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Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome sixième: Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle

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MADAME DE LANGEY.

Le marquis de Courtomer [231], qui fut tué à l'expédition du colonel Gassion, depuis maréchal de France, contre les Pieds-nuds [232], à Avranches, ne laissa qu'une fille, qui fut mariée fort jeune au fils unique d'un M. de Maimbray, homme de qualité du pays du Maine. Ce garçon s'appeloit Langey [233], du nom d'une terre. Il y avoit de grands procès dans la maison de cette héritière, à cause qu'elle avoit un oncle, cadet de feu son père, à qui la mère avoit fait tout l'avantage qu'elle avoit pu. Langey et l'oncle eurent donc bien des choses à démêler. Au bout de trois ans, comme ils étoient à Rouen, sur le point de s'accommoder, il arriva du désordre entre le mari et la femme. Il l'accusoit d'être pour son oncle; cela venoit de ce qu'il ne vouloit point qu'elle eût trop de communication avec ses parents, pour les raisons qu'on verra ensuite. Cela fit du bruit. Elle en écrivit à madame Le Cocq, veuve du conseiller huguenot, sœur aînée de feue sa mère, et à M. Magdelaine, son grand-père maternel, afin qu'ils fissent tous leurs efforts pour les délivrer de la misère où elle étoit. Déjà le bonhomme et la tante s'étoient aperçus de la mauvaise humeur du cavalier.

Durant deux misérables campagnes qu'il fit, il n'avoit jamais voulu permettre à sa femme d'aller chez madame la marquise de La Caze, sa mère [234]; au contraire, il l'avoit donnée en garde à madame de Maimbray. On avoit reconnu qu'il avoit mille bizarreries, et en une occasion, la jeune femme avoit lâché quelques paroles qui donnoient lieu de soupçonner qu'il étoit impuissant. Avec cela, il étoit horriblement jaloux; car ces sortes de gens-là savent bien que leurs femmes ne sauroient pires qu'eux. Il la vouloit jeter dans la dévotion; il lui lisoit et lui faisoit lire sans cesse la Sainte-Ecriture. On a vu de ses lettres; je ne crois pas qu'il y ait rien de si impertinent. Il ne fait que coudre des passages de la Bible, qu'il prend de travers, et il y en a une où il compare Courtomer, l'oncle de sa femme, à Julien l'Apostat. Ecrivant à son homme d'affaires, il mettoit au bas de la lettre: «Retenez bien toutes les questions que je vous fais sur ces passages, et ayez bien soin de mes affaires.» Il vouloit persuader à sa femme qu'une honnête femme devoit avoir les mêmes goûts que son mari, et ne devoit manger que de ce qu'il mangeoit. Un jour il lui proposa de se renfermer dans un appartement de Courtomer, et d'y faire faire un trou par lequel on leur donneroit les choses nécessaires, afin de ne se plus quitter du tout.

Cela me fait souvenir d'un receveur des tailles du Mans, nommé Saint-Fucien, qui rendoit des lavemens dans son lit, étant couché avec sa femme, et disoit que si elle l'aimoit bien, elle ne trouveroit point que cela sentît mauvais. Il étoit aussi impuissant, et quand un de ses juges lui demanda pourquoi il s'étoit marié, étant en cet état-là: «Monsieur, répondit-il naïvement, le jubilé étoit proche et je croyois qu'à force de prier Dieu, cela reviendroit.» Il fut pourtant démarié.

En un voyage que Langey fit ensuite à la campagne chez le bonhomme Magdelaine, ancien conseiller huguenot [235], on fit avouer à sa femme qu'il n'avoit point consommé, et on prit ses mesures pour la faire venir à Paris sans lui.

Pour cela, sous prétexte qu'il n'étoit pas trop bien avec le bonhomme, et que pourtant ses affaires requéroient qu'il vînt à Paris, madame Le Cocq lui proposa d'y envoyer sa femme; il y consentit. Elle parut bien dissimulée en cette rencontre; car, après avoir bien fait des façons pour le quitter, comme elle étoit déjà montée en carrosse, elle remonte, va encore l'embrasser, et lui dire qu'elle ne pouvoit se résoudre à le laisser, etc. Depuis, jusqu'au jour où il reçut l'exploit, elle lui écrivit les lettres les plus tendres du monde, et ici sa tante la mena au Cours et aux noces. Peut-être eût-il été mieux de ne point faire tout cela. L'exploit le surprit, comme vous pouvez le penser; il vient à Paris, demande à la voir; on le lui refuse. Il y envoie M. du Mans (Lavardin), son parent, qui dit tout ce qu'il y avoit à dire là-dessus, et offrit le congrès [236] en particulier, mais en vain; le ministre Gasches offre la même chose, on passe outre.

M. Magdelaine, qui n'est habile homme que par routine, ne daigne pas s'informer comment il y falloit agir; il se fie à ce que sa petite-fille lui dit que Langey n'étoit point son mari, et il oublie d'exposer dans la requête qu'en quatre ans que cet homme a été avec elle, il n'a eu que trop de temps pour la mettre en état, d'une manière ou d'une autre, de ne passer plus pour fille. Après elle offre de se laisser visiter, et on fit pour elle un factum si sale, que depuis on a trouvé à propos de le désavouer.

Après bien des procédures, on en vint à la visite chez le lieutenant civil, à cause que les parties étoient de la religion. Madame Le Cocq, pour s'excuser, dit qu'elle avoit vu le procès-verbal de la visite de mademoiselle de Soubise [237], aussi huguenotte, et qu'il y avoit douze experts, au lieu qu'à l'ordinaire il n'y en a que quatre tout au plus; «mais n'en nommer que deux de chaque côté, disoit-elle, ce petit nombre se peut corrompre aisément; il en faut quatre, puis la cour en nomme d'office.» Il y en eut donc douze entre lesquels il y avoit deux matrones.

Langey est bien fait et de bonne mine. Madame de Franquetot-Carcabu, en le voyant au Cours, dit: «Hélas! à qui se fiera-t-on désormais?» Cela donnoit de mauvaises impressions contre la demoiselle. Je ne sais combien de harengères et autres femmes étoient à la porte du lieutenant civil, et dirent en voyant Langey: «Hélas! plût à Dieu que j'eusse un mari fait comme cela!» Pour elles, elles lui chantèrent pouille. La visite lui fut fort désavantageuse, car on ne la trouva point entière [238], et, après avoir été tâtée, regardée de tous les côtés, par tant de gens et si long-temps, car cela dura deux heures, donna une si grande indignation à tout le sexe, que, depuis ce temps jusqu'au congrès, toutes les femmes furent pour Langey; d'ailleurs, il ne disoit rien contre elle. Il se mit en ce temps-là beaucoup plus dans le monde qu'il n'avoit jamais fait, et on disoit que cette affaire lui avoit donné de l'esprit. S'il en eût eu, il lui étoit bien aisé de garder sa femme toute sa vie; il n'avoit qu'à avouer, voyant la visite si désavantageuse pour elle, qu'il s'étoit fatigué par les excès qu'il avoit faits avec elle. Au lieu de cela, il demanda le congrès. Tout le monde pourtant s'étonnoit de son audace, car il n'y avoit qui que ce fût qui pût dire: «Je l'ai vu en état.» On doutoit fort de sa vigueur. Le seul ministre Gache et le médecin L'Aimenon, qui est à M. de Longueville, soutenoient qu'il étoit comme il falloit; l'un se fioit à ce qu'il étoit trop craignant Dieu pour mentir, et l'autre disoit qu'il étoit de trop bonne race du côté de père et de mère. Menjot, le médecin, disoit plaisamment qu'ils étoient les deux c........ de Langey: M. L'Aimenon le droit, et M. Gache le gauche.

Madame de Lavardin et madame de Sévigny [239], amies du lieutenant civil [240], étoient en carrosse à deux portes de là, où il les alla trouver; après, on les entendoit rire du bout de la rue. On prétendit que le lieutenant civil avoit été favorable à Langey, à cause de madame de Lavardin.

Il y eut bien des procédures pour cela, qui firent durer la chose près de deux ans; on ne parloit que de cela par tout Paris. Je me souviens que, sur le rapport, des femmes disoient: «Jésus! on disoit qu'elle étoit si bien faite! Regardez ce qu'en disent ces gens-là.» Elle est bien faite pourtant. Les femmes s'accoutumèrent insensiblement à ce mot de congrès, et on disoit des ordures dans toutes les ruelles. Une parente de la dame dit un jour en visite, parlant de Langey: «On a trouvé la partie bien formée, mais point animée.» Madame Le Cocq, au lieu d'ôter sa fille, la laissa coucher avec madame de Langey. Je pense qu'elle y aura appris de belles choses. Il est vrai qu'elle l'ôta quand on en vint au congrès; mais il étoit bien temps. On en fit des vers, méchants à la vérité, mais qui disoient bien des saletés. Les vaudevilles ne chantoient autre chose, et madame Le Cocq alloit débitant tout ce qu'elle savoit là-dessus, car c'est la plus grande parleuse de France; les paroles sortent de sa bouche comme les gens sortent du sermon [241]. On l'appeloit, lui, le marquis du Congrès. Il avoit le portrait de sa femme, et montroit partout de ses lettres. Un jour qu'il disoit à madame de Gondran: «Madame, j'ai la plus grande ardeur du monde pour elle.—Hé! monsieur, gardez-la pour un certain jour, cette grande ardeur.» Madame de Sévigny lui dit un peu gaillardement: «Pour vous, votre procès est dans vos chausses.» Madame d'Olonne un jour disoit: «J'aimerois autant être condamnée au congrès.»

C'étoit une plaisante rencontre que madame de Langey logeât dans la rue de Seine, du même côté de l'hôtel de Liancourt [242] et du logis de madame de Guébriant, et en égale distance de l'un et de l'autre; elles étoient toutes trois sur une ligne. Madame la marquise de Rambouillet disoit à propos de cela: «Je ne désespère pas que cette madame de Langey ne soit un jour dame d'honneur de quelque reine, puisque madame de Guébriant la doit être de la Reine à venir [243]

Cette madame de Langey ne témoigna pas beaucoup de cœur, car, dans une rencontre qui eût mis une autre personne au désespoir, elle jouoit aux épingles avec sa cousine Le Cocq, et n'a pas paru extrêmement touchée de toutes les indignités qu'on lui a fait souffrir. Les juges de l'édit étoient assez mal satisfaits d'elle, et si Langey n'eut point été si sot que de demander le congrès, elle eût été bien empêchée. Il ne tint qu'à lui de s'accommoder assez avantageusement. Pour peu qu'il y eût eu de galanterie du côté de madame de Langey, elle étoit perdue, car même on ne trouva pas bon qu'elle fût allée en cachette, chez un des parents de sa tante, voir un feu d'artifice sur l'eau; il est vrai que c'étoit au sortir de chez le rapporteur, où Langey avoit permission de lui parler durant trois jours. Le père et la mère de Langey vinrent ici exprès pour le faire résoudre à s'accommoder; ils n'en purent jamais venir à bout. On n'a jamais vu un tel esprit d'étourdissement.

Cependant sa maison est ruinée de cette belle affaire, car il n'est pas la moitié si riche qu'on le faisoit, et le bonhomme Magdelaine et madame Le Cocq se fièrent sottement à un Normand, leur voisin, qui les trompa, ou du moins fut trompé lui-même en les trompant.

Le jour qu'on ordonna le congrès, Langey crioit victoire; vous eussiez dit qu'il étoit déjà dedans: on n'a jamais vu tant de fanfaronnades. Mais il y eut bien des mystères avant que d'en venir là. Il fit ordonner qu'on la baigneroit auparavant; c'étoit pour rendre inutiles les restringents, et qu'elle auroit les cheveux épars, de peur de quelque caractère [244] dans sa coiffure. Faute d'autre lieu, on prit la maison d'un baigneur au faubourg Saint-Antoine.

La veille, lui et elle furent encore visités par quinze personnes, et, le jour, je pense qu'il avoit aposté de la canaille, la plupart des femmes, au coin de la rue de Seine, qui dirent quelques injures à la patiente. Plusieurs fois, il en a fait dire à madame Le Cocq, au Palais. Elle y alla bien accompagnée, et les laquais disoient à ceux qui demandoient qui c'étoit: «C'est M. le duc de Congrès.» Elle étoit fort résolue en y allant, et dit à sa tante, qui demeura: «Soyez assurée que je reviendrai victorieuse; je sais bien à qui j'ai affaire.» Là, il lui tint toute la rigueur, jusqu'à ne vouloir pas souffrir, quand on la coucha, qu'on la coiffât d'une cornette que deux femmes des parentes de son grand-père avoient apportées; il en fallut prendre une de celles de la femme du baigneur. En s'allant mettre au lit, il dit: «Apportez-moi deux œufs frais, que je lui fasse un garçon tout du premier coup.» Mais il n'eut pas la moindre émotion où il falloit; il sua pourtant à changer deux fois de chemise: les drogues qu'il avoit prises l'échauffoient. De rage, il se mit à prier. «Vous n'êtes pas ici pour cela,» lui dit-elle; et elle lui fit reproche de la dureté qu'il avoit eue pour elle, lui qui savoit bien qu'il n'étoit point capable du mariage. Or, il y avoit là entre les matrones une vieille madame Pezé, âgée de quatre-vingts ans, nommée d'office, qui fit cent folies; elle alloit de temps en temps voir en quel état il étoit, et revenoit dire aux experts: «C'est grand'pitié; il ne nature point.» Le temps expiré, on le fit sortir du lit: «Je suis ruiné,» s'écria-t-il en se levant. Ses gens n'osoient lever les yeux, et la plupart s'en allèrent. Au retour de là, un laquais contoit naïvement à un autre: «Il n'a jamais pu se mettre en humeur. Pour ce mademoiselle de Courtomer, elle étoit en chaleur; il n'a pas tenu à elle.»

L'hiver suivant, il arriva une chose quasi semblable à Reims: la femme, par grâce, accorda au mari toute une nuit. Les experts étoient auprès du feu; ce pauvre homme se crevoit de noix confites. A tout bout de champ, il disoit: «Venez, venez;» mais on trouvoit toujours blanque [245]. La femelle rioit et disoit: «Ne vous hâtez pas tant, je le connois bien.» Ces experts disent qu'ils n'ont jamais tant ri, ni moins dormi que cette nuit-là.

Le lendemain qui étoit la cène de septembre à Charenton, on ne fit que parler de l'aventure de Langey. Jamais on n'a dit tant d'ordures le jour de mardi gras. Le ministre Gache étoit si confus que vous eussiez dit que c'étoit à lui que cela étoit arrivé. Jusque là, quand il marioit quelqu'un, il se tournoit vers le bonhomme Magdelaine, à l'endroit où il y a: Donc, ce que Dieu a joint, que l'homme ne le sépare point, et crioit à haute voix. Depuis, il a lu cela comme le reste. Les femmes qui avoient été pour Langey étoient déferrées: «C'est un vilain, disoient-elles, n'en parlons plus.»

Dès le lundi, une infinité de gens allèrent se réjouir chez madame Le Coq; elle leur dit une bonne chose: «Excusez ma nièce, leur disoit-elle; elle est si fatiguée qu'elle n'a pu descendre.» Langey ne laissa pas de présenter encore requête, disant qu'il avoit été ensorcelé, qu'on l'avoit bassiné d'une autre eau qu'elle. Cela fut cause qu'on ne put avoir arrêt à ce parlement-là. On fit un couplet de chanson à l'imitation de celle du maréchal Lampon, où il y avoit:

Monsieur Daillé [246], ouvrez-moi votre porte;

Je n'en puis plus, la douleur me transporte;

Je suis Langey, qui viens faire retraite,

Je suis Langey,

Qui reviens du Congrès.

Depuis la Saint-Martin jusqu'à ce qu'il y eût eu arrêt, il alla partout à son ordinaire, et tout le monde en étoit embarrassé. Il y eut arrêt au commencement de février [247], par lequel il fut condamné à restituer tous les fruits, et, pour dépens, dommages et intérêts, à ne rien demander pour la pension de la demoiselle qui avoit été quatre ans avec lui. Il s'avisa de dire qu'il avoit gagné, et qu'il étoit délivré d'une vilaine. Il n'eut pourtant plus de carrosse; car je crois qu'il ne trouve plus d'argent. Ce procès lui coûte étrangement. Après cela, il eut l'effronterie d'aller au bal; on le pria par malice à danser; ce fut une huée étrange. Il ne sentit point tout cela, et il dansa encore une autre fois qu'on le reprit [248]. Il vouloit même donner les violons à la Motte-Argencourt [249], si la mère l'eût voulu souffrir. On dit qu'il en est amoureux. Durant son procès, il le fut un peu de mademoiselle de Marivaux, et Cauvisson [250], qui veut épouser cette fille, en eut de la jalousie. Il n'y a pas long-temps que le bruit courut qu'il épousoit mademoiselle d'Aumale [251], puis on le dit bien davantage de mademoiselle d'Haucourt [252], sa sœur, et on faisoit dire à ce fat: «Au moins, sage et dévote comme elle est, quand elle aura des enfants, on ne dira pas que ce sera d'un autre que de moi.» Voici d'où est venu ce bruit-là: quand M. de Lillebonne épousa feu mademoiselle d'Estrées [253], qui étoit précieuse, on dit de lui comme de Grignan, quand il épousa mademoiselle de Rambouillet, un des originaux des Précieuses [254], qu'il avoit fait de grands exploits la nuit de leurs noces. Madame de Montausier écrivit à sa sœur, en Provence: «On fait des médisances de madame de Lillebonne comme de vous.» Madame de Grignan répondit que, pour remettre les précieuses en réputation, elle ne savoit plus qu'un moyen, c'étoit que mademoiselle d'Aumale épousât Langey. Cela se répandit par la ville, et à tel point, qu'un conseiller des amis de l'aînée (car comme on trouva cela plus sortable, on le dit bien plus affirmativement), alla trouver cette dernière, et lui dit que pour l'amour d'elle, si elle le vouloit, il feroit ôter de l'arrêt la défense de se marier. Madame de Courcelles-Marguenat, comme on disoit qu'il devoit épouser une veuve, dit: «Hé! il y a tant de filles qui naissent veuves.» Deux ou trois mois après son arrêt, madame de Langey s'en alla en Normandie.

Or, depuis cela, quelque folâtre s'avisa de faire un almanach, où il y avoit une espèce de forgeron grotesquement habillé, qui tenoit avec des tenailles une tête de femme, et la redressoit avec son marteau. Son nom étoit L'eusses-tu-cru, et sa qualité, médecin céphalique, voulant dire que c'est une chose qu'on ne croyoit pas qui pût jamais arriver que de redresser la tête d'une femme. Pour ornement, il y a un âne mené par un singe, chargé de têtes de femmes; il en arrive par eau et par terre, de tous côtés. Cela a fait faire des farces, des ballets et mille folies. On dit qu'il falloit faire un autre almanach, où seroient Vardes, Riberpré et Langey, et au bas L'eusses-tu-cru. Ce sont deux hommes mariés, aussi bien faits qu'il y en ait à la cour, mais qui ne passoient pas pour trop bons compagnons; quant au deuxième, on dit que c'est d'un coup de pique en une de ses parties nobles d'en bas. Pour le premier, nous en parlerons ailleurs, et de sa femme aussi [255].

Au bout d'un an et demi, Langey prit des lettres en forme de requête civile, pour faire ôter de l'arrêt la défense de se marier; mais M. le chancelier le rebuta, en disant: «A-t-il recouvré de nouvelles pièces

Depuis la mort de sa grand'mère de Teligny, il se fait appeler le marquis de Teligny, mais il ne laisse pas d'être Langey pour cela.

Au bout de quelques mois pourtant, Langey ne laissa pas de trouver qui le voulut; il épousa une fille de trente ans, huguenotte, nommée mademoiselle de Saint-Geniez, sœur de M. le duc de Navailles. Il prit là une étrange poulette. Voici ce que j'en ai ouï dire à Tallemant, maître des requêtes. Comme il étoit intendant en Guienne, la goutte et la fièvre le prirent à Saint-Sever en Limosin. On n'entroit point dans sa chambre, lorsqu'un prêtre essoufflé vint prier madame Tallemant de le faire parler à M. l'intendant, et qu'il y alloit de la vie de deux hommes; elle le fait entrer. C'étoit qu'une vieille tante du duc, ne pouvant avoir sa légitime, s'étoit emparée du château où, mademoiselle de Saint-Geniez, l'ayant forcée, l'avoit mise en prison dans une chambre où il n'y avoit que les quatre murs, sans pain ni eau, et avoit enfermé deux gentilshommes de son parti, dans une armoire qui étoit dans le mur, où l'on a accoutumé en ce pays de mettre du salé; et ces trois personnes, depuis deux fois vingt-quatre-heures, n'avoient ni bu ni mangé. L'intendant les envoya délivrer. Il y a apparence qu'elle salera Langey.

Pour mademoiselle de Courtomer, voici comme la chose s'est passée. Courtomer, son oncle, comme très-proche parent de Boesse, arrière-petit-fils du feu duc de La Force, et que la duché regarde, jeta les yeux sur ce jeune homme ou plutôt sur ce jeune sot, et en dit quelque chose à sa nièce. En passant, elle s'étoit retirée chez lui en Normandie. Elle, sans lui répondre, trouve moyen d'écrire à Boesse, et l'engage à la venir voir chez son oncle. Il y alla avec vingt-deux, tant chevaux que mulets, et y fut un mois, de quoi le Normand enrageoit. Il se déclara à l'oncle qui en parla à la fille. Elle l'accepta. Il s'en retourna et revint avec des instructions que son grand-père Castelnau et ceux de sa cabale lui avoient données; pour M. de La Force, M. et madame de.... [256], ils n'y ont point consenti. Dans ces instructions il y avoit un article fort désavantageux pour l'oncle et pour la nièce; Courtomer ne le voulut point passer. Elle, voyant cela, sort de chez lui de fort mauvaise grâce, et, sans lui rien reconnoître pour sa nourriture, elle alla se marier chez madame de Beuseville, dont la fille étoit sa confidente. Elle se ruinera.

