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Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome troisième: Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle

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The Project Gutenberg eBook of Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome troisième

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Title: Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome troisième

Author: Tallemant des Réaux

Editor: marquis de H. de Chateaugiron

L.-J.-N. Monmerqué

Jules-Antoine Taschereau

Release date: March 31, 2012 [eBook #39314]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink, and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES HISTORIETTES DE TALLEMANT DES RÉAUX, TOME TROISIÈME ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

MÉMOIRES
DE
TALLEMANT DES RÉAUX.

PARIS, IMPRIMERIE DE DECOURCHANT,
Rue d'Erfurth, no 1, près de l'Abbaye.

LES HISTORIETTES
DE
TALLEMANT DES RÉAUX.

MÉMOIRES
POUR SERVIR A L'HISTOIRE DU XVIIe SIÈCLE,
PUBLIÉS
SUR LE MANUSCRIT INÉDIT ET AUTOGRAPHE;
AVEC DES ÉCLAIRCISSEMENTS ET DES NOTES,
PAR MESSIEURS
MONMERQUÉ,
Membre de l'Institut,
DE CHATEAUGIRON ET TASCHEREAU.

TOME TROISIÈME.

PARIS,
ALPHONSE LEVAVASSEUR, LIBRAIRE,
PLACE VENDÔME, 16.


1834

MÉMOIRES
DE
TALLEMANT.

LE MARÉCHAL DE BASSOMPIERRE[1].

Le maréchal de Bassompierre étoit d'une bonne maison, entre la France et le Luxembourg; la plupart des lieux de ce pays-là ont un nom allemand et un nom françois: Betstein est le nom allemand, et Bassompierre le françois.

On conte une fable qui est assez plaisante. Un comte d'Angeweiller, marié avec la comtesse de Kinspein, eut trois filles qu'il maria avec trois seigneurs de la maison de Croy de Salm et de Bassompierre, et leur donna à chacune une terre et un gage d'une fée. Croy eut un gobelet et la terre d'Angeweiller; Salm eut une bague et la terre de Phinstingue ou Fenestrange, et Bassompierre eut une cuiller et la terre d'Answeiller. Il y avoit trois abbayes qui étoient dépositaires de ces trois gages, quand les enfants étoient mineurs: Nivelle pour Croy, Remenecour pour Salm, et Epinal pour Bassompierre. Voici d'où vient cette fable.

On dit que ce comte d'Angeweiller rencontra un jour une fée, comme il revenoit de la chasse, couchée sur une couchette de bois, bien travaillée selon le temps, dans une chambre qui étoit au-dessus de la porte du château d'Angeweiller: c'étoit un lundi. Depuis, durant l'espace de quinze ans, la fée ne manquoit pas de s'y rendre tous les lundis, et le comte l'y alloit trouver. Il avoit accoutumé de coucher sur ce portail, quand il revenoit tard de la chasse, ou qu'il y alloit de grand matin, et qu'il ne vouloit pas réveiller sa femme; car cela étoit loin du donjon. Enfin, la comtesse ayant remarqué que tous les lundis il couchoit sans faute dans cette chambre, et qu'il ne manquoit jamais d'aller à la chasse ce jour-là, quelque temps qu'il fît, elle voulut savoir ce que c'étoit, et ayant fait faire une fausse clef, elle le surprend couché avec une belle femme; ils étoient endormis. Elle se contenta d'ôter le couvre-chef de cette femme de dessus une chaise, et après l'avoir étendu sur le pied du lit, elle s'en alla sans faire aucun bruit. La fée, se voyant découverte, dit au comte qu'elle ne pouvoit plus le voir, ni là, ni ailleurs; et après avoir pleuré l'un et l'autre, elle lui dit que sa destinée l'obligeoit à s'éloigner de lui de plus de cent lieues; mais que pour marque de son amour elle lui donnoit un gobelet, une cuiller et une bague, qu'il donneroit à trois filles qu'il avoit, et que ces choses apporteroient bonheur dans les maisons dans lesquelles elles entreroient, tandis qu'on y garderoit ces gages; que si quelqu'un déroboit l'un de ces gages, tout malheur lui arriveroit. Cela a paru dans la maison de M. de Pange, seigneur lorrain, qui déroba au prince de Salm la bague qu'il avoit au doigt, un jour qu'il le trouva assoupi pour avoir trop bu. Ce M. de Pange avoit quarante mille écus de revenu, il avoit de belles terres, étoit surintendant des finances du duc de Lorraine. Cependant, à son retour d'Espagne, où il ne fit rien, quoiqu'il y eût été fort long-temps, et y eût fait bien de la dépense (il y étoit ambassadeur pour obtenir une fille du roi Philippe II pour son maître), il trouva sa femme grosse du fait d'un Jésuite; tout son bien se dissipa; il mourut de regret; et trois filles qu'il avoit mariées furent toutes trois des abandonnées. On ne sauroit dire de quelle matière sont ces gages; cela est rude et grossier.

