleur, Solliciteur des Muses affligées. Il envoyoit souvent la pension à ces pauvres diables d'auteurs, et à loisir il se remboursoit. Il s'est brouillé bien des fois avec le cardinal pour avoir parlé trop hardiment pour le tiers et pour le quart; mais souvent il disoit au cardinal tout ce qu'il vouloit, quoique le cardinal ne le voulût pas. Il savoit son faible, et voyoit bien que Son Éminence aimoit à rire.

M. le maréchal de Vitry, ayant été mis dans la Bastille, envoya prier Bois-Robert à dîner, lui fit grand'chère, et lui fit promettre de dire telle et telle chose au cardinal. Bois-Robert le soir entre dans la chambre de Son Éminence: «Ah! voilà le Bois, voilà le Bois,» dit le cardinal. (Il l'appeloit ainsi à cause que M. de Châteauneuf, pour obliger Bois-Robert à le servir auprès de certaines filles de sa connoissance, lui avoit scellé le don d'un certain droit sur le bois qui vient de Normandie, quoique cette affaire eût été rebutée cent fois.) «Eh bien! le Bois, quelles nouvelles?» car il le divertissoit à lui conter ce qu'il avoit appris. «Monseigneur, je vous dirai premièrement que j'ai fait aujourd'hui la plus grande chère du monde; vous ne devineriez pas où: à la Bastille, dans la chambre de M. de Vitry.—Oui! dit le cardinal.—Monseigneur, vous ne sauriez croire qu'il est devenu savant. Il m'a voulu prouver par des passages des Pères, que frapper un évêque n'étoit pas un crime.—Ah! le Bois, reprit le cardinal, vous êtes donc le censeur du Roi; le Roi a blâmé son action et veut qu'il en soit puni.» (Notez que M. de Bordeaux étoit alors mieux avec le cardinal qu'il n'a jamais été.) «Ah! vraiment, vous faites le petit ministre, je vous trouve bien insolent.—Vous avez raison, monseigneur, punissez-moi, ordonnez tout ce qu'il vous plaira contre moi, si je parle plus d'affaires d'État.» Et après, pour le tirer de ce discours: «Monseigneur, vous m'aviez donné une telle commission: cela a réussi comme vous souhaitiez.» Il lui en rendoit compte exactement. «Mais, monseigneur, on m'a chargé encore de vous dire...—Mais est-ce affaires d'État?—Non, ce n'est point affaires d'État; que le maréchal de Vitry donnera tant à sa fille en mariage, et que vous lui fassiez l'honneur de lui donner qui vous voudrez pour mari.—Tout beau, le Bois, dit le cardinal.—Monseigneur, disoit Bois-Robert pour rompre les chiens, vous m'avez fait l'honneur de me donner une telle commission, j'ai fait ceci et cela.» Il lui en disoit toutes les circonstances. «Attendez, monseigneur, j'ai encore eu charge de vous dire que M. de Vitry a un grand garçon bien fait, bien nourri, qu'il vous offre; ordonnez de lui comme vous voudrez.—Ah! le Bois.—Monseigneur, ma troisième commission étoit...» Il lui parloit de je ne sais quel ordre qu'il lui avoit donné. «Ce vilain, disoit le cardinal, me dira tout, sans que je m'en puisse fâcher.»

Citois[174], médecin du cardinal, et Bois-Robert se servoient l'un l'autre; une fois à Rueil, Bois-Robert étoit mal avec le cardinal, pour quelque chose dont il l'avoit trop pressé. L'Eminentissime, las de l'entretien de quelqu'un qui l'avoit fort ennuyé, demanda à Citois: «Qui est là dedans?—Il n'y a, dit Citois, que le pauvre Bois-Robert; je l'ai trouvé tantôt dans le parc, qui alloit se jeter dans l'eau, si je ne l'en eusse empêché.—Faites-le venir,» dit le cardinal. Bois-Robert vient, et lui fait des contes. Ils furent meilleurs amis que jamais.

Une fois il fit prendre au cardinal un page en dépit de lui. Le cardinal y étoit plus délicat que le Roi, et ne vouloit que des fils de comte et de marquis. Un président de Dijon y vouloit mettre son fils. Il en fait parler par Bois-Robert, et le cardinal le rebute. Bois-Robert ne laisse pas d'écrire qu'on envoyât ce garçon le plus brave qu'on pourroit. Il vient. Bois-Robert dit au cardinal: «Monseigneur, le page que vous m'avez promis de prendre est arrivé.—Moi!—Oui, monseigneur.—Je n'y ai pas songé.—Hé! monseigneur, parlez bas; il est là; s'il vous entendoit, vous le désespéreriez.—Moi! je vous l'ai promis?—Oui, monseigneur; ne vous souvient-il pas que ce fut un tel jour qu'un tel vint vous faire la révérence.» Enfin il fut contraint, par l'effronterie de Bois-Robert, de le prendre.

En revanche, s'il a servi bien des gens, il a bien nui aussi à quelques-uns. Desmarets se plaint fort de lui, car il dit qu'en lisant au cardinal les remarques de Costar sur les odes de Godeau et de Chapelain, en un endroit où l'auteur comparoit avec les stances de ces messieurs dix ou douze vers d'une pièce au cardinal, qu'il louoit fort, Son Eminence ayant demandé de qui elle étoit, il dit de Marbeuf[175]; et elle étoit de Desmarets. Il craignoit Desmarets, que Bautru introduisoit chez le cardinal, et qui, ayant un esprit universel et plein d'instruction, étoit assez bien ce qu'il lui falloit. Mais il n'étoit pas propre pour faire rire, et Bois-Robert eût toujours eu son véritable emploi tout entier. Il fit bien pis une autre fois, car, par une malice de vieux courtisan, il s'avisa de dire au cardinal que ses gardes ne se contentoient pas d'entrer à la comédie sans payer, mais qu'ils y menoient encore des gens. «Oui! dit le cardinal, qui vouloit se faire aimer de ses gardes; on se plaint donc de mes gardes?» Bois-Robert se retire, et en passant par la salle des gardes, il leur dit que Desmarets avoit dit telle et telle chose contre eux. Depuis cela, les gardes poussoient le valet de Desmarets aux ballets et aux comédies mêmes qu'il avoit faites, et lui disoient que c'étoit à cause qu'il étoit à M. Desmarets. Desmarets s'en plaignit à Manse, lieutenant des gardes, qui leur en demanda la raison. On sut que c'étoit une calomnie de Bois-Robert.

Pour divertir le cardinal et contenter en même temps l'envie qu'il avoit contre le Cid, il le fit jouer devant lui en ridicule par les laquais et les marmitons. Entre autres choses, en cet endroit où don Diègue dit à son fils:

Rodrigue, as-tu du cœur?

Rodrigue répondoit:

Je n'ai que du carreau.

On ne sauroit faire un conte plus plaisamment qu'il le fait; il n'y a pas un meilleur comédien au monde. Il est bien fait de sa personne. Il dit qu'une fois, par plaisir, le cardinal en particulier leur ordonna à lui et à Mondory[176] de pousser une passion, et que le cardinal trouva qu'il avoit mieux fait que le plus célèbre comédien qui ait peut-être été depuis Roscius.

Il fut pourtant disgracié une fois pour long-temps, et il ne profita guère de son rétablissement. Voici comme j'en ouïs conter l'histoire: à une répétition, dans la petite salle, de la grande comédie que le cardinal fit jouer, Bois-Robert, à qui il avoit donné charge de ne convier que des comédiens, des comédiennes et des auteurs pour en juger, fit entrer la petite Saint-Amour, Frérolot, une mignonne, qui avoit été un temps de la troupe de Mondory. Comme on alloit commencer, voilà M. D'Orléans qui entre. On n'avoit osé lui refuser la porte; le cardinal enrageoit. Cette petite gourgandine ne se put tenir; elle lève sa coiffe, et fait tant que M. d'Orléans la voit. Quelques jours après, on joue la grande comédie. Bois-Robert et le chevalier Desroches avoient ordre de convier les dames; plusieurs femmes non conviées, et entre elles bien des je ne sais qui, entrèrent sous le nom de madame la marquise celle-ci, et madame la comtesse celle-là. Deux gentilshommes qui les recevoient à la porte, voyant que leur nom étoit sur le mémoire, et qu'elles étoient bien accompagnées, les livroient à deux autres qui les menoient au président Vigné et à M. de Chartres (Valençay, depuis archevêque de Reims, que Bois-Robert appeloit le Maréchal-de-camp comique), et ils avoient le soin de les placer[177]. Le Roi, qui étoit ravi de pincer le cardinal, ayant eu vent de cela, lui dit, en présence de M. d'Orléans: «Il y avoit bien du gibier l'autre jour à votre comédie.—Hé! Comment n'y en auroit-il point eu, dit M. d'Orléans, puisque, dans la petite salle où j'eus tant de peine à entrer moi-même, la petite Saint-Amour, qui est une des plus grandes gourgandines de Paris, y étoit.» Voilà le cardinal interdit; il enrageoit, et ne dit rien, sinon: «Voilà comme je suis-bien servi!» Au sortir de là: «Cavoye, dit-il à son capitaine des gardes, la petite Saint-Amour étoit l'autre jour à la répétition.—Monseigneur, elle n'est point entrée par la porte que je gardois.» Palevoisin, gentilhomme de Touraine, parent de l'évêque de Nantes, Beauveau, ennemi de Bois-Robert, dit sur l'heure au cardinal: «Monseigneur, elle est entrée par la porte où j'étois; mais c'est M. de Bois-Robert qui l'a fait entrer.» Bois-Robert, qui ne savoit rien de cela, trouva M. le chancelier qui dit: «M. le cardinal est fort en colère contre vous, ne vous présentez pas devant lui.» Au même temps le cardinal le fait appeler. Il n'y avoit que madame d'Aiguillon qui ne l'aimoit pas, et M. de Chavigny qui l'aimoit assez. Le cardinal lui dit d'un air renfrogné: «Bois-Robert (point le Bois), de quoi vous êtes-vous avisé de faire entrer une petite garce à la répétition l'autre jour?—Monseigneur, je ne la connois que pour comédienne, je ne l'ai jamais vue que sur le théâtre, où Votre Éminence l'avoit fait monter.» (Cependant il avoue que le matin elle l'avoit été prier de la faire entrer.) «Je ne sais pas d'ailleurs ce qu'elle est: fait-on information de vie et de mœurs pour être comédienne? je les tiens toutes garces, et ne crois pas qu'il y en ait jamais eu d'autres.—S'il n'y a que cela, dit le cardinal à sa nièce, je ne vois pas qu'il y ait de crime.» Bois-Robert pleura, fit toutes les protestations imaginables; mais le cardinal, à qui ce que le Roi avoit dit tenoit furieusement au cœur, lui dit: «Vous avez scandalisé le Roi, retirez-vous.» Voilà Bois-Robert au lit; toute la cour et tous les parents du cardinal le visitèrent. Le maréchal de Gramont y alla plusieurs fois, et à la dernière il lui dit: «Si vous pouviez vous taire, je vous dirois un secret; mais n'en parlez point: dimanche vous serez rétabli. M. le cardinal doit voir le Roi samedi, il vous justifiera.» Le dimanche venu, voilà l'abbé de Beaumont qui le vient trouver. Bois-Robert dit, dès qu'il le vit: «Me voilà rétabli.» Il ne fit pourtant semblant de rien. L'abbé s'approche en sanglotant, fait la grimace tout du long, car il ne l'aimoit pas: lui, Grave et Palevoisin étoient jaloux de Bois-Robert, peut-être aussi les avoit-il joués, et enfin il lui dit que le Roi n'avoit pas voulu écouter Son Éminence, et lui avoit dit: «Bois-Robert déshonore votre maison.» Bois-Robert eut donc ordre de se retirer à son abbaye (elle s'appelle Châtillon) ou à Rouen, où il étoit chanoine; il aima mieux aller à Rouen. Or ce désordre venoit de plus loin. M. le Grand, voulant perdre La Chesnaye, qui, comme je l'ai déjà dit, étoit l'espion du cardinal, s'adressa à Bois-Robert, et seul à seul, à Saint-Germain, lui dit qu'il avoit toujours fait cas de lui, et que M. le maréchal d'Effiat l'avoit toujours aimé; que jusqu'ici M. de Bois-Robert n'avoit volé que pour alouettes et pour moineaux, et qu'il le vouloit faire voler pour perdrix et pour faisans; qu'il lui falloit faire attraper quelque grosse pièce; qu'il étoit temps qu'il pensât à sa fortune, et qu'il le prioit de le servir. «La Chesnaye, ajouta-t-il, me trahit; il a eu une longue conférence avec M. le cardinal, dans le jardin, au sortir de laquelle Son Eminence m'a traité comme un écolier. Vous pouvez aisément me dire qui a introduit La Chesnaye auprès du cardinal, et qui sont ses amis dans la maison, je les veux tous perdre.» Ensuite il s'emporta un peu, et dit que le cardinal le maltraitoit, mais que par la mordieu..... et il s'arrêta sans rien dire davantage. Bois-Robert, voyant cela, eût bien voulu n'avoir point eu de conférence avec M. le Grand, et après lui avoir promis de savoir qui étoient les amis de La Chesnaye, s'en va chez madame de Lansac, gouvernante de M. le Dauphin, et lui demande conseil. Madame de Lansac est d'avis d'en avertir le cardinal; Bois-Robert dit qu'il ne le veut point, que ce n'est qu'une boutade de jeune homme, qu'il ne sauroit se résoudre à lui nuire. Depuis, M. le Grand cherchoit Bois-Robert partout, et Bois-Robert l'évitoit. Il se met dans l'esprit que Bois-Robert lui avoit fait un méchant tour. Il parle mal de lui au Roi, et se sert de tout ce qu'on avoit dit contre Bois-Robert. C'est à cause de cela que le Roi disoit que Bois-Robert déshonoroit la maison de son maître. Voilà principalement sur quoi le Roi se fondoit. Bois-Robert ayant découvert au cardinal que Saint-Georges, gouverneur du Pont-de-l'Arche, prenoit tant sur chaque bateau qui remontoit, et qu'on appeloit ces bateaux des cardinaux, Saint-Georges fut chassé, et pour se venger, il dit que Bois-Robert avoit vitupéré son fils, qui étoit page du cardinal. Palevoisin avoit fait pis, car il avoit dit la même chose devant quatorze personnes dans l'antichambre. Bois-Robert le sut, il prend le maréchal de Gramont. «Monsieur, lui dit-il, faisons venir le page.—Il est couché, dit-on.—Faisons-le lever.» Le page, qui ne savoit pas que son père eût fait cette calomnie, dit qu'il feroit démentir ou mourir tous ceux qui l'avoient dit; le maréchal de Gramont fit tant, que Bois-Robert se contenta que Palevoisin dît en pleine garde-robe que tous ceux qui disoient qu'il avoit dit telle et telle chose de M. de Bois-Robert, en avoient menti. Voilà d'où venoit la haine de Palevoisin contre lui.