Madame de Langey a déjà eu un enfant, le mari en a triomphé à la province et ici; beaucoup de gens doutent qu'il lui appartienne. Il faut donc qu'il soit supposé, ou qu'un je ne sais qui en soit le père, car la dame est maigre, vieille et noire. Présentement, elle et son mari sont à Paris; elle est encore grosse, et dit que, pour la première fois, elle en a été bien aise, mais que, pour celle-ci, elle s'en seroit bien passée, et madame de Boesse ne devient point grosse.

J'ai vu Langey à Charenton faire baptiser son second enfant, car il a fils et fille; jamais homme ne fut si aise, il triomphoit. D'autre côté, on dit que sa première femme a aussi fait un enfant; on ne médit point de sa seconde, et elle n'est brin jolie. Le temps découvrira peut-être tous ces mystères; j'espère qu'un de ces matins le cavalier présentera requête pour faire défense à l'avenir d'appeler les impuissants Langeys. On dit que mademoiselle Des Jardins [257], pour s'éclaircir de la vérité, lui offrit le congrès. Elle est fille à cela; elle en a bien fait pis ensuite.

Madame de Boesse est morte fort jeune, elle n'avoit que trente ans; elle a laissé trois filles. Son mari l'estimoit; ce n'étoit nullement une coquette.

Quand Langey eut des enfants, il s'en vantoit sans cesse. Un jour qu'il les montroit, Bensserade lui dit: «Moi, monsieur, je n'ai jamais douté que mademoiselle de Navailles ne fût capable d'engendrer.»

MARIGNY MALENÖE.

C'est un gentilhomme de Bretagne, qui épousa la sœur de M. de La Feuillée du Belay, belle fille, dont il devint amoureux. Au bout de quelque temps, la jalousie le prit, à ce qu'on dit, avec quelque fondement. Un beau matin, il dit à sa femme: «Vous n'êtes point bonne cavalière; il faudroit que vous vous accoutumassiez à aller à cheval. Venez-vous-en avec moi visiter de nos amis et de nos parents.» Ils montent tous deux à cheval; alors les carrosses n'étoient pas si communs qu'à cette heure. Il la mène assez loin, puis lui dit: «Écoutez, mon dessein est d'aller jusqu'à Rome, et de vous y mener.—J'irai partout où vous voudrez,» répondit-elle. Quand ils furent en Italie, Marigny lui déclare froidement que son intention étoit de la faire mourir. Cette femme, quoiqu'elle n'eût que vingt-deux ans, lui répondit froidement: «J'aime autant mourir ici qu'en France, et autant dans huit jours que dans cinquante ans» (car on n'a jamais vu un couple de gens si extraordinaires). «—Bien, lui dit-il; venez. De quel genre de mort voulez-vous mourir?» Ils furent quelques jours à en parler aussi froidement que si c'eût été simplement pour s'entretenir. Enfin elle choisit le poison. Il lui en apprête, et le lui présente dans une coupe. Elle le prend délibérément; et, comme elle l'alloit avaler, il lui retint le bras. «Allez, lui dit-il, je vous donne la vie; vous méritez de vivre, puisque vous aviez le courage de mourir si constamment. Désormais, je vous veux donner liberté tout entière; vous ferez tout ce que vous voudrez de votre côté, et moi du mien.» Ils se le promirent réciproquement, et revinrent les meilleurs amis du monde ensemble. Depuis, il ne s'est point tourmenté de ce qu'elle faisoit, et elle, quand elle savoit qu'il avoit quelque amourette, elle l'y servoit. Ils n'ont eu qu'une fille qui, voyant qu'ils ne songeoient point à la marier, et qu'on la vouloit tenir toute sa vie en religion, en sortit, et se maria à l'âge de trente-quatre ans sans leur consentement. Le gendre, car la coutume de Bretagne rend le mariage d'une fille responsable des dettes de la famille, même contractées depuis, voulut les faire interdire. Ils firent évoquer à Paris sur parentés, et ici ils gagnèrent leur procès; et, de peur d'accident, ils vendirent Marigny et Malenoe, dont ils firent cinquante mille écus, toutes dettes payées. Il en donna la moitié à sa femme, et garda l'autre pour lui. Il est souvent en Bretagne, où il a le gouvernement du Port-Louis. Elle ne fait que jouer à Paris, où elle demeure toujours. Depuis quelques années, elle a eu une grande maladie. L'hiver passé, elle fut abandonnée des médecins; cependant sa chambre étoit pleine de monde à l'ordinaire: elle étoit aussi tranquille que si elle eût été en parfaite santé; seulement, de temps en temps, elle disoit: «Faites-moi venir M. de La Milletière; il parle de Dieu si gentiment!» Elle en est revenue.

Son mari avoit, il y a quelque temps, une petite fillette assez jolie; il la laissa ici, et alla faire un tour en Bretagne. Girardin fit connoissance avec elle, et la mit en chambre. Il en eut avis; il le fut trouver, et lui dit: «Si dans quatre jours vous ne me la rendez, je vous irai poignarder.» L'autre nia. «Prenez-y garde!» Deux jours après, il lui dit: «Monsieur, je vous viens avertir que, des quatre jours, il n'en reste plus que trois. Prenez garde à vous; informez-vous quel homme je suis.» Ma foi, Girardin eut peur, car déjà il avoit des gens à ses trousses; il lui alla dire un matin qu'il la lui rendoit de bon cœur. «Ah! lui dit-il, vous voilà réduit; je ne voulois que cela. Je vous la rends: une autre fois, usez-en plus civilement.» Après, ils firent amitié ensemble. C'est une espèce de philosophe cynique; il ne joue point.

PETIT-PUIS.

Petit-Puis est fils d'un boulanger de Chinon; il épousa une fille de la ville qui avoit un peu plus de bien que lui, et, avec treize mille écus que fit toute leur chevance, il acheta la charge de prévôt de l'Ile-de-France, de la moitié de laquelle il n'y a que deux ans que Gourville lui donnoit cent mille livres. Aujourd'hui (1660), comme toutes les charges sont enchéries, il en auroit davantage. C'est un original que cet homme. Après quelques années de son mariage, il devint amoureux de la fille d'un éperonnier de Chinon; il la prit chez lui, chassa sa femme, dont il n'avoit point d'enfants, et éleva ceux de celle-ci comme s'ils eussent été légitimes. Ils sont grands à cette heure; il y a une fille mariée à un homme de condition en Saintonge. Sa véritable femme de temps en temps le poursuit; mais quand on lui représente qu'elle fera pendre son mari, elle se retient. L'autre a tant d'empire sur son esprit qu'il ne fait que ce qu'elle veut; or, il va quelquefois à Chinon. La dernière fois qu'il y a été, il faisoit fort l'entendu; il avoit amené de certains pêcheurs qui prenoient tout le poisson. Un jour qu'il vouloit les faire plonger dans certaines fosses où le poisson se retire, quelques gens de la ville y furent plonger auparavant, et y firent mettre de grands éperons au lieu de poisson. Voilà ses pêcheurs qui plongent, et qui, au lieu de poisson, reviennent avec de grands éperons à leurs mains; car en plongeant, quand on voit quelque chose de noir, on met la main dessus, et on n'a pas le loisir de discerner ce que c'est. Il en fut si déferré qu'il partit le jour même.


Ici se termine le manuscrit autographe des Historiettes ou Mémoires de Tallemant des Réaux, acquis par M. le marquis de Châteaugiron à la vente de M. Trudaine, en 1803.

Mademoiselle Des Jardins [259] est fille d'une femme qui a été à feue madame de Montbazon et d'un homme d'Alençon, qui, je pense, est officier: c'est une personne qui, toute petite, a eu beaucoup de feu; elle parloit sans cesse. Voiture, qui logeoit en même logis que la mère, prédit que cette petite fille auroit beaucoup d'esprit, mais qu'elle seroit folle. La petite vérole n'a pas contribué à la faire belle; hors la taille, elle n'a rien d'agréable, et à tout prendre, elle est laide; d'ailleurs, à sa mine, vous ne jugeriez jamais qu'elle fût bien sage.

Il y a trois ans (1660), ou environ, qu'elle est à Paris, car elle a fait un long séjour à la province; mais, quoiqu'elle y soit sous sa bonne foi, elle ne laisse pas de voir toute sorte de gens, et de les recevoir dans une chambre garnie.

Madame de Chevreuse et mademoiselle de Montbazon s'en divertissent. Elle a une facilité étrange à produire; les choses ne lui coûtent rien, et quelquefois elle rencontre heureusement. Tous les gens emportés y ont donné tête baissée, et d'abord ils l'ont mise au-dessus de mademoiselle de Scudéry et de tout le reste des femelles.

Une des premières choses qu'on ait vues d'elle, au moins des choses imprimées, ç'a été un Récit de la farce des Précieuses, qu'elle dit avoir fait sur le rapport d'un autre. Il en courut des copies, cela fut imprimé avec bien des fautes, et elle fut obligée de le donner au libraire, afin qu'on le vît au moins correct. C'est pour madame de Morangis, à ce qu'elle a dit; j'use de ce terme, parce que le sonnet de jouissance [260] qui est ensuite fut fait aussi, à ce qu'elle a dit, à la prière de madame de Morangis. Cela ne convenoit guère à une dévote; aussi s'en fâcha-t-elle terriblement. Depuis, la demoiselle s'est avisée de dire que ç'avoit été par gageure, et que des gens le lui avoient escroqué. Pour moi, quand je vois tous les autres vers qu'elle a faits, et qui sont même imprimés avec ce gaillard sonnet dans un recueil du Palais, je ne sais que penser de tout cela; d'ailleurs elle fait tant de contorsions quand elle récite ses vers, ce qu'elle fait devant cent personnes toutes les fois qu'on l'en prie, d'un ton si languissant et avec des yeux si mourants, que s'il y a encore quelque chose à lui apprendre en cette matière-là, ma foi! il n'y en a guère. Je n'ai jamais rien vu de moins modeste; elle m'a fait baisser les yeux plus de cent fois.

Conviée à un bal, elle emprunta un collet; il lui étoit trop court: «Voilà bien de quoi s'embarrasser, dit-elle, ne sais-je pas alonger des vers? j'alongerai bien ce collet.» Elle y mit du ruban noir tout autour. Cela étoit épouvantable. Ma sœur de Ruvigny dit: «Voilà un ajustement bien poétique!»

Pour faire voir sa cervelle, il ne faut que ce madrigal. J'en dirai auparavant le sujet. L'abbé Parfait, conseiller au Parlement, étoit allé chez elle pour la première fois; elle avoit été saignée. Justement, comme il entroit, elle eut une foiblesse, et pensa tomber; il la soutint. Le lendemain, elle lui envoya ce madrigal au Palais, dans sa chambre, afin que plus de monde le vît.

MADRIGAL.

Quoi! Tircis, bien loin de m'abattre,

Vous m'empêchez de succomber!

Quoi! vous me relevez lorsque je veux tomber,

Et vous prêtez des bras pour vous combattre!

Après cette belle action,

On verra votre nom au Temple de Mémoire,

Et l'on vous nommera le héros de ma gloire,

Mais aussi le bourreau de votre passion.

Il n'y a pas une plus grande menteuse au monde, ni une plus grande étourdie: elle a fait, dit-elle un roman, même elle en a traité avec je ne sais quel libraire. On lui demande: «Où est le plan de votre roman?—Je ne sais s'il y en a, répondit-elle; mais, s'il y en a un, il faut qu'il soit dans ma tête.»

Ce roman commence par l'histoire de madame de Rohan, de Ruvigny et de Chabot [261]. Madame de Rohan, sachant cela, pria Langey, qui connoît la demoiselle, de lui faire voir ce livre avant qu'on l'imprimât. Elle lut son histoire et pria de changer quelque chose. La fille, au lieu de lui faire voir le manuscrit corrigé, le donne au libraire, en disant qu'elle avoit fait ce qu'on avoit souhaité. Langey alla ensuite chez elle, et il fit tant qu'elle envoya sa sœur dire à l'imprimeur qu'on sursît jusqu'à nouvel ordre. Cette sœur en arrivant trouve un huissier, mené par un laquais de Langey, qui vient saisir les exemplaires. Cela fâcha fort la faiseuse de roman, et elle veut y mettre toute l'histoire du congrès. Cependant elle fut à M. le chancelier, qui dit: «Je veux voir l'histoire; qu'on m'apporte les exemplaires.» Il l'a lue, et, n'y trouvant rien d'offensant pour madame de Rohan, il donna la main-levée. J'ai lu l'ouvrage; il n'y a pas grand'chose, et madame de Rohan est bien au-dessous en toute chose de celle sous le nom de laquelle on a mis quelques endroits de son histoire. Ce livre est meilleur qu'on n'avoit lieu de l'espérer d'une telle cervelle; il n'y a encore qu'un volume.

Mais voici une belle histoire de la demoiselle! L'hiver de 1660, à un bal où elle étoit, il y avoit un garçon appelé La Villedieu; il porte l'épée. Ce garçon sortit du bal, et puis revint en disant qu'on n'avoit jamais voulu lui ouvrir la porte chez lui, et qu'il ne savoit où aller coucher. Notre rimeuse lui offrit son lit, et tout en riant, il va avec elle et demeure à coucher. La mère, je pense, ou le père étoit ici; elle alla coucher avec sa sœur. Ce garçon tombe malade cette nuit-là, et si malade, qu'il fut six semaines avant que de pouvoir être transporté. Elle eut tant de soin de lui durant son grand mal, que, ne croyant pas en réchapper, il pensa être obligé à lui dire qu'il l'épouseroit s'il en revenoit. Il en revint, il coucha avec elle trois mois durant assez publiquement; en voici une preuve: Un jour, entre une et deux, l'été dernier qu'il faisoit assez chaud, elle et lui étoient encore au lit, et sans chemise: une demoiselle de qui je le tiens y alla pour la voir. La Villedieu ne vouloit point qu'on la laissât entrer; elle le voulut, et tout ce que La Villedieu put faire, ce fut de reprendre une chemise. Il prit celle de la demoiselle au lieu de la sienne, et comme il la mettoit, cette femme entre qui remarque quelque chose au-devant, marque infaillible que ce n'étoit point la chemise du cavalier, et elle prit celle de son galant.

Or, La Villedieu s'en est lassé; elle dit que c'est son mari; lui dit que non; elle ne s'en tourmente que médiocrement, et dit: «Pourquoi le contraindre? s'il ne le veut pas être, qu'il ne le soit pas?» C'est sur cela qu'elle a fait l'élégie qui suit:

Enfin, cher Clidamis, l'amour vous importune;
Vous suivez le parti de l'aveugle Fortune....... [262]

Cette fille fit imprimer tout ce qu'elle avoit fait, où il y a un carrousel de M. le Dauphin qui est joli. Cette fantaisie lui vint à cause d'un petit carrousel que fit le Roi en 1662 [263]. Après, elle fit une pièce de théâtre qu'on appela Manlius, où Manlius Torquatus ne fait point couper la tête à son fils. Quoi qu'en dise l'abbé d'Aubignac [264], son précepteur, je ne crois pas que cela se puisse soutenir. Cette pièce réussit médiocrement. Une autre, appelée Nithétis, réussit encore moins. Or, Corneille dit quelque chose contre Manlius, qui choqua cet abbé qui prit feu aussitôt, car il est tout de soufre. Il critique aussitôt les ouvrages de Corneille; on imprime de part et d'autre; pour sa critique, patience, car il en sait plus que personne, mais le diable le poussa de mettre au jour son roman allégorique de la philosophie des Stoïciens. Il est intitulé: Macarise, reine des îles Fortunées [265].

Patru lui conseilla de mettre son allégorie à la fin du livre, ou tout au plus succinctement à la marge. L'abbé ne le voulut pas croire, et, persuadé qu'un libraire deviendroit trop riche s'il imprimoit un si précieux ouvrage, il le fit imprimer à ses dépens, c'est-à-dire le premier tome. Or, comme il a en tête de faire une académie, qu'en riant on appelle l'académie des allégories [266], il obligea tous les jouvenceaux qui lui faisoient la cour à lui donner des vers pour mettre au-devant de son livre. Il passa plus outre; Ogier, le prédicateur, ne se put dispenser de lui faire des vers latins; le bonhomme Giry se vit forcé de lui faire un éloge en prose, et Patru aussi, quoi qu'il pût faire pour s'en exempter. La moitié du premier volume est donc employée à ces éloges, et à cette allégorie, qui rebute tout le monde; et, ce qui est de pire, le roman est mal écrit, et la galanterie en est pitoyable. Je sais que, sans les avis de Patru, ce seroit bien peu de chose.

L'abbé d'Aubignac a fait mettre son portrait au-devant du livre avec ces quatre vers, qui apparemment sont de son frère. Il a l'honneur d'en faire aussi mal qu'un autre pour le moins.

Il a mille vertus, il connoît les beaux-arts,

Il étouffe l'Envie à ses pieds abattue,

Et Rome à son mérite, au siècle des Césars,

Au lieu de cette image eût dressé sa statue [267].

Corneille, ou quelque Corneillien, a fait cet autre quatrain pour mettre à la place du premier:

Il a mille vertus, ce pitoyable auteur,

Et deux mille secrets pour apprendre à déplaire;

Quiconque veut s'instruire au grand art de mal faire

N'a qu'à prendre leçon d'un si rare docteur.

Corneille fit encore le madrigal qui suit:

ÉPIGRAMME.

Cette foule d'approbateurs,

Qui met à si haut prix ta docte allégorie,

Comme elle a ton œuvre enchérie,

Epouvante les acheteurs.

Tu crois que le papier et l'encre qu'il t'en coûte

De l'immortalité t'ouvrent la grande route,

Et que tant de grands noms [268] feront vivre ton nom;

Mais, n'en déplaise à ta doctrine,

Plus on étaie une maison,

Plus elle est près de sa ruine.

Celle-ci est de Cottin:

Ce roman sans exemple en nos mains est tombé,

Mais j'en trouve l'auteur difficile à connoître;

Si j'en crois ses amis, c'est un savant abbé,

Si j'en crois ses écrits, ce n'est qu'un pauvre prêtre.

Cependant son livre ne se vend point; quand il seroit moins désagréable, il auroit de la peine à en avoir le débit, car les libraires ne sont pas pour lui. Ils disent une plaisante chose: Corneille, dans un in-folio qu'il a fait imprimer depuis cette querelle, s'est fait mettre en taille douce, foulant l'Envie sous ses pieds. Ils disent que cette Envie a le visage de l'abbé d'Aubignac [269]. Cependant Corneille, d'assez bonne foi, reconnoît dans de certains discours au-devant de ses pièces les fautes qu'il a faites; mais j'aimerois mieux qu'il eût tâché de faire disparoître celles qui étoient les plus aisées à corriger. En vérité, il a plus d'avarice que d'ambition, et pourvu qu'il en tire bien de l'argent, il ne se tourmente guère du reste. L'abbé s'opiniâtre, et est si fou que de faire imprimer les autres volumes, à ses dépens s'entend, car quand il le voudroit, je ne crois pas que personne les imprimât pour rien. On dit qu'il pourroit bien apprendre aux fous un nouveau moyen de se ruiner; car il y a plusieurs volumes, et cela coûtera bon. Il fit et fit faire quantité d'épigrammes contre Corneille, qui toutes ne valoient rien; on n'a pas daigné en prendre copie.

Corneille a lu par tout Paris une pièce qu'il n'a pas encore fait jouer. C'est le couronnement d'Othon. Il n'a pris ce sujet que pour faire continuer les gratifications du Roi en son endroit. Car il ne fait préférer Othon par les conjurés à Pison qu'à cause, disent-ils, que Othon gouvernera lui-même, et qu'il y a plaisir à travailler sous un prince qui tienne lui-même le timon [270]; d'ailleurs ce dévot y coule quelques vers pour excuser l'amour du Roi. Il vous va mettre sur le théâtre toute la politique de Tacite, comme il y a mis toutes les déclamations de Lucain. Corneille a trouvé moyen d'avoir une chambre à l'hôtel de Guise. C'est dommage que cet homme n'est moins avare. Il auroit étudié la langue et les autres choses où il pèche. Je lui trouve plus de génie que de jugement.

Voici la seule supportable d'entre ces volumes d'épigrammes que l'abbé d'Aubignac et son Académie des allégories ont composées contre Corneille:

Pauvre ignorant, que tu t'abuses,

Quand tu nous dis si hardiment

Que toujours le poète normand

Avecque lui mène les Muses!

Il en seroit un foible appui

S'il falloit qu'il les eût portées,

Et s'il les traînoit après lui,

Hélas! qu'elles seroient crottées!

Quelqu'un des Corneilliens a fait celle-ci:

Qu'ils étoient fous ces vieux stoïques,

De se piquer d'être apathiques!

Ils manquoient bien de sens commun.

Ceux-ci sont d'une autre nature,

Et comme pourceaux d'Epicure,

Tous grondent quand on en touche un [271].

Les épigrammes qui suivent sont de Richelet:

Hédelin, c'est à tort que tu te plains de moi;

N'ai-je pas loué ton ouvrage?

