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Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome second: Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle

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Je suis d'avis de batailler,

Dit le brave comte de Maure;

Il n'est plus saison de railler,

Je suis d'avis de batailler.

Il les faut en pièces tailler,

Et les traiter de Turc à More.

Je suis d'avis de batailler,

Dit le brave comte de Maure.

Buffle à manches de velours noir,

Porte le grand comte de Maure;

Sur ce guerrier qu'il fait beau voir

Buffle à manches de velours noir!

Condé, rentre dans ton devoir,

Si tu ne veux qu'il te dévore.

Buffle, etc.

Bachaumont.

M. le Prince répondit ainsi:

C'est un tigre affamé de sang

Que ce brave comte de Maure:

Quand il combat au premier rang,

C'est un tigre affamé de sang.

Mais il n'y combat pas souvent,

C'est pourquoi Condé vit encore.

C'est, etc.

A la seconde conférence, après les demandes des généraux et des autres chefs de Paris, on fit cet autre triolet à l'honneur du comte de Maure:

Le Maure consent à la paix

Et la va signer tout à l'heure,

Pourvu qu'il ait de bons brevets,

Le Maure consent à la paix.

Qu'on supprime les triolets,

Et que son buffle lui demeure.

Le Maure, etc.

Bautru.

Depuis, il devint, comme on le verra ailleurs, un des plus zélés partisans de M. le Prince.

M. DE LIZIEUX[382].

Philippe de Cospéan étoit d'une honnête famille de Mons, en Hainaut; il avoit du savoir. Il vint à Paris, où il enseigna la philosophie, et se mit à prêcher.

Un jour feu madame la marquise de Rambouillet, voulant passer le carême à Rambouillet, pria quelqu'un de lui chercher un prédicateur: celui qu'elle avoit chargé de ce soin s'adressa à M. Cospeau (on l'appeloit ainsi, au lieu de Cospéan[383]), qui lui dit: «Si elle se veut contenter de trois sermons par semaine, je suis son homme.» Il y fut; et M. et madame de Rambouillet en prirent une telle amitié pour lui, qu'ils lui donnèrent la jouissance, sa vie durant, d'une terre de quinze cents livres de rente, dont il a joui effectivement toute sa vie.

M. Du Fargis, leur neveu, fit son cours de philosophie sous lui, mais M. de Lizieux ne fut jamais son précepteur, ni de feu M. le marquis de Rambouillet, comme a dit l'auteur de la Vie de M. d'Espernon[384]. L'estime qu'en faisoient M. et madame de Rambouillet le fit connoître. Feu M. d'Espernon le goûta, et lui fit donner l'évêché d'Aire. Le cardinal de Richelieu avoit fait amitié avec lui, et en fit cas toute sa vie. Comme il le connoissoit pour un homme franc et sans malice, il ne trouva point mauvais qu'il sollicitât pour M. de Vendôme, avec lequel, comme gouverneur de Bretagne, il avoit fait amitié, étant, comme il fut ensuite, évêque de Nantes, car Son Eminence étoit persuadée qu'en pareil cas il en auroit autant fait pour lui.

Le cardinal souffrit de même qu'il s'attachât à la reine. Cet attachement lui servit au commencement de la régence, car il étoit comme une espèce de ministre; mais le cardinal Mazarin prévalut, et le fit éloigner; quand il fit arrêter M. de Beaufort, M. de Cospéan logeoit à l'hôtel de Vendôme.

Quand on lui donna Lisieux, au lieu de Nantes, quelqu'un lui dit: «Mais vous aurez bien plus grande charge d'âmes.—Voire, répondit-il, les Normands n'ont point d'âmes.»

C'étoit un homme fort reconnoissant. Madame de Rambouillet raconte qu'il disoit les choses fort agréablement et fort à propos. Ayant sacré l'évêque de Riez, ce prélat l'en alla remercier: «Hélas! monsieur, lui dit-il, c'est à moi à vous rendre grâces: avant que vous fussiez évêque, j'étois le plus laid des évêques de France.»

Une fois, en prêchant, il fit une digression fort longue: «Je sais bien, dit-il après, que cette digression n'est pas autrement selon les règles de Démosthène, de Cicéron, ni de Quintilien; mais Dieu garde de mal Quintilien, Cicéron et Démosthène! Je ne laisserai pas de poursuivre.»

LE MARÉCHAL DE GRAMONT[385].

Il est fils du comte de Gramont[386], gouverneur du Béarn, et qui eut un brevet de duc au commencement de la régence. C'étoit un méchant mari, au moins pour sa première femme[387], car, sur quelque soupçon, il la mit dans une chambre où le plancher en un endroit s'enfonçoit, et on tomboit dans un trou profond. Elle y tomba et se rompit une cuisse, ce dont elle mourut.

Comme le maréchal étoit fort jeune, il fut comme accordé avec mademoiselle de Rambouillet, aujourd'hui madame de Montausier; mais M. de Gramont, son père, voulut lui donner si peu, que M. et madame de Rambouillet ne s'y purent résoudre.

Son commencement fut à Montausier; il y acquit quelque réputation; cependant il n'a jamais pu passer pour brave, quoiqu'en quelques endroits il ait payé de sa personne; au contraire, la bataille d'Honnecourt, qu'il perdit, le décria si fort que plusieurs vaudevilles, qu'on appeloit les Lampons[388], ayant été faits contre lui, on l'appela quelque temps le maréchal Lampon. On l'y traita de sodomite.

Monseigneur, prenez courage,

Il vous reste encore un page.

Lampons, etc.

On appela même de certains grands éperons, des éperons à la Guiche: alors il ne s'appeloit que le maréchal de Guiche. On le fit général d'armée pour le faire maréchal de France. Tout son plus grand exploit fut de prendre La Bassée, qui n'étoit rien en ce temps-là. Tout le monde fut surpris de lui voir sitôt donner le bâton; mais il avoit épousé une parente du cardinal. Voici comme la chose se passa: le cardinal de Richelieu, voulant attraper Puy-Laurens, dit au comte de Guiche: «Je vous avois promis mademoiselle Pont-Château la cadette, je suis bien fâché de ne vous la pouvoir donner, et je vous prie de prendre en sa place mademoiselle Du Plessis-Chivray.» Le comte de Guiche, qui a toujours été bon courtisan, lui dit «que c'étoit Son Eminence qu'il épousoit, et non ses parentes, et qu'il prendroit celle qu'on lui donneroit.» Le cardinal l'avoit déjà fait mestre-de-camp du régiment des gardes, après la mort de Rambure.

Le maréchal de Gramont n'a été souple que pour les premiers ministres; il a été assez fier pour tout le reste. Il alla à la vérité comme les autres voir Puy-Laurens, qui eut, au retour de Monsieur, six semaines du plus beau temps du monde. Cet homme faisoit le petit Dieu, et quand le comte de Guiche entra chez lui, le maréchal d'Estrées en sortoit qui ne s'étoit point couvert, quoique l'autre se fût toujours tenu couvert et assis. Il ôta à peine son chapeau de dessus sa tête et le coude de dessus sa chaise, pour le comte de Guiche. Il avoit le dos tourné au feu; le comte, voyant cela, prend un fauteuil, qu'il met au dos du sien, et ayant le nez au feu, et les pieds sur les chenets, il se mit à lui dire: «Monsieur, vous vous levez bien tard,» et autres bagatelles semblables, et puis s'en alla quand il le trouva à propos. Puy-Laurens étoit de la Marche, bien gentilhomme; il s'appeloit de L'Age, d'où vient qu'on fait dire au cardinal de Richelieu une sotte pointe: «Si je vis, j'aurai de l'âge.» Puy-Laurens étoit un grand homme, mais de mauvaise grâce; cependant, durant cette grande faveur, il paroissoit le mieux fait du monde à toutes les dames de la cour et de la ville.

Pour revenir au maréchal: M. le Grand l'ayant appelé en riant ma Guiche, l'autre l'appela Cinq-Mars. «Ah! le Roi m'appelle bien monsieur, dit M. le Grand.—Et moi aussi,» répondit le maréchal. Avec le cardinal de Richelieu même il gardoit toujours quelque ombre de liberté. Il s'est maintenu long-temps avec le cardinal Mazarin et M. le Prince tout ensemble. M. le Prince l'appeloit le grand prince de Bidache, et Toulongeon le piètre prince de Bidache[389]: c'est une belle terre de Béarn. Ce Toulongeon étoit des petits-maîtres; c'est le plus grand lésineur de France, il n'a jamais un habit qui soit tout neuf. Il ne manque pas d'esprit.

Enfin le maréchal fut contraint de se retirer durant la Fronderie, ne pouvant se résoudre à être contre M. le Prince. Les gendarmes de Bordeaux pensèrent l'enlever, comme il alloit en Béarn; il s'en plaignit hautement, et disoit: «Cela ne se feroit pas chez les Cannibales: je ne suis point armé contre eux, je vais planter mes choux tout doucement.» On le trouvoit à dire à la cour; il joue, son train est toujours propre et en bon état; lui est bien fait, mais il a la vue courte; il est adroit, et d'une conversation fort agréable.

Il dit en se couvrant: «Madame, vous l'ordonnez donc,» quoique la dame n'y eût point songé. Il a dit d'assez plaisantes choses. Ayant trouvé en Champagne un garde d'Aiguebère, gouverneur du Mont-Olimpe: «Qui êtes-vous? lui dit-il.—Je suis garde de M. d'Aiguebère.—Vous êtes donc un garde-fou?» Et tout le jour, en rêvant, car il est aussi rêveur qu'un autre, il ne fit que dire: «Garde d'Aiguebère, garde-fou; garde-fou, garde d'Aiguebère.» Il sera un an quelquefois à redire, quand il rêve, un bout de chanson, ou quelque autre chose qui lui sera demeurée dans l'esprit.

Des comtes d'Allemagne, qui s'appellent les comtes d'Olac, d'Hohenlohe en allemand, le vinrent saluer; ils étoient plusieurs frères, et comme en ce pays-là les cadets ont la même qualité que l'aîné, il en vint je ne sais combien l'un après l'autre; cela l'ennuya: «Serviteur, dit-il, à messieurs les comtes d'Olac, fussent-ils un cent.»

Un vicomte du Bac, de Champagne, qui fait l'homme d'importance, vouloit quelque chose du maréchal, et ne le quitta point de tout le jour; même il soupa avec lui. Après souper il ne s'en alloit point; le maréchal dit à un valet-de-chambre: «Fermez la porte, donnez des mules à monsieur le vicomte, je vois bien qu'il me fera l'honneur de coucher avec moi.—Ah! monsieur, dit l'autre, je me retire.—Non mordieu! reprit le maréchal, monsieur le vicomte, vous me ferez l'honneur de prendre la moitié de mon lit.» Le vicomte se sauva. Toute la province se moqua fort de ce monsieur le vicomte.

Un jour qu'on disoit des menteries, il dit qu'à une de ses terres il avoit un moulin à rasoirs, où ses vassaux se faisoient faire la barbe à la roue, en deux coups, en mettant la joue contre.

Il n'est pas autrement libéral; mais il refuse en goguenardant. Les vingt-quatre violons allèrent une fois lui donner ses étrennes. Après qu'ils eurent bien joué, il met la tête à la fenêtre: «Combien êtes-vous, messieurs?—Nous sommes vingt, monsieur.—Je vous remercie tous vingt bien humblement,» et referme la fenêtre.

Il avoit un fripon d'écuyer, nommé Du Tertre, qui un jour le vint prier de le protéger dans un enlèvement qu'il vouloit faire. «Hé bien! la fille t'aime-t-elle fort? est-ce de son consentement?—Nenny, monsieur, je ne la connois pas autrement, mais elle a du bien.—Ah! si cela est, reprend le maréchal, je te conseille d'enlever mademoiselle de Longueville, elle en a encore davantage;» et sur l'heure il le chassa. Ce galant homme étoit filou, et enfin a été roué. Il étoit gouverneur de Gergeau[390]; cela lui rapportoit quatre mille livres. Le curé au prône dit: «Vous prierez Dieu pour l'âme de M. Du Tertre, notre gouverneur, qui est mort de ses blessures.»

Rangouze lui apporta un jour une belle lettre; il la reçut, et puis dit à un valet-de-chambre: «Menez monsieur à un tel, qu'il lui donne ce que j'ai habitude de donner aux gens de mérite.» On l'y conduit. Cet homme se met à rire, et dit à Rangouze qu'il n'avoit qu'à s'en retourner, et que rien et ce que M. le maréchal donnoit aux gens de mérite, c'étoit une même chose[391].

Quand il perd, il va, de furie, donner de la tête dans un panneau de vitres et s'en fait comme une fraise. Une fois il dit à d'Andonville, homme de service: «Mon Dieu, monsieur, votre nom de cloche me porte malheur.»

Il lui est arrivé quelquefois de jeter le reste de son argent par la chambre, quand il perd. Ses pages et ses laquais se ruent dessus; il s'en repent aussitôt, et leur crie: «Pages, quartier!»

Voici plusieurs chansons faites sur le maréchal de Gramont:

Le maréchal de Guiche,

Général des François,

A voulu faire niche

A Melo Bek Buquoy:

Il s'arma de son casque,

Et combattit en basque,

Turlu tu tu tu tu,

En leur tournant le cu.

Monsieur de la Feuillade[392]

N'oubliant ses bons mots,

Voyant cette cacade,

Dit: Où vont tous ces sots?

Cette race ennemie,

Ne vient point d'Italie,

Turlu tu tu tu tu

Pour lui tourner le cu.

AUTRE.

Le prince de Bidache[393]

Criant aux Allemands,

Rendez-moi mon b.....

Voilà six régiments.

Roquelaure et Saint-Mégrin (bis)

Ont tenu jusqu'à la fin

Pour le maréchal de Guiche,

Qui fuyoit comme une biche,

Lampon, Lampon,

Camarade Lampon.

AUTRE AIR.

Messieurs de Saint-Quentin, ouvrez-moi votre porte:

Melo me suit, ou le diable m'emporte.

Qui va là? holà!

Je suis Lampon, qui vient faire retraite,

Je suis Lampon,

Abaissez votre pont.

Quand il fut dans Saint-Quentin,

On lui présenta du vin;

Monseigneur, prenez courage,

Il vous reste encore un page.

Lampon, etc.

Je ne puis, mes bons amis,

Car nos gens sont déconfits:

L'ennemi, près de Vauchelle,

M'a fait battre la semelle.

Lampon, etc.

MADAME DE SAINT-CHAUMONT[394].

Feu madame de Montpezat, ayant reçu de grands avantages de son mari, et étant demeurée veuve sans enfants, fit la fille aînée de feu M. de Gramont, sœur du maréchal, son héritière, mais à condition qu'elle épouseroit un des neveux de M. de. Montpezat; or, ces neveux de M. de Montpezat étoient douze ou treize en nombre: M. de Tavanes, le comte de Castres, MM. de Saint-Chaumont et autres. Cette fille venant en âge d'être mariée, on fit signifier à tous ces neveux, l'un après l'autre, la volonté de la testatrice, et on prit acte du refus. Tous la refusèrent, hors MM. de Saint-Chaumont. Ce n'est pas qu'elle ne fût bien faite, et d'humeur fort douce, comme elle l'est encore. Jamais rien n'a tant surpris les gens, car on croyoit qu'ils s'entretueroient à qui l'auroit, et tous ont épousé depuis des personnes qui ne la valent pas à beaucoup près. L'aîné Saint-Chaumont meurt en accordailles. Le cadet lui succède. C'est un homme fort bizarre, et ne la traite pas trop bien; qui d'abord il lui donna de terribles présens de noces;.... depuis il a eu vingt fois des jalousies épouvantables et sans fondement. C'est une espèce de fou qui s'incommode. Sans elle, qui y met le plus d'ordre qu'elle peut, il seroit déjà ruiné. Depuis peu (1658, en septembre), comme elle étoit ici, où il l'avoit laissée pour leurs affaires, il lui prit un accès de jalousie si furieux, qu'on écrivit à la dame que tout étoit à craindre pour elle, si elle retournoit au pays. Il lui avoit écrit les plus cruelles lettres du monde, et les moindres choses dont il la menaçoit, étoit de l'enfermer dans une tour. Après il vint ici, et l'on apaisa un peu sa fureur. On lui avoit prédit qu'il seroit cocu, cela faisoit une partie de ses fougues.

LOUVIGNY, CHALAIS ET SA FEMME.

Le comte de Louvigny[395] étoit frère de père et de mère du maréchal de Gramont. C'étoit un original. Il fut des galants de madame de Rohan, et faisoit jouer mademoiselle de Rohan, sa fille, qui n'étoit alors qu'un enfant, à un grand Malchus[396] qu'il avoit. «C'est, disoit-il, pour lui faire connoître le vif.» C'étoit une gueuserie en habits qui n'eut jamais de pareille. On disoit qu'il eût mieux fait d'aller sans chausses et de montrer tout ce qu'il portoit. Il n'avoit qu'une chemise et qu'une fraise; on les reblanchissoit tous les jours. Une fois que Monsieur, à qui il étoit, l'envoya quérir, il lui manda que sa chemise et sa fraise n'étoient pas encore blanches. Une fois, qu'il se crottoit, on lui dit: «Vous gâterez tous vos bas.—Vous m'excuserez, dit-il, ils ne sont pas à moi.»

Passe pour cela; mais il a fait deux actions épouvantables dans sa vie. En se battant contre Hocquincourt, aujourd'hui maréchal de France, il lui dit: «Otons nos éperons,» et comme l'autre se fut baissé, il lui donna un grand coup d'épée qui passoit d'outre en outre. Hocquincourt en fut malade six mois; et comme on croyoit qu'il en mourroit, et qu'on lui parloit de pardonner, il dit qu'il lui vouloit bien pardonner s'il en mouroit, mais non pas autrement.

L'autre action fut une perfidie inouie. Chalais vivoit avec lui comme avec son frère, et lui avoit rendu tous les services imaginables; cependant ce fut Louvigny qui déposa contre lui à Nantes, et qui lui fit couper le cou. On accusoit Chalais d'avoir voulu débaucher Monsieur, et lui faire entreprendre une guerre contre le Roi[397].