Bois-Robert étant à Rouen, le maréchal de Guiche, y allant comme lieutenant de roi de Normandie, demanda au cardinal s'il ne trouveroit point mauvais qu'il le vît. «Vous me ferez plaisir,» dit le cardinal. Bois-Robert traita magnifiquement le maréchal, et perdit après-dîner six-vingts pistoles contre lui, car il ne peut se tenir de jouer, et joue comme un enfant.

Le cardinal fit ensuite le voyage de Perpignan, et comme il étoit malade à Narbonne, Citois lui dit: «Je ne sais plus que vous donner, si ce n'est trois dragmes de Bois-Robert après le repas.—Il n'est pas encore temps, monsieur Citois,» dit le cardinal.

Après la mort de M. le Grand, tout le monde parla pour Bois-Robert. Le cardinal Mazarin lui écrivit: «Vous pouvez aller à Paris, si vous y avez des affaires.» Bois-Robert y vient, et en attendant Son Eminence il perd vingt-deux mille écus qu'il avoit en argent comptant. Le cardinal arrivé, le cardinal Mazarin écrit à Bois-Robert: «Venez me demander un tel jour, et fussé-je dans la chambre de Son Eminence, venez me trouver.» Bois-Robert y va. Le cardinal l'embrasse en sanglotant, car il aimoit ceux dont il croyoit être aimé[178]. Bois-Robert, qui voyoit pleurer son maître, ne put cette fois, contre sa coutume, trouver une larme. Il s'avise de faire le saisi, et le cardinal Mazarin, qui le vouloit servir, dit: «Voyez ce pauvre homme, il étouffe; il en est si saisi qu'il ne sauroit pleurer; quelquefois on est suffoqué pour moins que cela; un chirurgien, vite.» On saigne Bois-Robert, qui se portoit le mieux du monde; on lui a tiré trois grandes palettes de sang. Tous ses envieux le vinrent embrasser, mais le cardinal mourut dix-neuf jours après. Bois-Robert dit que c'est le seul bien que le cardinal Mazarin lui ait fait que de lui faire tirer ces trois palettes de sang.

Après la mort du cardinal de Richelieu, Bois-Robert dit à madame d'Aiguillon qu'il n'auroit pas moins de zèle pour elle qu'il n'en avoit eu pour son oncle. Elle le remercia, et lui promit qu'il ne seroit pas long-temps sans recevoir des marques de l'affection qu'elle avoit pour lui, puisque son neveu avoit des abbayes dont dépendoient de bons prieurés. Bois-Robert eut plusieurs avis, mais les prieurés qu'il demandoit avoient toujours été donnés la veille. Il se douta qu'il y avoit de la fourberie, et, pour en être éclairci, il la fut trouver un jour avec une lettre par laquelle on lui donnoit avis que le prieuré de Kermassonnet étoit vacant, et qu'il y étoit à la collation de l'abbé de Marmoustier. «Hé! mon pauvre monsieur de Bois-Robert, s'écria-t-elle, que je suis malheureuse! si vous fussiez venu deux heures plus tôt, vous l'auriez eu.—Je n'en serois pas mieux, madame, car vous pouvez disposer de ce prieuré-là comme de la lune.—Et pourquoi?—C'est qu'il n'y en a jamais eu de ce nom-là; je vous rends grâces de votre bonne volonté, me voilà convaincu plus que jamais de votre sincérité et de votre bonne foi.»

Bois-Robert, quelques années après, eut un grand démêlé avec M. de La Vrillière, secrétaire d'Etat. Il avoit ôté de dessus l'état des pensions un frère de Bois-Robert nommé d'Ouville[179], qui y étoit comme ingénieur. Bois-Robert le fit prier par tout le monde de l'y remettre; ses amis lui dirent: «Nous l'avons un peu ébranlé, voyez-le.» Bois-Robert y va: La Vrillière le reçoit par un mortdieu. «Mortdieu! monsieur, vous vous passeriez bien de me faire accabler par tout le monde pour votre frère, pour un homme de nul mérite[180].» Bois-Robert, en contant cela, disoit: «Je le savois bien, il n'avoit que faire de me le dire, je n'allois pas là pour l'apprendre.» Ce qui fâchoit le plus Bois-Robert, c'est que cet homme lui avoit fait la cour autrefois: «Ah! monsieur, lui dit-il, je ne croyois pas que les ministres d'Etat jurassent comme vous faites. Mortdieu, il siéroit bien autant à un charretier qu'à vous. Allez, monsieur, mon frère sera mis sur l'état malgré vous et vos dents.» De ce pas il alla trouver le cardinal Mazarin, à qui il fit sa déclaration de ne prétendre rien de lui que cela, mais qu'il y alloit de son honneur. Le cardinal le lui promit. Cependant, dans son ressentiment, Bois-Robert fit une satire plaisante contre La Vrillière qu'il appelle Tirsis. Il y a en un endroit:

Le Saint-Esprit, honteux d'être sur ses épaules,

Pour trois sots comme lui s'envoleroit des Gaules.

Il l'a dite à tout le monde; les uns en retinrent un endroit, les autres un autre; M. de La Vrillière le sut; M. de Chavigny avertit l'abbé que M. de La Vrillière devoit aller au Palais-Royal faire ses plaintes. Bois-Robert prend les devants avec le maréchal de Gramont; ils vont au cardinal qui ne se pouvoit tenir de rire: «Monseigneur, lui dit Bois-Robert, ce n'est point contre M. de La Vrillière que j'ai fait ces vers; j'ai lu les Caractères de Théophraste, et à son imitation j'ai fait le caractère d'un ministre ridicule.—Vous voyez l'injustice, disoit le maréchal; le pauvre Bois-Robert, l'aller accuser de cela!» On lui fait réciter les vers tout du long; La Vrillière vient. «Monseigneur, il m'a vitupéré, il m'a jeté une bouteille d'encre sur le visage.—Monsieur de La Vrillière, ce n'est pas vous, disoit le cardinal, ce sont des Caractères de Théophraste.» Cependant il ne remettoit point le sieur d'Ouville sur l'état; le cardinal enfin l'y fit remettre, car Bois-Robert l'attendoit tous les jours dans sa garde-robe. «Monseigneur, lui disoit-il, M. de La Vrillière dit qu'il ne le fera pas, quand la Reine le lui commanderoit; il faut donc qu'il monte sur le trône après cela.» Durant ce désordre, feu M. d'Emery, par malice, fit dîner Bois-Robert chez lui vis-à-vis de La Vrillière, et guignoit, pour voir la grimace de son gendre. Penon, commis de La Vrillière, étoit lent à la délivrance du brevet. Bois-Robert lui montre quatre pistoles: aussitôt le brevet vint. Dès qu'il l'eut, Bois-Robert empoche ses quatre pistoles. «Ah! monsieur, dit-il à Penon, je pense que je suis ivre; à vous de l'argent! je vous demande pardon, je ne songeois pas à ce que je faisois.»—«Enfin, dit Bois-Robert au cardinal, à qui il en faisoit le conte, mon impudence fut plus forte que la sienne.» D'Ouville fut payé durant trois ans de ses appointemens. Après cela La Vrillière voulut l'ôter de dessus l'état. Bois-Robert eut l'insolence de lui mander qu'il feroit imprimer la satire. L'autre n'osa. «Ce n'est qu'un coquin, disoit Bois-Robert, il devoit me faire assommer de coups de bâton.» Il est vrai qu'un de mes étonnements, c'est que l'archevêque de Bordeaux[181] ait été battu deux fois, et Bois-Robert pas une.

Une fois que Bois-Robert alla au Petit-Luxembourg voir M. de Richelieu, madame Sauvay, femme de l'intendant de madame d'Aiguillon, lui dit, dès qu'elle le vit: «Ah! vraiment, monsieur de Bois-Robert, j'ai des réprimandes à vous faire.» Bois-Robert, pour se moquer d'elle, se mit incontinent à genoux. «Vous passez partout, lui dit-elle, pour un impie, pour un athée.—Ah! madame, il ne faut pas croire tout ce qu'on dit: on m'a bien dit, à moi, que vous étiez la plus grande garce du monde.—Ah! monsieur, dit-elle en l'interrompant, que dites-vous là!—Madame, ajouta-t-il, je vous proteste que je n'en ai rien cru.» Toute la maison fut ravie de voir cette insolente mortifiée.

Une fois mademoiselle Melson, fille d'esprit, le déferra. Il lui contoit qu'il avoit peur qu'un de ses laquais ne fût pendu. «Voire, lui dit-elle, les laquais de Bois-Robert ne sont pas faits pour la potence; ils n'ont que le feu à craindre[182]

Pour montrer combien il se cachoit peu de ses petites complexions, il disoit que Ninon lui écrivoit parlant du bon traitement que lui faisoient Les Madelonnettes où les dévots la firent mettre: «Je pense qu'à votre imitation je commencerai à aimer mon sexe.»

Il appeloit Ninon sa divine. Une fois il vint la voir tout hors de lui. «Ma divine, lui dit-il, je vais me mettre au noviciat des Jésuites; je ne sais plus que ce moyen-là de faire taire la calomnie. J'y veux demeurer trois semaines, au bout desquelles je sortirai sans qu'on le sache, et on m'y croira encore. Tout ce qui me fâche, c'est que ces b...... là me donneront de la viande lardée de lard rance, et pour tous petits pieds quelques lapins de grenier. Je ne m'y saurois résoudre.» Il revint le lendemain. «J'y ai pensé, c'est assez de trois jours, cela fera le même effet.» Le voilà encore le lendemain. «Ma divine, j'ai trouvé plus à propos d'aller aux Jésuites, je les ai assemblés, je leur ai fait mon apologie, nous sommes le mieux du monde ensemble; je leur plais fort, et en sortant un petit frère m'a tiré par ma robe et m'a dit: «Monsieur, venez-nous voir quelquefois, il n'y a personne qui réjouisse tant les Pères que vous.»