La marquise d'Havré, de la maison de Croy[2], en montrant le gobelet, le laissa tomber; il se cassa en plusieurs pièces, elle les ramassa et les remit dans l'étui en disant: «Si je ne puis l'avoir entier, je l'aurai, au moins par morceaux.» Le lendemain, en ouvrant l'étui, elle trouva le gobelet aussi entier que devant. Voilà une belle petite fable[3].

Le père du maréchal étoit grand ligueur; M. de Guise l'appeloit l'ami du cœur: c'étoit un homme de service. Ce fut chez lui que la Ligue fut jurée entre les grands seigneurs. Il mourut subitement au commencement de la Ligue. Le maréchal avoit de qui tenir pour aimer les femmes, et aussi pour dire de bons mots, car son père s'en mêloit.

A son avénement à la cour, c'étoit après le siége d'Amiens, il tomba par malheur entre les mains de Sigongne[4], celui qui a été si satirique. C'étoit un vieux renard qui étoit écuyer d'écurie chez le Roi: il vit ce jeune homme qui faisoit l'entendu; il lui voulut abattre le caquet, et, faisant le provincial nouveau venu, il le pria niaisement de le vouloir présenter au Roi. Bassompierre crut avoir trouvé un innocent, et s'en jouer; il entra, et dit au Roi en riant: «Sire, voici un gentilhomme nouvellement arrivé de la province qui désire faire la révérence à Votre Majesté.» Tout le monde se mit à rire, et le jeune monsieur fut fort déferré.

On dit que jouant avec Henri IV, le Roi s'aperçut qu'il y avoit des demi-pistoles parmi les pistoles; Bassompierre lui dit: «Sire, c'est Votre Majesté qui les a voulu faire passer pour pistoles.—C'est vous,» répondit le Roi. Bassompierre les prend toutes, remet des pistoles en la place, et puis va jeter les demi-pistoles aux pages et aux laquais par la fenêtre. La Reine dit sur cela: «Bassompierre fait le Roi, et le Roi fait Bassompierre.» Le Roi se fâcha de ce qu'elle avoit dit. «Elle voudroit bien qu'il le fût, repartit le Roi, elle en auroit un mari plus jeune.» Bassompierre étoit beau et bien fait. Il me semble que Bassompierre méritoit bien autant d'être grondé que la Reine.

On a dit qu'il étoit plus libéral par fenêtre qu'autrement; on l'a accusé d'aimer mieux perdre un ami qu'un bon mot; il n'a jamais passé pour brave, cependant aux Sables-d'Olonne il acquit de la réputation, paya de sa personne, et montra le chemin aux autres, car il se mit dans l'eau jusqu'au cou. Pour la guerre, il la savoit comme un homme qui n'en eût jamais ouï parler[5]. Cependant il fut fait maréchal de France; mais il voulut que M. de Créquy passât devant: ils s'appeloient frères. Cependant il pensa épouser madame la Princesse, comme nous avons dit ailleurs.

