Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome sixième: Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle
Si je ne puis au printemps arriver,
Je suis taillé de mourir en yver,
Et en danger, si en yver je meurs,
De ne veoir pas les premiers raisins meurs [345].
Il se persuadoit qu'il seconderoit puissamment l'influence d'un air plus doux, en se faisant porter exactement tous les jours dans sa chaise, au défaut de ses jambes, que quelques nodus aux doigts des pieds lui avoient depuis long-temps rendues de peu d'usage. Il prétendoit que le secouement de sa chaise lui seroit un exercice qui, joint aux autres remèdes, pourroit guérir son hydropisie. Quant à son asthme, il le comptoit pour rien, et n'y vouloit seulement pas songer, alléguant plusieurs exemples de gens qui avoient vécu très-vieux avec cette maladie.
Il employoit ces faux raisonnemens à se tromper lui-même: il se laissoit remplir de toutes les vaines espérances de guérison que lui donnoient ceux qui l'approchoient, soit qu'ils lui parlassent de bonne foi, ou pour satisfaire à la complaisance qu'on est particulièrement obligé d'avoir pour les malades.
Tant que le froid de l'hiver dura, il ne sortit point de sa chambre, où il se tenoit toujours près d'un bon feu. Il y continua de se faire lire tout ce qui pouvoit servir au dessein de son Tacite. Il en composoit même souvent certains endroits pour lesquels il se voyoit suffisamment de matières amassées.
Aussitôt que les premiers beaux jours parurent, au mois de mars, il sortit de l'évêché dans sa chaise, et alla jouir de leur douceur dans les allées du jardin de M. le marquis de Lavardin, qui est dans un des faubourgs de cette ville, fort peu éloigné de l'évêché. Il ne sortoit point toutefois de sa chaise; il s'y faisoit porter et même secouer à dessein par ses porteurs, que, moyennant une récompense, il obligeoit d'aller une espèce de trot. Il appeloit cette dépense le prix de sa vie. Comme nous nous trouvions dans le jardin, M. Pauquet et moi avec le jeune marquis de Lavardin, lorsque les porteurs, pour se reposer, l'avoient mis près du lieu où nous étions, nous nous entretenions avec lui, tantôt sérieusement, tantôt avec enjouement, et cela lui faisoit passer avec grand plaisir tout le temps qu'il y étoit.
Les premiers jours du mois d'avril, il fit fort beau; l'air se radoucit extraordinairement, et cela fit penser à M. Costar qu'il devoit désormais quitter la demeure de la maison épiscopale qui est sombre, principalement dans les appartemens bas où il s'étoit logé pendant l'absence de M. l'évêque, comme étant plus commodes que le sien, situé tout au haut de la maison. Ainsi il se fit meubler le principal appartement de la maison du jardin dont je viens de vous parler.
Il n'y avoit encore demeuré que pendant trois ou quatre jours, lorsque le dixième de ce même mois d'avril, sur les quatre à cinq heures du matin, il fut violemment attaqué d'un transport au cerveau, qui lui dura une grande heure, et lui fit perdre tellement toute connoissance, qu'il ne se souvint point, quand il en fut revenu, de ce qui s'étoit passé durant tout l'accès, et qu'il ne sut le secours qu'on lui avoit donné, que par le récit qu'on lui en fit. Il reçut ce secours fort à propos, par le hasard qui voulut que son valet de chambre, qui s'étoit levé, l'entendît faire quelque bruit; la garde-robe étant fort proche de sa chambre, cela l'obligea d'y entrer et de s'approcher de son lit; et l'y voyant tombé dans un évanouissement entier, il appela ceux de ses gens qui se trouvèrent les plus proches, et ils s'employèrent tous à faire ce qu'ils crurent le plus propre à le retirer de ce périlleux état.
M. Pauquet n'eut point de part à l'alarme des autres domestiques, ni au secours qu'ils lui donnèrent. Il ne fut éveillé que lorsque son maître, étant dégagé de ce transport au cerveau, l'envoya quérir, par un laquais, à l'extrémité du jardin, où il logeoit dans un petit corps de logis que M. Costar s'étoit fait ajuster sur des écuries, pour son appartement, toutes les fois que M. du Mans venoit demeurer en ce jardin; ce qui avoit donné occasion à celui-là même qui se trouva court de mémoire en son Benedicite, [346] de faire sur-le-champ ces deux vers:
Ce Costar si fameux, cet homme sans égal,
N'est donc que d'un étage au-dessus d'un cheval.
M. Pauquet, à qui le laquais dit tout ce qui venoit d'arriver à leur maître, le vint promptement trouver; et comme M. Costar, qui l'aimoit fort, venoit d'apprendre le danger où on l'avoit vu, et qu'il en étoit étonné, il s'attendrit extrêmement dès qu'il aperçut ce domestique. Il versa même quelques larmes qui firent aussi pleurer M. Pauquet, et dans ce mutuel sentiment dont ils se trouvèrent fort émus, le malade dit à M. Pauquet que, s'il vouloit, il lui résigneroit tous ses bénéfices, comme il lui avoit déjà assuré son autre bien par le testament fait en sa faveur.
M. Pauquet, bien aise de cette proposition, mais en étant néanmoins surpris, lui répondit, en pleurant autant de joie que de douleur, qu'il ne devoit pas y songer, que son mal ne seroit rien, et qu'il ne le croyoit pas en danger de mourir.
On me vint dire à l'évêché, où j'étois logé, la nouvelle de ce qui étoit arrivé à M. Costar. Il étoit alors sept heures du matin. Je fus le voir le plus tôt que je pus, et en entrant dans la cour du logis du jardin, je rencontrai M. Du Chesné, médecin de grande réputation, qu'il s'est acquise par une très-grande étude, et par une très-longue expérience dans les choses de son art. Il en a fait paroître de considérables effets en toutes sortes d'occasions, non-seulement sur des âmes viles [347], à parler selon le monde, mais encore sur celles qui sont de la plus précieuse matière et de la plus grande importance. Comme je vis qu'il sortoit d'auprès du malade, je lui demandai ce qu'il en pensoit: il me répondit, qu'à ne me rien dissimuler, il croyoit qu'il étoit impossible de le guérir, y ayant dans l'asthme et dans l'hydropisie une complication de maux qu'il avoit toujours reconnue plus puissante que les remèdes; que tout ce qu'il pouvoit faire étoit de lui prolonger de quelque peu sa vie. Il m'ajouta qu'il avoit dit la même chose à M. Pauquet.
Je quittai ce médecin, et je m'en allai dans la chambre du malade, où je trouvai M. Pauquet. Il en sortit aussitôt que j'y fus entré, me laissant seul avec son patron. Et comme je l'ai su depuis, M. Pauquet courut chez un notaire de ses amis, logé dans le voisinage, pour lui faire dresser une procuration à résigner, de tous les bénéfices de son maître, qui étoient son archidiaconé, que nous appelons de Sablé, sa chanoinie et sa cure de Niort.
Ce patron me conta cependant l'état auquel il s'étoit trouvé avant qu'il se fît un transport au cerveau. Il me dit qu'il s'étoit éveillé après avoir bien dormi, et que, se sentant extrêmement ému, il avoit tâché d'appeler son valet de chambre; mais que, dans l'instant même, il s'étoit trouvé saisi d'une foiblesse, et avoit perdu toute connoissance, sans avoir souffert le moindre mal. Il continua de me dire que, revenant de cet état auquel il avoit été insensible, il se trouvoit extrêmement foible et fatigué, et qu'on lui venoit d'assurer qu'il avoit été long-temps sans pouls, et presque sans haleine; qu'on l'avoit fort tourmenté pour le faire revenir; que la vapeur qui lui étoit montée au cerveau s'étant enfin dissipée, il avoit envoyé quérir M. Pauquet; qu'il ne l'avoit pu voir sans être fort touché, et qu'il lui avoit même proposé de lui résigner tous ses bénéfices; mais que ce pauvre garçon (c'est ainsi qu'il me parla), avoit rejeté cette proposition qui lui donnoit une trop terrible image [348].
Je louai sa bonté et sa reconnoissance pour les anciens et constants services que lui avoit rendus M. Pauquet, et cela ne lui déplut pas; car c'étoit l'homme du monde qui aimoit le plus passionnément les louanges, et qui en donnoit aux autres le plus volontiers. Il en avoit fait une habitude si grande, qu'il louoit le plus souvent sans sujet, et sans apparence de sujet, parce qu'il tenoit pour maxime que le plus puissant et le plus indubitable moyen de gagner les bonnes grâces des hommes, et de s'en attirer l'approbation et les louanges, étoit de leur applaudir en toutes manières, et sans craindre de les trop flatter; d'autant que s'ils refusoient d'abord ces sortes de parfums, par le mouvement d'une véritable et sincère modestie, ce qui étoit rare, ils ne laissoient pas de s'y plaire à la fin, de s'en laisser toucher et de s'en entêter [349].
Cependant cette conduite, dont il avoit fait une si longue habitude qu'elle lui étoit passée en nature, et que j'avois plusieurs fois combattue inutilement, lui étoit fort désavantageuse, en ce que les personnes de bon sens l'en estimoient moins, et le regardoient comme un homme sans jugement, ou prostitué à toutes sortes de flatteries basses et inconsidérées; outre qu'il étoit si doucereux, si ajusté, et si également complaisant, qu'il y en avoit peu qui ne trouvassent sa conversation, où le non ne pouvoit trouver place, sans sel et trop languissante, quelque chose qu'il y fît entrer, par sa mémoire ou par son imagination, en sorte qu'on lui pouvoit dire, comme fit un ancien à quelqu'un qui étoit toujours d'accord avec lui: «Répondez-moi une fois non, afin que l'on puisse reconnoître que nous sommes deux.»
Revenons à ce qu'il me fit voir de bonne volonté pour M. Pauquet: comme je ne le croyois pas si malade qu'il l'étoit, quelques réflexions que j'eusse faites sur ce que m'avoit dit le médecin, et que je présumois que M. Pauquet lui avoit parlé de bonne foi, je l'exhortai à prendre courage et à ne se pas trop alarmer, afin que la gaîté de son esprit et les agréables images qu'il lui fourniroit lui servissent de premier remède. Nous étions sur ce discours, lorsque M. Pauquet m'envoya dire qu'il y avoit quelqu'un dans la cour, qui désiroit me parler. Je sortis, et j'y trouvai M. Pauquet lui-même. Il me demanda d'abord de quoi nous nous entretenions, et lui en ayant fait le récit, je lui dis que je croyois, sur ce que je savois que lui avoit déclaré M. Du Chesné, qu'il avoit tort de ne pas accepter l'offre que lui faisoit son patron de le faire aussi bien son successeur qu'il l'avoit déjà fait son héritier.
Il me répliqua qu'il avoit été surpris de cette proposition; que, dans ce moment-là, il n'avoit pas eu le loisir de penser à ce qu'il devoit faire, et qu'il avoit répondu sans songer à ce qu'il disoit, mais qu'il me prioit de rentrer et de faire mon possible pour entretenir son maître dans la bonne volonté qu'il avoit pour lui; qu'il venoit de donner ordre à son notaire de dresser la procuration à résigner, et de la tenir toute prête à signer; que ce notaire la lui apporteroit dans peu de temps, et que je l'obligerois infiniment si je pouvois déterminer M. Costar à la lui passer. Ce fut assez pour me donner dans cette affaire toute l'ardeur nécessaire à la faire réussir, car j'avois pour M. Pauquet une sincère affection. Je ne réfléchis pas alors sur ce procédé où il y avoit plus d'intérêt que de véritable amitié, puisque M. Pauquet n'étoit susceptible que d'une médiocre douleur, qui ne l'empêchoit point de songer tranquillement à ses affaires, dans un temps où il auroit dû avoir devant les yeux la perte d'un homme avec lequel il avoit passé trente années, qui l'avoit sans cesse caressé, et lui avoit déjà fait de grands biens.
Je rentrai dans la chambre du malade, et m'étant assis auprès de son lit, il me dit qu'il se trouvoit de mieux en mieux, et qu'il s'assuroit qu'en la belle saison où l'on entroit, les remèdes de son médecin, et l'exercice qu'il feroit le tireroient entièrement de son hydropisie, qui étoit ce qu'il y avoit de plus périlleux dans sa maladie. Je lui répondis que l'hydropisie seule n'étoit pas extrêmement à craindre, que de même l'asthme sans se guérir, en plusieurs personnes se portoit longues années; mais que ce qui me faisoit de la peine étoit la complication de ces deux maladies, et que bien que je ne le crusse pas dans un extrême et pressant danger, je ne laissois pas de croire qu'il y avoit à craindre; qu'au reste, ayant déjà commencé, par son testament, à disposer de ses meubles en faveur de M. Pauquet, il feroit bien de couronner cette bonne œuvre par la résignation de ses bénéfices, ainsi qu'il en avoit eu la pensée. Il me répliqua que rien ne pressoit, et que M. Pauquet ne le vouloit pas. Je lui repartis qu'on devoit toujours être pressé de faire le bien, quand on le pouvoit faire avec autant de justice; qu'il y auroit d'autant plus de grâce, qu'on ne l'en avoit point sollicité. Au surplus, qu'en cette résignation, par laquelle il donneroit à M. Pauquet une insigne preuve de sa bienveillance, et du soin qu'il prenoit que ses longs services ne demeurassent pas sans récompense, il ne couroit aucun risque de se voir dépouillé, parce que, résignant ses bénéfices à un domestique, dans la maladie où il se trouvoit, s'il en guérissoit, ce résignataire ne prendroit point possession, et qu'ainsi il arriveroit heureusement qu'il auroit donné tout ce qu'il pouvoit donner, sans se dessaisir, et sans qu'il lui en coûtât rien; que, dans le cas que l'on ne devoit pas seulement s'imaginer, où M. Pauquet seroit assez ingrat pour le vouloir déposséder, le regret, qui avoit été en cas pareil jugé juste et légitime, lui seroit assuré.
Ces raisons le touchèrent, et, par plusieurs autres que je lui dis encore en faveur de M. Pauquet, que je croyois alors plus honnête homme qu'il ne l'étoit en effet, j'obligeai M. Costar à me répondre qu'il songeroit à ce que je venois de lui dire; qu'il verroit à l'après-dîner ce qu'il auroit à faire, puisqu'il n'y avoit rien d'extrêmement pressé, le départ du courrier pour Paris n'étant qu'au lendemain au soir; qu'il voyoit bien cependant que j'étois un bon homme, plein d'une véritable amitié pour M. Pauquet et pour lui, qu'il m'en étoit obligé, et qu'il m'en remercioit.
Comme nous en étions là, M. Pauquet rentra dans la chambre pour dire à son maître que quelqu'un de ses amis de la ville, qui avoit su ce qui lui étoit arrivé, étoit venu pour en apprendre des nouvelles, et désiroit de le voir, si cela ne l'incommodoit point. Le malade fut bien aise de cette visite. On fit entrer son ami, et je le quittai pour m'en aller à l'église. Il étoit alors neuf heures. Je revins vers les onze heures, et je commençois à m'entretenir avec M. Costar qui s'étoit senti assez fort pour se lever et s'habiller, quand le notaire vint apporter à M. Pauquet la procuration à résigner.