A une représentation d'une de ses pièces de théâtre, les comédiens dirent un méchant mot qui n'y étoit pas: «Ah! s'écria-t-il de la loge où il étoit, les marauds me feront chasser de l'Académie.»

Bois-Robert, toujours bon courtisan, s'avisa de faire des vers contre les Frondeurs; il n'y eut jamais un homme plus lâche. Le coadjuteur[183] le sut, et la première fois qu'il vint dîner chez lui: «Monsieur de Bois-Robert, lui dit-il, vous me les direz bien.» Bois-Robert crache, il se mouche, et sans faire semblant de rien, il s'approche de la fenêtre, et ayant regardé en bas, il dit au coadjuteur: «Ma foi, monsieur, je n'en ferai rien, votre fenêtre est trop haute.»

L'abbé de La Victoire dit que la prêtrise en la personne de Bois-Robert est comme la farine aux bouffons, que cela sert à le faire trouver plus plaisant.

Bois-Robert, en ce temps-là, s'abandonna de telle sorte à faire des contes comme celui des trois Racans[184], qu'on disoit, comme des marionnettes: Je vous donnerai Bois-Robert. De quelques-uns de ces contes-là, il voulut faire une comédie qu'il appeloit le Père avaricieux. En quelques endroits, c'étoit le feu président de Bercy et son fils, qui a été autrefois débauché, et qui maintenant est plus avare que son père. Il feignoit qu'une femme, qui avoit une belle-fille, sous prétexte de plaider, attrapoit la jeunesse; là entroit la rencontre du président de Bercy chez un notaire, avec son fils qui cherchoit de l'argent à gros intérêts. Le père lui cria: «Ah! débauché, c'est-toi?—Ah! vieux usurier, c'est vous,» dit le fils. Il y avoit mis aussi la conversation de Ninon et de madame Paget à un sermon, où cette dame, qui ne la connoissoit pas, se plaignit à elle que Bois-Robert vouloir quitter son quartier pour aller au faubourg Saint-Germain, pour une je ne sais qui de Ninon, et Ninon lui répondit: «Il ne faut pas croire tout ce qu'on dit, madame, on en pourroit dire autant de vous et de moi[185].» Bois-Robert, étourdi à son ordinaire, alla dire en plusieurs lieux que c'étoit le président de Bercy dont il avoit voulu parler. Bercy, qui est un brutal, alla prendre cela de travers, au lieu d'en rire. Madame Paget fit aussi la sotte à son exemple. Bois-Robert disoit: «Je ferai signifier à cet homme que j'ai un neveu qui tue les gens[186], car, pour l'autre, il est renégat, et sera grand-visir un de ces matins.» Le Roi vouloit que la pièce se jouât, et Bois-Robert le vouloit prier de le lui commander en présence du président. Cependant il n'osa la faire jouer. Je pense que M. de Matignon, beau-frère de Bercy, l'en pria; on lui fit sentir que ce dernier ne le trouveroit nullement bon. Le Roi voulut savoir pourquoi la pièce ne se jouoit point; Bois-Robert dit que le président de Bercy, qui avoit livré tant de combats contre la Fronde, s'en trouveroit offensé, et ainsi il lui fit faire sa cour en son absence. Bercy en remercia Bois-Robert[187].

Ses neveux, dont nous venons de parler, n'étoient pas fils de d'Ouville. Il avoit donné ce dernier au comte Du Dognon, gouverneur de Brouage. Cet homme faisoit et écrivoit en beaux caractères une comédie en treize jours. Bois-Robert la raccommodoit un peu, et en tiroit ce qu'il pouvoit des comédiens, et on disoit qu'il ne donnoit pas tout à son frère. D'Ouville savoit la géographie le plus exactement du monde, et avoit une mémoire prodigieuse. Il s'étoit marié autrefois en Espagne. Bois-Robert fit rompre le mariage. Tous ces beaux messieurs faisoient dire à Bois-Robert, dans une Epître à M. le chancelier, qui a été depuis imprimée[188]:

Melchisédech étoit un heureux homme,

Car il n'avoit ni frères ni neveux.

Il y a trois ans qu'il mena d'Ouville au Mans pour y vivre avec un de ses frères qui est chanoine, car le maréchal Foucault, autrefois comte Du Dognon, au lieu de le récompenser de sept ans de service, lui avoit pris un cadran de trois cents livres, et à la foire Saint-Germain il lui emprunta, pour acheter des bagatelles à sa fille, les derniers deux écus blancs qu'il avoit. Ce pauvre d'Ouville est mort depuis deux ans. Il a fait je ne sais combien de volumes de contes, intitulés: les Contes de d'Ouville[189].

Il arrivoit toujours des aventures à Bois-Robert pour ses comédies. Dans l'une, il avoit mis une comtesse d'Ortie, croyant qu'il n'y avoit personne de ce nom-là. Cependant un beau matin il voit entrer chez lui un brave qui lui dit avec un accent gascon: «Monsieur, je me nomme d'Ortie.» Cela étonna Bois-Robert: «Vous avez mis une comtesse d'Ortie dans votre pièce.—Monsieur, dit l'abbé, je ne l'ai pas fait pour vous offenser.—Tant s'en faut, dit l'autre, que je vous en veuille mal, qu'au contraire je vous en suis obligé; vous m'avez fait faire ma cour toutes les fois qu'on a joué votre pièce; le Roi m'a fait appeler, et il connoît bien plus mon visage qu'il faisoit.» C'étoit un lieutenant aux gardes; il est à cette heure capitaine. Bois-Robert a dit depuis: «Si j'eusse cru cela, j'eusse mis la marquise de la Ronce.» On lui dit: «Il y a une marquise de la Ronce, c'eût été bien pis.» Sa Cassandre est la meilleure pièce de théâtre qu'il ait faite.

Bois-Robert, malade d'une vieille maladie dont il ne guérira jamais, malade de la lâcheté de la cour, a fait cent bassesses au cardinal, et puis en a médit. Il va toujours chez la Reine; or la Reine a un huissier nommé La Volière, qui est le plus capricieux animal qui soit au monde. Il lui prit une aversion pour le pauvre abbé. Un jour qu'il lui avoit refusé la porte: «J'y entrerai en dépit de vous,» lui dit-il. En effet, il vint de grands seigneurs à qui Bois-Robert dit: «Prenez-moi par la main.» Il entre, puis en sortant: «Nargue, dit-il, monsieur de La Volière.»

Bois-Robert fit une malice à M. de Courtin, qui avoit épousé une nièce de Picard, trésorier des parties casuelles, fils de ce cordonnier Picard à qui les gens du maréchal d'Ancre firent insulte, ce qui commença à mettre le peuple en fureur. Bois-Robert dînoit chez Picard fort souvent. Courtin le pria, s'il connoissoit Loret[190], celui qui fait la Gazette en vers imprimée, de lui dire que s'il vouloit mettre les louanges de M. Picard, il lui donneroit ce qu'il voudroit. Bois-Robert dit: «Donnez-moi vingt écus.—Voilà cinquante livres, dit Courtin; s'il fait bien j'y ajouterai une pistole.» Loret met Picard tout de son long. La cour en rit fort. Picard irrité, lui qui a une nièce mariée au marquis de La Luzerne, fait menacer Bois-Robert de coups de bâton. Bois-Robert en faisoit partout le conte; mais il oublioit les coups de bâton.

Il faut souvent revenir aux pièces de théâtre, parce qu'il en a fait beaucoup. Scarron, le frère de Corneille et lui avoient imité tous trois de l'espagnol une pièce qu'on appelle l'Écolier de Salamanque. Celle de Corneille n'étoit pas si avancée; mais les deux autres étoient achevées. Les comédiens vouloient jouer celle de Scarron la première. Madame de Brancas, à qui Bois-Robert le dit, pria le prince d'Harcourt de leur en parler: les comédiens lui ont bien de l'obligation, car il les fait jouer souvent en ville. Le prince menaça les comédiens de coups de bâton, s'ils faisoient cet affront à l'abbé, qui, contant cette aventure, disoit: «Ma foi, le prince d'Harcourt a pris cela héroï-comiquement[191]

Une fois le prince de Conti, comme on jouoit une pièce de Bois-Robert, lui dit de la loge où il étoit: «Monsieur de Bois-Robert, la méchante pièce!» Bois-Robert, qui étoit sur le théâtre, se mit à crier bien plus fort: «Monseigneur, vous me confondez de me louer comme cela en ma présence.»

En ce temps-là, les dévots de la cour rendirent de mauvais offices à Bois-Robert, et le firent exiler comme un homme qui mangeoit de la viande le carême, qui n'avoit point de religion, qui juroit horriblement quand il jouoit; et cela est vrai. Au retour, il ne put s'empêcher de dire que madame Mancini, qui avoit fait sa paix, ne l'avoit fait revenir que pour être payée de quarante pistoles qu'il lui devoit du jeu.

On l'obligea depuis à dire la messe quelquefois. Madame Cornuel, à la messe de minuit, comme ce vint à dire Dominus vobiscum, voyant que c'étoit Bois-Robert, dit à quelqu'un: «Voilà toute ma dévotion évanouie.» Le lendemain, comme on la vouloit mener au sermon: «Je n'y veux pas aller, dit-elle; après avoir trouvé Bois-Robert disant la messe, je trouverai sans doute Trivelin en chaire. Je crois même, ajouta-t-elle, que sa chasuble étoit faite d'une jupe de Ninon.» Ayant su cela, il fit un sonnet contre madame Cornuel, où il jouoit sur le mot de Cornuel. Elle se repentit d'avoir parlé. On les raccommoda. En un an il eut huit querelles, et fit huit réconciliations: il n'a point de fiel. M. Chapelain disoit: «Autrefois je tremblois pour lui, mais à cette heure, après l'avoir vu sortir de tant de mauvais pas, je n'ai plus peur de rien.»

Comme on parloit un jour de généalogies fabuleuses, il dit: «Pour moi, j'ai envie de me faire descendre de Metellus, puisque je m'appelle Metel.—Ce ne sera donc pas, lui dit-on, de Metellus Pius que vous descendrez.»

Il fit une satire contre d'Olonne-Sablé, Bois-Dauphin[192], et Saint-Évremont, que l'on appeloit les Coteaux. Cela vient de ce qu'un jour M. Du Mans (Larvadin), qui tient table, se plaignit fort de la délicatesse de ces trois messieurs, et dit qu'en France il n'y avoit pas quatre coteaux dont ils approuvassent le vin. Le nom de Coteaux leur demeura, et même on nomme ainsi ceux qui sont trop délicats, et qui se piquent de raffiner en bonne chère. Il y avoit de plaisantes choses dans cette pièce, entre autres, que pour les beautés, ils consentoient qu'elles fussent journalières, mais point les cuisiniers. Il en mordoit deux assez fort, c'est-à-dire Sablé et Saint-Évremont, comme des gens qui ne trouvoient rien de bon, et qui de leur vie n'avoient donné un verre d'eau à personne. Avec le temps, ils le cajolèrent, et lui firent jeter sa pièce dans le feu. J'oubliois de dire que la principale maxime des Coteaux, c'est de ne manger jamais de cochon de lait[193].

Voici encore quelques-uns de ses démêlés. Costar, dans la Suite de la Défense de Voiture, alla mettre étourdiment, en parlant de la lettre du Valentin[194], de laquelle Girac a dit qu'elle sentoit le méchant comédien, qu'il y avoit des comédiens de ruelle, témoin cet abbé que nous estimons, etc., qu'on appelle l'abbé Mondory. Bois-Robert alla relever cela à son ordinaire, c'est-à-dire follement, car cela étoit su de fort peu de gens, et il l'a fait savoir à tout le monde, écrivant une grande lettre contre Costar, qui n'avoit pas eu dessein de l'offenser. Voici le conte: Un jour Bois-Robert entendoit la messe aux Minimes de la Place-Royale avec l'abbé de La Victoire. Il y avoit des jeunes gens de la cour qui causoient; un religieux leur en alla faire réprimande, mais il prit fort mal son temps; Bois-Robert lui en dit son avis. Avec ce religieux il y avoit un jeune ecclésiastique qui demanda à l'abbé de La Victoire qui étoit cet honnête homme-là qui avoit parlé si sagement au bon Père: «C'est l'abbé Mondory, dit l'abbé de La Victoire; il prêche tantôt au Petit-Bourbon.» (Il y a une chapelle à Bourbon, et aussi des comédiens italiens[195].) Bois-Robert s'appeloit lui-même le Trivelin de robe longue. Bois-Robert avoit fait ce conte à Costar, en passant au Mans: Costar lui a répondu fort doucement et l'a apaisé.