Après M. de Rohan, qui avoit eu pour trente mille écus la charge de colonel des Suisses, Bassompierre eut cette charge, et la fit bien autrement valoir qu'on ne l'avoit fait jusqu'alors; d'ailleurs il étoit habile et faisoit toujours quelques affaires. Il n'y avoit presque personne à la cour qui eût tant de train que lui, et qui fît plus pour ses gens. Lamet, son secrétaire, fut préféré, en une recherche d'une fille, à un conseiller au parlement.

Parlons un peu de ses amours. On a dit qu'il avoit été un peu amoureux de la Reine-mère, et qu'il disoit que la seule charge qu'il convoitoit, étoit celle de grand panetier, parce qu'on couvroit pour le Roi[6]. Il étoit magnifique, et prit la capitainerie de Monceaux, afin d'y traiter la cour. La Reine-mère lui dit un jour: «Vous y mènerez bien des putains[7].—Je gage, répondit-il, madame, que vous y en mènerez plus que moi.» Un jour il lui disoit qu'il y avoit peu de femmes qui ne fussent putains. «Et moi? dit-elle.—Ah! pour vous, madame, répliqua-t-il, vous êtes la Reine.

Une de ses plus illustres amourettes, ce fut celle de mademoiselle d'Entragues, sœur de madame de Verneuil: il eut l'honneur d'avoir quelque temps le roi Henri IV pour rival. Testu, chevalier du guet, y servoit Sa Majesté. Un jour, comme cet homme venoit lui parler, elle fit cacher Bassompierre derrière une tapisserie, et disoit à Testu, qui lui reprochoit qu'elle n'étoit pas si cruelle à Bassompierre qu'au Roi, qu'elle ne se soucioit non plus de Bassompierre que de cela, et en même temps elle frappoit d'une houssine, qu'elle tenoit, la tapisserie à l'endroit où étoit Bassompierre. Je crois pourtant que le Roi en passa son envie, car un jour le Roi la baisa je ne sais où, et mademoiselle de Rohan, la bossue, sœur de feu M. de Rohan, sur l'heure écrivit ce quatrain à Bassompierre:

Bassompierre, on vous avertit,
Aussi bien l'affaire vous touche,
Qu'on vient de baiser une bouche
Dans la ruelle de ce lit.

Il répondit aussitôt:

Bassompierre dit qu'il s'en rit,
Et que l'affaire ne le touche;
Celle à qui l'on baise la bouche
A mille fois. . . . .

«Je mettrai, quand il vous plaira, la rime entre vos belles mains.»

Henri IV dit un jour au père Cotton, Jésuite: «Que feriez-vous si on vous mettait coucher avec mademoiselle d'Entragues?—Je sais ce que je devrois faire, Sire, dit-il, mais je ne sais ce que je ferois.—Il feroit le devoir de l'homme, dit Bassompierre, et non pas celui de père Cotton.»

Mademoiselle d'Entragues eut un fils de Bassompierre, qu'on appela long-temps l'abbé de Bassompierre; c'est aujourd'hui M. de Xaintes. Elle prétendit obliger Bassompierre à l'épouser[8], la cause fut renvoyée au parlement de Rouen, il y gagna son procès. Bertinières plaida pour lui: c'étoit un homme qui disoit qu'il ne savoit ce que c'étoit que se troubler en parlant en public, et qu'il n'y avoit rien capable de l'étonner. Le maréchal lui servit à avoir l'agrément de la cour pour la charge de procureur-général au parlement de Rouen, et il la lui fit avoir pour vingt mille écus. Au retour de Rouen, comme elle montroit son fils à Bautru: «N'est-il pas joli? disoit-elle—Oui, répondit Bautru, mais je le trouve un peu abâtardi depuis votre voyage de Rouen.» Elle ne laissa pas, comme elle le fait encore, de s'appeler madame de Bassompierre. «J'aime autant, dit Bassompierre, puisqu'elle veut prendre un nom de guerre, qu'elle prenne celui-là qu'un autre.» Il n'étoit pas maréchal alors: on lui dit depuis: «Elle ne se fait point appeler la maréchale de Bassompierre.—«Je crois bien, dit-il, c'est que je ne lui ai pas donné le bâton depuis ce temps-là.»