Pouvois-je plus faire pour toi,

Que de rendre un faux témoignage [272]?

Je me voulois venger de l'aveugle cynique [273]

Qui toujours égratigne et pique,

Et mord comme un chien enragé;

Mais il n'est pas besoin que je le satyrise,

Il fait imprimer Macarise,

Ne suis-je pas assez vengé?

Du critique Hédelin le savoir est extrême;

C'est un rare génie, un merveilleux esprit!

Cent fois confidemment il me l'a dit luy-mesme,

Et le grand Pelletier [274] l'a mille fois escrit.

D'une autre façon.

Le célèbre Hédelin est un homme d'esprit;

Il fait de beaux romans, on les lit, on les aime;

Cent fois confidemment il me l'a dit luy-mesme,

Et le grand Pelletier l'a mille fois escrit.

Pour revenir à mademoiselle Des Jardins, au temps de l'entreprise de Gigery (en 1664), sachant que Villedieu devoit passer à Avignon pour y aller, elle se fit donner trente pistoles par avance sur une troisième pièce de théâtre appelée le Favori, ou la Coquette, qu'elle avoit donnée à la troupe de Molière. Avec cette somme elle s'en va en poste à Avignon. Je crois qu'elle y a fait bien des gaillardises dont je n'ai aucune connoissance.

Elle revint ici vers Pâques; il fut question de faire jouer sa pièce: une comédienne et elle se pensèrent décoiffer; elle querella Molière de ce qu'il mettoit dans ses affiches: Le Favori, de mademoiselle Des Jardins, et qu'elle étoit bien madame pour lui, qu'elle s'appeloit madame de Villedieu, car elle a bien changé d'avis sur cela; Molière lui répondit doucement qu'il avoit annoncé sa pièce sous le nom de mademoiselle Des Jardins; que de l'annoncer sous le nom de madame de Villedieu, cela feroit du galimatias, qu'il la prioit pour cette fois de trouver bon qu'il l'appelât madame de Villedieu partout, hormis sur le théâtre et dans ses affiches [275].

Un jour qu'il la fut voir dans sa chambre garnie, une femme qui étoit encore au lit dit d'un ton assez haut: «Est-il possible que M. de Molière ne me reconnoisse point?» Il s'approche entre les rideaux: «Il seroit difficile, madame, que je vous reconnusse,» répondit-il. Elle les fait tous lever et ouvrir toutes les fenêtres; il la reconnoissoit encore moins: «Sans doute, ajouta-t-il, c'est la coiffure de nuit qui en est cause.—Allez, lui dit-elle, vous êtes un ingrat; quand vous jouiez à Narbonne, on n'alloit à votre théâtre que pour me voir [276]

FIN DES MÉMOIRES DE TALLEMANT.

VIES
DE M. COSTAR
ET
DE LOUIS PAUQUET.

224

OBSERVATIONS
PRÉLIMINAIRES.

L'auteur de la Vie de Costar n'est pas connu. On sait seulement qu'il étoit ecclésiastique, et qu'en cette qualité il a été attaché à la cathédrale du Mans. Il écrivoit très-négligemment, mais à une époque où notre langue n'étoit point fixée. Arrivé au Mans, en 1652, il se mit en pension chez Costar, et il continua ce genre de vie jusqu'à la mort de ce dernier, arrivée le 13 mai 1660. Ainsi, ce qu'il raconte, il l'a recueilli dans les entretiens de Costar, ou il en a été le témoin. Il s'étoit même si bien concilié son estime, que Costar lui en a donné une grande marque en lui confiant l'exécution de ses dernières volontés.

Cet ecclésiastique a aussi connu l'abbé Pauquet, secrétaire de Costar. Il a souvent gémi de ses désordres, mais ses efforts n'ont pu retirer de la crapule cet homme incorrigible.

Les deux relations que nous publions ont été écrites à la prière de Ménage. Né à Angers en 1613, Ménage avoit environ vingt ans quand Costar arriva dans cette ville, à la suite de M. de Rueil, qui venoit d'en être nommé évêque. Ménage dut alors connoître Costar, mais il ne se lia particulièrement avec lui qu'assez long-temps après [277].

Tallemant des Réaux a consacré à Costar un chapitre de ses Historiettes. Habile à saisir les ridicules, il en fait un portrait qui doit être ressemblant; mais il le peint en homme qui vit au centre de l'agitation et voit les choses d'un point élevé, tandis que notre biographe, retiré au fond de sa province, n'ayant sous les yeux que peu d'objets de comparaison, voit dans Costar un homme d'un mérite singulier; à cet égard il le croit sur parole et devient son écho; mais si sous ce rapport il s'est montré trop favorable, il le juge avec sévérité sous d'autres qui sont plus importants. Il nous semble avoir bien démêlé le fonds de son caractère, et il le présente avec raison comme un homme gonflé d'orgueil, ne respirant que vanité, bas et rampant près de ceux qui peuvent le servir; faux et presque sans foi, rapportant tout à sa personne, n'aimant que lui, enfin égoïste au-delà de ce que les hommes sont convenus de tolérer.

Que Costar seroit surpris, de quelle indignation ne seroit-il pas transporté, s'il voyoit à quel point s'est évanouie cette réputation qu'il croyait avoir si bien conquise [278]! On seroit tenté de le comparer à ces plantes parasites qui s'attachent à certains arbres et se nourrissent de leur substance. Ne pouvant atteindre ni Balzac ni Voiture, il se déclare l'admirateur du dernier; il lui fait platement sa cour, et de son flatteur il devient son champion. C'est en rompant des lances pour le père de l'ingénieuse badinerie [279] que Costar est parvenu à se glisser à sa suite jusqu'au Temple de Mémoire. Il est ainsi arrivé à la postérité comme par-dessus le marché, et sans les célébrités du temps auxquelles il s'est pour ainsi dire cramponné, à peine se souviendroit-on aujourd'hui qu'un certain Costar a laissé quelques volumes qu'on ne lit plus.

Comment, au reste, la tête n'eût-elle pas tourné à un homme aussi prévenu en sa faveur, quand un écrivain de la réputation de Balzac, qui a exercé une si grande influence sur son siècle, lui adressoit des louanges qui n'auroient pu convenir qu'à des auteurs du premier ordre comme Virgile et Horace? On en jugera par ce billet écrit à l'abbé Pauquet, par le solitaire des bords de la Charente:

«Monsieur, vous m'avez donné la vie, tant par les grands soins que vous avez rendus à M. Costar, que par la bonne nouvelle que vous m'avez fait savoir de sa guérison. Dieu veuille qu'elle ait une longue et belle suite, et que la perte que nous avons appréhendée n'arrive qu'à nos neveux!

Que je ne sache point que Tircis ait été!

Cieux, réservez ce jour à la postérité!

«Mais il faut contribuer de votre part à la faveur des étoiles: gardez-nous bien, je vous prie, notre trésor, et ne vous lassez point d'une sujétion que je vous envie. Elle est si noble et si glorieuse, que les Muses même et les Grâces voudroient faire ce que vous faites. Sans doute elles voudroient toujours écrire, si M. Costar leur vouloit toujours dicter, etc., etc. [280]»

Le défenseur de Voiture n'étoit cependant pas de ce petit nombre d'écrivains d'élite, qui, riches de leur propre fonds, puisent dans les richesses d'une imagination féconde, et paient de leur personne. Costar n'avoit rien de commun avec ces esprits vifs, si bien qualifiés de prime-sautiers par Montaigne, de la plume desquels les expressions neuves et brillantes jaillissent comme l'étincelle sort du caillou. C'est un homme qui n'a peut-être jamais eu un éclair de naturel, qui dans son esprit, dans son style et dans sa personne, est toujours guindé et compassé; c'est un savant doué d'une vaste mémoire, et sans cesse courbé sur les livres. Il a lu les anciens et les modernes, il a recueilli dans leurs ouvrages une ample moisson de lieux communs; il les a soigneusement entassés, et c'est dans ce trésor qu'il va incessamment puiser [281]. Occupé sans relâche de lire, de rapprocher, d'analyser les pensées des autres, tous ses efforts tendent à se les rendre propres, et il finit par se persuader qu'elles sont devenues les siennes. Ses lettres, dont personne n'a vu les premiers jets, car il lui est quelquefois arrivé de les refaire vingt ans après les avoir écrites pour la première fois, sont aussi péniblement travaillées que pourroient l'être de graves discours d'apparat, et pour peu qu'on les lise avec attention, on ne tarde pas à reconnoître qu'elles ne sont composées que de pièces de marqueterie habilement réunies. Otez-en ce que chaque auteur auroit le droit de réclamer, et vous serez étonné de l'indigence de l'érudit.

Aussi, n'est-ce pas comme écrivain qu'il le faut ici considérer, mais comme l'un des personnages d'un siècle où notre langue se formoit, où notre littérature se perfectionnoit. Etroitement lié avec Voiture, Balzac, Ménage et autres célébrités du temps, Costar tient sa place dans l'histoire littéraire du dix-septième siècle, et le récit du biographe anonyme vient servir de complément aux causeries rapides et spirituelles de Tallemant. La publication des mémoires de ce dernier fera sortir de l'obscurité bien d'autres monuments inconnus; chaque jour des pièces éparses dans les bibliothèques viennent éclaircir ou développer les récits de l'auteur des Historiettes.

Quant à l'abbé Pauquet, on l'appeloit Monsieur le Prieur, à cause d'un petit prieuré de cinquante écus de rente qu'il tenoit de la munificence de l'abbé de Lavardin. Il n'en étoit pas moins le secrétaire, l'intendant et le factotum de Costar.

Né avec les inclinations les plus viles, une éducation tardive éclaira son esprit sans réformer son cœur, et il conserva toute sa vie l'habitude de la bassesse, du mensonge et de l'ivrognerie.

Costar, que la goutte mettoit presque dans l'impossibilité d'écrire, voulut s'attacher Pauquet comme secrétaire, et, toujours dirigé par son triste égoïsme, il ne craignit pas de frustrer ses parents de ce qu'ils avoient droit d'attendre de lui, pour combler de ses bienfaits un homme qui s'en montroit si peu digne. Costar eut un tort plus grave à se reprocher: il donna à l'abbé Pauquet les moyens de franchir les degrés du sacerdoce, et quoiqu'il connût bien sa bassesse, il lui résigna ses bénéfices, de sorte qu'après la mort de Costar, Pauquet, à la honte du Chapitre, devint chanoine et archidiacre du Mans.

Pauquet mourut le 14 novembre 1673.

La vie du secrétaire trouvoit naturellement sa place à la suite de celle de Costar; elle fait partie du même ouvrage; nous l'avons donc conservée, mais ce n'a pas été sans regrets de faire passer à la postérité un homme qui auroit tant mérité d'en être oublié.

Le manuscrit qui renferme la Vie de Costar et celle de l'abbé Pauquet a appartenu à M. Monteil, auteur de l'Histoire des François des divers états aux cinq derniers siècles. Il est porté dans son catalogue sous le numéro 440. M. Aimé-Martin, qui en a fait l'acquisition, a eu l'obligeance de le mettre à notre disposition. Nous le prions d'en recevoir ici nos remercîmens.

Ce manuscrit est d'une écriture du dix-septième siècle, fort lisible.

Monmerqué.

232

VIE
DE M. COSTAR.
A M. L'ABBÉ MÉNAGE.

Voici, monsieur, ce que je puis vous dire touchant ce que vous désirez savoir de la naissance et de la vie de M. Costar.

Il reçut l'une et l'autre à Paris, en l'année 1603. Je ne sais pas précisément en quel mois; mais il me semble qu'il m'a dit quelquefois que ce fut en février. Ce que j'ai toujours su plus assurément, sur ce que m'en a dit M. Pauquet, qui avoit vu et connu son père, c'est qu'il étoit fils d'un marchand chapelier qui demeuroit sur le Pont Notre-Dame. J'ai appris de lui-même qu'il avoit eu des sœurs. Je ne sais si elles furent mariées; mais comme il ne m'a jamais parlé d'autre neveu, ni de parents proches, que du fils d'un frère, qui étoit son aîné, il est vraisemblable qu'elles ne le furent point. Ce frère eut une charge de notaire au Châtelet de Paris [282], et il épousa la fille d'un marchand, qui avoit peu de bien, et encore moins de beauté; il n'en eut qu'un fils, qui fut aussi peu favorisé de la nature que de la fortune; en sorte que son oncle, qui l'avoit fait venir au Mans, auprès de lui, en l'année 1654, nous disoit souvent, en s'en moquant, qu'il avoit beaucoup attiré de sa mère. C'étoit un mot dont il se servoit, en faisant allusion à quelque conte naïf de paysan, qui, pour faire entendre qu'il avoit les inclinations de sa mère, et qu'il étoit fait comme elle, avoit accoutumé d'user de cette expression. Il ajoutoit à cela qu'il ne tenoit rien de son père, qui étoit fort beau de visage, et bien fait en sa taille, jusqu'à ce que, s'étant adonné à l'ivrognerie, il devint si gros et si gras, qu'il perdit toute la grâce qui étoit en sa personne, et qu'il mourut étouffé par le vin. Ce fils ressembla du moins à son père en la passion qu'il eut pour la bonne chère et la crapule; et son oncle, voyant que c'étoit un petit homme joufflu, qui, à force de boire et de manger, et de ne faire nul exercice, se rendoit de jour en jour plus court et plus rond, que toute son ambition se bornoit à trouver le moyen de satisfaire sa gourmandise, et que son esprit étoit bas et peu éclairé, quoiqu'il sût assez bien la langue latine, et qu'il eût assez bien appris quelques éléments de la théologie, se contenta de le faire pourvoir de la cure de la paroisse de Gesvres, au diocèse du Maine, où il est mort deux ou trois ans après son oncle, de la même sorte que son père étoit mort à Paris.

M. Costar avoit un cousin assez éloigné, encore qu'il s'appelât Coustart, comme lui; car vous savez, Monsieur, qu'il quitta le nom de Coustart, pour celui de Costar [283], qu'il trouva d'une prononciation plus agréable; et il me semble qu'il m'a dit quelquefois que vous lui fîtes faire ce changement, croyant que le son de ce mot avoit quelque chose de plus doux, qui convenoit mieux à l'élégance et à la politesse qui vous paroissoient en lui. Ce cousin avoit une place dans les gendarmes que commandoit alors M. le maréchal d'Albret, dont il trouva le moyen de se faire particulièrement connoître et estimer, et le maréchal, lui voyant de l'intelligence, l'attacha à son service. Il avoit des enfants, et ayant su que son cousin étoit devenu un gros bénéficier, et qu'il étoit dans le monde en estime de bel-esprit, il s'avisa de lui écrire, et de le faire ressouvenir de leur parenté. Et parce qu'il lui apprit qu'il étoit bien auprès du maréchal d'Albret, M. Costar fut bien aise de lier quelque commerce avec lui, pour avoir, par son moyen, accès auprès d'une personne de cette qualité et de cette considération, ne le jugeant pas inutile à sa réputation, qu'il prenoit un extrême soin d'étendre, voyant qu'elle lui produisoit beaucoup de bien [284]. Il écrivit donc plusieurs lettres à ce cousin, entre lesquelles est celle que vous avez lue dans son second volume. Il l'y honore de la qualité de capitaine appointé [285], qu'il ne reçut cependant jamais du Roi, ni du maréchal d'Albret, et il lui parle du changement de son nom, qu'il lui veut persuader que les imprimeurs ont fait, quoiqu'il y eût plus de vingt ans qu'il l'avoit ainsi ajusté à une plus douce prononciation [286]. Il en voulut faire une autre en celui de son cousin qui fût honorable à celui-ci et qui lui ôtât la peine que lui pouvoit faire une altération de nom, qui, à le bien prendre, démarquoit leur consanguinité; il y ajouta un de au-devant, comme si Coustart eût été une seigneurie en ce gendarme. Il en usa en cela plus sérieusement, sans doute, que ne fit le maréchal d'Effiat à l'égard de M. Mulot, docteur de Sorbonne, que M. le cardinal de Richelieu avoit eu autrefois auprès de lui, pour s'en servir dans la répétition de ses leçons de théologie, et qu'il tenoit encore au nombre de ses domestiques, mais qui, étant d'une humeur prompte et bourrue, où se mêloit beaucoup d'esprit vif et d'imagination plaisante, lui servoit plus alors à le faire rire qu'à toute autre chose. Ce maréchal, qui en prenoit aussi son divertissement, l'ayant un matin trouvé chez son Eminence, lui dit: «Bonjour, monsieur de Mulot;» et M. Mulot, qui vit aussitôt qu'il lui faisoit une plaisanterie, et qu'il se railloit de lui par ce de placé devant son nom, lui repartit brusquement: «Bonjour, monsieur Fiat.—Je ne m'appelle pas Fiat, lui dit le maréchal.—Ni moi de Mulot, lui répliqua le docteur; et sachez, continua-t-il en colère, que quiconque ajoutera une syllabe à mon nom, j'en retrancherai une du sien;» et sans autre discours il passa son chemin [287]. M. Coustart fut plus modéré que M. Mulot, et ne sut nul mauvais gré à son cousin du don de cette syllabe. Ce présent d'une syllabe et celui de la qualité de capitaine appointé sont assurément les deux seuls qu'il en ait jamais reçus.

Un gentilhomme de Picardie, nommé Du Moulin, qui avoit une charge de gentilhomme ordinaire chez la Reine-mère, devint son cousin, en épousant la fille d'un marchand de drap de soie, ou de laine. Ce gentilhomme ne se mit point en peine de connoître son allié, M. Costar. Il y avoit même quelques années qu'il étoit mort, quand son fils aîné, qui vit que les affaires de sa maison étoient dans un état fort médiocre, en sorte que le bien le plus considérable qu'il eût reçu de la succession de son père étoit sa charge d'ordinaire que la Reine-mère avoit eu la bonté de lui conserver, et que sa mère, qui possédoit la principale portion du bien, ne s'en vouloit pas dessaisir, et étoit en âge d'en jouir long-temps, s'avisa, sur le bruit que faisoit dans le monde la réputation de M. Costar, dont il savoit que sa mère étoit cousine, de venir au Mans, en 1654, afin de voir s'il pourroit tirer quelque avantage de la visite qu'il feroit à son cousin, et de l'honneur qu'il auroit de s'en faire reconnoître pour parent. Comme il se présenta à lui en bon équipage et avec la qualité de gentilhomme, et que d'ailleurs il avoit un honorable emploi dans la maison de la Reine, M. Costar le reçut très-bien, et il le retint un mois entier avec lui, et d'autant que ce jeune homme étoit bien fait, qu'il ne manquoit pas d'esprit, qu'il avoit une forte passion de s'élever, et, ce qui lui fut encore de plus grand relief, qu'il ne lui demanda rien; il l'aima fort, voulut l'appeler son neveu, et ne songea plus à son cousin Coustart, qui ne le vint point voir, et en qui il ne trouvoit pas les mêmes avantages d'honneur et d'établissement.

Ainsi, lorsque M. Du Moulin, qu'il commença d'appeler Du Moslin, changeant en s l'u qui donnoit une image moins noble, et qui faisoit à son oreille un son plus rude, fut retourné à la cour, pour y servir pendant son quartier, ils établirent ensemble un grand commerce de lettres, qui fut d'autant plus échauffé, que ce jeune gentilhomme, naturellement officieux et appliqué à faire tout ce qui pouvoit lui être utile, se chargeoit des lettres que M. Costar écrivoit à des personnes qui avoient un rang considérable auprès du Roi, dans le parlement ou dans les affaires, qu'il les leur rendoit soigneusement, et qu'après les leur avoir rendues, il lui faisoit tenir leurs réponses, et lui mandoit force choses qui flattoient ses intérêts ou sa vanité. De manière que ce gentilhomme, qui étoit plein de bon sens, croyant en avoir désormais assez fait, en rentrant dans les bonnes grâces de son cousin qui étoit devenu son oncle, pour se croire en état de l'obliger honnêtement à se charger de son frère cadet, il le témoigna en lui écrivant qu'il avoit envie de l'envoyer étudier au Mans, et parce qu'il lui en coûteroit moins, et parce que cet enfant auroit l'avantage d'être élevé auprès de lui, où il se rendroit savant et habile, si M. Costar vouloit bien seulement le regarder de bon œil, et donner quelque ordre à son éducation, dans le dessein qu'il avoit de le faire d'église.

M. Costar lui répondit qu'il louoit et approuvoit son dessein, et qu'il pouvoit envoyer son jeune frère quand bon lui sembleroit. L'enfant vint et fut bien reçu; mais M. Costar ne s'en chargea point, et il fit entendre à son neveu Du Moslin, qu'étant logé dans l'évêché avec M. du Mans, durant une grande partie de l'année, il ne pouvoit avoir son jeune frère auprès de lui. Il le mit néanmoins en pension aux Pères de l'Oratoire, sans entrer que pour une année dans le paiement de la pension; et cela beaucoup moins par sa propre inclination que par celle de M. Pauquet, son domestique, qui le gouvernoit entièrement, et qui, n'ayant nulle noblesse d'âme, ni rien de réglé dans l'esprit, le faisoit entrer dans l'appréhension de s'incommoder, et le rendoit, selon ses caprices, prodigue, libéral ou avare. Il est certain qu'il ne lui laissoit faire que rarement quelque dépense honnête, si ce n'étoit pour donner des dîners, auxquels M. Pauquet consentoit volontiers, parce qu'il y buvoit long-temps et à son gré.

