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Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome second: Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle

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Mme LA MARQUISE DE RAMBOUILLET[226].

Madame de Rambouillet est fille, comme j'ai déjà dit, de feu M. le marquis de Pisani, et d'une Savelli, veuve d'un Ursin. Sa mère étoit une habile femme; elle eut soin de l'entretenir dans la langue italienne, afin qu'elle sût également cette langue et la françoise. On fit toujours cas de cette dame-là à la cour; et Henri IV l'envoya avec madame de Guise, surintendante de la maison de la Reine, recevoir la Reine-mère à Marseille. Elle maria sa fille devant douze ans[227] avec M. le vidame du Mans. Madame de Rambouillet dit qu'elle regarda d'abord son mari, qui avoit alors une fois autant d'âge qu'elle, comme un homme fait, et qu'elle se regarda comme un enfant, et que cela lui est toujours demeuré dans l'esprit, et l'a portée à le respecter davantage. Hors les procès, jamais il n'y a eu un homme plus complaisant pour sa femme. Elle m'a avoué qu'il a toujours été amoureux d'elle, et ne croyoit pas qu'on pût avoir plus d'esprit qu'elle en avoit. A la vérité, il n'avoit pas grand'peine à être complaisant, car elle n'a jamais rien voulu que de raisonnable. Cependant elle jure que si on l'eût laissée jusqu'à vingt ans, et qu'on ne l'eût point obligée après de se marier, elle fût demeurée fille. Je la croirois bien capable de cette résolution, quand je considère que dès vingt ans elle ne voulut plus aller aux assemblées du Louvre: chose assez étrange pour une belle et jeune personne, et qui est de qualité[228]. Elle disoit qu'elle n'y trouvoit rien de plaisant que de voir comme on se pressoit pour y entrer, et que quelquefois il lui est arrivé de se mettre en une chambre pour se divertir du méchant ordre qu'il y a pour ces choses-là en France. Ce n'est pas qu'elle n'aimât le divertissement, mais c'étoit en particulier.

Elle a toujours aimé les belles choses, et elle alloit apprendre le latin, seulement pour lire Virgile, quand une maladie l'en empêcha. Depuis, elle n'y a pas songé, et s'est contentée de l'espagnol. C'est une personne habile en toutes choses. Elle fut elle-même l'architecte de l'hôtel de Rambouillet, qui étoit la maison de son père[229]. Mal satisfaite de tous les dessins qu'on lui faisoit (c'étoit du temps du maréchal d'Ancre, car alors on ne savoit que faire une salle à un côté, une chambre à l'autre, et un escalier au milieu: d'ailleurs, la place étoit irrégulière et d'une assez petite étendue), un soir, après y avoir bien rêvé, elle se mit à crier: «Vite, du papier; j'ai trouvé le moyen de faire ce que je voulois.» Sur l'heure elle en fit le dessin, car naturellement elle sait dessiner; et, dès qu'elle a vu une maison, elle en tire le plan fort aisément. De là vient qu'elle faisoit tant la guerre à Voiture de ce qu'il ne retenoit jamais rien des beaux bâtimens qu'il voyoit, et c'est ce qui a donné lieu à cette ingénieuse badinerie qu'il lui écrivit sur le Valentin[230]. On suivit le dessin de madame de Rambouillet de point en point. C'est d'elle qu'on a appris à mettre les escaliers à côté pour avoir une grande suite de chambres, à exhausser les planchers et à faire des portes et des fenêtres hautes et larges et vis-à-vis les unes des autres; et cela est si vrai que la Reine-mère, quand elle fit bâtir le Luxembourg, ordonna aux architectes d'aller voir l'hôtel de Rambouillet, et ce soin ne leur fut pas inutile. C'est la première qui s'est avisée de faire peindre une chambre d'autre couleur que de rouge ou de tanné[231]; et c'est ce qui a donné à sa grand'chambre le nom de la chambre bleue[232].

J'ai dit ailleurs que madame la Princesse et le cardinal de La Valette étoient fort de ses amis. L'hôtel de Rambouillet étoit, pour ainsi dire, le théâtre de tous les divertissemens, et c'étoit le rendez-vous de ce qu'il y avoit de plus galant à la cour, et de plus poli parmi les beaux-esprits du siècle. Or, quoique le cardinal de Richelieu eût au cardinal de La Valette la plus grande obligation qu'on puisse avoir, il vouloit pourtant savoir toutes ses pensées aussi bien que d'un autre; et, un jour, comme M. de Rambouillet étoit en Espagne, il envoya chez madame de Rambouillet le père Joseph, qui, sans faire semblant de rien, la mit sur le discours de cette ambassade, et après lui dit que monsieur son mari étant employé à une négociation importante, M. le cardinal de Richelieu pouvoit prendre son temps pour faire quelque chose de considérable pour lui, mais qu'il falloit qu'elle y contribuât de son côté, et qu'elle donnât à Son Éminence une petite satisfaction qu'il désiroit d'elle; qu'un premier ministre ne pouvoit prendre trop de précautions; en un mot, que M. le cardinal souhaitoit de savoir par son moyen les intrigues de madame la Princesse et de M. le cardinal de La Valette. «Mon Père, lui dit-elle, je ne crois point que madame la Princesse et M. le cardinal de la Valette aient aucunes intrigues; mais, quand ils en auroient, je ne serois pas trop propre à faire le métier d'espion.» Il s'adressoit mal; il n'y a pas au monde de personne moins intéressée. Elle dit qu'elle ne conçoit pas de plus grand plaisir au monde que d'envoyer de l'argent aux gens, sans qu'ils puissent savoir d'où il vient. Elle passe bien plus avant que ceux qui disent que donner est un plaisir de roi, car elle dit que c'est un plaisir de Dieu. En me contant cette petite histoire du père Joseph, elle me disoit, car il n'y a pas au monde un esprit plus droit, «qu'elle souffriroit encore moins qu'on eût des gens d'église pour galans, que d'autres.—C'est une des choses, ajoutoit-elle, pourquoi je suis bien aise de n'être point demeurée à Rome; car, quoique je fusse bien assurée de ne point faire de mal, je n'étois pas pourtant assurée qu'on n'en dît point de moi, et apparemment, si on en eût dit, la médisance m'auroit mise avec quelque cardinal.»

Jamais il n'y a eu une meilleure amie. M. d'Andilly, qui faisoit le professeur en amitié, lui dit un jour qu'il la vouloit instruire amplement en cette belle science; il lui faisoit des leçons prolixes; elle, pour trancher tout d'un coup, lui dit: «Bien loin de ne pas faire toutes choses au monde pour mes amis, si je savois qu'il y eût un fort honnête homme aux Indes, sans le connoître autrement je tâcherois de faire pour lui tout ce qui seroit à son avantagé.—Quoi! s'écria M. d'Andilly, vous en savez jusque là! Je n'ai plus rien à vous montrer.»

Madame de Rambouillet est encore présentement d'humeur à se divertir de tout. Un de ses plus grands plaisirs étoit de surprendre les gens. Une fois elle fit une galanterie à M. de Lisieux[233] à laquelle il ne s'attendoit pas. Il l'alla voir à Rambouillet. Il y a au pied du château une fort grande prairie, au milieu de laquelle, par une bizarrerie de la nature, se trouve comme un cercle de grosses roches, entre lesquelles s'élèvent de grands arbres qui font un ombrage très-agréable. C'est le lieu où Rabelais se divertissoit, à ce qu'on disoit dans le pays; car le cardinal du Bellay, à qui il étoit, et messieurs de Rambouillet, comme proches parens, alloient fort souvent passer le temps à cette maison; et encore aujourd'hui on appelle une certaine roche creuse et enfumée, la Marmite de Rabelais. La marquise proposa donc à M. de Lisieux d'aller se promener dans la prairie. Quand il fut assez près de ces roches pour entrevoir à travers les feuilles des arbres, il aperçut en divers endroits je ne sais quoi de brillant. Étant plus proche, il lui sembla qu'il discernoit des femmes, et qu'elles étoient vêtues en nymphes. La marquise, au commencement, ne faisoit pas semblant de rien voir de ce qu'il voyoit. Enfin, étant parvenus jusqu'aux roches, ils trouvèrent mademoiselle de Rambouillet et toutes les demoiselles de la maison, vêtues effectivement en nymphes, qui, assises sur ces roches, faisoient le plus agréable spectacle du monde. Le bonhomme en fut si charmé, que depuis il ne voyoit jamais la marquise sans lui parler des roches de Rambouillet.

Si elle eût été en état de faire de grandes dépenses, elle eût bien fait de plus chères galanteries. Je lui ai entendu dire que le plus grand plaisir qu'elle eût pu avoir, eût été de faire bâtir une belle maison au bout du parc de Rambouillet, si secrètement que personne de ses amis n'en sût rien (et avec un peu de soin la chose n'étoit pas impossible, parce que le lieu est assez écarté, et que ce parc est un des plus grands de France, et même éloigné d'une portée de mousquet du château, qui n'est qu'un bâtiment à l'antique); qu'elle eût voulu ensuite mener à Rambouillet ses meilleurs amis, et le lendemain, en se promenant dans le parc, leur proposer d'aller voir une belle maison qu'un de ses voisins avoit fait faire depuis quelque temps; «et, après bien des détours, je les aurois menés, dit-elle, dans ma nouvelle maison que je leur aurois fait voir sans qu'il parût un seul de mes gens, mais seulement des personnes qu'ils n'eussent jamais vues: et enfin je les aurois priés de demeurer quelques jours en ce beau lieu, dont le maître étoit assez mon ami pour le trouver bon. Je vous laisse à penser, ajoutoit-elle, quel auroit été leur étonnement lorsqu'ils auroient su que tout ce secret n'auroit été que pour les surprendre agréablement.»

Elle attrapa plaisamment le comte de Guiche, aujourd'hui le maréchal de Gramont. Il étoit encore jeune quand il commença à aller à l'hôtel de Rambouillet. Un soir, comme il prenoit congé de madame la marquise, M. de Chaudebonne[234], le plus intime des amis de madame de Rambouillet, qui étoit fort familier avec lui, lui dit: «Comte, ne t'en va point, soupe céans.—Jésus! Vous moquez-vous? s'écria la marquise; le voulez-vous faire mourir de faim?—Elle se moque elle-même, reprit Chaudebonne, demeure, je t'en prie.» Enfin il demeura. Mademoiselle Paulet, car tout cela étoit concerté, arriva en ce moment avec mademoiselle de Rambouillet; on sert, et la table n'étoit couverte que de choses que le comte n'aimoit pas. En causant, on lui avoit fait dire, à diverses fois, toutes ses aversions. Il y avoit entre autres choses un grand potage au lait et un gros coq d'Inde. Mademoiselle Paulet y joua admirablement son personnage. «Monsieur le comte, disoit-elle, il n'y eut jamais un si bon potage au lait; vous en plaît-il sur votre assiette?—Mon Dieu! le bon coq d'Inde! il est aussi tendre qu'une gelinotte.—Vous ne mangez point du blanc que je vous ai servi; il vous faut donner du rissolé, de ces petits endroits de dessus le dos.» Elle se tuoit de lui en donner, et lui de la remercier. Il étoit déferré; il ne savoit que penser d'un si pauvre souper. Il émioit[235] du pain entre ses doigts. Enfin, après que tout le monde s'en fut bien diverti, madame de Rambouillet dit au maître-d'hôtel: «Apportez-nous donc quelqu'autre chose, M. le comte ne trouve rien là à son goût.» Alors on servit un souper magnifique, mais ce ne fut pas sans rire.

On lui fit encore une malice à Rambouillet. Un soir qu'il avoit mangé force champignons, on gagna son valet-de-chambre qui donna tous les pourpoints des habits que son maître avoit apportés. On les étrécit promptement. Le matin, Chaudebonne le va voir comme il s'habilloit; mais quand il voulut mettre son pourpoint, il le trouva trop étroit de quatre grands doigts. «Ce pourpoint-là est bien étroit, dit-il à son valet-de-chambre; donnez-moi celui de l'habit que je mis hier.» Il ne le trouve pas plus large que l'autre. «Essayons-les tous,» dit-il. Mais tous lui étoient également étroits. «Qu'est ceci? ajouta-t-il, suis-je enflé? seroit-ce d'avoir trop mangé de champignons?—Cela pourroit bien être? dit Chaudebonne, vous en mangeâtes hier au soir à crever.» Tous ceux qui le virent lui en dirent autant, et voyez ce que c'est que l'imagination. Il avoit, comme vous pouvez penser, le teint aussi bon que la veille; cependant il y découvroit, ce lui sembloit, je ne sais quoi de livide. Sur ces entrefaites la messe sonne, c'étoit un dimanche: il fut contraint d'y aller en robe de chambre. La messe dite, il commença à s'inquiéter de cette prétendue enflure, et il disoit en riant du bout des dents: «Ce seroit pourtant une belle fin que de mourir à vingt-et-un ans pour avoir mangé des champignons!» Comme on vit que cela alloit trop avant, Chaudebonne dit qu'en attendant qu'on pût avoir du contre-poison, il étoit d'avis qu'on fît une recette dont il se souvenoit. Il se mit aussitôt à l'écrire et la donna au comte. Il y avoit: Recipe de bons ciseaux et décous ton pourpoint. Or, quelque temps après, comme si c'eût été pour venger le comte, mademoiselle de Rambouillet et M. de Chaudebonne mangèrent effectivement de mauvais champignons, et on ne sait ce qui en fût arrivé, si madame de Rambouillet n'eût trouvé de la thériaque dans un cabinet où l'on cherchoit à tout hasard.

Madame de Rambouillet a eu six enfans: madame de Montausier, qui est l'aînée de tous; madame d'Hyères est la seconde; M. de Pisani étoit après. Il y avoit un garçon bien fait qui mourut de la peste à huit ans. Sa gouvernante alla voir un pestiféré, et au sortir de là fut assez sotte pour baiser cet enfant, et elle et lui en moururent. Madame de Rambouillet, madame de Montausier et mademoiselle Paulet l'assistèrent jusqu'au dernier soupir[236]. Ensuite madame de Saint-Etienne, puis madame de Pisani. Toutes sont religieuses, hors la première et la dernière des filles, qui est mademoiselle de Rambouillet[237].

M. de Pisani vint beau, blanc et droit au monde, mais il eut l'épine du dos démise en nourrice, sans qu'on le sût, et en devint si contrefait qu'on ne lui pouvoit faire de cuirasse. Cela lui gâta jusqu'aux traits du visage, et il demeura fort petit, ce qui sembloit d'autant plus étrange que son père, sa mère et ses sœurs sont tous grands. On disoit les sapins de Rambouillet autrefois, parce qu'ils étoient je ne sais combien de frères de grande taille et point gros. En revanche, M. de Pisani avoit beaucoup d'esprit et beaucoup de cœur. De peur qu'on ne le fît d'église, il ne voulut jamais étudier, ni même lire en françois, et il ne commença à y prendre quelque goût que quand on imprima la traduction de ces huit oraisons de Cicéron, dont il y en a trois de M. d'Ablancourt et une de M. Patru. Il les aimoit et les lisoit à toute heure. Il raisonnoit, comme s'il eût eu toute la logique du monde dans la tête. Il avoit l'esprit adroit, et chez les dames il étoit quelquefois mieux reçu que les mieux bâtis. Un peu débauché et pour les femmes et pour le jeu. Un jour, pour avoir de l'argent, il fit accroire à son père et à sa mère, qui en vingt-huit ans n'avoient couché qu'une nuit à Rambouillet[238], qu'il y avoit du bois mort dans le parc et qu'il le faudroit ôter; et en ayant eu la permission, il fit couper six cents cordes du plus beau et du meilleur. Il disoit à M. le Prince en disputant, car ils se disputoient souvent: «Faites-moi prince du sang au lieu de vous, et ayez toutes les raisons du monde: je gagnerai toujours contre vous.» Il voulut le suivre en toutes ses campagnes, quoique ce fût une terrible figure à cheval que le marquis de Pisani. On disoit que c'étoit le chameau de bagage de M. le Prince. Il y fut tué enfin: ce fut à la bataille de Nortlingue[239]. Il étoit à l'aile du maréchal de Gramont, qui fut rompue. Le chevalier de Gramont lui cria: «Viens par ici, Pisani, c'est le plus sûr.» Il ne voulut pas apparemment se sauver en si mauvaise compagnie, car le chevalier étoit fort décrié pour la bravoure; il alla par ailleurs, et rencontra des cravates[240] qui le massacrèrent.

Il faut que je conte une chose de lui qui est plaisante. Madame de Rambouillet, qui a l'esprit délicat, disoit qu'il n'y avoit rien plus ridicule qu'un homme au lit, et qu'un bonnet de nuit est une fort sotte coiffure. Madame de Montausier avoit un peu plus d'aversion qu'elle pour les bonnets de nuit, mais mademoiselle d'Arquenay, aujourd'hui abbesse de Saint-Etienne de Reims, étoit la plus déchaînée contre ces pauvres bonnets. Son frère un jour l'envoya prier de venir jusque dans sa chambre. Elle n'y fut pas plus tôt, qu'il ferme sa porte au verrou; incontinent cinq ou six hommes sortent d'un cabinet avec des bonnets de nuit, qui à la vérité avoient des coiffes bien blanches, car des bonnets de nuit sans coiffes eussent été capables de la faire mourir de frayeur. Elle s'écrie, et veut s'enfuir: «Jésus! ma sœur, lui dit-il, pensez-vous que je vous aie voulu donner la peine de venir ici pour rien? non, non, vous ferez collation, s'il vous plaît.» Quoiqu'elle pût faire ou dire, il fallut se mettre à table et manger de la collation que ces gens à bonnets de nuit leur servirent. Depuis cela, le marquis de Montausier, instruit de cette petite aversion, jusqu'à la grande blessure qu'il reçut au combat de Montansais, en 1652, coucha toujours avec sa femme sans bonnet de nuit, quoiqu'elle le priât d'en prendre[241]. C'est ce qui a fait dire que les véritables précieuses ont peur des bonnets de nuit.

Voiture et lui, comme nous dirons ailleurs[242], avoient une grande amitié l'un pour l'autre. Une fois M. de Pisani, durant une grande gelée, dit à quelqu'un: «Tenez, je n'ai qu'une chemise.—Hé! comment pouvez-vous faire? dit l'autre.—Comment je fais? reprit-il; je tremble toujours de froid.»

Il y avoit un gros gueux à une porte de l'hôtel de Rambouillet. Un jour, comme il lui demandoit, madame la marquise dit: «Il faut donner à ce pauvre homme.—Je m'en garderai bien, dit-il, je veux qu'il me prête de l'argent. J'ai ouï dire qu'il avoit plus de mille écus.»

Revenons au plaisir qu'avoit madame de Rambouillet à surprendre les gens. Elle fit faire un grand cabinet avec trois grandes croisées, à trois faces différentes, qui répondoient sur le jardin des Quinze-Vingts, sur le jardin de l'hôtel de Chevreuse, et sur le jardin de l'hôtel de Rambouillet. Elle le fit bâtir, peindre et meubler, sans que personne de cette grande foule de gens qui alloient chez elle s'en fût aperçu. Elle faisoit passer les ouvriers par-dessus la muraille pour aller travailler de l'autre côté, car le cabinet est en saillie sur le jardin des Quinze-Vingts. Le seul M. Arnauld eut la curiosité de monter sur une échelle qu'il trouva appuyée à la muraille du jardin; mais quelqu'un l'appela qu'il n'étoit encore qu'au second échelon: depuis il n'y pensa plus. Un soir donc qu'il y avoit grande compagnie à l'hôtel de Rambouillet, tout d'un coup on entend du bruit derrière la tapisserie, une porte s'ouvre, et mademoiselle de Rambouillet, aujourd'hui madame de Montausier, vêtue superbement, paroît dans un grand cabinet tout-à-fait magnifique, et merveilleusement bien éclairé. Je vous laisse à penser si le monde fut surpris. Ils savoient que derrière cette tapisserie il n'y avoit que le jardin des Quinze-Vingts[243], et sans avoir eu le moindre soupçon, ils voyoient un cabinet si beau, si bien peint et presqu'aussi grand qu'une chambre, qui sembloit apporté là par enchantement. M. Chapelain, quelques jours après, y fit attacher secrètement un rouleau de vélin, où étoit cette ode où Zyrphée, reine d'Argennes, dit qu'elle a fait cette loge pour mettre Arthénice à couvert de l'injure des ans; car, comme nous dirons bientôt, madame de Rambouillet avoit bien des incommodités. Auroit-on cru, après cela, qu'il se fût trouvé un chevalier, et encore un chevalier qui descend d'un des neuf preux[244], qui sans respecter la reine d'Argennes, ni la grande Arthénice, ôtât ce cabinet, que depuis on appela la loge de Zyrphée, une de ses plus grandes beautés? car M. de Chevreuse s'avisa de bâtir je ne sais quelle garde-robe dont la croisée qui donnoit sur son jardin fut bouchée. On lui en fit des reproches. «Il est vrai, dit-il, que M. de Rambouillet est mon bon ami et mon bon voisin, et que même je lui dois la vie; mais où vouloit-il que je misse mes habits?» Notez qu'il avoit quarante chambres de reste.

Depuis la mort de M. de Rambouillet, madame de Montausier a fait de l'appartement de monsieur son père un appartement magnifique et commode tout ensemble. Quand il fut achevé, elle voulut le dédier, et pour cela elle y donna à souper à madame sa mère. Elle, sa sœur de Rambouillet et madame de Saint-Étienne, qui étoit alors ici religieuse, la servirent à table, sans que pas un homme, pas même M. de Montausier, eût le crédit d'y entrer. Madame de Rambouillet fit aussi quelque chose à son appartement qui n'est pas moins beau, ni moins bien pratiqué, et je me souviens qu'on disoit à la mère et à la fille, voyant tant d'alcôves et d'oratoires, qu'elles prenoient tous les ans quelque chose sur l'hôtel de Chevreuse pour venger l'injure qu'on avoit faite à Zyrphée.

Un jour madame de Rambouillet, entrant dans ce cabinet, aperçut assez loin un grand jet d'eau qu'elle n'avoit point accoutumé de voir. Ce jet d'eau étoit dans le parterre du logement de Mademoiselle. On avoit dessein d'y faire un bassin, depuis on n'y pensa plus. On découvre ce parterre aisément de cette loge. Elle considéra qu'il n'y avoit pas si loin qu'on ne pût conduire cette eau facilement dans le jardin de l'hôtel de Rambouillet. Elle parle à madame d'Aiguillon pour en avoir la décharge, car la fontaine de l'hôtel de Rambouillet n'a qu'un filet d'eau. Madame d'Aiguillon fut quelque temps sans lui en rendre réponse, et madame de Rambouillet lui envoya ce madrigal pour l'en faire ressouvenir, car elle en a fait quelquefois de bien jolis:

MADRIGAL.