Bois-Robert faisoit un conte de M. de Beuvron et de son frère Croisy. Il disoit qu'un jour, à la campagne, il vint une pluie qui dura cinq heures. C'étoit au mois d'avril. Ils se promenèrent durant tout ce temps dans une salle, sans dire autre chose l'un à l'autre: «Mon frère, que de foin! mon frère, que d'avoine!» Quoique les enfants de Beuvron aient plus d'esprit que leur père, on ne laisse pas quelquefois de leur dire: «Mon frère, que de foin! mon frère, que d'avoine!» Et ils en enragent un peu.

Il n'est pas à se repentir d'avoir vendu une maison qu'il avoit fait bâtir à la porte de Richelieu, à Villarceaux, à condition d'y avoir son logement sa vie durant. Ce n'est pas le seul fou marché qu'il ait fait.

Avec le bien qu'il a, car il en a assez pour toujours aller en carrosse, quoiqu'il en ait bien perdu, il s'amuse à faire encore des comédies, et pourvu qu'elles plaisent aux comédiens et aux libraires, il ne se soucie point du reste. Il s'est amusé à cajoler une librairesse pour tirer cent livres de quatre Nouvelles espagnoles qu'il a mises en mauvais françois. Le comte d'Estrées, le deuxième fils du maréchal, voyant que Bois-Robert parloit de ces Nouvelles comme de quelque belle chose, s'avisa plaisamment de lui écrire une grande lettre où il l'avertit, sans se nommer, de tout ce qu'on y trouve à redire. Bois-Robert crut que c'étoit Saint-Évremont, auteur de la comédie de l'Académie, et répondit d'une façon fort aigre. Saint-Évremont riposte qu'il ne vouloit point de brouillerie avec lui: «Non pas à cause, lui dit-il, que vous faites d'assez méchantes pièces de théâtre et d'assez méchantes nouvelles, mais à cause de cette inconsidération perpétuelle dont Dieu vous a doué, et qui fait dire à l'abbé de La Victoire qu'il vous faut juger sur le pied de huit ans. Depuis Bois-Robert découvrit la vérité, et on les raccommoda, le comte et lui. «Il a bien fait, dit Bois-Robert, sans cela je l'eusse honni.»

Dernièrement il disoit en riant, du Palais, à un jeune conseiller: «Je suis ravi quand je vois la France si bien conseillée.» Le jeune homme ne se déferra point, et dit du même ton: «Je suis ravi quand je vois l'Eglise si bien servie.»

En 1659, quand le Roi alla à Lyon, Bois-Robert prêta généreusement trois cents pistoles au marquis de Richelieu, qui n'avoit pas un teston pour faire le voyage. Contre son attente, il en fut ensuite payé. Le grand-maître, sachant qu'il avoit donné cet argent, se moqua de lui. «Je fais, lui répondit Bois-Robert, ce que vous devriez faire; pour moi, je me souviendrai toujours qu'il est le neveu du cardinal de Richelieu.»

Il fit imprimer, au printemps de 1659, deux volumes d'Epîtres[196]. Il y mit celle qu'il fit contre M. Servien, disant: «Pourquoi est-il mort le premier?» Il le dit à M. le Chancelier: «Allez, allez, monsieur, vous y prendrez plaisir, elle vous divertira.» Un certain.........[197], qu'il traite de faussaire, alla dire à M. Servien que Bois-Robert, à la table du garde-des-sceaux Molé, avoit dit le diable de lui. Il s'en justifia, et M. de Lyonne fit sa paix. On voit tout cela dans ses Epîtres, et comme Servien l'amusa de belles promesses.

Depuis leur raccommodement, il avoit prié M. Servien d'une affaire. M. Servien lui montra son Agenda quelques jours après. «Tenez, lui dit-il, je m'en souviens bien, vous êtes le premier sur mon Agenda.—Oui, répondit l'abbé, mais j'ai bien peur d'en sortir le dernier.»

En 1661, dans le temps de la mort du cardinal Mazarin, un homme de Nancy s'adressa, au Palais, aux diseurs de nouvelles, et leur dit: «Je vous prie, messieurs, dites-moi si ce qu'on nous a mandé à Nancy est véritable, que Bois-Robert s'étoit fait turc, et que le grand-seigneur lui avoit donné de grands revenus avec de beaux petits garçons pour se réjouir, et que, de là, il avoit écrit aux libertins de la cour: «Vous autres, messieurs, vous vous amusez à renier Dieu cent fois le jour; je suis plus fin que vous: je ne l'ai renié qu'une, et je m'en trouve fort bien.»

Bois-Robert a acheté une maison aux champs, et la Providence a voulu que ce fût une maison qui s'appelle Villeloison. Il dit, lui, que c'est pour la substituer à ses neveux, qui sont de vrais oisons; mais, sur ma foi, elle ne convient pas mal à leur oncle. Il mourut un an ou deux après cette belle acquisition.

Il avoit vendu son abbaye de Châtillon à Lenet, de chez M. le Prince. Il avoit fricassé presque tout, hors cette acquisition dont on vient de parler, et un billet de douze mille livres sur un homme d'affaires. Il jouoit un jour chez Paget, maître-des-requêtes; il perdoit, et dans l'emportement pour se faire tenir jeu, il dit: «Ne craignez pas que je vous fasse banqueroute, voilà un billet de quatre mille écus qui ne doit rien à personne.» Paget le prit, et au lieu, il lui donna un placet que l'autre serra. En se couchant, Bois-Robert reconnoît sa bévue, il envoie chez l'homme d'affaires donner les avis qu'il étoit expédient de donner, et, en pantalon de ratine, il va faire un bruit de diable chez Paget, qui lui rendit son billet, mais ne le voulut voir depuis.

Madame de Châtillon, sa voisine, fut la première qui le porta à faire une fin bien chrétienne. Il disoit aux assistans: «Oubliez Bois-Robert vivant, et ne considérez que Bois-Robert mourant.» Comme son confesseur lui disoit que Dieu avoit pardonné à de plus grands coupables que lui: «Oui, mon père, il y en a de plus grands. L'abbé de Villarceaux, mon hôte (il lui en vouloit, parce qu'il avoit perdu son argent contre lui), est sans doute plus grand pécheur que moi, cependant je ne désespère pas que Dieu ne lui fasse miséricorde.» Madame de Thoré lui disoit: «Monsieur l'abbé, la contrition est une vertu..., etc., etc. Eh! madame, je vous la souhaite de tout mon cœur.» Il fut avare jusqu'à la fin, et vouloit que son neveu s'habillât d'un habit qu'il laissoit, au lieu de le donner à un pauvre valet-de-chambre qu'il avoit.

Il disoit: «Je me contenterois d'être aussi bien avec Notre-Seigneur, que j'ai été avec le cardinal de Richelieu.»

Comme il tenoit le crucifix, et qu'il demandoit pardon à Dieu: «Ah! se dit-il, au diable soit ce vilain potage que j'ai mangé chez d'Olonne; il y avoit de l'ognon, c'est ce qui m'a fait mal.» Et puis il reprenoit: «Le cardinal de Richelieu m'a gâté; il ne valoit rien, c'est lui qui m'a perverti.»

FEU M. LE PRINCE,

HENRI DE BOURBON[198].

Feu M. le Prince a eu une jeunesse assez obscure et assez malheureuse. Nous avons parlé ailleurs de sa fuite en Flandre, de son retour et de sa prison[199]. Ses exploits, qui sont petits[200], se voient dans les Mémoires de M. de Rohan et ailleurs.

En une débauche, il passa tout nu à cheval par les rues de Sens, en plein midi, avec je ne sais combien d'autres tout nus aussi. On a une lettre de M. de Rohan où ce seigneur lui reproche sa sodomie en ces termes: «Au moins n'ai-je rien fait qui me fasse appréhender le feu du ciel.» De tout temps M. le Prince a été accusé de ce vice.

Il a bien fait la débauche avec les écoliers de Bourges: il leur faisoit manger leur argent. Il a quelquefois pris des promesses d'eux. Il les trichoit au jeu, et, ayant gagné le dîner à la boule à l'un d'eux, il lui dit: «J'enverrai demain de quoi, ne vous en mettez pas en peine. Il envoya le lendemain un pâté et deux bouteilles de vin, et mena vingt-cinq gentilshommes, comme gouverneur du pays. Quand il alloit au cabaret, au pis aller, il ne payoit que sa part, et, s'il pouvoit, il laissoit payer les autres pour lui. Un jour, en une petite ville, quand il voulut compter avec l'hôte, cet homme lui dit que les échevins de la ville avoient payé sa dépense: il lui demanda combien il avoit eu: «Monseigneur, répondit l'hôte, on a un peu payé la qualité: j'ai eu cinquante écus de plus que je n'aurois eu d'un autre.» On dit qu'il le contraignit à lui donner ces cinquante écus.

Une autre fois, comme il étoit prêt de signer un bail à ferme d'une de ses terres, il dit aux fermiers qu'ils lui confessassent combien ils donnoient à Perrault, son secrétaire, et, les ayant obligés d'avouer qu'ils lui donnoient cent écus, il se les fit bailler, leur disant que, puisque ce n'étoit que pour le faire signer, qu'il alloit signer, et qu'ils n'auroient plus affaire de son secrétaire. Cependant ce secrétaire a fait une grande fortune avec lui, car il faut qu'un habile homme fasse ses affaires et celles de son maître à la fois. Il lui prêtoit de l'argent pour entrer en une affaire, s'en faisoit payer l'intérêt, puis, comme il étoit homme de bon compte, il lui disoit: «Tenez, il y a tant de profit pour vous.» Quand on lui donnoit de l'argent pour quelque affaire, il le mettoit dans un coffre, et le rendoit si l'affaire ne se faisoit pas[201].

Les habitants de je ne sais quelle paroisse le prièrent un jour de trouver bon qu'ils s'avouassent de lui pour être exemptés des gens de guerre: «Mais, leur dit-il, que me donnerez-vous?—Monseigneur, nous vous ferons un présent.—Mais je veux quelque chose de certain.» Il ne leur promit point qu'auparavant ils ne fussent tombés d'accord de la somme et du terme, et il les avertit, comme ils s'en alloient, qu'ils lui envoyassent sans faute cette somme, car il la leur demanderoit plutôt la veille que le lendemain.

Un jour qu'il avoit haussé bien des fermes, le marquis de Rostaing, autre avaricieux, disoit: «Voilà un homme qui nous apprend bien à vivre.» Il avoit l'âme d'un intendant de grande maison: jamais homme n'a tenu ses papiers en meilleur ordre. Il couroit à cheval sur une haquenée par Paris, avec un seul valet de pied, pour solliciter un procès. Il alloit chez feu La Martellière, les jours de son conseil: en ces temps-là les avocats n'étoient pas si lâches qu'à cette heure. Il alloit voir Vitray deux fois la semaine, comme un homme de bon sens. S'il eût été propre, il n'auroit point été trop mal. Il eut de belles terres de la confiscation de M. de Montmorency; mais son plus grand bien venoit des affaires qu'il avoit faites.

M. le Prince dépensoit pourtant beaucoup; mais sa dépense ne paroissoit pas. Il avoit des équipages complets en plusieurs maisons; il donnoit à ses gens le moins qu'il pouvoit; mais il payoit tous les premiers de l'an, et à Pâques il leur donnoit de quoi aller à confesse. Jamais il n'y a eu une maison mieux réglée: ce n'eût pas été un mauvais roi. Véritablement il n'eût pas été si redouté qu'Henri IV. On perdit furieusement à sa mort, car il n'eût pas souffert les barricades, ni le blocus de Paris.

Parlons à cette heure de sa politique. On a cru qu'il s'étoit engagé, à Rome, à tourmenter les Huguenots; d'autres disoient que, de peur qu'on ne crût qu'il vouloit se brouiller avec eux comme son grand-père et son père, il témoignoit plus de haine pour eux qu'il n'en avoit. Il écrivit je ne sais quoi contre les Jansénistes, et fit étudier ses deux fils aux Jésuites.