Chalais avoit épousé une Castille, sœur de M. Jeannin de Castille, trésorier de l'Epargne, et veuve d'un comte de Chancy. C'est celle pour qui M. le comte (de Soissons) fit battre Copet[398]. Chalais tua Pongibaut, frère du feu comte du Lude, à cause d'elle; car, comme Pongibaut revenoit de la campagne en grosses bottes, Chalais lui fit mettre l'épée à la main sur le Pont-Neuf, et le tua. Bois-Robert, qui aime les beaux garçons, fit une élégie sur sa mort. Depuis d'Egvilly cajola madame de Chalais; et le grand-maître de La Meilleraye, comme nous avons dit ailleurs, fit de même. C'étoit une belle personne; présentement qu'elle ne songe plus à l'amour, on dit que c'est une bonne femme, mais qui a de plaisantes visions. Elle s'aime tellement qu'elle s'évanouit si elle vient seulement à souhaiter quelque chose qu'elle ne puisse avoir. On n'oseroit lui dire qu'une personne de sa connoissance est partie; elle songeroit aussitôt qu'elle ne pourroit la voir s'il lui en prenoit envie.

Quand elle trouve quelque viande à son goût, ses gens sont faits à lui en garder toujours un peu, de peur que, sur ressouvenance, il ne lui vienne envie d'en manger. Si on la convie à dîner, ils ne le lui disent que le lendemain, quand elle se lève, car cela l'inquièteroit toute la nuit; ainsi ils répondent pour elle, et puis ils lui signifient qu'elle dîne en ville, et qu'il faut se dépêcher.

Une fois elle avoit prêté un livre; ses gens le furent redemander le soir, disant: «Si madame a envie de lire dans ce livre, et qu'elle ne le trouve pas, elle sera malade.» Apparemment ses gens sont un peu fous aussi bien qu'elle, ou ils la dupent, et lui en font bien accroire.

Si elle est dans une chapelle à entendre la messe, un laquais garde la porte, car si on la fermoit elle s'évanouiroit. Elle craint étrangement l'obscurité; on n'oseroit lui dire qu'il fait brouée, ni qu'il ne fait pas clair de lune. Cependant cette femme, qui craint tant l'obscurité, a un cent de rideaux à ses fenêtres. Elle conte ses foiblesses elle-même, et dit qu'allant en Bourgogne, elle partit trop tard de la dînée, et que, de peur de demeurer la nuit par les chemins, elle fut au galop en croupe par la plus forte pluie du monde jusqu'au gîte. Elle ne fait point de visites et en reçoit beaucoup. On l'accuse d'avoir trouvé, pour subsister jusqu'ici, une fort plaisante invention, c'est de faire semblant, deux ou trois fois l'année, de quêter pour quelque pauvre personne de qualité, mais qui ne vouloit pas être nommée; on lui donnoit beaucoup, et elle employoit ses quêtes à fournir à sa dépense.

Brion, aujourd'hui duc d'Anville, cadet de Ventadour, avoit été amoureux de madame de Chalais, et d'abord parla d'épouser. Madame Pilou, qui vit qu'une fois il avoit manqué de parole, et qui savoit qu'il avoit été capucin, dit à madame de Castille et à madame de Chalais que c'étoit un trompeur; elles ne la voulurent pas croire. Cela dura un an et demi, et jusqu'à ce que Monsieur se retira en Lorraine. Une fois il disoit à madame de Chalais: «Voilà tout préparé, nous nous marierons demain; il faut, pour attraper madame Pilou, qu'on ne le lui dise pas: vous l'enverrez quérir sur les dix heures; je me tiendrai au lit; on tirera les rideaux; vous lui direz: «Hé! ma bonne amie, que tu avois raison! ce perfide s'en est en allé.» Elle se mettra à pester contre vous, et dira: «Je vous l'avois toujours bien dit; et alors je me montrerai.» Cependant le lendemain il se trouva mal; il s'évanouit une autre fois, et cette femme s'y amusoit toujours jusque-là, qu'encore après lui avoir juré qu'il l'épouseroit le lendemain, il jeta aussi un grand soupir, et dit: «Je mourrai Capucin.»

Il y a trois ou quatre ans qu'il étoit accordé avec mademoiselle d'Elbeuf, et qu'il fit encore le malade. Pour Menneville, fille de la Reine, nous en parlerons dans les Mémoires de la Régence.

LE PRÉSIDENT JEANNIN[399].

Il étoit fils d'un tanneur[400] d'Autun en Bourgogne. Ce tanneur avoit quelque chose, et il l'envoya étudier à Paris. Jeannin fut fort débauché à Paris. Retourné en Bourgogne, il se marie avec la fille d'un médecin de Sémur, qui avoit du bien honnêtement. M. de Guise tué, M. de Mayenne, gouverneur de Bourgogne, prend les armes. Jeannin se donna à lui, et le servit très-utilement en ses affaires[401]. Henri IV, maître de Paris, va à Laon; Jeannin y étoit: on vint à parlementer, on ne put s'accorder. Le Roi lui cria que s'il entroit dans Laon il le feroit prendre. Jeannin, de dessus le rempart, lui répondit: «Vous n'y entrerez pas que je ne sois mort, et après je ne me soucie guère de ce que vous ferez.»

M. de Mayenne ayant fait la paix, Jeannin se retira en Bourgogne, pour y vivre, dans une maison qu'il avoit acquise, en un lieu fort rude; sa raison étoit que ses amis l'iroient volontiers chercher là, et qu'il n'avoit que faire des autres gens. Henri IV l'envoya quérir, et lui manda que s'il avoit bien servi un petit prince, il serviroit bien un grand roi. Il fut envoyé en Espagne pour le traité de paix; et, au retour, le Roi lui donna une charge de président au mortier, à Dijon; voilà pourquoi on l'a toujours appelé depuis le président Jeannin. Il vendit cette charge, et en maria sa fille à Castille, receveur du clergé, à qui la princesse de Conti avoit fait quitter la marchandise: il tenoit les Trois Visages dans la rue Saint-Denis. Il falloit que ce fût un galant homme; on dit qu'il mena un coche tout plein de ses voisins aux Pays-Bas à ses dépens, et qu'il fit si bien en achat de marchandises qu'il eut dix mille livres de bon de son voyage. Il faisoit tout chez la princesse de Conti. Jeannin donna à sa fille environ dix mille écus; le plus gros mariage de Paris, en ce temps-là, étoit de soixante mille livres. La folie des Castille depuis cela a été grande, avec leur vision de venir d'un bâtard de Castille; et ils ne sauroient nommer leur bisaïeul, ni dire qui il étoit.

Le président fut ensuite envoyé en Flandre[402], et après la mort de Henri IV il fut fait surintendant des finances pour la première fois. Barbin le fut après. M. de Luynes y remit le président, à qui succéda M. de Schomberg, et le bon homme se retira en Bourgogne, où il s'amusa à bâtir[403].

Il avoit un fils qui n'étoit qu'un fripon. Ce fils et un nommé La Fayolle se tuèrent tous deux en duel pour une nommée La Mauzelay, dont ils étoient amoureux. Le président, voyant cela, manda sa fille, qui étoit en Suisse avec son mari, qui y étoit ambassadeur, et il lui donna tout son bien, à condition que l'aîné de ses enfans s'appelleroit Jeannin. Ce bien n'étoit pas trop grand.

Ce bon homme a bâti et rebâti je ne sais combien de fois ses maisons; cependant elles ne sont pas mal entendues pour le temps. Il y a un gros volume de ses négociations[404]; c'étoit un grand personnage.

Il fit faire son tombeau dans la même église où est celui de son père, avec son inscription de tanneur; ils sont l'un tout contre l'autre.

Il a bâti Chaillot; il a témoigné de la légèreté en ses bâtimens, car il a fait faire et défaire bien des fois une même chose.

Il renvoya à la Reine-mère une assez grande somme qu'elle lui avoit envoyée, et lui manda «que durant la minorité de son fils elle ne pouvoit disposer de rien.»

LE BARON DE VILLENEUVE.

C'étoit un gentilhomme de Toulouse, parent du grand-maître de Malthe, de Paule. Il suivit le brave Givry à la guerre, et devant Laon, où Givry fut tué, il reçut un si grand coup de pistolet au visage, qu'il en perdit un œil, et ne voyoit guère clair de l'autre. Cela l'obligea à s'appliquer à l'étude. Il se faisoit lire: il avoit un homme pour le françois, un pour l'espagnol, et un autre pour l'italien, car il n'avoit jamais appris le latin.

Il se rendit avec le temps si savant dans ces trois langues, qu'il y avoit peu de gens qui les sussent mieux que lui, et qui eussent lu plus de choses. Le comte de Cramail[405] étoit de ses bons amis.

Il fut le premier ami de madame de Rambouillet, et elle dit qu'il lui a donné plusieurs fois de fort bons avis.

Étant à Paris pour un grand procès, il en prenoit tant de soin que ce fut par la voie de Toulouse qu'il apprit que son procès étoit perdu, et que sa partie avoit pris possession de la terre dont il s'agissoit.

Il étoit fort libéral, mais enfin il alla prendre la libéralité de travers, et bien d'autres choses aussi. Il se mit dans la tête, que faire labourer ses terres, c'étoit un soin indigne d'un honnête homme. Ses terres en friche portoient des brandes[406], et il en faisoit faire des balais, et les envoyoit vendre à la ville. A ce petit jeu-là il se trouva bientôt endetté. Quand il se vit tourmenté de ses créanciers, il négocia avec eux pour en avoir composition; ce que n'ayant pu obtenir, il se mit à les chicaner; et comme il avoit l'esprit vif, et qu'il parloit facilement, il se rendit si habile, qu'il faisoit tout ce qu'il vouloit de ses juges, et je pense qu'enfin il fallut que ses créanciers s'accommodassent.

Il a vécu plus de quatre-vingt-sept ou huit ans dans sa gueuserie; quand on prit le deuil de Henri IV, il porta son habit une fois plus que les autres, et disoit: «Je vous assure, je n'ai pas le courage de quitter le deuil, quand je songe au grand prince que nous avons perdu.»

C'étoit un homme fort vain. Avant ce coup qui le défigura, il croyoit que les dames mouroient d'amour pour lui, et il s'imagina que Dieu lui avoit envoyé cette mortification, afin qu'il n'eût plus tant d'avantages sur les autres hommes.

Un Italien, à l'hôtel de Rambouillet, ne pouvant trouver son nom, dit: «Quel baron' perforato (cicatrisée).»

Il savoit un million de choses, et jamais ne tarissoit; il disoit fort agréablement ce qu'il disoit.

M. DE CHAUDEBONNE

ET M. D'AIGUEBONNE, SON FRÈRE.

Chaudebonne étoit de la maison du Puis-Saint-Martin en Dauphiné. C'étoit le meilleur des amis de madame de Rambouillet. J'en ai déjà parlé plusieurs fois. Elle dit que c'étoit un homme admirable, et que personne n'a jamais vu plus clair que lui. Il étoit naturellement coquet. Il versa une fois dans un précipice; on avoit peur qu'il ne se fût rompu le cou; mais comme on fut à lui: «Cherchez, dit-il froidement à ses gens, cherchez auparavant ma calotte.» Cela me fait souvenir de madame de Bonneuil, dont il est parlé dans l'historiette de M. d'Aumont, qui, tout en versant dans une rue, ne laissa pas d'achever à sa sœur un conte qu'elle lui avoit commencé.

Ce fut Chaudebonne qui mit Voiture dans le grand monde et qui l'introduisit chez Monsieur, à qui il étoit. Au retour de Flandre, Chaudebonne se jeta dans la dévotion; on voit par des lettres de Voiture, qu'il commençoit dès les Pays-Bas à prendre ce chemin-là.

Son frère aîné, M. d'Aiguebonne, a eu d'assez beaux emplois; il a commandé dans la citadelle de Turin, et a été ambassadeur en Savoie; c'étoit une espèce de philosophe. Un de ses fils avoit inclination à être d'église, et un autre à être chevalier de Malte. «Bien, disoit-il, je fonderai une commanderie pour l'un et une abbaye pour l'autre; je n'attends pas que M. le cardinal Mazarin m'en donne une. L'aîné de notre maison a du bien, qu'importe que mes enfans laissent de leur race; et puis il y a tant de confusion à cette heure. J'ai marié ma fille à un gentilhomme qui a trouvé moyen d'acheter le marquisat de Varambon, ses enfans passeront pour être de cette maison-là.»

NEUFGERMAIN[407].

Neufgermain est un pauvre hère de poète fort vieux, mais fort droit, encore bel homme, qui depuis long-temps porte une longue barbasse. Il a toujours l'épée au côté, et il aime fort à faire des armes.

Il assassinoit autrefois tout le monde de ses maudits vers, quand M. le marquis de Rambouillet, car cet homme ne bougeoit de chez lui, lui conseilla, pour voir si cela seroit plaisant, de faire des vers qui rimassent sur chaque syllabe du nom de ceux pour qui il les feroit. Il y en a un exemple dans Voiture; c'est cette pièce rimée en da et en vaux, à la louange de M. d'Avaux[408]. Il en fit, et cela a souvent fait rire les gens.

Ce misérable fut si fou que de se marier, par une licence poétique, à l'imitation du poète Daurat[409]. Il me souvient qu'on me contoit dans la maison où servoit cette fille qu'il épousa, qu'en se regardant dans le miroir, elle disoit: «Faut-il qu'un vieillard manie ces tétons-là?» Cette femme a la plus méchante tête du monde; sans elle il auroit ramassé quelque chose, car ceux pour qui il faisoit des vers, et ceux à qui il présentoit son livre imprimé, dont il avoit retenu tous les exemplaires, lui donnoient honnêtement; mais cette enragée bat tous les jours quelqu'un et ruine le pauvre poète de procès criminels. Il n'est pas à se repentir de s'être mis dans la nasse; il tâche de la faire aller en Canada, et selon que cela va bien ou mal, il est gai ou mélancolique.

Avant que de se marier il lui arriva une aventure admirable. Il avoit je ne sais quelle habitude vituperosa avec une nymphe de la rue des Gravilliers. Certain filou ne le trouva pas bon; ils se querellèrent dans la rue; le filou, qui étoit jeune et vigoureux, prit notre poète par l'endroit où il y avoit plus belle prise, je veux dire par la barbe, et lui pluma tout le menton. Neufgermain, pour venger ce sacrilége, met l'épée à la main, blesse le filou, et l'eût tué, s'il ne se fût sauvé: le peuple qui fut spectateur de ce fameux combat, charmé de la bravoure d'un homme à grande barbe, ne pouvoit assez l'admirer; et quand il fut parti, un vénérable savetier s'avisa de ramasser cette vénérable barbe, et la mit dans une belle feuille de papier blanc qu'il tenoit par les deux bouts; car il portoit trop de respect à cette belle relique, pour la plier dans ce papier; elle y étoit tout de son long. En cet équipage il s'achemine à l'hôtel de Rambouillet, car Neufgermain s'étoit vanté d'y avoir bien des amis. On dînoit quand cet homme y arriva, et un laquais vint dire à M. de Rambouillet qu'un savetier de la rue des Gravilliers demandoit à parler à lui. «Un savetier de la rue des Gravilliers? répond le marquis tout étonné; il faut voir ce que c'est, faites-le monter.» Le savetier entre, son papier à la main, et en faisant un nombre infini de salamalecs, s'approcha de la table et dit qu'il apportoit la barbe de M. Neufgermain. Neufgermain entre dans la salle à cet instant, et fut bien surpris de voir que sa barbe avoit fait plus grande diligence que lui.

Il y a deux ou trois ans que madame de Rambouillet lui ayant fait donner deux cents livres, par le moyen de M. Ménage, qui est bien avec M. Servien, surintendant des finances, elle s'avisa de faire une petite malice à Ménage. «Vous êtes obligé, dit-elle au poète barbu, d'aller remercier M. Ménage, mais je vous donne un avis; c'est l'homme du monde après vous qui aime le mieux à faire des armes; il ne l'avoue pas à cause qu'il est d'église, si ce n'est à des gens discrets, et il a toujours des fleurets cachés derrière ses livres; priez-le de faire assaut contre vous.» Neufgermain prend cela au pied de la lettre, va chez Ménage et lui fait le compliment. Ménage se met à rire. «Ne riez point, monsieur, ajouta le poète, vous pouvez vous fier à moi.» Et en disant cela il regardoit sur les tablettes s'il n'y avoit point de fleurets. Ménage, pour s'en débarrasser, fut contraint de lui dire qu'il avoit été saigné la veille, et qu'il falloit remettre la partie à une autre fois.

MAITRE CLAUDE

ET AUTRES OFFICIERS DE L'HÔTEL DE RAMBOUILLET.

Neufgermain étoit le fou externe de l'hôtel de Rambouillet; mais il y en a eu de domestiques en assez bon nombre, car pour des gens aussi sages que M. et madame de Rambouillet, on n'en trouvera guère qui aient eu plus de fous à leur service. Je parlerai de quelques-uns dont on fait d'assez plaisants contes.

Maître Claude étoit de son état ferreur d'aiguillettes; sa femme fut nourrice de mademoiselle de Rambouillet, depuis madame de Grignan[410]. Cela fut cause qu'avec le temps il parvint à être argentier de la maison. Cet homme est des plus naïfs. Madame de Rambouillet s'en divertissoit quelquefois, et quand elle savoit qu'il avoit été en quelque lieu, elle lui faisoit raconter ce qu'il avoit vu.

Quoique ce soit le meilleur homme du monde, il ne laisse pas d'aimer à voir les exécutions, et il disoit à sa mode «qu'il n'y avoit plus de plaisir à voir rouer, parce que ces coquins de bourreaux étrangloient aussitôt le patient, et que si on faisoit bien on les roueroit eux-mêmes.»

Une fois il fut à la Grève pour voir le feu de la Saint-Jean, et ne se trouvant pas bien placé à sa fantaisie, tout d'un coup il prend sa course, et se va planter sur le sommet de Montmartre; après que tout fut fait, il retourne à l'hôtel. Madame de Rambouillet, qui sut qu'il avoit été voir le feu, le fit venir. «Eh bien! maître Claude, le feu étoit-il beau?—Ardez, madame, lui dit-il; j'étois allé à cette Grève, mais je ne voyois pas bien, et il me vint dans l'esprit que je verrois bien mieux de Montmartre. J'ai pris mes jambes à mon cou, et j'ai été jusque là; il y avoit belle place: j'ai vu le feu tout à mon aise. Croyez-moi, madame, que vous feriez bien de l'aller voir de là-haut; on n'y perd pas une fusée.»

Il mena une fois un cheval de louage par la bride depuis le Roule jusques à Rouen, sans avoir l'esprit d'en venir quérir un autre, puisque celui-là le laissoit à pied de si bonne heure.