Orante, dont les soins obligent tout le monde,

Gardez que le cristal dont se forme cette onde,

Qui dans le grand parterre a son trône établi,

A la fin ne se perde au fleuve de l'oubli.

Mais il se trouva que cette eau n'avoit été conduite là qu'afin de la conduire après au Palais-Cardinal, c'est-à-dire que, comme il la falloit faire passer par là auprès, il fut de la bienséance d'en donner un peu à Mademoiselle; mais la décharge étoit pour remplir le grand rond d'eau du Palais-Cardinal.

Il est temps de parler des incommodités de madame de Rambouillet. Elle en a une dont il faut dire l'histoire, si on peut parler ainsi. Cela a fait croire à ceux qui ne voient les choses que de loin, qu'il y avoit de la vision.

Madame de Rambouillet pouvoit avoir trente-cinq ans ou environ, quand elle s'aperçut que le feu lui échauffoit étrangement le sang, et lui causoit des faiblesses. Elle qui aimoit fort à se chauffer ne s'en abstint pas pour cela absolument; au contraire, dès que le froid fut revenu, elle voulut voir si son incommodité continueroit; elle trouva que c'étoit encore pis. Elle essaya encore l'hiver suivant, mais elle ne pouvoit plus s'approcher du feu. Quelques années après, le soleil lui causa la même incommodité: elle ne se vouloit pourtant point rendre, car personne n'a jamais tant aimé à se promener et à considérer les beaux endroits du paysage de Paris. Cependant il fallut y renoncer, au moins pendant le soleil, car une fois qu'elle voulut aller à Saint-Cloud, elle n'étoit pas encore à l'entrée du Cours qu'elle s'évanouit, et on lui voyoit visiblement bouillir le sang dans les veines, car elle a la peau fort délicate. Avec l'âge son incommodité s'augmenta; je lui ai vu un érysipèle pour une poêle de feu qu'on avoit oubliée par mégarde sous son lit. La voilà donc réduite à demeurer presque toujours chez elle, et à ne se chauffer jamais. La nécessité lui fit emprunter des Espagnols l'invention des alcôves, qui sont aujourd'hui si fort en vogue à Paris. La compagnie se va chauffer dans l'antichambre. Quand il gèle, elle se tient sur son lit, les jambes dans un sac de peau d'ours, et elle dit plaisamment, à cause de la grande quantité de coiffes qu'elle met l'hiver, qu'elle devient sourde à la Saint-Martin, et qu'elle recouvre l'ouïe à Pâques. Pendant les grands et longs froids de l'hiver passé, elle se hasarda de faire un peu de feu dans une petite cheminée qu'on a pratiquée dans sa petite chambre à alcôve. On mettoit un grand écran du côté du lit qui, étant plus éloigné qu'autrefois, n'en recevoit qu'une chaleur fort tempérée. Cependant cela ne dura pas long-temps, car elle en reçut à la fin de l'incommodité; et cet été qu'il a fait un furieux chaud, elle en a pensé mourir, quoique sa maison fût fort fraîche.

Au dernier voyage qu'elle fit à Rambouillet, avant les barricades, elle y fit des prières pour son usage particulier, qui sont fort bien écrites. Ce fut à M. Conrart qu'elle les donna pour les faire copier par Jarry, cet homme qui imite l'impression, et qui a le plus beau caractère du monde[245]. Il les fit copier sur du vélin, et après les avoir fait relier le plus galamment qu'il put, il en fit un présent à celle qui en étoit l'auteur, s'il est permis d'user du masculin quand on parle d'une dame. Ce Jarry disoit naïvement: «Monsieur, laissez-moi quelques-unes de ces prières-là, car dans les Heures qu'on me fait copier quelquefois il y en a de si sottes que j'ai honte de les transcrire.»

Dans ce voyage de Rambouillet, elle fit dans le parc une belle chose; mais elle se garda de le dire à ceux qui la furent voir. J'y fus attrapé comme les autres. Chavaroche, intendant de la maison, autrefois gouverneur du marquis de Pisani, eut charge de me faire tout voir. Il me fit faire mille tours; enfin il me mena en un endroit où j'entendis un grand bruit, comme d'une grande chute d'eau. Moi qui avois toujours ouï dire qu'il n'y avoit que des eaux basses à Rambouillet, imaginez-vous à quel point je fus surpris, quand je vis une cascade, un jet et une nappe d'eau dans le bassin où la cascade tomboit, un autre bassin ensuite avec un gros bouillon d'eau, et au bout de tout cela un grand carré, où il y a un jet d'eau d'une hauteur et d'une grosseur extraordinaires, avec une nappe d'eau encore qui conduit toute cette eau dans la prairie où elle se perd. Ajoutez que tout ce que je viens de vous représenter est ombragé des plus beaux arbres du monde. Toute cette eau venoit d'un grand étang qui est dans le parc en un endroit plus élevé que le reste. Elle l'avoit fait conduire par un tuyau hors de terre, si à propos, que la cascade sortoit d'entre les branches d'un chêne, et on avoit si bien entrelacé les arbres qui étoient derrière celui-là, qu'il étoit impossible de découvrir ce tuyau. La marquise, pour surprendre M. de Montausier, qui y devoit aller, fit travailler avec toute la diligence imaginable. La veille de son arrivée, on fut obligé, la nuit étant survenue, de mettre plusieurs lanternes sur les arbres et d'éclairer les ouvriers avec des flambeaux; mais sans compter pour rien le plaisir que lui donna le bel effet que faisoient toutes ces lumières entre les feuilles des arbres et dans l'eau des bassins et du grand carré, elle eut une joie étrange de l'étonnement où se trouva le lendemain le marquis, quand on lui montra tant de belles choses.

Madame de Rambouillet a toujours un peu trop affecté de deviner certaines choses. Elle m'en a conté plusieurs qu'elle avoit devinées ou prédites. Le feu Roi étant à l'extrémité, on disoit: «Le Roi mourra aujourd'hui;» puis: «Il mourra demain.—Non, dit-elle, il ne mourra que le jour de l'Ascension, comme j'ai dit il y a un mois.» Le matin de ce jour-là on dit qu'il se portoit mieux: elle soutint qu'il mourroit dans le jour; en effet, il mourut le soir[246]. Elle ne pouvoit souffrir le Roi. Il lui déplaisoit étrangement: tout ce qu'il faisoit lui sembloit contre la bienséance. Mademoiselle de Rambouillet disoit: «J'ai peur que l'aversion que ma mère a pour le Roi ne la fasse damner.»

Elle devina, en regardant par la fenêtre à la campagne, qu'un homme qui venoit à cheval étoit un apothicaire. Elle le lui envoya demander, et cela se trouva vrai. Une fois mademoiselle de Bourbon[247] et mademoiselle de Rambouillet se divertissoient à deviner le nom des passans. Elles appelèrent un paysan: «Compère, ne vous appelez-vous pas Jean? Oui, mesdemoiselles, je m'appelle Jean f.....à votre service.»

Madame de Rambouillet est un peu trop complimenteuse pour certaines gens qui n'en valent pas trop la peine; mais c'est un défaut que peu de personnes ont aujourd'hui, car il n'y a plus guère de civilité. Elle est un peu trop délicate, et le mot de teigneux dans une satire, ou dans une épigramme, lui donne, dit-elle, une vilaine idée. On n'oseroit devant elle prononcer le mot de cul. Cela va dans l'excès, surtout quand on est en liberté. Son mari et elle vivoient un peu trop en cérémonie.

Hors qu'elle branle un peu la tête, et cela lui vient d'avoir trop mangé d'ambre autrefois, elle ne choque point encore, quoiqu'elle ait près de soixante-dix ans[248]. Elle a le teint beau, et les sottes gens ont dit que c'étoit pour cela qu'elle ne vouloit point voir le feu, comme s'il n'y avoit point d'écrans au monde. Elle dit que ce qu'elle souhaiteroit le plus pour sa personne, ce seroit de se pouvoir chauffer tout son saoul. Elle alla à la campagne l'automne passé, qu'il ne faisoit ni froid ni chaud; mais cela lui arrive rarement, et ce n'étoit qu'à une demi-lieue de Paris. Une maladie lui rendit les lèvres d'une vilaine couleur; depuis elle y a toujours mis du rouge. J'aimerois mieux qu'elle n'y mît rien. Au reste, elle a l'esprit aussi net, et la mémoire aussi présente que si elle n'avoit que trente ans. C'est d'elle que je tiens la plus grande et la meilleure partie de ce que j'ai écrit et de ce que j'écrirai dans ce livre. Elle lit toute une journée sans la moindre incommodité, et c'est ce qui la divertit le plus. Je la trouve un peu trop persuadée, pour ne rien dire de pis, que la maison des Savelli est la meilleure maison du monde.

MADAME DE MONTAUSIER[249].

Madame de Montausier s'appelle Julie-Lucine d'Angennes. Lucine est le nom d'une sainte de la maison des Savelles. Sa mère et sa grand'mère l'ont porté toutes deux; et, pour l'ordinaire, dans cette maison, on ajoutoit toujours ce nom à celui qu'on donnoit aux filles en les baptisant.

Après Hélène, il n'y a guère eu de personnes dont la beauté ait été plus généralement chantée. Cependant ce n'a jamais été une beauté. A la vérité, elle a toujours la taille fort avantageuse. On dit qu'en sa jeunesse elle n'étoit point trop maigre, et qu'elle avoit le teint beau. Je veux croire, cela étant ainsi, que dansant admirablement, comme elle faisoit, qu'avec l'esprit et la grâce qu'elle a toujours eus, c'étoit une fort aimable personne. Ses portraits feront foi de ce que je viens de dire[250].

Elle a eu des amans de plusieurs sortes. Les principaux sont Voiture et M. de Montausier d'aujourd'hui; mais Voiture étoit plutôt un amant de galanterie, et pour badiner, qu'autrement; aussi le faisoit-elle bien soutenir[251]; mais, pour M. de Montausier, c'étoit un mourant d'une constance qui a duré plus de treize ans. Les lettres de Voiture, ses vers, ceux de M. Arnauld, parlent sans cesse de l'esprit merveilleux de mademoiselle de Rambouillet. Mademoiselle de Bourbon[252], qui étoit de beaucoup plus jeune, et qui étoit encore enfant, la tourmentoit tous les jours pour lui faire des contes. Mademoiselle de Rambouillet, ayant épuisé toutes les nouvelles qu'elle avoit pu trouver, s'avisa d'en composer une. Elle fit cette petite histoire de Zélide et Alcidalis dont il est fait mention plus d'une fois dans les lettres de Voiture. On dit qu'une nuit qu'elle ne pouvoit dormir, elle l'inventa, et que Voiture se chargea de la mettre par écrit. Il en a fait la plus grande partie; je n'ai pu encore la voir, parce qu'on l'a portée par mégarde à Angoulême. Cela ne sauroit être bien écrit, car Voiture n'étoit pas capable d'un autre style que du style de badinerie ou de galanterie badine. On m'a assuré qu'il n'y a rien de mieux inventé: si cela est, et que cette histoire me tombe entre les mains, je tâcherai de la réformer ou de la refaire tout de nouveau[253].

Vous trouvez à tout bout de champ dans Voiture des exclamations sur les lettres qu'il reçoit de mademoiselle de Rambouillet, et que même elle écrivoit fort bien en vieux style. On a perdu tout cela, et je n'ai rien pu recouvrer que quelques lettres d'elle à madame la Princesse, écrites avant le siége de La Rochelle, qui est un temps où l'on ne s'étoit pas encore autrement avisé de bien écrire. Il y a pourtant des choses dites avec beaucoup de délicatesse. Ces lettres (ce qui est notable) furent trouvées chez M. le cardinal de La Valette, après sa mort[254].

J'ai déjà dit l'amitié qui étoit entre madame d'Aiguillon et elle; or, quand madame d'Aiguillon eut le don des coches, elle lui en donna pour cinq ou six mille livres de rente; l'autre ne les vouloit point prendre. «Je n'ai besoin de rien, disoit-elle; si j'étois en nécessité, cela seroit bon.» Madame d'Aiguillon répondoit: «Ce n'est point un don que je vous fais; c'est simplement vous faire part d'une gratification du Roi.» Enfin mademoiselle de Rambouillet fut condamnée. Depuis, il y a eu quasi une pareille dispute entre madame de Rambouillet et M. de Montausier. Il avoit fait je ne sais quelle affaire avec le Roi sur les deniers de son gouvernement; car tous gouverneurs, mais lui moins que les autres, sont tous partisans. Il vouloit que madame de Rambouillet en eût le bénéfice pour se rembourser des rentes sur les aides de Xaintes dont elle n'est point payée. Elle ne le voulut pas, et la petite de Montausier lui disoit: «Ma grand'maman, vous dites que mon papa est opiniâtre, mais je trouve que vous l'êtes bien plus que lui.» Montausier et sa femme en usent fort bien avec la marquise et avec leur sœur mademoiselle de Rambouillet.

On avoit parlé autrefois de marier[255] madame de Montausier à feu M. de Montausier, aîné de celui-ci. Ce fut madame Aubry qui en parla, mais après elle s'avisa de le garder pour elle. En arrivant à la cour, la première connoissance qu'il fit fut celle de cette dame. Un jour qu'elle lui parloit de madame et de mademoiselle de Rambouillet: «Hé, madame, lui dit-il, menez-m'y!—Menez-m'y! répondit-elle, allez, Xaintongeois, apprenez à parler, et puis je vous y mènerai.» En effet, elle ne l'y voulut mener de trois mois. La guerre appela bientôt après le marquis en Italie. Il se jeta dans Casal, et eut bonne part aux exploits qui s'y firent. Il arrêta toute l'armée du duc de Savoie devant Ponsdès, terre qui n'étoit point en état d'être défendue. Étant amoureux d'une dame en Piémont, et la ville où elle étoit ayant été assiégée, il se déguisa en capucin pour y entrer, y entra, et la défendit. Un jour en contant cela à sa mère, et comme cette femme l'avoit reçu, il s'emporta tellement que, sans songer à qui il parloit, il lui dit: «Je la trouvai seule un jour, et je la ......» Il trancha le mot; mais revenant à soi et voyant qu'il parloit à sa mère, il se lève, fuit, tire la porte et s'en va du logis. Sa mère l'aimoit passionnément.

M. de Rohan parle de lui comme d'un homme qui avoit beaucoup de génie pour la guerre. Son frère est un homme à se jeter dans un feu, mais il n'a point de génie pour la guerre.

Au retour, madame Aubry, pour avoir un prétexte, fit courir le bruit qu'elle le vouloit marier avec sa fille, aujourd'hui madame de Nermoutier[256], qui, étant encore trop jeune, leur servit de couverture près de quatre ans. Or, cette madame Aubry étoit fort agréable, avoit le teint beau, la taille jolie, et étoit fort propre, mais elle ne pouvoit pas passer pour belle; en récompense elle ne manquoit point d'esprit et chantoit si bien, qu'elle ne cédoit qu'à mademoiselle Paulet. Au reste, inquiète, soupçonneuse et toute propre à faire enrager un galant comme le marquis, qui étoit naturellement coquet[257], elle lui donnoit tant de peine que c'est sur cela que madame de Rambouillet, comme on voit dans les lettres de Voiture, nomme son tourment l'enfer d'Anastarax, car elle eut une bizarrerie qui pensa faire perdre patience à son pauvre galant. Un jour quelle n'étoit pas comme les autres à l'hôtel de Rambouillet, on fit en badinant certains vers qu'on lui envoya[258], où il y avoit en un endroit:

Chacun n'a pas le nez si beau,

Voyez celui de Bineau[259].

Elle alla prendre cela de travers, dit que tout le monde ne pouvoit pas être beau, et défendit au marquis, sur peine de la vie, de mettre le pied à l'hôtel de Rambouillet. Il n'y alloit effectivement qu'en cachette. Ce fut durant cette querelle que le nain de Julie (on appeloit alors ainsi M. Godeau) lui ôta son épée, comme il n'y songeoit pas, et, la lui portant à la gorge, lui cria qu'il falloit abandonner le parti de madame Aubry. Enfin elle en fit tant, que le cavalier la planta là. Le déplaisir qu'elle en eut fut si grand, qu'après avoir fait une confession générale, elle se mit au lit et mourut.

Par hasard madame de Rambouillet regardant un jour dans la main du marquis, dit: «Mon Dieu, je ne sais d'où cela me vient, mais le cœur me dit que vous tuerez une femme.» Le marquis fit bien un plus étrange pronostic en s'en allant à la Valteline; car il dit à mademoiselle de Rambouillet qu'il seroit tué cette campagne-là, et que son frère, plus heureux que lui, l'épouseroit. En effet, il reçut un coup de pierre à la tête dont il mourut. On le vouloit trépaner: «Je ne le souffrirai pas, dit-il, il y a assez de fous au monde sans moi.» Ce cavalier étoit né pour la cour; il étoit bien fait et avoit l'esprit accort. Il a été, dit-on, le premier qui ait pris la perruque. Il n'avoit pas assez de cheveux; il se les fit couper, et prit pour valet-de-chambre un perruquier. Il étoit si ambitieux, qu'il avouoit en riant qu'il n'y avoit personne au monde qu'il ne laissât pendre volontiers, s'il ne tenoit qu'à cela qu'il eût un royaume[260]. A cause de cette ambition, madame de Rambouillet l'appela el Rey de Georgia, sur la nouvelle qui vint qu'un particulier s'étoit fait roi de ce pays-là.

J'ai appris que, comme ami intime du cardinal de La Valette, il s'étoit rendu fort familier à l'hôtel de Condé, et que mademoiselle de La Coste lui avoit fort servi à se mettre bien dans l'esprit de mademoiselle de Bourbon. Il fut sa première inclination. M. le comte (de Soissons), qui la vouloit épouser en ce temps-là, en eut de la jalousie. On éloigna La Coste, qui devenoit trop confidente de Mademoiselle; on ne voulut plus qu'elle allât si souvent à l'hôtel de Condé.

M. de Salles, son cadet, devenu l'aîné, quoiqu'il y eût quatre ans qu'il aimoit mademoiselle de Rambouillet, dont il étoit devenu amoureux dès qu'il la vit, ne se déclara pourtant point qu'il ne fût maréchal-de-camp et gouverneur d'Alsace. Il y a apparence que son aîné n'ignoroit pas sa passion, et que c'est ce qui lui fit dire que ce frère plus heureux que lui épouseroit un jour mademoiselle de Rambouillet. Je ne doute point que celle-ci même ne s'en aperçût, car dès le temps du roi de Suède, il avoit commencé à travailler à la Guirlande de Julie, dont nous parlerons ensuite. M. de Montausier porta sa passion partout avec lui. Il faisoit des vers, il en parloit, tout cela ne servoit de rien. Mademoiselle de Rambouillet disoit qu'elle ne vouloit point se marier. Lui, plus épris, ou plus opiniâtre que jamais, persévéra toujours.

Trois ou quatre ans avant que de l'épouser, il lui envoya la Guirlande de Julie. C'est une des plus illustres galanteries qui aient jamais été faites. Toutes les fleurs en étoient enluminées sur du vélin, et les vers écrits aussi sur du vélin, ensuite de chaque fleur, et le tout de cette belle écriture de Jarry dont j'ai parlé[261]. Le frontispice du livre est une guirlande au milieu de laquelle est le titre:

La Guirlande de Julie, pour mademoiselle de Rambouillet, Julie-Lucine d'Angennes.

et à la feuille suivante, il y a un Zéphir qui épand des fleurs. Le livre est tout couvert des chiffres de mademoiselle de Rambouillet. Il est relié de maroquin du Levant des deux côtés, au lieu qu'aux autres livres il y a du papier marbré seulement. Il y a une fausse couverture de frangipane[262].

Mademoiselle de Rambouillet reçut ce présent, et même remercia tous ceux qui avoient fait des vers pour elle. Il n'y eut pas jusqu'à M. le marquis de Rambouillet qui n'en fît. On y voit un madrigal de sa façon[263]. Le seul Voiture, qui n'aimoit pas la foule, ou qui peut-être ne vouloit point être comparé, ne fit pas un pauvre madrigal; il est vrai que les chiens de M. de Montausier et les siens n'ont jamais trop chassé ensemble. Mais cela ne vient pas de là seulement, car à la mort du marquis de Pisani, son grand ami, il ne fit rien non plus, quoique tant de gens eussent fait des vers.

Notre marquis, voyant que sa religion étoit un obstacle à son dessein, en change. Il dit qu'on se peut sauver dans l'une et dans l'autre; mais il le fit d'une façon qui sentoit bien l'intérêt[264]. Il traite des gouvernements de M. de Brassac[265], mari de sa tante, pour deux cent mille livres. Il eut bien du bonheur en cette affaire, car M. de Brassac étant tombé malade, madame d'Aiguillon, qui vouloit servir Montausier, pour le faire épouser à son amie, fit en sorte auprès du cardinal Mazarin, sur l'esprit duquel elle avoit alors du pouvoir, qu'on ne scella point les provisions de Montausier, et que Brassac étant mort de cette maladie, on supprima ces provisions, et on en expédia de nouvelles comme d'un gouvernement vacant par mort. Ainsi les héritiers de Brassac perdirent cent mille francs; car pour les autres, madame de Brassac, qui avoit la moitié à tout, les lui donnoit, en cas qu'il ne mourût point le premier sans enfants. Enfin il eut tout le bien de sa tante quelque temps après.

Madame d'Aiguillon espéroit que madame de Montausier pourroit devenir dame d'honneur; le prétexte étoit que madame de Brassac l'avoit été, et je pense qu'on ne manqua pas de le lui dire pour la persuader à se marier. Je remarque bien que c'est ce qu'elle souhaiteroit le plus au monde, et il n'y a guère de femme qui y fût plus propre.