Ce fut quatre ou cinq ans avant sa mort. M. Du Moslin, cependant, comme un homme de bon entendement, ne se rebuta point pour n'avoir pas eu tout le succès qu'il avoit espéré de cette première tentative; il dissimula sagement le ressentiment qu'il en eut, et continua toujours à rendre ses offices à cet oncle-cousin, à le louer et à lui faire même quelques petits présents d'oranges de Portugal, de bigarrades, dans la saison, et d'autres menues denrées propres à la bonne chère, et qu'il savoit lui être agréables. M. Du Moslin forma le dessein de vendre sa charge d'ordinaire chez la Reine-mère, et d'en acheter une d'écuyer de la nouvelle Reine, lorsqu'on commença à vendre les charges de sa maison, long-temps avant le mariage du Roi. Mais, pour pouvoir faire ce changement de charge avec plus de facilité et d'avantage, il communiqua auparavant sa pensée à M. Costar, qui l'approuva et en écrivit à M. le cardinal Mazarin, qui estimoit ses lettres, et lui avoit donné des marques du désir qu'il avoit de l'obliger. En effet, en faveur de cette recommandation, M. Du Moslin eut non-seulement l'agrément, mais encore une remise de deux ou trois mille livres sur le prix de la charge.

Avec cela, M. Costar se donna un très-grand soin de le faire connoître et de le faire valoir à tous ses amis, tant de la cour que de la ville; c'est tout le fruit que M. Du Moslin tira de l'amitié de cet oncle, et des soins qu'il prit de lui plaire en toutes choses.

Depuis la mort de M. Costar, M. Du Moslin, qui étoit plein de courage, et, comme je viens de vous le dire, plein d'ambition de s'élever par les voies de l'honneur, passa en Candie, dans la troupe de plusieurs autres braves aventuriers qui s'engagèrent à ce voyage, sous la conduite de M. le duc de Beaufort, pour y aller défendre les Vénitiens contre les Turcs, leurs ennemis, et pour satisfaire à la passion généreuse qu'ils avoient de se couvrir de gloire, et d'augmenter celle de leur patrie; mais il n'y fut pas plus heureux que le capitaine qu'il avoit suivi; il y fut tué comme lui en combattant avec toute sorte de résolution et de valeur.

C'est là, monsieur, ce que je sais de la naissance de M. Costar; voici ce que j'ai vu et ce que j'ai appris de plus particulier de sa vie.

Il étoit, comme vous savez, monsieur, d'une taille assez haute, fort agréable et fort dégagée. Il avoit le visage rond, et de vives et belles couleurs y paroissoient toujours, dans sa santé; mais il avoit la vue fort courte, et ce défaut ayant commencé à sa naissance, il ne fit que s'augmenter, et devenir presque extrême par l'âge; ses dents étoient mal arrangées, et plus jaunes que blanches; ses cheveux étoient d'un châtain fort brun, et se frisoient naturellement, et tout son air avoit quelque chose de propre et d'élégant qui auroit extrêmement plu, et qui l'auroit rendu très-aimable, s'il n'y eût point eu aussi en tout cela de l'affectation et de la contrainte; l'une et l'autre se trouvoient même en son entretien, où, quoiqu'il parlât très-éloquemment, et que ce qu'il disoit ne fût pas vide de pensées subtiles, raisonnables et surprenantes, par tout ce qu'elles avoient de nouveauté et de justesse, d'ingénieux et de savant, il y avoit néanmoins toujours je ne sais quoi de trop peiné, qui en ôtoit la grâce, en faisant voir qu'il avoit trop d'application à mettre en ordre ce qu'il disoit, et trop de soin de l'embellir et de l'orner. Ce fut cela même qui obligea un jour M. Scarron, dont l'esprit étoit vif et tout rempli de naïves grâces, qui ne connoissoient aucune étude et qui agissoient partout librement, de dire de lui à l'oreille de quelqu'un de ses amis, dans une conversation où ils étoient ensemble: «Bon Dieu! que j'aimerois bien mieux qu'il dît sans y prendre garde, mangy pour mangea, et qu'il donnât des soufflets à Ronsard, que de parler toujours si bien et si juste [288]!» Et il vouloit qu'on lui donnât le même avis que Martial avoit autrefois donné à Mathon.

Omnia vis bellè, Matho, dicere: dic aliquando
Et benè: dic neutrum: dic aliquando malè [289].

Ce M. Scarron que je vous allègue ici, monsieur, est celui-là même qui a été si particulièrement de votre connoissance, et que tant de sortes d'écrits, donnés continuellement au public durant sa vie, ont rendu si fameux et si admirable, surtout à ceux qui considèrent que l'enjouement incomparable dont ils sont remplis, que l'esprit vif et brillant qu'on y voit éclater de tous côtés, et l'imagination féconde et inépuisable qui le met au-dessus de tous les poètes à qui l'on a donné le nom de burlesques, sont d'un homme dont le corps étoit tout perclus. Une étrange paralysie l'avoit réduit en cet état, où il n'avoit rien de libre que la bouche et les mains; cette maladie lui étoit si cruelle, qu'elle lui faisoit chaque jour et chaque nuit presque continuellement ressentir de grandes douleurs, qui le privoient tellement du sommeil, qu'afin d'en avoir autant qu'il lui étoit absolument nécessaire pour ne pas mourir, il falloit qu'il eût recours à l'opium.

Vous avez su, monsieur, que plusieurs personnes, qui, selon la mauvaise et l'ordinaire coutume du monde, aiment mieux croire le mal que penser le bien, et qui se plaisent toujours à juger désavantageusement de leur prochain, disoient que cet étrange accident étoit la malheureuse suite de quelque débauche, et qu'une maladie si incurable ne pouvoit avoir d'autre cause.

Cela me donne occasion, monsieur, de vous faire ici en passant le récit d'une chose remarquable, et qu'il m'a dite plusieurs fois dans toute l'ingénuité et la franchise dont son esprit et son cœur étoient capables. Vous pouvez l'avoir ignorée, ou elle peut être sortie de votre mémoire, quelque admirable qu'elle soit, puisqu'il est constant qu'il n'y en a point qui ne laisse rien échapper, et qui ne soit sujette à éprouver quelque perte.

C'est, monsieur, qu'il tomba dans une fièvre continue, qui fut suivie d'un violent rhumatisme. Il commençoit à se guérir de ces deux grandes maladies, et fatigué du chagrin et de l'ennui d'avoir été long-temps retenu dans sa chambre, il crut sans peine ceux qui étoient auprès de lui, qui lui disoient qu'un peu d'exercice dissiperoit le reste de l'humeur qui l'incommodoit encore, et serviroit à lui faire recouvrer ses forces. Il s'en alla, s'appuyant sur un bâton, entendre la messe à Saint-Jean-en-Grève; il n'étoit pas logé loin de cette église, et passant par le marché qui en est proche, il y rencontra un jeune médecin qu'il connoissoit et qui étoit domestique de l'illustre madame la marquise de Sablé [290]; elle en avoit toujours quelqu'un à ses gages, et elle s'imaginoit, comme quantité d'autres personnes de qualité, qui ont trop d'attache à la vie, que c'étoit une garde assurée contre toutes les attaques de la mort.

Après qu'ils se furent salués, et que cet empoisonneur, de volonté, ou plus vraisemblablement par ignorance, eût appris du pauvre convalescent ce qui l'avoit mis dans l'état de foiblesse où il le voyoit, il lui promit qu'il lui enverroit, le lendemain matin, une médecine toute prête à prendre, et il l'assura qu'elle achèveroit de le guérir si promptement et si entièrement, que deux jours après il se trouveroit dans une parfaite santé. Il fut véritable en ce qui étoit de l'envoi du breuvage qu'il appeloit médecine, mais il fut très-faux en ce qui étoit de l'effet heureux dont il l'avoit assuré, car, dans le temps qu'il lui avoit marqué pour la guérison qu'elle devoit opérer, elle lui brûla les nerfs, et il sentit une si terrible contraction, que jamais homme n'a été plus estropié ni plus contrefait que M. Scarron, non pas même le malheureux Thésée, dont un poète a dit:

Sedet, æternumque sedebit

Infelix Theseus. [291]

Car il passa le reste de ses jours, qui fut encore long, dans une chaise, où il étoit sans mouvement, et d'où il lui étoit impossible de sortir, que sur les bras d'un valet qui l'y mettoit le matin et l'en ôtoit le soir, pour le porter dans son lit. Ce cruel et fâcheux état n'empêchoit pas qu'il ne fût tous les jours dans la compagnie d'une infinité de gens de qualité et de mérite, qui le venoient visiter, et qu'il entretenoit avec une gaîté qui surprenoit par tout ce qu'elle avoit d'enjoué, de délicat, de subtil, de fin et de nouveau en chaque chose dont on pouvoit lui parler, et qui étoit néanmoins souvent interrompue par quelque cri que lui faisoient jeter ses douleurs vives et piquantes, mais qui recommençoit au moment que les douleurs finissoient, ou perdoient de leur violence.

Il n'est pas question, monsieur, en ce que vous désirez de moi, que je vous fasse l'histoire de M. Scarron, vous ne voulez apprendre que ce que je sais de celle de M. Costar; ainsi, pour continuer après cette digression, je vous dirai qu'en quelque compagnie qu'il se trouvât, il faisoit paroître une grande douceur qui lui étoit naturelle, mais qui, le portant à une complaisance qui tomboit souvent dans l'excès, n'étoit pas estimée des personnes de bon goût, et qui veulent avec justice que les hommes d'entendement conservent toujours leur honneur, en soutenant, sans blesser en rien l'honnêteté, leurs sentiments avec plus de vigueur et de courage. Comme il n'est néanmoins colère que de gens doux, quand il se voyoit contredit par ceux qu'il ne craignoit point, et qui avoient quelque dépendance de lui, et particulièrement par ses domestiques, il s'irritoit extrêmement, et il ne leur cédoit point, du moins sur-le-champ. Il passoit même à quelque espèce de fureur, qui auroit été cruelle et sans pitié dans le temps de sa durée, si elle eût été soutenue d'autorité et de puissance. Il est vrai que cette durée n'étoit pas longue; mais quelque courte qu'elle fût, elle agissoit si violemment, que sa santé en demeuroit presque toujours altérée.

Il étoit né avec beaucoup d'esprit, et il avoit la mémoire excellente, on peut même dire très-extraordinaire, car dès sa première jeunesse il apprit par cœur, comme en se jouant, une grande partie des meilleurs poètes grecs et latins, qu'il entendoit avec une égale facilité; et, parce que cette mémoire étoit forte, il n'en oublia rien durant toute sa vie, ou du moins il les rapprenoit parfaitement, en les relisant une ou deux fois. Il posséda de la même façon ce qu'il y avoit de plus fin et de plus remarquable dans les orateurs de l'une et de l'autre langue; de sorte qu'il se trouvoit le maître de toutes leurs richesses, et qu'il en disposait à son plaisir, et selon le mouvement d'une imagination agissante, prompte et éclairée des plus nettes lumières de l'art.

Cet avantage d'une singulière mémoire lui avoit donné dans la suite une entière connaissance de la langue italienne, quoique M. de Voiture, dans une de ses lettres, qui est la trentième de leurs Entretiens, lui ait dit: «Je ne fus pas plus étonné quand j'entendis les religieuses de Loudun parler latin que je l'ai été de vous voir dire tant d'italien. En vérité, vous l'alléguez comme si vous l'entendiez; mais j'espère que je serai vengé à vous l'entendre prononcer; car, pour l'ordinaire, l'italien appris en Poitou n'a pas l'accent extrêmement romain, et quelque chose que vous y puissiez faire, sapies Poitanitatem [292].» Il avoit également pénétré assez avant dans ce que les auteurs espagnols ont de meilleur. Ce fut sans doute cette rare mémoire qui, secondant la passion dont il se trouvoit épris pour les belles-lettres, l'obligea de s'y attacher particulièrement, et lui donna lieu d'y faire des progrès surprenants. De sorte que dans le collége il surpassa tous ceux de son âge, et étudiant en Sorbonne, où il acquit le degré de bachelier, il fit ses paranymphes [293] avec tant d'éloquence et de grâce, et d'une manière si nouvelle et si peu connue jusqu'alors parmi des gens qui n'avoient fait profession que d'une doctrine simple et dépouillée de tous ornements, que ceux qui s'y trouvèrent en furent étonnés, et conçurent une si haute estime de la beauté de son esprit, que la plupart la lui conservèrent toute leur vie, et parlèrent souvent de l'éclat de cette action; car il est vrai que j'en ai vu quelques-uns, qui, passant par cette ville [294], plus de trente ans après, lui sont venus faire visite, et lui ont témoigné qu'ils avoient gardé dans leur souvenir l'idée qu'ils avoient prise de son mérite en cette occasion. Il y eut quantité d'évêques qui y assistèrent, et entre autres messire Claude de Rueil, qui étoit déjà nommé à l'évêché de Bayonne, et qui connoissoit M. Costar, parce que son père, qui étoit son marchand, le lui avoit déjà présenté, que M. Costar lui avoit même dédié des thèses, et qu'il l'avoit encore prié de venir entendre ses paranymphes et de les honorer de sa présence. Il fut épris des rares qualités qui paroissoient en ce jeune homme, qu'il voyoit universellement loué d'un génie qui passoit le commun, et d'une éloquence qui étoit non-seulement au-dessus de son âge, mais qui n'avoit point encore paru en Sorbonne avec tant d'agrément, de délicatesse et de force. Cela fit que ce prélat le demanda à son père. M. Costar m'a conté que M. de Rueil ne fut pas la seule des personnes de qualité qui l'entendirent, qui voulut l'attacher à son service, et que M. le premier président de Verdun [295], qui avoit été présent à l'action, eut le même désir, tant il fut touché de ce qu'il y fit paroître d'esprit, et de l'applaudissement qu'il lui vit recevoir; mais que son père, connoissant M. de Rueil plus particulièrement que les autres, lui donna la préférence.

M. Costar faisoit alors le cours de philosophie, ayant le désir d'être de la maison de Sorbonne; mais il quitta volontiers les leçons qu'il faisoit, et même le dessein de se faire docteur, pour aller auprès de ce nouveau patron. La vie de la cour lui plut beaucoup davantage que celle du collége, M. de Bayonne le traitant avec toute sorte de douceur et de considération. Peu de temps après, ce prélat alla prendre possession de son évêché, et il le mena avec lui. Ils y demeurèrent jusqu'à ce que l'évêché d'Angers venant à vaquer, le Roi voulut bien en gratifier M. de Rueil, à la prière du maréchal d'Effiat, son cousin germain, qui désiroit qu'il fût moins éloigné de la cour.

Aussitôt que M. de Rueil fut nommé à l'évêché d'Angers, il s'en revint à Paris, où M. Costar, qui étoit entièrement attaché à son service en la seule qualité d'homme de lettres, le suivit. Ils y passèrent quelque temps en attendant les bulles de l'évêché d'Angers; et lorsque le prélat les eut reçues, il s'en alla à Angers prendre possession de son nouveau bénéfice. Il y mena M. Costar, car ils étoient devenus inséparables, et l'étroite liaison qui s'étoit faite entre eux étoit encore en toute sa force et toute remplie du zèle qu'une mutuelle estime avoit fait naître [296].

Il y avoit peu de mois qu'ils étoient à Angers, lorsqu'il vaqua une prébende dans l'église Saint-Martin, qui est une des églises collégiales de la ville, et ce fut la première occasion qui se présenta à M. l'évêque d'Angers de faire du bien à un domestique qu'il aimoit beaucoup. Il le pourvut de cette prébende, en l'assurant que ce n'étoit qu'en attendant qu'il eût des moyens de lui donner des témoignages plus avantageux de son estime et de son amitié.

Ce fut sans doute, monsieur, fort proche de ce temps-là que vous commençâtes à le connoître, et à faire beaucoup de liaison avec lui, étant tous deux également touchés du désir de vous rendre savants, et de devenir, par cette noble voie, aussi illustres que vous avez fait, en suivant constamment les généreux mouvements de votre louable ambition; ainsi je n'ai rien à vous dire d'un temps que vous avez en quelque sorte entièrement passé avec lui. Vous avez pu parfaitement savoir l'inclination qu'il eut en ce même temps-là pour quelques dames, et je m'assure que vous n'avez pas ignoré que son patron ne fut pas bien aise du favorable traitement qu'on lui fit penser qu'il pouvoit recevoir dans sa maison, et chez madame la comtesse de V..... [297]. En sorte que, soit par ce motif, ou pour toute autre chose, il trouva à redire dans la conduite d'un jeune homme qui se laissoit prendre aux appâts du plaisir, et qui prenoit peut-être imprudemment trop de confiance dans la bienveillance qu'il lui avoit fait paroître, et il eut moins d'affection pour M. Costar qu'il en avoit auparavant. Cette disgrâce fut visible en ce que le prélat laissa passer plusieurs occasions sans lui donner aucune marque de sa bonne volonté, et qu'il obligea cependant des personnes qui lui devoient être moins chères.

Ce procédé déplut fort à M. Costar, qui n'avoit alors que le petit revenu de sa prébende de Saint-Martin, avec de légers appointements qu'il tiroit de l'évêque, son patron. Néanmoins, comme c'étoit un esprit timide, il jugea, conformément à son naturel, que le plus sage et le meilleur pour lui étoit de prendre patience. Il tâcha de conjurer, par une application plus particulière aux choses de son devoir, ce qu'il y avoit de rigueur et de sévérité dans la façon d'agir de celui à qui il s'étoit donné, et auprès duquel il avoit déjà passé un temps considérable, qui se seroit trouvé perdu s'il s'en étoit plaint et s'il l'eût quitté. Mais ces soins, qui n'avoient pas été pris dans les temps ni selon les règles de la prudence, qui prévoit le mal pour l'éviter, étoient inutiles. Il avoit affaire à un maître qui, à la manière de ceux qui se trouvent élevés au-dessus des autres par leur bonne fortune, aiment le plus souvent mieux suivre les mouvements ingrats et intéressés de leur colère, que d'écouter les généreux conseils d'une reconnoissance bienfaisante, qui est ce que Martial a si bien exprimé dans ces deux vers:

Irasci tantùm felices nostis amici,

Non bellè facitis, sed juvat hoc facere.

De sorte que M. Costar auroit désespéré de tout et enfin tout quitté, et il ne se servoit plus que d'une profonde dissimulation pour couvrir l'état fâcheux auquel il se trouvoit réduit, lorsqu'un vieux chanoine de l'église cathédrale d'Angers, appelé Pommier, qui se sentit arriver à la fin de sa vie par une maladie lente, s'avisa d'envoyer quérir un banquier, auquel il fit passer l'acte d'une démission pure et simple de son canonicat en faveur de M. Costar, entre les mains du pape ou en celles de l'ordinaire. Ce vieux chanoine fut porté à lui faire ce bien en ce que, n'ayant point de parents capables de lui succéder, il voyoit ce jeune homme tout rempli d'amour et de passion pour l'étude, et que d'ailleurs, par des mouvements d'un esprit sage et honnête, il s'approchoit de lui, et prenoit le soin de lui plaire et de le divertir.

La démission fut présentée à M. d'Angers, et il ne put s'empêcher de l'admettre, d'autant plus que le résignant, qui avoit connu ce prélat dès le collége, et qui avoit toujours eu pour lui toute sorte de respect et de zèle, lui avoit dit plusieurs fois, en lui parlant de M. Costar, qu'il avoit un jeune homme auprès de lui qu'il désiroit faire son successeur, et qu'il lui destinoit sa prébende; qu'il le prioit pour cela de lui envoyer un notaire quand il seroit bien malade; mais que ce ne fût tout juste que quand il seroit bien malade, afin que, sans la laisser vaquer, il eût la satisfaction d'en disposer lui-même pour une personne qu'il savoit lui être fort agréable. M. d'Angers avoit seulement répondu en souriant, et disant qu'il lui étoit obligé de vouloir disposer de son bien en sa considération. Ce prélat eut une seconde raison de recevoir cette démission, c'est qu'en faisant à son domestique un bien qu'il ne pouvoit lui refuser, il se réserva la disposition de la prébende de Saint-Martin, dont il le fit démettre, et qu'il eut par ce moyen lieu d'en obliger un de ses amis.

C'étoit la coutume de cet évêque de ne combler jamais ses amis ni ses serviteurs de bienfaits, mais de les répandre seulement sur eux comme goutte à goutte. Je m'assure qu'il n'a pas été l'auteur de cette conduite, et qu'elle a été inventée et suivie long-temps avant lui par ceux qui donnent plus à un faux ménagement de leurs intérêts mal entendus qu'à une libéralité sage et bien avisée, et qui cherchent, pour ainsi dire, à s'acheter des amis à bon marché, par de légers et d'uniques présents. Cependant il est vrai que la plupart des hommes ne croient pas qu'on les ait considérés selon leur valeur, quand on ne leur donne que des marques d'une affection trop ménagère ou trop avare. Ainsi ceux qui se font un grand nombre de médiocres amis, attachés par de faibles liens, ne doivent pas s'étonner si à peine s'en trouve-t-il un seul, dans cette foule de gens à qui ils ont fait quelque bien, qui se sente redevable jusqu'à se croire engagé à les servir avec quelque sorte de zèle et d'ardeur, ce qui est un devoir auquel ceux qui ont reçu de grandes et signalées faveurs ne peuvent manquer sans honte et sans se déclarer ingrats, c'est-à-dire sans se précipiter dans la plus insigne de toutes les infamies.

M. Costar, étant ainsi pourvu d'un canonicat dans l'église d'Angers, en prit possession le lendemain, septième juin 1630, du consentement de son résignant, qui en fut si content qu'il donna lui-même dans sa chambre un régal, selon la coutume de ce temps-là. C'étoit une collation qu'on appeloit la recherche [298], où étoient invités les confrères qu'on avoit visités et priés de se trouver à la prise de possession. Le bonhomme mourut deux jours après.