M. Pauquet envoya à l'instant même un laquais, me dire à l'oreille qu'il me prioit de passer dans la salle, ce que je fis fort vite; et là il me mit entre les mains cette procuration, me priant de ne point perdre de temps et de la faire signer le plus tôt possible. Étant rentré, je ménageai les choses, de sorte, que je fis signer l'acte à M. Costar, et je le signai moi-même comme témoin; mais je ne pris pas garde qu'il y avoit deux clauses rapportées dans les marges, que je ne fis ni signer ni parapher. M. Pauquet, à qui j'allai remettre la procuration dans cette salle, où il m'attendoit avec impatience, ne prit pas garde, non plus que moi, à ce qui y manquoit; mais le notaire, à qui il rendit l'acte pour le parfaire en le signant, vit qu'il n'étoit pas revêtu de toute la forme nécessaire, il le lui redonna, afin qu'il y fît ajouter ce qui y manquoit. M. Pauquet s'adressa encore à moi pour cela, me priant d'achever ce que j'avois commencé. Ce fut ce qui me donna le plus de peine, car, outre que les nodus de la goutte ôtoient à M. Costar la liberté d'écrire, et qu'il y avoit une peine très-grande, il lui étoit sans doute passé dans l'imagination des choses contraires à ce qui l'avoit porté à signer; de sorte que lui présentant une seconde fois la procuration pour signer ce qui étoit rapporté dans les marges, il me dit assez brusquement qu'il le feroit à son loisir, que rien ne pressoit, et qu'aussi bien nous étions demeurés d'accord, lui et moi, qu'il falloit écrire à M. du Mans avant toutes choses, par la reconnoissance qui oblige indispensablement de rendre à son patron ce qui lui est dû, quand il est question de disposer du bien qu'on en a reçu, et par la civilité ordinaire, qui ne peut souffrir qu'on n'avertisse pas ce patron d'une chose qui doit ensuite paroître à la vue de tout le monde, surtout quand on est encore dans sa propre maison, et qu'on en reçoit tous les jours de bons traitemens et des marques d'amitié.
Je répondis qu'en ce qui regardoit M. du Mans, son bienfaiteur et son patron, je demeurois toujours dans la résolution que nous avions prise; qu'il se devoit souvenir qu'il m'avoit dit qu'il lui écriroit, et qu'il lui enverroit même sa procuration, en le priant de l'agréer et de la faire mettre entre les mains du banquier pour l'envoyer en cour de Rome, s'il trouvoit bon qu'il eût ainsi disposé du bien qu'il avoit reçu de lui; que je croyois comme lui que la bonne volonté de ce prélat pour M. Pauquet lui feroit approuver cette disposition, et qu'il le loueroit d'avoir choisi pour son successeur un homme qui avoit toujours eu part aux services qu'il lui avoit rendus, et qui, en beaucoup de rencontres, avoit fait paroître toute sorte de zèle pour ses intérêts; qu'au reste, s'il étoit d'un autre sentiment, il lui offroit de s'y soumettre entièrement, et le prioit de lui prescrire ce qu'il désiroit; que pour cela même il étoit besoin qu'il mît la procuration en état d'être envoyée à M. du Mans.
Je parlai ensuite d'autre chose, et sortant peu après, je laissai l'acte tout déplié sur une table auprès de laquelle il se mettoit dans une chaise de brocatel de Venise [350] qu'il avoit fait faire pour lui servir dans ses maladies; car il étoit bien aise de se montrer en toutes choses propre, ajusté et opulent.
Le voyant l'après-dîner de meilleure humeur, je m'approchai de la table et j'y maniai la procuration que j'y avois laissée. Je voulus par là m'attirer sa demande de ce que je faisois, ne doutant pas que, de la distance où j'étois, il ne faisoit qu'entrevoir les objets, sa vue étant extrêmement courte, et qu'il seroit curieux de savoir quel papier j'avois à la main. La chose réussit; et répondant à ce qu'il me demandoit, je lui dis que c'étoit la procuration à résigner ses bénéfices; que je lui avois déjà fait entendre qu'elle étoit imparfaite, en ce que son seing manquoit en deux endroits. Il me répliqua que je la laissasse sur la table, et qu'il l'achèveroit.
Dans ce même temps-là, M. Pauquet entra dans la chambre, et je demandai au malade s'il vouloit lui dicter la lettre qu'il avoit résolu d'écrire à M. du Mans, me semblant qu'il étoit en état de le faire aisément, la chose ne demandant pas de méditation pour un homme qui s'exprimoit aussi facilement que lui. Il me repartit qu'encore que ce que je lui disois fût vrai, néanmoins il ne se trouvoit pas à cette heure-là disposé comme il eût voulu pour faire cette lettre, et qu'il espéroit être le lendemain plus en humeur de la faire.
M. Pauquet prit la parole, et dit qu'il n'étoit point de besoin qu'il la lui dictât; qu'il l'alloit faire lui-même; qu'il la lui feroit voir ensuite, et qu'il l'adresseroit à madame la marquise de Lavardin, qui étoit leur bonne amie, et qui avoit accoutumé de vouloir bien se charger de toutes leurs requêtes, et d'en solliciter l'effet auprès de M. du Mans. M. Costar approuva cette proposition, et M. Pauquet passa dans un cabinet proche, où ils se retiroient d'ordinaire pour étudier et pour écrire.
En ce temps-là M. Costar me demanda si j'avois une plume, et si je voulois donc qu'il achevât ce qu'il avoit commencé. Ce mouvement lui vint de ce que M. Pauquet s'offrit de le décharger de la peine de faire une lettre, qui lui donnoit sans doute des images qui lui faisoient peur; car si son esprit étoit beau, il étoit aussi fort petit et très-foible; et d'ailleurs il est vrai que les moindres choses font souvent des impressions dans notre imagination que les plus claires et les plus fortes raisons n'y sauroient faire. Je lui répondis que j'en allois quérir une. J'entrai pour cela dans le cabinet où étoit M. Pauquet, à qui l'ayant demandée, il me la donna le plus vite et la meilleure qu'il put, me témoignant une grande joie et un grand ressentiment du soin que je prenois de ses affaires.
Quand j'eus donné cette plume au malade, il griffonna comme il put son nom aux marges de cet acte, ainsi qu'il avoit déjà fait en le signant la première fois; car il avoit les mains tellement nouées de gouttes, et si tremblantes, que ce qu'il formoit de caractères étoit plutôt un griffonnage que de l'écriture [351]. Il y avoit près de quinze ou seize ans qu'il n'écrivoit plus du tout, si ce n'étoit seulement son nom, dans les occasions où il ne pouvoit pas s'en dispenser.
Cette affaire étant ainsi achevée, M. Costar avec M. Pauquet trouvèrent à propos que j'écrivisse à madame la marquise de Lavardin le récit de l'accident qui étoit arrivé à M. Costar; il appeloit ainsi le violent transport au cerveau que lui avoit causé son mal, et ils m'en prièrent, M. Pauquet nous faisant croire qu'il manderoit seulement au nom de M. Costar à M. du Mans la résolution qu'il avoit prise de le faire le résignataire de ses bénéfices, sous son bon plaisir. Nous crûmes qu'il ne manqueroit pas à faire ce qu'il nous disoit. Il n'en fit cependant rien, dans la crainte que ce prélat n'apportât quelque changement dans cette affaire qui lui donnoit une extrême joie. Il s'efforçoit néanmoins de la cacher sous une tristesse apparente et affectée; mais il savoit si peu jouer son personnage, que souvent il y demeuroit court, permettant à cette joie de se laisser entrevoir. Cela me fit d'autant plus de peine, que j'avois occasion d'en juger que cet homme n'étoit pas aussi rempli d'honneur et de probité que je l'avois cru; qu'il s'échapperoit fort, et qu'il seroit mal conduit, quand il seroit son propre maître et suivroit ses inclinations.
Je pourrois, monsieur, faire ici quelques réflexions sur les divers changements de volonté des hommes, je me contenterai de vous dire que, peu de temps après mon arrivée au Mans, en 1652, m'entretenant une fois avec M. Costar des services qu'il recevoit de M. Pauquet, je lui dis, pour rendre plus d'offices à ce dernier, que j'aimois parfaitement, à cause de beaucoup d'amitié qu'il m'avoit alors témoignée, plus toutefois en apparence qu'en effet, que je ne doutois pas qu'il ne le fît son successeur, pourvu qu'il eût le loisir de disposer de ses bénéfices en mourant. Il me répondit à cela que je ne connoissois guère Pauquet, que c'étoit un franc ivrogne et un fou, auquel il n'auroit garde de se fier, et que si ce n'étoit qu'il le retenoit sans cesse, il lui feroit mille affronts. Cependant, lorsque le temps de sa fin fut venu, il ne se souvint plus de l'humeur de cet homme. Il ne fut pas capable de penser, par la longue connoissance qu'il en avoit, au peu d'honneur que lui feroit une telle disposition de ses bénéfices.
Les jours qui suivirent furent assez calmes pour le malade, qui se remit même à travailler à la traduction de la Vie d'Agricola qu'il avoit commencée, et il l'acheva.
Il lui reprit peu de temps après un accès de sa goutte; mais très-léger, et la fluxion, qui avoit changé son cours ordinaire, se jeta sur la poitrine, et augmenta beaucoup son asthme. Voyant qu'il ne se guérissoit point, et qu'il sentoit même ses forces diminuer, il s'en prit à son médecin, et il fit venir un homme qu'on lui dit être très-habile et très-expert à guérir de pareilles maladies. Il se persuada même que ce nouveau médecin, demeurant dans le bourg de Conlie, qui est le plus considérable et le principal du marquisat de Lavardin, auroit un soin plus particulier de lui, et qu'il ne manqueroit pas, pour lui rendre la santé, d'employer tous les secrets de son art. Ce nouveau médecin, qui n'étoit qu'un apothicaire de village, et qui s'étoit mis dans une si grande réputation parmi les paysans, qu'elle étoit venue jusque dans la ville, fut reçu comme un souverain Esculape, sans aucun examen, et sans que le malade se mît en peine de lui faire connoître sa maladie; sans que lui-même, qui devoit savoir ce qu'il entreprenoit, voulût seulement écouter ce que je tâchois de lui en apprendre. Il se contenta de parler aussi magnifiquement qu'il put de son remède, qu'il prétendoit spécifique, de raconter quantité de cures singulières et merveilleuses qu'il assuroit avoir opérées, et de nous promettre dans fort peu de temps le plus heureux succès, sans vouloir qu'on lui répliquât, et exigeant de nous une entière confiance en ses promesses. Car si on lui disoit que l'hydropisie, non-seulement étoit toute formée, mais qu'elle lui gagnoit déjà le ventre, il répondoit: «J'en ai bien vu d'autres;» que l'asthme étoit fort enflammé et fort puissant: «J'en ai bien vu d'autres;» que la fièvre, quoiqu'elle ne fût pas violente, étoit presque continue; qu'il prît garde que son remède ne donnât plus d'inflammation à l'asthme qui la causoit: «J'en ai bien vu d'autres;» et point d'autre réponse à ce qu'on lui pouvoit dire. Ce qui est le style ordinaire de tous les charlatans et de tous les ignorants qui débitent un remède, dont ils ne connoissent ni les qualités, ni le temps et la manière de s'en servir à propos.
Il parut cependant si ferme en ses promesses et il sut si bien nous faire valoir son mérite et celui de son secret, qu'il me fit espérer, comme aux autres, qu'il guériroit M. Costar. Ce qui m'y porta particulièrement fut que ses drogues eurent d'abord quelque force, en ce qu'elles diminuèrent l'extrême inquiétude que causoit au malade une véhémente chaleur qu'il sentoit par tout son corps, surtout dans le creux des mains et à la plante des pieds. M. Costar eut tant de joie de ce soulagement, et il en conçut une si ferme espérance d'une entière et parfaite guérison, qu'il ne songea plus qu'à se bien divertir. Il fit même inviter à dîner avec lui quelques-uns de ses amis les plus familiers. Il fit souvent lui-même répéter M. de Lavardin, qui étoit encore son disciple. Il fit venir des violons dans sa chambre, et quelques chantres à qui il fit chanter des airs qu'ils lui disoient être nouveaux. Il s'imaginoit que cette gaîté exciteroit la chaleur naturelle, la rendroit victorieuse de celle qui n'étoit qu'étrangère, et, secondant les remèdes, les feroit plus promptement agir. Pour augmenter encore les mouvements de cette joie, quoiqu'il n'eût qu'une fort mauvaise voix, il chantoit lui-même, et il fit quelques petits couplets de chanson assez mal rimés.
Cela me fait souvenir, monsieur, de parler d'une chose assez singulière dans un homme de lettres qui aimoit passionnément la poésie: c'est qu'il n'a fait en sa vie que si peu de vers, qu'on peut dire qu'il n'en a point fait. Et je ne connois de sa façon que cette épithalame:
Dieu veuille que le blond hymen
Vous soit bien favorable! Amen!
qu'il donnoit au petit Nau, alors son laquais, qu'il vouloit faire passer pour avoir beaucoup de penchant à la poésie, et rimer naturellement.
Il fit outre cela une épigramme dont il feignit aussi que ce petit laquais étoit l'auteur. Ce fut à la louange d'une femme de chambre de madame la marquise de Lavardin, qui étoit une grande fille brune, qui, dans une grande jeunesse, avoit les dents très-blanches et fort belles. Je ne me souviens pas des premiers vers, où il se disoit à lui-même qu'elle se moqueroit de l'offre de ses services, et de la déclaration qu'il lui alloit faire de son amour; mais je sais que cette épigramme finissoit ainsi:
Elle va rire à tes dépens;
Mais, petit Nau, tu t'en consoles:
Si tu n'as de belles paroles,
Tu verras de fort belles dents.
Il fit aussi quelques couplets de chansons sur des airs du temps, c'est-à-dire quelques vaudevilles; et comme il savoit qu'il n'avoit point de génie pour la poésie, il n'avoit pas voulu s'y appliquer. M. de Voiture, qui étoit un excellent juge de ces sortes de talents, lui dit par raillerie dans la lettre huitième de leurs Entretiens, en lui répondant touchant quelques vers de sa façon qu'il lui avoit envoyés: «Mais je crois que vous aimez mieux que je vous loue de votre poésie que de votre prose, car Aristote dit que sur tous les ouvriers, le poète est amoureux de son ouvrage. En vérité, vos œuvres poétiques sont admirables! et je veux mourir si vous ne faites des vers comme Cicéron [352]!»
Il lui avoit dit de même dans la précédente, qui est la seconde de leurs Entretiens, par une pareille raillerie, qu'il faisoit sur quelques vers françois qu'il avoit composés en traduisant une épigramme grecque: «Je trouve au reste votre version du grec en vers françois fort heureuse; mais dites le vrai, combien de fois avez-vous invoqué Apollon pour cela [353]?» Ce que M. de Voiture lui disoit pour lui faire entendre qu'il paroissoit en ses vers qu'il avoit eu bien de la peine à les faire, qu'ils ne couloient pas de source, qu'ils avoient été mis ensemble à force de machines et d'engins, et enfin qu'Apollon n'avoit cédé qu'à son importunité pour lui aider à se tirer de l'embarras où il s'étoit jeté de gaîté de cœur, et dont il ne pouvoit se dégager sans son secours.
Cependant il disoit avec Montaigne: «L'histoire, c'est plus mon gibier, ou la poésie que j'ayme d'une particulière inclination; car, comme disoit Cléanthes, tout ainsi que la voix contraincte dans l'estroict canal d'une trompette sort plus aigüe et plus forte; ainsi me semble-il que la sentence pressée aux pieds nombreux de la poésie s'eslance bien plus brusquement, et me fiert d'une plus vifve secousse [354].» Il est vrai qu'il étoit persuadé que c'étoit chez les excellents poètes que se rencontroit la sublime, douce et vive éloquence, selon les genres différents de poésie; que les lumières étoient plus pures et plus brillantes chez eux que chez les orateurs; que les expressions y étoient plus nobles, plus fines et plus surprenantes; que les inventions ingénieuses, touchantes, merveilleuses et adroites couloient toutes des sources qu'ils avoient ouvertes; que les poètes avoient les premiers trouvé les diverses figures, et qu'ils avoient enseigné l'art de s'en bien servir, pour exciter dans les esprits d'infinis mouvements, comme Plutarque l'a dit de Sapho, en la comparant à Cacus, fils de Vulcain, qui jetoit feu et flammes par la bouche; qu'ils avoient en un mot fait voir les grâces du discours avec tous leurs appas, leurs attraits et leurs charmes, aussi bien que cette puissance avec laquelle le poète tonne, éclaire, foudroie, et emporte à son gré les volontés les plus mutines et les plus rebelles; il disoit enfin que les beaux vers, la noble et la grande poésie lui sembloient autant au-dessus de la bonne et de la belle prose, que le langage des Dieux est au-dessus de celui des hommes, et que c'est une monnoie d'or, qui a beaucoup de prix, quoiqu'elle ait peu de masse et peu d'étendue.