Le marquis, se voyant gouverneur de Xaintonge et d'Angoumois[266], fit parler à mademoiselle de Rambouillet par mademoiselle Paulet, par madame de Sablé, et par madame d'Aiguillon même. Elle l'estimoit, mais elle avoit aversion pour le mariage. Madame d'Aiguillon, en lui représentant la passion du cavalier, lui disoit: «Ma fille, ma fille, il n'y a rien de tel devant Dieu, cela donne dévotion.» On en fit dire un mot par la Reine; le cardinal même vint en parler à mademoiselle de Rambouillet. En ce temps-là il n'étoit pas si établi qu'il est à cette heure, et il mitonnoit madame d'Aiguillon pour faire épouser le duc de Richelieu à une de ses nièces. Madame de Rambouillet se plaignoit alors de la dureté de sa fille; ce fut ce qui fit l'affaire, car, de peur de fâcher sa mère, elle s'y résolut, et changea du soir au matin. La veille elle étoit aussi éloignée du mariage que jamais. «Je l'aurois fait, disoit-elle, pour l'amour de lui, sans tous ses gouvernements, si j'avois eu à le faire.» Je pense pourtant qu'elle considéra aussi que d'une vieille fille elle devenoit une nouvelle mariée, et telle jeune femme qui ne lui eût pas cédé, et ne l'eût pas crue, la regarda aussitôt comme une personne de qui elle pourroit apprendre à bien vivre; et puis, comme j'ai déjà remarqué, cela la remettoit tout de nouveau dans le monde, et elle aime fort les divertissements.

Dès qu'elle eut pris sa résolution, elle fit les choses de fort bonne grâce. Il est vrai qu'elle se fût bien passée de proposer de remettre après la campagne. Montausier devoit commander en Allemagne un corps séparé de six mille hommes; mais M. de Turenne l'empêcha. Pisani partit devant les noces pour suivre M. le Prince. Il dit en partant: «Montausier est si heureux, que je ne manquerai pas de me faire tuer, puisqu'il va épouser ma sœur.» Il n'y manqua pas en effet.

Ce fut à Ruel que les noces se firent; et par une rencontre plaisante, celui qu'on appeloit autrefois le nain de la princesse Julie[267], fut celui-là même qui les épousa. Le marié avoit une telle enragerie, si j'ose ainsi dire, que, s'allant coucher, il jeta sa robe de chambre dès l'entrée de la chambre. Le chevalier de Rivière disoit en riant que le marié, à la vérité, avoit consommé le mariage, mais que le reste de la nuit s'étoit passé en beaux sentiments. Il est plus jeune qu'elle; elle avoit trente-huit ans. Les vingt-quatre violons, ayant su que mademoiselle de Rambouillet se marioit, vinrent d'eux-mêmes lui donner une sérénade, et lui dirent qu'elle avoit fait tant d'honneur à la danse, qu'ils seroient bien ingrats s'ils ne lui en témoignoient quelque reconnoissance.

Elle eut une querelle pour cette noce avec la marquise de Sablé, qui se plaignit qu'elle ne l'avoit pas conviée. L'autre juroit qu'elle lui avoit dit que ce seroit une incivilité de lui donner la peine de faire six lieues, à elle qui étoit quasi toujours sur son lit et qui n'étoit pas autrement portative, car ce fut ce terme qui la choqua le plus. La marquise irritée, quoiqu'on l'eût reconviée après, n'en voulut point ouïr parler, et pour montrer qu'elle étoit aussi portative qu'une autre, elle monte en carrosse, en dessein d'aller voltiger, et se faire voir autour de Ruel. Pour cela une demoiselle à elle, appelée La Morinière, à qui elle avoit fait apprendre à connoître les vents, regarde bien la girouette, et après l'avoir assurée qu'il n'y avoit point d'orage à craindre, on part; mais elle ne fut pas plus tôt au-delà du pont de Nully[268] que voilà tout le ciel brillant d'éclairs. La frayeur la prend; elle fait toucher à Paris, et le tonnerre étant assez fort, quoiqu'elle eût une grosse bourse de reliques, elle se cache dans les carrières de Chaillot, avec protestation de ne songer plus à se venger. A quelques jours de là la paix se fit.

Elle eut une bien plus grande querelle avec La Moussaye. Voici apparemment d'où cela vint. M. d'Enghien, étant à Furnes, en belle humeur, dit à table qu'il croyoit qu'il faudroit un brin d'estoc pour sauter d'un bout à l'autre du... de madame de Montausier. La Moussaye ne dit rien, mais il rit de cette plaisante vision incomparablement plus que les autres. Madame de Montausier, au retour de cette campagne, déclara à La Moussaye qu'elle ne seroit plus son amie, et qu'il lui avoit fait un fort vilain tour. «Moi, dit-il, madame, je serois le plus lâche des hommes, car sans vous j'aurois été chassé d'auprès M. d'Enghien; vous fîtes que madame d'Aiguillon fit parler M. le cardinal à M. le Prince.—Eh bien! lui répondit-elle, vous êtes donc le plus lâche des hommes.» M. d'Enghien voulut savoir d'elle ce que c'étoit, elle n'en voulut rien dire. On voit dans la lettre que Voiture écrit pour elle en Catalogne qu'elle étoit encore en colère. La Moussaye est mort depuis sans avoir fait sa paix. On a cru que c'étoit cette raillerie qui en fut la cause, puisqu'elle ne l'avoit pas voulu dire.

Depuis son mariage, madame de Montausier est devenue un peu cabaleuse. Elle veut avoir cour; elle a des secrets avec tout le monde; elle est de tout, et ne fait pas toute la distinction nécessaire. Je tiens que mademoiselle de Rambouillet valoit mieux que madame de Montausier. Elle est pourtant bonne et civile, mais il s'en faut bien que ce soit sa mère, car sa mère n'a pas les vices de la cour comme elle. Elle dit une plaisante chose à quelqu'un qui lui demandoit pourquoi elle ne laissoit pas M. de Montausier solliciter ses pensions. «Hé! dit-elle, s'il alloit battre M. d'Emery[269], ce seroit bien le moyen d'être payé.» En effet, M. de Montausier est un homme tout d'une pièce; madame de Rambouillet dit qu'il est fou à force d'être sage. Jamais il n'y en eut un qui eût plus de besoin de sacrifier aux Grâces. Il crie, il est rude, il rompt en visière, et s'il gronde quelqu'un, il lui remet devant les yeux toutes ses iniquités passées. Jamais homme n'a tant servi à me guérir de l'humeur de disputer. Il vouloit qu'on fît deux citadelles à Paris, une au haut et une au bas de la rivière, et dit qu'un roi, pourvu qu'il en use bien, ne sauroit être trop absolu, comme si ce pourvu étoit une chose infaillible. A moins qu'il ne soit persuadé qu'il y va de la vie des gens, il ne leur gardera pas le secret. Sa femme lui sert furieusement dans la province. Sans elle la noblesse ne le visiteroit guère: il se lève là à onze heures comme ici, et s'enferme quelquefois pour lire, n'aime point la chasse, et n'a rien de populaire. Elle est tout au rebours de lui. Il fait trop le métier de bel esprit pour un homme de qualité, ou du moins il le fait trop sérieusement. Il va au Samedi fort souvent[270]. Il a fait des traductions; regardez le bel auteur qu'il a choisi: il a mis Perse en vers français. Il ne parle quasi que de livres, et voit plus régulièrement M. Chapelain et M. Conrart que personne. Il s'entête, et d'assez méchant goût; il aime mieux Claudian que Virgile. Il lui faut du poivre et de l'épice. Cependant, comme nous dirons ailleurs, il goûte un poème qui n'a ni sel ni sauge: c'est la Pucelle, par cela seulement qu'elle est de Chapelain. Il a une belle bibliothèque à Angoulême.

En récompense c'est un bon serviteur du Roi. Il le fit bien voir en 1652. Pour peu qu'il eût voulu donner de soupçons au cardinal quand M. le Prince étoit en Xaintonge, le cardinal l'eût fait tout ce qu'il eût voulu être. Mais il ne voulut point escroquer le bâton de maréchal de France, aussi ne l'a-t-il pu avoir quand il l'a demandé. On disoit qu'il avoit dit: «Je ne pense point au brevet[271]; ma femme a bonnes jambes, elle se tiendra bien debout.» D'ailleurs il n'a qu'une fille[272].

Je me souviens que madame de Montausier, qui n'étoit pas jeunette, fut fort malade en accouchant. On envoya Chavaroche, qui étoit un peu amoureux d'elle il y avoit long-temps, quérir la ceinture Sainte-Marguerite à l'abbaye Saint-Germain. C'étoit en été à la pointe du jour. De chagrin qu'il avoit, on dit qu'il gronda les moines qu'il trouva encore au lit. «Il vous fait beau voir, disoit-il entre ses dents, d'être encore au lit, et madame de Montausier est en danger.» Elle eut deux fils tout de suite. L'aîné mourut à trois ans d'une chute, et l'autre pour n'avoir jamais voulu prendre une autre nourrice que la sienne qui perdit son lait. Celui-ci eût été le digne fils de son père, car il falloit qu'il fût bien têtu.

Madame de Montausier mena une fois sa sœur de Rambouillet[273] en Angoumois. M. de La Rochefoucauld leur donna une chasse magnifique; à tous les relais, il y avoit collation et musique. A Xaintes, elles faisoient le cours à cheval dans la prairie, le long de la Charente, et il s'y trouvoit assez grand nombre de carrosses, car toutes les dames des environs s'y rendoient. Elles allèrent voir l'armée navale, et au retour elles reçurent le maréchal de Gramont avec le canon, et le firent complimenter par le présidial en corps. Pour lui, il leur disoit plaisamment: «Venez jusqu'à Bayonne et m'avertissez, afin que je fasse tenir des baleines toutes prêtes.» Cette réception fit une querelle. Le maréchal d'Albret passa aussi par Angoulême; on ne lui fit point de fanfares. Il y fut quatre jours, et après cela il s'avisa de se fâcher de ce qu'on ne l'avoit pas traité comme le maréchal de Gramont. On répondit que ce n'étoit pas comme maréchal de France, mais comme un ancien ami qu'on l'avoit traité ainsi. «Ah! ne suis-je pas aussi votre ami.» Le président de Guénégaud se plaignit aussi de ce qu'étant président aux enquêtes du parlement de Paris, le présidial n'étoit pas allé chez lui en corps. Je crois que cela ne se doit point.

Mademoiselle de Rambouillet, entendant cela, dit brusquement: «Hé! de quoi s'avise ce président de Guénégaud de nous venir aussi chicaner?» Ils se plaignirent encore de cela; enfin la cour en eut vent, car, à cause de certaines gens de guerre qu'il falloit faire vivre sur le pays, le maréchal prétendoit avoir sujet de n'être pas content de M. de Montausier. Enfin cela s'apaisa.

Il y eut bien des gentilshommes mal satisfaits de mademoiselle de Rambouillet. Une fois elle dit tout haut à quelqu'un qui venoit de la cour: «Je vous assure qu'on a grand besoin de quelques rafraîchissements, car sans cela on mourroit bientôt ici.»

Il y eut un gentilhomme qui dit hautement qu'il n'iroit point voir M. de Montausier tandis que mademoiselle de Rambouillet y seroit, et qu'elle s'évanouissoit quand elle entendoit un méchant mot[274]. Un autre, en parlant à elle, hésita long-temps sur le mot d'avoine, avoine, avene, aveine. «Avoine, avoine, dit-il, de par tous les diables! on ne sait comment parler céans.» Mademoiselle de Rambouillet trouva cette boutade si plaisante qu'elle l'en aima toujours depuis. Madame de Montausier, dès qu'elle voyoit arriver un gentilhomme, s'informoit de son nom et de tout le reste, et à table, ou en causant, le nommoit par son nom, lui demandoit des nouvelles de sa famille; cela les charmoit. Sans elle Montausier n'auroit pas un gentilhomme à lui. Il rompt en visière, si l'on fait quelque malpropreté à table. Une fois, faute de siéges, car il y avoit bien des gens dans la chambre, un gentilhomme, nommé Langallerie[275], s'assit sur la table sur laquelle Montausier avoit le coude appuyé. Cela ne plut pas à M. le gouverneur, mais il eut tort de le chatouiller, comme il fit, car après il lui dit sérieusement: «Vous avez le cul un peu près de mon nez, et vous perdez le respect.» L'autre parla assez hardiment; Montausier s'emporte, appelle ses gardes. «Prenez-le-moi.» Langallerie, au lieu de dire simplement Je cède à la force, met l'épée à la main. Il falloit périr en cette rencontre-là, et non pas se laisser mener en prison comme il fit. Il y fut quinze jours. Montausier est un peu amoureux de Pelloquin; mais madame de Montausier la fait bien soutenir, la traite bien, mais lui rabat fort son caquet quand il le faut. C'étoit une fille à elle qu'on a mariée avec un gentilhomme de M. de Montausier, à qui on à donné la lieutenance de roi de la ville et citadelle de Xaintes. Il s'appelle La Grange.

Parlons un peu de leur fille. Cette enfant, car elle n'a encore que onze ans, a dit de jolies chose, dès qu'elle a été sevrée. On amena un renard chez son papa; ce renard étoit à M. de Grasse. Dès qu'elle l'aperçut elle mit ses mains à son collier; on lui demanda pourquoi: «C'est de peur, dit-elle, que le renard ne me le vole: ils sont si fins dans les Fables d'Ésope.» Quelques mois après on lui disoit: «Tenez, voilà le maître du renard; que vous en semble?—Il me semble, dit-elle, encore plus fin que son renard.» Elle pouvoit avoir six ans quand M. de Grasse lui demanda combien il y avoit que sa grande poupée avoit été sevrée: «Et vous, combien y a-t-il? lui dit-elle, car vous n'êtes guère plus grand[276]

A cause de la petite vérole de sa tante de Rambouillet, on la mit dans une maison là auprès. Une dame l'y fut voir: «Et vos poupées, mademoiselle, lui dit-elle, les avez-vous laissées dans le mauvais air?—Pour les grandes, répondit-elle, madame, je ne les ai pas ôtées, mais pour les petites, je les ai amenées avec moi.» A propos de poupées, elle avoit peut-être sept ans quand la petite Des Réaux[277] la fut voir. Cette autre est plus jeune de deux ans. Mademoiselle de Montausier la vouloit traiter d'enfant, et lui disoit en lui montrant ses poupées: «Mettons dormir celle-là.—J'entends bien, disoit l'autre, ce que vous voulez dire.—Non, tout de bon, reprenoit-elle, elles dorment effectivement.—Voire! je sais bien que les poupées ne dorment point, répliquoit l'autre.—Je vous assure que si qu'elles dorment, croyez-moi; il n'y a rien de plus vrai.—Elles dorment donc, puisque vous le voulez,» dit la petite Des Réaux avec un air dépité; et en sortant elle dit: «Je n'y veux plus retourner, elle me prend pour une enfant.»

On lui demandoit laquelle étoit la plus belle, de madame de Longueville, ou de madame de Châtillon qu'elle appeloit sa belle-mère. «Pour la vraie beauté, dit-elle, ma belle-mère est la plus belle.» Elle disoit à un gentilhomme de son papa: «Je ne veux pas seulement que vous me baisiez en imagination.»

Elle faisoit souvent un même conte. Madame de Montausier disoit: «Fi! fi! où avez-vous appris cela?—Attendez, dit cette enfant, ne seroit-ce point de ma grand'maman de Montausier?» Cela se trouva vrai.

Elle disoit qu'elle vouloit faire une comédie: «Mais, ma grand'maman, ajoutoit-elle, il faudra que Corneille y jette un peu les yeux, avant que nous la jouiions.»

Un page de son père, qui étoit fort sujet à boire, s'étant enivré, le lendemain elle lui voulut faire des réprimandes. «Voyez-vous, lui disoit-elle, pour toutes ces choses-là, je suis tout comme mon papa, vous n'y trouverez point de différence.»

On lui dit: «Prenez ce bouillon pour l'amour de moi.—Je le prendrai, dit-elle, pour l'amour de moi, et non pour l'amour de vous.»

Un jour elle prit un petit siége et se mit auprès du lit de madame de Rambouillet. «Or çà, ma grand'maman, dit-elle, parlons d'affaires d'Etat, à cette heure que j'ai cinq ans.» Il est vrai qu'en ce temps-là on ne parloit que de fronderie.

M. de Nemours, alors archevêque de Reims, lui disoit qu'il la vouloit épouser. «Monsieur, lui dit-elle, gardez votre archevêché: il vaut mieux que moi.»

Elle n'avoit que cinq ans quand on lui voulut faire tenir un enfant. Le curé de Saint-Germain la refusa, disant: «Elle n'a pas sept ans.—Interrogez-la,» lui dit-on. Il l'interrogea devant cent personnes; elle répondit fort assurément, il la reçut et lui donna bien des louanges.

Un jour qu'elle étoit couchée avec madame de Rambouillet, M. de Montausier la voulut tâter. «Arrêtez-vous, lui dit-elle, mon papa, les hommes ne mettent point la main dans le lit de ma grand'maman.»

C'étoit la consolation de cette grand'maman, quand elle demeura toute seule à Paris. A la mort de M. de Rambouillet, elle étoit fort touchée de la voir triste: «Consolez-vous, lui disoit-elle, ma grand'maman, Dieu le veut; ne voulez-vous pas ce que Dieu veut?» D'elle-même elle s'avisa de faire dire des messes pour lui. «Oh! dit sa gouvernante, si votre grand-papa, qui vous aimoit tant, savoit cela!—Eh! ne le sait-il pas, dit-elle, lui qui est devant Dieu?»

Elle n'avoit guère que neuf ans, qu'ayant lu la Fête des fleurs dans Cyrus, elle s'avisa d'elle-même d'en faire une représentation avec les filles du logis, et lorsque madame de Rambouillet ne songeoit à rien moins qu'à cela, cette enfant, avec ses compagnes, toutes en guirlandes, pour la divertir, lui vint jeter à ses pieds une grande mont-joie[278] de fleurs.

C'est dommage qu'elle ait les yeux de travers, car elle a la raison bien droite; pour le reste, elle est grande et bien faite. Elle s'est gâtée depuis pour l'esprit et pour le corps.

Au printemps de 1658, madame de Montausier se blessa. Elle eût bien fait de n'en rien dire, car c'étoit une espèce de miracle: elle avoit, au compte de sa mère, cinquante-quatre ans. La mère dit qu'elle est accouchée de madame de Montausier à seize ans; or madame de Rambouillet naquit durant les Etats de Blois (1588). Cela est aisé à calculer; cependant Julie eut la foiblesse de dire qu'elle s'étoit blessée, afin de ne pas passer pour si âgée. On en rit un peu. Madame Pilou[279] ne trouvoit nullement bon qu'elle eût dit cela. On a ouï dire céans[280] à madame de Montausier: «Quand j'étois en couches ce printemps.»

MADAME D'YÈRES[281],

MADAME DE SAINT-ÉTIENNE ET MADEMOISELLE DE RAMBOUILLET.

L'abbaye d'Yères, à quatre lieues de Paris, ayant vaqué, madame de Rambouillet la demanda pour sa seconde fille. Le cardinal de Richelieu en avoit déjà disposé en faveur d'une parente de M. Des Noyers; cependant on s'y obstina à cause de la proximité de Paris; et, par la faveur de madame d'Aiguillon, on en vint à bout. S'ils eussent su le peu de satisfaction qu'ils en devoient avoir, ils n'y eussent pas pris tant de peine. Dès que l'abbesse fut installée, elle déclara qu'elle ne vouloit point pour directeur celui que sa famille lui avoit destiné; elle en prit un autre. Elle traita mal deux de ses sœurs qu'on mit avec elle, ne fit rien de ce qu'il falloit faire pour mettre son abbaye en réputation; en un mot, elle n'a reçu en vingt-quatre ans que quatre religieuses; et il y avoit trois ans qu'elle étoit, avec des novices, en chambre garnie à Paris; et il n'y avoit plus en tout que six religieuses quand on obtint un bref du pape, car l'abbaye va directement au saint Siége, par lequel il nommoit pour directeur un prêtre de grande réputation, nommé M. de Blancpignon, qui l'est déjà des Carmélites et de deux ou trois autres ordres de filles dans Paris. Il va à Yères; elle s'y trouve, déclare qu'il est son ennemi; cependant elle ne le connoissoit pas, et elle obtient un nouveau bref du pape qui nomme M. l'archevêque de Sens. Elle l'avoit demandé, à cause que l'hôtel d'Yères[282] touche l'hôtel de Sens, et que l'archevêque avoit voulu en avoir quelques chambres pour sa commodité. Durant l'intervalle de ces deux brefs, M. de Blancpignon avoit dit qu'à moins de faire venir d'anciennes religieuses à Yères, on n'y sauroit remettre l'ordre; on en fit venir de Montmartre. L'abbesse d'Yères les pensa faire mourir de faim; madame de Montmartre fut contrainte de leur envoyer de quoi vivre. Ce second bref arrivé, on instruit le pape de la surprise qu'on lui avoit faite, et que ce qu'elle avoit exposé contre M. de Blancpignon étoit faux. Le pape le nomme derechef, et transfère l'abbesse aux filles de la Miséricorde. La supérieure de la maison la flatta pour faire faire madame sa nièce coadjutrice; cependant un beau jour elles se brouillèrent et se séparèrent. Voilà madame d'Yères logée chez un loueur de carrosses. Elle plaide et fait imprimer un factum, ou plutôt un libelle diffamatoire contre sa famille, et dit là-dedans que tout ce qu'elle souffre ne vient que de ce qu'elle n'a pas voulu faire sa sœur de Pisani coadjutrice, et elle envoie cela dans tous les couvens. Il n'y a rien de plus faux; on ne l'en a jamais pressée, et madame de Pisani la seroit de Saint-Étienne, si elle avoit voulu; mais c'est une bonne fille sans ambition, qui veut vivre dans une maison plus austère; et puis aujourd'hui (1663) madame de Montausier est trop bien à la cour pour manquer une bonne place pour sa sœur, si elle s'en mettoit bien en peine. Le Parlement ordonna que madame d'Yères seroit mise dans quelque maison religieuse, et on l'obligea à aller loger dans une maison où il y a une espèce de communauté de filles, dans la rue Saint-Antoine. Elle dit qu'on lui avoit démis deux côtes, en la pressant de sortir de chez elle; puis elles étoient rompues; enfin elle n'en ose plus parler. Le premier président a empêché que cela ne fût plaidé; il en a fait un procès par écrit[283].

Madame de Saint-Etienne, Louise-Isabelle d'Angennes, étoit religieuse à Yères avec madame de Pisani, sa sœur; mais il fallut les en tirer toutes deux, parce que madame d'Yères est une fort déraisonnable personne. M. de Montausier les alla quérir. Elles ont été, à plusieurs reprises, à l'hôtel de Rambouillet, à cause des troubles qui les empêchoient de demeurer à La Villette, où on les avoit mises en attendant.