Un jour qu'il avoit été voir le trésor de Saint-Denis, madame de Rambouillet voulut qu'il lui rendît compte de son voyage. «J'ai vu, lui dit-il, entre autres choses le bras de notre voisin.» La marquise fut long-temps à rêver à ce que ce pouvoit être; enfin elle lui demanda ce qu'il vouloit dire. «Hé! madame, le bras de ce saint qui est au bout de notre rue: le bras de saint Thomas[411]

Durant le second siége de Thionville, on mangea un jour quelque ragoût à l'hôtel de Rambouillet. Chacun souhaitoit que le marquis de Pisani, qui étoit à ce siége avec M. le duc d'Enghien, en pût manger. «Ma foi! dit maître Claude, qui avoit toujours des expédiens admirables, vous n'avez qu'à m'en faire mettre dans un plat, et je vous promets que je le lui porterai jusqu'au bout du monde. Il ne sera pas trop chaud; mais on le fera réchauffer quand je serai arrivé.»

Une fois, parlant d'un homme, il disoit: «De sa nation cet homme-là est orfèvre,» voulant dire de sa profession.

Madame de Rambouillet l'envoyoit souvent faire des messages, parce qu'il divertissoit tout ensemble celle qui l'envoyoit et ceux à qui il étoit envoyé.

Un jour elle lui donna un livre à reporter à M. Chapelain. «Je n'avois pas cru, lui dit M. Chapelain, que madame la marquise me voulût faire cette injure que de me renvoyer ce livre; dites-lui que je le lui reporterai au premier jour.» Quelque temps après maître Claude, qui avoit remarqué que M. Chapelain avoit vu madame de Rambouillet, dit à sa maîtresse: «Madame, M. Chapelain vous a-t-il rapporté ce livre, comme il avoit dit?—Non, répondit-elle.—Ha! le galant! s'écria-t-il; ah! le drôle! je me doutois bien que ce n'étoient que des compliments.»

M. de Grasse[412] étant enrhumé, madame de Rambouillet envoya maître Claude pour savoir de ses nouvelles. «Je vous assure, lui dit M. de Grasse pour rire, mon pauvre maître Claude, mon ami, j'ai été plus mal qu'on ne croit; j'ai pensé perdre l'esprit.—Comment, monsieur, lui dit le bon argentier, vous avez pensé perdre l'esprit?—Oui, mon cher.—Hélas! monsieur, c'eût été grand dommage; et à présent vous remettez-vous?—Oui, et j'espère que cela ne sera rien, s'il plaît à Dieu; mais ne le dites à personne, je vous prie.» Maître Claude va retrouver sa maîtresse, et lui dit «que M. de Grasse se portoit assez bien pour le présent; mais, madame, ajouta-t-il, je ne sais plus à qui on se fiera en ce monde; cet homme avoit passé pour si sage.—Que voulez-vous dire? dit la marquise en l'interrompant?—C'est, répondit-il en s'approchant de son oreille, que ce n'étoit pas qu'il fût enrhumé, mais c'étoit qu'il étoit fou.»

Un jour, comme madame de Rambouillet étoit à Rambouillet, on rendit le pain bénit, et on en présenta à tous ceux de la maison; mais maître Claude, qui croyoit qu'on ne lui en avoit pas présenté assez tôt, dit à celui qui le lui portoit: «Porte-le au diable, je n'en ai que faire.» La marquise, qui cherchoit à se divertir, et qui aussi ne vouloit pas qu'on fît d'insolences, le fit venir, et lui remontra qu'il devoit profiter de l'occasion qui s'étoit présentée pour faire voir son humilité, et non pas scandaliser tout le monde comme il l'avoit fait; «car, ajouta-t-elle, vous avez dit: Portez-le au diable; ne savez-vous pas qu'il ne le sauroit recevoir, et que tout ce qui est béni fait fuir les démons?» Elle lui dit encore bien des choses; enfin, après avoir bien écouté: «Il est vrai, dit-il, que j'ai tort; mais, madame, après tout, où est-ce que l'on tiendra son rang, si on ne le tient dans l'église?»

Au commencement qu'il connut M. Conrart, il ouït dire à l'hôtel de Rambouillet qu'il avoit la goutte. Le soir même il va trouver Monsieur et Madame: «J'ai appris, leur dit-il, que ce pauvre M. Conrart a les gouttes; c'est dommage. Je sais, ma foi, par Dieu[413]! une recette infaillible pour le guérir; il y a plus de trente rois qui la voudroient savoir; je la lui dirai pour l'amour de lui.—Eh bien! maître Claude, dit madame de Rambouillet, allez-vous-en demain savoir de ses nouvelles de ma part; et puis de votre part à vous, lui direz votre recette.—Ah! madame, reprit-il, ce sera de votre part.—Non, dit-elle, de la vôtre; il faut qu'il vous en ait l'obligation.» Il y va, et après avoir fait les compliments de son maître et de sa maîtresse, il lui dit: «Monsieur, je vous dis à cette heure de ma part que je vous veux guérir de vos gouttes; mon remède est infaillible; ma foi, par Dieu! il n'y en a point de tel.—Hé! dites-le-moi donc, maître Claude, dit M. Conrart.—Pour l'amour de vous, je vous le dirai; je ne l'enseignerois pour rien à un autre; non, ma foi, par Dieu!» Il haranguoit toujours, et ne disoit point la recette; enfin, lui dit-il: «Ayez une douzaine de cochets, et les élevez au coin de votre feu; quand ils seront en état d'être chaponnés, prenez le plus gras, chaponnez-le vous-même, et en lui tirant ce que vous savez du corps, dites: Je te donne mes gouttes, puissent-elles ne me jamais revenir. Puis recousez bien la plaie, vous verrez insensiblement ce pauvre chapon devenir entrepris de ses jambes, elles lui enfleront, et vous vous sentirez allégé à mesure.»

Il est à cette heure concierge à Rambouillet, parce qu'il est devenu vieux. Madame de Rambouillet lui manda, il y a trois ou quatre ans, qu'il fît tout préparer, et qu'il auroit bientôt compagnie. Il crut que toute la cour iroit; et quand il ne vit que M. et madame de Montausier et mademoiselle de Rambouillet: «Quoi! leur dit-il, il n'y a que vous, et j'avois pris tant de peine! une autre fois je ne croirai pas si de léger[414]

Il racontoit un jour la comédie d'Euridice, que le cardinal avoit fait jouer en musique, et il disoit à une femme-de-chambre: «Vous voyez l'enfer, et là vous voyez venir Plutarque.—Plutarque? reprit cette fille; ne seroit-ce pas Pluton?—Pluton ou Plutarque, dit maître Claude, qu'importe!»

SILESIE.

Un écuyer de M. de Rambouillet, ou plutôt un quinola[415], car c'étoit un homme qui le menoit, nommé Silesie, étoit une espèce de fou sérieux qui ne trouvoit aucune difficulté à l'Apocalypse, et forgeoit les plus belles étymologies du monde. Entre autres, il disoit que fauteuil vient de ce qu'étant assis les uns auprès des autres, l'œil faut, et ne peut plus voir de côté, à cause de celui qui est assis auprès de vous. Il logeoit proche de l'hôtel de Rambouillet avec sa femme et ses enfants. Un matin, tous ceux qui habitoient dans la même maison vinrent se plaindre à M. de Rambouillet, disant qu'il n'y avoit pas moyen de dormir avec cet homme. C'étoit en été, les puces l'incommodoient, il en prenoit à tâtons; et comme si ses ongles n'eussent pas suffi pour les punir dignement, il s'en alloit par l'escalier, et avec un gros marteau il frappoit sur les marches, croyant frapper sur les puces qu'il y avoit mises. Sur ce même degré, pour être puni où il avoit fait l'offense, il prit la peine de se rompre le cou quelques jours après.

ALDIMARI.

Il y a eu un secrétaire, nommé Aldimari, qui n'étoit pas plus sage qu'un autre; il faisoit les plus ridicules vers du monde, et a été si sot que de les faire imprimer. Il disoit sur la mort du grand prieur de La Porte, que les anges, pour le recevoir, quand il fit son entrée en paradis, avoient pris des manches de velours blanc à gros bouillons.

DUBOIS.

Il ne faut pas oublier un nommé Dubois, à qui M. de Rambouillet avoit fait apprendre le métier de brodeur. Il se fit Capucin, puis portier de comédiens, et enfin revint à son premier métier. Au bout de dix ans, il s'avisa un matin d'aller voir la marquise, et lui dit: «Madame, je suis ravi quand je vous vois, comme l'illustre Bassa[416] quand il voyoit son empereur; je ne savois comment faire pour avoir cet honneur; hier je passois devant votre logis, j'y vis bien des carrosses dans la cour; cela me donna courage; enfin me voilà, et pour refaire connoissance, je vous apporte une manche de la casaque du Roi.»

Je ne saurois finir le chapitre des domestiques de l'hôtel de Rambouillet, sans dire que personne ne fut plus aimé de ses gens, ni des gens de ses amis, que madame de Rambouillet. Il y a deux ans environ que M. Patru m'en rapporta un exemple illustre. Il soupoit à l'hôtel de Nemours avec l'abbé de Saint-Spire, qui est à M. de Nemours, alors M. de Rheims. Cet abbé va souvent à l'hôtel de Rambouillet; ils parlèrent fort de la marquise. Un sommelier, nommé Audry, qui étoit là, voyant que M. Patru étoit aussi des amis de madame de Rambouillet, se vient jeter à ses pieds, en lui disant: «Monsieur, que je vous adore! j'ai été douze ans à M. de Montausier; puisque vous êtes des amis de la grande marquise, personne devant le soir ne vous donnera à boire que moi.»

VAUGELAS.

Je n'ai pas grand'chose à ajouter à ce que dit l'histoire de l'académie. M. de Vaugelas fut un jour chez M. de La Vieuville, surintendant des finances pour la première fois, afin de tâcher d'être payé de sa pension. La Vieuville lui dit, de si loin qu'il l'aperçut: «Allez chez un tel.» Il y va, cet homme n'avoit jamais entendu parler de lui; il retourne, La Vieuville lui dit: «Allez chez Bardin.» Bardin n'en savoit pas plus que l'autre. Pour la troisième fois, La Vieuville lui dit: «Allez chez le trésorier de l'Epargne qui est en exercice, il y a arrêt pour cela.—Monsieur, répond Vaugelas, il ne faut point d'arrêt pour cela, c'est une pension.—Allez seulement,» dit La Vieuville. Il se trouva qu'il le prenoit pour l'agent du roi de Bohême, à qui, en ce temps-là, on fit toucher trente-cinq mille livres.

Toute sa vie le pauvre M. de Vaugelas, qui étoit crédule, a toujours donné des avis assez saugrenus. Une fois on lui persuada qu'il y auroit un grand profit à nourrir des anguilles dans un étang; il en vouloit demander le don au Roi. Il venoit tous les jours débiter à l'hôtel de Rambouillet des nouvelles où il n'y avoit aucune apparence, et il croyoit quasi tout ce qu'il entendoit dire.

Madame de Carignan, qui le connoissoit, le voulut avoir pour gouverneur de ses enfants, dont l'aîné, qui est mort à cette heure, étoit sourd et muet, et l'autre bègue, de telle sorte qu'il n'a pas la voix articulée; pour le troisième, aujourd'hui M. le comte de Soissons, il parloit, mais sa mère ne vouloit pas qu'il parlât, mais bien les autres. Alors il portoit la soutane. Elle les faisoit mener en visite; ils étoient tous deux comme des idoles.

«Quelle destinée, disoit madame de Rambouillet, pour un homme qui parle si bien et qui peut si bien apprendre à bien parler, d'être gouverneur de sourds et de muets!» Un Catalan entreprit de faire parler le sourd-muet; dans son opération il ne vouloit point de témoins. On croit qu'en lui mettant les doigts, soit aux côtes, soit au gosier deçà et delà, et les genoux sur l'estomac, il lui faisoit prononcer certaines lettres et les assembler pour demander les choses les plus nécessaires; l'enfant sortoit tout en eau d'entre ses mains. Madame de Carignan fut si sotte que de chasser cet homme; elle disoit qu'il étoit espion du roi d'Espagne auprès d'elle. Peut-être eût-il appris à parler à celui qui bégaie tant[417]. Elle disoit que l'aîné parloit comme elle; or elle parloit comme quatre; mais elle mentoit per la gola.

Elle vouloit qu'on donnât mademoiselle d'Alais, aujourd'hui madame de Joyeuse, au prince Eugène sans le déclarer héritier. C'est elle qui a fait mourir ce pauvre M. de Vaugelas à force de le tourmenter et de l'obliger à se tenir debout et découvert.

GODEAU,

ÉVÊQUE DE VENCE.

M. Godeau[418], qu'on a appelé long-temps M. de Grasse, et qu'on appelle aujourd'hui M. de Vence, est d'une bonne famille de Dreux. Il a eu trente mille écus de partage. Il a toujours été fort éveillé, et sa belle humeur et son esprit ont servi à le faire passer partout; car pour sa personne c'est une des plus contemptibles qu'on puisse trouver; il est extraordinairement petit et extraordinairement laid.

Quand il étoit en philosophie, tous les Allemands de sa pension ne pouvoient vivre sans lui; il chantoit, il rimoit, il buvoit, et avoit toujours le mot pour rire. Il étoit fort enclin à l'amour, et comme il étoit naturellement volage, il a aimé en plusieurs lieux. Il fut pourtant assez constant pour mademoiselle de Saint-Yon; c'étoit une fille de bon lieu et bien faite, mais pauvre. Elle vouloit l'engager, elle se laissoit embrasser; mais quelquefois elle étoit contrainte de sortir, à cause des saillies et des fureurs amoureuses qui prenoient à notre petit amant.

M. Conrart, son parent, et quelques-uns de ses amis, l'avoient comme retiré de cette amourette, quand les frères de la demoiselle firent une partie de promenade où on les mit tous deux à la portière, et il se renflamma plus que devant. Conrart dit qu'une fois, comme il étoit chez cette fille avec son parent, tout d'un coup, pour faire la jeunette, elle va dire: «Ah! que je suis affligée! maman m'a avertie que j'ai vingt et un ans, il faudra que je jeûne désormais.» Notez qu'elle avoit bien fait des péchés, si on offense Dieu en ne jeûnant pas dès qu'on a vingt et un ans. Enfin Godeau se guérit de son amour. En ce temps-là il eut entrée à l'hôtel de Rambouillet: j'ai dit ailleurs par qui il y fut introduit[419]. On voit par les lettres de Voiture le cas qu'en faisoient madame et mademoiselle de Rambouillet et toute leur société, et comme Voiture en eut de la jalousie.

Peu à peu il se mit à travailler aux choses spirituelles, et il falloit qu'il y fût bien né, car je trouve qu'il a fait tout autre chose pour le Créateur que pour les créatures. Le Benedicite le mit en grande réputation auprès du cardinal de La Valette, et ensuite auprès du cardinal de Richelieu, pour qui il fit après cette ode que Costar a censurée. Ses ouvrages plaisoient si fort à Son Eminence, qu'on disoit chez lui, pour dire: Voilà qui est admirable: «Quand Godeau l'auroit fait, il ne seroit pas mieux.»

L'évêché de Grasse, en Provence, ayant vaqué, il le demanda. Le cardinal ne vouloit point trop qu'il le prît; c'étoit trop peu de chose: il ne vaut que quatre mille livres; il y joignit Vence de six mille livres dès qu'il le put, avec une pension de deux mille livres sur Cahors. M. Godeau négligea de faire faire l'union quand il le pouvoit, c'est-à-dire du vivant du cardinal, car c'est un des hommes du monde le plus diverti et qui pense le moins aux choses. Depuis, la communauté de Vence s'y est opposée, et les Jésuites lui ont fait tout le pis qu'ils ont pu, enragés de ce que l'assemblée du clergé l'avoit nommé pour faire l'éloge du Petrus Aurelius. C'est un livre de l'abbé de Saint-Cyran. Cela alla jusqu'à faire un libelle contre lui, où sa mine et sa petitesse étoient ce qu'on lui reprochoit le plus. Il fut assez sage pour ne point répondre. Enfin, il fallut traiter de Grasse[420] et garder Vence.

C'est un homme sans façon, bon ami, mais un peu trop brusque quelquefois. Il avoit fait beaucoup de vers d'amour. Un jour il les demanda à Conrart, à qui il les avoit tous donnés, et les brûla. Il s'en est pourtant sauvé quelques-uns de galanterie à l'hôtel de Rambouillet, et entre les mains de M. de Montausier; mais ils ne valent pas ses vers chrétiens, j'entends ceux qu'il a faits il y a quelques années, car depuis quelque temps tout ce qu'il fait est fort médiocre: vous diriez qu'il a toujours été condamné à faire un ouvrage en tant de temps. Pour un jour il fit trois cents vers en stances de dix; le moyen que cela soit bien. Il a du génie, mais il n'a ni assez de savoir ni assez de force.

Pour subsister à Paris il a travaillé à des traductions, à des vies, à une histoire ecclésiastique; tout cela sent l'homme qui ne pense pas à la gloire, ou qui n'y pense pas de la bonne sorte. Les bulles des deux évêchés, son peu d'économie et autres choses, l'on réduit à cela. Il a fait des prières pour toutes sortes de conditions; il y en a une dont le titre est: Prière pour un procureur et en un besoin pour un avocat. Il a fait imprimer aussi des instructions aux curés de son diocèse.

On trouve que M. de Vence se gâte en prose comme en poésie; tout ce qu'il fait est fait à la hâte, et je trouve qu'il commence à se relâcher sur la morale. Volontiers il prendroit un meilleur évêché quand il faudroit pour cela faire l'éloge du cardinal: en voici une preuve. Ayant fait l'oraison funèbre du feu premier président de Bellièvre, par une bassesse ridicule il l'envoya à M. de Grignon, avant de la prononcer. Cet imbécile de Grignon, aujourd'hui M. de Bellièvre, y corrigea un endroit. Il y avoit: La science, dit Plutarque. «Cela ne sonne pas bien, disoit cet âne de fils, il faudroit mettre: La science, au dire de Plutarque.—Vous avez raison, dit le petit Boileau[421], qui étoit présent, et il seroit bon de le corriger: M. de Vence vous en auroit obligation.—Vous m'en avisez,» reprit-il; et sur l'heure il envoie quérir une plume, et le corrige. Boileau, qui ne pouvoit quasi se tenir de rire, courut vite le conter à M. de Vence.

GOMBAULD[422].

Gombauld est de Saint-Just, auprès de Brouage, d'honnête naissance, mais cadet d'un quatrième mariage. Le père vivoit de ses rentes, et il en vivoit si bien qu'il les mangeoit. Il ne faisoit que chasser et faire bonne chère, et enfin il s'acheva de ruiner en procès. D'ailleurs, ce garçon fut maltraité par ses cohéritiers, et faute d'avoir de quoi poursuivre, il n'en eut jamais aucune raison.