Quand il acheta Chaillot, la Reine-mère lui dit: «Hé! pourquoi avez-vous acheté cette maison? c'est une maison de bouteille.—Madame, dit-il, je suis Allemand.—Mais ce n'est pas être à la campagne, c'est le faubourg de Paris.—Madame, j'aime tant Paris, que je n'en voudrois jamais sortir.—Mais cela n'est bon qu'à y mener des garces.—Madame, j'y en mènerai.»

On croit qu'il étoit marié avec la princesse de Conti. La cabale de la maison de Guise fut cause enfin de sa prison, et sa langue aussi en partie, car il dit: «Nous serons si sots que nous prendrons La Rochelle.» Il eut un fils de la princesse de Conti, qu'on a appelé La Tour Bassompierre; on croit qu'il l'eût reconnu s'il en eût eu le loisir. Ce La Tour étoit brave et bien fait. En un combat où il servoit de second, ayant affaire à un homme qui depuis quelques années étoit estropié du bras droit, mais qui avoit eu le loisir de s'accoutumer à se servir du bras gauche, il se laissa lier le bras droit et battit pourtant son homme. Il logeoit chez le maréchal; depuis il est mort de maladie.

Bassompierre gagnoit tous les ans cinquante mille écus à M. de Guise; madame de Guise lui offrit dix mille écus par an et qu'il ne jouât plus contre son mari; il répondit comme le maître-d'hôtel du maréchal de Biron: «J'y perdrois trop.»

Il a toujours été fort civil et fort galant. Un de ses laquais ayant vu une dame traverser la cour du Louvre, sans que personne lui portât la robe, alla la prendre en disant: «Encore ne sera-t-il pas dit qu'un laquais de M. le maréchal de Bassompierre laisse une dame comme cela.» C'étoit la feue comtesse de La Suze; elle le dit au maréchal, qui sur l'heure le fit valet-de-chambre.

Il seroit à souhaiter qu'il y eût toujours à la cour quelqu'un comme lui; il en faisoit l'honneur[9], il recevoit et divertissoit les étrangers. Je disois qu'il étoit à la cour ce que Bel Accueil est dans le Roman de la Rose. Cela faisoit qu'on appeloit partout Bassompierre ceux qui excelloient en bonne mine et en propreté. Une courtisane se fit appeler à cause de cela la Bassompierre, une autre fut nommée ainsi parce qu'elle étoit de belle humeur. Un garçon qui portoit en chaise sur les montagnes de Savoie fut surnommé Bassompierre, parce qu'il avoit engrossé deux filles à Genève. A propos de ce surnom de Bassompierre, il lui arriva une fois une plaisante aventure sur la rivière de Loire. Il alloit à Nantes du temps que Chalais eut la tête coupée; une demoiselle lui demanda place dans sa cabane pour elle et sa fille: cette demoiselle alloit à la cour pour y faire sceller une grâce pour son fils. On alloit toute la nuit. Dans l'obscurité il s'approche de cette fille, et il étoit prêt d'entrer dans la chambre défendue[10], quand un batelier se mit à crier: «Vire le peautre[11], Bassompierre.» Cela le surprit, et, je crois même, le désapprêta. Il sut après qu'on appeloit ainsi celui qui tenoit le gouvernail, et qu'on lui avoit donné ce nom, parce que c'étoit le plus gentil batelier de toute la rivière de Loire.

Une illustre maquerelle disoit «que M. de Guise étoit de la meilleure mesure, M. de Chevreuse de la plus belle corpulence, M. de Termes le plus sémillant, et M. de Bassompierre le plus beau et le plus goguenard.»