Voici comment madame de Saint-Etienne eut cette abbaye. La pénultième abbesse de Saint-Etienne, croyant que Dieu en seroit mieux servi, remit l'élection dans cette maison, et, avec le consentement du Roi, obtint en cour de Rome tout ce qui étoit nécessaire pour ce nouvel établissement, avec cette exception toutefois que celle qui a été la dernière abbesse lui succéderoit. Cette dernière a vécu fort long-temps, et plus de dix ans avant sa mort, ses religieuses commencèrent à faire des brigues. Cela mit un tel désordre dans le couvent que cette pauvre abbesse, ayant quelque crédit auprès de madame La Palatine[284], qui avoit été quelque temps sa pensionnaire, la supplia très-humblement de faire en sorte que le roi nommât une coadjutrice, et qu'on remît les choses en leur premier état. Madame la Palatine en parle à madame la marquise de Rambouillet, qui obtient le brevet pour madame de Rambouillet, la religieuse. Aussitôt les cabaleuses de Saint-Etienne font les enragées jusqu'à enfermer leur abbesse, la traiter de radoteuse, et lui envoyer des poupées, comme si elle eût été en enfance. Elles se pourvoient contre la nomination du Roi. Enfin, après bien de la peine, tant par le support de l'archevêque, que par le crédit de la famille, l'affaire fut jugée au conseil d'en haut à l'avantage de madame de Rambouillet, et le sacre du Roi s'étant fait incontinent après, la Reine elle-même, car il ne falloit pas moins que cela, la mit en possession. Les rebelles furent assez insolentes pour déclarer à la Reine qu'elles ne reconnoîtroient jamais une coadjutrice; elles firent des protestations contre tout ce qui s'étoit fait, et les plus envenimées se retirèrent chez leurs parents. Celles qui étoient demeurées ne se plaignoient que d'une chose, c'est que leur coadjutrice ne faisoit rien qui leur donnât lieu de mordre sur elle; et peu après elles commencèrent à se radoucir. L'année suivante, M. et madame de Montausier et mademoiselle de Rambouillet y firent un voyage. La douceur et l'adresse de ces deux sœurs remirent quasi toutes les religieuses dans le devoir, mais l'humanité de M. de Montausier acheva de les réduire[285]. C'est ainsi qu'elles en parloient, et cela fit assez rire madame la marquise de Rambouillet. Il pensa bientôt après se repentir de son humanité, car ces bonnes filles l'assassinèrent de leurs lettres. Peu de temps après l'abbesse mourut, et la coadjutrice fut universellement reconnue de toutes les religieuses, excepté de la fille de M. Bodeau, dont nous parlerons ensuite[286]; mais elle revint après. En retournant de Reims, madame de Montausier et sa compagnie passèrent à Liancourt. On alla dire à madame de Liancourt que c'étoit madame la marquise de Rambouillet; elle en eut la plus grande joie du monde, car elle ne souhaite rien tant que de lui faire voir toutes les merveilles qu'elle a faites en ce beau lieu[287], mais quand elle vit que madame de Rambouillet n'y étoit pas, elle en eut un dépit étrange, et leur dit qu'elle avoit quelque envie de les renvoyer sans leur montrer sa maison.

Madame de Saint-Etienne a plus d'air de madame de Montausier que pas une de ses sœurs. Elle est gaie, caressante, bonne et spirituelle, mais non pas tant que madame de Montausier ni que mademoiselle de Rambouillet. Elle s'est gouvernée de sorte que toutes les religieuses et la ville même de Reims l'aiment extrêmement. Comme elle partoit pour venir ici cette année pour un procès, elle alla à Saint-Remi de Reims voir la sainte Ampoule; il y avoit une presse étrange. «Jésus! dit-elle, quelle foule! Ne l'avez-vous jamais vue?—Ce n'est pas pour la sainte Ampoule, dirent-ils, que nous venons, c'est pour voir madame de Saint-Etienne.»

Mademoiselle de Rambouillet ne voulut pas être religieuse. On la tira d'Yères, quand sa sœur fut mariée: elle s'appelle Angélique-Clarisse d'Angennes. Mademoiselle Paulet lui donna son nom, et je pense qu'elle lui donna aussi ses cheveux, car il n'y a qu'elle de rousse dans la famille. En se coiffant de faux cheveux, cela peut passer; mais la petite vérole l'a bien gâtée, en sorte qu'elle n'est nullement belle et n'a que la taille, mais avec une grande maigreur. Elle a de l'esprit, et dit quelquefois de fort plaisantes choses; mais elle est maligne, et n'a garde d'être civile comme sa sœur. On dit pourtant qu'elle est bonne amie. Nous parlerons d'elle dans l'historiette de Voiture et dans celle des Précieuses[288].

CROISILLES ET SES SŒURS.

Croisilles[289] étoit de Béziers. A son arrivée à Paris, il fit connoissance avec un autre Croisilles, aussi Languedocien, qui se disoit son parent. Cet homme étoit gouverneur du comte de Guiche, aujourd'hui maréchal de Gramont, et du comte de Louvigny, son frère, qui étoient alors à l'Académie. Il eut aussi entrée à l'hôtel de Rambouillet, chez madame de Combalet[290] et chez madame la Princesse, par le moyen de mademoiselle Paulet, qui, du côté de son père, étoit sa parente.

Croisilles étoit d'assez agréable conversation, d'une lecture et d'une mémoire prodigieuse. Il produisoit aussi; mais pour vouloir trop raffiner, et, ce qui est de pis, pour n'avoir pas trop de jugement, tout ce qu'il faisoit n'étoit point intelligible, ou pour mieux dire c'étoit du franc galimatias. Dans ses épîtres héroïques, il dit que les fleurs sont des superficies doublées. C'est de lui que Voiture se moque quand il dit: Il faudra mettre cela au chapitre des menteries claires; et encore: C'étoit un de ces beaux jours dont Apollon faisoit parade. Le cardinal de Richelieu mit au-devant de ce livre: Quiconque voudra trouver du françois en cet ouvrage, ait recours au privilége.

M. le comte de Guiche et feu madame de Longueville, à la prière de madame de Rambouillet, lui firent donner un prieuré de cinq à six cents écus de rente, qui dépendoit d'une des abbayes de M. le comte (de Soissons). Quelque temps après, un nommé M. Poitevin, qui avoit été précepteur de ce prince, et sur la tête duquel on avoit mis tous ses bénéfices, vint à mourir. On proposa Croisilles pour mettre en la place de cet homme, et parce qu'en ce temps-là il écrivoit, ou avoit dessein d'écrire contre les athées, on remontra à M. le comte qu'il tireroit quelque avantage du livre que Croisilles mettroit au jour. Il le fait donc son Custodi nos avec mille écus de rente, outre son prieuré, et bouche à cour. La nouvelle de cet établissement ne fut pas plus tôt arrivée à Béziers que l'aînée des deux sœurs qu'il avoit, qui étoit demeurée veuve d'assez bonne heure, lui écrivit qu'elle se disposoit à le venir trouver. Lui, qui ne vouloit point en être chargé, lui conseilla de se retirer en une religion, et lui promit de l'assister, quand elle y seroit; que c'étoit une retraite convenable à l'état où elle se trouvoit. Cette femme ne laissa pas de venir. Croisilles ne la veut point voir, de sorte que ne sachant que devenir, elle s'avisa, le bureau d'adresses venant d'être établi, de se faire écrire sur le registre, en qualité de femme veuve de bon âge qui cherchoit mari. Cela lui réussit par bonheur, et pour trois sous elle fut mariée à un vieillard qui avoit quelque chose. Depuis, ce bon homme étant mort, elle en attrapa encore un autre qui la crut une personne de condition, parce qu'elle avoit une suivante; mais cette suivante, c'étoit sa fille. Après elle fit venir ici sa cadette, dont Croisilles ne se tourmenta pas plus que de l'aînée. Cette fille avoit eu quelques aventures dans la province. Un jour qu'elle alloit à la campagne à cheval avec un de ses amis (cela est ordinaire en Languedoc, où l'on est plus libre qu'ici), elle passa par des landes qui durent environ deux lieues, de sorte qu'on n'y pouvoit être secouru, en façon quelconque. Par malheur elle fut rencontrée par quelques chevau-légers d'une compagnie qui avoit eu son quartier d'hiver auprès de Béziers. Ceux-ci la voulurent traiter de g...., et d'autant plutôt qu'ils la trouvèrent assez libre, et qu'elle chanta, quand ils l'en prièrent. Ils la voulurent emmener de force, et elle étoit bien empêchée, quand elle aperçut un gentilhomme qui venoit à eux. Ce cavalier avoit la mine d'une personne de qualité. Elle court au-devant de lui, demande sa protection; mais elle s'étoit mal adressée, car c'étoit un officier de la même compagnie qui, l'ayant vue de loin, avoit envoyé ces gens devant pour l'arrêter, et lui s'étoit caché tout exprès pour quelque temps. Ce gentilhomme la pressoit plus que les autres, quand elle lui dit qu'il prît bien garde à ce qu'il feroit, qu'elle appartenoit à des personnes de condition, qu'elle étoit parente de madame de La Braigne: or cette dame étoit respectée en ce pays-là, et cet officier la connoissoit fort. «Je me soumets, lui dit-elle, à tout ce qu'il vous plaira, si elle ne m'avoue pour sa parente; faites-en l'expérience et menez-moi à sa maison.» Il eut peur de s'attirer une méchante affaire, et l'y mena; mais cette fille n'eut pas plus tôt le pied dans la cour qu'elle se moqua de lui, lui confessa qu'elle n'étoit point parente de madame de La Braigne, et lui dit qu'il ne se savoit guère bien servir de l'occasion.

Revenons à Croisilles. Il ne fut pas long-temps chez M. le comte, soit par sa faute, ou par la faute d'autrui, sans être mal avec plusieurs des officiers de son maître, qui lui rendoient tous les jours de mauvais offices auprès de lui. M. le comte, s'étant retiré à Sédan, crut qu'il ne seroit pas à propos de laisser le titulaire de tous ses bénéfices au pouvoir du cardinal de Richelieu; il le manda donc. Croisilles fut tout aussitôt dire cette nouvelle à madame de Rambouillet, et ajouta: «J'ai mandé mes neveux, je suis obligé de les attendre pour les placer.» Mais il ne disoit point: «Je m'en irai quand cela sera fait.» Madame de Rambouillet, lui représenta les obligations qu'il avoit à M. le comte, et lui conseilla de l'aller trouver le plus tôt qu'il lui seroit possible; mais il étoit arrêté à Paris par d'étranges liens. Ce fou, soit qu'il crût qu'il étoit à propos que les prêtres fussent mariés, comme ils l'étoient autrefois, et qu'il pensât que c'étoit un trop grand péché que de coucher avec une femme que l'on n'a pas épousée, soit qu'étant amoureux, il ne vît pas d'autre moyen de contenter sa passion, ce fou s'étoit marié clandestinement. Il avoit eu par quelque rencontre la connoissance de la veuve d'un procureur au parlement, nommé Poque, qui avoit une fille de quatorze ans ou environ, et du bien honnêtement. Il fit accroire à cette femme, parce qu'il étoit toujours en habit long, qu'il étoit conseiller d'état, qui avoit de grands appointemens, et que si on ôtoit les sceaux à M. Séguier, il y avoit pour le moins aussi bonne part qu'un autre. Il ne l'alloit voir qu'en carrosse, car il en avoit tantôt de l'hôtel de Soissons, tantôt de l'hôtel de Rambouillet, et tantôt du comte de Guiche. Cette innocente, persuadée que Croisilles disoit vrai, reçoit un si bon parti à bras ouverts. Il la pria que tout se fît secrètement, «parce que, disoit-il, j'ai un neveu qui attend ma succession, et je ne veux pas qu'il me trouble en cette affaire.» On passe le contrat, où il ne mena que son valet, nommé Elie Pilot, qu'il fit passer pour un honnête homme de ses amis. Durant la lecture du contrat, il avoit mis son mouchoir sur sa tête, feignant d'avoir chaud, et en tenoit les glands dans sa bouche. Il s'imaginoit par ce moyen qu'on ne remarqueroit pas les traits de son visage. On jeta les bans, sous le nom d'Elie Pilot, car il se nomma toujours du nom de son valet, et signa de même; mais son valet, comme témoin, signa Jean-Baptiste Croisilles. Il eut permission de se marier à Linas, entre Paris et Étampes. Il part à midi, y va coucher, et de peur d'être reconnu dans une hôtellerie, il fit si bien avec de l'argent qu'il gagna le jardinier d'un M. Du Puy, de Paris, qui a une maison dans ce bourg, et y coucha. Il se maria le lendemain matin, et revint coucher à Paris. Il mena sa femme dans le logis de sa belle-mère, et leur fit trouver bon qu'il s'en revînt chez lui; mais il laissa son valet avec elle. Il n'y coucha jamais; il y alloit souvent, et demeuroit seul avec sa femme. Pilot y couchoit toutes les nuits.

Cela dura près d'un an, sans que personne en sût rien; mais au bout de ce temps-là, la belle-mère découvrit la fourbe, et alla s'en plaindre à madame d'Aiguillon, qui d'abord n'en voulut rien croire. Pour s'en éclaircir, un jour que Croisilles, avec beaucoup d'autres gens, étoit chez elle, elle envoya quérir cette femme, la fit cacher, et lui fit demander si Croisilles étoit dans la compagnie. Cette femme le montra. Madame d'Aiguillon ne voulut pas pourtant faire éclater cette affaire; elle envoya chercher M. Vincent[291], qui fut d'avis d'aller à Linas, y alla en effet, et amena le prêtre qui avoit marié Croisilles, et deux marguilliers qui l'avoient assisté. Il plante ces trois hommes en sentinelle à un coin de rue, d'où l'on voyoit au visage tous ceux qui sortoient de l'hôtel de Soissons. Ces gens reconnurent Croisilles entre cent autres; il étoit rousseau, et facile à reconnoître.

Cependant M. le comte l'avoit tant pressé qu'il avoit été contraint de partir. Il ne fut pas plus tôt à Sédan, que ce prince lui reprocha son crime, et le fit garder dans une maison de la ville. Cela venoit de ce qu'un joueur de luth flamand, nommé Van-Brac, qui avoit été autrefois au grand-prieur de Vendôme, et qui étoit alors à M. le comte, lui avoit découvert le mariage de Croisilles, et s'étoit joint à la belle-mère pour lui faire faire son procès. C'étoit un petit fourbe qui espéroit qu'on le trouveroit assez honnête homme pour le mettre en la place de M. de Croisilles.

Notre prêtre marié écrit à mademoiselle Paulet, sa parente, qui n'a jamais cru qu'il fût coupable que quand elle l'a vu condamner et qu'on le tenoit en prison. Elle en parle au comte de Guiche, et celui-ci à M. le cardinal, qui, étant outré contre M. le comte de ce qu'il avoit méprisé madame de Combalet, étoit ravi de le décrier, et de faire voir qu'il faisoit des injustices. On envoie demander Croisilles de la part du Roi, et peu de temps après on le vit à Paris en liberté. On consulte son affaire; on lui conseille de se retirer s'il se sent tant soit peu coupable, sinon, de se justifier. Il ne voulut croire que sa tête. Il intente un procès contre la mère de sa femme et contre Van-Brac. Le procès étant en état, il fallut le mettre en prison. On le juge: il est condamné à tenir prison perpétuelle dans un monastère. On l'eût condamné à être pendu, sans les pressantes sollicitations que mademoiselle Paulet fit faire. Croisilles en appela à Lyon devant le primat des Gaules. Cependant, comme il étoit prisonnier à l'officialité, le comte de Guiche, le marquis de Montausier, le marquis de Pisani, et Arnauld (Corbeville) résolurent de l'enlever, en faveur de mademoiselle Paulet; mais, comme ils étoient sur le point de faire le coup, il vint une inspiration au comte de Guiche d'en parler auparavant à M. le cardinal. «Vous avez bien fait de m'en parler, répondit Son Eminence, car après cela je ne vous eusse jamais voulu voir; j'entends que l'on fasse justice.» Je vous laisse à penser si le comte fut camus d'entendre cela. Il a dit cent fois depuis que quand il songeoit combien il avoit couru de fortune pour si peu de chose, il étoit encore tout éperdu. Le cardinal voyoit bien que M. le comte de Soissons ne manqueroit pas de se prévaloir d'une semblable violence. Je ne sais si les parties de Croisilles eurent le vent du dessein qu'on avoit fait; mais, à leur requête, il fut transféré à là Conciergerie. Croisilles avoit dit que Pilot étoit le mari, et que lui n'avoit été que témoin; la femme et Pilot avoient dit aussi la même chose, tellement que mademoiselle Paulet, de peur que cette jeune femme par infirmité, et ce valet par intérêt, ne se laissassent aller à dire le contraire, les fit enlever de chez la mère un beau matin, et les fit mettre au jardin de M. Bodeau[292], à Saint-Victor. Là, pour achever la comédie, ils devinrent mari et femme, soit qu'ils le crussent à force de le dire, soit que l'oisiveté et la solitude leur en eussent fait venir l'envie. Enfin, on la trouva grosse. Leurs parties ayant découvert où ils étoient, les firent arrêter. Pilot fut mis au Châtelet, et la femme à la Conciergerie. Ils furent long-temps sans se dédire; mais, ennuyés d'une si triste demeure, ils confessèrent la vérité au bout de quatre ans, de sorte que la sentence fut confirmée à Lyon.

Cet homme, tant il étoit sage, se mit à écrire dans la Conciergerie contre ses propres protecteurs, et fit une apologie qui est la meilleure chose qu'il ait faite[293]. Là, il dit que madame d'Aiguillon l'avoit trahi pour faire avoir ses bénéfices à M. le cardinal de Richelieu, et il n'épargne pas même mademoiselle Paulet, qui, durant huit ans, non-seulement a sollicité pour lui d'une aussi grande ardeur que si c'eût été pour elle (jusque là que tous les ennuis qu'elle a eus ont peut-être abrégé sa vie), mais a dépensé dix mille livres à l'assister.

Depuis, on fit parler à la belle-mère; car Van-Brac cessa de poursuivre après la mort de M. le Comte, voyant qu'il n'y avoit plus de bénéfices à tenir. Cette femme dit que pourvu qu'on la remboursât de ses frais et qu'on lui rendît sa fille, elle étoit toute prête à se désister; mais le clergé poursuivoit à Rome. Enfin, vers la fin de 1649, car les vieilles affaires s'en vont toujours en fumée, Croisilles sortit à sa caution juratoire, et il fut ordonné qu'il en seroit plus amplement informé. Je crois qu'on a trouvé à propos d'assoupir l'affaire. Croisilles mourut un an après de maladie[294]. Mademoiselle Paulet n'étoit plus à Paris quand il sortit de prison.

Madame de Rambouillet dit qu'elle a trouvé dans l'examen des esprits, que les gens du tempérament de Croisilles, étant prêtres, étoient sujets à se marier. Il avoit une plaisante vision: il croyoit qu'il mourroit si on le chatouilloit; or, un jour M. Chapelain, qui gesticule comme un possédé, en lui contant quelque chose avec chaleur, gesticuloit de toute sa force. Croisilles crut qu'il le vouloit chatouiller: «Mais, Monsieur, lui dit-il en se retirant, que voulez-vous faire?» Chapelain, qui ne savoit rien de sa vision, répondoit: «Ce que je veux faire... je vous veux faire comprendre....» Et il recommençoit de plus belle. L'autre répétoit: «Mais, monsieur, vous n'y songez pas...—Je n'y songe pas? j'y songe fort bien; mais c'est vous qui n'y songez pas, car...» Et là-dessus, il gesticuloit tout de nouveau. «Mais je vois bien votre dessein, arrêtez-vous enfin.» Madame de Rambouillet, après en avoir bien ri, appela M. Chapelain, et lui dit l'affaire.

Voiture avoit fait ce Pont-breton:

J'ai vu Belesbat

Doux comme une fille,

Puis j'ai vu Croisilles

Dans son célibat,

Comme un crocodille

Qui vient du sabbat.

VOITURE[295].

Voiture étoit fils d'un marchand de vin suivant la cour. Il faisoit son possible pour cacher sa naissance à ceux qui n'en étoient pas instruits. Un jour se trouvant dans une grosse compagnie où il faisoit le récit d'une aventure plaisante, une dame (madame Des Loges), contre laquelle il avoit parlé sans la connoître, cherchant à le piquer, lui dit: «Monsieur, vous nous avez déjà dit cela d'autres fois; tirez-nous du nouveau.» Son père étoit un grand joueur de piquet. On dit encore aujourd'hui qu'on a le carré de Voiture, quand on a soixante-six de point marqué par quatre jetons en carré, parce que ce bonhomme croyoit gagner quand il avoit ce carré. Voiture fut bien un autre joueur que son père, comme nous verrons ensuite.