Ce bénéfice, que M. Costar ne tint point de la libéralité ni de la bienveillance de M. d'Angers, ne laissa pas de les mieux remettre ensemble, en ce qu'il guérit l'impatience où étoit M. Costar d'avoir de quoi subsister, que son honneur s'y trouva à couvert sous une apparence de bienfait, et qu'il regarda ce qu'il recevoit, quelque peu qu'il y eût de la part de son patron, comme un sceau de leur réconciliation, et comme un engagement à lui faire de plus grands biens, parce qu'étant naturel de haïr ceux qu'on a offensés [299], il l'est de même d'aimer et d'obliger par de nouvelles grâces ceux qu'on a commencé de favoriser en quelque chose.

Ce lui fut donc une bonne fortune, et comme les bonnes fortunes, ainsi que les mauvaises, sont souvent jointes, et comme enchaînées les unes avec les autres, il s'en présenta bientôt une seconde encore plus favorable, en ce qu'elle donna quelque augmentation à ce moyen de subsister.

On lui vint faire une proposition avantageuse de permuter sa prébende de Saint-Maurice d'Angers avec la prévôté d'Anjou, qui est une dignité considérable de l'église de Saint-Martin de Tours. Elle a la présentation de plusieurs cures dans le diocèse d'Angers, et une juridiction à La Flèche, dont la charge de sénéchal a été vendue autrefois jusqu'à trois et quatre mille livres. Le revenu ordinaire de ce bénéfice, qui a beaucoup augmenté depuis, étoit alors de douze à treize cents livres. M. Costar accepta très-volontiers cette proposition, parce que non-seulement cette dignité le rendoit un peu plus riche, mais elle l'obligeoit à moins de résidence, et lui donnoit ainsi plus de temps pour agir à son gré. Il ne crut néanmoins pas en avoir assez, tandis qu'il auroit un bénéfice qui requerroit quelque résidence que ce fût, et il fut si heureux en cela, qu'à peine fut-il en possession de la prévôté d'Anjou, qu'il trouva l'occasion de s'en défaire pour les prieurés de Chambellay et du Genetay, dans le diocèse d'Angers. De ces deux prieurés, il eut, peu de mois après, celui du Mesnil, proche Château-Gontier, et il eut tant de bonheur en toutes ces permutations qu'il y gagna toujours.

Néanmoins en cette dernière il s'engagea, outre les deux prieurés qu'il donnoit, à fournir un bénéfice de cent livres, dans six mois, à son co-permutant, ou à celui qu'il lui nommeroit dans ce même temps de six mois, demeurant obligé, jusqu'à l'entière exécution de son traité, de payer une pension de pareille somme de cent livres. Ces sortes de traités, en matière de bénéfices, étoient ce que l'on appeloit les traités et concordats triangulaires d'Anjou.

Celui avec lequel il permuta mourut avant les six mois expirés, mais ce ne fut pas au profit de M. Costar; car il résigna en mourant son droit pour la chapelle qu'il lui devoit fournir, à un neveu qui, après avoir laissé passer plusieurs années sans rien demander à M. Costar, s'avisa, en 1648 ou 1649, de lui faire sa demande, et de le poursuivre pour le paiement des arrérages de la pension, et pour l'obliger à lui fournir le bénéfice qu'il avoit promis dans le traité fait avec l'oncle.

M. Costar crut avoir prescrit contre la demande de sa partie, et M. Pauquet, qui étoit aussi bien son consultant et l'intendant de ses affaires que son gentilhomme de belles-lettres et que son secrétaire, l'engagea à s'en défendre. Prenant la conduite de ce procès, M. Pauquet employa tous les moyens que lui purent fournir les procureurs et les avocats, faux suppôts de la justice et véritables amis de la chicane, qui veulent toujours que le palais soit rempli de plaideurs. Mais quelques-uns de ses juges, gens d'intégrité et de bon sens, voulurent bien, dans l'estime et l'affection qu'ils avoient pour M. Costar, ne lui rien dissimuler de leurs pensées, et lui faire connoître que c'étoit plaider contre sa propre cédule, et qu'il se feroit condamner aux dépens, s'il s'opiniâtroit à soutenir cette mauvaise cause. Cet avis, donné sincèrement, obligea M. Costar à proposer, par l'entremise d'un ami commun, un accommodement qui fut accepté; de sorte qu'il se tira à bon marché de ce mauvais pas, et il en fut quitte pour la moitié de dix années de pension qui étoient échues, et pour le bénéfice de cent livres, qu'il étoit obligé de donner pour la faire cesser. Il n'avoit pas ce bénéfice, il l'emprunta d'un fort honnête homme de ses amis, nommé Des Charmes, chanoine de Saint-Julien d'Angers, qui voulut bien le secourir en ce besoin pressant. Cet ami eut cependant bien de la peine à se faire rendre par M. Pauquet, après la mort de M. Costar, ce qu'il avoit prêté, quoique ce fût particulièrement M. Pauquet qui l'eût porté à lui faire ce plaisir, afin de se tirer de la honte d'avoir donné le conseil d'une injuste défense, et quoiqu'il se vît en état d'acquitter facilement cette dette; car il se trouvoit revêtu de plusieurs chapelles qu'il avoit retirées des cures dont il s'étoit défait, pour se mettre en droit de posséder sa prébende et son archidiaconé, conformément à un arrêt du parlement qui déclaroit ces bénéfices incompatibles avec une cure.

Il est constant qu'on ne peut avoir une plus forte attache à l'étude que celle qu'avoit M. Costar; mais, comme il ne laissoit pas de mêler quelques autres plaisirs à celui qu'il y prenoit, il n'auroit pu trouver assez de loisir pour y faire tous les progrès qu'il désiroit, s'il ne s'y fût fait aider de la main d'un autre. C'est ce qui fit qu'il eut toujours auprès de lui un homme qui entendoit la langue latine, et qui, sachant bien écrire, copioit ce qu'il composoit, ou qui travailloit à extraire des livres ce qu'il y marquoit pour s'en faire des lieux communs. Ce fut pour cela que M. Pauquet entra à son service, à la place d'un autre, qui le quitta pour se marier, en l'année 1630.

Vous vous souvenez bien, monsieur, que les lieux communs de M. Costar étoient un extrait de divers passages d'auteurs latins, grecs, italiens ou espagnols; il les traduisoit d'ordinaire avec toute la justesse et l'élégance dont il étoit capable. Il pénétroit fort avant dans leur sens, et le développoit avec toute la grâce qu'il y pouvoit donner. Vous savez aussi qu'il rapportoit sur chaque lieu ce qui y étoit conforme, ou ce qui y étoit contraire dans les autres auteurs, et qu'il mettoit ensemble beaucoup de matières propres à lui fournir ce qui lui étoit nécessaire pour discourir agréablement sur chaque sujet. Il y trouvoit de quoi ouvrir son esprit, échauffer son imagination, et faire voir qu'il étoit rempli de plusieurs connoissances.

C'est ainsi qu'il travailla sur Horace, sur Tacite et sur quantité d'autres auteurs, qui tiennent le premier rang dans la république des belles-lettres. Il s'attacha de la même sorte à lire la plupart des Pères de l'Église, et à faire une ample moisson dans les fertiles champs de l'Écriture. Cet exercice, qui n'eut presque point de relâche, auquel il joignoit la composition de quelques sermons qu'il prêcha avec beaucoup de succès à Angers, lui donna, dès le commencement de sa vie, beaucoup de savoir et une grande éloquence, et il n'avoit pas moins de facilité pour produire en peu de temps, que d'agrément et de force pour plaire et pour charmer.

Parmi les auteurs de notre langue, qu'il lut tous avec application, celui qu'il estima le plus fut M. de Balzac. Il m'a souvent dit que c'étoit un homme éloquent qui lui avoit fait naître l'envie de bien écrire; mais que, l'ayant trouvé d'un génie plus fort, plus élevé et plus rempli de feu que le sien, il avoit prudemment considéré qu'il ne devoit pas s'efforcer de l'imiter, ni dans ses pensées, ni dans son style; qu'il n'avoit cependant pas laissé d'y prendre un caractère conforme à son esprit, moins élevé, mais plus doux que celui de M. de Balzac, et qui, n'étant pas moins orné, paroissoit plus naturel et plus facile. Je suis persuadé, monsieur, qu'il eut en cela beaucoup de raison, et que cette sage conduite obtint tout le succès qu'elle méritoit.

Cette éloquence que M. Costar prit le soin d'acquérir lui mérita aussi l'estime de plusieurs honnêtes gens de grande réputation dans les sciences et dans les belles-lettres, qui l'aimèrent et voulurent bien le faire valoir. Car vous savez, monsieur, qu'il n'y a point d'esprit qui ait tant de lumières, et dont l'éclat soit si brillant et si vif, qu'il puisse se faire voir d'abord également à toutes sortes de personnes, et qui n'ait besoin, pour faire connoître ses beautés et leur donner du prix, d'heureuses matières, de favorables occasions, et surtout des bonnes grâces et de la recommandation de quelque homme de crédit qui le soutienne et qui l'appuie [300]. Vous fûtes, monsieur, un des premiers qui lui rendîtes ces bons offices, et ce fut d'autant plus heureusement pour lui que, vous étant déjà donné de grandes entrées dans le monde par les agréments et les charmes de votre rare savoir, vous vous trouvâtes en état de parler du mérite de M. Costar en toutes sortes de lieux, et de faire facilement croire tout ce qu'il vous plut de dire en sa faveur.

M. de Voiture contribua aussi beaucoup à le faire connoître. Sans m'arrêter à parler d'un mérite aussi éclatant que celui de ce père des grâces, des gentillesses et de toute sorte d'élégances [301], je vous dirai seulement, monsieur, que, passant par Angers, où il rendit une visite à M. l'évêque, il trouva M. Costar auprès de ce prélat, et que ce qu'il remarqua en lui d'esprit et de savoir fit non-seulement leur connoissance, mais encore entre eux une étroite liaison d'amitié et de commerce de lettres.

Il entra de la même sorte dans la familiarité de M. de Cospean, excellent prédicateur, qui fut évêque de Nantes, et ensuite de Lisieux [302], et qui, par son rare mérite, se fit fort considérer de M. le cardinal de Richelieu. Comme il avoit un bel esprit, une humeur bienfaisante et pleine de zèle pour ce qu'il aimoit, il ne manqua pas de dire à Son Eminence tout le bien possible de son ami M. Costar, et de le louer comme une personne qui n'étoit pas du commun, qui pouvoit être utile à son service, et qu'il ne jugeoit pas indigne d'avoir quelque part en ses bonnes grâces. Il sut enfin si bien le faire valoir à cette Eminence que, dans un voyage que fit M. d'Angers à Paris, où il amena M. Costar, M. de Cospean obtint de M. le cardinal qu'il prêchât à Ruel en sa présence. Son sermon plut fort à ce grand ministre, qui se piquoit d'un goût fin et délicat en ces sortes d'ouvrages, avec plus de raison sans doute qu'en ceux de la poésie, où il se croyoit injustement un souverain juge, s'il en faut croire ceux qui l'ont approché, et qui avoient les lumières nécessaires pour s'apercevoir qu'il s'y connoissoit peu. D'après les louanges que Son Eminence donna en cette occasion à M. Costar, et sur ce qu'Elle entra même dans le détail du discours, et voulut bien dire ce qu'Elle y avoit remarqué de moins fort, et ce qu'Elle y eût désiré pour plus grande perfection, M. de Nantes se persuada qu'Elle n'auroit pas désagréable qu'il lui demandât pour ce prédicateur une abbaye qu'on disoit vacante. M. de Nantes ne se trompa pas; Son Eminence lui promit en effet de la demander au Roi pour M. Costar, ce qui étoit la lui donner Elle-même, ce ministre disposant entièrement de ces sortes de biens; mais il se trouva, malheureusement pour M. Costar, que cette abbaye étoit régulière, et ainsi cette bonne volonté lui fut inutile.

M. l'évêque d'Angers, qui reconnut dans ce voyage que M. le maréchal d'Effiat étoit occupé d'une infinité d'autres soins que de celui de penser à lui faire une plus grande et plus riche fortune, prit la résolution de se retirer tout-à-fait dans son évêché, et de ne revenir plus à Paris que quand des occasions importantes l'y appelleroient. Exécutant cette résolution, il ramena M. Costar à Angers avec lui, lui disant de M. le maréchal d'Effiat: «Mon ami, il m'eutrapelise, sauvons-nous des artifices de la cour, et allons nous mettre en repos.» Ce bon évêque se jouoit sur l'histoire de l'Eutrapel d'Horace, qui faisoit son plaisir de remplir de fausses espérances ceux qui l'approchoient, et qui ajoutoient foi à ses trompeuses promesses [303].

M. Costar le suivit à Angers, et, toujours rempli de sa forte passion pour l'étude, il s'y attacha entièrement. Il sut quelque temps après, que M. de Cospean, qui étoit devenu évêque de Lizieux, étoit mort [304], et cette nouvelle lui fit renoncer à l'ambition qu'avoit fait naître dans son cœur l'appui qu'il s'étoit promis de trouver en ce prélat pour sa fortune. Il ne songeoit donc plus qu'à vivre doucement et tranquillement parmi ses livres, lorsque M. Godeau et M. Chapelain donnèrent au public chacun une ode à la louange de M. le cardinal de Richelieu, de qui ils avoient reçu des bienfaits. Le premier avoit été pourvu par sa faveur de l'évêché de Grasse, et le second avoit été mis au nombre de ses pensionnaires pour six cents livres, et il se promettoit beaucoup d'avantage de la bienveillance que lui témoignoit ce puissant ministre, qui cependant croyoit que cette maxime étoit sage et vraie: Alendos non saginandos esse poëtas [305].

On lui envoya à Angers des exemplaires de ces deux poèmes, et il s'avisa de faire des Observations sur ce qu'il y trouva à redire [306]. Il eut bonne opinion de son ouvrage, et touché de l'amour des grâces qu'il crut y avoir répandues par tout ce que l'ironie, qui étoit, aussi bien qu'à Socrate, sa figure favorite, a de plus piquant et de plus délicat, et la critique savante et ingénieuse de plus subtil et de plus judicieux, il ne put s'empêcher de communiquer son travail à un ancien ami qu'il avoit à Paris. Cet ami, qui s'appeloit de Lessau [307], et qui se fit depuis Jésuite, lui fut peu fidèle; car encore qu'il lui eût fort recommandé de ne le point faire voir, il fut si épris de ses beautés, qu'il ne put se contenir dans la joie qu'elles lui causèrent, et qu'il se crut obligé d'en faire part à quelques personnes qui lui étoient chères. De cette sorte, avant que d'en renvoyer l'original à l'auteur, il en fut fait des copies, dont quelqu'une fut lue de M. de Grasse et de M. Chapelain. Ils furent extrêmement fâchés de voir leurs odes, qui avoient auparavant été admirées, perdre leur réputation par quantité de fautes que M. Costar y faisoit judicieusement remarquer. Dans le ressentiment qu'ils en conçurent, ils employèrent divers moyens pour intéresser plusieurs de leurs amis dans l'outrage qu'ils prétendirent avoir reçu, et entre autres M. Arnauld d'Andilly, qui étoit le protecteur particulier de M. Chapelain, et qui aimoit M. de Grasse [308].

Je puis vous dire en passant, monsieur, que M. Chapelain étoit un poète purement de la façon de M. d'Andilly, qui l'avoit engendré, pour ainsi dire, et qui lui avoit donné la hardiesse de faire des vers, malgré le Parnasse, et contre la volonté du Dieu que la fable en a fait le maître. Cela signifie, à quitter la figure pour la simple expression, que personne ne s'engagea dans la poésie avec moins de génie et de naturel que celui-là. Il ne fut guère plus propre à écrire en quelque genre que ce fût, comme il est aisé de le montrer par quelques misérables traductions qu'il avoit données au public, avant d'être connu de cet excellent homme, et par quelques vers, où il n'avoit fait paroître ni rime ni raison, ni agréables mesures, ni façons de parler élégantes; mais la bonne fortune, qui lui fit plus de faveur que de justice, voulut enfin qu'il fût connu de M. d'Andilly, qui le prit, je ne sais comment ni pourquoi, en affection, se chargea du soin d'éclairer son entendement, ne dédaigna pas de l'instruire dans l'art de la poésie, et voulut bien le produire à l'hôtel de Longueville. Non content de lui avoir fait tout ce bien, il lui inspira l'ambition, et lui fit naître le courage d'entreprendre un poème héroïque, à la gloire du comte de Dunois, le plus fameux héros de cette grande et illustre maison [309]. Je ne vous dirai rien du succès de cette entreprise, et combien elle passa ses forces. Il est assez marqué par cette épigramme que fit un nommé de Linières [310] dans le temps qu'on annonça que ce poème étoit sous la presse:

On nous promet de Chapelain,

Ce rare et fameux écrivain,

Une merveilleuse Pucelle;

Sa cabale en dit force bien;

Depuis vingt ans on parle d'elle;

Dans six mois on n'en dira rien.

Cette prophétie fut accomplie, et chacun sait que ce succès ne pouvoit être plus mauvais pour son honneur; mais il fut plus heureux pour sa fortune, parce que M. le duc de Longueville, qui étoit bienfaisant et libéral, lui donna, dès le commencement de son haut et téméraire dessein, une pension de deux mille livres, qui fut encore augmentée, après qu'il eut mis au jour son ouvrage, et qui lui fut payée jusqu'à sa mort. Tant il est vrai que les plus mauvais auteurs ne sont pas toujours les plus malheureux, et qu'il y a un art d'aveugler les jugements, et de les surprendre par des préoccupations dont ils ne se peuvent défaire dans la suite, sans compter qu'il faut demeurer d'accord que Martial a été éclairé des plus pures lumières de la raison, quand il a dit que les livres, aussi bien que toutes les autres choses du monde, avoient leur bonne et mauvaise fortune:

.........Et habent sua fata libelli.

Mais revenons aux Observations de M. Costar sur les deux odes. C'est à leur sujet qu'il écrivit à M. Du Châtelet, maître des requêtes, sa 219e lettre, pour lui témoigner la joie qu'il avoit reçue des assurances qu'il lui donnoit qu'il n'avoit pas perdu les bonnes grâces de M. d'Andilly, et par laquelle il s'excuse, comme il peut, d'avoir fait ces remarques, qu'il appelle: de misérables papiers qui n'avoient été faits que pour un seul, et qui ayant passé par tant de mains, et après avoir bien couru le monde, étoient venus tomber dans les siennes [311].

Ce ne fut pas assez à M. l'évêque de Grasse, et à M. Chapelain d'avoir excité contre lui la colère de toutes les personnes de considération qui avoient de l'estime pour eux. Ils firent encore en sorte qu'ils approchèrent M. le cardinal de Richelieu, et comme ils n'ignoroient pas que ce ministre étoit fort jaloux de sa gloire et de sa renommée, qu'on peut dire qu'il aimoit éperduement, ils lui firent entendre que ces Observations n'en vouloient pas seulement à leurs poésies, mais qu'elles attaquoient sa conduite et tendoient à la décrier, et que c'étoit dans cette injuste et insolente témérité de jeune homme étourdi ou méchant, qu'il avoit particulièrement osé alléguer contre Son Eminence ce vers de Catulle:

O sæclum insipiens et inficetum!

M. le cardinal ne les eut pas plus tôt entendus parler de cette sorte qu'il prit feu, et commanda à quelqu'un des siens, qui étoit propre à cet office, d'envoyer arrêter M. Costar, et de le faire conduire à la Bastille.

M. Du Châtelet, qui sut que cet ordre avoit été donné, avoit, heureusement pour M. Costar, lu les Observations sur les deux odes, et il en connoissoit toute l'innocence, en ce qu'on avoit prétendu qui regardoit Son Eminence. Il vit l'artificieuse malice avec laquelle les deux poètes l'avoient voulu rendre criminel, et faire de leur querelle particulière celle d'un premier ministre, en qui l'intérêt public se trouvoit joint, pour ne point souffrir qu'on l'attaquât par des libelles qui le pussent offenser, et blesser le moins du monde la gloire qu'il s'étoit acquise en servant utilement l'Etat. Ainsi, il se crut obligé d'aller trouver Son Eminence pour la retirer de l'erreur où on l'avoit jetée. Et comme il étoit plein de feu et de courage, qu'il étoit aimé de cette Éminence, et qu'il avoit toute sorte d'accès auprès d'Elle, il lui eut bientôt fait reconnoître, en lui montrant l'endroit de ces Observations où le vers de Catulle étoit allégué, qu'il n'étoit point vrai que l'auteur eût voulu rien faire concevoir, ni contre son jugement pour les ouvrages d'esprit, ni contre son ministère dans la conduite de l'Etat. Ce maître des requêtes étant extrêmement enjoué, et une imagination vive lui fournissant quantité de pensées plaisantes et ingénieuses, il mit M. le cardinal en bonne humeur, et le fit rire de plusieurs fautes qui étoient reprises avec esprit et d'une manière plaisante; il lui dit que M. Costar étoit, à son sens, l'homme du royaume sur lequel il devoit plutôt jeter les yeux pour faire répondre aux satires que le sieur abbé de Saint-Germain [312], aumônier de la Reine-mère, Marie de Médicis, avoit osé écrire et faire imprimer contre Son Eminence.