Ceux que je viens de nommer, avec M. de Créquy et le père de Gondy, alors général des galères, mangeoient souvent ensemble, et s'entre-railloient l'un l'autre; mais dès qu'on sentoit que celui qu'on tenoit sur les fonts se déferroit, on en prenoit un autre: leurs suivants aimoient mieux ne point dîner et les entendre.

J'ai déjà dit ailleurs qu'il n'a jamais bien dansé; il n'étoit pas même trop bien à cheval; il avoit quelque chose de grossier; il n'étoit pas trop bien dénoué. A un ballet du Roi dont il étoit, on lui vint dire sottement, comme il s'habilloit pour faire son entrée, que sa mère étoit morte; c'était une grande ménagère à qui il avoit bien de l'obligation: «Vous vous trompez, dit-il: elle ne sera morte que quand le ballet sera dansé.»

Il fut plus d'une fois en ambassade; il contoit au feu Roi qu'à Madrid il fit son entrée sur la plus belle petite mule du monde qu'on lui envoya de la part du Roi. «Oh! la belle chose que c'étoit, dit le Roi, de voir un âne sur une mule!—Tout beau, Sire, dit Bassompierre, c'est vous que je représentois.»

Il disoit que M. de Montbason se parjuroit toujours, qu'il juroit par le jour de Dieu, la nuit et le jour par le feu qui nous éclaire.

La Reine-mère disoit: «J'aime tant Paris et tant Saint-Germain, que je voudrois avoir un pied à l'un et un pied à l'autre.—Et moi, dit Bassompierre, je voudrois être à Nanterre[12]

M. de Vendôme lui disoit en je ne sais quelle rencontre: «Vous serez, sans doute, du parti de M. de Guise, car vous aimez sa sœur de Conti.—Cela n'y fait rien, répondit-il: j'ai aimé toutes vos tantes, et je ne vous en aime pas plus pour cela.»

Quand le maréchal d'Effiat fut mort, il dit, en franc goguenard, qu'il n'y avoit plus de fiat à la cour. Quelqu'un dit, quand on fit d'Effiat maréchal de France, que son père avoit été nommé pour être chevalier de l'ordre. «Je ne sais pas, dit Bassompierre, s'il a été nommé, mais je sais bien qu'il a été élu[13]

Sur les ressemblances qu'on trouve de chaque personne à quelque bête, il disoit plaisamment que le marquis de Thémines étoit sa bête. M. de La Rochefoucauld, méchant railleur, en voulut railler Thémines, qui lui dit qu'il ne vouloit pas souffrir de lui ce qu'il souffroit de M. de Bassompierre. Ils se pensèrent battre.

M. de La Rochefoucauld lui dit, un peu avant qu'on l'arrêtât: «Vous voilà gros, gras, gris.—Et vous, lui répondit-il, vous voilà teint, peint, feint.» La Rochefoucauld avoit peint sa barbe.

Quand il fut dans la Bastille, il fit vœu de ne se point raser qu'il n'en fût dehors; il se fit faire le poil pourtant au bout d'un an. Il y eut quelque petite amourette avec madame de Gravelle, qui y étoit prisonnière. Cette femme avoit été entretenue par le marquis de Rosny. Depuis, pour ses intrigues, elle avoit été arrêtée. Le cardinal de Richelieu avoit eu l'inhumanité de lui faire donner la question. Après la mort du maréchal, elle fut si sotte que de prendre un bandeau de veuve, aussi bien que madame de Bassompierre.

M. Chapelain fit un sonnet sur la fièvre de M. de Longueville, après le passage du Rhin, où il l'appeloit le lion de la France. «C'est plutôt le rat de la France,» dit Bassompierre. C'est un petit homme qui a été élevé dans une peau de mouton.