Dès le collége, il commença à faire du bruit; ce fut là qu'il fit amitié avec M. d'Avaux, et cette amitié produisit ensuite l'amour de madame Saintot[296]. Voici comme cela arriva. M. d'Avaux, un soir, la rencontra masquée, à la Foire, où elle jouoit; elle avoit tout l'éclat imaginable, l'esprit présent, et aimant à le faire paroître. Cela charma si fort M. d'Avaux qu'il en écrivit une lettre à Voiture. Nonobstant le mari[297], qui étoit d'humeur jalouse, M. d'Avaux eut entrée chez elle. Voiture l'accompagna jusqu'à la porte, mais il n'avoit pas permission de passer outre. Durant qu'il attendoit dans le carrosse, pour ne pas tenir le mulet, il s'accosta d'une voisine de qui il eut une fille qu'on appelle La Touche. Elle a été chez la marquise de Sablé, et puis chez madame Le Page. Enfin, Voiture fut reçu chez madame Saintot, et peu de temps après le mari mourut. Voiture avoit déjà de la réputation, et avoit fait imprimer en une nuit, au-devant de l'Arioste, cette lettre qui a tant couru[298], quand M. de Chaudebonne le rencontra en une maison, et lui dit: «Monsieur, vous êtes un trop galant homme pour demeurer dans la bourgeoisie; il faut que je vous en tire.» Il en parla à madame de Rambouillet, et le mena chez elle quelque temps après. C'est ce que veut dire Voiture dans une lettre où il y a: «Depuis que M. de Chaudebonne m'a réengendré avec madame et mademoiselle de Rambouillet.» Comme il avoit beaucoup d'esprit, et qu'il étoit assez né pour la cour, il fut bientôt toute la joie de la société de ces illustres personnes. Ses lettres et ses poésies le témoignent assez. La galanterie de madame Saintot ne laissoit pas que d'aller son cours; la conversation de Voiture lui rendit l'esprit plus poli; on voit dans une lettre de Voiture qu'elle disoit: pitoable et gausser, et qu'elle croyoit que triste étoit un méchant mot. Enfin, elle parvint à faire de belles lettres. On en a vu des volumes entiers, écrits à la main, courir les rues. A son retour de Flandre, Voiture renoua sa galanterie. Il y avoit eu assez de scandale pour que les frères[299] de madame Saintot lui fissent une insulte, car une fois ils ne vouloient seulement que le jeter par les fenêtres. Cela éloigna Voiture pour quelque temps. Durant son absence, madame Saintot se laissa cajoler par un gentilhomme, de Bretagne, nommé La Hunaudaye, pour le faire revenir. En effet, il revint[300]. Elle cependant s'étoit flattée de l'espérance d'être madame de La Hunaudaye, car on dit en Bretagne que M. de La Hunaudaye est un peu moins grand seigneur que le roi. Cela faisoit qu'elle vouloit bien l'épouser. Quoiqu'il n'y eût rien au monde de si opposé à Voiture que cet homme-là, elle l'eût voulu pour mari, et Voiture pour galant. La Hunaudaye, de son côté, étoit aussi jaloux de Voiture.

Comme elle étoit dans cet embarras, elle alla à confesse, pour prier Dieu après de lui inspirer ce qu'elle avoit à faire. Il lui prit une folie dans les Carmes déchaussés, où elle étoit allée, dans laquelle elle dit merveilles, et découvrit bien des mystères. On croit que ce fut un mal de mère[301] causé par le déplaisir de n'avoir pu attraper La Hunaudaye. Après, elle fut quelque temps dans son logis, sans qu'on la laissât voir à personne. Cette folie fut suivie de celle de vouloir que Voiture l'épousât. Lui, de son côté, fit toutes les choses imaginables pour la guérir de cette fantaisie; il la rebuta; il refusa de recevoir de ses lettres; il fut des années sans la voir: tout cela n'y faisoit rien. Cette folie fut cause que la pauvre femme, outre qu'elle n'étoit déjà pas trop bonne ménagère, ne prit pas autrement garde à ses affaires, tellement que quand il fallut rendre compte à ses deux gendres, elle se trouva bien en reste. Eux, voyant cela, en usèrent assez bien, et firent ce qu'ils purent pour lui persuader de leur donner seulement l'assurance de ne point aliéner le fonds, et qu'elle ne se tourmentât point de rendre compte. Elle n'y voulut pas entendre. Enfin, ayant découvert qu'elle faisoit le plus d'argent qu'elle pouvoit pour s'en aller, ils la firent interdire. Elle ne laisse pas de partir, et s'en va chez madame de Fenestreaux[302], son amie, entre les Sables-d'Olonne et Nantes. Là il lui vint en pensée que cette dame, qui donne un peu dans le bel esprit, pourroit bien aussi être amoureuse de Voiture, parce qu'elle louoit trop ses vers. Elle la quitte sans dire gare, et s'en va en charrette jusqu'à Nantes, d'où elle remonte la rivière de Loire jusqu'à Orléans. De là, sans s'arrêter à Paris, elle va en Flandre, à Bruxelles. Elle se met chez une faiseuse de collets pour apprendre à en faire, afin de se mettre en condition chez madame de Guise, parce que leurs aventures étoient presque semblables. Madame de Guise ne la voulut pas prendre: la voilà donc de retour à Paris. Dès qu'elle voyoit deux personnes ensemble, elle s'en approchoit et leur disoit: «N'est-il pas vrai que c'est un ingrat?» car elle croyoit qu'on ne parloit que de Voiture et d'elle.

En ce temps-là Voiture, que la reine de Pologne connoissoit de longue main, eut, à sa prière, charge de la servir, tandis qu'elle seroit en France. Madame Saintot craignit que son déloyal n'allât jusqu'à Hambourg, ou plus loin. Elle se met à le suivre; à Saint-Denis les hôtelleries étoient si pleines, et elle en si pitoyable équipage, qu'on la prit pour une gourgandine, et elle fut contrainte de coucher dans son carrosse de louage avec sa suivante. Cela ne la rebuta point; elle fut jusqu'à Péronne, et elle n'alla pas plus loin, parce que Voiture ne passa pas outre. Dans tout ce voyage elle ne put obtenir de ce cruel un quart-d'heure d'audience. Une de ses amies, qui tâchoit de la guérir, la fut voir une fois dans une chambre au troisième étage, en un fort sale lit, elle qui avoit été la plus propre femme de Paris. Cette pauvre folle lui dit: «Je vis hier une femme qui est presque aussi malheureuse que moi; c'est une femme de quelque âge qui s'est remariée à un jeune homme qui la maltraite.—Voilà une chose bien étrange! lui dit cette amie; cette femme est punie de la folie qu'elle a faite.—C'est pour cela, reprit l'amante éplorée, que son mari l'en devroit mieux aimer, car ceux pour qui nous faisons des folies ne nous en sauroient avoir trop d'obligation.» Et elle se mit à soutenir cette extravagante opinion, tout le temps de la visite.

Nous dirons le reste à la fin de cette historiette, car nous avons dit la suite de cette amourette par avance.

Voiture en conta aussi à madame Des Loges, à la marquise de Sablé et à d'autres. Madame Des Loges l'aimoit: ce fut elle qui commença ces rimes en ture qu'on a depuis appelées le portrait du pitoyable Voiture, car il étoit toujours enrhumé; il se plaignoit sans cesse, et il plaignoit tout le monde. M. de Rambouillet y ajouta quelque chose, et en 1633 ou 1634, quelqu'un y joignit des rimes offensantes[303], dont Voiture se plaint dans une lettre à Costar[304]. Pour moi, j'aurois quelque opinion que c'est feu Malleville qui les a ajoutées, car, outre que cela est assez de son air, la première personne qui m'en a parlé est une femme[305] avec laquelle il étoit fort bien. Elle me les dit par cœur, car elle apprenoit tout ce qu'il faisoit: or, il y a dans cette pièce que Voiture

Est un Alexandre en peinture,

Et un Démosthène en sculpture.

Cette femme, qui faisoit le bel esprit, disoit:

«C'est un démistaine en peinture.»

Voiture étoit petit, mais bien fait; il s'habilloit bien. Il avoit la mine naïve, pour ne pas dire niaise, et vous eussiez dit qu'il se moquoit des gens en leur parlant. Je ne l'ai pas trouvé trop civil, et il m'a semblé prendre son avantage en toute chose. C'étoit le plus coquet des humains. Ses passions dominantes étoient l'amour et le jeu, mais le jeu plus que l'amour. Il jouoit avec tant d'ardeur qu'il falloit qu'il changeât de chemise toutes les fois qu'il sortoit du jeu. Quand il n'étoit pas avec ses gens, il ne parloit presque point. D'Ablancourt ayant demandé à madame Saintot, du temps qu'elle n'extravaguoit pas, ce qu'elle trouvoit de si charmant à cet homme qui ne disoit rien: «Ah! répondit-elle, qu'il est agréable parmi les femmes, quand il veut!» Même avec ceux à qui il vouloit plaire, il avoit de grandes inégalités, et souvent il lui prenoit des rêveries comme ailleurs. Quand il étoit chagrin, il ne laissoit pas d'aller voir le monde, mais il étoit fort mal divertissant, et même on pouvoit dire qu'il étoit à charge. Il étoit quelquefois si familier qu'on l'a vu quitter ses galoches en présence de madame la Princesse, pour se chauffer les pieds. C'étoit déjà assez de familiarité que d'avoir des galoches; mais, ma foi, c'est le vrai moyen de se faire estimer des grands seigneurs que de les traiter ainsi. Nous verrons ensuite qu'il leur parloit assez librement. Madame de Rambouillet dit qu'il n'étoit point intéressé, et que ses négligences lui avoient fait perdre une infinité d'amis; que pour elle, elle s'en étoit admirablement bien divertie; que quand elle l'avoit trouvé en humeur de causer, elle l'avoit laissé causer; qu'aussi, quand il avoit été en humeur de rêver, elle avoit fait tout ce qu'elle avoit eu à faire, comme s'il n'y eût point été.

Il avoit soin de divertir la société de l'hôtel de Rambouillet. Il avoit toujours vu des choses que les autres n'avoient point vues; aussi, dès qu'il y arrivoit, tout le monde s'assembloit pour l'écouter. Il affectoit de composer sur-le-champ. Cela lui est peut-être arrivé bien des fois, mais bien des fois aussi il a apporté les choses toutes faites de chez lui. Néanmoins c'étoit un fort bel esprit, et on lui a l'obligation d'avoir montré aux autres à dire les choses galamment. C'est le père de l'ingénieuse badinerie; mais il n'y faut chercher que cela, car son sérieux ne vaut pas grand'chose, et ses lettres, hors les endroits qui sont si naturels, sont pour l'ordinaire mal écrites. On a eu grand tort de n'en pas ôter au moins les grosses ordures. Il sembloit qu'il craignît cela, car il disoit à madame de Rambouillet, six mois avant que de mourir: «Vous verrez qu'il y aura quelque jour d'assez sottes gens pour aller chercher çà et là ce que j'ai fait, et après le faire imprimer; cela me fait venir quelque envie de le corriger.» Il faut avouer aussi qu'il est le premier qui ait amené le libertinage[306] dans la poésie; avant lui personne n'avoit fait des stances inégales, soit de vers, soit de mesure. Corneille est aussi celui qui a gâté le théâtre par ses dernières pièces, car il a introduit la déclamation.

Voiture avoit une plaisante erreur: il croyoit qu'ayant réussi en galanterie, il feroit de même en toute autre chose, et qu'à un homme de bon sens, quand il étoit nécessaire, toutes les connoissances venoient sans étudier. Aussi il n'étudioit quasi jamais. Il étoit fort divertissant, quand il n'étoit pas tout-à-fait amoureux, et qu'il ne faisoit que dire des galanteries; mais quand il étoit bien épris, c'étoit un stupide. Il étoit si sujet à en conter, que j'ai ouï dire à mademoiselle de Chalais[307] que, comme elle étoit auprès de mademoiselle de Kerneva, et qu'il la venoit voir, il en vouloit conter à mademoiselle de Kerneva qui n'avoit que douze ans. Elle l'en empêcha, mais elle l'en laissa dire tout son soûl à la cadette qui n'en avoit que sept. Après elle lui dit: «Il y a encore une fille là-bas, dites-lui un mot en passant.»

On sait quelles obligations il avoit au cardinal de La Valette et qu'il étoit son confident: cependant, comme le cardinal vouloit souvent faire l'enjoué, quoiqu'il n'y réussît pas, Voiture lui disoit tout bonnement ce qu'il lui en sembloit, et quelquefois devant des témoins. Le maréchal d'Albret, qu'on appeloit alors Miossens, a été long-temps qu'il ne savoit ce qu'il disoit: c'étoit un véritable galimatias; on n'entendoit pas ce qu'il vouloit dire, encore qu'il eût de l'esprit. Il ne s'en est guère corrigé. Un jour qu'il y avoit un grand rond[308] à l'hôtel de Rambouillet, Miossens parla un quart-d'heure de son style ordinaire: Voiture lui va rompre en visière. «Je me donne au diable, lui dit-il, si j'ai entendu un mot de tout ce que vous venez de dire. Parlerez-vous toujours comme cela?» Miossens ne s'en fâcha pas, et lui dit seulement: «Hé, monsieur, monsieur de Voiture, épargnez un peu vos amis.—Ma foi, reprit Voiture, il y a si long-temps que je vous épargne, que je commence à m'en ennuyer.»

Il en usoit à peu près de même avec feu M. de Schomberg, qui, quoiqu'il eût bien de l'esprit et qu'il écrivît bien, avoit pourtant une conversation assez pesante. Il l'en railloit toutes les fois que cela venoit à propos, et l'autre n'en faisoit que rire.

On voit dans les vers à la Reine, Je pensois, etc., qu'il ne l'épargnoit pas elle-même, car il lui dit tout franc qu'elle avoit été amoureuse de Buckingam. On voit aussi comme il parle à M. le Prince dans cette réponse pour madame de Montausier.

Dans les parties qu'on faisoit à l'hôtel de Rambouillet et à l'hôtel de Condé, Voiture divertissoit toujours les gens tantôt par des vaudevilles, tantôt par quelque folie qui lui venoit dans l'esprit. Une fois, en revenant de Saint-Cloud, ils versèrent. Il y avoit huit personnes dans le carrosse. Comme c'étoit lui qui étoit du côté que le carrosse avoit versé et que personne ne se plaignoit, il se mit à crier qu'il avoit la jambe rompue; mademoiselle Paulet, qui étoit de la partie, lui dit: «Vous vous trompez, c'est le bras, car il se peut bien rompre un bras en tombant comme vous êtes tombé, mais non pas une jambe.—Mademoiselle, répondit-il froidement, chacun sent son mal; je sais bien que c'est la jambe.» Elle vouloit lui prouver que non, quand, voyant qu'on envoyoit quérir un chirurgien, car ce n'étoit pas loin du village, il se mit à rire de toute sa force, et leur dit qu'il ne s'étoit rompu ni bras ni jambe.

Ayant trouvé deux meneurs d'ours dans la rue Saint-Thomas[309] avec leurs bêtes emmuselées, il les fait entrer tout doucement dans une chambre où madame de Rambouillet lisoit le dos tourné aux paravents. Ces animaux grimpent sur ces paravents; elle entend du bruit, se retourne et voit deux museaux d'ours sur sa tête: n'étoit-ce pas pour guérir de la fièvre, si elle l'avoit eue? Il fit bien pis au comte de Guiche par le conseil de madame de Rambouillet, car, sous ombre que le comte lui avoit dit un jour que le bruit couroit qu'il étoit marié et lui demanda s'il étoit vrai, il alla une fois le réveiller à deux heures après minuit, disant que c'étoit pour une affaire pressée: «Eh bien! qu'y a-t-il? dit le comte en se frottant les yeux.—Monsieur, répond très-sérieusement Voiture, vous me fîtes l'honneur de me demander, il y a quelque temps, si j'étois marié, je vous viens dire que je le suis.—Ah! peste! s'écrie le comte, quelle méchanceté de m'empêcher ainsi de dormir.—Monsieur, reprit Voiture, je ne pouvois pas, à moins que d'être un ingrat, être plus long-temps marié sans vous le venir dire, après la bonté que vous aviez eue de vous informer de mes petites affaires.»

Madame de Rambouillet l'attrapa bien lui-même. Il avoit fait un sonnet dont il étoit assez content; il le donna à madame de Rambouillet, qui le fit imprimer avec toutes les précautions de chiffres et d'autres choses, et puis le fit coudre adroitement dans un recueil de vers imprimés il y avoit assez long-temps. Voiture trouve ce livre que l'on avoit laissé exprès ouvert à cet endroit-là; il lut plusieurs fois ce sonnet; il dit le sien tout bas, pour voir s'il n'y avoit pas quelque différence; enfin cela le brouilla tellement qu'il crut avoir lu ce sonnet autrefois, et qu'au lieu de le produire, il n'avoit fait que s'en ressouvenir; on le désabusa enfin quand on en eut assez ri.

Le marquis de Pisani[310] et lui étoient toujours ensemble, ils s'aimoient fort; ils avoient les mêmes inclinations; et quand ils vouloient dire: Nous ne faisons point cela, nous autres; ils disoient: Cela n'est point de notre corps. Ils faisoient tous les jours quelques malices à quelqu'un; c'étoit un tintamare perpétuel à l'hôtel de Rambouillet: ils s'avisoient souvent de quelques bagatelles pour faire rire. Une après-dînée, Voiture, attaqué d'une colique à laquelle il étoit sujet, monte dans la chambre de la vieille demoiselle de madame la marquise[311]. Il fut long-temps dans cette chambre que sa colique ne se passoit point: cette demoiselle, pour le renvoyer chez lui (c'étoit vis-à-vis), lui donne une robe de chambre fourrée qu'elle avoit. Il passoit par le bout de la salle, qui est fort grande, quand par hasard madame de Rambouillet y vint. Elle ne pouvoit deviner de loin ce que c'étoit: un homme avec une robe de femme, environné de toutes les femelles de la maison, tout farci de serviettes, pâle, mais qui rioit pourtant de l'étonnement de la marquise. Mademoiselle de Rambouillet y arriva aussi qui croyoit que Voiture avoit fait toute cette mascarade pour faire rire, se mit à lui crier: «Hé! Voiture, de quoi vous avisez-vous? et cela n'est nullement plaisant, cela ne fait point rire, vraiment vous me faites pitié.»

Pour revenir au marquis de Pisani et à Voiture, on m'a dit, mais je ne voudrois pas l'assurer, qu'un jour, comme ils s'amusoient au Cours, avec M. Arnauld, à deviner à la mine la profession des gens, il passa un carrosse où il y avoit un Turc vêtu de taffetas noir avec des bas verts. Voiture dit que c'étoit un conseiller de la cour des aides, et qu'il gageroit. On gage contre lui, mais à condition qu'il l'iroit demander à cet homme. Voiture descend, l'aborde; et, pour excuse, lui dit que c'étoit par gageure[312]. «Gagez toujours, lui dit l'autre froidement, que vous êtes un sot, et vous ne perdrez jamais.»

Comme M. d'Avaux étoit à Munster, en je ne sais quelle occasion, la marquise de Sablé fut obligée de lui écrire; elle dit à Costar: «Faites-moi un peu une lettre.» Il lui en fit une; elle la trouva si guindée, qu'elle en fit une autre et l'envoya. M. d'Avaux écrivit ici qu'il avoit reçu de la marquise la plus belle lettre du monde; Costar donne dans le panneau, croit que c'est la sienne qu'on loue, et est assez coquin pour en montrer une copie. Voiture étoit présent; il en parle à la marquise, qui lui dit la vérité; il tire copie de la lettre, et en fait l'affront à Costar, quoique ce ne fût qu'en riant.

Voici encore une plaisante vision de Voiture. Il y avoit un homme dans la rue Saint-Honoré, vers les Quinze-Vingts[313], pour le privé duquel Voiture avoit une telle amitié qu'il se détournoit de quatre rues pour y aller, quoiqu'il ne connût presque point cet homme, et cela familièrement sans le demander. Cet homme s'en ennuya, et y fit mettre un cadenas, puis un loquet qu'on n'ouvroit qu'avec une clef. Voiture trouvoit toujours moyen d'y entrer; enfin, ils en eurent querelle, et Voiture alla ailleurs.

A propos de querelle, la plus grande que mademoiselle Paulet ait jamais eue contre personne a été contre Voiture. Comme il étoit en Espagne, mademoiselle Paulet, en dessein de le divertir, lui envoyoit sans grand discernement tout ce qu'elle pouvoit recueillir. Ces gros paquets lui coûtoient bon: cela commença à l'ennuyer, et peut-être le témoigna-t-il; d'ailleurs, il ne prenoit pas plaisir à voir que M. Godeau, et que M. de Chandeville[314], grand garçon bien fou et neveu de Malherbe, c'est-à-dire versificateur, se fussent si bien mis dans l'esprit de mademoiselle Paulet, et peut-être de mademoiselle de Rambouillet, en son absence. Il lui fit une insolence, le propre jour qu'il revint de Flandre. Il lui avoit écrit qu'il arriveroit un tel jour, et qu'il seroit ravi de la voir, le jour même, en l'hôtel de Rambouillet. En la remerciant le soir, il ne put s'empêcher de lui parler de Chandeville, l'appeloit cet Adonis, et y mêla peut-être quelque mot de Vénus. La lionne se mit en fureur; ils furent deux ans sans se voir; enfin, il y retourna, mais elle ne lui a jamais pardonné[315]. On dit encore, mais je ne sais si ceci arriva devant ou après, qu'une fois qu'il étoit chez elle, il lui prit un tel chagrin de ce qu'il étoit venu des gens qui ne lui plaisoient pas, qu'il se mit en un coin, et ne parla plus; et quand il voulut s'en aller, en lui disant adieu, il lui mit la main sous le menton comme pour la caresser, ainsi qu'on fait des petites filles. Il y eut une grande querelle pour cela. Madame de Rambouillet dit que Voiture ayant vécu fort familièrement, mais non licencieusement avec mademoiselle Paulet, lui dit quelque chose au retour de Flandre qu'elle prit de travers, et cela lui arrivoit fort souvent. Depuis, étant aigrie, elle interprétoit tout en mal, et les choses qu'elle eût trouvées bonnes autrefois, elle les trouvoit mauvaises. Il n'y a jamais eu d'amour entre eux, mais seulement une amitié tendre mêlée de quelque galanterie. La bonne fille avoit bien de l'esprit et bien du cœur; mais, pour du jugement, elle n'en avoit pas de reste[316].

Mais il est temps de parler des combats de Voiture, car les amours et les armes s'accordent assez bien; et, à l'imitation de l'Arioste, je chanterai l'arme e l'amori de Voiture.