Son père, quoique de la religion, eut la faiblesse, se voyant chargé d'enfants, de consentir que celui-ci fût instruit dans la religion catholique, à Bordeaux, afin de le faire d'église. Il m'a dit, car il est huguenot à brûler, que naturellement il avoit de l'aversion pour la religion catholique, et que dès seize ans il cessa de lui-même d'aller à la messe et revint à nous, sans pourtant faire d'abjuration ni de reconnoissance, car il ne prétendoit pas nous avoir quittés, et choisissoit plutôt une religion qu'il n'en changeoit.

Il vint à Paris qu'il étoit encore fort jeune; il fit d'abord connoissance avec le marquis d'Uxelles[423], le rousseau. Cet homme avoit assez d'habitudes, et ne pouvoit bien faire les lettres dont il avoit besoin; et dans les desseins de mariage ou de galanterie qu'il pouvoit avoir, il se servoit de Gombauld pour cela, et lui entretenoit un cheval et un laquais.

Gombauld fit assez de vers pour Henri IV, qu'il n'a jamais montrés. Il dit que le Roi lui donnoit pension. La Reine-mère étant régente, elle le regarda fort, à ce qu'il dit, au sacre du feu Roi[424], où il étoit allé avec son rousseau. Mademoiselle Catherine, femme-de-chambre de la Reine, eut ordre de savoir de M. d'Uxelles qui il étoit. Catherine prit un autre rousseau pour M. d'Uxelles, et alla dire à la Reine: «Il dit qu'il ne le connoît point.—Cela ne se peut, répondit la Reine, vous avez pris un rousseau pour l'autre.» Enfin, elle en parla elle-même à M. d'Uxelles, et voulut voir des ouvrages de notre homme.

A quelque temps de là, Uxelles avertit Gombauld qu'on alloit faire l'état de la maison du Roi, et que c'étoit la Reine elle-même qui le faisoit. «Si cela est, dit Gombauld, je ne m'en veux point inquiéter, il en arrivera ce qu'il plaira à Dieu.» Il y fut mis pour douze cents écus. Uxelles le lui vint dire, et ajouta ces mots: «Vous aviez bien raison de ne vous pas tourmenter, la Reine a assez de soin de vous; je voudrois être aussi bien avec elle.» La Reine le cherchoit partout des yeux. La princesse de Conti lui dit qu'il étoit vrai que la Reine avoit de l'affection pour lui. Il nie d'en avoir jamais été amoureux; mais bien d'une autre personne de grande qualité qu'il appelle aussi Filis dans ses poésies: l'une est la grande et l'autre la petite. Il accuse mademoiselle Catherine du peu d'avancement qu'il a eu, car il est persuadé que la Reine en tenoit, et que Catherine lui avoit avoué que la Reine ne l'avoit jamais vu sans émotion, parce qu'il ressembloit à un homme qu'elle avoit aimé à Florence. Catherine étoit une brutale; cependant elle gouvernoit les amours de la Reine. Elle disoit tout de travers; par exemple, à un ballet où l'on n'entroit que par billets, Uxelles dit à Gombauld: «J'en ai deux, j'en destine un à un tel, en cas que vous en puissiez avoir d'ailleurs, sinon ce sera pour vous.» Gombauld va à mademoiselle Catherine, et lui dit en parlant de cela: «Ce n'est pas, mademoiselle, que j'espère voir le ballet; ce n'est pas que je demande autrement un billet.» Elle crut qu'il n'en demandoit point (bien d'autres, peut-être l'auroient cru). Il falloit parler françois, et lui dire qu'elle prît la peine de dire à la Reine qu'il n'avoit point de billet, et la Reine lui en eût envoyé un tout aussitôt.

En une rencontre de voyage, il dit qu'il ne pouvoit suivre sans argent. La Reine lui dit: «Allez chez le trésorier lui dire de ma part que j'entends que vous soyez payé.» Le trésorier dit: «Monsieur, tout le monde dit de même. Je demanderai ce soir à la Reine ce qu'elle veut que je fasse; venez demain matin.» Il y alla: «Elle en a marqué deux, dit le trésorier, vous en êtes l'un.» Il fut payé. Il dit que cela dura dix-huit mois, et que s'il eût eu des amis, on ne lui eût rien refusé; mais que, depuis, la religion lui nuisit.

Il fit l'Endymion[425] durant qu'il étoit au fort de sa faveur. Ce livre fit un furieux bruit. On disoit que la Lune étoit la Reine-mère, et effectivement, dans les tailles-douces, c'est la Reine-mère, avec un croissant sur la tête. On disoit que cette Iris, qui apparoît à Endymion au bout d'un bois, c'étoit mademoiselle Catherine. La Reine témoigna de le vouloir entendre lire, car il avoit beaucoup de réputation, et effectivement c'est un beau songe. Pour Gombauld, il y entend cent mystères que les autres ne comprennent pas, car il dit que c'est une image de la vie de la cour, et que qui le lira avec cet esprit y trouvera beaucoup plus de satisfaction[426]. Il en avoit tant fait de lectures avant que de le faire imprimer, que M. de Candale, quand ce livre fut mis au jour, dit que la deuxième édition ne valoit pas la première, car il lit bien et fait valoir ce qu'il lit.

Dès que Gombauld crut que la Reine lui vouloit faire cet honneur, il alla trouver madame de Rambouillet, qui a toujours été de ses amis, et la pria de lui vouloir bien dire son avis sur la manière dont il s'y devoit prendre: «Madame, lui dit-il, prenez que vous soyez la Reine, et j'entrerai avec mon livre.» En disant cela, il va dans l'antichambre; madame de Rambouillet se mordoit les lèvres de peur de rire. Il rentre un peu après avec les grimaces les plus plaisantes du monde, et à tout bout de champ il lui demandoit: «Cela sera-t-il bien ainsi?—Oui, monsieur, fort bien.—Madame, trouvez-vous ce ton-là comme il faut? N'est-il point trop haut? est-il assez respectueux?» et lui demandoit comme cela sur toutes choses. Elle dit qu'elle n'a jamais mieux passé son temps en sa vie; mais que, pour avoir un plaisir parfait, il eût fallu que quelqu'un les eût vus, et qu'elle l'eût su. Cependant je ne sais pas par quelle aventure tout ce soin lui fut inutile, car Gombauld dit qu'il n'a jamais lu Endymion à la Reine-mère.

Je ne sais si madame de La Moussaye, sœur du feu comte de La Suze, et mère de La Moussaye, le petit-maître, étoit cette petite Filis; mais on croit qu'il a eu de grandes privautés avec elle, car il a toujours affecté d'en vouloir à des dames de qualité, et me faisoit excuse une fois de ce que dans ses poésies il y avoit des vers pour une paysanne. «Mais, disoit-il, c'étoit la fille d'un riche fermier de Xaintonge, et elle avoit plus de dix mille écus en mariage.»

Cette pension de douze cents écus dont il a été parlé ci-dessus ne lui fut pas toujours continuée; dès le temps de la Reine-mère même on lui en retrancha quelque chose, nonobstant la ressemblance avec cet amant florentin. Après l'éloignement de la Reine il lui dédia l'Amaranthe[427], et la lui envoya. «Ah! dit-elle, je savois bien que celui-là ne m'oublieroit pas.» Madame de Rambouillet lui fit un soir une malice à propos de cette pièce: elle lui manda qu'elle l'iroit prendre pour le mener souper en ville. Elle le mena chez madame de Clermont, et après souper on le conduisit dans une salle où des petits enfants jouoient l'Amaranthe. Il pensa mourir, car il n'y a pas d'homme si délicat sur ces sortes de choses, et il vérifia le proverbe qui dit: Il enrage comme un poète dont on récite mal les vers.

Il est grand et droit et a assez de cheveux; quoique vieux, il a encore bonne mine; il est vrai qu'étant un peu ridé, il a tort de ne porter qu'un filet de barbe, cela est cause que dans la comédie de l'Académie il y a:

Gombauld, pour un châtré, ne manque point de feu.

Il eut huit cents écus du feu Roi, après l'éloignement de la Reine; mais, quand la guerre fut déclarée, on ne paya plus de pensions poétiques. Il étoit dans une nécessité extrême, et n'en témoignoit rien. Par courage, même, il étoit habillé à son ordinaire, car de tous les auteurs c'est quasi le mieux vêtu, quand M. Chapelain lui fit avouer qu'il ne savoit plus de quel bois faire flèches, et par le moyen de Bois-Robert lui fit rétablir la moitié de sa pension, c'est-à-dire quatre cents écus. Le chancelier, pour qui il avoit fait quelque chose, lui en donna deux cents sur le sceau. Il voulut absolument que cette pension de quatre cents écus fût sur l'état du Roi, quoiqu'il eût été bien mieux payé du cardinal; pour celle sur le sceau, il la tenoit pour deniers royaux; il disoit pour ses raisons qu'il ne recevoit que de son prince.

Comme Bois-Robert travailloit à cette affaire, il montra des vers de sa façon à Gombauld, qui, toujours tout d'une pièce, critiqua tout ce qui ne lui sembloit pas bon, sans avoir égard au temps. Bois-Robert, instruit de l'humeur du personnage, prit cela comme il le falloit, et dans un endroit où Gombauld disoit: «Je n'y suis pas accoutumé (c'est une de ses façons de parler),—Hé! mon cher monsieur, lui dit Bois-Robert, en se mettant quasi à genoux, je vous prie, accoutumez-vous-y pour l'amour de moi.»

Ce fut en ce temps-là que Gombauld fit le panégyrique du cardinal de Richelieu et l'ode au chancelier, qui n'étoit alors que garde-des-sceaux. Dans ce panégyrique il y a de beaux vers; mais le corps n'en est pas bon. Pour l'ode, elle est fort obscure. On la censura un peu à l'Académie quand il la montra. Lui qui met toujours les choses au pis, dit tout franc que c'étoit envie, et que M. le cardinal leur fît dire que cela n'étoit pas bien de témoigner ainsi de l'aigreur, et qu'il falloit reprendre avec un esprit de douceur et de charité. On dit qu'il prit cela de travers, et quand on lui dit sur ce vers aux Muses:

Allez sur les bords de Céphise,

qu'il n'avoit rien à commander aux neuf doctes sœurs, ce ne fut que pour rire et le faire donner dans le panneau.

Il croit toujours qu'il a mille ennemis qu'il n'a point. Il m'a dit que, de rage de ce que l'Endymion réussissoit, un homme l'avoit jeté dans le feu. Son caractère est l'obscurité, et cependant il croit être l'homme du monde le plus clair. Il fut si têtu qu'il ne voulut jamais ôter du commencement de ses poésies ce sonnet que l'on n'entend pas, et qui n'a pas servi au débit de son livre; il l'entendoit lui, «et puis, disoit-il, je l'ai fait pour être à la tête.» Il y avoit je ne sais quoi, comme une espèce d'avant-propos, qu'il vouloit que M. d'Enghien prît pour une épître dédicatoire, quoiqu'il ne le nommât point, et que cela ne lui fût point adressé.

Ses vers pour l'ordinaire ne vont point au cœur; ils ne sont point naturels; puis il y a un grand nombre de sonnets, et pour bien rimer il tire souvent les choses par les cheveux. Ses vers de ballets et ses épigrammes valent mieux; mais ce qu'il a fait de meilleur en vers et en prose, ce sont ses ouvrages chrétiens. Il n'y a ni sel ni sauge à ses lettres imprimées qu'il croit être autant de chefs-d'œuvre. Je crois que c'eût été un grand personnage s'il eût été évêque; aussi M. de Vence lui voulut-il un jour transporter son évêché, «et je suis assuré, lui dit-il, que je n'y perdrai pas[428]

Ce qui l'a le plus rebuté ç'a été de voir que ses Danaïdes[429] eussent si mal réussi; elles eussent été plus propres à Athènes qu'à Paris. Le libraire le pensa faire enrager, en lui disant: «Pour vos Danaïdes, elles passeront avec vos autres ouvrages.» Madame Cornuel disoit en sortant: «Je veux demander la moitié de mon argent; je n'ai entendu tout au plus que la moitié de la pièce.» C'est tout ce qu'il pourra faire que de vivre; son petit volume d'Épigrammes réussit mieux.

Il n'a jamais voulu imprimer les Danaïdes; le cardinal les voulut oüir. Bois-Robert avoit étourdiment donné rendez-vous à Cerisay[430], qui avoit fait la moitié d'une tragi-comédie qu'il n'acheva point, et à Gombauld tout ensemble, et quand ce vint à lui, le cardinal étoit las d'entendre lire.

C'est le plus cérémonieux et le plus mystérieux des hommes. Il a découvert, dit-il, le secret de faire des sonnets facilement, et s'il l'eût su plus tôt, il en eût autant fait que Pétrarque. Il n'a garde de le dire ce secret, car je crois qu'il n'en a point; quand il lui est arrivé d'en faire un en commençant par la fin, il dit que c'est ainsi qu'il faut faire; quand, au contraire, il n'a fait la fin qu'après tout le reste, il soutient qu'il ne faut jamais commencer par la conclusion. Il sait aussi un secret pour jeter son homme à bas à la lutte; il en sait un autre pour lui faire sauter le poignard des mains, mais il ne vous le dira pas.

Il a cru que M. Arnauld, le mestre-de-camp, lui a toujours voulu un peu de mal depuis qu'aux champs il lui donna une botte en faisant des armes. Il s'est battu, dit-il, quatre fois en duel; il disoit même qu'il s'étoit battu deux fois en une heure, et, parlant de cela avec plaisir, il s'en vantoit. S'étant trouvé à la campagne en lieu où l'on couroit la bague, il gagna le prix sans l'avoir jamais courue. Il se piquoit de bien danser[431] et de bien faire des armes; et souvent il lui est arrivé de pantalonner, et de se mettre en garde devant ses plus familiers. Une fois même il se battit dans la rue: c'étoit contre un homme qui l'avoit querellé sur un logement qu'ils prétendoient tous deux; il lui dit: «Passez à telle heure devant ma porte, je sortirai avec une épée.» Il fit lâcher le pied à l'autre, et il disoit en racontant cela: «Quoi! cet homme qui choisit les pavés, qui marche si proprement! Il poussoit l'autre dans la boue et ne se soucioit pas de se crotter.» Ils furent séparés.

Il dit qu'il auroit inventé la musique de lui-même, si elle n'avoit été inventée. En effet, il a appris à jouer de la mandore[432], et en jouoit admirablement bien, à ce qu'on m'a dit; mais comme cet instrument n'est plus guère en usage, il l'a laissé là; auparavant même il falloit bien des cérémonies pour le faire jouer.

Madame de Rambouillet l'appeloit le beau Ténébreux. J'ai dit qu'il étoit cérémonieux. Madame de Rambouillet se repentit de l'avoir mené[433] en une promenade à Lisy, à Monceaux et ailleurs; car il falloit livrer bataille toutes les fois qu'on se mettoit à table ou qu'on montoit en carrosse. En effet, il est très-incommode sur ce chapitre-là, et croit avoir dit une belle chose quand il a répondu à ceux qui lui disent qu'il est trop cérémonieux: «Ce n'est pas que je le sois trop, mais c'est qu'on ne l'est pas assez à présent.»

A table, il seroit plutôt tout un jour à frotter sa cuillère que de toucher le premier au potage. Je sais toutes ses façons, car je l'ai mené et le mène encore quand je puis à Charenton. Il ne vouloit point se mettre dans le fond, parce que, disoit-il, les gueux le prendroient pour le maître du carrosse. Il a une chose bonne dans sa cérémonie, c'est qu'il ne se fait jamais attendre; mais il est si peu comme les autres gens, et il vous embarrasse tellement par la peur de vous embarrasser, qu'il faut avoir de la charité de reste pour s'en charger.

Il est propre jusqu'à marcher proprement; il veut choisir les pavés et aller seul. Madame de Rambouillet dit qu'il n'y a rien de plus plaisant que de voir son embarras quand quelque dame le salue par la ville. Il veut la reconnoître; il veut faire la révérence de bonne grâce, et en même temps il veut prendre garde à ses pieds; tout cela ensemble lui fait faire une posture assez plaisante.

On lui a fait deux méchans tours en sa vie, l'un le prenant pour un autre, et l'autre pour rire. Le premier ce fut quand on le prit pour ce fripon de Combault, père du baron d'Auteuil. Le commissaire, un petit coquin, lui dit qu'il falloit aller parler à M. le lieutenant civil. C'étoit du temps qu'on avoit tué le duc de Fronsac devant Montpellier, et que les Huguenots couroient quelque péril à Paris. Il étoit au lit; il se lève, on le mène; le créancier étoit là auprès qui reconnut la bévue. Notre homme, maltraité par le commissaire qui lui avoit fait mille insolences, lève la main pour lui donner un soufflet, mais un sergent la lui retint. Le créancier lui demanda pardon le ventre à terre.

La seconde fois voici ce que ce fut. Lui et Boutard étoient tous deux amoureux d'une mademoiselle de Gouy, fille d'esprit. Un jour Gombauld avoit un bas de soie vert de mer: on s'en étonna; et entre autres, Boutard, qui le vouloit décrier, plaisanta fort sur ce bas de soie: «Hé! dit-il, savez-vous bien que c'est la couleur de la mer, des cieux, de l'arc-en-ciel, etc.?» En ce temps-là, Videl, secrétaire du connétable de Lesdiguières (celui qui en a écrit la vie), faisoit un méchant roman nommé Mélante, et demandoit à tout le monde quelque aventure pour y fourrer. Boutard lui dit qu'il y falloit mettre un Traité des couleurs, et qu'il lui fourniroit de belles pensées sur le vert de mer. Il fait après que mademoiselle de Gouy les demande au long par écrit à Gombauld. Boutard en prend copie, et les donne à Videl, qui les imprime mot pour mot. Boutard, voyant cela, fait un placard, qu'il fait imprimer et afficher au coin de la rue où logeoit Gombauld. Voici ce qu'il contenoit: Quiconque aura trouvé un sac à conceptions où il y a des pensées sur le vert de mer, le porte à Jean Gombauld, Xaintongeois, logé rue des Etuves, à l'enseigne du Barillet, à la troisième chambre, il aura un écu pour son vin. Racan s'en alla bonnement voir Gombauld: «Je viens vous consoler, lui dit-il.—Moi? il ne m'est, grâce à Dieu, rien arrivé,» répond gravement Gombauld, et comme un homme surpris de ce compliment. «Hé! quoi! reprit l'autre, n'avez-vous pas perdu votre sac à conceptions?» Voilà comme Gombauld sut qu'on l'avoit joué.