Esprit, l'académicien, le fut voir à la Bastille. «Voilà un homme, dit-il, qui est bien seigneur de la terre dont il porte le nom.» Chacun dans la Bastille disoit: Je pourrai bien sortir de céans dans tel temps.—Et moi, disoit-il, j'en sortirai quand M. Du Tremblay en sortira[14]

Il ne vouloit pas sortir de prison que le Roi ne l'en fît prier, parce que, disoit-il, il étoit officier de la couronne, bon serviteur du Roi, et traité indignement; «puis, je n'ai plus de quoi vivre.» Ses terres étoient ruinées. Le marquis de Saint-Luc lui disoit: «Sortez-en une fois; vous y rentrerez bien après.» Au sortir de là, il disoit «qu'il lui sembloit qu'on pouvoit marcher par Paris sur les impériales de carrosses, tant les rues étoient pleines, et qu'il ne trouvoit ni barbe aux hommes, ni crin aux chevaux.»

Il ne tarda guère à rentrer dans sa charge de colonel des Suisses: Coislin avoit été tué à Aire; La Châtre lui avoit succédé; mais comme il étoit un peu important[15] et soupçonné d'être du parti de M. de Beaufort, on y remit M. de Bassompierre, qui en avoit touché quatre cent mille livres, et l'autre l'avoit bien acheté de madame de Coislin. La Châtre et sa femme, tous deux jeunes, moururent misérablement après cela. Bassompierre n'a comme point payé cette charge. Il remit bientôt sur pied la meilleure table de la cour, et fit de bonnes affaires.

On lui a l'obligation de ce que le Cours[16] dure encore, car ce fut lui qui se tourmenta pour le faire revêtir du côté de l'eau, et pour faire faire un pont de pierre sur le fossé de la ville.

Il étoit encore agréable et de bonne mine, quoiqu'il eût soixante-quatre ans; à la vérité il étoit devenu bien turlupin[17] car il vouloit toujours dire de bons mots, et le feu de la jeunesse lui manquant, il ne rencontroit pas souvent: M. le Prince et ses petits-maîtres en faisoient des railleries.

Sur le perron de Luxembourg, une dame de grande qualité, après lui avoir fait bien des compliments sur sa liberté, lui dit: «Mais vous voilà bien blanchi, monsieur le maréchal.—Madame, lui répondit-il en franc crocheteur, je suis comme les poireaux, la tête blanche et la queue verte.» En récompense, il dit à une belle fille: «Mademoiselle, que j'ai regret à ma jeunesse quand je vous vois!»

Il dit aussi de Marescot, qui étoit revenu de Rome fort enrhumé, et sans apporter de chapeau pour M. de Beauvais: «Je ne m'en étonne pas, il est revenu sans chapeau.»

Comme il avoit une grande santé, et qu'il disoit qu'il ne savoit encore où étoit son estomac, il ne se conservoit point; il mangeoit grande quantité de méchans melons et de pêches qui ne mûrissent jamais bien à Paris. Après, il s'en alla à Tanlay, où ce fut une crevaille merveilleuse: au retour, il fut malade dix jours à Paris chez madame Bouthillier, qui ne vouloit point qu'il en partît qu'il ne fût tout-à-fait guéri; mais Yvelin, médecin de chez la Reine, qui avoit affaire à Paris, le pressa de revenir. A Provins, il mourut la nuit en dormant, et il mourut si doucement, qu'on le trouva dans la même posture où il avoit l'habitude de dormir, une main sous le chevet à l'endroit de sa tête, et les genoux un peu haussés. Il n'avoit pas seulement tendu les jambes. Son corps gros et gras, et en automne, fut cahoté jusqu'à Chaillot, où on lui trouva les parties nobles toutes gâtées; mais c'est que le corps s'étoit corrompu par les chemins.

LE CARDINAL
DE LA ROCHEFOUCAULD[18].