Il y a tel brave qui ne s'est pas battu tant de fois que lui, car il s'est battu jusqu'à quatre fois de jour et de nuit, à la lune et aux flambeaux. La première fois, ce fut au collége contre le président Des Hameaux[317]; la seconde, contre La Coste, pour le jeu; et il y eut une rencontre assez plaisante, car Arnaud, qui ne prenoit pas autrement Voiture pour un gladiateur, lui alla conter à lui-même, comme une fable, qu'on lui avoit dit qu'il s'étoit battu contre La Coste; qu'il avoit mis sa perruque sur un arbre, peut-être avoit-il été malade, et ensuite tout le succès qui ne fut pas fort sanglant, et il se trouva que tout cela étoit vrai[318]. Le troisième combat fut à Bruxelles contre un Espagnol au clair de la lune[319]; et le quatrième et dernier fut dans le jardin de l'hôtel de Rambouillet, aux flambeaux, contre Chavaroche, intendant de la maison. Leur querelle venoit de l'aversion qu'ils avoient l'un pour l'autre du temps qu'il y avoit trois sœurs à l'hôtel de Rambouillet qui étoient honnêtement coquettes. Chavaroche avoit déjà été amoureux, comme je l'ai marqué ailleurs, de madame de Montausier, quand elle étoit fille. Cela ne servit pas à les remettre bien ensemble; mais ce qui les brouilla tout-à-fait, ce fut que Voiture, qui n'avoit garde de laisser une fille sans la cajoler, surtout étant jeune et de qualité, s'étoit mis à en conter à mademoiselle de Rambouillet, dès qu'elle étoit sortie de religion. Chavaroche, ou en tenoit un peu aussi, ou étoit bien aise de nuire à Voiture. La demoiselle ne les faisoit pas soupirer comme sa sœur, et il y a grande apparence qu'elle avoit de la bonne volonté pour Voiture. Je les trouvois presque toujours jouant au volant, et je jouois avec eux, ou causant tout bas, auquel cas je les laissois fort à leur aise. Il a peut-être servi à rendre cette fille moins raisonnable qu'elle n'eût été; Voiture en devint insupportable. Madame de Sainte-Etienne dit que sur la fin on étoit fort las de lui, et que, sans la longue habitude qu'il avoit dans la maison et la considération de madame de Rambouillet, pour qui il avoit plus de complaisance, on eût tâché à l'éloigner. Montausier n'avoit jamais eu d'inclination pour lui, parce qu'il étoit persuadé qu'il lui avoit plutôt nui qu'autrement auprès de madame de Montausier dans sa recherche, et il lui est arrivé plusieurs fois de dire, quand Voiture faisoit quelque chose pour rire: «Mais cela est-il plaisant? Mais trouve-t-on cela divertissant[320]

Voiture poussa Chavaroche sur je ne sais quoi, et l'autre qui savoit que Voiture prendroit avantage de la retenue qu'il témoigneroit, et la voudroit faire passer pour une poltronnerie, mit l'épée à la main contre lui, et le blessa à la cuisse, dont il cria comme s'il eût été blessé à mort, à ce qu'on dit à l'hôtel de Rambouillet. On y courut fort à propos, car on raconte qu'un des laquais de Voiture alloit percer Chavaroche par-derrière. Voiture ne vouloit pas avouer que l'autre l'avoit blessé; il disoit qu'il l'avoit été par un laquais qui les avoit séparés. Cela se vérifia pourtant après. Chapelain et Conrart furent contre lui; mais ils n'avoient garde de faire autrement, car Voiture se moquoit d'eux et de Costar aussi, quoique ce Costar croie tout le contraire. Il ne faut que lire leurs lettres pour s'en convaincre[321]. M. et madame de Montausier se déclarèrent pour Chavaroche, et ce qui étonna le plus Voiture, c'est que Arnauld fut plutôt pour Chavaroche que pour lui. Madame de Rambouillet eut un étrange chagrin de cette aventure. Cela étoit ridicule en soi à des gens de cinquante ans, qui disoient ou devoient dire tous deux leur bréviaire, car ils avoient des bénéfices, ou des pensions sur des bénéfices, et puis elle avoit peur qu'on ne dît des sottises de sa fille: elle est pourtant bien revenue de cela, la demoiselle. M. de Grasse (Godeau) brusquement s'en alla faire une méchante pièce de ce combat, où il faisoit battre un pourceau contre un brochet. On appeloit Chavaroche le pourceau, parce qu'il alloit si souvent à Yères[322], qu'on le nomma le pourceau de l'abbaye[323]; et à cause que la lettre de la carpe à M. le Prince[324] commence par mon compère le brochet, M. le Prince appela long-temps Voiture, mon compère le brochet[325]. Mademoiselle Paulet, aussi brusque que le prélat, alla lire cette pièce à madame de Rambouillet, comme une chose bien récréative. J'y étois; elle en avoit un ennui mortel, mais elle n'en témoigna rien. Depuis, M. de Montausier a fait ôter, par le moyen de Pélisson, l'endroit de la pompe funèbre qui parle de ce combat. Depuis ce temps, Voiture n'alla plus si souvent à l'hôtel de Rambouillet.

Voiture ne survécut guère à cet exploit; le jeu lui avoit fait venir la goutte, peut-être les dames y avoient-elles contribué. Il mourut au bout de quatre ou cinq jours de maladie, pour s'être purgé ayant la goutte.

A propos de jeu, une fois qu'il avoit fait vœu de ne plus jouer, il alla chez le coadjuteur pour se faire dispenser de son vœu; il y trouva Laigues[326] qui lui dit «Moquez-vous de cela, jouons.» Effectivement il le fit jouer et lui gagna trois cents pistoles, sans le laisser parler au coadjuteur. Le vin ne lui peut pas avoir donné la goutte, car il ne buvoit que de l'eau. Voici un vaudeville que Blot[327], gentilhomme de M. d'Orléans, fit en une débauche:

Quoi! Voiture, tu dégénère!

Sors d'ici, maugrebieu de toi.

Tu ne vaudras jamais ton père,

Tu ne vends du vin, ni n'en boi.

Nous rions de ta politesse,

Car tout homme qui ne boit ni ne.....

Et qui n'a argent ni noblesse,

Mérite qu'on le berne partout.

Quelqu'un fit encore ceci:

Je cherchois Montrésor,

J'ai trouvé Voiture;

Je cherchois de l'or,

Je n'ai trouvé qu'ordure.

Il entra une fois dans un lieu où M. d'Orléans faisoit la débauche. Blot, en badinant, lui jeta quelque chose à la tête; cela fit du bruit, et l'on courut après lui en riant; un valet de pied étourdiment, comme il s'enfuyoit, lui voulut passer l'épée à travers le corps: il avoit vraisemblablement cru que Voiture avoit voulu attenter à la personne de Son Altesse Royale.

Dès que Voiture fut tombé malade, madame Saintot, la fidèle madame Saintot y courut. Il ne la voulut point voir, à ce qu'on dit. Elle y alla pourtant tous les jours. Elle assure qu'elle le vit et qu'elle fit même avec lui le compte de quelque argent qu'il avoit à elle. On l'alla consoler, et elle disoit: «Voilà le dernier coup que la fortune avoit à tirer contre moi.»

Il y alla une autre femme avec laquelle il avoit vécu fort scandaleusement. C'étoit la fille de Renaudot, le gazettier, qu'il avoit mise mal avec son mari. Il avoit fait une promenade avec elle, il n'y avoit que fort peu de jours. Elle n'étoit pas belle, mais il la vouloit faire passer pour un esprit admirable. Pour celle-là on assure qu'il ne la voulut point voir. Mademoiselle Paulet disoit qu'il étoit mort comme le grand-seigneur entre les bras de ses sultanes. J'ai déjà dit qu'elle fit dire des messes pour lui, mais qu'elle ne lui pardonna point. Je l'ai vue en colère de ce que mademoiselle de Rambouillet disoit trop de bien de Voiture: «Je croyois, disoit-elle, qu'il falloit prier Dieu pour son âme, mais je vois bien qu'il n'y a plus qu'à le canoniser.»

Sarrasin fit la Pompe funèbre, qui, quoique languissante en bien des endroits, est pourtant la meilleure chose qu'il ait faite. Il a volé à Voiture même, dans la lettre à M. de Coligny, toute l'invention de ces amours différents[328]. On voit assez la malignité de l'auteur, qui ne peut cacher sa jalousie, car il remarque des fautes de Voiture, comme quand il dit en un des chapitres: Comme Vetturius enseignoit aux nouveaux mariés ce qui s'étoit passé entre eux. Il est vrai qu'il n'y a point d'art dans cette épître à M. de Coligny, car il raconte à ce seigneur ce qu'il sait mieux que lui, sans prendre aucun biais pour cela. Sarrasin le fait passer pour un farfadet. Madame de Rambouillet ne se pouvoit résoudre à lire cette pièce; madame Saintot l'en pria. Elle croyoit, cette pauvre folle, que cela étoit à son avantage et à l'avantage de Voiture.

Le comte de Thorigny, fils de cet habile homme M. de Matignon, disoit, après avoir lu la Pompe funèbre de Voiture tout du long: «Je vous assure que cela est fort joli, Voiture ne fit jamais mieux que de faire cette pièce avant de mourir.» Mais ce qui est le plus étonnant de tout, c'est que Martin[329], neveu de Voiture, après avoir fait une grande préface qu'on lui corrigea, et où on lui fait faire une espèce d'apologie pour son oncle, à cause de Sarrasin, fut si innocent que de proposer de mettre la Pompe funèbre au bout des Œuvres de Voiture. Martin n'en tira rien du libraire, mais les sœurs de Voiture en voulurent avoir deux cents livres. On doutoit que cela pût réussir, à cause de tant d'endroits qu'on n'entend pas, comme moi qui y travaille depuis sa mort, et je ne puis avoir l'éclaircissement de bien des choses. Martin a sottement effacé des noms, en y mettant des étoiles, au lieu de les garder pour les remettre plus tard; cependant il s'en est vendu une quantité étrange. Quelque jour, si cela se peut faire sans offenser trop de gens, je les ferai imprimer avec des notes, et je mettrai au bout les autres pièces que j'ai pu trouver de la société de l'hôtel de Rambouillet[330]. M. Servien s'est plaint secrètement de ce qu'on avoit laissé deux fois son nom dans les lettres à M. d'Avaux, parce que, étant nommé une fois, cela sert à faire deviner le reste, puisqu'on se doute que c'est de lui qu'on veut parler. Je m'étonne que M. Chapelain et M. Conrart, qui ont tant étoilé ce pauvre livre, n'aient pris garde à cela, eux qui ôtèrent le nom de M. de Vaugelas en un endroit où il étoit loué très-finement, car Voiture dit que pour passer pour savoyard il tâche à parler le plus qu'il peut comme M. de Vaugelas.

La reine d'Angleterre a conté à madame de Montausier que voulant envoyer un Voiture à madame de Savoie, elle voulut faire ôter une certaine lettre à M. de Chavigny, où il dit qu'il aimeroit mieux entretenir trois heures madame de Savoie que de faire cela, car quoiqu'il y ait une étoile, le sens y va tout droit, mais elle eut avis que Madame l'avoit déjà vue[331].

M. de Blairancourt disoit à madame de Rambouillet qu'on ne parloit que de ce livre; il l'avoit lu, et il trouvoit que Voiture avoit de l'esprit. «Mais, monsieur, lui répondit madame de Rambouillet, pensiez-vous que c'étoit pour sa noblesse, ou pour sa belle taille, qu'on le recevoit partout comme vous avez vu?»

Durant le blocus de Paris[332], Sarrasin écrivit en vers à M. Arnauld, qu'il ne nommoit point, et qu'il appeloit seulement maréchal, à cause qu'il étoit maréchal-de-camp; cela courut, et comme on imprimoit tout en ce temps-là, cela fut imprimé avec ce titre: «L'ombre de Voiture au maréchal de Gramont.» Madame Saintot s'alla mettre dans la tête que Voiture n'étoit point mort (c'est signe qu'elle ne l'a point vu mourir), et sa raison étoit qu'il n'y avoit que Voiture qui pût avoir fait cette pièce.

L'été devant sa mort, il fit une promenade à Saint-Cloud avec feu madame de Lesdiguières et quelques autres. La nuit les prit dans le bois de Boulogne. Ils n'avoient point de flambeaux. Voilà les dames à faire des contes d'esprits. En cet instant Voiture s'avance du carrosse pour regarder si l'écuyer, qui étoit à cheval, suivoit, car la nuit n'étoit pas encore fermée: «Ah! vraiment, dit-il, si vous en voulez voir des esprits, n'en voilà que huit.» On regarde; en effet, il paroissoit huit figures noires qui alloient en pointe. Plus on se hâtoit, plus ces fantômes se hâtoient aussi. L'écuyer ne voulut jamais en approcher. Cela les suivit jusque dans Paris. Madame de Lesdiguières conta le fait au coadjuteur, depuis cardinal de Retz. «Dans huit jours, lui dit-il, j'en saurai la vérité.» Il découvrit que c'étoient des Augustins déchaussés qui revenoient de se baigner à Saint-Cloud, et qui, de peur que la porte de la ville ne fût fermée, n'avoient point voulu laisser éloigner ce carrosse, et l'avoient toujours suivi[333].

Voiture a une bâtarde religieuse; c'est d'elle qu'on a eu son portrait. Pour l'avoir dans sa chambre, elle le fit habiller en saint Louis, parce que ses grands cheveux plats ressemblent assez à ceux de ce roi, et qu'on lui fait la mine un peu niaise, comme Voiture se la fait dans la lettre à l'inconnue[334].

Un soir que M. Arnauld avoit mené le petit Bossuet de Dijon, aujourd'hui l'abbé Bossuet, qui a de la réputation pour la chaire, pour donner à madame la marquise de Rambouillet le divertissement de le voir prêcher, car il a préchotté dès l'âge de douze ans; Voiture dit: «Je n'ai jamais vu prêcher de si bonne heure ni si tard[335]

M. ARNAULD[336],

ET TOUTE SA FAMILLE.

La famille des Arnauld est une bonne famille; ils se disoient gentilshommes, et viennent d'Auvergne[337]. Balzac l'a appelée: la famille éloquente. Nous en parlerons après avoir parlé de M. Arnauld en particulier. Il étoit fils d'un intendant des finances, mais il n'en étoit guère plus riche pour cela, car alors les intendants n'étoient pas si grands voleurs qu'ils l'ont été depuis. Il eut après la mort de son oncle, qu'on appeloit Arnauld du Port, le régiment des carabins, que cet oncle avoit levé; il se trouva quasi de toutes les expéditions qui se sont faites avant la guerre déclarée, et il se vit par la faveur du Père Joseph, ami de M. de Feuquières, qui avoit épousé sa sœur, gouverneur de Philipsbourg, en un si jeune âge, qu'il ne pouvoit manquer de faire une grande fortune, s'il eût su se conserver dans un si bon poste; mais il se laissa surprendre une nuit. Le cardinal de Richelieu dit: «Ah! voilà des soldats du Père Joseph.» Au lieu d'Arnauld Corbeville[338], qu'on l'appeloit, on l'appela Arnauld Philipsbourg. Cela fit crier si étrangement que quelqu'un a dit depuis, quand on vit la secte des jansénistes s'établir, que tandis qu'on parleroit de théologie et de guerre on se souviendroit de messieurs Arnauld. Cela est rapporté par M. d'Andilly (Arnauld) dans un volume de lettres qu'il a fait imprimer. Voyez la cervelle de l'homme! en s'en plaignant, il l'a appris à bien des gens qui ne l'avoient jamais ouï dire[339]. Arnauld, dans ce temps-là, fut mis dans la Bastille. Sa famille fit imprimer une petite apologie, car à mal exploiter bien écrire, où ils chargeoient M. de La Force de n'avoir pas voulu, par envie, envoyer les choses nécessaires dans la place; mais ils ne persuadèrent personne. On remarqua qu'à la vignette de cette feuille imprimée, il y avoit des oisons bridés, et on disoit plaisamment que la Providence avoit permis cela pour avertir le monde qu'il n'y avoit que des oisons bridés qui pussent croire ce qu'ils disoient. Il y a eu toujours quelque chose qui s'est opposé à l'élévation de cette famille, témoin Thionville, où leur ressource, M. de Feuquières, fut défait. Le cardinal de Richelieu lui avoit donné une armée à commander pour le faire maréchal de France; on l'avoit cru capable de tout, car il commandoit fort bien sous un autre.

Pour revenir à Arnauld, ce pouvoit être faute d'expérience; mais je ne saurois croire que ce fût faute de cœur, car j'ai ouï dire au cardinal de Retz, alors abbé, lui qui n'aimoit point tout ce qui pouvoit être ami du Père Joseph, ni de pas un des suppôts du cardinal de Richelieu, qu'il avoit secouru Arnauld sur le Pont-Neuf, l'ayant trouvé seul, l'épée à la main, contre six soldats. Il est vrai qu'il eut le malheur d'être accusé de n'avoir pas bien secouru à Nordlingen, et d'avoir rapporté qu'on ne pouvoit passer par un marais, et cela fut cause que l'aile gauche, où étoit le maréchal de Gramont, fut toute défaite.

A Lérida, il fut blessé à la tête et pris en une sortie, s'étant résolu de payer de sa personne, et la même campagne, il prit Ager, en Catalogne. Je ne crois pas pourtant qu'il eût beaucoup de génie pour la guerre, car, étant dans tous les plaisirs de M. le Prince, il eût acquis la réputation de Marsin, s'il l'eût méritée. Il a rendu à M. le Prince un grand service durant sa prison, car ce fut lui qui eut l'adresse de négocier avec la Palatine[340], et c'est ce qui fut cause de la délivrance de M. le Prince. Cependant depuis il laissa périr misérablement Arnauld dans le château de Dijon.

Les lettres de Voiture et ses vers parlent fort souvent d'Arnauld; c'étoit au moins le Racan de Voiture, en poésie burlesque. Pour de la prose, il n'y a qu'une pièce de lui qu'on appelle la Mijorade. On n'a rien imprimé de tout cela; je le donnerai quelque jour[341].

A la fin de 1646, il fit une relation, qui est imprimée, de la campagne de cette année-là: elle est bien écrite. Je n'ai jamais vu qu'une lettre en prose de lui qu'on imprima dans la première édition de Voiture, croyant qu'elle fût de sa façon, c'est à madame de Rambouillet, en lui envoyant Polexandre[342]; elle est prise tout de travers, et n'a que de faux brillants.

Arnauld a eu ses amours aussi bien que Voiture. Après Desbarreaux, ce fut le galant de Marion de l'Orme. On conte que, comme il étoit rêveur, et qu'il lui arrivoit souvent de dire les choses sans savoir pourquoi, et même sans les vouloir dire, un jour, quoiqu'il n'eût aucun soupçon d'elle, il lui dit: «Qui est-ce qui est sorti de céans à deux heures après minuit?» Il ne savoit pourquoi il disoit cela. Marion se troubla à cette question: elle crut avoir été trahie, et il se trouva que Cinq-Mars, depuis M. le Grand, qui commençoit alors à faire galanterie avec elle, en étoit sorti effectivement à deux-heures. On a fait des chansons de lui et de madame de Grimaut, avant cela.

Sa dernière galanterie fut la présidente de La Barre, mais il n'en avoit pas eu les gants. Elle avoit été entretenue par Gallard, frère de madame de Novion: Novion aussi en tâta. Un jour elle entra avec lui chez Perrot de La Malemaison, conseiller au parlement, mais veuf, et en faisant semblant de l'attendre, ils se firent allumer du feu dans une chambre, où ils firent leur petite affaire. Les valets s'en aperçurent, et la première fois que La Malemaison les rencontra. «Hé! leur dit-il, si vous m'eussiez averti, je vous eusse fait mettre des draps blancs.» On dit que Gallard lui donnoit quatre mille écus. On n'avoit que faire de crier au voleur, car, ma foi, c'étoit bien payé. Elle avoit plutôt l'air d'une grosse servante de cuisine que d'une femme de condition. Son mari, qui étoit amoureux de la présidente Perrot, et qui avoit l'honneur de n'être pas le plus sage homme du royaume, mais qui avoit de l'esprit, lui disoit: «Si on vous fait l'amour, c'est pour me faire enrager, car il n'y a grain de beauté en vous.» En ce temps-là elle fit une grande sottise. Elle est un peu parente de madame d'Aiguillon, du côté de son père, M. de La Galissonnière. Au Cours, elle affecta par deux fois de se jeter tout-à-fait hors du carrosse comme madame d'Aiguillon passoit, et de crier: «Madame, votre très-humble servante.» La fière duchesse, qui faisoit la reine Gillette[343], ne fit pas semblant, ni à la première ni à la deuxième fois, de s'en apercevoir. La Barre vit cela, et il juroit comme un enragé. Enfin, son mari la chassa; elle se vantoit d'avoir été battue maintes fois. Elle demeuroit chez son père. Le mari mourut cinq ou six ans après, et, par son testament, il la fit tutrice par honneur, et en cela il fit sagement; mais il lui donna un conseil nécessaire, le président Perrot et Bataille, avocat, sans lesquels elle ne pouvoit disposer de rien. Cela a été confirmé par arrêt.

Arnauld, qui ne savoit plus de quel bois faire flèches, et dont M. le Prince n'avoit pas eu grand soin, l'épousa la nuit même du jour que M. le Prince avoit été arrêté. Il ne le sut qu'après avoir été épousé. La voilà, nonobstant la prison de M. le Prince, qui se fait appeler madame d'Arnauld, et qui prend des pages. Elle étoit à Paris quand son mari mourut; elle dit cent sottises; entre autres, comme on disoit: «Il n'a jamais eu le teint bon.—Hélas! dit-elle, il a vécu jaune, et il est mort jaune.» Elle se consola bientôt. Au bout de trois mois, non contente de traiter souvent madame de Châtillon et autres, elle alloit en des maisons où il y avoit des violons et la comédie; avec son bandeau de veuve, elle avoit des gants garnis de rubans de couleur et des bracelets de même. Elle jouoit des chandeliers rouges garnis d'argent, et disoit: «C'est pour ma toilette.» Quelle toilette de veuve à bandeau! Elle étoit ravie de faire la camarade avec les grandes dames; on se moquoit d'elle. Elle prit bientôt un galant: ce fut un des Puygarrault de Poitou, nommé Clairambault, dont nous parlerons assez dans les Mémoires de la Régence. Il l'a ruinée. Pour une fois elle lui donna quatre mille louis d'or. Il avoue qu'il en a tiré quarante mille écus.

Reprenons à cette heure toute la famille en général; Antoine Arnauld, Isaac Arnauld, intendant des finances, Arnauld du Fort, et Arnauld le Péteux, étoient frères; ils avoient trois ou quatre sœurs. Nous parlerons de tous l'un après l'autre.

ARNAULD (ANTOINE)[344].

Antoine Arnauld, avocat, étoit un homme qui passa pour éloquent en un temps que l'on ne se connoissoit guère en éloquence. Ce fut lui qui plaida contre les Jésuites, qui n'en aiment pas mieux ces messieurs de Port-Royal. Or, une fois, du temps que le parlement étoit à Tours, un courtisan le fit de moitié de la confiscation d'un Génois huguenot, nommé Madelaine, père du conseiller au parlement. Il fallut plaider pour cela. Arnauld fit un dénombrement de tous les mauvais offices que les Génois avoient rendus à la France, et s'étendit fort sur André Doria. Madelaine, qui étoit homme de bon sens, voyant cela, se lève en pieds, et se met à dire à la cour en son baragouin: «Messiours, c'ha da far la repoublique de Gênes et André Doria avec mon argent? Et avec cette belle éloquence, il rendit muet cet éloquentissime Antoine Arnauld. C'étoit un homme à lieux communs; il avoit je ne sais combien de volumes de papier blanc, où il faisoit coller par son libraire les passages des auteurs tout imprimés qu'il coupoit lui-même et les réduisoit sous certains titres. A cela il ne faut que deux exemplaires de chaque auteur, ou, pour mieux dire, trois, si on veut avoir l'auteur tout entier à part; mais aussi on n'a que faire d'écrire et de copier.