Boutard, qui est une peste, ne s'en tint pas là, car il entreprit de prouver que Gombauld, qui se piquoit de n'aimer qu'en bon lieu, cajoloit une petite cale[434] crasseuse; que fait-il? Il gagne cette cale et la fait aller dans la chambre de Gombauld comme il étoit dans un petit cabinet; Boutard y fait entrer cette fille, et puis les y enferme tous deux; après il fait venir un homme qui étoit à mademoiselle de Gouy, et, ouvrant le cabinet, lui fait voir Gombauld et la cale; à la vérité il ne les y laissa pas long-temps. Notre homme s'en fâcha tout de bon, mais enfin il fallut bien s'apaiser.

A sa mode il cajole tout ce qu'il rencontre. Je lui ai vu dire des douceurs à notre femme de charge, qui n'étoit ni jeune ni avenante. La femme de Courbé[435] alla chez lui un jour; il n'y a pas d'araignée au monde qui ne soit plus jolie qu'elle; il lui en conta, et après il disoit: «Je vous assure, elle écoute bien.» Il cajole à mon goût d'une façon qui n'est nullement naturelle, ou, si elle l'est, ce n'est qu'à lui seul; cependant il croit raffiner, et a toujours la cour à la bouche, mais la belle cour, et pour celle-ci il dit de la plupart des femmes qu'il voit: «Elles auroient besoin de deux ans de cour.»

Une de ses plus grandes foiblesses, c'est de craindre qu'on ne le traite de gueux. Il n'a jamais voulu que ses amis l'assistassent, et une fois depuis la régence, car le feu Roi, après la mort du cardinal de Richelieu, raya de sa main toutes les pensions, on fut contraint de le quêter, et après on lui fit accroire qu'on avoit trouvé moyen de toucher cela de l'argent du Roi. Ce n'est pas que je trouve étrange qu'il ne veuille pas recevoir indifféremment de ses amis; mais je voudrois qu'il choisît entre tous, et qu'il regardât s'il y en a quelqu'un à qui il veuille avoir une si grande obligation: mais il n'en veut pas prendre le soin, et s'attache un peu trop à la Providence.

Il a vendu quelques ouvrages. J'ai aidé autant que je l'ai pu à faire quelque chose pour lui; mais M. d'Agaury[436] y a plus servi que personne, jusqu'à cette heure, ou peu s'en faut, par le moyen de quelques affaires, il lui faisoit avoir quelque chose de sa pension.

Un peu avant le blocus de Paris, Chapelain et Esprit, voyant que madame de Longueville goûtoit fort ses ouvrages, firent en sorte que, du consentement de M. de Longueville, elle offrit de lui donner six cents livres de pension, autant que je puis m'en souvenir. Le bonhomme, qui en avoit besoin, n'en vouloit pas, lui pourtant qui n'avoit que les deux cents écus du sceau: ce n'étoient pas bienfaits du Roi; on eut une peine enragée. Il appeloit cela une servitude. Il disoit que jusque là il avoit pu se vanter qu'il avoit été libre, qu'il étoit l'homme libre du Roi, et que c'étoit, s'il l'osoit dire, en cette qualité-là qu'il en recevoit pension. On découvrit que ce qui le fâcha le plus, c'étoit de n'avoir que six cents livres où M. Chapelain avoit deux mille francs, et qu'il eût été plus satisfait qu'on eût mis quatre cents écus, et qu'on ne lui en eût donné que deux cents. Il fit des vers à la femme et au mari, et il a eu bien mal au cœur d'avoir fait, ce lui semble, des lâchetés ou des bassesses sur rien. Conrart le traita comme un enfant; car c'est un homme hargneux; depuis, Gombauld ne l'a aimé en façon quelconque[437], et d'autant plus qu'il n'a jamais touché un sou de cette belle pension, et que, durant le blocus, madame de Longueville ne s'informa pas seulement si le bonhomme avoit du pain. Le chancelier, cette fois, fit l'honnête homme, car de Saint-Germain il eut soin de lui faire payer sa pension. Gombauld l'en remercia en vers, et c'est une des meilleures choses qu'il ait faites. Pour moi, je le sers de tout mon cœur, car je sais que toutes les grimaces qu'il fait ne viennent que d'un bon principe, qu'il a du cœur et de l'honneur, et ne feroit pas une lâcheté pour sa vie. C'est un homme à sécher auprès d'un sac d'argent qu'on lui auroit mis sous son chevet, s'il croyoit qu'on le prend pour un gueux.

Il se plaint sans cesse, et quelquefois de bagatelles, car il a une grande santé. Il m'a conté vingt fois comme une adversité terrible, que la pluie l'avoit pris en revenant de chez M. Conrart.

M. de Châteauneuf ayant eu les sceaux, sa pension sur le sceau fut rétablie à la prière de mesdames de Chaulnes-Villeroy, Rhodes, Bois-Dauphin et Leuville[438]. Il fut fort empêché comment les louer toutes les quatre: «On dira, disoit-il, que c'est un quatorze de dames[439]

Ce fut Conrart qui l'avertit que le trésorier du sceau avoit de l'argent à lui donner de la part de M. de Châteauneuf: il y fut. Conrart lui demanda: «Hé bien?—Ce trésorier brutal, répondit-il, m'a voulu faire accroire que je ne savois pas écrire. Il m'a dit...—Mais avez-vous touché?—Il n'y a que moi qu'on traite ainsi!...—Mais avez-vous touché?» On eut bien de la peine à lui faire dire oui. Cet homme lui avoit dit qu'il n'y avoit pas de sens à sa quittance; elle n'étoit pas à sa mode. «J'ai honte, disoit-il, d'avoir reçu seul; d'autres qui le méritent mieux n'ont rien eu: il me semble que je leur escroque.»

Il est un peu infatué du Parnasse, et répondant en qualité de directeur de l'Académie à la harangue de l'abbé Tallemant qu'on recevoit, il lui dit: «Qu'il pouvoit désormais regarder les autres hommes, comme les yeux du ciel regardent la terre.»

Pellisson, qui a fait peindre quasi tous ses amis, vouloit avoir son portrait; jamais on n'en put venir à bout. Madame de Rambouillet l'en pressa en vain. Il dit: «Que Du Moustier[440] en avoit fait un autrefois, qui étoit l'ombre infernale de Gombauld. Cependant Du Moustier disoit en le montrant: «Voilà le divin Gombauld;» et on disoit que Du Moustier étoit Pisandre dans l'Endymion. Il disoit que ce seroit la décrépitude de Gombauld, et il a dit à madame de Rambouillet qu'il n'avoit pas dormi depuis qu'elle l'en avoit pressé, et que, si elle continuoit, il se priveroit plutôt du plaisir de la voir, qui étoit la seule consolation qu'il eût au monde. Par bonheur pour lui, Pellisson est entré chez le procureur général (1657)[441], et il a trouvé moyen par son crédit de lui faire payer sa pension. On espère de la lui faire payer tous les ans. Pour le chancelier, il y a cinq ans qu'il lui fait dire qu'il aura soin de lui, mais qu'on a diverti les fonds du sceau. Cependant il en trouve bien pour Mézeray, parce qu'il a peur que cet homme ne parle pas bien de lui dans son histoire.

En 1658, après la maladie du Roi, il fit un sonnet qu'il ne voulut jamais donner, quoiqu'il fût beau, à quelque chose près, disant qu'il ne vouloit pas que la première chose que le Roi verroit de lui ne fût pas achevée, comme si le Roi s'y connoissoit, ou ceux qui l'approchent.

Pellisson, qui le fait subsister par le moyen du surintendant Fouquet, à qui il est, ne put l'obtenir: on eut beau l'en presser. Cependant il en a fait imprimer cent qui valent moins. Je ne l'ai jamais vu si poète, pour ne rien dire de plus, qu'en cette rencontre. Il pesta contre tout le monde et contre Pellisson même, ou peu s'en fallut. J'y découvris de l'envie: «On paie si mal des vers immortels! disoit-il; un sonnet immortel que je fis pour M. Servien, que m'a-t-il valu?» et, pour toute raison, quand je le pressois de donner de temps en temps à Pellisson quelque chose qui ne fût pas imprimé, pour entretenir le surintendant en belle humeur pour lui, il me répondoit que ce même esprit qui lui faisoit faire ces sonnets immortels l'empêchoit de faire ce que je lui conseillois. Il veut qu'on le reprenne, puis il enrage, et dit qu'il y a des gens qui élèvent témérairement des nuages de difficultés.

Une Italienne, nommée Foscarini, qui sert madame de Rambouillet, voyant un jour les grimaces de cet homme, dit, quand il fut parti: «Signora, è matto quel uomo?—Comment matto! c'est un des plus sages, hommes du monde.—Pensava che fosse matto,» répondit-elle.

J'ai déjà dit que c'étoit un huguenot à brûler. Il a écrit plusieurs petites pièces de controverse, et il croit, s'il osoit les imprimer, que cela persuaderoit tout le monde. Un jour il dit, à propos d'ouvrages chrétiens, à un de mes beaux-frères, qu'il avoit fait une fois des prières assez belles pour croire qu'elles lui avoient été inspirées, et qu'en effet il n'avoit jamais rien fait qui en approchât. «Une nuit, disoit-il, que je n'avois point dormi, j'entendis sur le point du jour un grand bruit dans ma cheminée; c'étoit l'été, il n'y avoit point de feu; je me lève, j'y trouve une fort grosse et une fort belle plume de pigeon: je la taillai et j'en écrivis ces prières.» Il vouloit qu'on crût que le Saint-Esprit y avoit part. Après, il s'avisa que c'étoit une extravagance, et pria ce garçon de n'en rien dire. Il ajouta que ce qu'il avoit écrit un jour sur Notre Père[442] avec cette même plume, tomba dans le feu, comme si ses mains eussent été de beurre, et que ces papiers se consumèrent tous en un instant. A propos de religion, il est si emporté sur cela qu'il trouve que madame de Rambouillet a tort d'être si bonne catholique. Un jour qu'il étoit avec elle, il s'enfuit en voyant arriver de jeunes femmes qu'il connoissoit fort, en disant «qu'il faisoit peur à la jeunesse.» D'autres fois il leur contera fleurettes.

Logé avec les Beaubrun, peintres, qui ont deux femmes assez raisonnables, ils lui voulurent donner à souper. Il ne voulut point y aller que le repas ne fût commencé, et leur fit bonne chère.

Il délogea de chez un chirurgien, auprès des Beaubrun, à cause de sa servante. C'est une fille fière comme une princesse, et qui a quelque chose de démonté, ou je suis le plus trompé du monde. Elle n'est pas trop mal faite. Je ne sais ce qu'il y a, mais le bonhomme a dit à madame de Rambouillet qu'il connoissoit une pauvre fille pour qui trois hommes étoient morts d'amour: il y a apparence que c'est celle-là. Elle cause fort, et c'est quelque divertissement pour lui. Or, cette fille a la tête près du bonnet; elle dit quelque chose de travers au chirurgien; le bonhomme entendit du bruit, descendit; il trouva que son hôte avoit donné quelque horion à cette fille; cela le mit en colère, il le frappa. Le chirurgien fut assez sage pour ne pas riposter. C'est pour cela qu'il délogea.

Bien des gens tâchèrent de le désabuser de cette fille qui le pilloit, mais on n'en put venir à bout; elle étoit maîtresse absolue, et excluoit qui il lui plaisoit. Une fois elle chassa La Mothe Le Vayer, le prenant pour un ministre. Elle surprit une lettre de Conrart, où il la déchiroit; elle la garda, et dit qu'il étoit bien obligé à sa goutte, car sans cela elle lui feroit donner le fouet par la main du bourreau. On ne savoit même si ce bon homme ne l'avoit point épousée. Enfin, il mourut après avoir été long-temps incommodé d'une chute qu'il fit dans sa chambre. Il a confessé en mourant qu'il avoit quatre-vingt-seize ans. On lui avoit fait donner quelque subvention de bel esprit par M. Colbert[443].

Madame Marie se garda bien de faire venir des prêtres, car il lui eût coûté à le faire enterrer, et elle étoit légataire universelle. Dans notre religion il ne coûte quasi rien à mourir; ce fut la raison pourquoi le lieutenant criminel Tardieu laissa mourir sa belle-mère huguenote[444].

Ménage demanda un jour à cette fille si décidément elle étoit mariée avec M. de Gombauld. «Moi, répondit-elle, monsieur! Hé! que voudriez-vous que je fisse de cet homme-là? J'ai plus de bien que lui.» Elle avoit raison, car elle lui avoit pris tout ce qu'il avoit.

Pellisson étant entré chez M. Fouquet, eut soin de lui faire payer quatre cents écus tous les ans, et lui fit donner cent louis d'or pour avoir dédié les Danaïdes au surintendant: mais, depuis la détention de M. Fouquet, il tomba dans une grande pauvreté.

Il fit pour le carrousel du Roi quelque chose; on se servit de cela auprès du comte de Saint-Aignan, qui lui envoya cinquante pistoles de son argent, en attendant qu'il pût faire quelque chose pour lui. Cela lui vint fort à propos, car il s'étoit laissé tomber dans sa chambre de sa hauteur, et s'étoit tout froissé il y a cinq ou six ans; de sorte que, depuis cette chute, il est toujours au lit, et l'on ne croit pas qu'il en relève. On tâchoit à lui faire avoir une subsistance en quêtant ses amis; mais personne ne se pouvoit résoudre à remettre l'argent entre les mains de madame Marie, sa servante, que, depuis quelque temps, il appelle lui-même madame Marie. Elle le vole, lui a fait faire une déclaration que ses meubles ont été achetés de l'argent de cette fille, ce qui est faux, et a tiré de lui quelques promesses. Elle est maîtresse absolue; on dit qu'elle prête sur gage. Sur ce qu'elle avoit dit qu'elle feroit donner le fouet à M. Conrart, pour maintes choses qu'il avoit dites contre elle, quelqu'un lui dit: «Il faudra donc qu'on le mette sur la charrette, car il ne sauroit marcher, il est trop goutteux.» Enfin, M. de Montausier, qui vouloit donner cent écus par an, voyant que la contribution ne pouvoit avoir lieu, s'avisa d'en parler à M. Colbert, à qui Ménage en parla aussi ensuite à la prière du bonhomme, et M. Colbert lui envoya une ordonnance de quatre cents écus dont il fut payé.

Les derniers ouvrages de Gombauld, qui ne sont pas les meilleurs, sont entre les mains de M. Conrart[445].

CHAPELAIN[446].

Chapelain est fils d'un notaire de Paris: il fut précepteur-gouverneur de MM. de La Trousse, fils du grand-prévôt. Boutard dit qu'il portoit une épée pour faire le gouverneur, et même depuis, quoiqu'il ne fût plus chez ces Messieurs, il ne laissoit pas de la porter. Ses parens, ne sachant comment la lui faire quitter, prièrent Boutard de lui en parler; mais au lieu de cela il s'avisa d'une bonne invention. Il fit que quelqu'un, qui feignoit d'avoir été appelé en duel, prit Chapelain pour son second, qui, dès ce moment-là, pendit son épée au croc.

Il fut introduit à l'hôtel de Rambouillet[447], vers le siége de La Rochelle. Madame de Rambouillet m'a dit qu'il avoit un habit comme on en portoit il y avoit dix ans; il étoit de satin colombin, doublé de panne verte, et passementé de petits passemens colombin et vert à œil de perdrix. Il avoit toujours les plus ridicules bottes du monde et les plus ridicules bas à bottes. Il y avoit du réseau au lieu de dentelle. Depuis, il ne laissa pas d'être aussi mal bâti en habit noir: je pense qu'il n'a jamais rien eu de neuf. Le marquis, de Pisani, en je ne sais quels vers qu'on a perdus, disoit:

J'avois des bas de Vaugelas

Et des bottes de Chapelain.

Quelque vieille que soit sa perruque et son chapeau, il en a pourtant encore une plus vieille pour la chambre, et un chapeau encore plus vieux. Je lui ai vu du crêpe à la mort de sa mère, qui, à force d'être porté, étoit devenu feuille-morte. On lui a vu un justaucorps de taffetas noir moucheté; je pense que c'étoit d'un vieux cotillon de sa sœur avec qui il demeure. On meurt de froid dans sa chambre: il ne fait quasi point de feu.

Feu Luillier[448] disoit de lui qu'il étoit vêtu comme un maquereau, et La Mothe Le Vayer comme un opérateur, laid de visage, petit avec cela, et crachottant toujours. Je ne comprends pas comment ce diseur de vérités, cet homme qui rompt en visière, M. de Montausier, en un mot, n'a jamais eu le courage de lui reprocher sa mesquinerie. Souvent je lui ai vu à l'hôtel de Rambouillet des mouchoirs si noirs que cela faisoit mal au cœur. Je n'ai jamais tant ri sous cape que de le voir cajoler Pelloquin, une belle fille qui étoit à madame de Montausier, et qui avoit bien la mine de se moquer de lui, car il avoit un manteau si usé qu'on en voyoit la corde de cent pas; par malheur encore c'étoit à une fenêtre où le soleil donnoit, et elle voyoit la corde grosse comme les doigts.

Chapelain a toujours eu la poésie en tête, quoiqu'il n'y soit point né; il n'est guère plus né à la prose, et il y a de la dureté et de la prolixité à tout ce qu'il fait. Cependant, à force de retâter, il a fait deux ou trois pièces fort raisonnables: le Récit de la Lionne[449], la plus grande partie de Zirphée, et la principale, l'ode au cardinal de Richelieu, que je devois mettre la première. MM. Arnauld (car il cajoloit jusques au docteur qui étoit alors au collége); et quelques autres de ses amis, lui firent faire tant de changements à cette pièce, qu'elle parvint à l'état où on la voit, et sans difficulté c'est une des plus belles de notre langue[450]. J'y trouve pourtant trop de raison, trop de sagesse, si j'ose ainsi dire: cela ne sent pas assez la fureur poétique, et peut-être elle est trop longue.

Il avoit déjà fait quelque chose de la Pucelle en ce temps-là. M. d'Andilly, voyant l'approbation qu'avoit eue cette ode, se voulut servir de l'occasion de faire quelque chose pour lui. Un soir il lui demanda les deux livres de la Pucelle qui étoient faits. Lui crut que ce n'étoit que pour les lire à loisir, et les lui donna. Ce n'étoit pas seulement pour cela, car il avoit fait entendre par le moyen de sa sœur, mademoiselle Le Maistre, à madame de Longueville, et ensuite à son mari, de quelle importance il lui étoit pour l'honneur de sa maison que ce poème s'achevât. Or, cette mademoiselle Le Maistre étoit fort bien dans l'esprit de l'un et de l'autre, et jusque là que madame de Longueville étant obligée d'aller à Lyon, où M. le comte[451] fut aussi malade que le feu Roi, elle confia sa fille, qui étoit le seul enfant qu'elle eût[452], à mademoiselle Le Maistre, retirée dès ce temps-là à Port-Royal, avec sa sœur, où depuis elle prit l'habit et est morte religieuse. Au retour de Lyon, madame de Longueville court vite voir sa fille; mademoiselle Le Maistre la lui pensa rendre. «Non, dit-elle, je n'ai personne encore pour en avoir soin; faites-moi la grâce de venir avec moi pour quelque temps.» Elle y fut un an.