C'est ce qui l'avoit obligé d'apprendre tout Horace par cœur, et les plus beaux endroits des autres poètes, tant grecs que latins. Il les avoit traduits en prose, avec toute la délicatesse, toute la force et l'éloquence qu'il avoit cru pouvoir répondre à leur beauté.
Il savoit de même tous les vers de Malherbe, et il avoit pris un soin particulier d'étudier ses merveilleux ouvrages, sur lesquels il avoit travaillé. Il avoit voulu en faire voir, par une espèce de commentaire, l'excellence et les rares avantages, soit en y faisant remarquer ce que cet auteur a de pensées sublimes, nouvelles et finies [355], et d'expressions admirables, soit en défendant quelques endroits contre les injustes attaques de critiques qui en jugeoient avec moins de savoir que d'envie et de jalousie. Enfin il n'y avoit point de beaux vers en notre langue qu'il n'eût lus, et dont il n'eût rempli sa fidèle et vaste mémoire, aussi bien que de ceux des poètes italiens, entre lesquels le Tasse, comme de raison, avoit le premier rang dans son esprit.
Voyons maintenant, monsieur, l'effet des remèdes de l'apothicaire de Conlie, qui eurent d'abord assez de succès. Il m'a semblé que je prolongeois la vie du malade, en différant de vous dire qu'au bout de quatre à cinq jours, il sentit les inquiétudes qu'une chaleur interne lui causoit, non-seulement revenues comme auparavant, mais de beaucoup augmentées, malgré toute la puissance des drogues de celui qui lui avoit promis de le guérir, et qui commençoit lui-même à reconnoître qu'il travailloit en vain, et qu'au lieu d'une paix solide et entière, il ne lui avoit obtenu qu'une trêve de courte durée.
Ce qui fut encore plus fâcheux, c'est qu'il se fit un second transport au cerveau, qui lui fit, comme le premier, perdre toute connoissance; et quoiqu'il eût moins duré, comme il fut violent, il l'affoiblit beaucoup.
On se servit de l'occasion qu'en donna ce second accident, pour le porter, plus particulièrement qu'on n'avoit fait jusqu'alors, à songer à la mort, et le disposer à se mettre en état de bien mourir. Il témoigna à tout ce qu'on lui dit là-dessus, qu'on lui faisoit grand plaisir, et, élevant son esprit à Dieu, il dit forces choses dévotes et touchantes. Il allégua même quelques beaux passages de l'Ecriture et des Pères; car en l'état où il se trouvoit, et durant tout le cours de sa maladie, sa mémoire demeura dans toute sa force. Il parut extrêmement persuadé de ce qu'il disoit, et il édifia tous ceux qui l'entendirent. Après qu'il eut parlé, comme il fit, près de demi-heure, se reposant quelquefois et écoutant ce qu'on prenoit le temps de lui dire, dans les mêmes pensées, il souhaita qu'on lui fît venir le Père Hameau, alors supérieur de l'Oratoire de cette ville. Il lui fit sa confession, et ce Père étant homme de piété et de beaucoup de lumières, ils eurent ensemble plusieurs entretiens, dans lesquels il parut que le malade jouissoit aussi entièrement de son esprit, que si son corps eût été en santé; car, à ce que m'a dit plusieurs fois ce Père, il n'étoit pas concevable combien, sur les différents sujets de dévotion dont ils parlèrent, sa mémoire et son entendement lui fournirent de belles et d'excellentes choses qu'il avoit puisées dans la lecture des Pères, et combien il en produisoit de lui-même sur-le-champ, par les judicieuses réflexions qu'il y faisoit.
Son mal, qui s'augmentoit toujours, ne laissoit pas néanmoins de lui donner quelques heures de relâche, et il en concevoit aussitôt quelque espérance de guérison, tant l'amour de la vie est attaché à l'homme par sa propre nature, et tant cet amour l'aveugle aisément sur ce qu'il lui est le plus important de connoître, puisqu'il n'y en a point d'où dépende plus souverainement son mal ou son bien. Comme on s'apercevoit de l'inclination qu'il avoit à prendre ces espérances, qu'on étoit assuré qu'elles étoient fausses, et qu'on ne vouloit pas qu'il s'y trompât, on lui disoit toujours qu'il devoit se détacher de l'amour de la vie de ce monde, pour ne penser qu'à la vie éternelle.
Il lui survint une troisième attaque d'un transport au cerveau; elle fut plus légère et de plus courte durée que les deux précédentes. Elle obligea, quand il fut revenu, à lui faire voir que la fin de sa vie s'approchoit. Il avoit communié deux fois, et il avoit reçu le saint viatique. On lui proposa de recevoir l'extrême-onction. Il la reçut fort chrétiennement, je veux dire avec une entière connoissance de l'action sainte qui se faisoit sur lui, pour son salut, par ce sacrement, en témoignant qu'il prenoit une parfaite confiance en la bonté de Jésus-Christ, qui l'a institué, et en se résignant tout-à-fait à la miséricorde de Dieu, à qui il demandoit pardon de ses péchés avec beaucoup de marques de douleur de l'avoir offensé. Il répondit avec beaucoup de présence d'esprit à M. son curé qui le lui administra, et il dit sur ce sujet plusieurs choses qui témoignoient sa foi, et qui étoient d'édification et de piété.
Le lendemain il se trouva un peu mieux, et il se fit lever dans sa chaise, où il étoit quand deux Pères Minimes le vinrent voir. Ils lui firent un compliment sur la part qu'ils prenoient à son mal, et ils lui dirent qu'ils avoient prié Dieu pour lui dans leur communauté, et qu'ils continueroient de le faire. Il les remercia avec des paroles fort élégantes et fort affectueuses, parlant toujours bien en toutes occasions, par la très-longue habitude qu'il s'en étoit faite. Il les pria de le secourir par leurs prières, et il les assura que la première visite qu'il feroit, dès qu'il seroit guéri, seroit dans leur maison, pour leur rendre grâces de l'amitié qu'ils lui faisoient paroître. Ces bons Pères, ayant passé une demi-heure dans cette conversation, se retirèrent. Nous vîmes, par la promesse qu'il leur avoit faite, qu'il reprenoit toujours des espérances trompeuses, qui pouvoient le détourner des vues qu'il devoit avoir pour celles du ciel. Nous fîmes revenir le Père Hameau et M. le curé de la paroisse, qui lui firent entendre doucement qu'il ne devoit se remplir que des pensées qui regardoient les choses de son salut, afin de mourir dans la douleur d'avoir offensé Dieu, et d'obtenir sa grâce pour vivre éternellement avec lui, puisqu'il pouvoit assez reconnoître, par l'opiniâtreté invincible de son mal, que la volonté de Dieu étoit qu'il quittât la terre pour le ciel. Il se soumit tout aussitôt à ces sages et saints avis, et il remercia beaucoup ceux qui les lui donnoient, leur disant qu'il alloit tâcher d'en tirer tout le profit qui lui seroit possible.
Deux jours avant qu'il mourût, il fut tourmenté d'une chaleur interne qui l'inquiéta, et comme il se trouva très-foible, au lieu que lorsqu'il avoit plus de force on le portoit de son lit dans une chaise, on ne fit plus que le tirer doucement d'un côté à l'autre de ce lit. Enfin, le treize du mois de mai, ne paroissant point être proche du dernier moment, il voulut qu'on le levât dans une chaise qui étoit au chevet de son lit. Il s'y ennuya bientôt, et il s'y trouva même fort incommodé. Il demanda avec empressement qu'on le remît dans son lit; ce qu'on fit à l'instant même; mais dès qu'il y fut recouché, il dit que sa camisole étoit pliée sous son côté et qu'elle le blessoit. Il pressoit fort qu'on lui ôtât ce pli, et quoiqu'on fît tout ce que l'on pouvoit pour le satisfaire, et qu'après y avoir bien regardé, on l'assurât qu'il n'y avoit plus rien qui lui pût nuire, et qu'on avoit ôté le pli, cela ne servit qu'à augmenter l'émotion où il étoit, et que lui causoit, sans doute, une douleur qui venoit de ses maladies. Il commanda même avec des paroles aigres et injurieuses à son lecteur, qu'il voyoit occupé à le secourir, de lui ôter donc ce pli qui lui faisoit une si sensible douleur. Dans ce même temps et tout d'un coup, il vint dire: «Ah! voici bien autre chose!» J'ouis cette parole aisément, parce que j'étois tout proche de son chevet, tandis que M. Depoix, son lecteur, et M. Pauquet, qui étoient dans la ruelle, tâchoient de faire disparoître le pli de sa camisole.
J'aperçus dans ce moment, en le voyant s'agiter, et remarquant quelque changement en son visage par le mouvement de ses yeux, par les différentes couleurs que prenoit son teint, et plus encore par sa bouche qu'il ouvroit extraordinairement, qu'il se faisoit un grand débord de son cerveau. Je me jetai brusquement sur son lit, et par un grand et prompt effort, je mis le malade en son séant, lui criant qu'il songeât à Dieu, qu'il lui offrît son âme et qu'il lui demandât pardon de ses fautes, et dans ce moment je le vis expirer, un flegme qui lui remplit toute la bouche l'ayant étouffé.
M. Pauquet, après quelques légères lamentations, donna ordre à l'enterrement, qui, le lendemain, se fit solennellement dans l'église cathédrale.
Environ deux mois après sa mort, M. Pauquet, par la faveur de M. de Pellisson, reçut les douze cents écus dus à son défunt patron pour la dernière année de ses gages d'historiographe du roi. Il employa cette somme à fonder un service dans l'église cathédrale, pour y être célébré à perpétuité pour le repos de l'âme de son défunt maître et de son très-libéral bienfaiteur, et il fit mettre une tombe de pierre sur la fosse, où on lit cette épitaphe:
Hic jacet venerabilis ac circumspectus vir
Dominus Petrus Costar, presbiter, Parisijs oriundus,
In sacrâ theologiæ Facultate Parisiensi
Baccalaureus formatus, nec non archidiaconus
De Sabolio.
Obijt decimâ tertiâ maij, anno salutis 1660.
Requiescat in pace.
Omnia omnibus.
VIE
DE LOUIS PAUQUET,
CHANOINE ET ARCHIDIACRE DU MANS.
A M. L'ABBÉ MÉNAGE.
Louis Pauquet, monsieur, naquit à Bresles, bourg de Picardie, près de Beauvais. Son père étoit un pauvre paysan, qui travailloit au labourage dans une terre qu'avoit en ce lieu-là M. Chastelain, parent de M. de Rueil, évêque d'Angers, et dont vous avez vu autrefois le fils être l'un des adjudicataires des gabelles. Comme ce pauvre homme avoit plusieurs enfants, il fit en sorte de se décharger de celui-là, en le donnant à madame Chastelain, pour lui servir de laquais. Louis Pauquet demeura chez cette dame pendant quelques années, quoiqu'elle s'aperçût qu'il avoit une furieuse inclination pour le vin; mais comme il avoit beaucoup de mémoire, et qu'il retenoit facilement ce qu'elle lui ordonnoit de dire, dans les différents messages dont elle le chargeoit, et les réponses qu'on lui faisoit, elle en souffrit pendant quelques années; mais cette passion pour l'ivrognerie s'accrut tellement, que Pauquet lui devint insupportable. Comme madame Chastelain avoit de la charité pour le père de ce jeune garçon, elle ne voulut pas que le fils eût perdu le temps qu'il avoit passé à son service, et elle se résolut à lui faire apprendre un métier; lui en ayant donné le choix, il prit celui de tourneur. Le soin qu'eut son maître de le tenir assidu à son travail, et le peu de moyens qu'il avoit d'acheter du vin, dans un lieu comme Paris, où il est cher, firent qu'il passa une grande partie du temps de cet apprentissage sans qu'on le vît ivre; cela fit croire qu'il s'étoit corrigé de ce défaut. Il apprit cependant qu'on vouloit donner à MM. de Ruzé, neveux de M. l'évêque d'Angers, et fort proches parents de M. Chastelain, un valet de chambre pour les servir au collége de La Flèche, où on les envoyoit, afin de les tenir près de leur oncle. Pauquet, ennuyé de son métier, s'offrit, et il fut reçu. On pensa que son âge de dix-huit à dix-neuf ans l'avoit rendu plus sage.
Lorsque ces jeunes enfants furent à La Flèche, les Jésuites, qui en avoient un soin particulier, et qui surveilloient la conduite de leur valet, ne laissoient sortir ce dernier que les jeudis; mais il ne revenoit jamais, le soir, sans être complètement ivre; ce qui obligea ces Pères de l'empêcher entièrement de sortir, ayant reconnu qu'il n'y avoit que ce moyen de le retenir. En cet état de contrainte, il s'ennuyoit beaucoup dans le collége, parce qu'il étoit privé de la douce liqueur du vin. Les Jésuites lui en donnoient si peu à chaque repas, et de si bien trempé, qu'il le comptoit pour rien.
Il fit alors de nécessité vertu; il considéra qu'il n'avoit que très-peu d'occupation auprès de ses jeunes maîtres, qui alloient deux fois le jour en classe, et il se mit en tête d'apprendre la langue latine: il y fut d'ailleurs porté par le Préfet de la chambre où étoient les jeunes enfants qu'il servoit. Ce Père avoit reconnu qu'il avoit beaucoup de mémoire, et qu'il ne manquoit pas d'esprit; et d'autant qu'il en tiroit, en son particulier, quelque service, il avoit pris de l'affection pour lui, jusqu'à vouloir bien se donner la peine de lui enseigner les premiers éléments de la langue latine.
Il y fit tant de progrès, qu'ayant commencé, vers le milieu de l'année, à s'y appliquer, il fut capable d'entrer, à l'ouverture des classes de l'année suivante, dans la cinquième; et, sa mémoire secondant toujours son application, il se trouva qu'à Pâques il savoit tellement tout ce qu'il pouvoit apprendre dans cette classe, qu'on le fit monter en quatrième. Il s'y rendit si savant à la fin de l'année, qu'on lui donna la troisième, où il passa toute l'année; mais son Régent et le Préfet des classes qui examinèrent sa composition, et qui l'interrogèrent, jugèrent à propos de ne le point arrêter dans la seconde; ils le mirent en rhétorique, où en peu de temps il surpassa tellement tous les autres écoliers, qu'on fut obligé de lui donner une place fixe pour leur laisser le moyen d'exercer leur émulation, et de se disputer la première, qu'il auroit toujours occupée.
Ces Pères, étonnés de cette merveilleuse facilité, ne pouvoient s'empêcher d'avoir de l'estime pour lui; ils avoient même l'indulgence de le laisser aller dans la ville quelques jeudis, persuadés que les belles connoissances dont ils lui avoient rempli l'esprit l'auroient éclairé et lui auroient mieux fait comprendre la honte qu'il y a de noyer sans cesse sa raison dans le vin; mais cela ne servit qu'à leur faire reconnoître que les fortes inclinations que la nature donne au mal ne se changent point, et qu'elles aveuglent toujours l'entendement; car il rentroit toujours ivre dans leur collége, et le Père Jésuite, qui étoit chargé du soin de MM. de Ruzé, crut devoir en donner avis à M. l'évêque d'Angers, leur oncle, qui avoit accoutumé de dire, les jeudis de Pauquet, pour faire entendre des jours de débauche et d'ivrognerie.
Il reconnut, par ce nouvel avis, que l'ivrognerie étoit un mal sans remède dans ce jeune homme, et il se résolut de lui donner son congé, lorsqu'il seroit revenu à Angers, avec ses maîtres, pour y passer le temps des vacations, comme il faisoit chaque année. Il s'affermit surtout en cette résolution par la pensée qu'un défaut de cette sorte ne le rendoit pas seulement incapable de bien servir ses neveux, mais pouvoit encore être à ceux-ci d'un mauvais exemple.
Les neveux du prélat étant venus à l'ordinaire à Angers, il se rencontra, heureusement pour M. Pauquet, que M. Costar, qui étoit auprès de M. d'Angers, en qualité de bel-esprit, eut besoin d'un homme qui le servît dans ses études, à la place d'un autre qui le quittoit pour se marier. Comme M. Costar savoit que M. Pauquet écrivoit bien, et qu'il entendoit la langue latine, il le crut propre à lui rendre les services qu'il désiroit, et il le prit avec lui.