M. le cardinal fut touché de l'ouverture que M. Du Châtelet lui donnoit pour repousser à son avantage les railleries et les injures de cet abbé de Saint-Germain, qu'il supportoit avec une extrême peine; car il n'y a jamais eu de grand homme qui ait été plus sensible que ce cardinal aux traits de la satire, et qui ait souffert plus impatiemment, et l'on peut dire même avec plus de foiblesse, qu'on blâmât ses actions. Ce fut dans cet esprit qu'il témoigna à ce maître des requêtes qu'il lui savoit bon gré de l'avis qu'il lui donnoit, qui avoit en un moment éteint sa colère et rempli son imagination d'une extrême joie. Afin que cette proposition eût tout l'effet qu'il désiroit, il lui commanda de passer par Angers, dans un voyage qu'il devoit faire en Bretagne, et de porter à M. Costar tous les livres de Saint-Germain, avec quelques Mémoires qu'il fit dresser. Il voulut aussi qu'il lui recommandât d'employer tout ce qu'il avoit d'esprit à renverser généralement tout ce qui étoit dans ces livres, et à les bien tourner en ridicule, et que, du reste, il s'assurât qu'il ne manqueroit pas de récompense.

M. Du Châtelet s'acquitta fort bien de cette commission, et M. Costar commença dès-lors à étudier les matières, et à mettre ensemble tout ce qu'il jugea nécessaire pour ce grand dessein. C'est de cet amas même qu'il avoit fait, pour se mettre en état d'obéir aux ordres précis du cardinal, qu'il parle à M. Du Châtelet, dans sa lettre deux cent treizième du premier volume [313], le lui ayant voulu faire voir avant que de lui donner aucune forme. Ce travail parut fort beau, fort riche, et chaque pièce judicieusement choisie, à Son Eminence et à M. du Châtelet, qui le lui présenta et qui étoit lui-même un bel esprit fort entendu en ce genre d'écrire, comme il l'avoit fait paroître par la prose rimée qu'il fit en faveur de Son Eminence, sur la Journée des Dupes [314], par une fort plaisante satire en vers françois contre M. de Laffemas, lieutenant civil à Paris, et par plusieurs autres pièces de cette sorte.

Mais il n'est pas ici question de parler de ces choses, il nous suffit de dire que, sur la réponse qu'il fit à M. Costar, pour l'encourager à mettre en œuvre tous les matériaux, si bien triés et mis à part avec tant de choix, M. Costar y travailla soigneusement et avec toute l'ardeur que demandoit une chose qui lui paroissoit de si grande conséquence pour sa fortune et pour son honneur.

Mais comme la construction de cet édifice étoit de longue haleine, elle étoit encore peu avancée, lorsque la nouvelle qui lui vint de la mort de M. le cardinal fut un vent impétueux qui renversa ce qui étoit déjà élevé, et qui anéantit, pour ainsi dire, toute l'entreprise.

Il connut fort bien quelle perte lui étoit cette mort d'un homme aussi puissant, qui auroit pu l'élever à une heureuse et éclatante fortune; mais parce qu'il n'aimoit pas le travail dans le temps de sa jeunesse, et surtout celui qui étoit de commande et qui le pressoit d'agir de suite et de le préférer à ses plaisirs, il s'en consola fort vite, à ce qu'il m'a dit souvent, sur ce que ce changement lui donnoit une liberté plus grande de faire ce qu'il vouloit, et de suivre sans contrainte son inclination.

Il revint bientôt après à Paris avec M. d'Angers, son patron, dont il étoit très-mal satisfait, en ce qu'il n'en recevoit aucune marque utile d'amitié, pas même la moindre démonstration de bienveillance; en sorte qu'il fit dessein de le quitter dans ce voyage. Cependant il ne savoit par où se prendre à lui demander son congé, parce qu'il craignoit de ne trouver pas un autre patron qui lui fût plus commode, et qu'il voyoit bien qu'il n'avoit pas assez de revenu pour en vivre facilement sans l'aide d'autrui. Se trouvant dans cet embarras, M. l'abbé de Lavardin [315] l'en tira.

Cet abbé qu'il connoissoit étoit un jeune homme plein d'honneur et de la vertueuse ambition qui porte les gens de sa haute naissance à se vouloir élever aux évêchés, quand ils ont embrassé la profession ecclésiastique. Il avoit pris la résolution, pour s'en rendre digne et capable d'en bien soutenir le faix, de se retirer durant quelques années dans son abbaye de Saint-Liguières, proche de Niort, en Poitou, avec une personne savante, propre à l'appliquer à l'étude et à lui donner ce qui lui manquoit de connoissances dans la théologie. Il cherchoit avec soin cette personne, et il la demanda à M. Costar, qu'il crut fort capable de la lui bien choisir.

M. Costar, qui n'étoit pas encore assez fortifié dans l'envie de quitter son patron, se trouva embarrassé de cette commission. Il la reçut néanmoins, et il donna à M. l'abbé de Lavardin un nommé Guérin de La Pinelière, qui, comme vous savez, monsieur, étoit d'Angers, et, sans être fort savant, aimoit les livres, et pouvoit enseigner les autres en étudiant. C'étoit un jeune homme qui avoit quelque talent pour la poésie, et il avoit fait imprimer la Médée de Sénèque, traduite en vers françois [316]. Il entra au service de M. l'abbé de Lavardin; mais il tomba malade dès qu'il y fut entré, et il mourut à Paris, trois semaines après, pendant un voyage que cet abbé étoit allé faire dans le pays du Maine. Cet accident donna sujet à M. Costar d'écrire à M. l'abbé de Lavardin; mais ce qui est à savoir, pour la pure vérité de l'histoire, c'est que la lettre soixante-douzième de son premier volume, qu'il lui adresse au sujet de la mort de ce domestique, n'est point celle qu'il lui écrivit en ce temps-là, et qu'elle a été faite dans la maison épiscopale du Mans, tout de nouveau, vingt ans après, sur la première que j'ai vue, et qui n'étoit qu'un fort petit billet. Cette dernière lettre fut ajustée au théâtre [317], seulement pour faire valoir son éloquence et y employer les passages de M. de Malherbe, de Salluste et de Pline, qu'il tiroit de ses lieux communs, pour se faire plus d'honneur et surprendre davantage ses lecteurs par la multitude des choses qu'il leur exposoit, et qui montroient beaucoup de mémoire, de lecture et d'imagination, ainsi que beaucoup d'esprit et de justesse pour s'en servir à propos [318].

M. l'abbé de Lavardin revint à Paris presque dans le même temps, et M. Costar, pour remplir la place de ce M. de La Pinelière, lui proposa M. Vaillant, docteur en théologie de la maison de Navarre, qui étoit un prédicateur de réputation et un fort honnête homme. Il avoit pris les mesures nécessaires auprès de ce docteur, qui lui témoignoit regarder cet emploi comme la plus grande faveur qu'il pût attendre de sa bonne fortune; et M. l'abbé de Lavardin l'ayant reçu de la main de M. Costar, et l'assurant qu'il auroit pour lui toute sorte de considération, il sembloit se disposer à exécuter ce dont ils étoient convenus. Il arriva néanmoins que M. l'abbé de Lavardin, étant sur le point de partir pour sa retraite, s'aperçut que M. Vaillant ne s'approchoit plus de lui comme il avoit fait d'abord, et qu'il ne lui faisoit plus paroître sa première ardeur à vouloir le suivre. Il en parla à M. Costar, qui chercha ce docteur, et, l'ayant rencontré avec peine, l'obligea de lui répondre sincèrement et de lui avouer, en toute ingénuité, qu'il ne pouvoit se résoudre à quitter Paris; et parce que M. Costar lui demanda quels plaisirs et quels charmes pouvoient y attacher un homme de sa condition et de son peu de biens, il lui répondit: «Hé! pour combien comptez-vous la Samaritaine?» M. Costar changea depuis ces mots, croyant les rendre plus intelligibles en ceux qui sont dans sa lettre: «Hé! pour combien comptez-vous la promenade du Pont-Neuf [319]?» M. Vaillant vouloit faire entendre que la vue de la Samaritaine et la promenade sur le Pont-Neuf étoient capables de lui donner plus de satisfaction qu'il n'en pouvoit retirer du séjour qu'il feroit en province. Ce fut à cette occasion que M. Costar écrivit à M. l'abbé de Lavardin le billet dont il a fait depuis la lettre soixante-treizième de son premier volume, et qui est à peu près ce qu'il écrivit alors [320]. Il s'étoit enfin déterminé à se servir de cette occasion pour ne retourner plus en Anjou avec M. d'Angers, qui ne se radoucissoit point pour lui, et pour se donner un nouveau patron qui fût plus touché de son mérite, et plus porté à lui faire du bien.

Il s'offrit donc lui-même à M. l'abbé de Lavardin, qui reçut son offre avec une extrême joie, et vint la lui témoigner lui-même au logis de M. l'évêque d'Angers; et, comme il n'ignoroit pas qu'il avoit une grande passion de quitter cet évêque, qui, de son côté, n'étoit pas fâché de se séparer de ce domestique, pour qui il n'avoit plus qu'une fort médiocre affection, il le pria de se résoudre à prendre bientôt son congé, afin que les délais ne lui fissent rien perdre du temps destiné à la retraite où il se vouloit confiner avec lui, pour satisfaire à l'ardeur qu'il avoit de se rendre savant.

M. Costar, qui avoit pris résolument son parti dès le moment qu'il avoit témoigné à M. l'abbé de Lavardin le désir de s'engager à son service, fit diligemment ce que ce nouveau patron lui demandoit, et dans la conjoncture l'affaire fut aisée. M. d'Angers et lui se quittèrent comme ils le désiroient; ils accompagnèrent leur commune satisfaction de beaucoup de paroles d'honnêteté réciproque, et tout cela se fit si bien qu'ils furent mieux en se séparant que lorsqu'ils demeuroient ensemble, et qu'ils s'aimèrent depuis plus tendrement qu'ils n'avoient jamais fait.

M. l'abbé de Lavardin partit de Paris avec M. Costar pour se rendre en son abbaye de Saint-Liguières; et, y étant arrivés, M. Costar lui fit lire d'abord les meilleurs auteurs de la langue latine, afin que cette lecture lui servît d'un solide fondement pour l'intelligence des Pères de l'Église, non-seulement en ce qui étoit de leurs expressions, mais en ce qui regardoit leur esprit et la force de leurs raisonnements. Cette méthode judicieuse eut l'heureux succès qu'il s'en étoit promis, car elle rendit ce jeune abbé capable de pénétrer fort avant dans le sens des docteurs de l'Église, et d'y puiser le savoir qui lui étoit nécessaire pour instruire les autres.

Leur exercice ne fut pas seulement de lire avec une grande et continuelle assiduité l'Écriture et les saints auteurs qui ont développé ce qu'elle a d'obscur et de difficile; M. l'abbé de Lavardin s'occupa encore, sous les avis et la conduite de son guide, à composer plusieurs sermons [321]. Il s'acquit par là l'habitude d'écrire avec facilité, justesse et élégance; et ce qui est considérable dans un jeune homme, et fait voir la passion ardente qu'il avoit pour le bien, c'est que cet exercice, si vertueux et si louable, dura cinq années, sans être interrompu qu'un mois ou deux tout au plus, sur la fin, que cet abbé fut obligé de faire un voyage dans la province du Maine, pendant lequel M. Costar en fit un autre à Balzac, pour y voir le Divin Parleur [322], qui avoit rendu le nom de ce lieu si célèbre, qu'il pouvoit le disputer aux plus renommés de l'ancienne Grèce et de la Rome d'Auguste. Il y passa quelque temps avec cet homme illustre, qui, au jugement de tous les beaux-esprits, avoit mérité dans son siècle le rare et glorieux titre d'unico eloquente. Il y a plusieurs lettres, dans les deux volumes de M. Costar et dans ses Entretiens [323], qui font assez connoître ce qui se passa en cet agréable lieu, entre deux personnes d'esprit, comme ils étoient, et qui avoient une très-grande satisfaction de se voir ensemble, et de se pouvoir entretenir à leur aise de mille choses qui regardoient leurs études et leurs propres ouvrages, aussi bien que les livres de différents auteurs en diverses langues. Ainsi, monsieur, il n'est point de besoin que je m'arrête à vous en faire le récit, ni que je vous raconte quels furent les autres plaisirs dont ils jouirent ensemble, et surtout ceux de la bonne chère; car vous savez que M. de Balzac n'étoit pas moins estimé, magister cœnandi quàm dicendi, et que les potages qu'il avoit pris le soin de faire faire à son cuisinier avoient aussi bien leur réputation que ses lettres et ses autres écrits.

Au bout de cinq ans, M. l'abbé de Lavardin revint à Paris pour y faire sa cour à la Reine et à M. le cardinal Mazarin, à qui cette princesse avoit confié toute la conduite de sa régence, pour tâcher de s'y faire paroître digne de l'épiscopat, où il aspiroit comme à une chose très-digne de la noble et sainte ambition que Dieu lui avoit inspirée pour son service.

M. Costar y suivit son nouveau patron, qui lui continua toujours la considération qu'il avoit eue pour lui dans la solitude de leur retraite. Ils vécurent ensemble à leur ordinaire, ce domestique en ayant deux autres à ses gages pour le servir, M. Pauquet et le petit Nau, qui étoit le laquais de M. Costar, et dont il a parlé en plusieurs lettres de ses Entretiens. En cet état, M. Costar n'avoit autre chose à faire que de voir ce qu'il y avoit dans la ville de gens recommandables pour la beauté de leur esprit, et pour leurs rares connoissances dans les belles-lettres ou dans les sciences. Il s'acquit aussi l'entrée chez plusieurs personnes de grande qualité, qu'il vit de temps en temps, et dont il se fit estimer.

Il passa trois ou quatre ans de cette sorte; mais M. l'abbé de Lavardin, qui voyoit que la bonne fortune ne se pressoit pas de l'honorer de ses faveurs, que les espérances avantageuses qu'il en avoit conçues ne paroissoient pas prêtes d'arriver à une heureuse fin, et que cependant elles l'avoient engagé dans une dépense qui pourroit l'incommoder, s'il s'opiniâtroit à la soutenir plus long-temps, résolut avec prudence de quitter Paris, et de se retirer dans le Maine, chez madame la marquise de Lavardin, sa belle-sœur, pour ne revenir que de temps en temps à la cour, avec peu de train. Ainsi il s'en alla à Malicorne, où il mena M. Costar.

Il n'y avoit que peu de mois qu'ils étoient en cet agréable lieu, qui est une demeure pleine d'enchantements, par sa situation et par tous les embellissements que madame de Lavardin y a ajoutés; ils s'y occupoient presque toujours à étudier, et ils y prenoient peu d'autres divertissements, quand M. de La Ferté, évêque du Mans, qui avoit succédé à Charles de Beaumanoir, quatrième fils du maréchal de Lavardin, vint à mourir dans la ville du Mans, après avoir possédé cet évêché, seulement pendant dix ans.

M. l'abbé de Lavardin en sut aussitôt la nouvelle, et il se rendit promptement à la cour, pour y demander cet évêché. Vous savez, monsieur, les difficultés qu'il rencontra dans cette affaire, et que la tempête et l'orage dont il fut battu tombèrent en partie sur M. Costar [324]. Il se les étoit attirés par un air et des manières d'agir qui paroissoient plus d'un homme du monde que d'un ecclésiastique, et même par quelques paroles, où, quoiqu'il n'y eût rien qui pût blesser la religion, il paroissoit néanmoins plus de liberté qu'il n'étoit bienséant à sa profession. En un mot, de quelque façon que ce soit, il donna lieu à ses ennemis de lui nuire, et aux envieux de son patron, d'en tirer des conséquences désavantageuses au dessein qu'il avoit de s'élever à l'épiscopat; en sorte que M. Costar fut obligé de sortir de Malicorne, et de se retirer à La Flèche, pour paroître en quelque façon avoir quitté M. l'abbé de Lavardin, qu'on pressoit de l'éloigner de sa personne, et conjurer ainsi la malice de ceux qui, pour le persécuter avec plus de force, faisoient armes de tout, et blâmoient la conduite de ce domestique [325].

Lorsque M. l'abbé de Lavardin eut triomphé de la calomnie de ses ennemis cachés et découverts, M. Costar revint à Malicorne, son innocence n'ayant pas été moins reconnue que celle de son patron. Il est vrai qu'elle n'avoit pas été si fortement attaquée, et qu'elle ne l'avoit même été que pour détruire avec plus de facilité et d'artifice celle de ce patron, à qui on en vouloit particulièrement, pour venger une injure ridicule et imaginaire. Celui qui prétendoit qu'il la lui avoit faite, auroit eu honte de se plaindre, comme il en avoit eu de l'accuser, puisqu'il ne le faisoit qu'en cachette, et en abusant d'une confiance injuste et mal ordonnée, que des gens aveuglés par ses adroites persuasions prenoient inconsidérément en ce qu'il leur disoit; car il est vrai qu'il les supplioit de ne le point nommer, et de se donner même bien garde que l'on pût découvrir qu'il les faisoit agir.

M. Costar se réunit ainsi à M. l'abbé de Lavardin, pourvu de l'évêché du Mans, qui n'en eut pas plus tôt pris possession, qu'il lui donna dans la maison épiscopale un appartement commode, loin de tout bruit et dans une vue pure et agréable qui étoit seule capable de le délasser de la fatigue qu'il trouvoit dans le travail d'une étude presque continuelle. Ayant reçu cet appartement comme un lieu où il jugeoit bien qu'il passerait le reste de ses jours, il le fit ajuster et embellir de lambris et de peintures, qui l'ont rendu jusqu'à présent le plus agréable logement qui soit dans le grand et irrégulier bâtiment dont se compose cette maison épiscopale.

Cette même année en laquelle M. de Lavardin prit possession de son évêché du Mans, l'air se trouva si corrompu dans la ville, qu'il y causa une espèce de maladie contagieuse. Elle avoit commencé par donner la mort à l'évêque, elle n'épargna pas les chanoines dont elle emporta un grand nombre, entre lesquels celui qui étoit pourvu de la dignité d'archidiacre de Sablé, se rencontra des premiers. M. de Lavardin, qui ne faisoit que d'entrer dans son épiscopat, et qui néanmoins avoit déjà eu le moyen de remplir le serment de fidélité et de satisfaire à l'indult, pourvut M. Costar de la prébende et de l'archidiaconé; mais il l'obligea en même temps, quoique avec assez de peine, de résigner son prieuré du Mesnil au frère de M. le marquis de Jarzay [326], suivant en cela l'exemple du premier ministre, M. le cardinal Mazarin. Il s'y crut en ce rencontre d'autant mieux fondé, que Son Eminence venoit de l'obliger de donner l'abbaye de Saint-Liguières, dans les portes de Niort, à M. Cohon, évêque de Nîmes, au même temps qu'il lui fit expédier le brevet du Roi pour l'évêché du Mans. Il savoit d'ailleurs, de M. Costar lui-même, que M. de Rueil, évêque d'Angers, en avoit toujours usé de cette sorte dans la distribution de ses grâces. Ce qui fit résoudre plus volontiers M. Costar à subir cette loi, ce furent les assurances que M. du Mans lui donna, que les bénéfices qu'il lui venoit de conférer n'étoient pas le seul bien qu'il lui vouloit faire, et que son dessein n'étoit pas de suivre en d'autres occasions cette conduite qui ne pouvoit donner que des marques de peu d'affection; mais que la reconnoissance, où l'engageoit l'amitié que M. le marquis de Jarzay lui avoit fait paroître, dans la plus importante affaire de sa vie, dont il venoit de sortir glorieusement, malgré la calomnie de ses injustes et furieux ennemis, vouloit absolument qu'il fît ce qu'il désiroit de lui. En effet, comme cet évêque, en vrai gentilhomme, qui avoit un cœur formé du très-noble sang d'une infinité de héros, et rempli de vertus, étoit toujours véritable en ses promesses, et que les chanoines du Mans, aussi bien que presque tous les autres du royaume, avoient en ce temps-là le privilége de posséder des cures, il lui donna celle de Niort, en cette province du Maine, qui lui valut, toutes charges faites, un bon vicaire entretenu libéralement et les décimes payés, cinq cents écus portés jusque dans sa chambre.

De cette sorte, il se trouva fort accommodé, parce que, outre le revenu de ces bénéfices, il étoit non-seulement logé, mais encore nourri aux dépens de M. du Mans, avec deux personnes à son service, sans compter un cheval que son évêque lui avoit donné, et qu'il lui entretenoit.

Se voyant au milieu de tout ce bien, il crut qu'il devoit travailler à se l'assurer et même à l'accroître; il jugea que le plus sûr moyen étoit de se rendre utile et nécessaire à son patron. Il lui offrit de se charger de l'instruction du seul fils qu'eût laissé M. le marquis de Lavardin, qui avoit été tué au siège de Gravelines [327]. C'étoit alors un enfant de sept à huit ans, qui faisoit déjà paroître qu'il étoit né avec beaucoup d'esprit. Cette offre fut acceptée avec une grande joie par l'oncle, qui avoit une extrême passion de bien faire élever celui qui devoit être l'appui, le soutien et l'honneur de sa maison, et madame la marquise de Lavardin n'en eut pas moins de joie, étant toute remplie de zèle pour les avantages de son fils, et pour la gloire de cette maison, dont elle avoit déjà commencé efficacement à remettre en bon état les affaires, auparavant en mauvais ordre, et presque entièrement ruinées.