Pour revenir à M. Chapelain, M. de Longueville vit les deux livres, en fut charmé, et dit à M. d'Andilly qu'il mouroit d'envie d'arrêter M. Chapelain. On lui en parle; il dit qu'il étoit engagé à la cour pour secrétaire de l'ambassade de M. de Noailles à Rome[453]: mais, quelque temps après, ce M. de Noailles lui ayant fait une brutalité, il le planta là, dont l'autre pensa enrager, et remua ciel et terre pour le ravoir; mais Bois-Robert le servit auprès du cardinal de Richelieu, qui croyoit lui être obligé à cause de son ode. M. de Longueville apprend cela, et fait que M. Le Maistre, l'avocat, lui mène M. Chapelain, et après avoir causé quelque temps ensemble, M. de Longueville entre dans son cabinet avec M. Le Maistre, tire d'une cassette un parchemin, demande le nom de baptême de M. Chapelain, et en remplit le vide. M. Le Maistre, en s'en retournant, dit à Chapelain dans le carrosse: «Voilà un parchemin où il y a quelque instruction pour votre dessein touchant le comte de Dunois.» M. Chapelain le prend, et, arrivé chez lui, trouve que c'étoit un brevet de deux mille francs de pension sur tous les biens de M. de Longueville, sans obliger M. Chapelain à quoi que ce soit. Dans la maison il y avoit eu bien du bisbiglio; le secrétaire disoit: «J'ai expédié un brevet de telle façon, mais le nom est en blanc: pour qui est-ce?» Bois-Robert voulut en ce temps-là faire donner à Chapelain six cents livres de pension sur le sceau. Chapelain, qui se voyoit trois mille livres de pension, en comptant celle de mille livres du cardinal, mais qui n'étoit pas à vie, le pria, à ce qu'il dit, mais j'en doute, car il étroit furieusement avare, de la faire donner à Colletet; ce qu'il fit.

Chapelain, par le moyen de ces messieurs Arnauld, se rendit bientôt familier à l'hôtel de Rambouillet, où ils l'avoient mené. Il fit la Couronne impériale, qui fut une des premières fleurs de la Guirlande de Julie; ensuite il fit le Récit de la Lionne, qui n'est qu'une fiction; il l'envoya à mademoiselle Paulet par un laquais de M. Godeau. On crut bien que M. Chapelain avoit envoyé ces stances; mais on crut que M. Godeau les avoit faites à cause de la grande amitié qui étoit entre mademoiselle Paulet et lui. Il étoit alors à Dreux: on lui en écrit de toutes parts, il s'en défend. Mademoiselle Paulet fut ensuite à Mézières, où elle le rencontra. Elle le prend au collet, en lui disant: «Petit homme, vous avouerez tout-à-l'heure que c'est vous qui avez fait les vers de la Lionne;» mais cela ne servit de rien. Assez long-temps après, comme M. Chapelain étoit avec mademoiselle de Rambouillet, ils viennent à parler de cela, et elle, lui pensant dire la chose du monde la plus éloignée de la vraisemblance: «C'est M. Godeau ou vous qui avez fait cette pièce.—Eh! oui, lui répondit-il, c'est moi qui l'ai faite; je ne l'ai jamais nié.» Elle pensa tomber de son haut. «Je vous tromperai, lui dit-il encore, prenez-y garde.» En effet, il n'y manqua pas, car, quelque temps après, il fit l'Aigle de l'empire à la princesse Julie. Cette pièce fut envoyée à mademoiselle de la Brosse, une des filles de madame la Princesse. Elle étoit écrite de la main de M. Chapelain, mais en caractères qui imitoient l'impression. M. Godeau dit brusquement que cela ne valoit pas grand chose. Il disoit plus vrai qu'il ne pensoit. On les montre à M. Chapelain, qui, pour mieux jouer son jeu, dit en prenant le papier: «Cela est donc imprimé?» On lui demande laquelle il aimeroit mieux avoir faite de cette pièce ou de la Couronne impériale, qui est à peu près sur le même sujet: il ne veut point décider; mais M. le marquis de Rambouillet décide, et dit: «Qu'il aimeroit mieux avoir fait cette ode.» M. Godeau, sur cela, change d'avis.

Ils craignirent au commencement qu'il n'y eût de la raillerie touchant cet amour en l'air du roi de Suède[454], car sur ce que mademoiselle de Rambouillet avoit témoigné une grande estime pour le roi de Suède, on lui avoit fait la guerre qu'elle en étoit amoureuse, et Voiture lui avoit envoyé une lettre au nom de ce roi[455], avec son portrait, par quelques gens habillés en suédois.

A propos de cela, la comtesse de Châteauroux, dont nous parlerons ailleurs, un jour, à l'hôtel de Condé, comme mademoiselle de Rambouillet avoit un nœud de diamants que le roi d'Espagne avoit donné à M. de Rambouillet, préoccupée de cette amourette, entendit le roi de Suède, au lieu du roi d'Espagne, et le dit partout. Ce fut ce qui fit venir la pensée à Voiture d'envoyer ce portrait et cette lettre. Depuis, sur la mort de ce grand prince, M. d'Andilly et M. Godeau firent des galanteries à mademoiselle de Rambouillet. Enfin, comme on ne savoit où on en étoit, et qu'on ne pouvoit deviner qui avoit fait cette pièce, ils firent réflexion sur ce que Chapelain s'étoit vanté de les tromper encore, et lui envoyèrent Chavaroche[456] lui demander s'il n'avoit point fait l'Aigle de l'empire, aussi bien que le Récit de la Lionne. Il l'avoua sur l'heure aussi ingénuement que l'autre fois.

Après, madame de Rambouillet s'en vengea. M. de Saint-Nicolas, aujourd'hui M. d'Angers[457], avoit envoyé à M. Chapelain un livre de taille-douce qu'on appelle I Scherzi del Carracio; ce sont les frontispices des palais de Gênes. M. Chapelain les prête à madame de Rambouillet. Au même temps, M. de Brienne, sans savoir qu'elle l'eût déjà, lui envoie un autre exemplaire, mais assez mal en ordre, et déchiré en quelques endroits. M. Conrart la vint voir comme elle avoit ces deux livres: «Je vous prie, lui dit-elle, puisqu'ils sont reliés de même, rendez de ma part celui de M. de Brienne à M. Chapelain, pour savoir ce qu'il dira.» M. Conrart le lui porte. Chapelain, en levant les épaules, dit: «Je vous avoue que cela m'étonne: où trouvera-t-on des gens soigneux, si madame de Rambouillet cesse de l'être? Un livre de cette importance, me le renvoyer comme cela!» Conrart, après lui avoir laissé faire tout son service, se mit à rire et lui confessa la malice.

Une fois Chapelain, m'envoyant un livre espagnol, m'écrivit que j'en eusse bien du soin, et que je savois sa délicatesse sur le chapitre des livres. J'ôte le papier dont ce livre étoit enveloppé, et je trouve que la moitié de la couverture étoit mangée: «Véritablement, dis-je, voilà une délicatesse dont je n'avois jamais ouï parler.»

Quand M. de Longueville fut nommé pour aller à Munster, M. de Lyonne fit nommer M. Chapelain pour secrétaire des plénipotentiaires; c'étoit la quatrième personne, et Lyonne devoit avoir cet emploi-là quand le cardinal de Mazarin fut nommé par le cardinal de Richelieu pour y aller. Cela a valu douze mille écus à Boulanger, secrétaire de M. de Longueville. Chapelain alla trouver M. de Longueville, et lui représenta que ce n'étoit pas là le moyen d'achever la Pucelle. «Vous ferez bien l'un et l'autre, lui répondit-il.—Mais, monsieur, si je réussis, comme je tâcherai de réussir, êtes-vous assuré que la cour ne m'oblige pas à d'autres choses qui ne s'accordent nullement avec votre poème?—Bien dit, monsieur de Longueville; faites donc que Boulanger ait votre place.» Lyonne fit l'affaire. Depuis, le même Lyonne dit tant de bien de lui au cardinal Mazarin, après lui avoir fait faire une ode de six cents vers à sa louange, qu'il le voulut voir, et lui dit, comme il prenoit congé: «M. de Lyonne vous dira ce que j'ai fait pour vous; c'est si peu de chose que j'en ai honte.» C'étoit cinq cents écus de pension sur ses bénéfices. Il eût coûté trois mille livres pour les lettres de componenda[458] à Rome, afin de faire mettre cette pension sur quelque bénéfice. Cela n'étoit pas trop sûr avec le Mazarin. Il aima mieux attendre quelque nouveau bénéfice et faire assigner sa pension dessus; Corbie revint au cardinal à cause que le cardinal Pamphilio se maria; le brevet fut fait au nom du Roi, et la pension assise sur l'abbaye de Corbie sans qu'il en coûtât un sou à Chapelain. M. le cardinal paya la première année de ses deniers; pour les quatre années des troubles, il manda à M. Chapelain qu'il poursuivît les fermiers. Ils montrèrent qu'ils n'étoient que comptables; la guerre avoit mis les bénéfices en non-valeur. Le cardinal rétabli, Chapelain va trouver Colbert[459], pour le prier de savoir du cardinal si son intention étoit qu'il touchât sa pension, et que, si ce ne l'étoit pas, il n'en parleroit jamais. Depuis cela le frère de Colbert lui apporta tous les ans sa pension.

Bois-Robert dit qu'en un paiement qu'il fit à M. Chapelain, celui-ci lui renvoya un sou qu'il y avoit de trop. C'étoit pour quelque accommodement de frais de bénéfices. Bois-Robert dit «qu'en ce traité M. Chapelain oublia les obligations qu'il lui avoit.»

M. le Prince savoit par cœur toute l'ode que Chapelain fit pour lui; il la portoit dans sa pochette avant qu'elle fût imprimée. Il avoit auparavant entendu lire tous les chants de la Pucelle; il avoit dit: «Qu'il falloit faire des vers comme M. Chapelain, ou comme le chevalier de Rivière[460],» qui n'en faisoit qu'en badinant; cependant il n'en a jamais fait le moindre plaisir à M. Chapelain.

L'ode du prince de Conti, qu'il fit, dit-il, non par aucun intérêt, mais parce qu'il étoit pleinement persuadé du mérite de ce prince (voyez s'il ne mentoit pas bien, ou s'il ne se connoît pas bien en gens), ne lui produisit rien non plus. Ce n'est pas que le pauvre petit Principion ne lui ait donné des bénéfices; mais pas un n'a réussi. Depuis le blocus (de Paris) tout cela est demeuré là.

M. Chapelain est un des plus grands cabaleurs du royaume; il a toujours une douzaine de cours à faire. Il court après un petit bénéfice de cent francs; il en a quelques-uns. Il falloit qu'outre ses pensions il eût de l'argent, car on voit, dans les Lettres de Balzac, qu'il lui a mandé qu'il avoit perdu huit cents écus sur les pistoles rognées, et je sais, pour en avoir vu le contrat, que madame de Rambouillet lui doit plus de seize cents livres de rentes présentement. Voyez quelle richesse a un homme comme lui! Cependant, quelque maladie qu'il ait eue, bien loin d'avoir un carrosse, il n'a jamais eu assez de force sur lui pour faire la dépense d'une chaise, et on dit qu'il n'a rien donné aux enfants de sa sœur quand on les a mariés.

Assidu au samedi chez mademoiselle de Scudéry, il néglige tous ceux qui ne cabalent point ou qu'il ne craint pas. Madame de Rambouillet ne le voit guère souvent, non plus que M. Conrart, si M. de Montausier n'est à Paris. Ils rendent ce pauvre marquis tout parnassien; en récompense, mademoiselle de Rambouillet ne les aime guère, et madame sa mère les prend bien pour ce qu'ils sont.

Une fois Chapelain racontoit qu'une femme du faubourg Saint-Denis, saisie de fureur, avoit coupé la tête à son fils, et, après, l'étoit allée porter à ses voisines, comme si elle eût fait quelque bel exploit; et non content d'avoir dit une charretée de paroles inutiles, il se mit à prendre tous les exemples de l'antiquité, et fut long-temps sur celui de Médée; après, comme il voulut faire la réduction: «Mais celle-ci tue son enfant.....—Et si, ajouta mademoiselle de Rambouillet, on ne lui avoit pas ravi Jason.» Cela fut dit si brusquement qu'il en demeura comme déferré. Jamais homme n'a tant hâblé que celui-là. D'Ablancour ne le peut souffrir; il dit «qu'il bave comme une vieille p.....» Voiture, qui le connoissoit bien, l'appelle dans une lettre l'excuseur de toutes les fautes: c'est qu'il cabale en toutes choses, et dit toujours: «Cela n'est pas méprisable.»

Il est temps de venir à la Pucelle. Je ne m'amuserai point à critiquer ce livre; je trouve qu'on lui fait honneur, et La Mesnardière[461] en cela a rendu le plus grand service à M. Chapelain qu'il lui pouvoit rendre. Pour moi, je suis épouvanté d'un si grand parturient montes: après cela prenez les Italiens pour maîtres; allez vous instruire chez ces messieurs. Patru a raison lorsqu'il dit que M. Chapelain n'est sage qu'à l'italienne, c'est-à-dire que la morgue et le flegme font toute sa sagesse. Il sait assez bien notre langue, je veux dire il opine bien sur notre langue; mais il a bien de la superficie à tout le reste: cependant M. de Longueville, dont il avoit tiré quarante-six mille livres, a augmenté sa pension de mille francs.

Sint Mæcenates, non deerunt, Flave, Marones.

D'abord la curiosité fit bien vendre le livre. La grande réputation de l'auteur y fit courir bien du monde; mais ce ne fut qu'un feu de paille, et je ne sais s'il n'espéroit encore quelque augmentation de pension, s'il pensoit à l'achever[462], car il a appelé de son siècle à la postérité; mais je me trompe fort si la postérité a fort les oreilles rompues de cet ouvrage.

Après le succès de sa première ode, il crut qu'il n'avoit que faire du conseil de personne: il est retourné à sa dureté naturelle, et pour l'économie, hélas! peut-on avoir rêvé trente ans pour ne faire que rimer une histoire? Car tout l'art de cet homme c'est de suivre le gazetier. Comme le livre étoit cher, on le vendoit quinze livres en petit papier et vingt-cinq en grand (car les auteurs aiment fort le grand volume depuis quelque temps). Il s'avisa d'une belle invention; il associa deux personnes pour ne leur donner qu'un exemplaire au lieu de deux, comme à madame d'Avaugour[463] et à mademoiselle de Vertus[464], sa belle-sœur, qui, quoiqu'elles fussent alors à Paris ensemble, sont pourtant pour l'ordinaire fort éloignées l'une de l'autre, car la première demeure en Bretagne et l'autre ici; comme à M. Patru et à moi, qui sommes logés à une lieue l'un de l'autre; à M. Pellisson et à un de ses amis[465], qui est secrétaire de Bordeaux, ambassadeur en Angleterre. Il en a donné même à quelques-uns à condition de le laisser lire à tel et à tel; mais à ceux qu'il craignoit, à des pestes, il leur en a donné un tout entier, comme à Scarron, à Boileau[466], Furetière et autres. Voici encore une sordide avarice et ensemble une vanité ridicule. Il a dit qu'il lui coûtoit quatre mille livres pour les figures, qui, par parenthèse, ne valent rien; cependant il est constant qu'outre cent exemplaires que Courbé lui a fournis, dont il y en a plusieurs qui, à cause du grand papier et de la reliure, reviennent à dix écus et davantage, et cinquante qu'il lui a fallu donner encore et qu'il n'a point payés, il est constant que le libraire lui a donné deux mille livres, et depuis mille livres, quand, pour empêcher la vente de l'édition de Hollande[467], il en a fallu faire ici une en petit, parce que dans le traité il y a deux mille livres pour la première édition et mille livres pour la seconde.

Les observations du sieur Du Rivage fâchèrent fort la cabale, et M. de Montausier, en parlant à La Ménardière, qui s'est déguisé sous ce nom-là, dit, après avoir bien parlé contre cet écrit: «Que celui qui l'avoit fait mériteroit des coups de bâton;» et il vouloit qu'on bernât Linière[468] au bout du Cours. C'est un petit fou qui a de l'esprit, et qui, je ne sais par quelle chaleur de foie, a fait des épîtres et des épigrammes contre M. Chapelain, devant et après l'impression de la Pucelle. Il y a une épigramme fort jolie qu'on lui a raccommodée; la voici:

La France attend de Chapelain,

Ce rare et fameux écrivain,

Une merveilleuse Pucelle.

La cabale en dit force bien;

Depuis vingt ans on parle d'elle:

Dans six mois on n'en dira rien.

C'est pour faire voir que beaucoup de gens en étoient désabusés avant qu'on l'imprimât, car il en avoit lu des livres[469] çà et là, en mille lieux. On dit que messieurs de Port-Royal ont été les seuls à qui il a communiqué son ouvrage; mais ou il ne les a pas crus, ou ils ne s'y connoissent guère. Il l'a montré aussi à Ménage, car il le craint comme le feu, et ne manque pas une fois d'aller à son académie, non plus que de visiter bien soigneusement le petit Boileau.

Pour revenir à La Ménardière, c'est une espèce de fou qui n'est pas ignorant; mais c'est un des plus méchants auteurs que j'aie vus de ma vie. Il s'avisa dans son livre de vers de mettre en lettres italiques certains mots par-ci par-là; personne ne put deviner pourquoi, car, par exemple, dans un vers il y aura le mot d'amour en ce caractère. Je lui en demandai la raison: «C'est un mauvais conseil, me dit-il, que quelques-uns de mes amis m'ont donné de marquer ainsi ce que je croyois de plus fort dans mes vers.» Saint-Amant, à qui je dis cela, me dit: «Je pensois qu'il eût voulu marquer le plus foible.» Il se plaignoit de M. Chapelain, qui ne lui avoit pas donné son livre, et, qui ne lui avoit pas rendu, disoit-il, ses visites. Il se trouva qu'il n'étoit pas bien fondé; cependant ces sottes plaintes et autres choses firent connoître qu'il étoit le sieur Du Rivage. C'est une vanité enragée; il fit mettre dans la Gazette qu'il avoit traité de la charge de lecteur du Roi.