M. Costar fit tout ce qu'il put pour lui ôter l'amour du vin; mais il y perdit ses peines, et le seul remède qu'il y trouva, fut de l'occuper extrêmement, et de ne lui permettre de sortir de son cabinet que le moins qu'il se pourroit; car lorsqu'il étoit obligé de l'envoyer en quelque lieu que ce fût où il y avoit du vin, il n'en revenoit jamais sans en avoir pris au-delà de la mesure; et pour se procurer ce plaisir, il s'accostoit toujours de petites gens, surtout des sommeliers des grandes maisons, et de tous ceux généralement qui pouvoient le faire boire sans cérémonie, à toute heure et en toutes sortes de lieux.
Mais ce qui étoit plus fâcheux, c'est que le vin, qui, comme les lions et les tigres, a quelque chose de féroce que rien ne peut apprivoiser, lui montoit d'abord à la tête, et commençoit dès le second verre à le faire parler, l'obligeoit de contredire, mais assez légèrement, à tout ce que l'on disoit; au troisième, il haussoit tout-à-fait sa voix, et il devenoit véhément orateur, plus véhément encore au quatrième. Il poussoit ensuite sa contradiction à tort et à travers, et il se répandoit en paroles injurieuses; en sorte qu'il avoit besoin souvent de gens sages pour engager ceux qu'il offensoit à ne pas prendre garde à ce qu'il disoit, et pour les empêcher de le maltraiter. Il lui est arrivé plusieurs fois d'être battu, quand il se rencontroit avec d'autres ivrognes qui ne le connoissoient pas, ou qui étoient aussi emportés que lui. En cet état, ne pouvant proférer aucune parole intelligible, il contredisoit encore injurieusement d'une voix rauque et balbutiante, et, ne pouvant plus parler, il se portoit à battre les laquais. Il s'en rencontroit assez souvent qui, en repoussant sa brutalité, le déchiroient de coups; je l'ai vu plus d'une fois le visage emporté de leurs griffes; car, en revenant ivre de la ville, il les cherchoit pour les battre, ou, à leur défaut, le premier qu'il trouvoit dans la cuisine. Il arriva une fois qu'ayant bu avec excès, il eut encore le dessein d'entrer à une comédie des machines, au Palais-Royal, où le Roi logeoit alors, et il prétendit passer au travers des gardes qui le repoussèrent, sa mine ne lui attirant aucune considération. Il s'opiniâtra, mais il reçut tant de coups de hampe de hallebarde, que vraisemblablement ils l'eussent estropié, s'il n'eût été reconnu par une femme de qualité, des amies de M. Costar, qui se trouva heureusement à la porte du palais. Elle arrêta les gardes, qui eurent du respect pour elle, et elle fit retirer M. Pauquet.
Hors de l'ivresse et de sang-froid, il avoit beaucoup d'imagination, et quand elle s'échauffoit par quelque chose qui le choquoit, ou qui lui plaisoit, elle lui fournissoit des pensées nouvelles subtiles et fines; elle lui produisoit mille inventions pour se tirer d'affaire, ou pour en faire à ceux qu'il n'aimoit pas. Il avoit peu de sincérité dans ses paroles, parce que le sang-froid et la raison qui lui faisoient promettre, et qui le portoient à suivre le bien, étoient bientôt renversés par le vin, qui le rendoit toujours félon et extravagant, et il auroit même été dangereux, si M. Costar, son maître, ne l'eût souvent retenu, et s'il n'eût été plus touché que lui de la crainte du blâme qui suit les friponneries, et de l'honneur du monde qui donne la bonne réputation. Il agissoit néanmoins souvent si impétueusement que rien n'étoit capable de le retenir. Il étoit artificieux, et il avoit acquis à l'école de M. Costar une belle facilité de parler qui lui donnoit le moyen de couvrir si bien ses artifices, sous les apparences d'une franchise naïve et picarde, qu'il étoit difficile de ne s'y pas laisser prendre.
Il écrivoit purement, et son style, qui étoit moins orné que celui de M. Costar, paroissoit plus naturel, plus aisé et plus libre [356], et il avoit presque partout une certaine gaîté et un agréable enjouement qui ne lui donnoient pas de médiocres beautés. Il y mêloit toujours, à la façon de son patron, quelques passages d'auteurs latins, grecs, italiens ou espagnols, quoiqu'il ne sût que très-peu ces trois dernières langues. Il trouvoit ces passages dans sa mémoire, ou dans les lieux communs de M. Costar, dont il disposoit comme son maître, et il les savoit si bien employer, qu'ils lui devenoient propres et donnoient beaucoup de plaisir par tout ce qu'ils avoient d'ingénieux et de naturel dans leur application. Il paroissoit, dans ses lettres, tout rempli d'un zèle ardent et sincère pour ceux à qui il écrivoit, et en cela il avoit plus d'art que de vérité, tant les paroles sont de lâches esclaves toujours prêtes à servir ceux qui s'en sont rendus maîtres par l'étude, ou à qui la nature les a données.
Il étoit d'autant plus capable de tromper ceux à qui il parloit, que rien en lui ne préoccupant par la beauté ou la bonne mine, il sembloit dire toutes choses bonnement, et comme ayant ce que l'on appelle le cœur sur les lèvres; il étoit aisé à mettre en colère, même à jeun, et cette colère lui donnoit de la hardiesse, comme le vin lui donnoit de l'impudence. Mais quand il n'étoit excité ni par l'un ni par l'autre, il ne parloit que fort peu, et il se montroit doux et humain; il étoit sujet à prendre des aversions dont il revenoit difficilement, et qu'il poussoit très-loin quand il étoit contredit. Il étoit d'un travail infini dans la lecture et dans l'écriture; il y passoit tout le temps que M. Costar le retenoit auprès de lui, sans lui permettre de sortir de son cabinet; et parce que, dans les repas ordinaires du dîner ou du souper, il se seroit laissé emporter à trop boire, M. Costar lui disoit, quand il le faisoit manger avec lui, et qu'il n'étoit pas obligé de le laisser aller dîner à la table du commun: «Mon fils Pauquet, garde-moi ta tête;» et il empêchoit souvent qu'on ne lui apportât du vin toutes les fois qu'il en demandoit, et lorsqu'il s'apercevoit qu'un laquais, lui versant de l'eau dans son verre, ne lui en laissoit tomber qu'une seule goutte qui se fendoit en deux sur le bord pour n'y entrer qu'à demi, il lui disoit: «Tu ne fais faire, mon fils Pauquet, que la cérémonie, fais-y-en mettre davantage;» alors il présentoit une seconde fois son verre au laquais, qui recommençoit à verser un peu mieux, en sorte qu'il y entroit cinq ou six gouttes; mais, pour se récompenser de la perte qu'il croyoit avoir faite, quand il voyoit M. Costar occupé à parler ou à manger, il faisoit signe au laquais de lui apporter à boire, et le laquais lui apportoit un verre plein de vin. M. Pauquet le recevoit et se détournoit pour le boire sans être aperçu. M. Costar l'y surprenoit quelquefois, et alors, en se réjouissant, il se mettoit à crier: «Le roi boit,» ou à faire quelque autre plaisant cri, pour lui faire connoître qu'il s'apercevoit bien qu'il buvoit à la sourdine; mais M. Pauquet ne s'étonnoit pas pour ce bruit, et il ne laissoit pas d'avaler au plus vite. Il ne prenoit néanmoins en ces repas que du vin de contradiction, ainsi que l'appeloit M. Costar, et il ne s'en donnoit pas jusqu'à l'ivresse; une demi-heure ou une heure de sommeil lui faisoit évaporer ce qui lui étoit monté de fumées au cerveau, et cela n'empêchoit plus ensuite qu'il ne lût ou n'écrivit.
Il étoit d'une santé robuste et sujet à peu de maladies. Il en eut une à Angers, qu'une fièvre continue et violente de quinze ou seize jours rendit très-grave, et durant laquelle il disoit sans cesse, en délire, qu'il n'avoit point de tête. Il se trouva dans la maison un jeune homme et une jeune fille assez simples, ou assez aveugles eux mêmes, pour faire dans sa chambre, devant lui, ce qu'ils pensoient que ne verroit pas un homme qui ne devoit point avoir d'yeux, puisqu'il disoit qu'il n'avoit point de tête; mais il ne laissa pas néanmoins de les voir fort bien, et, étant guéri, de se souvenir de leur action. Il eut, à l'âge de cinquante ans, la fièvre-quarte pendant près de dix mois; il étoit sujet à de grands rhumes qui lui donnoient quelques accès de fièvre dont il se guérissoit en se faisant saigner et en s'abstenant entièrement de vin. Il ne fut presque jamais touché de l'amour des femmes, auxquelles il lui eût été bien difficile de plaire, étant aussi désagréable et dégoûtant par sa bouche de travers et presque toujours écumante, par ses yeux louches, son nez assez mal fait, ses lèvres grosses et d'une couleur livide, à moins qu'il n'en eût rencontré qui fussent du naturel des louves, qui préfèrent toujours le plus laid.
Il avoit quarante-sept ou quarante-huit ans, quand il prit les premiers ordres et qu'il se fit prêtre, sans garder les interstices, par la dispense qu'il en obtint en cour de Rome. Ce fut pour se mettre en état de posséder la cure de Saussay, à quatre lieues du Mans, que M. de Lavardin lui donna, en l'obligeant de se défaire, en faveur d'un de ses domestiques, d'un petit prieuré de Poitou, de cinquante écus ou deux cents livres de rente dont il l'avoit pourvu, dès le temps qu'il étoit dans la retraite en son abbaye de Saint-Liguières. La raison qu'eut ce prélat d'en user ainsi, fut que ce bénéfice étoit à la bienséance de cet autre domestique poitevin, qui venoit d'embrasser la profession ecclésiastique. Ce même prélat avoit aussi pourvu M. Pauquet, long-temps auparavant, d'une des prébendes de Saint-Calais, qui lui demeura avec cette cure de Saussay.
Comme dans les Mémoires que je vous ai envoyés, Monsieur, de la vie de M. Costar, je vous ai fait connoître plusieurs choses de celle de M. Pauquet, qui en faisoient partie, et que je vous ai appris de quelle sorte M. Costar l'institua son héritier et le fit son successeur en ses bénéfices, je ne vous en parlerai point ici; je vous dirai seulement que, M. Costar étant mort, M. Pauquet eut affaire à un mauvais maître, en ce qu'il se trouva abandonné à sa propre conduite. Il retint le cuisinier de son patron, et se mit à faire grand'chère et à boire incessamment, et cela avec le plus de canailles qu'il put, d'autant qu'il étoit embarrassé et contraint avec les honnêtes gens. C'est chose étrange que la veille du service de son maître et de son bienfaiteur, étant venu dans l'église cathédrale pour assister aux vigiles qui se chantoient pour l'office du lendemain, au sortir de l'église, il s'en alla dans une salle, sous les bâtiments de l'évêché, qui servent de logement au concierge, et, ayant trouvé des cochers, des palefreniers et d'autres gens de cette sorte, il se mit à boire avec eux jusqu'à un excès si grand, qu'à peine put-il revenir au jardin de M. de Lavardin, où il étoit logé. Cela me donna occasion de lui dire ce que je pensois de cette conduite qui le couvriroit de honte, s'il ne la quittoit entièrement, et surtout étant sur le point d'entrer dans une compagnie qui ne la pourroit voir sans la blâmer et donner tout l'ordre nécessaire à l'empêcher. Enfin je lui remontrai, avec toute la force et toute la douceur que je pus, qu'en se déshonorant, il déshonoroit encore davantage la mémoire de son patron, qui se trouveroit ne lui avoir laissé du bien que pour assouvir une passion brutale, indigne d'un homme qui, ayant de l'esprit et de l'entendement, devoit avoir de la sagesse et de l'honnêteté. Tous mes conseils ne servirent qu'à m'en faire haïr et à l'éloigner de moi. Ils ne laissèrent pas néanmoins de le toucher en quelque façon; car ils le portèrent à délibérer en lui-même assez long-temps s'il ne lui seroit point meilleur de permuter les bénéfices dont il étoit revêtu, pour des bénéfices simples qui lui laissassent plus de liberté de vivre à sa fantaisie, que d'entrer dans une compagnie où il se trouveroit sujet à plus de régularité et contraint de garder plus de mesures de bienséance. Cela fit qu'il reçut, durant un mois ou six semaines, quelques propositions de permutation. Mais n'y trouvant pas son compte, et ayant commencé à goûter le plaisir de bien boire avec quelques-uns des chantres de l'église cathédrale dont le gosier étoit le plus altéré, il se résolut d'y prendre possession de sa prébende et de son archidiaconé: ce qu'il fit, après avoir renvoyé avec assez de peine, et moyennant quelque argent, dans leur pays, une sœur qui étoit venue de Bresles, avec son mari et trois ou quatre enfants, qu'ils avoient apportés à leurs cols, et menés par la main. Ces pauvres gens s'imaginèrent mal à propos, sur la nouvelle qu'ils avoient reçue, par un de ses neveux, de la bonne fortune qui lui étoit arrivée, qu'il les alloit faire vivre heureusement dans sa maison, ou les établir richement dans la ville.
Au commencement de son installation dans l'église cathédrale, il hanta quelques-uns des plus sobres du chapitre, et même les plus honnêtes gens de ceux qui étoient susceptibles de boire avec lui, et il leur fit toujours bonne et grande chère; mais il fut bientôt lassé de la compagnie de personnes pour qui il étoit obligé d'avoir quelque considération, et qui lui causoient de la contrainte. Il lui fallut de vrais et de purs ivrognes; il les appeloit toujours à son dîner et à son souper. Il ne déjeûnoit jamais: et c'étoit un grand avantage pour lui, car il n'étoit point ivre le matin, et en ce temps, il venoit à l'église comme un autre chanoine; mais ce n'étoit pas la même chose après le dîner, quand il lui prenoit fantaisie d'y venir. Il continua sa dépense avec ces sortes de gens, car il ne pouvoit souffrir une table peu ou mal couverte: il la vouloit toujours abondante en plusieurs mets, quoiqu'il n'y mangeât que quelques croûtes de pain, son objet principal étant d'avaler beaucoup de vin, dont il avoit grand soin de tenir sa cave pleine, et qu'il choisissait dans les meilleurs crûs. Comme il faisoit tout sans économie et sans prendre garde s'il pourroit soutenir cette dépense, il se jeta inconsidérément dans une vie désordonnée qu'il ne put soutenir avec le revenu de ses bénéfices qui montoient à plus de deux mille cinq cents livres. Il y consomma avec honte, en peu de temps, tout l'argent comptant qu'il avoit trouvé dans la cassette du défunt, qui montoit à la somme de quatre à cinq cents louis d'or. Il y suppléa ensuite par la vaisselle d'argent qu'il vendit, ou qu'il donna en paiement à des marchands qui le pressoient de les payer. Car il ne payoit jamais rien autrement, et la plus grande aversion qu'il eut après celle de boire de l'eau, quand il n'étoit point enrhumé, étoit de payer où il devoit. Cette manie étoit telle que, du vivant de M. Costar, dont il avoit l'argent entre les mains, et dont il faisoit toute la dépense, quand il venoit un ouvrier ou un marchand pour se faire payer, il le renvoyoit toujours le plus long-temps qu'il pouvoit sans lui rien donner; nul n'étoit payé, à moins qu'après avoir rencontré M. Costar, et s'être plaint à lui de ce qu'on lui faisoit faire tant de voyages inutiles, M. Costar ne se fût mis à gronder et à quereller ce domestique. Alors, dans la colère que lui causoient les réprimandes de son maître, M. Pauquet alléguoit, pour s'excuser, mille fausses raisons; et ne pouvant encore se résoudre à compter et à payer entièrement, il donnoit presque toujours brusquement et avec dépit plus qu'on ne lui demandoit, et sa folle colère le livroit à la merci de ceux avec qui il agissoit de cette sorte, et dont il prenoit même les parties sans les lire et sans songer jamais à les revoir.