Il y eut un jeune avocat huguenot, nommé de Pleix, qui ne manquoit pas d'esprit, mais pour du jugement, il n'en avoit pas plus qu'il lui en falloit. Ce jeune homme eut à plaider contre Antoine Arnauld, qui étoit pour MM. de Montmorency. Arnauld étala toutes les batailles que ceux de Montmorency avoient données, et dit que le connétable Anne s'étoit trouvé en je ne sais combien de batailles rangées. De Pleix fit un factum, où il se moquoit de l'autre, et dit qu'il prouvoit une péremption d'instance par une bataille rangée. La république de Gênes y entroit peut-être aussi. Cela fit assez rire le monde, car il y avoit bien de la médisance. Arnauld s'en plaignit, et il fut ordonné que l'autre viendroit lui en faire satisfaction à huis-clos. De Pleix, quand ils furent là, dit: «Messieurs, j'ai fait une sottise, il faut que je la boive; faites ouvrir, cela sera plus exemplaire pour la jeunesse, à huis-ouverts qu'à huis-clos»; et, en pleine audience, il pria Arnauld de lui pardonner. Mais il fit ensuite un méchant tour à la famille, car il se mit à rechercher dans les registres de la chambre des comptes, et fit voir qu'on avoit enregistré des brevets de pension pour services rendus par des enfans de la famille qui étoient à la bavette, et fut cause qu'on leur raya pour plus de douze ou quinze mille livres de pension. Cela s'étoit fait par la faute de M. de Sully.

ARNAULD (ISAAC).

Par la faveur de M. de Sully, d'avocat il devint intendant des finances. Il étoit huguenot et père d'Arnauld, maréchal de camp, et de madame de Feuquières. Il a passé à Charenton[345] pour un fort homme de bien et fort craignant Dieu, et qui entendoit admirablement bien les finances.

ARNAULD DU FORT.

On appelle cet Arnauld, Arnauld du Fort, parce que ce fut lui qui s'avisa, après avoir changé de religion, de proposer de faire le fort Louis, pour incommoder ceux de La Rochelle, et il en fut capitaine. Il avoit voulu persuader à ses frères de le pousser dans la guerre, afin qu'il pût devenir maréchal de France, et, pour les y obliger, il leur disoit qu'en Italie, pour faire un cardinal, on en usoit ainsi dans les familles. Au mariage du Roi, il s'avisa de se mettre du carrousel[346]; on s'en moquoit un peu; il faisoit le beau, et on disoit que dans une chambre pleine de miroirs il étudioit la bonne grâce. Une fois qu'un moine, faisant la prière, disoit à ses soldats qu'il ne leur servoit de rien d'être vaillant, que Dieu seul donnoit les victoires, il le renvoya bien vite, en lui disant: «Vous gâtez mes gens, il leur faut dire que Dieu est toujours du côté de ceux qui frappent le plus fort.» Le marquis de La Force répliqua aussi à un moine qui disoit: «Recommandez-vous bien à Notre-Dame,» qu'il falloit dire: à Notre-Dame de frappe fort.

Ce M. le maréchal de France en herbe ne fut jamais, comme j'ai dit, que mestre de camp des Carabins. Il fit faire, car il avoit de la vanité en toute chose, à son beau-frère L'Hoste, la plus ridicule dépense du monde à Montfermeil, auprès de Paris; car, sur le penchant d'une montagne, il lui conseilla de faire un canal, sans considérer qu'il y avoit assez d'eau dans cette maison, et que le terrain ne le permettoit pas: il a coûté vingt-cinq mille écus, et n'a jamais tenu l'eau. Il se piquoit aussi d'écrire, et d'écrire bien sur-le-champ. Il en voulut faire une épreuve en écrivant une lettre en une compagnie où étoit Gombauld; mais Gombauld, qui avoit le nez bon, connut aisément qu'il n'y avoit rien là qui n'eût été apporté du logis.

ARNAULD LE PÉTEUX[347].

Arnauld le péteux étoit demeuré garçon et étoit huguenot; il avoit été contrôleur des restes[348] par la faveur de M. de Sully; mais c'étoit un pauvre garçon qui fit bien mal ses affaires. Il ne ressembloit à ses frères ni en esprit ni en vanité. On le surnomma le péteux, à cause que de jeunesse, il s'étoit accoutumé à péter partout. Madame Des Loges lui dit une fois: «Vois-tu, mon pauvre garçon, tous les Arnauld ont du vent; la différence qu'il y a, c'est que les autres l'ont à la tête, et toi tu l'as au cul.» Il logeoit avec sa sœur L'Hoste et son neveu de Montfermeil, un grand mélancolique qui n'est pas plus sage qu'un autre. Il falloit que ce pauvre bon homme attendît que ce neveu se réveillât lui-même pour se lever les dimanches, car Montfermeil est aussi huguenot, et quelquefois ils arrivoient à mi-presche: ce fou ne veut pas qu'on l'éveille. Il vivoit avec tant de cérémonie avec cet oncle qui étoit un boute-tout-cuire[349], que cet homme n'osoit manger une langue de carpe, sans la lui présenter. Un jour ils furent si long-temps à faire des compliments sur cela, qu'un valet la prit, et dit que c'étoit de peur qu'ils ne se battissent. Montfermeil maria sa seconde sœur avec un gentilhomme normand, mal en ses affaires, nommé Hequetot, qui devroit plutôt être picard, car il épousa une laide et vieille fille sans toucher le mariage. Ne pouvant en rien tirer, il alla durant les troubles (1649) se mettre dans Montfermeil, vendit ce qu'il put, et n'en sortit point qu'on ne l'eût satisfait en quelque sorte. Le premier gendre est bien meilleur homme, car, quoiqu'il n'ait touché guère davantage, il ne demande rien. Il est fort riche, mais un peu fou, et quelquefois jusques à être lié. Il dit d'une maison qu'il a sur un coteau, au bord de la Seine[350]: «Chose étrange! plus on monte à ma maison, plus on a belle vue!»

Cette mademoiselle L'Hoste, la mère, se mit une chose dans la tête qui fait bien voir la vanité de la famille. Un peu après le malheur de Philipsbourg, un de nos ministres, nommé Daillé, dit, à propos de son texte, que quand les hommes abandonnoient la cause de Dieu, il permettoit qu'ils tombassent dans l'ignominie. Elle s'en plaignit, et dit qu'on avoit parlé contre M. Arnauld de Corbeville qui avoit changé de religion.

Une Arnauld, mariée à un gentilhomme nommé M. de Canzillon, disoit qu'il n'y avoit de feu bien sain que celui de cotrets; ils firent, son mari et elle, si beau feu qu'ils n'avoient pour subsister que ce que leurs parents leur donnoient.

ARNAULD (JEANNE).

Il y eut une Arnauld qui demeura fille; on l'appeloit mademoiselle Jeanne Arnauld. Elle étoit huguenote. C'étoit un original; elle avoit fait un lit de réseau, qui lui sembloit admirable. Elle pria une personne qui avoit habitude chez le cardinal de Richelieu de faire qu'on parlât de ce lit à Son Eminence, et que, pour cela, elle se contenteroit d'une maison pour se loger; puis, quelque temps après, elle la pria de n'en point parler, «parce que, disoit-elle, quand je songe qu'un prêtre coucheroit dans un lit qu'une pucelle huguenote a fait de ses propres doigts, j'en ai horreur, et ne saurois m'y résoudre.»

Au commencement de la régence, quand on eut une terreur panique à Charenton, elle disoit qu'elle avoit «tiré son petit couteau pour mourir avec sa fleur virginale.» Il n'y eût pas eu, je pense, grande presse à la lui ôter; elle n'avoit que soixante ans, mais en revanche elle étoit toujours habillée comme en sa jeunesse; toujours de la dentelle du temps de Henri IV. Elle avoit de la raison en une chose, c'est qu'elle conseilloit aux filles de se marier, et qu'il n'y avoit rien de si ridicule qu'une vieille fille.

Il lui prit une vision de se faire faire un tombeau à Charenton[351]; mais elle avoit honte d'en avoir et que mademoiselle Anne de Rohan n'en eût pas. Elle alla donc parler à madame de Rohan la jeune dans sa place à Charenton, et lui dit: «Madame, il y a long-temps que j'ai quelque chose à vous dire. Cela est honteux que M. le maréchal de Gassion ait un tombeau, et que mademoiselle votre tante n'en ait point, elle qui étoit, sans comparaison, de meilleure maison que lui: faites-lui en faire un.» Madame de Rohan, au lieu de rire de cela, comme eût fait sa mère, lui répondit d'un ton aigre: «Mademoiselle, de quoi vous mêlez-vous? Ma tante a voulu être enterrée dans le cimetière, et, s'il falloit que je fisse faire des tombeaux à tous mes parents, vraiment je n'aurois pas besogne faite.» La pucelle s'en plaignit à tout le monde: «Voyez, quelle fierté! disoit-elle; je veux bien qu'elle sache que je suis aussi bien demoiselle qu'elle est dame!»

A propos de tombeau, elle avoit fait faire une bière de menuiserie la mieux jointe qu'il y eût au monde, car, disoit-elle sérieusement, je ne veux point sentir le vent coulis. Elle fait elle-même un drap mortuaire de satin blanc brodé pour ses funérailles, en intention de le donner à l'église pour servir à toutes les filles, et elle gardoit, depuis je ne sais combien de temps, trois douzaines de petits cierges ou chandelles dorées pour ses funérailles. Regardez quelle vision pour une huguenote. Il lui fallut promettre qu'on les porteroit à son enterrement; mais ce fut dans un carrosse, et on ne les en tira pas, comme vous pouvez penser.

ARNAULD D'ANDILLY.

M. d'Andilly[352], fils d'Antoine Arnauld, s'étant rendu habile dans les finances, fut premier commis de M. de Schomberg; mais, comme il a de la vanité à revendre, il affectoit devant le monde de faire paroître qu'il avoit tout le pouvoir imaginable sur l'esprit du surintendant. M. de Schomberg n'y prenoit pas plaisir, et dit: «Mon Dieu! cet homme parle beaucoup!»

Au retour du voyage de Lyon, il revint avec un nommé Barat, qui étoit à M. de Pisieux; cet homme, plus fin que lui, lui tira les vers du nez; l'autre, grand parleur comme il étoit, dit plus de choses qu'il n'en devoit dire. Barat en tira avantage; et M. de Schomberg ayant été disgracié quelque temps après, on dit que d'Andilly en étoit cause; mais M. de Schomberg ne l'a jamais cru, car il le tint au nombre de ses meilleurs amis, et M. et madame de Liancourt prirent conseil de lui en leurs affaires.

Ce M. de Schomberg avoit les mains nettes, et d'Andilly aussi. Quoiqu'on lui dit que s'il vouloit prendre le soin de parler au roi, il dissiperoit toutes les cabales qu'on faisoit contre lui, il ne s'en soucia point, et dit: «Je ferai mon devoir, et il en arrivera ce qu'il pourra.» Il avoit succédé au président Jeannin, qui dit, quand on le fit surintendant: «De quoi se sont-ils avisés de m'aller charger de leurs finances? le moindre marchand fera cela.» C'étoit encore un homme de bien quand il vit à Tours que la partie étoit faite pour mettre M. de Schomberg en sa place, il dit au roi: «Sire, je suis vieux, je vous prie de me donner M. de Schomberg pour successeur.»

Ce M. d'Andilly s'est mêlé de vers et de prose, mais il n'a guère de génie; il sait et il a de l'esprit. Il a été dévot toute sa vie. Il épousa une grande femme brune qui n'étoit pas mal faite; on vouloit faire passer madame Arnauld d'Andilly pour une sainte. Elle étoit fille d'un fort honnête homme d'auprès de Caen, nommé M. de La Boderie[353]. Il fut secrétaire de M. de Pisani en une ambassade de Rome, puis résident je ne sais où, et enfin ambassadeur en Angleterre. C'est ce qui fit la connaissance de M. d'Andilly et de M. et de madame de Rambouillet.

M. d'Andilly perdit sa femme qu'il étoit encore vigoureux; d'ailleurs c'est le plus ardent et le plus brusque des humains: je vous laisse à penser s'il n'étoit pas incommodé n'ayant plus de femme à éveiller.

Il lui arriva en ce temps-là une assez plaisante chose. La nuit, il entend souffler; il se réveille, et met la main sur des cheveux; le voilà qui croit aussitôt que le diable le vient tenter, comme si le diable n'avoit que cela à faire. Il dit: «Si tu es de Dieu, parle; si tu es du diable, va-t-en.» Or, ce diable étoit un laquais qui, s'étant endormi le soir, s'étoit couché au pied du lit de son maître, et, ayant senti du froid, s'étoit venu mettre sous la couverture.

Je ne sais si c'est pour se consoler de son veuvage, mais il alloit voir des femmes et les baisoit et embrassoit charitablement un gros quart-d'heure. Je ne saurois comment appeler cela; mais, si c'est dévotion, c'est une dévotion qui aime fort les belles personnes, car je n'ai point ouï dire qu'il baisât comme cela que celles qui sont jolies. Il querella une fois la présidente Perrot de ce qu'elle s'étoit retirée après quelques baisers, et jura qu'il ne la traiteroit plus ainsi si elle ne prenoit cela comme elle devoit.

Il est si brusque, comme j'ai dit, qu'en parlant à un parloir de carmélites, il se fourra un fichon de la grille dans le front. En parlant, il donne des coups de poing aux gens. Madame de Rambouillet, qui savoit que M. de Grasse devoit dîner avec lui, écrivit en riant à ce petit prélat, «qu'il se gardât bien de se mettre à côté de M. d'Andilly s'il ne vouloit être écrasé.»

ARNAULD (HENRI),

ÉVÊQUE D'ANGERS.

M. d'Angers[354], son frère, autrefois M. l'abbé de Saint-Nicolas, est un homme aussi froid que M. d'Andilly est bouillant. Il n'y a rien de plus composé: il a de l'esprit et du sens, et est fort propre aux négociations[355]. Dans un procès qu'il eut contre son chapitre pour obliger quelques-uns des chanoines à quitter les cures qu'ils tenoient, parce qu'ils ne pouvoient résider, il ne voulut pas venir à Paris pour solliciter, afin de faire voir à ses parties que rien ne dispensoit de la résidence. Je ne trouve pas trop bien pourtant qu'il tienne table à Angers, et je me trompe, ou cet homme a plus d'ambition que toute la maison d'Autriche ensemble. Son nom l'oblige à aller bride en main, et ne se point faire soupçonner de jansénisme. Il ne s'y conduit pas mal, et n'a point donné prise sur lui. On n'en parle ni en bien ni en mal.

ARNAULD (ANTOINE),

LE DOCTEUR[356].

On l'appeloit le petit oncle, parce qu'il étoit plus jeune que son neveu Le Maistre, l'avocat. Celui-ci, sans doute, est le plus habile de ses frères, au moins en fait de littérature.

Voici l'origine de cette secte, qu'on appelle les Jansénistes, et qui fait aujourd'hui tant de bruit. La marquise de Sablé dit un jour à la princesse de Guémené: «Qu'aller au bal, avoir la gorge découverte, et communier souvent, ne s'accordoient guère bien ensemble;» et la princesse lui ayant répondu que son directeur, le père Nouet[357], Jésuite, le trouvoit bon, la marquise le pria de lui faire mettre cela par écrit, après lui avoir promis de ne le montrer à personne. L'autre lui apporta cet écrit; mais la marquise le montra à Arnauld, qui fit sur cela le livre de la fréquente Communion. On accuse messieurs Arnauld de n'avoir pas été fâchés d'avoir une occasion de faire parler d'eux. Les Jésuites les haïssoient déjà à cause du plaidoyer d'Antoine Arnauld, et, sur la matière de la grâce, ils les accusèrent d'être huguenots, et disoient: «Paulus genuit Augustinum, Augustinus Calvinum, Calvinus Jansenium, Jansenius Sancyranum[358], Sancyranus Arnaldum et fratres ejus.» D'ailleurs, les Jésuites, à qui il importe de faire un parti, ont poussé à la roue tant qu'ils ont pu, et se sont prévalus de tout ce qui est arrivé, comme de faire croire à la reine que la Fronde étoit venue du jansénisme[359].

LE MAISTRE (ANTOINE).

Un maître des comptes, nommé Le Maistre (Isaac), qui étoit originaire des Pays-Bas et fils d'un marchand linger de la rue Aubry-Boucher, épousa une sœur de M. d'Andilly. Ce bonhomme, sur la fin de ses jours, se fit de la religion. Toute la famille des Arnauld, catholique, se mit à le persécuter à tel point qu'ils lui imposèrent assez de choses pour le faire mettre à la Bastille. On a dit que c'étoit un extravagant et qui maltraitoit sa femme. Son fils même ne l'épargna pas, et ce pauvre homme mourut dans la persécution. Sa veuve fut gouvernante de mademoiselle de Longueville. Au sortir de là, elle se retira à Port-Royal, abbaye auprès de Chevreuse, dont une de ses sœurs étoit et est encore abbesse. Le Maistre, l'avocat, son fils, s'y retira après, et eut au commencement permission d'y faire accommoder une chambre dans la basse-cour. Il travailloit de ses mains, béchoit la terre, portoit la hotte en habit de bure, gros chapeau et gros souliers, et faisoit aussi les affaires de la maison. Après, les religieuses, à cause du lieu malsain, ayant été transférées en partie au faubourg Saint-Michel, M. d'Andilly s'y retira, mais avec son équipage ordinaire, et il y fit un fruitier et quelque petit logement séparé des religieuses. Il a toujours été jardinier, et, par une curiosité ridicule, il avoit à Andilly jusqu'à trois cents sortes de poires dont on ne mangeoit point[360]. D'autres se joignirent à eux, M. Arnauld, M. de Singlin, M. Rebours et autres; ils firent faire aussi dans Port-Royal du faubourg un logement pour eux dans la basse-cour. Ils ne donnent rien à l'extérieur. Leur autel est fort simple, et on dit que c'est un autel fort dévot. De grands seigneurs se sont depuis faits des leurs, et ce sera bientôt un grand parti.

Pour revenir à M. Le Maistre, il auroit eu la réputation d'Hortensius s'il n'eût point fait imprimer.

Le chancelier voulut que ses trois présentations fussent données au public. Dans le monde, c'étoit un monsieur d'une morale assez gaillarde; on croit que quand il a fait retraite, ç'a été de dépit de ne pouvoir être avocat-général: il espéroit cela de M. le chancelier. D'autres ont pensé qu'il avoit dessein de se mettre à prêcher, mais que la dévotion l'a attrapé en chemin; il avoit formé son éloquence dans les Pères. Il retira tous ses plaidoyers des mains de M. le chancelier. Comme il eut porté des œufs au marché à Linas, il alla avec le meneur aux plaids, et, voyant que cet homme ne disoit pas bien le fait, il se mit à parler. Tout le monde fut surpris de voir cela; mais après on sut qui c'étoit.

Durant la Fronde, qu'on imprimoit tout, ses plaidoyers furent imprimés. Depuis, à l'âge de cinquante ans, il les revit, et les donna au public plus corrects[361].

LA MARQUISE DE SABLÉ[362].

La marquise de Sablé est fille du maréchal de Souvré[363], gouverneur du feu Roi; mais elle ne lui ressemble pas, car elle a bien de l'esprit. J'ai déjà dit qu'elle avoit été fort galante. M. de Montmorency, dont par vanité elle vouloit être servie, la méprisoit et la faisoit enrager; elle dissimuloit tout cela par ambition. Voici ce que j'en ai appris après coup: elle étoit fort jeune quand il la vint voir la première fois; c'étoit dans une salle basse, dont une des fenêtres étoit ouverte. Au lieu d'entrer par la porte, il entra en voltigeant par la fenêtre; cette disposition[364] et un certain air agréable qu'il avoit la charmèrent d'abord, et elle se sentit prise. Il y eut plusieurs absences durant le cours de cette galanterie. Une fois qu'il revenoit du Languedoc, elle étoit à Sablé, et elle envoya un gentilhomme au-devant de lui à une demi-journée pour lui témoigner l'impatience qu'elle avoit de le revoir: il lui avoit promis de passer chez elle, quoique ce fût un grand détour. Ce gentilhomme le trouva, et vint rapporter à la marquise qu'il brûloit de la revoir. «Mais encore, lui dit-elle, que faisoit-il?—Madame, le lieu où il a dîné n'a pas de trop bons cabarets; il a été contraint d'envoyer à des chasseurs du voisinage chercher deux perdrix; il les a fait accommoder en sa présence, les a vu rôtir, et les a mangées de grand appétit.» Cela ne parut pas à la marquise une grande marque d'impatience; elle en fut piquée; et, quand il arriva, elle ne le voulut pas voir. Or, elle fit une fois ce conte-là à madame de Saint-Loup, dans le temps que M. de Candale commençoit à s'éprendre de madame d'Olonne: il alloit souper chez elle assez souvent tête à tête. Le premier soir qu'il y fut ensuite, par hasard il avoit faim, il mangea beaucoup; il voulut après payer son écot; elle bouda et lui conta l'histoire de la marquise. Il ne se tourmenta point trop de l'apaiser, et la laissa là.

Elle devint fort jalouse de M. de Montmorency, et elle lui reprocha fort d'avoir dansé à un bal, au Louvre, plusieurs fois avec les plus belles de la cour. «Hé! que vouliez-vous que je fisse?—Que vous ne dansassiez qu'avec les laides, monsieur,» lui dit-elle, aveuglée de sa colère. Mais ce fut bien pis, lorsqu'il se mit à faire le galant de la Reine. Elle ne le lui put pardonner, et elle a avoué qu'elle n'avoit point été fâchée de sa mort. Sa dernière galanterie fut avec Armentières, petit-fils de la vicomtesse d'Auchy, garçon qui avoit l'esprit vif, et qui disoit plaisamment les choses. (Il alloit presque tous les soirs déguisé en femme chez elle.) Elle en eut une fille qui est à Port-Royal; mais cette fille vint durant la vie du mari, après la mort duquel elle la montra, sans en avoir rien dit auparavant. Voici la raison qu'elle en rendoit: «Je ne voulois pas, disoit-elle, après le grand mépris que je témoignois avoir pour mon mari, qu'on me pût dire que je couchois encore avec lui.» Ce mari étoit un fort pauvre homme. Cette pauvre enfant, lasse d'être dans un grenier, s'est mise en religion. Armentières fut tué en duel par Lavardin, mais on disoit qu'il l'avoit tué à terre. C'est qu'il avoit tenu mademoiselle de Lavardin quatre ans le bec en l'eau, disant qu'il l'épouseroit, et n'avoit pas été fâché qu'on crût qu'il étoit bien avec elle. C'étoit une belle personne: elle épousa depuis M. de Tessé. Lavardin, son frère, avoit résolu de tuer Armentières.