Il savoit si peu qui étoient les beaux esprits, qu'un jour ayant trouvé madame de Longueville, sa fille, à table (M. Chapelain dînoit avec elle), elle se leva, parce qu'il lui vouloit dire quelque chose; après il lui demanda: «Qui est ce petit noireau?—C'est M. Chapelain, dit-elle.—Qui est-il?—C'est lui qui fait la Pucelle.—Ah! dit-il, c'est donc un statuaire?»

Au retour d'Italie, de peur de donner de l'ombrage à M. de Luynes, il s'alla confiner à Bourges. Ce fut là qu'il connut Perrault qui y étoit écolier, et qui devint enfin son maître, car il juroit plus haut que lui. Sous le cardinal de Richelieu, il n'a pas soufflé. Il disoit un jour à son fils: «C'est bon pour vous, qui êtes vaillant.» Il ne croyoit pas que son fils, s'exposant comme il faisoit, lui dût survivre, et quand il sut l'affaire de Fribourg: «Ah! dit-il, il n'y en à plus que pour une campagne.»

Quand il sut que M. d'Enghien n'avoit point été voir M. le cardinal de Lyon, il envoya quérir Dalier, homme d'affaires, son grand factotum en fait de finances, après Perrault, et lui dit en une colère horrible: «Vous avez fait donner dix mille écus à mon fils à Lyon, vous êtes cause de sa perte: s'il n'eût point eu tant d'argent, il fût allé voir le cardinal de Lyon, oncle de sa femme; il n'eût pas passé sans lui rendre visite.» Dalier dit qu'il n'avoit fait compter à M. d'Enghien que cent pistoles par-delà la somme ordonnée par M. le Prince. Or, le cardinal de Richelieu prit cela au point d'honneur; c'étoit par fierté que M. d'Enghien n'avoit point été voir le cardinal de Lyon, sous prétexte que les princes du sang ne vouloient céder qu'au seul cardinal de Richelieu, et non aux autres. Ils lui cédoient, disoient-ils, comme premier ministre, comme les princes autrefois cédoient à l'abbé Suger. Mais il étoit régent. Le cardinal, qui vouloit plaire à Rome, disoit que c'étoit à la pourpre éminentissime qu'il falloit rendre cet honneur. Il rapportoit l'exemple des souverains d'Italie. Le cardinal de Richelieu, effectivement, vouloit qu'ils cédassent au cardinal Mazarin. Au retour de Perpignan, par dépit, le père et le fils s'en allèrent en Bourgogne, et ils y étoient quand le cardinal mourut. On a cru que le cardinal avoit alors dessein de les perdre quand il mourut; mais c'étoit seulement qu'il les vouloit désunir pour être maître du duc d'Enghien, et l'obliger d'avoir recours à lui.

Le Roi avoit laissé ici feu M. le Prince pour commander durant le voyage de Perpignan. Au Te Deum il se mit à la tête du parlement, comme le Roi. Le parlement vouloit se retirer, le premier président Molé leur remontra que cela déplairoit au Roi, mais il signifia à M. le Prince que c'étoit entreprendre sur le parlement, et qu'on s'en plaindroit au Roi; en effet, M. le Prince eut une réprimande.

Il fit une fois un vilain tour à M. d'Enghien à Fribourg. M. d'Enghien avoit grivelé sur les gens de guerre trente mille écus qu'il envoya en or à Paris. M. le Prince en fut averti. Il va avec un commissaire, lui-même, car Perrault n'y voulut jamais aller, faire ouvrir la malle où étoit cet or, et en paya ce que son fils devoit à M. de Longueville et à d'autres, et quand il revint, il lui donna des quittances au lieu de ses louis d'or, en lui disant: «Il faut toujours commencer par payer ses dettes.»

L'ARCHEVÊQUE DE REIMS

(ÉLÉONOR D'ÉTAMPES DE VALENÇAY)[202].

Éléonor d'Étampes avoit fort bien étudié, et avoit la mémoire heureuse. Il a écrit quelque chose[203]. Il avoit l'esprit agréable, étoit bien fait de sa personne: mais il n'y a jamais eu un homme si né à la bonne chère et à l'escroquerie; bon courtisan, c'est-à-dire lâche et flatteur. Il eut l'abbaye de Bourgueil en Anjou dès son enfance; après il fut évêque de Chartres, et enfin archevêque de Reims, quand on fit le procès à M. de Guise.

Il faut commencer par Bourgueil. On m'a assuré, en ce pays-là, que, par une jalousie d'amourette, il avoit fait tuer à coups de marteau, dans une cave, un des moines, avant que la réforme y eût été introduite. Pour des escroqueries, il y en a comme ailleurs, et à tel point que les habitants n'osoient faire paroître leur bien. L'abbaye de Bourgueil doit au Roi, toutes les fois qu'il va en personne à la guerre, un roussin de service, évalué quatre-vingts livres. Quand le feu Roi fut au siége de La Rochelle, M. de Chartres fit sonner cela bien haut aux habitants, et fit si bien valoir le committimus, qu'il en tira plus de quatre mille livres.

Pour paver les avenues de Bourgueil, il obtint de la cour une ordonnance de douze mille livres. Il fut averti que madame Bouthillier, qui en ce temps-là faisoit bâtir Chavigny, près de Chinon, le devoit venir voir. Il fait porter quelques charretées de pavés par où elle avoit à passer. En causant avec elle, il lui dit qu'il se trouvoit trop chargé de Reims et de Bourgueil; qu'il avoit peur de n'y pas faire son salut; qu'il falloit qu'il se déchargeât de Bourgueil sur quelqu'un, et insensiblement il vint à parler de M. de Tours, frère de M. Bouthillier, le surintendant. Ensuite ils en parlèrent si bien, que la dame, croyant l'affaire faite, prit l'ordonnance de douze mille livres et la lui fit payer. Mais quand ce fut au faire et au prendre, il apporta une plainte des habitants de Bourgueil, qui le supplioient de ne les point abandonner, et sur cela, il s'excusa, et dit que le cœur lui saignoit.

Les habitants de Bourgueil en recevoient grande protection; mais, d'un autre côté, il les pinçoit quand il pouvoit. Pour le lieu, il l'a embelli en toutes choses; car il a presque partout fait de la dépense à ses bénéfices. Bourgueil, sans doute, est une fort agréable demeure, et ce qu'il y a fait est fort beau. En revanche il a quasi coupé et vendu toute la forêt. Son intendant, Fontelaye (intendant, c'est pour parler honorablement), étoit un ecclésiastique qui avoit soin de ses affaires à Bourgueil, mais qui étoit fort aimé dans le pays. Il recevoit à ses dépens les compagnies quand son maître n'y étoit pas. Fontelaye donc, qui sentoit aussi un peu l'escroc, car tel le maître, tel le valet, lui proposa de couper une route dans la forêt pour voir passer du château les bateaux sur la Loire: il vouloit l'attraper, car la levée, qui est bordée d'arbres, empêche qu'on ne voie même les voiles. «Il se trouvera des gens, ajouta-t-il, qui prendront le bois pour la façon.» M. de Chartres le lui permit, et l'autre, qui avoit remarqué que c'étoit l'endroit où il y avoit les plus beaux arbres, les vendit fort bien, et ne fit point aplanir la route.

L'infirmier de Bourgueil, un des anciens religieux qui n'avoit point voulu prendre la réforme, voulut aussi l'attraper. Il lui propose de couper le bois du labyrinthe du parc qui étoit sur le retour, et cela aux mêmes conditions, afin d'y en pouvoir replanter un autre comme on a fait. Mais on n'attrape pas deux fois un renard. Quand le moine eut fait tous les frais, et qu'il n'y avoit plus qu'à faire charroyer le bois, le bon prélat lui dit: «Ah! mon Dieu! mon pauvre monsieur l'infirmier, je veux passer l'hiver ici, et je n'ai pas de bois coupé. Je prendrai du vôtre, vous n'aurez qu'à marquer ce que j'en aurai pris.» Il le lui brûla tout, et l'autre n'en eut jamais rien.

Quand on lui apportoit quelque chose, on avoit aussitôt audience, autrement on attendoit six heures. Une fois il vouloit que Bourneau, premier président des élus à Saumur, qui avoit été son domestique, s'obligeât pour lui, et qu'il lui en feroit son billet. «Je l'aimerois autant de son suisse,» dit l'autre en se retirant. Il l'entendit, et sortant de son cabinet: «Il vaut pourtant mieux de moi! il vaut pourtant mieux de moi, Bourneau! lui dit-il.—Ah! monsieur, dit cet homme, pensez-vous que je ne susse pas bien que vous pouviez m'entendre? Si fait, vraiment, et je ne l'ai dit que pour vous faire rire; mais, en conscience, je n'ai point d'argent.»

M. de Reims (il vaut mieux l'appeler toujours ainsi) dépensoit furieusement; car, outre qu'il a toujours tenu une table fort délicate et fort bien servie, il a toujours eu grand train. Il étoit soigneux de faire apprendre tous les exercices à ses pages, et d'en avoir toujours de beaux. Quelques-uns en médirent: cela fut cause qu'il en prit de moins beaux ensuite.

A Chartres, un marchand lui ayant apporté des parties assez grosses[204], il lui demanda en causant s'il avoit quelque fils qui fût grandet. «Monseigneur, dit le marchand, j'en ai un de treize ans.—Allez, je vous promets un canonicat pour lui. Nous verrons vos parties une autre fois.» Le marchand lui fit mille remercîments et se retira. Attraper un marchand, ce n'est pas une grande merveille. Voici bien un autre exploit:

Lopès[205] ayant acheté une grande maison dans la rue des Petits-Champs, il pria M. le cardinal de Richelieu de lui faire avoir composition des lods et ventes des chanoines de Saint-Honoré. M. de Chartres y étoit qui lui dit: «Je les connois tous, je ferai votre affaire; donnez-moi ce que vous voulez qu'il vous en coûte.» Lopès lui rend grâces, et lui porta six mille livres. Il fut long-temps sans rendre réponse, et disoit à Lopès qu'on ne gouvernoit pas comme cela tout un chapitre. Enfin, Lopès menace de le dire au cardinal: «Oh bien! lui répondit-il, je ne me mêlerai jamais de vos affaires. Envoyez quérir votre argent.» Il y avoit une promesse de quatre mille huit cents livres et douze cents livres en deniers. Lopès n'a jamais rien pu tirer de la promesse.

Durant qu'il étoit évêque de Chartres, il devint amoureux d'une abbesse du diocèse qui aimoit mieux un certain jeune capucin que lui. Il fut averti que son rival en recevoit des lettres, et qu'il les portoit toujours sur lui. Un jour donc que ce drôle de moine l'étoit allé voir, il fit semblant d'avoir quelque chose de secret à lui dire, et l'obligea de faire retirer son bini[206]. Il lui dit donc ce qu'il avoit appris. Le Père le nie. Il le menace de le livrer à quatre valets-de-chambre ou palefreniers qu'il lui fit voir. Le moine eut peur et donna ses lettres; mais il ne les eut pas plus tôt lâchées, que le repentir le saisit. Il reproche à ce beau prélat qu'il a abusé de son autorité; que ce qu'il en faisoit n'étoit que par jalousie, etc. Il en dit tant que ce saint père en Dieu l'abandonna à ses valets, qui lui donnèrent les étrivières en forme de discipline.

Mais on ne peut pas affronter toujours les autres; on est quelquefois affronté à son tour. M. de Chartres avoit gagné une tapisserie de prix au maréchal d'Estrées; et, étant obligé de partir, il donna ordre à son homme d'affaires de la demander. Cet homme y fut. Le maréchal dit: «Oui, oui-dà; mais ma femme couche dans cette chambre-là; bientôt elle changera de meuble; alors je livrerai la tapisserie, car je ne veux pas qu'elle le sache.» Une autre fois il lui dit: «Monsieur un tel est logé céans. Cette tapisserie, par malheur, n'a pu être détendue; car il a fallu en hâte lui laisser cet appartement. Je vous prie, donnez-vous un peu de patience.» Toutes les fois que cet homme y alloit, le maréchal trouvoit de nouvelles échappatoires. Enfin, las d'y aller, cet homme d'affaires écrivit à son maître: «Je crois que nous n'aurons point la tapisserie. Mais nous y gagnerons avec le temps, car j'ai appris un millier d'échappatoires que je ne savois pas encore, et dont vous ne vous seriez jamais avisé.»