Cependant il avoit toujours été l'intendant et l'unique maître des affaires de son patron, qui y entendoit encore moins que lui, tant les beaux-esprits en sont incapables, et tant ils croiroient se faire tort s'ils employoient quelque peu de leur temps à songer au détail de leur subsistance, et à ce qui doit assurer le repos et le loisir dont ils ont besoin. Ils aiment mieux suivre les lumières pures et vives qu'ils reçoivent de l'étude des belles choses auxquelles ils s'appliquent, et qui peuvent seules les contenter, præter laudem, nullius avaris.
Dans un temps peu éloigné du décès de M. Costar, M. de Pellisson, qui en chérissoit la mémoire, et qui avoit pris quelque affection pour M. Pauquet, dont il ne connoissoit que les qualités de l'esprit, lui fit toucher les douze cents écus de la pension du défunt, dont le terme se trouvoit échu peu de jours avant sa mort. Quelques-uns des chanoines, ses confrères, qui le hantoient, l'excitant à faire pour le repos de l'âme de feu son maître, et pour son propre honneur, la fondation dont il leur avoit quelquefois parlé, ils surent le prendre en si bonne humeur qu'il donna, pour cet objet, toute la somme à l'église de Saint-Julien: ç'a été le seul louable et légitime emploi qu'il ait fait du bien dont sa bonne fortune l'avoit comblé.
Il mangea presque tout en sept ou huit années, et comme il n'avoit nul ordre dans l'esprit, il n'en avoit point aussi dans ses affaires, et le goût de la crapule ne lui auroit pas laissé le temps d'y en apporter, quand il en auroit eu quelque désir.
Cependant il aimoit les procès, et dans l'impétuosité ardente que lui donnoit son vin de contradiction, il en entreprit deux ou trois si mal à propos, qu'il se fit condamner, envers ses parties adverses, aux dépens, qui se trouvèrent fort considérables, parce qu'il avoit entassé chicane sur chicane. Ce qui étoit singulier, c'est que, nonobstant la fureur avec laquelle il se portoit à entreprendre ces procès, quand il étoit temps de les faire juger il les négligeoit, et ne vouloit pas prendre la peine de voir un juge pour l'instruire plus particulièrement de ses prétentions, soit qu'il désespérât du succès, ou que sa passion pour la crapule se trouvât plus forte que son goût pour la dispute. En cet état il se vit forcé d'acquitter ses dettes, ce qui étoit pour lui la plus fâcheuse chose du monde; mais s'il n'aimoit point à payer, il n'avoit point aussi d'avidité à se faire payer, et il étoit aussi doux créancier que cruel débiteur. Pour se tirer de ce fâcheux embarras, sans délibérer beaucoup, et suivant son naturel impétueux, il se résolut de se jeter entre les bras de messieurs Hardy, pour se décharger de toutes sortes d'inquiétudes et de soins, et pour vivre dans l'aisance, et dans une entière liberté, c'est-à-dire dans une profonde oisiveté. Ce qui peut causer quelque étonnement, c'est qu'encore qu'il eût passé trente ans auprès de M. Costar, à lire et à écrire sans cesse, et que cette longue habitude dût lui être passée en nature, cependant depuis la mort de son maître, si on en excepte quelques lettres qu'il écrivit de temps en temps à Paris, il ne mit pas une seule fois la main à la plume, ni le nez dans un livre; quoiqu'à l'entendre parler, il eût le dessein d'entreprendre de grands ouvrages, et de mettre en bon ordre les papiers de son maître, pour les donner au public.
Mais comme vous serez bien aise, monsieur, de savoir ce qui lui donna particulièrement la pensée de se confier entièrement à messieurs Hardy, je vous dirai que ce fut l'amitié que lui témoignoit l'aîné de ces messieurs, qui a la charge de receveur des tailles de l'élection du Mans, et qui étant un homme agréable, de bonne chère et enjoué, lui plaisoit fort, et avoit acquis son estime, en l'admettant à sa table, et lui ouvrant sa bourse. Il n'eût pas plus tôt fait connoître son projet à M. Hardy l'aîné, que celui-ci l'assura qu'il auroit dans sa maison toute la satisfaction qu'il pouvoit désirer; et il fit si bien, qu'il porta M. Pauquet à exécuter ce dessein, en commençant par résigner ses bénéfices à son jeune frère, qui étudioit en Sorbonne. Et, parce qu'il connoissoit le résignant d'humeur légère et bizarre, afin qu'il ne s'avisât pas de révoquer, il lui proposa de passer quelque temps avec lui au bourg d'Yvré-l'Evêque, où il n'ignoroit pas que M. Pauquet aimoit fort à s'aller réjouir; ainsi ils s'en allèrent, et y demeurèrent autant qu'il fut nécessaire pour donner le temps à la résignation d'arriver à Rome, et d'y être admise. Ce temps qu'ils passèrent à bien boire n'ennuya pas M. Pauquet, qui fit bientôt suivre cette résignation du don de tout ce qui lui restoit de meubles; et afin d'en saisir ces messieurs, et de les en faire entrer en toute jouissance, lorsque son résignataire eut pris possession, il se démit de sa maison, et la lui fit prendre en chapitre, et par là il se trouva entièrement dans la maison de messieurs Hardy, et il les rendit les maîtres absolus de tout ce qu'il avoit. Il s'étoit seulement retenu quelques pensions sur ses bénéfices, dont il ne se faisoit point payer, car il n'avoit que faire d'argent, vivant chez ces messieurs, qui prenoient d'ailleurs le soin de lui fournir toutes les choses dont il avoit besoin, et qui acquittèrent toutes ses dettes. Ils avoient même la complaisance de souffrir qu'il amenât manger à leur table des chantres, et autres gens de cette sorte, avec lesquels il aimoit à boire. L'après-dîner il faisoit porter dans son logement, qui joignoit celui de ces messieurs, autant de vin et de choses propres à faire boire qu'il le vouloit. C'étoit particulièrement dans ce moment que des artisans et gens de néant le venoient trouver, et lui tenoient bonne compagnie tout le reste du jour. Comme il avoit avec eux une entière liberté, et qu'ils avoient pour lui une grande déférence, lui faisant toujours raison, et l'excitant à boire, il n'étoit jamais plus content que quand il les avoit avec lui. On peut dire que messieurs Hardy en ont usé très-honnêtement et avec la reconnoissance et la bonne foi qu'il s'en étoit promis. Je suis obligé de vous dire encore, monsieur, pour leur honneur, que non-seulement ils l'ont bien traité durant sa vie, mais qu'ils ont même donné après sa mort toutes sortes de marques qu'ils le reconnoissoient pour leur bienfaiteur. Cette mort arriva la soixante-troisième ou soixante-quatrième année de sa vie, par un rhume qui lui prit dans le bourg d'Yvré-l'Evêque, où il y avoit un mois qu'il s'étoit rendu pour y voir faire les vendanges, et pour y prendre de l'air et du vin, l'un et l'autre étant fort bons en ce lieu-là; ce rhume l'obligea de revenir à la ville, et lui tombant sur la poitrine, malgré toute la ptisane qu'il prenoit toute pure, comme il avoit accoutumé de faire en pareilles maladies, lui causa une fièvre continue qui l'emporta en huit jours.
Son successeur eut toutes sortes de soin de lui en cette extrémité, et surtout des choses qui regardoient le salut de son âme, et après qu'il l'eut fait inhumer dans l'église cathédrale, il y fonda une messe pour être célébrée à perpétuité au jour de son décès, afin d'implorer pour lui la miséricorde de Dieu, et outre les frais de son enterrement, il fit encore la dépense d'une tombe qui fut placée sur sa fosse, et où on lit cette inscription:
Hîc jacet venerabilis et circumspectus vir Ludovicus Pauquet, presbiter hujus ecclesiæ, canonicus præbendatus, atque archidiaconus de Sabolio, qui obijt die decimâ quartâ mensis novembris, M. D. C. LXXIII.
On auroit pu ajouter à cette inscription:
Amphora non meruit tam pretiosa mori.
LETTRES
DE MADEMOISELLE DE SCUDÉRY
A M. GODEAU, ÉVÊQUE DE VENCE.
SUR
MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.
Nous ne donnons point ici une notice biographique sur cette femme célèbre. Tallemant lui a consacré, ainsi qu'à son frère, un chapitre dans ses Mémoires [357]; Conrart a aussi laissé sur eux quelques détails [358]; nous avons inséré, dans la Biographie universelle de Michaud, des articles étendus sur le frère et sur la sœur [359]; les lecteurs pourront recourir à ces divers ouvrages; nous nous bornerons à de courtes observations qui ne seront pas déplacées à la tête du petit nombre de lettres de mademoiselle de Scudéry que nous publions pour la première fois.
Mademoiselle de Scudéry se présente à nos souvenirs comme un esprit prétentieux, guindé et plein d'affectation. On la juge d'après des ouvrages où, entraînée par le goût de son temps, elle a suivi une impulsion que vraisemblablement elle partageoit elle-même. Les interminables romans d'Urfé et de la Calprenède obtenoient les plus grands succès; obligée d'écrire pour réparer les torts de la fortune, mademoiselle de Scudéry, sous le nom de son frère, se mit à composer aussi des romans immenses, dans lesquels elle a reproduit les conversations subtiles et précieuses des illustres personnages qui, réunis à l'hôtel de Rambouillet, étoient alors le type de la politesse et des belles manières, et donnoient le ton à la ville et aux provinces. On ne lit plus Cyrus, où sont retracées les mœurs langoureuses que d'Urfé a peintes dans l'Astrée; on lit aussi peu la Clélie, où les héros de l'ancienne Rome composent de fades madrigaux, discutent sur des cartes allégoriques, et recherchent sérieusement la distance qui sépare Particulier de Tendre.
Il n'en est pas de même de ses Conversations; on peut encore les lire avec fruit, et même avec plaisir.
Il falloit bien que Madeleine de Scudéry fût une personne remarquable pour que toutes les célébrités de son temps en aient fait l'objet d'aussi grands éloges. Nous citerons ici les passages de plusieurs lettres qui lui ont été adressées; c'est une curiosité littéraire qu'il est bon de faire connoître: «L'occupation de mon automne, lui écrivoit Mascaron, est la lecture de Cyrus, de Clélie et d'Ibrahim... j'y trouve tant de choses propres pour réformer le monde, que je ne fais point de difficulté de vous avouer que, dans les sermons que je prépare pour la cour, vous serez très-souvent à côté de saint Augustin et de saint Bernard [360].»
Il venoit d'arriver dans son diocèse; il mande à mademoiselle de Scudéry qu'on lui a fait une sorte de triomphe: «L'amitié des peuples, toute grossière qu'elle est, ajoute-t-il, a par sa sincérité un charme qui se fait sentir et qui console de la perte des choses qui ont plus d'éclat à la vérité, mais moins de solidité. Je ne mets point dans ce rang, mademoiselle, cette bonne et généreuse amitié dont vous m'honorez depuis si long-temps; rien ne peut consoler d'être éloigné de vous, que la persuasion d'être toujours dans votre souvenir, et d'avoir une petite place dans le cœur du monde le plus grand et le plus généreux. Je ne manquerai pas de faire copier les sermons que vous désirez. Je souhaite qu'ils puissent vous plaire; votre approbation me donnera une joie moins tumultueuse à la vérité, mais plus solide que celle de toute la cour, et votre sentiment réglera celui que j'en dois avoir [361].»
Le cardinal de Bouillon venoit de prier Mascaron de prononcer l'oraison funèbre de Turenne; l'orateur avoit peu de temps pour se préparer à cette grande action, et dans l'espèce d'embarras où il se trouvoit, il écrivoit à mademoiselle de Scudéry: «Vous pouvez m'aider à éviter ces inconvénients, si vous avez la bonté de penser un peu à ce que vous diriez si vous étiez chargée du même emploi [362].» Fléchier, nommé évêque de Lavaur, ayant reçu un exemplaire de ses Conversations, lui adressoit les remercîments les plus délicats. «Il me falloit une lecture aussi délicieuse que celle-là, lui écrivent-il, pour me délasser des fatigues d'un voyage, pour me guérir de l'ennui des mauvaises compagnies de ce pays-ci, et pour me faire goûter le repos, où la rigueur de la saison et la docilité de mes nouveaux convertis me retiennent dans ma ville épiscopale; en vérité, mademoiselle, il me semble que vous croissez toujours en esprit; tout est si raisonnable, si poli, si moral et si instructif dans ces deux volumes que vous m'avez fait la grâce de m'envoyer, qu'il me prend quelquefois envie d'en distribuer dans mon diocèse, pour édifier les gens de bien, et pour donner un bon modèle de morale à ceux qui la prêchent. Les louanges du Roi sont partout si finement insérées qu'il s'en feroit, en les recueillant, un excellent panégyrique. Recevez donc, mademoiselle, avec mon remercîment, les louanges que vous donne un homme relégué dans une province, qui n'a pas encore perdu le goût de Paris, qui vous conserve toujours la même estime qu'il a eue toute sa vie pour vous, etc. [363].»
Les Conversations de mademoiselle de Scudéry, dans lesquelles la morale est revêtue de formes agréables, eurent le plus grand succès; elles paroissent avoir donné à madame de Maintenon l'idée d'en composer de plus simples, destinées à être récitées par les demoiselles de Saint-Cyr. Les jeunes élèves trouvoient dans ces petits ouvrages des enseignements de morale, et des notions sur les bienséances et sur ces nuances délicates qui étoient alors le partage exclusif de la haute société. Ce point nous a échappé quand, il y a quelques années, nous avons publié les Conversations inédites de madame de Maintenon [364]. On nous excusera de saisir l'occasion de réparer un oubli.
Madame de Brinon, première supérieure de Saint-Cyr, écrivoit à mademoiselle de Scudéry, le 3 août 1688: elle étoit de l'école des Précieuses, on lui pardonnera quelques expressions ridicules qui feroient rire aujourd'hui: «Je ne saurois différer davantage à vous témoigner le plaisir que vous avez fait à toute notre communauté de lui avoir donné une morale qui convient si fort à celle qu'elle enseigne tous les jours: vous avez trouvé le moyen, mademoiselle, de beaucoup plaire en instruisant solidement..... Votre génie est sans deschet, et votre esprit, qui a toujours fait l'admiration des sages, croît au lieu de diminuer. Madame de Maintenon, qui prend un singulier plaisir de nous enrichir des bons livres, et qui ne savoit pas que vous m'aviez fait part des trésors de votre sapience, après avoir vu votre morale, me l'envoya fort obligeamment pour vous et pour moi, me mandant qu'elle croyoit qu'en son absence, ces livres me tiendroient lieu d'une bonne compagnie. Elle ne se trompoit pas, mademoiselle, car voulant régaler les dames de Saint-Louis de quelque mets d'esprit convenable à leur état, je leur ai lu moi-même dans nos promenades du soir l'Histoire de la Morale, qui leur a toujours fait dire, quand on a sonné la retraite, que l'heure avançoit. Ces Conversations sont ici d'autant plus aimables qu'on en fait chez les demoiselles qu'on a extraites de vos premières, qui ont donné lieu à un grand nombre d'autres, dont ces jeunes demoiselles font tout leur plaisir et celui des autres. Quand vous nous ferez l'honneur de venir à Saint-Cyr, vous vous retrouverez en plus d'un endroit, car nous sommes fort aises qu'on copie ce qui est bon [365].»
La savante madame Dacier, à laquelle mademoiselle de Scudéry avoit aussi envoyé ses Conversations, ne s'exprimoit pas avec moins de chaleur; elle lui répondoit de Castres, le 17 juillet 1685..... «En vérité, mademoiselle, quoique l'on doive tout attendre de vous, je n'ai pas laissé d'être ébloui de toutes les beautés qui éclatent en foule dans vos Conversations. On peut dire que tout en est bon; mais j'y ai trouvé surtout de certains endroits qui m'ont enchantée, et qui m'ont retenue plus que les autres par le plaisir extraordinaire qu'ils m'ont donné. Mon exemplaire est plein des marques que j'ai faites sur tous ces endroits, etc. [366]....