Il commença donc ainsi à donner une grande partie de ses soins à ce jeune enfant. Aidé en cela du travail de M. Pauquet, et comme il savoit parfaitement choisir les choses propres à lui ouvrir l'entendement, en lui exerçant la mémoire, il lui fit faire en peu de temps des progrès étonnants; il le fit admirer de tous ceux qui l'entendirent, et M. du Mans et madame la marquise de Lavardin furent si contents des succès du disciple, que le prélat ayant dessein de passer quelques mois chaque année à Paris, donna une seconde cure à M. Costar, dont il tira cinq cents livres de pension. M. Pauquet fut pourvu d'une autre en proximité de la ville, qui lui valoit huit cents livres: le tout pour suppléer à ses absences pendant lesquelles il ne nourrissoit plus M. Costar; ce qui n'empêcha pas que madame la marquise de Lavardin ne lui payât, durant ce temps, une pension considérable pour la nourriture de son fils et d'un valet de chambre.

Les soins qu'il prenoit de cet enfant étoient fort exacts et très-assidus, mais ils n'empêchoient point ses études particulières, d'autant qu'ils avoient leurs heures réglées, et que n'allant guère que les fêtes et les dimanches à l'église, à cause de la difficulté de marcher que lui causoient ses gouttes, il avoit encore assez de temps, surtout ayant pris auprès de lui un lecteur, qui ne le quittoit point, et qui, pour suppléer à l'extrême défaut de sa vue, qui étoit devenue tout-à-fait basse, lui lisoit les livres où il cherchoit ce qu'il pensoit lui pouvoir être de quelque service. Il les lui faisoit marquer d'un crayon, afin que M. Pauquet n'eût plus qu'à lui en faire l'extrait, en le distribuant dans les lieux que chaque chose concernoit; j'entends selon son génie, car vous savez, monsieur, qu'en ce qui est de ces lieux communs [328], chacun a son ordre qui lui est propre et qui répond à son imagination, en sorte que ce qui est excellent pour l'un, et ce qui lui sert d'une mémoire artificielle, et comme l'a dit Montagne, d'une mémoire de papier, ne fait qu'embarrasser un autre, et lui est un champ stérile, où son esprit ne fait que languir, sans y rien trouver qui puisse lui donner une bonne et agréable nourriture et le mettre en état de produire.

Il faut, monsieur, que je vous dise de quelle manière cet éloquent homme travailloit à la composition de quelque ouvrage que ce fût. Il se mettoit dans un coin de sa chambre, après avoir donné ordre à ses gens de n'y laisser entrer personne et de ne le point venir interrompre. Il y demeuroit assis dans une profonde méditation, comme immobile, plus ou moins long-temps, selon que ce qu'il faisoit étoit plus ou moins long et pénible; lorsqu'il avoit, en se recueillant ainsi, fini ce qu'il s'étoit proposé, il le dictoit à l'instant à M. Pauquet. S'il se rencontroit que M. Pauquet fût occupé à des choses plus pressées, ou qu'il ne fût pas au logis, ce qui arrivoit rarement, par le soin qu'il avoit de le retenir auprès de lui, il différoit tant qu'il vouloit à dicter ce qu'il avoit donné en garde à sa mémoire, en le composant sans l'écrire, et elle le lui conservoit en entier pendant un ou deux jours, et même jusqu'à quatre ou cinq, sans qu'il s'y perdît, ou qu'il s'y dérangeât le moindre mot.

De sorte, monsieur, qu'on peut dire qu'il étoit véritablement en cela et en toute autre chose, comme Hortensius, de qui Sénèque a dit: Hortensius ea quæe secum commentatus est sine scripto, verbis iisdem reddebat; et ce que je vous dirai encore, monsieur, en cet endroit, pour vous faire mieux connoître ce que j'ai remarqué de lui, c'est qu'il avoit autant d'esprit que de mémoire; ce qui paroissoit évidemment en ce qu'il faisoit tout ce qu'il vouloit des choses qu'il avoit mises dans sa mémoire, et qu'elles étoient là, comme dans une terre fertile, qui faisoit produire le centuple à chaque grain de la semence qu'elle avoit reçue; ainsi l'on peut assurer qu'il étoit savant, suivant cette règle du même Senèque: Meminisse est rem commissam memoriæ custodire, at contra scire est sua facere quæque, nec ab exemplari pendere et toties ad magistrum respicere. Cela est aisé à remarquer et à reconnoître dans ses livres, où il a employé plusieurs passages d'auteurs différents, si ingénieusement et avec tant de justesse et de nouveauté dans ses pensées, qu'on peut assurer que tous ces biens lui sont propres, et qu'il les a plutôt reçus de la nature que de l'étude et de l'art.

Toutes les fois qu'il avoit à travailler sur des sujets auxquels il devoit donner beaucoup du sien, et qu'il vouloit appuyer de l'autorité des auteurs célèbres, pour leur donner plus de force, il se faisoit écrire sur une espèce de liste, dont la feuille pliée faisoit deux colonnes, tous les passages qu'il avoit dessein d'employer dans sa composition. Il se les faisoit ensuite lire une ou deux fois, et il les savoit après si bien, qu'en composant il n'avoit besoin que d'en entrevoir seulement les premiers mots, quelque longs que fussent les passages pour s'en servir et en faire la plus juste application. Il mettoit ensemble de cette manière, tantôt une page, tantôt deux ou trois, et quelquefois jusqu'à cinq ou six, qu'il dictoit après à son loisir, sans être obligé d'en charger sa mémoire, qui les lui gardoit tant qu'il vouloit, sans en rien perdre.

Cette merveilleuse facilité de mémoire faisoit qu'il ne souffroit que bien peu, dans ses études, du défaut de sa vue qui n'avoit jamais été forte, mais qui se trouva notablement affoiblie, à l'âge de quarante ans, par sa très-grande application à la lecture.

Ce qui l'incommodoit bien davantage, c'étoit la goutte qu'il avoit, pour ainsi dire, trouvée dans la succession de son père, et qui l'avoit attaqué dès l'âge de dix-neuf à vingt ans. Mais comme cette maladie est une déesse qui hait les pauvres, ainsi que le dit un poète grec dans l'Anthologie, lorsque sa fortune devint meilleure, et qu'avec plus d'âge il eut aussi plus de bien, elle le visita plus souvent, ne se passant point d'année qu'il ne l'eût au moins trois fois. Elle lui causoit toujours la fièvre, mais elle n'étoit que médiocrement douloureuse. Elle commençoit d'ordinaire par les mains, qu'elle lui avoit remplies de nodus et presque entièrement estropiées; de là elle tomboit sur les pieds, et elle se répandoit ensuite presque généralement sur toutes les parties de son corps, ou à la fois, ou successivement, sans qu'elle épargnât même le nez, les lèvres et les paupières. En cet état il falloit que M. Pauquet, et les dernières années de sa vie, un valet de chambre assez fort pour cela, le levât, le couchât et le tournât dans son lit, sur ses bras, comme il auroit fait un enfant, parce qu'il se trouvoit sans force, et qu'il ne pouvoit s'aider en aucune manière.

Si cette maladie étoit fâcheuse et importune, elle étoit aussi la seule qui osât l'attaquer. Elle ne laissa pas de lui faire un jour courir grand risque de mourir soudainement, ce qui arriva de cette sorte: elle le prit à Angers, et le médecin lui ayant ordonné de se faire saigner à cause de la fièvre qu'elle lui donnoit, il fit appeler pour cela le plus habile et le plus fameux chirurgien de la ville et de toute la province, nommé Maussion. Ce chirurgien prit si peu garde à ce qu'il faisoit, par une négligence qui est assez ordinaire aux plus excellens ouvriers, qu'il lui piqua l'artère; mais il fut si heureux que son sang, qui sortoit impétueusement, fut arrêté dans le moment par l'habileté du chirurgien qui, sans s'étonner, ni effrayer le malade, mit promptement un double sur l'ouverture avec une compresse, et fit la ligature bien ferme, défendant qu'on la défît jusqu'à ce qu'il fût revenu. Le lendemain, il revint comme il l'avoit dit; mais ayant encore jugé à propos de le laisser en cet état autres vingt-quatre heures, la cicatrice se trouva faite au bout de ce temps, et il en fut quitte pour un anévrisme qui se forma, et qu'il porta le reste de ses jours, sans incommodité notable.

Je lui ai souvent ouï dire qu'au sortir de cette goutte, et lorsque la fluxion s'étoit entièrement écoulée, il sentoit que son cerveau étoit parfaitement dégagé, que son imagination étoit plus nette, plus pure, plus libre et plus vive qu'auparavant, et qu'elle faisoit agir plus aisément et plus fortement ce qu'il avoit d'esprit. De sorte qu'en ce temps-là il se trouvoit plus épris qu'à son ordinaire du désir d'étudier, et de mettre en œuvre les matières qu'il avoit amassées. En effet, ce fut au sortir d'un violent accès de sa goutte, qui lui avoit duré près d'un mois, qu'il entreprit cet ouvrage, qui, de tous ceux qu'il avoit faits jusqu'alors, eut l'avantage d'être mis le premier sous la presse, qui s'est trouvé son chef-d'œuvre, et a eu une éclatante réputation: la Défense des Œuvres de M. de Voiture [329].

Vous vous souvenez, monsieur, que ce fut vous qui, passant par Le Mans pour retourner à Paris, d'un voyage que vous aviez fait à Angers, voulûtes bien vous charger de cet ouvrage, pour le mettre entre les mains de M. Conrart, et que ce dernier convint avec M. de Pinchesne, neveu de M. de Voiture, qu'il le donneroit à l'imprimeur, qu'il auroit le soin de l'impression, et qu'il feroit paroître par une épître liminaire que c'étoit lui-même qui, pour assurer davantage la gloire des écrits de son oncle, mettoit au jour cette Défense [330]. Ils se servirent de ce détour, afin d'empêcher que M. de Balzac ne se plaignît de M. Costar, et ne lui reprochât d'avoir rendu public, pour lui déplaire, un ouvrage qu'il lui assuroit n'avoir fait que pour lui être envoyé en particulier [331]; car la vérité est que M. de Balzac, qui, sans doute, avoit été touché de quelque jalousie en voyant l'applaudissement universel qu'avoient reçu les ouvrages de M. de Voiture, qui sembloient en quelque sorte avoir obscurci l'éclat des siens, ne pensoit pas que M. Costar prît la chose avec tant de chaleur et qu'il la poussât si loin; d'autant plus qu'étant amis, et lui envoyant quelques observations que M. de Girac avoit faites en latin, sur les Œuvres de M. de Voiture, il lui avoit simplement demandé ce qu'il jugeoit de ce petit travail d'un homme qui étoit de ses amis et qu'il croyoit de bon sens. Quoiqu'il le priât depuis, par une seconde lettre, de lui faire réponse là-dessus, ce fut toutefois sans l'en presser et sans lui faire aucune instance, qu'il lui demanda son sentiment. Ainsi, tout ce qu'a dit M. Costar au commencement de cette Défense de l'ardeur que M. de Balzac avoit apportée à l'obliger de répondre à l'écrit de M. de Girac, n'est qu'un jeu qu'il s'est donné, une fiction sans fondement solide, une raillerie cachée sous les apparences d'une entière obéissance, qui ne songeoit qu'à satisfaire à l'estime qu'elle avoit pour un homme aussi illustre que l'étoit M. de Balzac, et avec lequel il avoit depuis long-temps contracté une entière amitié. Il la fit cependant céder, en cette occasion, au plaisir de se servir d'une ironie agréable, qui pût rendre son éloquence plus vive et plus piquante, et lui acquérir plus d'approbateurs et de réputation.

Vous avez mieux su que moi, monsieur, vous qui êtes dans le grand monde, le bruit qu'y fit ce petit livre, et combien il fut généralement admiré; mais est-il venu à votre connoissance que M. Rose [332], qui étoit le premier secrétaire de M. le cardinal Mazarin, fut un de ceux qui furent le plus épris de ses beautés, et que l'ayant fait lire à Son Eminence, Elle en fut aussi touchée si vivement, et de celles de l'esprit qui les avoit produites, qu'Elle commanda à M. Colbert, qui étoit alors son intendant et le principal ministre de sa maison, de le mettre au nombre des hommes extraordinaires dans les sciences et dans les belles-lettres, à qui Elle donnoit pension. Cet intendant de la maison de Son Eminence exécuta promptement cet ordre, et envoya à M. Costar une lettre de change de cinq cents écus, qui fut acquittée par le receveur des tailles de l'élection du Mans, pour le premier paiement de cette pension.

Le billet d'avis que lui écrivit M. Colbert ne contenoit que peu de mots, et ne lui faisoit point entendre d'où ni comment lui venoient ce bien et la lettre de change qui y étoit jointe. M. Costar n'en eut pas moins de joie que d'étonnement. Il ne se contenta pas d'en faire son remercîment à M. le cardinal Mazarin, par la lettre qui commence son premier volume; il fit aussi une lettre à M. Colbert, par laquelle il lui témoigna qu'il ne lui étoit pas seulement obligé de l'avis qu'il lui avoit donné, et du soin qu'il avoit pris de lui envoyer la lettre de change; mais il lui rendit encore mille très-humbles grâces de ses bons offices auprès de Son Eminence, croyant lui devoir le bienfait dont Elle venoit de l'honorer. M. Costar agit en cela, dans l'opinion qu'il eut qu'encore que M. Colbert et lui ne se fussent point connus auparavant, il étoit arrivé heureusement pour sa bonne fortune, que ce premier ministre de celui qui l'étoit de tout le royaume avoit été touché du mérite de son livre, et que c'était ce qui l'avoit porté à le faire valoir auprès de son patron, qu'il savoit avoir de l'affection pour les gens habiles et savants, et aimer à les favoriser en répandant sur eux ses libéralités [333].

Cependant M. Colbert ne voulut point s'acquérir à faux titre ce mérite auprès de M. Costar, et pour le tirer de son erreur, il l'assura qu'il n'avoit nulle part au bien que M. le cardinal avoit voulu lui faire; et, soit qu'il ne sût pas en effet qui avoit porté Son Eminence à cette libéralité, ou qu'il ne voulût pas se donner la peine de lui en conter l'histoire, il se passa beaucoup de temps avant que M. Costar découvrît celui qui étoit la première cause de cette bonne fortune; mais enfin, M. de Pinchesne, qui étoit connu de M. Rose, et qui le voyoit quelquefois, ayant su de lui-même qu'il avoit mis la Défense des ouvrages de son oncle entre les mains de Son Eminence, après lui avoir fait naître l'envie de la lire, par les louanges qu'il lui avoit données, lui manda comment la chose s'étoit passée, et le bonheur qu'il avoit eu de plaire à cet honnête homme. Il ajouta à ce récit que M. Rose étoit un très-bel esprit, qui avoit un goût fin et délicat, pour connoître, en ces sortes de productions, ce qu'il y avoit de bon et de mauvais, d'extraordinaire et de commun, d'exquis et de médiocre, et que, sans être touché de cette basse et maligne envie, qui est le vice auquel la plupart des gens d'esprit sont le plus sujets, il avoit bien voulu lui rendre toutes sortes de justice, et faire valoir le plus obligeamment du monde son travail. M. Costar apprit toutes ces choses avec bien de la joie: dès ce temps-là il commença d'écrire à M. Rose [334]; et comme celui-ci étoit fort sensible au mérite des beaux esprits, fort honnête et fort obligeant, ils lièrent ensemble une correspondance assez étroite.

Mais M. Costar, qui fut bientôt informé de ce que pouvoit M. Colbert auprès de M. le cardinal Mazarin, et combien ses rares qualités l'en faisoient considérer, s'attacha à lui faire sa cour plus particulièrement qu'à tout autre, n'ignorant pas qu'en matière de bien conduire ses intérêts et de les avancer, celui qui est le plus capable de les soutenir et d'en procurer le succès doit recevoir les premiers hommages [335].

Dans cette même conjoncture, M. le cardinal voulut que l'on fît des réponses à quelques écrits qui avoient été publiés en faveur de M. le cardinal de Retz, détenu prisonnier au bois de Vincennes; il jugea que M. Costar étoit l'écrivain le plus habile qu'il pût employer pour travailler sur ce sujet, et il chargea M. Colbert de lui en écrire et de lui envoyer les mémoires qui lui étoient nécessaires. Aussitôt qu'il les eut reçus, il s'acquitta de cette commission fort vite et parfaitement bien; en sorte qu'on lui témoigna qu'on étoit tout-à-fait content de son ouvrage. Cela lui donna moyen de lier plus de commerce avec M. Colbert, qui lui fit toujours paroître tant d'estime et d'affection, en l'assurant de la bienveillance de Son Eminence, qu'il ne douta plus qu'il n'eût toute la faveur qu'il pouvoit désirer dans les bonnes grâces du premier ministre de l'Etat; et comme il est naturel à l'homme, et surtout aux poètes et aux orateurs, de prendre aisément de l'orgueil, il en conçut une telle opinion de lui-même qu'il ne crut plus pouvoir retenir avec justice, à l'ombre de son cabinet, aucune ligne de tout ce qu'il avoit jamais écrit et de ce qu'il écriroit à l'avenir. Cette pensée, dont il remplit son imagination, fit naître dans son cœur un si violent amour pour l'impression, que rien ne fut capable de l'éteindre que la mort. Il me disoit à ce sujet ces deux vers d'une épigramme de Martial qu'il s'appliquoit à lui-même:

Post me victuræ, per me quoque vivere cartæ
Incipiant; cineri gloria sera venit.

Ce fut ce qui l'obligea à faire paroître par la voie de l'impression ses Entretiens avec M. de Voiture, avec M. de Balzac, et avec un chanoine d'Angers nommé Seurhomme [336], qui n'eurent pas le même succès que la Défense, parce qu'ils ne parurent pas aux savants assez remplis de doctrine, et que ceux qui n'avoient qu'un médiocre savoir ne les prirent que pour des lieux communs qui ne pouvoient pas être d'une grande utilité, quoiqu'ils fussent élégamment écrits et mis ensemble avec beaucoup d'esprit; ils les jugèrent plus propres à des écoliers qui sortoient de leurs classes, et qui commençoient à entrer dans le monde, pour leur faire naître ou pour leur conserver quelque amour pour les lettres, qu'aux personnes qui y étoient déjà entrées, et s'étoient acquis de plus solides connoissances. M. de Balzac même, qui étoit entré dans cette sorte d'Entretiens avec lui, et qui les avoit regardés dans le temps seulement comme un jeu de la mémoire et de la facilité de se servir des choses qu'on y avoit mises, n'approuvoit pas non plus ce genre d'écrire, surtout pour le tirer du commerce particulier d'un petit nombre de gens à qui il plaît, pour le donner au public, qui n'en a que faire, et à qui il ne peut être que d'un médiocre divertissement. Cet illustre s'en est expliqué en ces termes, dans une de ses lettres, en parlant à M. Conrart: «Vous connoissez M. Sarazin, c'est pourquoi je ne vous fais point son éloge; mais, puisque vous voulez savoir ce que c'est que notre commerce, je vous envoie les lettres que j'ai reçues de lui, la dernière desquelles est un grand discours à la façon de M. Voiture et de M. Costar, quand ils traitoient ensemble de leurs communes études. Je ne désapprouve pas le bon ménage du latin dans certaines compositions françoises; mais, à vous dire le vrai, cette profusion ne me plaît pas, et si ce n'est pédanterie, c'est quelque chose qui lui ressemble [337]

Cependant M. Costar, préoccupé du mérite de ces sortes de lettres, toutes farcies de passages d'auteurs de différentes langues, s'étoit mis en tête qu'elles charmeroient les lecteurs, et qu'elles leur donneroient une merveilleuse opinion de son esprit, de sa mémoire et de sa grande lecture, aussi bien que de l'adresse et du choix judicieux avec lesquels il avoit mis ensemble tant de choses diverses, qu'il appeloit curieuses et rares; et parce qu'il ne crut pas qu'il y en eût suffisamment pour fournir un juste volume, il s'avisa d'y joindre des billets qu'il fit exprès sous son nom et sous celui de M. de Voiture, qui n'étoit plus vivant [338], comme s'ils eussent servi auparavant à leur commerce, et qu'ils se fussent trouvés parmi ses autres papiers, dans une recherche particulière qu'il en avoit faite pour le bien du public.

Aussitôt qu'il eut fait distribuer ce livre à ceux à qui il crut devoir le donner, il s'appliqua à composer la Suite de la Défense de M. de Voiture; et comme ce qu'il avoit d'esprit étoit vif et facile, et que sa mémoire et les magasins qu'il avoit faits dans ses extraits tenoient à sa disposition toutes sortes de matériaux, il y employa fort peu de temps.

Cet ouvrage, monsieur, vous fut adressé, et si je ne me trompe, il vous en envoya la copie pour la revoir et pour la mettre entre les mains de l'imprimeur.

L'Apologie, qui fut faite avec une pareille promptitude, fut, de même que les autres livres qui l'avoient précédée, présentée à Paris, par quelques-uns de ses intimes amis, à toutes les personnes qu'il pensoit ne lui être pas inutiles pour sa réputation et pour sa fortune, particulièrement par M. son neveu Du Moslin à M. Fouquet, qui lui témoigna par beaucoup d'accueil qu'il estimoit parfaitement son oncle. Le neveu ne manqua pas de rendre bon compte à M. Costar de la charge qu'il lui avoit donnée de voir ce ministre bienfaisant et généreux, et il lui manda qu'il avoit lieu d'espérer considérablement des bonnes grâces d'un homme qui étoit aussi libéral, et qui prenoit autant de plaisir à obliger les gens d'esprit.