Or, il y eut un procès sur cet écrit de Du Rivage. M. le chancelier, qui n'aime pas Chapelain, parce que Chapelain n'a jamais rien fait à sa louange, comme on parla au conseil de ce livre, dit: «C'est un livre qui rend la Pucelle ridicule.» Cependant, à l'Académie, il fit excuse à Chapelain d'avoir signé le privilége, et dit que ç'avoit été par surprise. Enfin, le procès des deux libraires s'accommoda.

M. Chapelain se pique de savoir mieux la langue italienne que les Italiens même. Il perdit pourtant une gageure contre Ménage, au jugement de l'Académie de la Crusca, à qui ils écrivirent tous deux en italien, et qui les fit tous deux de leur corps. Depuis peu il arriva encore une chose plaisante sur l'italien. Raincys avoit fait un madrigal dont voici la fin, car il n'y a que cela de bon:

Si vous ne voulez voir que j'aime,

Voyez pour le moins que je meurs.

Ce monsieur étoit le plus satisfait du monde de son madrigal, et tout le samedi[470] en avoit bien battu des mains. Ménage, qui en est un peu, s'avisa pour rire de faire un madrigal italien en style pastoral qui disoit à peu près la même chose; il le donna et dit qu'il l'avoit trouvé dans les rime du Tasse. Après que Raincys eut bien fait des serments qu'il n'avoit volé cette pensée à personne, Ménage lui avoua la malice; mais, pour s'en divertir d'autant plus, il envoya le françois et l'italien à M. Chapelain, afin d'en avoir son jugement. M. Chapelain, qui est toujours pour les vivants, étoit bien empêché. Il honore la mémoire du Tasse, et M. Des Raincys est en vie, et il est du samedi; il trouve un échappatoire; il dit que le style pastoral étant de beaucoup au-dessous du style galant, le madrigal de monsieur Des Raincys l'emportoit, mais qu'à proportion celui du Tasse étoit aussi beau. Et voilà cet homme qui est un lynx en langue italienne! Depuis Ménage trouva dans le Guarini:

Se non mirate che v'adoro,

Mirate almen' che io moro!

CONRART[471].

Conrart est fils d'un homme qui étoit d'une honnête famille de Valenciennes, et qui avoit du bien; il s'étoit assez bien allié à Paris. Cet homme ne vouloit point que son fils étudiât, et est cause que Conrart ne sait point le latin. C'étoit un bourgeois austère qui ne permettoit pas à son fils de porter des jarretières ni des roses de souliers, et qui lui faisoit couper les cheveux au-dessus de l'oreille; il avoit des jarretières et des roses qu'il mettoit, et c'étoit au coin de la rue. Une fois qu'il s'ajustoit ainsi, il rencontra son père tête pour tête; il y eut bien du bruit au logis: son père mort, il voulut récompenser le temps perdu.

Son cousin Godeau lui donnoit quelque envie de s'appliquer aux belles-lettres; mais il n'osa jamais entreprendre le latin; il apprit de l'italien et quelque peu d'espagnol. Se sentant foible de reins pour faire parler de lui, il se mit à prêter de l'argent aux beaux esprits, et à être leur commissionnaire même; il se chargeoit de toutes les affaires des gens de réputation de la province: cela a été à tel point que pour faire parler de lui en Suède, il prêta six mille livres au comte Tott[472], qui étoit ici sans un sou; ce fut en 1662. Je ne sais s'il en a été payé. Ménage connoissoit ce cavalier et avoit emprunté ces deux mille écus d'un auditeur des comptes, son beau-frère; mais quand chez le notaire celui-ci vit que c'étoit pour ce Suédois, il remporta son argent, et dit que Ménage étoit fou. Conrart le sut et il prêta la somme.

La fantaisie d'être bel esprit et la passion des livres prirent à la fois à Conrart. Il en a fait un assez grand amas, et je pense que c'est la seule bibliothèque au monde où il n'y ait pas un livre grec ni même un livre latin. L'effort qu'il faisoit, la peine qu'il se donnoit, et la contention d'esprit avec laquelle il travailloit, lui envoyant tous les esprits à la tête, il lui vint une grande quantité de bourgeons pour cela, car c'étoit une vilaine chose; il se rafraîchit tellement, que ses nerfs débilités (outre qu'il est de race de goutteux) furent bien plus susceptibles de la goutte qu'ils n'eussent été. Il en fut affligé de bonne heure, et de bien d'autres maux, sans en être moins enluminé; en sorte que c'est un des hommes du monde qui souffre le plus. Son ambition a fait une partie de son mal; car il a cabalé la réputation de toute sa force, et il a voulu faire par imitation, ou plutôt par singerie, tout ce que les autres faisoient par génie[473]. A-t-on fait des rondeaux et des énigmes? il en a fait; a-t-on fait des paraphrases? en voilà aussitôt de sa façon; du burlesque, des madrigaux, des satires même, quoiqu'il n'y ait chose au monde à laquelle il faille tant être né. Son caractère c'est d'écrire des lettres couramment; pour cela il s'en acquittera bien, encore y a-t-il quelque chose de forcé: mais s'il faut quelque chose de soutenu ou de galant, il n'y a personne au logis. On le verra s'il imprime, car il garde copie de tout ce qu'il fait; il ne sait rien et n'a que la routine[474].

Il voulut faire un discours sur l'histoire à l'Académie de la vicomtesse d'Auchy[475]. D'Ablancour fut comme la sage-femme de cette production, ou, pour mieux dire, ce fut lui qui le fit. Plusieurs académiciens, qui l'eussent admiré s'ils l'eussent su, y trouvoient des choses à redire, à cause qu'ils croyoient que c'étoit de Conrart. Mézerai disoit à Patru: «Que ne vous l'a-t-on donné à faire!—Voire, répondit Patru, n'est-ce pas à votre secrétaire à faire cela?»

Il est fort propre au métier de secrétaire in ogni modo, et, si sa santé le lui avoit permis, il auroit recueilli fort exactement tout ce qu'il eût fallu pour l'Académie. C'est lui qui le premier y a introduit le désordre et la corruption, car, à cause que Bezons[476] avoit épousé une de ses parentes, il cabala avec M. Chapelain pour le faire recevoir; ensuite Salomon[477], collègue de l'autre à la charge d'avocat général du Grand-Conseil, y fut admis, et depuis rien n'a été comme il faut. La politique de ces messieurs étoit de mettre des gens de qualité dans leur compagnie. M. Chapelain, qui avoit fait les statuts, si statuts se peuvent appeler, a si bien réglé toutes choses qu'en dépit des gens, quelque sages qu'ils eussent été, il étoit impossible qu'on n'y eût bientôt du désordre. Depuis, mais trop tard, comme nous dirons ailleurs, on fit un bien meilleur réglement.

Pour revenir à l'humeur de notre homme, il est cabaleur et tyran tout ensemble; mais cabaleur à entretenir commerce avec des doctes de Hollande et d'Allemagne, lui qui ne sait point de latin; cabaleur encore à se charger d'un million d'affaires, car, comme je veux croire qu'il y a de la bonté et de l'humeur obligeante, je sais fort bien aussi qu'il y a de la vanité et de la cabale. Chapelain et lui imposent encore à quelques gens, mais cela se découd fort; et si celui-ci imprimoit comme l'autre, tout cela s'en iroit à vau l'eau. L'un après l'autre ils ont été les correspondants de Balzac. Pour Balzac, c'est un correcteur général d'imprimerie. Il a affecté de faire imprimer et de revoir les épreuves des Entretiens de Costar et de Voiture, où il y a quasi autant de latin que de françois, et il ne trouvoit pas trop bon qu'on lui dît qu'il se devoit décharger de cette impression; une fois même il voulut revoir des épreuves toutes latines, à l'aide d'un écolier de seconde qui étoit son neveu, friand de louanges, d'épîtres dédicatoires, etc.

Quant à l'humeur tyrannique, après sa femme personne n'en sait plus de nouvelles que moi. Il a toujours affecté d'avoir des jeunes gens sous sa férule: moi, qui ne suis pas trop endurant, il me prit en amitié et je l'aimai aussi tendrement; mais, dès que Patru et moi, que je connus quasi en même temps, eûmes trouvé que nous étions bien le fait l'un de l'autre, il en entra en jalousie, et disoit que je faisois de plus longues visites aux autres qu'à lui. C'est un franc pédagogue, et qui fait une lippe, quand il gronde, la plus terrible qu'on ne sauroit voir. En une chose Chapelain a eu raison, peut-être l'a-t-il fait par tempérament; il a toujours vécu en cérémonie avec lui, car à le voir de près on sera toujours en querelle. D'Ablancour en a eu maintes avec lui, et entre autres une pour ne lui avoir pas écrit conseiller secrétaire du roi, mais seulement secrétaire du roi. Je ne prétends pas mettre ici un million de petites particularités qui ne seroient bonnes à rien, et puis ce qui s'est passé sous le sceau de l'amitié ne se doit point révéler.

Dans sa famille il a eu aussi bien des démêlés. Son deuxième frère étoit un sot homme; mais si Conrart n'eût point tant fait l'aîné à la manière du vieux Testament, il n'auroit pas fait la moitié tant d'extravagances qu'il en a faites. Celui-ci le mit au désespoir. Le jeune frère de sa femme, nommé Muisson, qu'on appelle M. de Barré, étant devenu amoureux d'une belle fille qui étoit de meilleure famille que lui, et qui, par la suite, a eu du bien honnêtement, Conrart fit le diable pour empêcher le mariage; et après lui, son autre beau-frère et sa femme même, qui craignoient qu'un vieux garçon riche, aîné de tous, ne prît cette belle en affection, firent assez de choses contre elle qui ne sont pas trop bonnes à dire. Ce vieux garçon mort, par le testament il avoit fort avantagé ses deux frères au préjudice de quatre sœurs qu'il avoit: il y eut du bruit. La famille fit l'honneur à Conrart de s'en rapporter à lui. Il demande à Patru comment à son égard il en doit user, lui qui, à cause de sa femme, y avoit le même droit que les autres. «Hé! lui dit Patru, vous ne serez pas juge et partie; vous ne devez rien prendre pour vous, et c'est à eux à en user après comme ils le trouveront à propos.» Ne vous déplaise, il se donna autant qu'aux autres, et les deux frères, qui croyoient en être quittes à meilleur marché, furent bien surpris de voir qu'outre cela Conrart s'étoit mis au rang des autres. Ils en passèrent pourtant par là et rengainèrent une tenture de tapisserie et autres choses qu'ils lui avoient destinées. Depuis cela, il prit à ce M. de Barré une estime pour Patru la plus grande du monde, et il a voulu être son ami et le mien ensuite.

Or, Conrart trouvoit la belle-sœur de Barré fort jolie; ailleurs elle n'eût pas laissé de l'être, mais dans cette famille disgraciée c'étoit un vrai soleil. Il la vouloit traiter du haut en bas. Il vouloit qu'elle fût sous sa férule, en être le patron, et la mener partout où il lui plairoit. Cette femme, qui étoit plus fine que lui, le laissa dire, et en a fait après à sa mode, mais doucement toutefois, car elle a affaire à une des plus sottes familles du monde. Un jour qu'elle étoit allée par complaisance promener avec lui et Sapho[478], et autres beaux esprits du Samedi, elle dit par hasard: «J'ai été norrie.—Il ne faut pas dire cela, lui dit-il, d'un ton magistral, il faut dire nourrie.» Cela effaroucha un peu, et comme elle n'avoit déjà aucune inclination à faire le bel esprit, elle ne voulut pas se promener davantage avec toutes ses héroïnes. Quoique cela ne plût guère à Conrart, il ne laissa pas de continuer à tâcher de se rendre maître de cet esprit. Une fois il lui prit fantaisie d'avoir le portrait de sa belle-sœur, car il affecte d'avoir le portrait de ses amies. Un beau matin il envoie sa femme, qui vint dire à madame de Barré «que M. Conrarte (elle prononce ainsi à la mode de Valenciennes, d'où elle est) n'avoit pu dormir de toute la nuit, tant il avoit d'impatience d'avoir son portrait.» Il fallut donc vite lui en faire faire un par le peintre qu'il nomma, par le plus cher, et il la laissa fort bien payer. Il exerce encore quelque sorte de tyrannie sur elle, car il faut qu'elle aille le voir régulièrement, et elle veut bien avoir cette complaisance pour son mari; mais en son âme elle se moque terriblement de M. le secrétaire de l'Académie. Regardez un peu quelle figure de galant! j'ai vu qu'il se faisoit les ongles en pointe, et au même temps il s'arrachoit les poils du nez devant tout le monde: il y prétend pourtant; il est vrai qu'au prix de Chapelain, il pourroit passer pour tel, au moins pour son ajustement, car il est toujours assez propre.

Rien, que je crois, ne l'a tant fait enrager que de voir comme je l'ai planté là, et que Patru et moi soyons les bons amis de sa belle-sœur. Voici comment cela arriva: nous n'en étions plus que sur la grimace, quand il lui prit une vision de loger dans une maison au Pré-aux-Clercs que Luillier avoit fait accommoder à ma fantaisie, et dont j'avois planté le jardin à ma mode, une maison que j'aimois tendrement; son prétexte étoit qu'on m'avoit ouï dire que la maison étoit à vendre; je le croyois, mais cela n'étoit pas; sur cela il m'envoie son beau-frère de Barré, qui y alloit à la bonne foi: pour sa femme, elle m'a juré depuis que, comme elle étoit persuadée que cela manqueroit, elle les avoit laissé faire. M. de Barré vient me demander si je pensois à acheter cette maison, et si elle étoit à vendre; je dis que je l'avois ouï dire et que je ne songeois pas à l'acheter. «Puisque cela est, me dit-il, un de vos amis, mais qui ne veut point être nommé, y pourra penser.—Monsieur, lui dis-je, j'aime mieux que ce soit un de vos amis qu'un autre; j'y aurois pourtant du regret.» Je ne fis semblant de rien, mais je découvris bientôt que Conrart avoit engagé Barré à acheter cette maison en commun. Sur cela, comme je ne cherchois qu'une occasion de rompre avec lui, je pris celle-là; et après m'être plaint doucement de la finesse qu'il m'avoit faite, et de ce qu'au lieu de détourner les marchands il se présentoit lui-même, je ne le vis plus depuis.

N'ayant pu avoir cette maison qui lui eût pu servir de maison des champs et de maison de ville, il en acheta une à Athis dont mademoiselle de Scudéry parle tant dans la Clélie; là il se fait mainte belle chose. Un jour, il ne l'avoit pas encore tout-à-fait meublée, il trouva dans la salle une belle tenture de cuir doré toute tendue; on a su depuis que c'étoit le frère aîné de sa femme qui, pour ne lui avoir point d'obligation de la nourriture d'un de ses fils qui avoit été chez lui assez long-temps, avoit fait cette galanterie, qui est trop fine pour un marchand du Pays-Bas. Mais il le lui faut pardonner; ce n'est pas un homme à avoir deux fois en sa vie de telles pensées: c'est un grand avare, du reste, et un grand espion de sa pauvre belle-sœur.

Il a fallu que toutes les connoissances de Conrart aient été à sa maison, ou il a bien fait la lippe. Lui qui a affecté autrefois de traiter madame de Sablé, puis madame de Montausier et mademoiselle de Rambouillet, quoique cette dernière se moque de lui, n'a garde de ne les avoir pas traitées à Carisatis[479]. Sapho y passe une partie des vacations, et mademoiselle Conrart, avec sa figure de pain d'épice, a aussi un nom dans le roman; cependant les clairvoyants sont persuadés qu'il n'aime point Pellisson, qu'il en est jaloux, et qu'il ne trouve nullement bon que Herminius[480] soit le confident de Sapho et l'Apollon du Samedi. Pour Chapelain, il n'est pas persuadé de Pellisson; mais il le sera à cette heure que l'autre est bien avec le surintendant Fouquet. Le bruit court que Conrart l'incommode, mais il n'a point d'enfants; sans doute la cabale lui a coûté, car il n'a pu refuser de l'argent à bien des gens, et il donnoit souvent à manger; il se trouvera mal d'avoir ouvert sa porte à tant de monde. Montereul, surnommé le fou[481], de qui il croyoit faire un grand personnage, lui a chanté pouille, et la cabale qui s'est formée chez l'abbé de Villeloin[482] contre Chapelain et lui, qu'ils appellent les tyrans des belles-lettres[483], lui a déjà donné quelque coup de griffe: voilà ce que c'est que de voir tant de gens, et surtout tant de jeunesse.

LA REINE DE POLOGNE[484],

SES SŒURS, SAINT-AMANT.

La reine de Pologne est fille de M. de Nevers, qui, sur la fin de ses jours, fut duc de Mantoue, et de mademoiselle de Clèves. Etant demeurée sans mère, son père la mit chez madame de Longueville, sœur de sa femme, et mère de M. de Longueville. On l'appela madame la princesse Marie, comme fille de souverain, quand son père parvint à la duché de Mantoue. Elle étoit belle. Monsieur, alors veuf, en devint amoureux. La maison de Guise, qui avoit du pouvoir auprès de la Reine-mère, s'opposa à ce mariage, et la chose alla si avant que madame de Longueville et la princesse Marie en furent quinze jours prisonnières au bois de Vincennes.

M. de Mantoue mort, Monsieur ayant quitté la cour, et madame de Longueville n'étant plus au monde, la princesse Marie étoit tantôt à Nevers, tantôt à Paris: ses affaires n'étoient pas trop en bon état. Elle cabala avec M. le Grand[485] pour débusquer le cardinal en résolution de l'épouser si elle le voyoit premier ministre. La nuit il la vint voir plusieurs fois. Il ne se pouvoit pas, dans le dessein qu'ils avoient, qu'ils ne vécussent avec quelque familiarité; mais on n'en a jamais rien dit de fâcheux.

Elle fut avertie que M. le Grand étoit arrêté avant que personne le sût à Paris: la voilà bien embarrassée, car M. le Grand avoit une terrible quantité de ses lettres. Elle envoie prier mademoiselle de Rambouillet de la venir voir, car elles étoient très-amies; elle lui conte sa déconvenue, et la supplie de parler pour elle à madame d'Aiguillon. Dès le soir même elle se rendit à l'hôtel de Rambouillet, pour aller au Palais-Royal, où madame d'Aiguillon s'étoit retirée sur quelques ouïs qu'on la pourroit bien enlever au faubourg. Madame de Rambouillet dit qu'elle n'a jamais rien vu de si désolé. Madame d'Aiguillon la reçut le mieux du monde, et lui fit rendre ensuite toutes ses lettres. On dit, à propos de cela, que quand Des-Yveteaux, intendant de l'armée du Roussillon, alla pour ouvrir les cassettes de M. le Grand, un valet-de-chambre l'avertit qu'il y trouveroit ce qu'il ne cherchoit pas: c'étoient des lettres de sa femme.