Ce n'étoit pas à une femme ordinaire que madame de Sévigné écrivoit dans ces termes: «En cent mille paroles, je ne pourrois vous dire qu'une vérité qui se réduit à vous assurer, mademoiselle, que je vous aimerai et vous adorerai toute ma vie; il n'y a que ce mot qui puisse remplir l'idée que j'ai de votre extraordinaire mérite. J'en fais souvent le sujet de mes admirations, et du bonheur que j'ai d'avoir quelque part à l'amitié et à l'estime d'une telle personne [367].»
On pourroit joindre à ces témoignages, ceux de Godeau, de Rapin, de Bouhours, de l'abbé Genest, du savant Huet et d'une foule d'autres. Nous ne citerons plus qu'une lettre de Charpentier, de l'Académie françoise: elle est écrite dans le style de la galanterie; le traducteur de Xénophon ne balance pas à se mettre lui, son héros et son modèle, aux pieds de mademoiselle de Scudéry.
Celle-ci lui avoit écrit pour le remercier de l'envoi d'un exemplaire de sa traduction de la Cyropédie, Charpentier répond en ces termes:
«Mademoiselle, je reçus hier au soir fort tard, le billet que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire..... Si le temps l'eût permis, je vous en aurois remercié sur l'heure même, car il est impossible de retenir un ressentiment si juste. Vous avez trop payé l'ouvrage que j'ai pris la hardiesse de vous offrir; l'estime que vous en faites est assurément au-delà de son mérite, et je ne puis attribuer les louanges que vous lui avez données, qu'à la cause même que vous m'en découvrez, en reconnoissant qu'il parle d'un de vos plus anciens amis. Je le sais, mademoiselle, que Cyrus est un de vos amis, et que votre amitié est une de ses plus glorieuses aventures; c'est en cette considération que son nom est dans les plus belles bouches de France, et qu'il sert maintenant d'entretien au monde poli, qui autrement ne le connoîtroit guère:
«Et moi qui le connois assez parfaitement,
«Si vous en croyez mon serment,
«J'aurois eu peu de soin de relever sa gloire,
«Quoiqu'il ait autrefois mille peuples soumis,
«Si je n'avois appris ailleurs que dans l'histoire
«Qu'il possède l'honneur d'être de vos amis [368].»
Il ne falloit rien moins que l'imposant cortége dont mademoiselle de Scudéry marche environnée, pour nous donner le courage d'imprimer pour la première fois, en 1835, les lettres que nous présentons au public.
Ces lettres sont malheureusement en trop petit nombre; elles roulent presque entièrement sur les événements de la Fronde, pendant les années 1650 et 1651. Mademoiselle de Scudéry s'y montre fidèle au parti de la cour, pleine de mépris pour les hommes qui ne cherchoient, dans le trouble et l'agitation, que les moyens de satisfaire leurs intérêts aux dépens du trône, qu'ils ne craignoient pas d'ébranler. «Dieu veuille, s'écrie-t-elle, que ceux qui ont eu le dessein de faire de la France ce que Cromwell et Fairfax ont fait de l'Angleterre, ne puissent jamais avoir de crédit [369]!» Dans une autre lettre, mademoiselle de Scudéry porte sur l'avenir un regard prophétique; elle semble deviner ce que sera un jour Louis XIV, qui n'avoit encore que treize ans: «Le Roi, dit-elle, semble haïr tous ceux qui veulent abaisser son autorité, et, selon toutes les apparences, il se souviendra long-temps de tout ce qu'on lui fait aujourd'hui [370].»
Ce n'est plus cette femme aux sentiments exagérés, aux froides analyses métaphysiques, c'est une femme éloquente, inspirée par les événements; son style est rapide, simple, clair et énergique. Elle adresse ses lettres à Godeau, l'évêque de Vence, l'ami et le parent de Conrart. Pendant une maladie de celui-ci, mademoiselle de Scudéry le remplaçoit auprès de Godeau, à qui elle mandoit ce qui se passoit dans Paris.
C'est peut-être à des soins de ce genre que sont dus les Mémoires de Conrart. Ce que nous en avons publié, il y a dix ans, étoit vraisemblablement les minutes de la correspondance qu'il entretenoit avec Godeau. Quel que soit le motif qui ait déterminé Conrart à écrire ses Mémoires, son travail est utile; nous n'avons eu pendant long-temps que les Mémoires des Frondeurs; tels que ceux du cardinal de Retz, le roi des brouillons; ceux de Guy-Joly, de La Rochefoucauld, voire même quelques lettres de madame de Sévigné, que ses relations de parenté avec le coadjuteur entraînoient dans l'opposition: il est bon que d'autres Mémoires, écrits par des amis de l'ordre, viennent rectifier des idées que les partisans de la Fronde n'ont pas manqué d'altérer à leur profit. Les Mémoires de Conrart et de madame de Motteville, ceux du Père Berthod, et ce peu de lettres de mademoiselle de Scudéry, produisent cet effet. C'est ce qui nous détermine à joindre aux Mémoires de Tallemant ces lettres tout-à-fait historiques, pour qu'elles viennent s'incorporer à la suite des Mémoires relatifs à l'histoire de France.
Les originaux n'en existent malheureusement plus. Nous en avons trouvé les copies dans un volume manuscrit intitulé: Anecdotes sous le règne de Louis XIV, ou Recueil de lettres et pièces diverses touchant l'histoire de Louis XIV. Ce volume est de format in-4o. Il est rempli pour la plus grande partie de lettres extraites des manuscrits de Bussy, dans lesquelles nous n'avons rien vu que nous n'eussions nous-même rencontré dans les manuscrits ou dans le Supplément de Bussy Rabutin.
On y lit aussi trois lettres de Fléchier à mademoiselle de La Vigne; elles sont spirituelles, entremêlées de vers, et tout-à-fait dans le genre d'une correspondance inédite de Fléchier avec mademoiselle Deshoulières, dont M. de La Place, premier président honoraire de la cour royale d'Orléans, est possesseur, et qu'il a eu la complaisance de nous montrer quelquefois.
Les trois lettres de Fléchier ont été imprimées dans un recueil donné chez Tardieu, en 1802, par M. Serieys, qui, en les publiant, a eu tort de dire dans l'avertissement, que ces lettres étoient adressées à une jeune actrice. Mademoiselle de La Vigne étoit une fille de beaucoup d'esprit, dont on a quelques poésies fines et spirituelles, qui n'a jamais travaillé pour le théâtre, ni joué la comédie.
Enfin on trouve dans ce manuscrit la copie des sept lettres de mademoiselle de Scudéry à Godeau.
Le manuscrit qui contient ces diverses pièces nous a été communiqué, il y a environ dix ans, par feu M. Peuchet, alors archiviste de la Préfecture de police. Nous ignorons en quelles mains le volume a passé depuis la mort de ce laborieux littérateur.
Ce recueil est de la fin du règne de Louis XIV; il a fait partie de la riche collection du président de Meinières. On sait que ce magistrat avoit acquis une grande quantité de manuscrits relatifs à l'histoire de France, qui provenoient de l'abbé de Rothelin, de M. Talon, de l'abbé de Bourzéis, de messieurs Secousse et de Sainte-Palaye. Sa collection survécut à la révolution; elle fut placée dans un local loué exprès pour la contenir. Celui qui la possédoit se lassa malheureusement de payer le loyer, et en 1806, tous ces manuscrits furent vendus à vil prix et dispersés. M. Éloy Johanneau, le savant éditeur de Rabelais, avoit eu souvent l'occasion de faire des recherches dans cette précieuse bibliothèque, et il a plus d'une fois exprimé au rédacteur de cette note les regrets que lui causa la disparition de ces richesses; il avoit été témoin de cette calamité littéraire.
Le catalogue de ces manuscrits est tombé dans nos mains; le volume qui contient les lettres de mademoiselle de Scudéry y est mentionné. Nous nous proposons de déposer ce catalogue à la bibliothèque du Roi, qui possède une foible partie de la collection de Meinières.
Nous aurions sans doute beaucoup mieux aimé pouvoir publier ces curieuses lettres d'après les originaux; mais nous n'entretenons pas le moindre doute sur leur vérité, quand nous les trouvons placées à côté d'une multitude de copies d'autres pièces originales sur l'existence desquelles aucune incertitude ne peut s'élever. Nos lettres contiennent beaucoup de faits et d'anecdotes, et à cet égard elles s'accordent et correspondent avec tous les ouvrages contemporains. Cette coïncidence est ce qui rend si difficile une contrefaçon de mémoires anciens, qui soit susceptible de faire quelque illusion; nos lettres résistent à cette épreuve parce qu'elles sont vraies. D'ailleurs dans quel intérêt les auroit-on fabriquées, il y a plus d'un siècle, pour les ensevelir ensuite dans un volume oublié? Les lettres de mademoiselle de Scudéry portent avec elles le cachet du temps et de la vérité; nous en appelons à toute personne versée dans la connoissance de nos monuments historiques.
Ces lettres ne sont point datées dans le manuscrit. Il ne nous a pas été difficile de suppléer à cette omission, en nous attachant aux événements qui y sont rapportés. Ces dates ainsi rétablies sont placées entre parenthèses.
Monmerqué.
LETTRES
DE MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.
LETTRE PREMIÈRE.
DE MADEMOISELLE DE SCUDÉRY A M. GODEAU,
ÉVÊQUE DE VENCE.
(Paris, 22 février 1650.)
Ayant su par une de vos lettres que vous me faisiez l'honneur de souhaiter que je vous écrivisse le peu de nouvelles qui viennent à ma connoissance, j'avoue que j'eus quelque peine à croire que mes yeux ne me trompoient pas, ou que vous ne vous fussiez pas trompé vous-même, en mettant mon nom pour celui d'une autre, étant certaine que je n'ai pas une des qualités nécessaires pour rendre ma correspondance agréable en matière de nouvelles. Je ne suis pas fort exposée au monde; les gens que je vois ne sont pas de la nouvelle faveur; et quand je saurois même une partie de ce qui se passe, je ne saurois pas assez bien écrire pour vous divertir. Néanmoins, comme je suis persuadée que la plus légitime excuse ne sauroit jamais valoir une obéissance aveugle, je ne veux point me servir de toutes celles que je pourrois employer pour me dispenser de faire ce que vous souhaitez, lorsque je saurai quelque chose de digne d'être su de vous.
C'est pourquoi, pour commencer dès aujourd'hui, je vous dirai que l'on ne sait point encore avec certitude en quel lieu est madame de Longueville, et que, depuis le jour qu'elle se sauva du château de Dieppe [371], avec deux de ses filles seulement et quatre gentilshommes, l'un desquels est le sieur Thibault, et l'autre Trery, l'on n'a pas pu encore découvrir précisément quelle a été sa route, ni quel est son asile. Il y a du moins apparence que Dieu sera son protecteur; car on m'écrit de Normandie, qu'après qu'elle eut pensé tomber dans la mer, et qu'une de ses filles eut aussi failli être noyée, elle se confessa et monta à cheval un moment après, se préparant à ce funeste voyage comme si elle eût dû mourir.
Sans mentir, Monsieur, le renversement de la maison de M. le Prince et de celle de M. de Longueville est une étrange chose, car on voit tant d'innocence et de persécution ensemble qu'il n'est pas possible de n'être pas touché de leur malheur. M. le Prince s'est pourtant trouvé l'âme plus grande que son infortune, car, depuis qu'il est prisonnier, il n'a pas dit une parole indigne de ce même cœur qui lui a fait gagner quatre batailles et acquérir tant de gloire. Après avoir entendu la messe, il s'occupe la moitié du jour à lire, et il partage l'autre à converser avec monsieur son frère, à jouer aux échecs avec lui, à railler avec ses gardes, et même, pour faire exercice, il joue au volant avec eux. Il s'est confessé une fois depuis qu'il est prisonnier, mais on ne veut plus lui donner le même confesseur: enfin on le garde mieux que le roi.
Il y a trois jours que M. de Beaufort, accompagné de madame de Chevreuse et de madame de Montbazon, fut au bois de Vincennes, dans un carrosse de louage, afin de n'être point connu, pour voir de ses propres yeux si une muraille que l'on a bâtie sur la contrescarpe des fossés du donjon étoit assez haute pour qu'il fût impossible que M. le Prince se pût sauver. Je vous avoue que cette action ne me semble pas trop belle, ni pour les dames ni pour Beaufort, qui, tant que le prisonnier a été libre, ne l'approchoit qu'en lui faisant des soumissions d'esclave. Il est vrai qu'un héros de la place Maubert ne doit pas être de même manière qu'étoient autrefois ceux qui triomphoient au champ de Mars ou au Capitole.
Au reste, pendant que toutes choses changent en France, toutes choses changent aussi dans le cœur de M. de Guise; car, pour recouvrer sa liberté, il rompt les chaînes de mademoiselle de Pons, et reprend madame la comtesse de Bossu, qui va être reconnue pour madame de Guise [372].
Vous savez sans doute que la garnison de Clermont s'est soulevée en l'absence de M. de La Moussaye, et qu'ainsi le parti du maréchal de Turenne en est plus foible; mais on assure, dès ce matin, que le duc de Wirtemberg assiége Mouson. Les ennemis font de grands préparatifs en Flandre, et le mal est que l'on n'est pas en état de s'y opposer.
La cour est à Rouen, d'où elle doit partir pour revenir ici. On dit aussi que le duc de Richelieu est enfin venu assurer le Roi de sa fidélité, et qu'en considération de cette obéissance son mariage est confirmé par la Reine, à condition qu'il aura un lieutenant de roi dans son gouvernement, et que la garnison en sera changée. Je ne sais pas encore ce que madame d'Aiguillon dit de cela; mais je sais bien que l'amour du duc de Richelieu lui coûte déjà trop, et qu'il lui auroit été toujours plus avantageux d'être maître du Havre absolument, que de régner dans le cœur d'une femme comme madame du ...... [373].
Je viens de recevoir une lettre de Rouen, qui m'apprend que cette nouvelle duchesse y est aussi, et que M. le cardinal la devoit présenter hier à la Reine, chez laquelle elle devoit avoir le tabouret. L'on me mande que cela hâte le départ de la cour, qui quitte Rouen aujourd'hui [374]. M. de Matignon est aussi venu remettre le gouvernement de Grandville et celui de Cherbourg entre les mains de Sa Majesté, ensuite de quoi on a commandé à ce lieutenant de roi et à M. de Beuvron de suivre la cour.
On m'écrit encore que madame de Longueville fut droit de Dieppe au château de Tancarville, qui est à monsieur son mari. On m'assure qu'il y a quatre jours qu'elle s'est embarquée pour la Hollande.
Voilà, Monsieur, tout ce que je sais pour aujourd'hui; cependant je ne puis me résoudre de ne vous point parler de mademoiselle Paulet [375], de qui les maux me touchent encore plus que les affaires publiques, quoique l'amour de la patrie soit bien avant dans mon cœur. Je veux pourtant espérer que vos prières lui feront obtenir la santé de celui seul pour qui il n'y a point de maux incurables; mais je ne songe pas qu'en ne finissant une si longue lettre je vous donnerois lieu de croire que je veux vous en lasser pour la première fois: c'est pourquoi je m'en vais finir aussitôt que je vous aurai assuré, avec tout le respect que je vous dois, que je suis autant que je puis, etc.
LETTRE DEUXIÈME.
DE LA MÊME AU MÊME.
(Paris, 8 septembre 1650.)
Vous me reprochez si flatteusement mon mauvais caractère, que ce n'est pas un trop bon moyen de m'en corriger; car, puisqu'en écrivant mal je vous oblige enfin de m'en reprendre plus doucement qu'à me dire que j'écris bien, je ne sais si je ne ferois pas mieux de continuer de faillir que de m'amender....