Ces bonnes nouvelles, et les avis que des amis lui donnèrent que, s'il pouvoit obtenir des lettres d'historiographe du Roi, il seroit sans doute assez heureux pour se faire payer des gages attachés à cette charge, firent qu'il ne s'endormit pas dans une affaire si importante, et, par la vertu de ses lettres, il obtint de M. le garde-des-sceaux Molé qu'il lui scellât celles d'historiographe.

Ayant mis la chose en ce point, et ne restant, pour la conduire à l'heureuse fin qu'il souhaitoit que d'avoir la faveur de M. le surintendant, pour se faire coucher sur l'état, il s'adressa en cette occasion à M. le duc de Bournonville, qu'il savoit avoir pris beaucoup d'affection pour lui, et il le pria d'employer en sa considération le crédit qu'il avoit auprès de M. le surintendant. Ne se contentant pas encore des bons offices qu'il s'assuroit que M. le duc de Bournonville lui rendroit, il écrivit directement à M. Fouquet [339] avec le plus d'éloquence, de charmes et d'adresse qu'il put; et afin de ne rien négliger dans une affaire qu'il avoit à cœur, il eut aussi recours à M. de Pellisson, qui a toujours été un des hommes qui aiment le plus à obliger toutes sortes de personnes, et qui d'ailleurs, ayant conçu pour lui une estime non commune, se portait à le servir avec beaucoup de zèle.

Il parvint ainsi par ses journées, et par la peine et le soin qu'il en prit, à se faire mettre sur l'état pour être payé des gages de douze cents écus attribués à sa charge, et il les toucha non-seulement tandis qu'il vécut, mais même jusqu'après sa mort; car lorsqu'elle arriva, le terme de ces gages étant échu, M. de Pellisson voulut bien prendre le soin de le faire toucher à M. Pauquet.

M. Costar avoit les lettres adressées à quantité de personnes de qualités, en leur faisant présenter ce qu'il avoit fait imprimer de ses ouvrages. Il avoit sa lettre de remercîment à M. le cardinal Mazarin, sur la pension qu'il lui avoit donnée de cinq cents écus, ainsi que d'autres écrites long-temps auparavant; il se mit à les revoir, à les rajuster et à les embellir. Il en fit encore d'autres exprès, et en assez grand nombre, comme sont particulièrement celles où il a employé force passages d'auteurs, dont il avoit fait l'amas dès le moment que, par l'ordre de M. le cardinal de Richelieu, il avoit voulu se mettre en état d'écrire contre Saint-Germain. Il en fit diverses adressées à des personnes de considération, à qui il crut faire de l'honneur et rendre leur mémoire immortelle, se persuadant que ce leur seroit des lettres de recommandation pour tous les siècles à venir. Entre celles-là sont particulièrement celles qu'il a adressées à M. l'abbé de Lavardin, à madame la marquise de Lavardin, belle-sœur, et à madame la comtesse de Tessé, sœur de ce prélat; en un mot, il fit son premier volume [340] de toutes ces lettres adressées aux personnes les plus qualifiées.

Vous ignorez moins que moi, monsieur, qu'on jugea diversement de ce volume de lettres, et qu'elles n'eurent pas le bonheur de plaire également à toutes sortes d'esprits; mais avez-vous su que, se disposant l'année d'après à en donner un second volume, quelques-uns de ses amis de Paris lui voulurent faire entendre, aussi bien que vous, que le premier volume suffisoit? Ils lui insinuoient avec délicatesse qu'il ne devoit point faire paroître ce second volume; qu'il y avoit une satiété des meilleures et des plus excellentes choses pour le public, qui étoit fort sujet au dégoût de ce qui ne lui étoit plus rare, et qu'il venoit à posséder avec trop d'abondance; enfin, que ce public avoit eu l'injustice de ne pas donner au premier volume toute l'approbation qu'il auroit méritée. M. Costar se moqua de leur avis, comme s'ils eussent été envieux et jaloux de sa gloire. M. du Mans même et madame de Lavardin lui voulurent faire considérer que les livres comme les hommes avoient leur Fortune; que lorsqu'ils sortoient en trop grand nombre des mains d'un auteur, elle s'en trouvoit importunée et leur tournoit souvent le dos, pour les laisser impitoyablement périr dans la poussière de la boutique du libraire. Et ce prélat et cette dame, remplis de bon sens, connoissant très-bien que les premières lettres n'avoient été que très-médiocrement reçues, voyoient clairement que les secondes ne pourroient avoir qu'un mauvais succès, ce qui les obligea de lui alléguer là-dessus les sentiments particuliers de quelques personnes qu'il connoissoit lui-même pour être de bon goût et de beaucoup de jugement. Tout cela ne fit que blanchir contre la résolution qu'il avoit prise; il les repoussa même rudement, et il me dit, après qu'ils furent sortis de la chambre, qu'ils ne s'y connoissoient point, ou qu'ils s'arrêtoient au mauvais jugement de quelques gens véritablement du monde, mais sans capacité, et qui n'avoient rien du goût fin et délicat de la meilleure et de la plus exquise cour, à laquelle il était assuré que ce qu'il faisoit avoit le bonheur de plaire. J'avois dessein de lui faire connoître que j'étois de l'opinion du prélat et de la dame; mais je vis évidemment par ce discours, plein de dépit et d'aigreur, que ce que je pourrois lui dire à ce sujet ne seroit pas capable de le faire revenir de son entêtement, et ne feroit que redoubler sa colère. En effet, comme l'estime qu'on a de soi-même, quand l'orgueil l'a produite, s'oppose avec force et opiniâtreté à ce qui la combat, tout ce qu'on lui put dire ne fit que le presser davantage de publier son second volume de lettres; et, s'il eût vécu plus long-temps, il n'y a point de doute qu'il n'eût toujours fait de ces sortes de présents au public. Il pouvoit lui en être d'autant plus libéral, qu'outre la merveilleuse facilité avec laquelle il composoit, il étoit encore extrêmement aidé dans ses études par un jeune homme natif de Saint-Calais, en cette province du Maine, qui s'appelle Depoix, qui est plein d'esprit, et qui lui lisoit tout ce qu'il vouloit, sans prendre jamais un mot pour l'autre, d'une voix nette et claire, et qui faisoit paroître qu'il entendoit fort bien ce qu'il lisoit avec tant de grâce; mais, quoique ce jeune homme le servît très-utilement dans cet emploi, M. Pauquet étoit toujours celui sur lequel il s'appuyoit particulièrement, et qui lui rendoit les plus grands et les plus importants secours dans toutes ses écritures, dont il avoit besoin de conserver jusqu'aux moindres lignes et aux moindres syllabes. Elles méritoient aussi sans doute qu'on en eût ce soin; car elles lui avoient été si utiles, qu'elles lui avoient produit dix mille livres de rente; elles lui avoient donné pour près de douze mille francs de vaisselle d'argent, et pour une somme considérable d'autres meubles, qui lui pouvoient servir et pour le nécessaire et pour le plaisant [341].

C'est ce qui l'obligea de songer à trouver les moyens de faire voir à ce domestique qu'il étoit sensible aux marques qu'il lui donnoit de son zèle infatigable. En effet, il ne laissa pas de le faire son légataire universel, quoiqu'il reconnût en lui un notable défaut, qui étoit une passion invincible et ardente pour le vin. Il le retenoit néanmoins en quelque sorte, et apportoit quelque modération à cette passion, en ne lui permettant que le moins qu'il se pouvoit de se dérober à sa vue, pour lui ôter l'occasion de s'enivrer, qu'il ne manquoit jamais de saisir de quelque façon qu'elle se pût présenter. M. Costar, cependant, n'avoit point de propres, et il n'auroit pu lui donner que la moitié de ses meubles, l'autre moitié demeurant nécessairement, selon la coutume du Maine, pour tenir lieu de propres à l'héritier; mais, pour y obvier, il chargea M. Pauquet de lui acheter quelque petit fonds pour son neveu Coustart, le curé de Gesvres, afin de se mettre en liberté de disposer de toute autre chose à sa fantaisie. Cette commission étoit trop avantageuse à M. Pauquet pour qu'il ne s'en acquittât pas avec diligence, et, en peu de temps, il trouva ce petit fonds dans la paroisse de Saussay, dont il étoit curé. Il coûta quatorze ou quinze cents livres, ce qui fut sans doute la somme à laquelle il eut de sa vie le moins de regret, par le grand profit qui lui en revenoit. Il pensa d'ailleurs qu'il rachèteroit un jour ce bien pour moins de moitié du juste prix, du neveu qui étoit homme à se contenter de peu d'argent comptant, et incapable de savoir la valeur de la chose, et d'oser la lui refuser pour ce qu'il lui en offriroit.

De sorte que M. Costar se voyant ainsi libre de disposer de tous ses meubles, il donna généralement à M. Pauquet tout ce qui lui en pourroit appartenir lors de son décès, ce qu'il fit par un testament passé devant un notaire, le neuvième jour du mois de juin 1659, à la charge d'acquitter certains services qu'il ordonna être faits en plusieurs églises de la ville, outre ceux qu'on fait d'ordinaire dans l'église cathédrale, pour les chanoines et dignités qu'on y enterre, aux dépens de leur succession, et de donner à ses autres domestiques certaines récompenses de leurs services, qui étoient spécifiées par ce même testament dont il me fit l'exécuteur.

Pour ne point entrer dans le détail de toute cette disposition testamentaire, qui ne pourroit que vous être ennuyeuse, je vous dirai seulement qu'elle montoit à une somme assez considérable. Celle de toutes les églises qui y eut plus de part fut l'église paroissiale de Niort, dont il étoit curé. Comme il en avoit reçu beaucoup de bien, il se crut obligé de lui donner plus de marques de sa reconnoissance.

Ce fut M. Pauquet qui lui fit faire toutes ces choses et qui en ordonna comme il voulut. Il ne disposa pas néanmoins si absolument de ce qui regardoit le valet de chambre, qui s'appeloit Dugué, et qui s'étoit attaché avec beaucoup d'assiduité et de zèle au service de son maître, après l'avoir servi dès son bas âge comme laquais. Il s'étoit encore depuis beaucoup fait aimer de son maître, par les secours importans qu'il lui avoit continuellement donnés dans sa goutte et dans toutes ses autres incommodités. M. Costar lui donna tous ses habits et le linge de sa garde-robe, sans y comprendre les surplis, rochets, aumusses et autres habits d'église; cette réserve d'habits d'église fait voir que dès ce temps-là M. Pauquet lui avoit donné la pensée de le faire son successeur. Il voulut de même que ce valet de chambre eût cinq cents livres, outre ce qui lui pourroit être dû de gages lors de son décès.

En ce qui étoit de son neveu Coustart, qu'on appeloit d'ordinaire M. Du Coudray, quoique M. Costar n'eût pas beaucoup d'estime pour lui, il ne laissoit pas d'avoir quelque inclination naturelle qui le portoit à ne le pas abandonner entièrement, et à lui faire quelque bien. Ainsi il obligea M. Pauquet, son donataire universel, à lui faire part de la somme de deux mille livres payables six mois après son décès; et il laissa trois cents livres à son lecteur, avec un habit de deuil.

Lorsqu'il disposa ainsi de ce qu'il possédoit de meubles, pour sa dernière volonté, il se portoit si bien que, dans l'amour tendre qu'il avoit pour la vie, il auroit aisément pensé comme le pape Paul III, qu'il se pourroit faire que Dieu commenceroit par lui à donner l'immortalité aux hommes, ou du moins qu'il le réserveroit après la fin de tous les siècles, pour faire l'épitaphe du monde, malgré ses gouttes qui l'attaquoient souvent, et qui l'obligeoient de dire en riant que la plus ordinaire de ses occupations étoit de se défaire et de se refaire; car quand elles l'avoient quitté il reprenoit l'embonpoint que la fièvre lui avoit ôté. Comme il étoit sanguin et qu'il avoit la peau délicate, son teint, d'ordinaire assez vif, revenoit facilement, et il sentoit du plaisir de se voir ainsi remis, ayant toute sa vie été fort aise de paroître beau, et mis quelque soin à joindre l'art de l'ajustement aux grâces de la nature. Cependant, son principal artifice étoit la bonne chère qu'il entretenoit par un excellent cuisinier à ses gages, depuis que M. du Mans étoit retourné à Paris, et qu'il faisoit sa dépense.

Il étoit grand mangeur comme presque tous les goutteux, mais il buvoit peu de vin. Il régaloit volontiers, par des repas aussi délicats qu'opulens, les personnes de qualité et de mérite qui, passant par le Mans, lui faisoient l'honneur de le visiter. Vous savez, monsieur, comment il vous reçut un jour, qu'après vous être entretenus, en gens pleins de savoir et de grandes connoissances dans les belles-lettres, ce que vous aviez fait l'un et l'autre sur les vers de Malherbe, vous en ayant donné l'occasion. Un de nos archidiacres [342] qu'il avoit invité pour vous faire compagnie, et qui avoit été présent à votre conversation, sans avoir pu y prendre part, nous dit agréablement, quand on fut près de se mettre à table, qu'afin de pouvoir se vanter d'avoir parlé latin avec les doctes, il alloit dire le Benedicite, et que l'ayant commencé et récité jusqu'à la moitié, il ne put achever, et il se trouva qu'il l'avoit oublié. Cet événement ne fut pas moins plaisant qu'il nous parut singulier dans une personne de beaucoup d'esprit, qui ne manquoit pas de mémoire, et qui savoit fort bien la langue latine, dans laquelle il faisoit avec facilité des vers médiocres, et dont le talent étoit d'être bon goguenard de province; mais enfin, sa mémoire, qu'il n'avoit pas exercée sur le Benedicite, s'en vengea et lui joua ce mauvais tour en bonne compagnie [343].

Ces repas, monsieur, outre l'abondance et la délicatesse que sa bourse et l'habileté de son cuisinier y pouvoient fournir, avoient tout l'ornement que le beau linge et un riche buffet garni de toutes sortes de vaisselles d'argent y pouvoient donner. Comme il étoit homme d'affectation et tout composé, tout y étoit dans un arrangement qu'on ne pouvoit troubler sans lui faire beaucoup de peine; et afin de faire voir que rien ne lui manquoit, il se plaisoit à faire entrer dans les services du vin d'Espagne, du rossolis et autres liqueurs, des jambons de Mayence ou de Bayonne, et d'autres choses rares pour le pays du Maine, que ses amis de Paris lui envoyoient en échange de plusieurs gelinotes de Mezeray, que vous avez dit être beaucoup meilleures que l'histoire de ce nom.

S'il contentoit en cela sa vanité qui lui persuadoit que c'étoit faire voir son mérite et la beauté de son esprit, que de montrer les fruits qu'ils lui avoient produits, il y trouvoit aussi quelque chose d'agréable en restant long-temps à table au milieu de la liberté et de la joie qui accompagnent un grand repas.

Quand il mangeoit à son ordinaire, sans autre compagnie que celle de son disciple, M. le marquis de Lavardin, de son neveu, de M. Pauquet et de moi, qui étois son pensionnaire, il ne demeuroit qu'une heure à table. Aussitôt qu'il en étoit sorti, s'il avoit quelque visite à faire dans la ville, il montoit à cheval pour y aller, et les dernières années il se faisoit porter dans une chaise propre et élégante qu'il avoit fait venir de Paris. Quand il ne sortoit point, après s'être tenu une heure ou une heure et demie assis, il se promenoit dans la chambre, appuyé sur un bâton, et le plus souvent sur les bras d'un laquais, ou sur ceux de son lecteur ou de M. Pauquet. Après cet exercice, qui étoit grand pour lui, parce qu'il avoit de la peine à marcher, il se mettoit à l'étude, ce qui étoit le plus ordinairement à cinq heures du soir, et il continuoit jusqu'à huit, soit qu'il se fît lire, ou qu'il composât quelque lettre ou tout autre ouvrage qu'il eût entrepris. Il ne travailloit que bien rarement après le souper, et il employoit ce temps-là à entretenir M. de Lavardin sur ses leçons, ou à quelque conversation qu'il lioit avec nous agréablement et avec gaîté jusqu'à dix heures qu'il s'alloit coucher; mais c'étoit particulièrement les matinées qu'il donnoit depuis sept heures jusqu'à onze à la lecture et à la composition de ses ouvrages, ne souffrant que rarement qu'on le vînt interrompre, et refusant pour cela sa porte presque indifféremment à tout le monde. Il nous disoit là-dessus qu'il étoit fâché de ne se pas laisser voir aux personnes qui lui faisoient l'honneur de le venir chercher; mais qu'il l'auroit été encore davantage de quitter son travail dans le temps que son esprit et son imagination le lui rendoient facile, et le mettoient en état de lui donner la beauté et les grâces dont il étoit susceptible.

Depuis onze heures jusqu'à midi, il faisoit répéter à M. le marquis de Lavardin les leçons qu'il lui avoit données à apprendre, et le soir, vers cinq heures, il reprenoit avec lui les mêmes exercices. Voilà ce qui étoit réglé à l'égard de l'instruction qu'il donnoit à cet enfant. Il prenoit outre cela beaucoup d'autres heures pour l'entretenir, comme au sortir du dîner et du souper et en quelques promenades qu'il faisoit avec lui, dans le jardin ou dans la chambre.

Le dernier des ouvrages auquel il s'appliqua fut ce qu'il appeloit son Tacite. Il estimoit singulièrement cet auteur, comme plein de force et de vigueur, c'est-à-dire d'esprit, de pénétration, de sens, de jugement et d'une connoissance pure et nette des différentes inclinations des hommes, de l'inégalité qui se trouve dans leurs divers tempéramens, des mouvemens infinis que leur causent leurs intérêts, et enfin du bien et du mal où ils se portent par toutes les passions qui les dominent. Il avoit travaillé pendant presque toute sa vie à bien entendre cet auteur, à pénétrer dans la profondeur du sens qui y est contenu, et à éclairer son entendement des vives et rares lumières qui y brillent. Il s'étoit appliqué avec soin à en traduire les plus beaux endroits, et à faire différentes réflexions sur les matières qui s'y rencontrent.

Il n'eut pas plus tôt donné son second volume de lettres [344], qu'il forma le dessein de revoir tout ce qu'il avoit déjà fait sur les ouvrages de ce grand maître dans l'art de la politique et dans la science de juger des divers esprits des hommes pour les gouverner et les conduire. Il se mit à y travailler tout de nouveau, et à faire des discours savans pour montrer l'importance des sujets qui y sont traités, tant en ce qui regarde la morale que le gouvernement des Etats, et généralement tout ce qui appartient à la vie civile. Il ne se proposoit pas de traduire de suite cet auteur; il vouloit n'en donner que des extraits qu'il auroit joints ensemble par des liaisons agréables, qui en auroient fait un corps entier, et qui l'auroient fait paroître de toute autre manière qu'une simple traduction ou qu'un commentaire; car il n'avoit garde de vouloir marcher sur les traces de quantité d'excellens hommes, qui ont traduit Tacite de tant de manières qu'on ne sait plus lesquels choisir. En effet, quand il est question d'éclairer quelqu'un qui s'attache à lire ces histoires, il se trouve si ébloui des diverses et inégales lumières de leurs traductions et de leurs commentaires, qu'il n'y voit plus goutte. Sa vue naturelle lui auroit plus distinctement fait remarquer chaque chose, s'il avoit voulu s'en servir, sans avoir recours à celle de ces guides ambitieux de montrer leur savoir et leur étonnante lecture.

Il commença ce travail qu'il avoit résolu de dédier à M. le cardinal Mazarin, et dont il prétendoit faire son chef-d'œuvre, dès les premiers jours de l'année 1659, par la traduction de la Vie d'Agricola. Il occupa M. Pauquet à mettre en ordre ce qu'il lui avoit dicté, ou fait copier, et à chercher, dans le grand nombre de ses lieux communs et de ses extraits, ce qui pouvoit servir à son projet. Il se fit lire cependant par son lecteur quantité de nos historiens françois, tant de ceux qui n'ont donné que des Mémoires, que de ceux qui ont écrit des corps d'histoire. Il ajouta à la lecture de ces historiens celle de beaucoup de traités de politique en latin ou en françois, en italien ou en espagnol.

Continuant ce travail interrompu par deux ou trois longs accès de sa goutte, il s'aperçut vers la fin de l'année, que ses jambes s'enfloient le soir, qu'elles ne revenoient plus le matin dans leur premier état, comme elles avoient fait autrefois. Il remarqua que l'impression faite avec le doigt y demeuroit des journées et des nuits entières, et qu'elle ne s'effaçoit qu'avec un si long temps, qu'il étoit aisé de juger que la chaleur naturelle y étoit presque éteinte sous le froid de l'humeur hydropique qui s'en emparoit. Il sentit même quelque difficulté de respirer, qu'on ne nomma asthme, non plus que l'enflure des jambes hydropisie, que lorsque l'une et l'autre de ces maladies commencèrent à se trouver si bien établies, que tous les remèdes de la médecine n'avoient plus assez de vertu pour les vaincre: ce fut vers la fin du mois de janvier 1660.

Sa goutte le reprit, et il espéra d'abord, suivant l'opinion des médecins et la sienne propre, que ce mal lui serviroit de remède, et que les eaux qui s'étoient amassées dans ses jambes s'évacueroient avec la fluxion de la goutte; mais cette goutte fut moins forte et moins longue que d'ordinaire, et elle le laissa en plus mauvais état qu'auparavant. Ainsi il se vit obligé de tourner ses espérances du côté du printemps, espérant que cette belle saison ranimeroit sa chaleur naturelle, et que la jeunesse de l'année renouvelleroit en lui les forces que l'âge avoit moins affoiblies que la maladie, et sans se dire à soi-même comme Marot, dans une occasion pareille, avoit dit à François Ier:

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