Le cardinal de La Rochefoucauld, hors qu'il étoit un peu trop jésuite et un peu trop crédule, étoit un vrai ecclésiastique. Comme il étoit évêque, les Jésuites lui faisoient mener Marthe Brossier, comme on mène l'ours. Henri IV se moqua long-temps de cette prétendue possédée; mais comme il vit qu'on la vouloit faire exorciser devant Notre-Dame, et qu'un reste de ligueurs étoit à cabaler pour lui faire dire que Henri III étoit damné, et qu'Henri IV n'étoit catholique que de nom, il y envoya des médecins. Marescot la trompa avec un Virgile, faisant semblant que c'était un Rituel, et il prononça ainsi: Nihil à Dæmone, pauca à morbo, tradenda Rapino[19]. Le Roi se contenta de la renvoyer à ses parents en Auvergne[20]; et pour avoir su mépriser la fourbe, après l'avoir éludée, il n'en fut pas parlé davantage.

Pour revenir au cardinal de La Rochefoucauld, il étoit abbé de Sainte-Geneviève, et y logeait; il permit aux religieux d'élire un abbé pour trois ans durant sa vie, mais il s'en garda le revenu. Il y avoit fait accommoder un beau logement; les religieux le jetèrent à bas après sa mort, voyant que feu M. le Prince demandoit à le louer pour le prince de Conti. Depuis ils ont toujours élu des abbés de trois en trois ans. Le cardinal pouvoit bien se réserver le revenu, car on n'en pouvoit pas mieux user qu'il en usoit; il faisoit de grandes aumônes sans ostentation. Il a donné plus de quarante mille écus à l'hôpital des Incurables; et ce qui est encore plus beau, il fit casser une vitre où l'on avoit mis ses armes.

Il avoit une sœur[21] qui n'étoit pas si humble que lui. Elle disoit au duc son neveu: «Mananda[22]! mon neveu, la maison de La Rochefoucauld est une bonne et ancienne maison; elle étoit plus de trois cents ans devant Adam.—Oui, ma tante, mais que devînmes-nous au déluge?—Vraiment voire le déluge, disoit-elle en hochant la tête, je m'en rapporte.» Elle aimoit mieux douter de la sainte Ecriture que de n'être pas d'une race plus ancienne que Noé; elle signoit ainsi: «Votre bien affectionnée tante et bonne amie, pour vous faire un bien petit de plaisir.» Cela me fait souvenir d'un fou de Limousin, nommé M. de Carrères; il disoit que hors Pierre Buffières, Bourdeilles, Pompadour, et quelques autres qu'il nommoit, il ne faisoit pas grand cas de toutes les autres maisons du pays. «Mais, lui dit-on, vous ne parlez point de la maison de Carrères?—Carrères, dit-il, Carrères étoit devant que Dioux fusse Dioux.»

MADAME DES LOGES[23]
ET BORSTEL.

Madame Des Loges étoit fille d'un honnête homme de Troyes en Champagne, nommé M. Bruneau. Il étoit riche, et vint demeurer à Paris, après s'être fait secrétaire du Roi. Il n'avoit que deux filles: l'aînée fut mariée à Beringhen, père de M. le Premier. Pour éviter la persécution, car il étoit huguenot, il se retira à La Rochelle, et y fit mener ses deux filles, pour plus grande sûreté, sur un âne en deux paniers. Elles avoient du bien; leur partage à chacune a monté à cinquante-cinq mille écus. Madame Des Loges, quoique la cadette, fut accordée la première; et comme ce n'étoit encore qu'un enfant, on vouloit attendre que sa sœur passât devant elle. Je ne sais pourquoi elle fut plus tôt recherchée que l'autre qui étoit bien faite, et elle ne l'étoit point; mais on fut obligé de la marier plus tôt qu'on ne pensoit, car, en badinant avec son accordé, elle devint grosse. Elle a dit depuis qu'elle ne savoit pas comment cela s'étoit fait; que son mari et elle étoient tous deux si jeunes et si innocents qu'ils ne savoient ce qu'ils faisoient.