Souffrez, s'il vous plaît, que je prenne toute la part que je dois aux maux de votre esprit et de votre corps. Pour les premiers, je ne pense pas que vous ayez besoin d'autre médecin que de vous-même; mais, pour les autres, je pense que vous auriez besoin de venir trouver à Paris quelque remède à vos maux; car, de la façon dont je connois ceux de la province où vous êtes, je ne pense pas qu'ils vous puissent guérir d'un grand mal: c'est pourquoi il me semble que vous y devez songer sérieusement. Je vous demande pardon de la liberté que je prends de donner des conseils à un homme que tous les rois et les sages devraient consulter; mais, s'agissant de la conservation d'une vie aussi précieuse que la vôtre, je pense qu'il vaut mieux dire une chose inutile que de se mettre au hasard de manquer à en dire une nécessaire. Je vis même encore hier un ouvrage de vous, qui me fortifie dans le dessein de vous conjurer de prendre soin de votre santé; car, Monsieur, ne seroit-ce pas un crime si vous vous mettiez par votre négligence à la détruire, de façon que vous ne puissiez plus enrichir votre siècle comme vous l'avez fait jusqu'ici?
Vous jugez bien, je m'assure, que cette nouvelle richesse que j'ai vue de vous est l'admirable poème que vous avez fait à la gloire de la Grande Chartreuse [376], que M. Conrart eut la bonté d'envoyer hier à mon frère et à moi. Après vous en avoir rendu mille grâces, je vous dirai que ce beau désert m'a sensiblement touchée, et que la sainte horreur de cette solitude a passé si doucement de vos vers dans mon esprit, que la compagnie que j'ai vue aujourd'hui m'a plutôt ennuyée qu'elle ne m'a divertie, parce qu'elle m'a empêchée de relire une seconde fois ce qui m'a donné tant de satisfaction la première. Mais, Monsieur, puisque vous faites si bien toutes choses, et que vous représentez également bien les cours les plus superbes et les déserts les plus sauvages, je voudrois que vous pussiez voir ce que je vis hier; je veux dire la prison de M. le Prince, afin que vous pussiez laisser à la postérité une parfaite image de la constance de ce héros; car je ne pense pas qu'il y ait un endroit dans le monde où il y ait une tour plus agréable par dehors, ni si affreuse par dedans. Cependant, comme on dit que la nécessité fait des armes de toutes choses, je pense qu'on peut dire que M. le Prince tire de la gloire de tout ce qui lui arrive; car vous saurez que, depuis qu'on l'a mené à Marcoussis [377], le donjon de Vincennes est devenu l'objet de la curiosité universelle. En mon particulier, j'y vis hier plus de deux cents personnes de qualité, à qui on montre le lieu où il dormoit, celui où il mangeoit, l'endroit où il avoit planté des œillets qu'il arrosoit tous les jours, et un cabinet où il rêvoit quelquefois et où il lisoit souvent. Enfin, Monsieur, on va voir cela comme on va voir à Rome les endroits où César passa autrefois en triomphe. Je vis même dans un cabinet plusieurs épigrammes écrites avec du charbon, ou gravées sur la muraille, qui ne parlent que de ses victoires ou de ses louanges; mais ce que j'y vis de plus surprenant, c'est que, durant que j'y étois, M. de Beaufort y vint avec madame de Montbazon, à qui il faisoit voir toutes les incommodités de ce logement, triomphant lâchement du malheur d'un prince qu'il n'oseroit regarder qu'en tremblant, s'il étoit en liberté. Pour moi, j'eus tant d'horreur de voir de quel air il fit la chose, que je n'y pus durer davantage. En vérité, je pense qu'on peut dire que nous sommes au temps des prodiges et des miracles tout ensemble, tant on voit de choses extraordinaires.
Je pense que vous avez bien su l'épouvante que les ennemis ont donnée à Paris, lorsqu'ils sont venus à La Ferté-Milon [378], et que nous avons vu la capitale du royaume aussi alarmée qu'ont accoutumé de l'être les petites bicoques des frontières. Cependant j'espère que la même puissance qui retient la mer dans ses bornes, quoique ses rivages ne la doivent pas vraisemblablement empêcher d'inonder la terre, empêchera les ennemis de venir ici, encore qu'il n'y ait point de rivière entre eux et nous, et qu'il n'y ait pas même d'armée qui pût s'opposer à leur marche, s'ils le vouloient. Ce qui me fait espérer ce bien, est que l'on assure qu'il y a déjà une partie de leur cavalerie qui a repassé la rivière d'Aisne. Nous verrons, par le retour de M. de Verderonne [379], qui est allé porté la réponse de M. le duc d'Orléans à l'archiduc, ce que l'on doit craindre ou espérer.
Mais, pendant que les ennemis ravagent la Champagne et la Picardie, sans qu'on puisse seulement penser à les en empêcher, les frondeurs emploient tout ce qu'ils ont d'adresse et de crédit pour obliger M. le duc d'Orléans à mettre les princes sous sa puissance, afin de les avoir en la leur. On assure même qu'il leur avoit promis de le faire; mais M. le garde-des-sceaux [380], M. Le Tellier et madame de Chevreuse l'ont empêché jusqu'à cette heure, car encore que cette dernière soit grande Frondeuse, elle est pourtant présentement divisée de M. de Beaufort, et même de M. le coadjuteur, pour ce qui regarde M. le Prince, de sorte que, par ce moyen, les amis de cet illustre captif sont en quelque espérance de voir bientôt la cour dans la nécessité de faire une négociation secrète avec lui, afin de délivrer le royaume de tant de tyrans qui l'oppriment.
Les affaires de Bordeaux sont toujours douteuses; peut-être que les députés du parlement, qui y vont, trouveront quelque expédient aux choses [381]. M. de Rohan est à la cour, et M. le maréchal de Gramont aussi; l'accommodement de M. le comte du d'Ognon est fait.
Le Roi a obligé la Reine à chasser une de ses femmes de chambre parce qu'elle lui avoit révélé une chose qu'il lui avoit confiée, quoique ce fût celle qu'il aimoit le plus; et ce qu'il y a de plus considérable, est que ce qu'il avoit dit à cette fille, étoit qu'il lui avoit témoigné avoir beaucoup de douleur de voir les affaires de son royaume en si mauvais état. Jugez, s'il vous plaît, de ce qu'il fera, quand il sera marié, puisqu'il agit présentement ainsi [382].
Voilà, Monsieur, tout ce que je vous dirai présentement, car je m'aperçois bien que si je vous en disois davantage, vous ne le pourriez plus lire, tant j'ai pris une forte habitude de mal faire. Je vous dirai pourtant encore que mon frère est votre très-humble serviteur, et que je suis de toute mon âme, etc.
LETTRE TROISIÈME.
DE LA MÊME AU MÊME.
(Paris, .. octobre 1650.)
....Je ne crois nullement mériter toutes les louanges que vous me donnez, et je crois seulement que me faisant l'honneur de m'aimer, parce que votre illustre et chère Angélique [383] m'aimoit tendrement, vous n'êtes pas marri que je me donne l'honneur de vous entretenir; au reste, avant que de vous dire des nouvelles, il faut que je vous dise que les vers que vous avez envoyés à madame de Clermont m'ont fait verser plus de larmes qu'ils n'ont de syllabes [384]. Il me semble, Monsieur, qu'en vous dépeignant la douleur qu'ils ont excitée dans mon cœur, c'est en faire l'éloge. En effet, vous représentez si agréablement cette merveilleuse fille, que l'on peut assurer que jamais portrait n'a si bien ressemblé que celui que vous avez fait d'elle. De plus, vous touchez avec tant de délicatesse l'endroit où vous parlez de l'amitié que vous aviez pour elle, et de celle qu'elle avoit pour vous, qu'il ne faut pas s'étonner si, ayant l'âme aussi tendre que je l'ai, j'en ai été extraordinairement satisfaite, et si mon cœur s'en est attendri; car enfin vous dites cent choses que j'ai senties pour elle, mais que je n'eusse jamais pu si bien dire; je vous rends donc mille grâces d'être cause que j'aurai la consolation de voir une peinture de la divine Angélique, plus durable et plus belle que ne le sont celles de Raphaël. En vérité, Monsieur, je ne me console point de la perte de cette généreuse amie, et je trouve une si notable différence de l'amitié qu'elle avoit pour moi à celle qu'ont quelques autres personnes qui m'aiment pourtant autant qu'elles peuvent aimer, que, quand elle n'auroit eu qu'un médiocre mérite, je la regretterois toute ma vie. Jugez donc ce que je dois faire, vous qui savez mieux ce qu'elle valoit que qui que ce soit. Si je suivois mon inclination, je ne vous parlerois d'autre chose; mais puisque je me suis imposé la nécessité de vous dire ce que je sais des nouvelles du monde, il faut que je m'en acquitte.
Vous saurez donc que l'entrevue de la Reine et de madame la Princesse [385] a tellement épouvanté toute la fronderie, qu'il est aisé de juger que vous aviez raison de dire que si le lion rugissoit en liberté, il feroit fuir tous ses ennemis. Il est vrai que cette entrevue, aussi bien que celle de MM. de Bouillon et de La Rochefoucauld avec M. le cardinal [386], a des circonstances qui font croire que leur peur n'est pas tout-à-fait sans fondement; car, non-seulement la Reine reçut admirablement bien madame la Princesse, mais elle l'entretint très-long-temps en particulier: on ajoute même qu'il paroissoit, par l'air du visage de cette jeune princesse, que ce que la Reine lui disoit lui donnoit de la joie [387]. De plus, M. de Bouillon coucha chez M. le cardinal, et il court un bruit que le neveu de Son Éminence épousera la fille aînée de ce duc. Enfin, personne ne doute que la paix de Bordeaux n'ait plusieurs articles secrets que la gazette ne dit pas, et les politiques les plus fins disent que M. de Bouillon est trop habile pour s'attirer la haine de M. le Prince, comme il feroit sans doute s'il avoit fait un traité secret où il n'eût point de part. Ce qui étonne encore les Frondeurs, est que M. l'abbé de La Rivière a eu permission, avec le consentement de Son Altesse Royale, de partir d'Aurillac, et de venir à son abbaye de Saint-Benoît, auprès d'Orléans. Outre cela, ils savent encore que cette même Altesse a écrit plusieurs fois de sa main à la Reine et à M. le cardinal, sans leur en rien dire. Ils n'ignorent pas non plus que M. Le Tellier a été ces jours passés à Marcoussis. Ils savent encore que M. l'intendant a reçu ordre de faire un dernier effort pour contenter les rentiers, de peur qu'ils ne se servent d'eux pour faire quelque nouveau remuement à Paris. M. le coadjuteur, en son particulier, sait bien que Son Altesse Royale ne peut plus souffrir sa domination, et il ne peut pas ignorer que la cour n'ait su qu'il a fait tout ce qu'il a pu pour obliger M. le duc d'Orléans à se rendre maître des princes prisonniers, à quelque prix que ce fût. Il a même tenu des discours sur cela qui font horreur.
Outre toutes ces choses, les Frondeurs voient encore que l'ardeur du peuple pour l'amiral du Port au foin [388] est fort ralentie, de telle sorte qu'il n'y a plus guère que le quartier des halles où on le salue, si bien que présentement la fronderie est un peu chancelante. Dieu veuille qu'elle ne se raffermisse pas, et que ceux qui ont eu le dessein de faire de la France ce que Cromwel et Fairfax ont fait de l'Angleterre ne puissent jamais avoir de crédit.
On dit que la cour avoit dessein d'aller en Languedoc et en Provence; mais Son Altesse Royale la presse si fort de revenir, qu'on croit en effet qu'elle reviendra [389].
Ceux de Melun ont refusé deux fois, depuis quinze jours, d'obéir aux ordres de M. le duc d'Orléans, qui vouloit que ses gendarmes y logeassent; et quand on leur a dit qu'ils s'exposoient beaucoup, ils ont répondu que M. de Beaufort les avoit assurés de sa protection, et qu'ils ne craignoient rien. Le retour du Roi fera voir s'ils ont raison.
Madame de Chevreuse [390] et madame de Montbazon [391] sont toujours plus mal, et elles vont même plaider. Le sujet du procès est digne du temps et des personnes; car madame de Chevreuse demande cent mille écus qu'on lui a promis en mariage; à cela madame de Montbazon dit qu'elle a une quittance de M. de Chevreuse, et madame de Chevreuse répond que, monsieur son mari l'ayant donnée du temps qu'il étoit amoureux de madame de Montbazon, elle ne prétend pas qu'elle soit bonne.
Voilà à peu près tout ce que je sais; mais puisqu'il semble que vous avez envie que je vous dise exactement tout ce qui regarde M. le Prince, pour vous témoigner mon exactitude, je vous dirai que, lorsque je fus au donjon, j'eus la hardiesse de faire quatre vers et de les graver sur une pierre où M. le Prince avoit fait planter des œillets qu'il arrosoit quand il y étoit. Mais pour porter encore ma hardiesse plus loin, et vous faire voir que j'ai plus de zèle que d'esprit, je m'en vais vous les écrire:
En voyant ces œillets qu'un illustre guerrier
Arrosa d'une main qui gagna des batailles,
Souviens-toi qu'Apollon bâtissoit des murailles,
Et ne t'étonne pas de voir Mars jardinier [392].
Je m'assure, Monsieur, que vous ne me disputerez pas la dernière chose que je vous ai dite; aussi ne vous envoyé-je pas ces quatre vers comme jolis, mais comme une marque de la confiance que j'ai en votre bonté.
Je vous dirai encore que mon frère envoya hier à M. le Prince la cinquième partie de Cyrus; mais comme on ne parle qu'à M. de Bar qui lui avoit déjà donné la quatrième, lorsqu'il étoit à Vincennes, il écrivit à mon frère qu'il ne manqueroit pas de donner son livre à M. le Prince, aussitôt qu'il l'auroit lu [393]. Ce qu'il y a de plus rare, c'est qu'il écrit si mal, qu'il s'en faut peu que je ne croie qu'il ne sait pas lire, et pour juger de sa suffisance en matière d'écriture, il écrit doute avec une h, encore est-ce le mot le mieux orthographié.
Au reste, Monsieur, si l'on ne nous avoit pas donné quelque espoir que vous viendriez bientôt ici, mon frère vous auroit déjà envoyé le livre dont je viens de parler, et vous auroit aussi renvoyé une seconde fois celui qui a été perdu; mais sachant cette agréable nouvelle, il se prépare à vous les offrir lui-même, et moi à vous protester que je suis de toute mon âme, etc.
LETTRE QUATRIÈME.
DE LA MÊME AU MÊME.
(Paris, 4 novembre 1650.)
Tant que M. Conrart est en santé, je vous écris plus pour mon intérêt que pour le vôtre, sachant bien qu'il vous apprend toutes les nouvelles avec beaucoup d'exactitude et beaucoup d'éloquence tout ensemble; mais aujourd'hui que cet illustre ami est malade, il me semble que c'est à moi à vous apprendre les choses remarquables que la bizarrerie du siècle produit tous les jours.
Je vous dirai donc que, depuis un mois ou six semaines, on vole si insolemment dans les rues de Paris, qu'il y a eu plus de quarante carrosses de gens de qualité arrêtés par ces messieurs les voleurs, qui vont à cheval, et presque toujours quinze ou vingt ensemble. Mais, comme nous sommes dans un temps de confusion, ceux qui devroient donner ordre à de telles violences ne s'en sont point mis en peine, de sorte que, voyant que l'on pouvoit voler impunément, tous ceux qui se sont trouvés pauvres et méchants se sont mis à dérober: je vous laisse à juger après cela quelle multitude de voleurs il doit y avoir. On les auroit pourtant laissés maîtres des rues de Paris, sans une chose qui arriva samedi au soir, et qu'il faut que vous sachiez.