Le cardinal de Richelieu lui fit une fois un plaisant tour: Il signor Julio Mazarini, qui n'étoit rien alors, lui avoit fait présent de deux pièces de tabis de Gênes violoit, le plus beau du monde. Il en donna une en secret à M. de Chartres, et lui dit: «Ne manquez pas de me venir voir un jour habillé de cet habit; je serai aussi habillé de même.» M. de Chartres le remercie de ce double honneur, et emporte la pièce de tabis sous son manteau. Le soir, le cardinal demande ces deux pièces d'étoffe: on n'avoit garde d'en trouver plus d'une. Il fait un bruit étrange, accuse ses valets-de-chambre de friponnerie, et dit qu'il vouloit absolument qu'on la trouvât. Deux jours après, voilà M. de Chartres qui vient avec son beau tabis. Tous les valets-de-chambre reconnoissent l'étoffe; et puis la bonne réputation du prélat ne servoit pas beaucoup à détruire cette vérité. Ils grondent, l'accusent tous d'avoir joué à les perdre, et lui font un bruit de diable. Le cardinal se crevoit de rire de le voir en cette peine, et quand il s'en fut bien diverti, il découvrit tout le mystère. Cela montre assez quel cas en faisoit le cardinal.

J'ai déjà dit qu'il étoit le maréchal de-camp-comique. Il plaçoit à la comédie. Il fit pis une fois (à la représentation de Mirame), car il y parut le bâton à la main, en habit court, comme auroit fait un maître-d'hôtel, à la tête de ceux qui portoient la collation à la Reine. L'abbé de Villeloin dit à quelqu'un que c'étoit ce qu'il avoit vu de plus beau à la comédie. Le prélat le sut, et se repentit de l'avoir fait[207]. Mais il falloit un homme comme cela au cardinal pour trahir le clergé, aux assemblées duquel il a présidé plus d'une fois. A une ouverture d'une de ces assemblées, il dit: «Desideravi magno desiderio manducare vobiscum hoc pascha.» Or, il mangeoit bien de toutes façons. On disoit qu'il mangeoit quatre fois son dîner avant que de le manger: dès le soir en l'ordonnant, la nuit y rêvant, le matin y changeant quelque chose, et puis allant faire un tour à la cuisine avant qu'on servît. Après sa mort on trouva dans ses papiers une tactique de plats. Une fois qu'on lui avoit fait bien des présents de volaille et de gibier, il fit arranger tout cela en rond, comme on feroit pour le peindre, et puis se mit au milieu. Je voudrois qu'on eût fait son portrait en cet état. Un jour qu'il avoit dîné chez le Coadjuteur de Paris, il fit venir tous ses officiers, et leur dit: «J'ai dîné aujourd'hui chez M. le Coadjuteur de Paris; il y avoit ceci et cela, tel et tel défaut. Je vous le dis afin que vous preniez garde de n'y pas tomber, car s'il vous arrivoit de me traiter comme cela, autant vous vaudroit être mort.» A dîner, sur la fin, il faisoit venir maître Nicolas, son célèbre cuisinier, et lui disoit: «Maître Nicolas, que souperons-nous?» Et à souper: «Maître Nicolas, que dînerons-nous?»

Un jour qu'il traitoit des évêques, la veuve de son rôtisseur, mort depuis peu, vint avec quatre ou cinq petits enfants pour lui demander de l'argent. Il les aperçut, il va vite au-devant, et fit tant qu'elle promit d'attendre jusqu'au lendemain. Les conviés, qui le connoissoient, avoient vu toute l'affaire; car cette femme, avec sa mesgnie[208], étoit entrée dans le lieu où l'on étoit à table. «Voyez, ce dit-il, quand il fut de retour, si cette femme ne prend pas bien son temps, elle vient pour faire confirmer ses enfants.» Il ne sortoit jamais que la nuit, de peur de ses créanciers. M. Arnauld disoit à M. de Grasse (Godeau), que M. de Reims avoit sacré: «Vous avez été sacré de la patte du loup.»

Ne trouvant point de caution pour donner à M. de La Bistrade, conseiller au Grand Conseil, duquel il louoit une maison: «Monsieur, dit-il, ma bibliothèque suffira.» Elle étoit belle. Quand le bail fut près d'expirer, il emprunte tous les chariots de ses amis, et une belle nuit il fait enlever meubles et livres: le conseiller crie. On lui dit: «Ne vous fâchez pas; voilà la clef de la bibliothèque: vous n'avez demandé que cela.» Il y va, et n'y trouve plus rien.

Il avoit pour marchand de poisson, en Anjou, un nommé L'Anguille. Cet homme, un jour que madame de Pisieux étoit à Bourgueil, alla pour demander de l'argent à l'archevêque: «Ma sœur, dit-il à la dame, voilà le plus honnête homme qu'on puisse trouver. Je vous prie, baisez-le pour l'amour de moi.» Elle le caressa tant qu'il n'osa demander un sou.

Comme on lui disoit: «A faire comme cela, vous ne trouverez plus d'argent.—J'en trouverai bien, disoit-il, mais je ne trouverai pas de caution; c'est une maudite invention que ces cautions.»

Le propre syndic de ses créanciers ne se pouvoit défendre de lui. C'étoit Ballin, bourgeois de Paris. Car pour les satisfaire, il avoit fallu, selon l'ordonnance, leur abandonner la moitié du revenu. Or, ce pauvre homme, par mauvais ordre, n'avoit pas rendu compte, et ne savoit comment s'y prendre. Quand M. de Reims vouloit avoir de l'argent de lui, il le faisoit assigner pour rendre compte, et l'autre, pour n'en pas venir là, lui donnoit quelque somme, tirant parole que ce seroit la dernière. Mais au bout de six mois l'archevêque recommençoit. Quand Fontelaye mourut, il fit tout saisir, disant qu'il ne lui avoit pas rendu compte; et enfin tout lui demeura. Son maître-d'hôtel mort, il se saisit de six mille livres qu'avoit cet homme. Les parents les lui voulurent redemander; il leur fit accroire qu'ils avoient voulu assassiner son valet-de-chambre, et les fit mettre en prison.

Il disoit un jour: «Je veux acquitter mes dettes, j'ai quatre-vingt-quatre mille livres de rente, je dois six à sept cent mille livres. Il me faut quarante mille livres pour ma dépense, autant pour mes créanciers.» Voyez combien il eût fallu qu'il eût vécu pour cela, ne payant que quarante mille livres par an.

Voici comment il trouva moyen d'avoir le trésor du chambrier de l'abbaye de Bourgueil. M. de Reims, averti que ce religieux, qui avoit d'autres bénéfices, avoit épargné de son revenu jusqu'à seize mille livres qu'il avoit cachées dans les fondements de sa maison, il lui demande de l'argent à emprunter. «Je n'en ai point, monseigneur,» dit le moine, et en présence de témoins dignes de foi en fait des serments horribles. L'archevêque en fait prendre acte, et, après, lui donne une commission delà la Loire, et ordre aux bateliers de ne pas le repasser qu'on ne le leur mandât. Cependant il fait jeter à bas la maisonnette de ce pauvre moine, et prend tout l'argent. Le religieux s'en plaint, dit qu'il y avoit seize mille livres chez lui. Il le fait passer pour un méchant homme et lui confronte les témoins.

Il eut avis que le sacristain de Bourgueil avoit douze mille livres enfouies sous sa cellule. Il lui parle de déloger; l'autre dit qu'il étoit assez bien logé. Il fait tomber le discours sur l'épargne de cet homme, et lui dit: «Je pense que vous avez bien amassé au moins trois mille livres.—Moi, dit l'autre, je n'ai pas trois mille deniers.» A quelques jours de là il donne une commission à ce moine. Pendant cela, il jette la chaumière à bas, et trouve l'argent. Il en arriva comme de l'autre, hors que celui-ci eut cinq cents livres pour tout potage.

Après avoir fait tant de friponneries à Bourgueil, il eut l'insolence, y étant une fois malade au point qu'il fallut se confesser, de ne dire que des bagatelles au Père de La Vallée, prieur des Réformés, qu'il envoya quérir. Mais l'autre, qui savoit sa vie, eut le plaisir de la lui conter du long, en lui disant: «Vous qui avez fait ceci, et encore ceci, vous avez l'audace de m'entretenir de balivernes!» Depuis cela, l'archevêque fit cas de ces religieux, quoiqu'il se repentît d'y avoir mis la réforme.

Le cardinal de Richelieu lui faisoit toucher certaine somme du clergé pour l'empêcher de voler; et comme Son Eminence lui reprochoit un jour: «Mais on vous donne tant pour cela,» il lui fit le compte du maître-d'hôtel du maréchal de Brion, à qui son maître vouloit donner tant, et qu'il ne volât point. «Monsieur, lui répondit cet homme, je ne puis à ce prix-là: j'y perdrois.»

Il étoit d'humeur à faire des malices, et il trouvoit bon qu'on lui en fît aussi; mais il avoit toujours un air sérieux. Un jour il alla chez le vicomte de Léry, qu'il appeloit le petit homme; c'est auprès de Reims. Ce gentilhomme vint au-devant de lui, et lui dit: «Hé! monseigneur, que vous venez mal à propos! la petite femme est en mal d'enfant.» Il appelle ainsi sa femme qui accouche au moins tous les ans une fois. «Eh bien! dit l'archevêque, il faut lire la Vie de sainte Marguerite.» En effet, il se mit à marmoter à l'entrée de la chambre. Quand il eut tout dit, cette femme sort en se crevant de rire.

Il a fait des tours de son métier en Champagne aussi bien qu'en Beauce et qu'en Anjou. Il vouloit retirer des prés de M. de Joyeuse. Pour cela il lui donna le moulin d'un village. Mais aussitôt il en fit faire un autre d'une certaine tour qui y étoit, en un endroit plus commode aux habitants. Joyeuse se plaint. «Bien, dit-il, nous en ferons faire un colombier.» Il en fit pourtant un moulin, et on se moqua bien de Joyeuse de s'être laissé ainsi attraper, lui qui croyoit être l'homme le plus fin du monde.

M. de Laon ne lui parla guère plus doucement que le prieur de Bourgueil. Il voulut être député depuis la mort du cardinal de Richelieu. M. de Laon l'en empêcha, et, non content de cela, il lui dit: «J'en rends grâces à Dieu, vous auriez pillé la province.—Hé! monsieur, après avoir donné la farine de votre vie au monde et au diable, donnez-en au moins le son à Dieu.» N'ayant pas un sou, il envoya quérir un chanoine mal famé, nommé Bertemet, et le pressa tant que l'autre lui prêta douze mille livres, à condition qu'il le feroit grand-vicaire. Quelque temps après, comme Bertemet le sommoit de sa promesse, il suppose une lettre non signée, contenant plusieurs friponneries du chanoine. Il se la fait rendre, étant à table, en présence de cet homme qui y étoit aussi. Il la lit, et d'une mine refrognée la mit sous son cul. Après dîner, il la donne à lire à Bertemet, lui disant qu'il ne croyoit rien de tout cela, mais qu'il s'en falloit justifier; et comme cet homme sortit de la salle, les pages et les laquais, qui avoient le mot, lui firent un pied de nez, et en bas il courut fortune d'être berné.

L'année qu'il mourut, à la dernière assemblée du clergé dont il a été, plusieurs prélats firent partie d'aller souper à Saint-Cloud chez la Du Ryer, à tant par tête. Chacun lui donna son argent, et il se chargea du festin. Il dit à la Du Ryer: «Je vous donnerai l'argent à Paris, je n'en ai point sur moi.» Il avoit trente-cinq pistoles que les autres lui avoient données. La pauvre Du Ryer n'en eut jamais rien.

M. de Reims aimoit furieusement à être loué de quelque façon que ce fût. N'avoit-il pas raison, et n'étoit-ce pas un homme bien louable? Il avoit bien du plaisir à appeler mon fils M. d'Aumale, son coadjuteur (depuis M. de Nemours, qui est mort mari de mademoiselle de Longueville).