Depuis cette perte, la marquise ne fit plus l'amour; elle trouva qu'il étoit temps de faire la dévote; mais quelle dévote, bon Dieu! Il n'y a point eu d'intrigue à la cour dont elle ne se soit mêlée, et elle n'avoit garde de manquer à être janséniste, quand ce ne seroit que cette secte a grand besoin de cabale pour se maintenir, et c'est à quoi la marquise se délecte sur toutes choses depuis qu'elle est au monde. Cela se voit par le Journal du cardinal de Richelieu; elle a toujours été de quelque affaire, et l'amour ne l'occupoit point tellement, que les négociations ne consumassent une partie de son temps. Ajoutez que depuis qu'elle est dévote, c'est la plus grande friande qui soit au monde; elle prétend qu'il n'y a personne qui ait le goût si fin qu'elle, et ne fait nul cas des gens qui ne goûtent point les bonnes choses. Elle invente toujours quelque nouvelle friandise. On l'a vue pester contre le livre intitulé le Cuisinier français, qu'a fait le cuisinier[365] de M. d'Uxelles. «Il ne fait rien qui vaille, disoit-elle; il le faudroit punir d'abuser ainsi le monde.»

Je vous laisse à penser si une personne comme je vous la viens de représenter peut avoir bien gouverné sa maison. Tout est tombé en une telle décadence, que ses enfans n'ont rien eu; il n'y a que l'abbé qui soit à son aise, parce qu'on a trouvé moyen de lui faire avoir le doyenné de Tours et l'évêché de Léon. Nous parlerons ailleurs du chevalier, depuis M. de Laval[366].

Elle a l'honneur d'être une des plus grandes visionnaires du monde. Sur le chapitre de la mort, quand quelqu'un dit qu'il ne craint point de mourir: «Eh! bien! s'écrie-t-elle, quel mal vous peut-on donc souhaiter, si vous n'appréhendez pas le plus grand de tous les maux? Je crains la mort plus que les autres, parce que personne n'a jamais si bien conçu ce que c'est que le néant.» Cependant elle est dévote, comme j'ai déjà remarqué, et fort persuadée, à ce qu'elle dit, de l'autre vie. Dans cette appréhension, elle soutient que tous les maux sont contagieux, et dit que le rhume se gagne. Souvent j'ai vu mademoiselle de Chalais[367] reléguée dans sa chambre parce qu'elle nazilloit, disoit la marquise, et qu'elle seroit bientôt enrhumée. Plusieurs personnes l'ont pensé faire mourir de frayeur, en disant, sans y songer, que leur sœur, leur frère, leur tante, avoient quelque rougeole ou quelque fièvre continue. Comme Mademoiselle (de Montpensier) avoit la petite-vérole, feu M. de Nemours, qui fut tué par M. de Beaufort en 1649, alla voir la marquise. Dès qu'elle le vit, elle lui demanda s'il n'avoit pas été assez imprudent pour passer chez Mademoiselle. «Oui, dit-il.—Je m'en vais gager, ajouta-t-elle, que vous avez monté en haut.—Je voulois parler à quelqu'un, répondit-il, mais une de ses femmes est venue au-devant de moi.» Il disoit tout cela par malice. Voilà la marquise qui fait un grand cri et le chasse. Madame de Longueville vint un peu après qui trouva la chambre toute pleine de fumée, car on y avoit brûlé de tout ce qui peut chasser le mauvais air. Après lui en avoir fait des excuses, elle disoit à tout bout de champ: «Pour cela, madame, ce M. de Nemours est le plus étrange homme du monde; mais qui a jamais vu rien de pareil?»

Quand il la faut saigner, elle fait d'abord conduire le chirurgien dans le lieu de la maison le plus éloigné de celui où elle couche. Là, on lui donne un bonnet et une robe-de-chambre, et s'il a un garçon, on fait quitter à ce garçon son pourpoint, et tout cela, de peur qu'ils ne lui apportent le mauvais air. Une fois qu'elle étoit chez la maréchale de Guébriant, au faubourg Saint-Germain, elle disoit: «Ah! que je suis empêchée! par où m'en retournerai-je? J'ai vu sur le Pont-Neuf un petit garçon qui a eu depuis peu la petite-vérole, il demande l'aumône; en le chassant, mes gens pourroient gagner ce mal, et il y a quelque chose au Pont-Rouge[368] qui craque.» Enfin, quoiqu'elle logeât au faubourg Saint-Honoré, elle va passer par-dessus le pont Notre-Dame[369].

Dans un temps qu'on parloit un peu de peste à Paris, elle crut avoir besoin de faire une consultation. Elle fit venir trois médecins auxquels on donna à chacun une robe-de-chambre, au lieu de leur manteau; puis on les fit asseoir près de la porte d'une grande salle, au bout de laquelle étoit la marquise sur un lit; et mademoiselle de Chalais alloit leur faire la relation du mal de madame, et rapportoit à madame leur sentiment, sans que jamais elle leur permît d'approcher d'un pas[370].

Une fois elle voulut faire faire son horoscope; elle dit six ans moins qu'elle n'avoit. Mademoiselle de Chalais lui dit: «Madame, on ne sauroit faire ce que vous voulez, si vous ne dites votre âge au juste.—Il se moque, il se moque, ce monsieur l'astrologue, répondit-elle; s'il n'est pas content de cela, donnez-lui encore six mois.»

La veuve d'un homme d'affaires qu'elle avoit s'étant remariée à un nommé d'Arsy, qui est une espèce d'escroc et de troqueur de chevaux, elle en fut fâchée; enfin pourtant il fallut voir cet homme. Un peu avant qu'il vînt, il prit en vision à la marquise que, ne connoissant point cet homme, elle avoit tort de le laisser entrer, et qu'il seroit bon que M. de Laval y fût. M. de Laval vint; d'Arsy fait sa visite; mais il vint aussi une vision à M. de Laval, qui étoit gai et qui badinoit sans cesse. Il se met dans un coin, prend du crayon, et peint madame de Sablé sur son lit (on ne la voyoit guère autrement), d'Arsy auprès d'elle, et M. de Laval, avec tous les gens de la marquise avec des mousquets, qui miroient cet homme.

Avant que de loger dans une maison, elle fait enquêtes s'il n'y est mort personne, et on dit qu'elle ne voulut pas en louer une, parce qu'un maçon s'étoit tué en la bâtissant.

Elle se fait celer fort souvent sans nécessité, et quelquefois ses éclipses durent si long-temps que l'abbé de La Victoire, las d'aller tant de fois inutilement à sa porte, s'avisa de dire un jour en parlant d'elle: «Feu madame la marquise de Sablé,» et ajouta qu'il falloit faire tendre sa porte de deuil. Cela fut rapporté a la marquise, car il l'avoit dit en plus d'un lieu: ce discours lui donna de l'horreur. Elle eut peur d'être morte, et en fut long-temps brouillée avec lui. Elle est toujours sur son lit, faite comme quatre œufs, et le lit est propre comme la dame.

Durant le blocus de Paris (en 1649), elle se sauva à Maisons, car le président de Maisons étoit alors son bon ami. Là, tout de même qu'à Paris, toujours vautrée sur un lit, elle ne s'en levoit que pour jouer au volant, afin de faire un peu d'exercice. Il fit les plus beaux froids du monde, mais jamais on ne put la faire sortir autrement qu'en chaise; encore ne se promenoit-elle qu'au soleil et à l'abri, quoiqu'elle eût une chaise qui fermoit comme une boîte. Qu'on ne croie pas que ce soit quelque santé délicate comme celle de madame de Rambouillet; c'est une grosse dondon qui n'a que le mal qu'elle s'imagine avoir. Depuis, le président de Maisons et elle furent aussi mal qu'ils étoient bien alors; il disoit qu'elle se défioit de lui, parce qu'elle lui demandoit qu'il fît une déclaration comme il lui avoit promis que l'adjudication de Sablé, qu'il s'étoit fait faire, étoit au profit de la marquise; et quand il en fallut venir là, il lui fit de belles parties[371], tant pour les sergents qu'il avoit fallu envoyer sur les lieux (car Bois-Dauphin, son fils, et la noblesse qu'il avoit cabalée s'opposèrent, mais en vain, à la prise de possession), que pour d'autres frais. D'un article il y avoit cent mille francs pour les consignations; cependant il est certain que Betaut, receveur des consignations, étoit comme l'intendant de Maisons, et d'ailleurs un président au mortier ne consigne point. Cela s'accommoda à la fin, mais ils ne furent plus amis depuis. M. Servien a acheté cette terre[372].

Enfin la marquise ne put demeurer plus long-temps si loin de Port-Royal; elle alla donc loger tout contre. Depuis qu'elle y est, elle a plus d'intrigues que jamais, elle se mêle de tout; avec cela bien des livres de jansénistes; elle ne sauroit souffrir ni relations, ni histoires, il ne lui faut que des dissertations: il faut toujours raisonner. La comtesse de Maure alla se loger auprès d'elle; elles sont porte à porte, ne se voient presque point, et s'écrivent six fois le jour. Il ne faut point s'étonner de cela, car elles ont logé autrefois en même maison à la Place-Royale, et elles s'écrivoient de grandes légendes d'un appartement à l'autre.

En 1663, le jour que la comtesse de Maure mourut, la marquise de Sablé, sa voisine et sa bonne amie, mais non pas au point de l'assister à la mort, car il n'y a personne au monde à qui elle pût rendre ce devoir, envoya Chalais pour en savoir des nouvelles: «Mais, lui dit-elle, gardez-vous bien de me dire qu'elle est passée.» Chalais y va comme elle expiroit. Au retour: «Eh bien! Chalais, est-elle aussi mal qu'on peut être? Ne mange-t-elle plus? (La marquise est fort friande.)—Non, répondit Chalais:—Ne parle-t-elle plus?—Encore moins.—N'entend-elle plus?—Point du tout.—Elle est donc morte?—Madame, répondit Chalais, au moins, c'est vous qui l'avez dit, ce n'est pas moi.»

A cause que le sommeil est l'image de la mort, elle ne vouloit pas dormir profondément; elle se faisoit veiller par un médecin et des filles, tour à tour. Ces gens faisoient de temps en temps quelque petit bruit, et tenoient une bougie allumée en un lieu où elle la pût voir en ouvrant les yeux. Pour cela elle avoit toujours ses rideaux levés. Menjot, médecin, son ami, l'a défaite de cela; mais ce n'est que depuis la Saint-Jean 1665.

Comme la marquise de Sablé et la comtesse de Maure logeoient ensemble à la Place-Royale, elles étoient quelquefois trois mois sans se voir, et elles se visitoient par écrit, comme nous venons de le dire. Le moindre rhume rompoit tout commerce. La comtesse avoit la migraine et quelque fluxion il y avoit quinze jours, et la marquise croyoit être enrhumée. L'abbé de La Victoire se mit en tête de faire une malice à la marquise: «Il est fâcheux, lui dit-il, que vous ne puissiez sortir de votre chambre, car votre amie auroit grand besoin de vous; son mari et elle se brouillent fort, vous les remettriez bien ensemble; sans vous ils courent fortune d'en venir à une séparation.—Jésus! que dites-vous? s'écria-t-elle; mais comment faire? Le moyen de passer mon antichambre, ce grand escalier, cette halle de salle?—Il y faut penser,» reprit-il. Et après avoir fait semblant de rêver quelque temps: «N'ai-je pas vu là haut, ajouta-t-il, un pavillon sur le lit de votre cuisinière? Mettez-vous dessous, on le soutiendra avec un bâton, vous ne prendrez point l'air.» Elle le crut: on apporte le pavillon, la voilà dessous. Trois de ses gens portoient le bas du pavillon. La comtesse est bien surprise de voir entrer cette machine dans sa chambre. «M'amour, lui dit la marquise, vous voyez quelle marque d'amitié je vous donne.—Hé! qui vous amène?—Il faut bien secourir ses amis au besoin! Qu'est-ce que veut dire cet homme? Rêve-t-il?—Quel homme? Est-ce le bon[373] que vous voulez dire?—Ne le nommez plus ainsi, m'amour; il ne l'est plus.» Elles furent une heure avant que de s'éclaircir. Voilà la marquise enragée contre l'abbé; elle ne le vouloit plus voir; enfin, il lui fit dire que si elle ne lui pardonnoit, il feroit venir tous les enfans rouges et blancs chanter un de profundis dans sa cour. Elle eut peur d'en mourir, et ils firent la paix.

L'ABBÉ DE LA VICTOIRE.

Cet abbé de La Victoire s'appelle Coupeanville[374], et est d'une bonne famille de robe de Rouen. On n'a guère vu d'homme qui dise les choses plus plaisamment. Il fut présenté à la reine par Voiture, et il se fourra après de la société de M. le Prince.

La Reine en passant alla une fois à La Victoire; c'est auprès de Senlis: il lui présenta la collation. «Vraiment, monsieur l'abbé, lui dit-elle, vous avez bien fait accommoder cette abbaye?—Madame, répondit-il, s'il plaisoit à Votre Majesté de m'en donner encore deux ou trois vieilles, je vous promets que je les ferois fort bien raccommoder.» Dans ces Historiettes et dans les Mémoires de la régence, on trouvera par-ci par-là assez de ses bons mots[375]. Il servit une fois à M. de Chavigny un Térence fort bien relié entre deux plats, car M. de Chavigny aimoit fort cet auteur. Son défaut est d'être avare, lui qui a trente mille livres de rente et nulle charge, car depuis la régence il a eu encore une abbaye. Il en rit le premier, et se sauve en goguenardant. Il disoit à M. de Vence[376]: «Voyez-vous, je vous aime tant, que, si j'étois capable de faire de la dépense pour quelqu'un, ce seroit pour vous. Vous viendrez pourtant à La Victoire, car je regarde que votre train est proportionné à mon humeur, puisque vous vendez vos chevaux.» (En ce temps-là ce prélat les avoit vendus à cause de la cherté de la nourriture; c'étoit durant les troubles.) «Vous viendrez en chaise.—Mais, lui dit l'autre, les porteurs, qui seront au moins quatre, qu'en ferez-vous?—Je les attraperai bien, je vous enverrai quérir en carrosse à une lieue de La Victoire.» Il contoit que son cuisinier lui avoit demandé congé, disant qu'il oublioit avec lui le peu qu'il savoit: «Hé! mon ami, lui dit-il, il n'y a rien plus aisé que de l'exercer; va-t'en faire assaut avec les autres, va défier le célèbre Riolle, le cuisinier de M. Martin.»

Une fois que Bois-Robert l'étoit allé voir à son abbaye, dont il dit lui-même en riant que ce n'est point bon logis à pied et à cheval, et qu'il n'y veut que des piétons, M. de Guénégaud, le secrétaire d'état, envoya dire qu'il alloit venir. «Combien sont-ils?—Il y a un carrosse à quatre chevaux.—Ha! c'est bien du train.» Il faisoit le difficile. «Hé! vous moquez-vous? lui dit Bois-Robert; ils vous ont donné tant de repas.» Au même temps, ils voient entrer deux carrosses à six chevaux, et six chevaux de selle. Il devint pâle comme son collet.

LE COMTE ET LA COMTESSE DE MAURE.

Le comte de Maure est cadet du marquis de Mortemart de la maison de Rochechouart. Il est un peu fier de sa naissance. Il porta les armes en sa jeunesse; depuis il se fit comme une espèce de dévot. Il a épousé mademoiselle d'Attichy, fille d'une sœur du maréchal de Marillac, et d'un commis d'Adjacetti, nommé Doni, qui se disoit gentilhomme aussi bien que son maître; mais on en doutoit un peu plus que de l'autre. Doni avoit mieux fait ses affaires que son maître, et avoit acheté la terre d'Attichy, vers Compiègne. Mademoiselle d'Attichy avoit un frère qui fut tué au commencement de la guerre qui dure encore[377], et elle devint héritière.

Adjacetti épousa mademoiselle d'Atri, de la maison d'Aquaviva, au royaume de Naples. La Reine-mère, en considération des services rendus à la France par ceux de cette maison, qui s'étoient ruinés en suivant son parti, amena cette fille avec elle. Elle voulut bien épouser ce partisan, qui, à cause de cela, acheta le comté de Château-Vilain, et elle disoit assez plaisamment: «Il aura le vilain, et moi j'aurai le château.» Adjacetti mourut trop tôt, et laissa ses affaires fort embrouillées. M. de Vitry voulut avoir Château-Vilain qui étoit à sa bienséance; cela fit cette grande querelle entre le comte de Château-Vilain, fils d'Adjacetti, et lui, qui alla si loin, que le comte[378] demanda au roi par une requête le combat en champ clos contre M. de Vitry.

Revenons à la comtesse de Maure. Après la mort du maréchal de Marillac, madame d'Aiguillon, qui avoit été amie intime de la comtesse, quand elles étoient toutes deux chez la Reine-mère, envoya savoir de ses nouvelles, et lui fit dire qu'elle n'avoit osé l'aller voir, n'étant pas assurée comment elle seroit reçue. La comtesse, alors mademoiselle d'Attichy[379], lui manda qu'elle la remercioit de son souvenir, mais qu'elle la prioit de ne trouver pas mauvais qu'elle ne vît point la nièce du meurtrier de son oncle.

Elle passoit, quand elle étoit fille, pour la plus déréglée personne du monde en fait de repas et de visites; mais ce n'étoit rien au prix de ce que c'est à cette heure, car elle a trouvé un homme qui lui dame bien le pion. Il fait tout le contraire des autres; il voyage aux flambeaux; il part régulièrement à la Saint-Martin pour aller à la campagne, et en revient au mois d'avril. Il s'amusoit à faire faire une galerie à une terre dont le parc étoit tout ouvert, et où il n'y avoit pas deux toits de murailles entières. Sa femme est toute faite comme lui. On demandoit à l'abbé de La Victoire: «Pourquoi ne reviennent-ils point des champs?—Hé! n'en voyez-vous pas la raison? répondit-il, tandis qu'il fera vilain, ils n'ont garde de n'être pas à la campagne.» Une fois il les rencontra tous deux dans la forêt de Compiègne, qui alloient à Attichy, et à quatre grandes lieues en-deçà, il trouva leurs officiers. Les autres envoient leurs gens devant, eux sont bien aises d'attendre le souper jusqu'à l'aurore. On dîne chez eux quand on goûte ailleurs.

Lorsque mademoiselle d'Atry, fille du comte de Château-Vilain, sa parente, et mademoiselle de Vandy, logoient ensemble chez la comtesse de Maure, on y faisoit pour le moins trois dîners, car jamais le comte et elles trois n'ont pu parvenir à être prêts ensemble. A six heures, on commençoit à penser à mettre les chevaux; ils y étoient bien deux heures avant qu'on sortît, et souvent il leur est arrivé de commencer les visites à huit heures du soir. Ils incommodent tout le monde qu'ils vont voir; les uns se vont mettre à table, les autres y sont déjà; quelques-uns se couchent quand on leur vient dire que M. le comte ou madame la comtesse de Maure les demandent. Tambonneau, conseiller au parlement, trouva, en revenant d'une assemblée, la comtesse de Maure chez lui qui le venoit solliciter. On se lève chez eux si tard que toute leur peine est de trouver encore des messes.

Mais voici la plus grande folie de toutes, c'est qu'avec soixante mille livres de rente, et pas un enfant, ils n'ont jamais un quart d'écu. Le comte se faisoit toujours de sottes affaires, et faisoit enrager ses juges et ses arbitres, car ce qu'il conçoit n'entre jamais dans la cervelle d'un autre; il a de l'esprit pourtant, et elle aussi en a beaucoup; mais quelquefois elle est naïve, et donne dans le panneau tout comme un autre. L'abbé de La Victoire, qui l'appelle la folle, et le mari le bon, lui fit accroire une fois qu'on avoit fait M. Conrart, qui est huguenot, marguillier de Saint-Merry. «Regardez, disoit-elle, sa grande réputation, sa grande probité, ont fait passer par-dessus sa religion!» Elle a toujours ou croit avoir quelque grande incommodité, et a sans cesse quelque lavement dans le corps. Une de ses parentes[380] lui laissa du bien en mourant, et ce qu'il y avoit de plus considérable étoit un bon nombre d'écus d'or, que cette femme, je ne sais par quelle fantaisie, avoit mis dans une seringue. Madame de Rambouillet disoit: «Voilà du bien qui vient à la comtesse de Maure dans la forme la plus agréable qu'il lui pouvoit venir.»

La comtesse de Maure et madame Cornuel allèrent faire un voyage ensemble. Elles couchèrent chez un gentilhomme qui avoit la fièvre. La nuit que tout le monde dormoit bien paisiblement, la comtesse vint heurter à la chambre de madame Cornuel. «Qu'y a-t-il?—Hé! levez-vous vite.—Qu'est-ce?—Allons-nous-en tout-à-l'heure.—Hé! pourquoi?—C'est que je viens d'apprendre que la maîtresse de céans s'est couchée avec son mari qui a la fièvre; elle la gagnera, et nous la donnera après. Je ne saurois souffrir ces sottes femmes-là; allons-nous-en.» Il fallut pourtant attendre au lendemain. Madame Cornuel dit qu'elles furent quinze jours entiers ensemble en litière, et qu'elle étoit si lasse d'avoir toujours une même personne devant les yeux, qu'elle eut deux ou trois fois envie de l'étrangler[381]. L'exagération est un peu forte.

Je pense que le désordre de ses affaires, autant que le bien public, engagea le comte de Maure dans le parti de Paris. Durant le blocus, il fut le seul, tant il sait bien la guerre, qui, avec le Coadjuteur, fut d'avis de donner bataille le jour que M. le Prince prit Charenton. Sur cela on fit les triolets que voici:

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