Je pense que, quelque éloigné que vous soyez de Paris, vous avez bien su que les yeux de madame de Montbazon ont assujetti le cœur du roi des halles, autrement appelé M. de Beaufort; mais vous ne savez peut-être pas que cet amant va tous les soirs chez la duchesse, et qu'il n'en sort qu'à deux ou trois heures après minuit. Il arriva donc, qu'étant allé samedi dernier, au soir [394], chez elle, il ne la trouva point; mais comme il ne se pouvoit passer de la voir, et que pourtant il vouloit souper, il dit tout haut au portier qu'il s'en alloit à l'hôtel de Vendôme, et qu'il reviendroit à onze heures. L'histoire porte que, quand il dit cela au portier de l'hôtel de Montbazon, deux hommes inconnus, qui s'étoient avancés auprès du carrosse, l'entendirent et se retirèrent; mais la chose est un peu douteuse. Cependant, comme M. de Beaufort fut auprès de la croix du Tiroir, il changea d'avis, et résolut de souper à l'hôtel de Nemours et de renvoyer son carrosse à l'hôtel de Vendôme, ordonnant à son écuyer de le lui ramener à onze heures, chez madame de Montbazon, où un carrosse de l'hôtel de Nemours le mena aussitôt qu'il eut soupé.
Comme ce bon prince ne va jamais sans être bien accompagné, ni sans armes, deux gentilshommes [395] et deux valets de chambre, qui revinrent dans son carrosse, avoient des pistolets et des mousquetons, qui ne leur servirent cependant qu'à causer le malheur qui est arrivé. Car, comme ils furent auprès de la Croix du Tiroir [396], vingt hommes à cheval ayant environné le carrosse et commandé au cocher d'arrêter, un des deux gentilshommes, qui étoit au fond du carrosse, tira un mousqueton qu'il avoit, et blessa un des voleurs [397], de sorte qu'au même instant un de ceux qui attaquoient s'élança dans le carrosse, et donna un coup de poignard à celui qui touchoit le gentilhomme qui avoit tiré ce mousqueton. Un moment après, plusieurs coups de pistolet suivirent ce coup de poignard, un desquels acheva de tuer ce pauvre malheureux qui étoit déjà blessé, et un autre brûla l'oreille de celui qui étoit au fond du carrosse et qui avoit tiré le premier. Cela fait, les voleurs, qui virent un des leurs blessé, tellement qu'il ne pouvoit se soutenir, s'en allèrent sans rien prendre à ceux qui étoient dans le carrosse, et emportèrent leur compagnon blessé.
Cependant le carrosse de M. de Beaufort fut à l'hôtel de Montbazon, où il y eut un bruit tel que vous pouvez l'imaginer. Ce pauvre malheureux, qui avoit été tué à la place où M. de Beaufort se met d'ordinaire, fut tiré de ce carrosse et exposé aux yeux du peuple jusqu'au lendemain après-midi. M. de Beaufort envoya à l'heure même chez tous ses amis. La chose passa dans son esprit pour un assassinat, et il ne s'en retourna chez lui qu'en état de donner bataille.
Cependant le peuple n'a point fait de bruit de cet accident durant les premiers jours, et M. de Beaufort a vu que son règne est changé. Mais comme les Frondeurs sont toujours tout prêts à renouveler les désordres passés, ils ont fait dire parmi le peuple que c'étoit M. le cardinal qui avoit fait faire cet assassinat. Dans le même temps, ils ont aussi fait publier que c'étoient les amis de M. le Prince, et ils n'ont rien oublié pour tâcher de faire quelque soulèvement. Mais, par bonheur, celui de ces voleurs qui a été blessé, s'étant fait panser à trois chirurgiens différents, a été reconnu et pris; de sorte que présentement il est en prison, et il y a apparence qu'on lui fera dire la vérité. Il a déjà assuré qu'il n'avoit dessein que de voler, et que, si ceux du carrosse n'eussent point tiré, il n'y eût eu personne de tué. Il a nommé tous ses complices, et on en a déjà pris deux; de sorte que, devant qu'il soit trois jours, on saura la vérité de cette funeste aventure, qui fait tant de bruit dans le monde, et dont les Frondeurs prétendent tirer tant de fruit.
Je n'oserois vous dire qui l'on a soupçonné de cette affaire, car cela seroit abominable, et il vaut mieux remettre à l'ordinaire prochain que la chose sera éclaircie.
Au reste, il semble que M. de Beaufort soit destiné à porter la division partout, car il n'a pas plus tôt eu loué une maison dans la rue Quinquenpoix, où jamais prince n'a logé, qu'il y a eu division entre deux paroisses, qui prétendent l'avoir toutes deux pour paroissien, l'une parce que de tout temps la maison où il va demeurer a été de Saint-Nicolas, et l'autre, qui est Saint-Leu, parce que M. de Beaufort, voulant être voisin des marchands de la rue Saint-Denis, a fait faire une porte qui y donne, de sorte que comme cet endroit de la rue Saint-Denis est de la paroisse Saint-Leu, le curé de cette église prétend que, faisant une porte plus grande dans cette rue que n'est l'ancienne porte dans la rue Quinquenpoix, la maison doit changer de paroisse et être de la sienne. On verra ce que les juges en ordonneront s'ils plaident; on dit qu'ils en ont le dessein.
On vient de me dire que des gens conduits par des Frondeurs ont été la nuit dernière [398], avec tambour battant, pendre un portrait de M. le cardinal à un poteau qui est auprès du Pont-Neuf, avec un arrêt écrit au-dessus, qui porte que, pour l'assassinat commis en la personne de M. de Beaufort, il est condamné à être pendu; mais le jour n'eut pas plus tôt fait voir la chose, que le lieutenant criminel a été faire dépendre ce tableau, et informer comment cela s'étoit passé. Je ne pense pourtant pas que la fronderie puisse venir à bout de soulever le peuple; toutefois les affaires de Bordeaux se rebrouillent; madame la Princesse douairière a été bien malade, mais elle est hors de danger [399]. La Reine a aussi été saignée trois fois pour un grand rhume dont elle est guérie [400]. Il n'est pas de même de M. de Guise, qui est très-mal.
Cependant les pauvres prisonniers sont toujours entre l'espérance et la crainte, et les choses sont présentement en tel état, qu'on ne sait ce que l'on doit penser; car enfin, on voit que tout le monde fait le contraire de ce qu'il devroit faire. Il faut du moins que ceux qui ne sont pas exposés au tumulte du monde se fassent sages aux dépens d'autrui. C'est pour cela que je m'examine moi-même, afin de régler mes sentiments, que je suis assurée que l'on ne peut condamner, du moins pour ce qui vous regarde, puisque je ne pense pas que le déréglement puisse être assez grand dans l'esprit des hommes, pour trouver que je n'ai pas raison de vous honorer autant que je vous honore, et d'être autant que je suis, etc.
LETTRE CINQUIÈME.
DE LA MÊME AU MÊME.
(Paris, 18 novembre 1650.)
Je ne vous écrirai pas long-temps aujourd'hui, car je suis attendue en un lieu où je me suis engagée d'aller il y a plus de huit jours. Je me hâte de vous dire que la cour est enfin revenue à Paris [401]. M. de Beaufort fut chez la Reine le lendemain; mais il n'en fut pas bien reçu; car à peine fut-il entré, qu'elle dit que l'on se retirât, et en effet le roi des halles sortit sans avoir dit une parole. En sortant, il rencontra sur l'escalier le cardinal qui montoit. Ils se saluèrent comme des gens qui craindroient de s'enrhumer, car on assure qu'ils enfoncèrent plutôt leurs chapeaux qu'ils ne les levèrent: il est vrai qu'ils passèrent si vite qu'ils n'eurent pas le loisir de s'observer long-temps.
J'oubliois de vous dire que le jour qui précéda le retour du Roi, on avoit rompu sur la roue trois des voleurs qui ont tué ce gentilhomme de M. de Beaufort, qui dirent toujours qu'ils n'avoient dessein que de voler, de sorte que voilà le prétendu assassinat mal prouvé.
Mais, Monsieur, j'ai bien une plus pitoyable chose à vous dire; c'est que mercredi on fit partir messieurs les princes pour aller au Havre. Je vous avoue que quand je vois ce gagneur de batailles et ce preneur de villes, qui a sauvé trois fois l'Etat, aller de prison en prison, j'en ai une compassion étrange. Il a reçu cette nouvelle avec sa constance ordinaire; il fit même une raillerie délicate sur ce que c'est M. le comte d'Harcourt [402] qui les escorte avec mille hommes de pied et cinquante chevaux [403]. A dire vrai, cet emploi est bien étrange; car enfin, il a présentement le gouvernement d'un des princes qu'il mène. Je n'aurois pas aimé d'avoir telle conformité avec les bourreaux qui ont la dépouille de ceux qu'ils font mourir; car de Cazal, capitaine aux gardes, a refusé d'y aller; on dit même que Miossens [404] a feint d'être malade pour ne s'y trouver pas. On mena ces pauvres princes, mercredi, coucher à Versailles; ils versèrent en y allant, et le prince de Conti, qui se trouva dessous, fut une heure évanoui sur un fossé. Ils devoient hier coucher à Houdan, aujourd'hui à Anet, et demain à un lieu que j'ai oublié; après quoi ils iront au Pont-de-l'Arche, de là à Jumiéges, puis à Bolbec, et de là au Havre. Jugez quelle douleur à M. de Longueville, de passer en cette posture dans son gouvernement.
M. le cardinal a envoyé faire compliment à madame la Princesse sur sa maladie, et la prier de ne pas s'alarmer sur le changement de prison de messieurs les princes; qu'il l'assuroit que ce ne seroit pas pour long-temps, et qu'il alloit faire tout ce qu'il pourroit pour mettre les choses en tel état que la Reine les pût délivrer sans danger. Dieu veuille que cela soit bientôt! car j'avoue que c'est une chose honteuse à la Reine et à notre nation de voir les injustices que l'on voit.
Je ne pensois pas vous en pouvoir tant dire. Je ne vous dis pourtant pas la moitié de ce que je pense, ni la centième partie de ce que l'on dit; mais on m'attend, je n'ai plus que le temps de vous assurer que je suis autant que je le dois, etc.
LETTRE SIXIÈME.
DE LA MÊME AU MÊME.
(Paris, 30 décembre 1650.)
Il y a quinze jours que j'étois si enrhumée, que je ne pus pas vous écrire, et il y en a huit que la curiosité de voir le service qu'on faisoit, aux Cordeliers, à feue madame la Princesse [405], et d'entendre la seconde oraison funèbre que devoit prononcer M. l'évêque de Vabres [406], l'emporta sur l'envie que j'avois de me donner l'honneur de vous entretenir, joint que je crus que si j'allois en ce lieu-là, j'aurois plus de matière de vous divertir aujourd'hui. Je ne m'amuserai pourtant pas à vous dire qu'il y avoit plus de deux mille cierges à cette cérémonie, que le clergé et toutes les compagnies souveraines y étoient en corps, et que les ordres que M. le Prince a donnés, de rendre tous les honneurs imaginables à madame sa mère, ont été exécutés, car la gazette vous l'aura appris; mais je vous dirai que M. l'évêque de Vabres a acquis grand honneur, et par l'action qu'il fit aux Augustins, lorsque le clergé honora feue madame la Princesse d'un service, et par celle qu'il fit depuis aux Cordeliers: car enfin, sans rien dire contre le respect qu'il doit à la cour, il loua fort hardiment et les morts, et les exilés et les prisonniers. A sa première oraison funèbre, il prit pour sujet de son discours la dernière prière qu'a faite madame la Princesse, qui fut, si je ne me trompe: In te, Domine, speravi, non confundar in æternum; et, comme ce psaume a été appelé par quelques-uns le psaume des captifs, cet évêque se servit fort heureusement de cette favorable rencontre. Après cela, il ne s'amusa point à louer madame la Princesse, ni de sa beauté, ni de sa grande naissance; ou, s'il le fit, ce fut sans s'y arrêter, et en disant qu'il laissoit toutes ces choses aux poètes et aux orateurs. C'est pourquoi il ne s'attacha qu'aux vertus, et entre les vertus il ne choisit que la patience et la charité, qui furent les deux parties de son discours. Vous pouvez juger, Monsieur, qu'il ne put parler de la patience de madame la Princesse sans parler de la prison de messieurs les princes, et de l'exil de M. de Longueville; aussi le fit-il si généreusement et si sagement tout ensemble, qu'il toucha le cœur de tous ceux qui l'entendirent [407].
La seconde oraison ne fut pas tout-à-fait si hardie, parce qu'il parloit par le commandement du Roi; il ne se démentit pas pourtant. Il y eut de fort belles choses dans son discours; il prit le deuxième verset du même psaume dont il s'étoit servi la première fois, et joignit la persévérance aux deux autres vertus qu'il avoit attribuées à madame la Princesse. Il dit pourtant encore qu'il falloit demander la liberté de cet illustre captif, dont les mains victorieuses étoient chargées de fers; mais qu'il ne la falloit demander qu'à Dieu et au Roi. Voilà, Monsieur, à peu près l'ordre des deux discours, qui furent tous deux fort beaux [408]. M. l'abbé Roquette en doit faire un aux Carmélites, mais j'espère que ce ne sera qu'à la fin des quarante jours.
Je ne vous parle point des assemblées du parlement, car vous les savez sans doute, et vous n'ignorez pas que présentement les Frondeurs font semblant de demander la liberté des princes, car comme ils savent bien que mille arrêts du parlement ne feroient pas tomber une pierre du Havre, ils ne craignent pas d'obtenir ce qu'ils font semblant de souhaiter. Si la cour étoit bien conseillée, elle déchaîneroit ce lion contre ceux qui la persécutent.
M. le duc d'Orléans n'est pas trop bien avec la Reine, et certes je pense qu'elle a raison de s'en plaindre, car enfin il voit tous les jours chez lui M. le coadjuteur et M. de Beaufort, qui ne voient point le Roi, et qui font tous les jours ce qu'ils peuvent pour soulever le peuple et pour renverser l'Etat. La victoire de M. le maréchal Du Plessis [409] les a pourtant un peu mortifiés, car elle est venue justement au plus fort de leurs assemblées. On apporta hier soixante-cinq drapeaux à Notre-Dame, qui passèrent durant que messieurs du parlement délibéroient. Ils n'achevèrent point hier, je ne sais s'ils acheveront aujourd'hui; si je l'apprends avant que de fermer ma lettre, je vous le dirai. La pluralité des voix alloit hier à remontrance.
Il y avoit un homme dans leurs dernières assemblées qui ne sera pas des dernières, car il mourut hier au soir, fort regretté, aussi bien que M. d'Avaux, son frère [410]. Vous pouvez juger après cela que celui dont je parle est M. le président de Mesmes [411]; il est mort du pourpre qui n'a pu sortir et qui l'a étouffé. La cour y perd entièrement, et les Frondeurs y gagnent. On dit qu'il a disposé de sa charge, sous le bon plaisir du Roi, en faveur de M. d'Irval, son frère; mais il y en a qui croient que M. Le Tellier y prétend.
On dit toujours que M. le cardinal revient, mais on ne le sait pourtant pas avec certitude.
Les habitants de Rethel, en reconnaissance de ce que ç'a été le conseil et la valeur de M. de Manicamp qui les a délivrés de la domination espagnole, lui ont donné une fort belle épée. Ils se sont engagés à perpétuité d'en donner une à tous les aînés de sa maison. Il me semble que cette marque d'honneur est plus belle qu'un bâton de maréchal de France [412].
On vient de m'assurer qu'enfin ces messieurs les sénateurs ont achevé d'opiner. Voici comme on dit que la chose se passa: que messieurs les gens du Roi iront aujourd'hui trouver la Reine, pour prendre jour et heure, afin que le parlement lui fasse très-humbles remontrances pour la liberté des princes; qu'ils enverront des députés à M. le duc d'Orléans, pour le supplier d'assister à toutes les assemblées qu'ils ont résolu de faire, jusqu'à ce que la Reine les ait satisfaits; que pour cet effet ils s'assembleront dès demain pour apprendre des gens du Roi la réponse de la Reine et pour délibérer dessus. On me vient aussi d'apprendre que le président de Blancmesnil, grand Frondeur, est à l'extrémité; ainsi le bon et le mauvais parti auront chacun un protecteur [413].
Je trouverois peut-être bien encore quelque chose à vous dire, mais ma lettre est si longue que ce seroit abuser de votre patience. Il faut pourtant encore que vous ayez la peine de lire que mon frère est votre très-humble et très-obéissant serviteur, et que je le suis autant que je le dois et que je le puis.