Le président du présidial de Reims, en dînant chez l'archevêque, se coupa comme il vouloit couper du veau. «Vous avez coupé dans le vif, monsieur le président», dit M. de Reims.»

Il disoit du petit Camus (Camus Patte-Blanche), intendant de Champagne, qui se mettoit des tranches de veau sur le visage pour avoir le teint beau, que cela n'étoit pas permis, et que c'étoit soie sur soie[209].

Un peu avant que de mourir, il escroqua à la marquise de Maulny, sa nièce, une tapisserie assez belle. Elle croyoit qu'il lui donneroit quelque chose de meilleur. «Le vieux b...., disoit-elle, il n'a pu me laisser ma pauvre tapisserie.»

A la maladie dont il mourut à Paris[210], madame de Puisieux, sa sœur, fit tout vendre jusqu'à ses chevaux, en qualité de créancière, et aussi de peur que d'autres ne le fissent. Trois jours avant sa mort, comme il vit qu'on lui apportoit un bouillon dans une écuelle de faïence, il demanda un plat. On lui apporta un plat de faïence. «Quoi! dit-il, toujours faïence!» Il se douta bien que sa sœur avoit pris sa vaisselle d'argent. «Apportez-moi, dit-il, un bassin.» On lui en apporte un de faïence. Il y met dedans toute sa tripaille de trique-billes. «Tenez, ma sœur, dit-il à madame de Puisieux, il ne me reste plus que cela; faites-en votre profit si vous pouvez.»

On disoit qu'il étoit mort en tenant un chapelet de marrons pour tout chapelet, et que comme son confesseur lui représentoit qu'il faudroit rendre compte à Dieu, il l'écouta long-temps, et puis il lui dit tout bas à l'oreille: «Le diable emporte celui de nous deux qui croit rien de tout ce que vous venez de dire.» Comme on devoit encore les frais du service que l'assemblée du clergé lui fit faire, M. de Grasse (Godeau) disoit: «Pourquoi s'étonner de cela? Tout ce qui se fait pour M. de Reims n'a pas accoutumé d'être payé.»

LE CARDINAL DE VALENÇAY.

C'étoit le frère de l'archevêque de Reims. A l'âge de treize ans, croyant que le maréchal de La Châtre l'eût mal conseillé au jeu contre le feu comte de Saint-Aignan, il prit un bâton pour le battre. On le voulut fouetter, il se sauva, et s'enfuit à Malte. Il y devint chevalier de Malte[211]. Il servit en France, et parvint à être l'un des douze capitaines des chevau-légers entretenus. C'étoit un original, comme vous le verrez par la suite; d'ailleurs, il étoit aussi fier que brave. En ce temps-là, il alla voir un matin M. le comte d'Alais, qui depuis a été M. d'Angoulême. Ce comte, faisant le prince, ne lui fit donner qu'un siége pliant, et lui en s'habillant, étoit assis dans un fauteuil. «Je romprois ce siége, dit le chevalier, je suis trop gros[212];» et prend une chaise à bras. On lui présenta ensuite la chemise pour la donner au comte. «J'en ai pris une blanche ce matin, dit-il en la rejetant, je n'en ai que faire.»

Il alla un jour appeler Bouteville en duel, pour le marquis de Pons, oncle de M. de Montmorency; il y avoit jalousie entre eux à qui seroit le mieux auprès de ce duc. Cavoye, depuis capitaine des gardes du cardinal de Richelieu, servoit Bouteville. Cavoye blessa le chevalier de deux petits coups, car il étoit fort adroit, et lui disoit: «Monsieur le chevalier, en avez-vous assez?» Le chevalier lui répondit: «Un peu de patience, ne voltigez point tant,» et lui donna un si grand coup, qu'il en pensa mourir. M. de Montmorency arriva là-dessus, qui dit au chevalier qu'il lui apprendroit bien à faire des appels à ceux de sa maison. «Hé! de quelle maison êtes-vous, fichu race de Ganelon? reprit-il; pardieu! je me soucie bien de vous et de votre maison!» Feu M. d'Angoulême, le père, y survint qui apaisa tout, et depuis, le chevalier fut fort bien avec M. de Montmorency même.

Nous l'appellerons désormais le bailli de Valençay, car il fut bailli d'assez bonne heure. Le marquis d'Etiaux étoit son cadet; c'est ce brave qui fut tué depuis à Maestricht, après avoir repoussé le Pappenheim. Ce marquis d'Etiaux avoit tué un Huguenot, appelé le marquis de Courtomer, en duel; ils servoient tous deux les Hollandois. Le page de Courtomer, ayant quitté la livrée, fit appeler d'Etiaux, qui se battit contre lui. Un cadet de Courtomer en vouloit faire autant, quand le bailli, pour faire cesser tout cela, s'avisa d'envoyer appeler un vieux seigneur, député de ceux de la religion. L'autre, bien surpris, s'en plaint. Les maréchaux de France demandent au bailli quelle mouche l'avoit piqué: «Je voyois, répondit-il, que tant de Huguenots appeloient mon frère en duel, que j'ai cru que c'étoit une querelle de religion.» Sur cela, le Roi défendit à ceux de Courtomer de faire aucun appel au marquis, et à lui d'en recevoir aucun. On ordonna seulement pour les satisfaire, à cause qu'il y avoit eu un homme de tué de ce côté, que quand ceux de Valençay les rencontreroient, qu'ils leur cédassent, par exemple, la meilleure chambre en une hôtellerie, qu'ils leur donnassent la main[213], et autres choses semblables.

A La Rochelle, il rendit de grands services. Il fit dire au cardinal qu'il se faisoit fort d'empêcher l'armée angloise de passer. On croit que quelque homme plus entendu au fait de la marine que lui avoit donné cet avis. Le cardinal le fait venir. Il lui dit hardiment: «Je ne vous dirai point mon secret, après que vous m'avez pris pour dupe au secours de l'île de Rhé; ce fut moi qui vous donnai l'invention des chaloupes, et vous en donnâtes le commandement à Schomberg et à Marillac. Mais promettez-moi que vous vous servirez de moi, et je vous le dirai.» On fit ce qu'il demandoit: aussitôt il congédie tous les grands vaisseaux; par ce moyen, il s'ôtoit de dessus les bras les Manty, les Rasilly et tous les autres qui ne lui eussent pas obéi volontiers. Il ne prit que vingt petits vaisseaux, des galiotes, des brûlots, des barques et des chaloupes armées; sa raison, la voici: aux deux côtés du fort de Coureille et du fort Louis qui étoient à la tête du canal opposés l'un à l'autre, il y a des basses. «J'irai affronter, disoit-il, l'armée angloise; elle foudroiera mes petits vaisseaux; mais elle ne tuera pas tout; on coupera nos câbles; nous nous laisserons aller, le flot nous portera sur les basses où le canon des forts ruinera toutes leurs ramberges[214]; j'ai des galiotes et autres petits vaisseaux de rames pour détourner les brûlots.».

Son neveu, alors chevalier de Valençay (c'est aujourd'hui le bailli de Valençay, ou le grand prieur de Champagne), revenant d'esclavage, arriva au camp comme le bailli faisoit cette proposition. M. de Montmorency en rioit et lui disoit: «Votre oncle rêve.—Il ne rêve point, dit le chevalier, et assurément voici ses raisons.» Il les devina.

Voilà donc le bailli sur la Renommée, le plus grand vaisseau des vingt, quoiqu'il ne fût que de trois cents tonneaux. Il y faisoit grande chère. Tous les braves s'y rendoient dès la moindre alarme. Il y mangea vingt mille écus en deux mois. Les Anglois comprirent bien son dessein et n'attaquèrent jamais. Le Roi voulut aller sur son vaisseau; on l'en avertit, et que Sa Majesté y vouloit faire collation; le bailli, qui n'étoit pas sot, dit: «Si je fais une belle collation, on se moquera de moi de dépenser ainsi mon argent; si vilaine, ce sera encore pis.» Le Roi y va, et puis demande la collation. «Apportez,» dit le bailli. On apporte un bassin de biscuits moisis, et un de merluches, avec un méchant potage aux pois. Le Roi se mit à rire: «Sire, lui dit-il, quand on nous paiera mieux, nous vous ferons meilleure chère.»

La ville prise, on le fit maréchal-de-camp; en ce temps-là, c'étoit quasi autant que maréchal de France à cette heure. On lui dit qu'il pouvoit présenter au Roi cinquante chevaliers de Malte qui avoient servi en cette rencontre, et qu'il portât la parole pour eux. Or, il faut savoir que le Roi, qui étoit médisant lui-même, avoit baptisé le bailli, le médisant éternel. Il s'avance et dit: «Sire, Votre Majesté m'ayant donné le titre de médisant éternel, je n'ai garde de rien faire qui me le fasse perdre. Si je parlois de ces messieurs, il faudroit que j'en dise du bien, c'est pourquoi Votre Majesté me permettra de n'en rien dire.» Le Roi sourit et dit: «Nous croyions l'embarrasser, mais il s'en est bien tiré.»

Le voilà en état de faire quelque grande fortune. Mais outre qu'à Lyon, durant la maladie du Roi, il donna les plus violents conseils contre le cardinal de Richelieu, il le piqua encore vilainement.

Un jour que l'Eminence le railloit en présence du Roi sur sa nièce, la comtesse d'Alais, fille de la maréchale de La Châtre, sa sœur, il lui répondit: «Pardieu, il ne faut pas croire tout ce qu'on dit, ou bien il faudroit croire que vous couchez avec votre nièce.» Le Roi fut ravi de cela, et le cardinal en pensa enrager. Ensuite la feue Reine-mère s'étant brouillée avec le cardinal, il prit son parti, et fut capitaine de ses gardes. Mais quand il vit que Fabroni et sa femme, avec le Père Chanteloupe, avoient empaumé la Reine, il se retira et fut fort mal payé de ses pensions et de ses appointements. Je crois qu'il se retira à Malte; au moins y étoit-il quand le pape Urbain le fit venir pour s'en servir contre le duc de Parme. Voici comment cela arriva. Son neveu, le commandeur de Valençay, étoit ambassadeur de Malte auprès du Pape, les bonnes grâces duquel il sut si bien gagner, que le Saint-Père lui disoit des choses qu'il ne disoit pas à ses propres neveux. Le Pape voyant la guerre de Parme prête à éclater, lui dit un jour: «Donnez-moi un capitaine.—Saint-Père, répondit-il, je ne puis vous donner que mon oncle, le bailli de Valençay, qui est à Malte.—Quoi, celui, reprit le Pape, qui commandoit les vaisseaux à La Rochelle?—Celui-là même.—Faites-le venir.» Le commandeur le mande; il vient, mais il ne savoit pourquoi on le faisoit venir. Le commandeur, sans lui rien dire, le loge, lui donne un bel appartement bien meublé, un carrosse, trois estafiers, et de l'argent pour jouer. Le Pape fournissoit à tout cela. Le bailli, étonné de ces régales, disoit: «J'ai un fou de neveu qui n'est qu'un gueux aussi bien que moi, et il ne me laisse manquer de rien. Hé, lui disoit-il, où prends-tu tout cela?—Ne vous en tourmentez pas, répondoit le neveu, réjouissez-vous seulement.» Au bout de six mois, on le renvoya à Malte, et à trois mois de là, la guerre étant déclarée, on le fit revenir. Il fut en tout deux ans à Rome chez son neveu. Le marquis Mathei prit cependant Castre[215]: ce fut par trahison. Le traître a eu le cou coupé depuis.