On a remarqué que jamais personne n'a eu tant de hausses qui baissent[486] dans sa vie que la princesse Marie; en voici une belle preuve. Le feu roi de Pologne avoit déjà pensé à elle la première fois qu'il se maria; mais ses intérêts le firent pencher vers la maison d'Autriche. Se voyant veuf, il y pensa tout de nouveau, et quoique l'Empereur lui eût fait envoyer jusqu'à seize portraits de princesses de la maison d'Autriche, il ne put être ébranlé. Il fait donc demander la princesse Marie en mariage: on la lui accorde; et la reine, qui avoit assez d'amitié pour elle, la maria comme fille de France. On prit ses droits, et on lui donna pour cela quatre cent mille écus[487]. L'ambassade des Polonois fut magnifique, et leur habit extraordinaire servit bien à faire admirer leur pompe.

La princesse fut mariée dans la chapelle du Palais-Royal; de là, avec sa couronne sur la tête, elle voulut aller dire adieu à madame de Rambouillet, qui m'a dit qu'elle n'avoit jamais rien vu de si opposé que le jour où elle la vit si déconfortée, et celui-ci, où elle la vit si pompeuse, et qui avoit le dessus sur la Reine même[488]. Parlons un peu des Polonois.

On les logea dans l'hôtel de Vendôme; là, une infinité de personnes les alloient voir manger. Ils mangeoient le plus salement du monde, et se traitoient de grosse viande à leur mode; car ils avoient demandé qu'au lieu de les nourrir on leur donnât leur argent à dépenser. Les maîtres donnoient à leurs valets de ce qu'ils mangeoient, et derrière eux leurs gens dînent et soupent en même temps. Mais ce qu'il y avoit de plus barbare, c'est qu'ils fermoient la porte et ne laissoient sortir personne qu'ils n'eussent trouvé leur compte de leur vaisselle d'argent, qui étoit assez médiocre. On dit qu'une fois ayant trouvé quelque chose à dire, ils mirent presque tous, au moins tous les domestiques, le cimeterre à la main, et firent grande peur aux assistants, qui ne furent pas sans inquiétude tandis qu'on chercha cette pièce de vaisselle. Par la ville, leurs valets étoient assez insolents, et prenoient souvent du fruit aux revendeuses sans le payer.

On fit pour eux quelques assemblées au Palais-Royal, où madame de Montbazon et mademoiselle de Toussy, depuis la maréchale de La Mothe, approchant le plus de leur taille, leur plurent plus que tout le reste: quelques-uns se firent habiller à la françoise, et prirent des perruques. M. de Bassompierre les traita à Chaillot, et il y fut bu egregiè.

Quand la Reine alla dire adieu à M. d'Orléans, lui, sa femme et sa fille ne la traitèrent pas comme ils le devoient; il ne la reconduisit pas jusqu'à son carrosse. Qui reconduira-t-il, s'il ne reconduit pas une reine? Il en devoit faire plus que pour une autre, quand ce n'eût été qu'à cause qu'il l'avoit aimée. Madame et Mademoiselle étoient jalouses de l'honneur qu'on lui faisoit. Monsieur lui ayant dit quelque chose du temps passé, elle lui répondit: «Cela n'étoit pas résolu dans le ciel, et j'étois née pour être reine.» Elle eut le déplaisir, avant que de quitter Paris, d'apprendre qu'on avoit fait quelque médisance d'elle et de M. le Grand, et même de Langeron, qui, comme bailli de Nevers, avoit de tout temps de l'attachement à sa maison. On soupçonna le résident en France du roi de Pologne, qui étoit un ecclésiastique de Rome nommé Roncaille, de lui avoir rendu quelques mauvais offices à la cour de son maître. J'ai de la peine à le croire, car elle a été assez bien depuis pour le faire révoquer s'il lui eût déplu. Quoi qu'il en soit, elle ne fut pas d'abord fort bien reçue en Pologne; puis, le Roi étant malade, elle n'eut pas lieu de le gagner, n'ayant pas encore couché avec lui. Elle ne fut pas long-temps après à se mettre bien dans son esprit, et en peu de temps elle fit congédier la dame d'honneur que le Roi lui avoit donnée, parce qu'il en étoit un peu épris.

La maréchale de Guebriant, et l'évêque d'Orange, qui l'avoient accompagnée, comme ambassadeur du Roi, en revinrent fort mal satisfaits. L'évêque n'eut que quelques pièces de vaisselle d'argent de peu de valeur, et madame de Guebriant, que deux tapis de soie relevés d'or. La reine de Pologne en a envoyé depuis de pareils à madame de Montausier et à madame de Choisy, sa bonne amie et sa correspondante; elle lui fait de temps en temps quelque régal. Quelques filles qu'elle fut obligée de renvoyer n'eurent que cent écus chacune; elle avoit pourtant reçu assez de présents pour leur donner davantage: mais on l'accuse d'être un peu avare. En ce pays-là les reines ont beaucoup de profits, car quiconque obtient une charge, ne l'obtient guère que par l'entremise de la Reine, et après, lui fait quelque présent d'importance; puis il y a une province destinée pour leur entretien. On dit qu'elle retrancha dans sa maison pour sept mille écus de poivre par an.

Quand cette dame d'honneur fut dehors, le Roi, quoique vieux et ventru, ne laissa pas d'en cajoler d'autres. La Reine avoit mené avec elle, entre autres filles, une petite de Mailly, fille du comte de Mailly et de la duchesse de Croy, dont il étoit mari de conscience. On l'appeloit en riant la petite duchesse de Croy. Elle étoit parente au cinquième degré de la reine de Pologne du côté de M. de Mailly. Madame de Schomberg, autrefois mademoiselle d'Hautefort, sa parente, l'habilla et la mit en équipage, car la duchesse de Croy étoit fort pauvre; elle avoit quatorze à quinze ans, et étoit assez jolie et adroite; pour l'esprit, vous allez voir ce que c'étoit. Le Roi s'avisa de lui vouloir dire quelques douceurs: «Sire, lui dit-elle, il y a là quelque chose de plus obscur pour moi que le polonois.—Vous entendez bien pourtant, lui dit-il, ce que vous dit un tel (c'est un gentilhomme polonois avec qui on l'a mariée depuis)?—Je crois bien, Sire, répondit-elle, c'est un particulier; mais il faut être reine pour entendre le langage des rois. Si Votre Majesté me le permet, je demanderai à la Reine ce que cela veut dire.—Ah! petite fille, répliqua le Roi, je vois bien qu'il ne vous en faut pas dire davantage.» La petite fripone, qui étoit bien avec celles à qui la Reine témoignoit le plus d'affection, dit cela à l'une d'elles. La Reine, quelques jours après, en parla à la petite de Mailly, et ajouta: «Il en a depuis cajolé une autre.» C'étoit peut-être pour l'empêcher d'y penser. «Je n'ai rien à souhaiter, madame, lui répondit-elle, sinon que les autres ne l'écoutent pas plus que moi.» En ce temps-là, M. d'Arpajon qui mouroit d'envie d'être maréchal de France, et qui avoit tant pesté quand Gassion le fut, s'offrit à aller porter le collier de l'Ordre au roi de Pologne. Le voyage lui a coûté cher; mais il espéroit que ce prince demanderoit après qu'on donnât le bâton à ce monsieur l'ambassadeur extraordinaire; mais il n'étoit pas encore à Dantzick que le Roi mourut: il fit pourtant le voyage.

On se plaignit ici de ce que la reine de Pologne n'avoit point donné avis de la mort de son mari, et qu'on fut long-temps sans recevoir de ses nouvelles; mais elle étoit malade. On la fit régente durant l'interrègne; ce fut un grand bonheur pour elle que la mort du fils de son mari, car elle fut demeurée une pauvre reine douairière: voilà encore des hausses qui baissent.

Le prince Casimir, ce fou qui s'étoit fait jésuite, et que nous avons vu ici au bois de Vincennes, après qu'on l'eut pris il y a vingt ans, comme il alloit servir les Espagnols, fut enfin élu roi, et eut dispense du pape pour épouser sa belle-sœur, sous prétexte que le mariage n'avoit point été consommé avec le feu Roi, qui avoit été, disoit-on, toujours malade.

Durant l'interrègne, qui dura assez long-temps, Bois-Robert étant chez Rossignol, où il y avoit un homme qu'il ne connoissoit point: je pense que c'est Bartet[489], on vint à parler des États de Pologne, cet homme dit: «C'est le prince Casimir qui sera roi.—Voir! dit Bois-Robert; iroient-ils faire roi un niais qui s'est fait moine?» Rossignol l'avertit que c'étoit le résident de ce prince; Boisrobert continue: «Il est vrai que c'est un bon prince et bien pieux; ce n'est pas peu pour un roi.»

La Reine devint grosse. Saint-Amant[490], qui l'avoit suivie, fit de méchants vers sur sa grossesse. En arrivant en Pologne, elle lui donna de bons appointements, et la qualité de conseiller d'état de la Reine: elle l'envoya ensuite à Stockholm pour assister de sa part au couronnement de la reine de Suède. J'ai ouï dire qu'il y réussit assez mal. Il a du génie, mais point de jugement; il ne sait rien et n'a jamais étudié: au reste, fier à un point étrange, qui se loue jusqu'à faire mal au cœur. «Fermez, disoit-il une fois; qu'on ne laisse entrer personne; point de valets (c'étoit à table), j'ai assez de peine à réciter pour les maîtres.» Une fois il dînoit chez Chapelain. Je suis tout édifié d'avoir trouvé que Chapelain ait au moins une fois en sa vie donné à manger à quelqu'un. Esprit, de l'Académie, y étoit, qui dit: «Que voilà qui est joli!—Nargue de votre joli!» reprit Saint-Amant. Il pensa s'en aller, tant il étoit en colère.

Il dit insolemment un jour qu'il avoit cinquante ans de liberté sur la tête, et cela à table du coadjuteur, qui l'a vu je ne sais combien d'années domestique du duc de Retz le bonhomme. Depuis, il s'attacha à M. de Metz, et enfin, ne sachant plus que faire, il s'en alla en Pologne. Il en est revenu depuis quatre ans ou environ; il avoit prétendu pour son Moïse une abbaye et même un évêché, lui qui n'entendroit pas son bréviaire; et ce fut pour punir l'ingratitude du siècle qu'il ne le fit point imprimer[491]. Depuis, il l'a donné, mais rien au monde n'a si mal réussi. Au lieu de Moïse sauvé, Furetière l'appeloit Moïse noyé. En une épître à M. d'Orléans, sur la prise de Gravelines, il s'appelle le gros Virgile; il eût mieux fait de dire le gros ivrogne. En sa jeunesse il faisoit beaucoup mieux; mais il n'a jamais eu un grain de cervelle, et n'a jamais rien fait d'achevé. Il travaille toujours pour la reine de Pologne, et elle a soin de lui.

La Reine se portoit si bien dans sa grossesse et se trouvoit si heureuse en toute chose, qu'elle pria madame de Choisy de faire prier Dieu pour elle de peur que ce grand bonheur ne fût suivi de quelque calamité. Elle maria mademoiselle de Langeron, sa dame d'atours, au castellan de Plotsko, si je ne me trompe, qui a quatre-vingt mille livres de rente en fonds de terre. On lui promit le premier palatinat vacant.

La Reine donna en ce temps-là à sa sœur tout ce qu'elle avoit à prétendre sur le duché de Mantoue et de Montferrat; mais voici encore des hausses qui baissent; elle n'eut que deux filles, et pas une ne vécut.

La guerre des Cosaques et celle des Suédois l'ont mise tantôt bas, tantôt haut: tout cela vient de ce que le feu Roi, qui vouloit se rendre plus absolu, avoit fomenté sous main cette révolte des Cosaques, afin d'avoir un prétexte d'être armé.

Celui-ci se laisse gouverner par les Jésuites, et sottement alla refuser à Radzivil, palatin perpétuel du grand-duché de Lithuanie, une charge qui lui appartenoit, et qu'il lui fallut donner en dépit qu'on en eût. Il exila le vice-chancelier, à ce qu'on dit, pour une amourette. On a écrit qu'il étoit amoureux de sa femme; cela a mis le feu partout, car ces deux hommes ont excité cette guerre de Suède. Je laisse cela aux historiens pour venir à madame d'Avenet.

Madame l'abbesse d'Avenet, madame d'Avenet, sœur de la reine de Pologne, étoit morte avant que sa sœur fût reine. On dit qu'elle étoit la plus belle des trois, et que pour ses belles mains elle eut permission de porter des gants. M. de Guise, alors archevêque de Reims, lui en conta aussi bien qu'à la princesse Anne sa sœur. Quelquefois elle sortoit par la porte des bois, déguisée en paysane, et portoit du beurre au marché d'Avenet; le bon archevêque, déguisé en paysan, l'attendoit dans les bois. Je ne sais pas ce qu'ils y faisoient avant que d'aller ensemble au marché. Une fois qu'on trouva à propos de la faire retirer avec ses religieuses dans une ville à cause des ennemis, elle se retira à Châlons, où elle fit galanterie avec le comte de Nanteuil. Cela fit un scandale; on la mena dans l'abbaye d'une de ses tantes, et de là à Paris, où elle mourut.

La princesse palatine Anne fut quelque temps à Avenet, et ce fut là que M. de Guise[492] en devint amoureux. Il y a bien fait des folies quelquefois il avoit jusqu'à soixante bouts de plume sur son chapeau, tout archevêque qu'il étoit. Un jour, comme on lui eut apporté une houppe pour se friser, il la trouva belle: «Faisons-en,» dit-il à la princesse Anne et à sa sœur; «faisons-en,» répondirent-elles. On envoie à Reims, on n'y trouve point de soie plate: «Envoyons à Paris.» On crève un cheval, et on apporte pour cent écus de soie; mais quand elle arriva cette fantaisie leur étoit passée.

Par je ne sais quelle vision ils ont couché, la princesse Anne et lui dans le parloir, la grille entre deux. Ce fut à l'hôtel de Nevers qu'il l'épousa[493]. Comme elle l'alloit trouver elle fut arrêtée par le comte de Tavannes. Elle a dit, parlant à une femme de ses amies: «Il est mon mari, comme votre mari est le vôtre.»

Quand il fut de retour au commencement de la régence, elle lui parla aux Tuileries, et, ne voyant pas qu'il y eût lieu d'espérer qu'il la reconnût pour sa femme, elle donna ordre de parler à M. d'Elbeuf, pour faire le mariage du prince d'Harcourt et d'elle; et elle avoit les articles qu'il ne falloit plus que signer, quand, en un tourne-main, elle change et épouse le palatin: c'étoit le quatrième fils de Frédéric V. Ce garçon ne savoit où donner de la tête. Elle lui fit changer de religion aussitôt après. La Reine s'en fâcha: on avoit assez de princes dépossédés sur les bras. Ils s'éloignèrent pour quelque temps: le mariage de la Reine de Pologne raccommoda tout. Ç'a été un des garçons du monde le mieux faits; mais, depuis son mariage, il est tout voûté et tout farouche; il n'y a qu'un certain Anglois dont il s'accommode: hors cela il est toujours tout seul. Il eut une espèce de folie et pensa demeurer hors du sens: c'étoit en Champagne. Durant cette maladie elle ne partit pas du pied de son lit: c'est un pauvre homme. Dans les Mémoires de la régence il sera parlé amplement d'elle.

LA DUCHESSE DE CROŸ.

Mademoiselle d'Urfé, fille du frère aîné de M. d'Urfé, qui a fait l'Astrée, n'ayant guère de bien, fut donnée à la Reine-mère: elle étoit fort jolie et fort spirituelle. A cette comédie où jouèrent les fils naturels de Henri IV, elle fit merveille; c'étoit alors toute la fleur de chez la Reine-mère: aussi fut-elle fort galantisée; on en médisoit même un peu.

Le duc de Croy, grand seigneur de Flandres, riche, mais un riche mal aisé, et qui étoit grand d'Espagne, vint à la cour. Il n'avoit pu trouver à se marier, à cause qu'outre l'embarras des affaires, il étoit vérolé et puant à un point étrange: avec cela une vraie ballourde. M. de Bassompierre, qui l'avoit connu en Lorraine, lui proposa d'épouser mademoiselle d'Urfé: il l'épouse, et l'emmène à Bruxelles. Balzac a pris cette histoire de travers, et a dit dans ses Entretiens, «qu'un prince étranger avoit demandé en mariage une fille de la Reine, et que cela avoit fort nui aux autres, qui, en se flattant, attendoient une même fortune.»

A Bruxelles, ils furent ensemble environ six ans; elle en avoit vingt quand elle fut mariée. Au bout de ce temps-là, le duc fut tué d'un coup d'arquebuse, à travers les fenêtres d'une salle basse où il se promenoit. On accusa le marquis Spinola de cet assassinat, parce qu'il étoit amoureux de la duchesse, et qu'après cela il la vit fort familièrement. Elle croyoit l'épouser, quand le roi d'Espagne l'envoya en Italie, où il mourut peu de temps après.

Or, pour ses conventions matrimoniales et pour son douaire, elle eut assez d'affaires, dont un de ses parents nommé le chevalier de Mailly prit le soin. Pour l'en récompenser, elle l'épousa, car il n'avoit point fait les vœux, et, quoique pauvre, étoit d'une fort bonne maison de Picardie. Ce mariage ne fut déclaré qu'après la mort de la duchesse; elle ne vouloit pas perdre son rang: ils demeuroient cependant ensemble à Saint-Victor. Ils ont eu une fille, qui est celle dont nous venons de parler: celui qui l'a épousée est de la maison de Schomberg et est premier maître-d'hôtel du roi de Pologne. Je pense que madame de Schomberg a aussi contribué à ce mariage.

M. le chancelier tint un jour un enfant avec la duchesse de Croy: c'étoit une fille. Le curé demanda quel nom elle lui vouloit donner. «Je ne sais, dit-elle, car mon nom est un vrai nom d'idiote; je m'appelle Geneviève.» Le curé lui en fit une grande réprimande: «Que c'étoit une des plus grandes saintes du paradis, et celle de toutes à qui la France avoit le plus d'obligations.» Ensuite M. le chancelier, ayant pris des lunettes pour signer, lui en fit des excuses, et dit que cela étoit bien vilain en présence d'une belle dame comme elle. «Ne vous embarrassez pas de cela, répondit la duchesse, on m'a accusée d'aimer un galant qui en avoit aussi bien que vous.» (C'étoit Spinola).


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