Il faut dire un mot de la valeur des Romains. Un cavalier, s'étant approché trop près, avoit été d'un coup de fauconneau. Ils disoient: Sto pazzo s'è fatto amazzare a la francese. Après cela, le duc de Parme, ayant passé avec ses dragons et de l'infanterie, à cheval jusques à Aquapendente, la frayeur fut si grande à Rome qu'on y faisoit des barricades. Alors le Pape déclara qu'il alloit faire venir le bailli de Valençay pour s'en servir, et le fit maestro di campo generale, c'est-à-dire maréchal de camp, sous le cardinal Antoine qui avoit la qualité de général, sans congédier pourtant Mathei et quelques autres qui commandoient séparément. Il n'y avoit encore que des milices; on levoit quelques troupes. Il fait tant qu'il donne le courage au cardinal Antoine d'aller jusques à Ronciglione, et de là à Orviette, qui se vouloit rendre sans être attaqué, quoique le cardinal Spada fût dedans, et que la place, qui est sur un roc, soit presque imprenable. Là il donna quatre cents chevaux de troupes réglées au commandeur son neveu, et l'envoya devant à Montefiascone. Tout le reste suit. Comme ils y sont tous arrivés, un gros de cavalerie des leurs, qui avoit pris le plus long, vint à paroître; voilà l'alarme bien forte. Le cardinal étoit très-fâché de s'être tant avancé. Le commandeur prend dix cavaliers, et va pour reconnoître ce gros. Le cardinal et les Romains croyoient qu'il étoit fou. Il trouva que c'étoit de leurs gens. Il revint; tout le monde le félicitoit comme d'un grand exploit. On s'avance vers Aquapendente; on surprend les ennemis au fourrage; on y fait quatre prisonniers; vous eussiez dit qu'on avoit tout défait. Les cardinaux allèrent dire il bon prò[216] au Pape de ce que s'era visto il nemico in facia, et le cardinal Antoine en étoit si ravi, qu'il embrassoit le bailli à tout bout de champ, et lui disoit: Mi avete fatto veder il nemico. Insensiblement on fit des troupes, et le bailli avoit un régiment de deux mille François, plus beau que le régiment des gardes. Il prit une bicoque auprès d'Aquapendente. Le duc de Parme déloge; voilà le bailli sur le pinacle. Cependant voyez quelle étoit la légèreté du personnage: ayant eu avis qu'on lui permettoit de retourner à la cour de France, il quitte l'armée, et part pour aller prendre congé du Pape. Son neveu étoit à Pérouse, avec l'artillerie, dont il étoit général. Le cardinal Antoine le va trouver et lui dit que cela feroit mourir le Pape. Le commandeur va vite à Foligno, où il met ordre qu'on ne donne des chevaux de poste à personne. Le bailli arrive; son neveu essuie toutes ses fougues, et le fait résoudre à attendre encore quinze jours.

Au bout de quatorze, il fut fait cardinal, et servit si bien contre les Vénitiens, qu'il entra dans leur pays, y fit du dégât, et les obligea à quitter le Boulonois. Le reste se verra dans les Mémoires de la Régence.

LE MARQUIS DE RAMBOUILLET[217].

Feu M. le marquis de Rambouillet[218] étoit de la maison d'Angennes, maison ancienne, mais où je ne vois pas qu'il y ait eu de grandes dignités; car, hors le cardinal de Rambouillet[219], je ne trouve que le père de M. de Rambouillet qui ait eu quelque grand emploi[220]. Il fut vice-roi de Pologne, en attendant que Henri III y allât; et, quand le Roi y arriva, il lui dit: «Sire, j'ai une somme considérable à vous remettre entre les mains.» C'étoient cent mille écus et davantage. «Vous vous moquez, monsieur de Rambouillet, dit le Roi, c'est votre épargne.—Sire, il faut que vous la preniez, vous en aurez bon besoin.»

A la bataille de Jarnac[221], il avoit fait merveilles avec ses gendarmes. Henri III, alors duc d'Anjou, écrivit à Charles IX qu'on devoit le gain de la bataille à M. de Rambouillet, et on garde dans la maison une lettre du Roi par laquelle il en remercie M. de Rambouillet. Cependant Henri III ne fit point faire fortune à un homme qu'il estimoit tant. On dit qu'il reconnoissoit qu'il avoit tort, et que s'il n'eût point été tué, il lui eût fait beaucoup de bien.

On voit dans les Amours du grand Alcandre comme feu M. le marquis de Rambouillet, alors vidame du Mans, fut blessé chez M. Zamet[222]. Voici comment la chose arriva. M. de Chevreuse, qu'on appeloit en ce temps-là le prince de Joinville, étoit amoureux de madame la marquise de Verneuil. Lorsque Henri IV obtint du Pape et de la reine Marguerite le consentement nécessaire pour la dissolution de son mariage, la marquise, enragée de voir échapper sa proie, s'en prit à M. de Bellegarde; et, quoiqu'il eût été un de ses adorateurs, elle le soupçonna d'avoir donné ce conseil au Roi. Pour s'en venger, elle sut si bien se prévaloir de la passion que M. le prince de Joinville avoit pour elle, qu'elle lui persuada d'entreprendre sur la vie de M. de Bellegarde. En effet, un soir que le Roi soupoit chez M. Zamet, M. de Bellegarde fut blessé par M. de Chevreuse à la porte de cette maison. Mais ses gens poursuivirent l'agresseur si vertement qu'ils l'eussent tué sans le secours du vidame du Mans qui se trouva là par hasard, et y fut si fort blessé par-derrière qu'il en pensa mourir. Le Roi, indigné de cette action, vouloit faire couper le cou à M. de Chevreuse, et ne vouloit point qu'on pansât le vidame; mais madame Zamet, qui parloit au Roi fort librement, et qui étoit des bonnes amies de madame de Rambouillet, mère du blessé, lui dit qu'il ne falloit pas aller si vite; que le moins qu'on pouvoit faire, c'étoit de savoir comment la chose s'étoit passée; que cependant elle mettroit le blessé dans son propre lit, et en auroit tout le soin imaginable[223]. Elle le fit comme elle l'avoit dit. Le vidame guérit, mais avec bien de la peine, car on ne pouvoit avoir le pus d'entre les côtes, et il seroit mort sans un valet-de-chambre chirurgien qu'il avoit, qui eut assez d'amitié pour lui pour sucer le pus. Le Roi, qui sut que le vidame ne s'étoit point trouvé à l'action de M. de Chevreuse, mais que voyant plusieurs personnes contre un seul, il s'étoit mis du parti le plus foible, ne fut plus en colère contre lui. Madame de Guise et mademoiselle de Guise, depuis princesse de Conti, firent la paix de M. de Chevreuse, quoiqu'elles fussent toutes deux fort mal satisfaites de son procédé, car il avoit donné lieu de soupçonner que c'étoit peut-être bien autant pour l'amour d'elles que de la marquise qu'il avoit si maltraité Bellegarde[224].

M. de Rambouillet étoit bien avec le maréchal d'Ancre; et comme c'étoit un homme fort concerté et fort secret, et qui avoit peur de méprendre, comme on dit au Palais, on disoit de lui que quand on lui demandoit quelle heure il étoit, il tiroit sa montre et faisoit voir le cadran. Le cardinal de Richelieu l'envoya ambassadeur extraordinaire en Espagne pour la Valteline. Il pensa faire enrager le comte-duc (d'Olivarès), qui, parce que le cardinal se faisoit donner de l'éminence, vouloit aussi avoir quelque chose par-dessus les ambassadeurs, et ne vouloit pas donner de l'excellence à M. de Rambouillet. Alors l'excellence n'étoit pas apparemment bien établie pour les ambassadeurs, car M. du Fargis y étant déjà ambassadeur ordinaire, en auroit eu. M. de Rambouillet disoit qu'étant ambassadeur extraordinaire, nourri aux dépens du roi d'Espagne, il n'avoit point hâte de conclure, et qu'il attendroit tout à son aise la bonne humeur du comte-duc. Enfin, au bout de quinze jours, ils convinrent de se traiter de vos[225]. Il mettoit le comte-duc en colère, et lui faisoit dire tout ce qu'il avoit sur le cœur; car pour lui il ne parloit pas plus haut quand il étoit en colère que quand il n'y étoit pas; ceux qui le connoissoient le remarquoient seulement à un tremblement de mains qui lui prenoit. Il avoit déjà la vue si mauvaise, qu'il lui falloit un écuyer pour le mener; mais il feignoit toujours quelque fluxion sur les genoux. Cette incommodité venoit en partie de sa blessure. Les Espagnols disoient, voyant qu'il n'étoit pas trop bien pourvu de pistoles: «Este señor ambaxador es tan corto de bozza come de vista.

Le cardinal de Richelieu, quoiqu'il lui eût une grande obligation, comme je l'ai marqué, car ce fut M. de Rambouillet qui négocia avec Le Cogneux et Puy-Laurens à la journée des dupes, ne voulut point se servir de lui, parce qu'on disoit qu'il y voyoit encore trop clair, quoiqu'il eût une si mauvaise vue. Il fut chevalier de l'ordre et grand-maître de la garde-robe. Il s'amusoit à servir, au lieu de laisser faire au premier valet de garde-robe, et se tenir au beau de sa charge.

Le feu Roi, qui n'avoit pas pour lui toute la considération nécessaire, lui donnoit quelquefois ses mains au lieu de ses pieds, et on m'a dit qu'une fois il lui avoit tendu le derrière au lieu de la tête; peut-être cela servit-il à le faire retirer, et puis il avoit besoin d'argent. Il vendit sa charge au feu comte de Nançay-la-Châtre, qui, après, fut colonel des Suisses. Ce comte n'en usa pas trop bien, car il ne paya pas au terme préfixe à cause du rehaussement des monnoies, et il fallut traiter avec lui et se contenter de la moitié du profit.

Ce n'est pas le plus grand malheur qui lui soit arrivé. Briais, le partisan, lui devoit une assez grande somme pour des rentes sur les aides, acquises par le père de madame de Rambouillet; il y avoit trente mille livres; on ne pouvoit en avoir raison. Enfin, cet homme eut quelques remords de conscience: il vient trouver M. de Rambouillet, fait le compte avec lui, et lui promet de l'argent pour le lendemain. Au sortir de là, il va à Vanvres, et est assassiné par un garçon à qui il avoit fait quelque déplaisir. Toute la dette fut perdue.

M. de Rambouillet n'étoit point un homme capable d'aucun ordre. Jamais il n'a eu de bienfaits de la cour, et il a toujours dépensé beaucoup. Il vouloit faire ses écritures lui-même et abondoit furieusement en son sens. Des choses qui ne lui eussent coûté que deux mille écus, par son opiniâtreté lui en ont coûté trente. Il disoit qu'il s'en rapporteroit à qui on voudroit; et quand c'étoit au fait et au prendre, il trouvoit toujours quelque échappatoire. Madame d'Aiguillon, du vivant du cardinal de Richelieu, voulut se mêler d'accommoder ses procès; il n'y a point de doute qu'il eût eu une telle composition qu'il eût voulu, ayant toute la faveur de son côté: cela ne servit de rien; il n'y avoit que Dieu qui lui pût ôter de la tête ce qu'il s'y étoit mis une fois. Il avoit terriblement d'esprit, mais un peu frondeur, et qui étoit persuadé que l'Etat n'iroit jamais bien s'il ne gouvernoit. C'étoit un des plus grands disputeurs qui aient jamais été: à cet égard, il avoit bien trouvé chaussure à son pied en son gendre Montausier.

Il étoit né pour la cour, mais son incommodité lui a nui. Il n'a jamais voulu avouer qu'il ne voyoit goutte; il croyoit que cela le rendroit méprisable: cependant cette foiblesse le rendoit ridicule, car il affectoit de s'apercevoir des choses, et souvent il se trompoit. Une fois entre autres, il avoit ouï dire que M. de Montausier avoit un habit de la plus belle écarlate du monde: la première fois qu'il alla à l'hôtel de Rambouillet, M. de Rambouillet, sans demander quel habit il avoit, lui va dire: «Ah! monsieur, la belle écarlate!....» et par malheur, ce jour-là M. de Montausier étoit vêtu de noir. D'un autre côté, c'étoit un soulagement pour sa famille; car s'il eût avoué qu'il étoit aveugle, il n'eût peut-être point fait de visites, et il eût fallu lui tenir compagnie au lieu qu'il alloit partout et est mort sans avoir long-temps été malade. On écrivit à M. et à madame de Montausier que le marquis étoit en grand danger; ils répondirent que s'il mouroit, madame de Rambouillet n'auroit qu'à disposer de tout, et qu'ils ne prétendoient rien tandis qu'elle vivroit, tellement qu'il n'y a point eu de scellés. Cette mort a touché madame de Rambouillet; elle me dit qu'elle avoit trouvé mademoiselle Paulet, qui lui étoit d'une grande consolation dans ses peines, et elle me le dit en pleurant, elle qui ne pleure quasi jamais.

Il étoit temps qu'il mourût: tout étoit en pitoyable état. Depuis, les choses se sont rétablies peu à peu, et M. de Montausier, son gendre, est logé avec madame de Rambouillet.

M. de Rambouillet étoit bien fait et de belle taille, mais le visage un peu chafouin.

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