Comme ç'a été la première personne de son sexe qui ait écrit des lettres raisonnables[24], et que d'ailleurs elle avoit une conversation enjouée et un esprit vif et accort, elle fit grand bruit à la cour. Monsieur, en sa petite jeunesse, y alloit assez souvent; et comme il se plaignoit à elle de toutes choses, on l'appeloit la linotte de madame Des Loges. Quand on lui fit sa maison, il lui donna quatre mille livres de pension, disant que son mari n'étoit point payé de sa pension de deux mille livres qu'il avoit comme gentilhomme de la chambre. Cela n'étoit pas autrement vrai, et elle quitta le certain pour l'incertain, car le cardinal de Richelieu, soupçonnant quelque intrigue, lui fit ôter les deux mille livres; et elle, qui vit bien qu'on la chasseroit, se retira d'elle-même en Limosin[25]. Son mari en étoit, et elle avoit marié une fille à un M. Doradour, chez qui elle alla.

Elle avoit une liberté admirable en toutes choses; rien ne lui coûtoit; elle écrivoit devant le monde. On alloit chez elle à toutes heures; rien ne l'embarrassoit. J'ai déjà dit ailleurs qu'elle faisoit quelquefois des impromptus fort jolis.

On a dit qu'elle étoit un peu galante. Le gouverneur de MM. de Rohan, nommé Haute-Fontaine, a été son favori; Voiture y a eu part, à ce qu'on prétend; ce fut elle qui lui dit une fois: «Celui-là n'est pas bon, percez-nous-en d'un autre.» Une fois Saint-Surin, qui étoit si amoureux de la fille de madame de Beringhen (on a remarqué que quand il en tenoit bien, il étoit jaune comme souci); Saint-Surin, dis-je, qui étoit un galant homme, ne bougeoit de chez les deux sœurs, qui logeoient vis-à-vis l'une de l'autre; une fois donc qu'il étoit chez madame Des Loges, un certain M. d'Interville, conseiller, je pense, au grand conseil, s'étoit assis familièrement sur le lit, et faisoit le goguenard; Saint-Surin et d'autres éveillés, pour se moquer de lui, prirent la courte-pointe et l'envoyèrent cul par sur tête dans la ruelle.

Celui qui a eu le plus d'attachement avec madame Des Loges ç'a été un Allemand nommé Borstel. Etant résident des princes d'Anhalt[26], il fit connoissance avec elle, et apprit tellement bien à parler et à écrire, qu'il y a peu de François qui s'en soient mieux acquittés que lui. Il la suivit en Limosin. Le prétexte fut qu'ils avoient acheté ensemble de certains greffes en ce pays-là. Il avoit transporté tout son bien en France. Comme il se vit en un pays de démêlés, il ne voulut point se mettre parmi la noblesse; et comme il n'avoit pas une santé trop robuste, il se feignit plus infirme qu'il n'étoit, afin de rompre tout commerce avec ces gens-là. Il fut même quelques années sans sortir de la chambre; cela fit dire qu'il avoit été dix-huit ans sans voir le jour qu'à travers des châssis, et qu'il fut long-temps sans pouvoir décider s'ils étoient moins sains de verre que de papier.

Madame Des Loges morte, Borstel eut soin de ses affaires et de ses enfants. Borstel vint à Paris, et on parla de le marier avec une fille de bon lieu, assez âgée, nommée mademoiselle Du Metz; mais l'affaire ne put s'achever, car il avoit appris quelque chose qui ne lui avoit pas plu; mais il ne le voulut jamais dire. Il dit pour excuse qu'il ne vouloit pas la tromper, et qu'on lui avoit fait une banqueroute depuis qu'on avoit proposé de le marier avec elle. Depuis elle a épousé un M. de Vieux-Maison. Gombauld, qui étoit de ses amis, car elle se piquoit d'esprit, lui reprocha sérieusement d'avoir épousé un homme dont le nom ne se pouvoit prononcer sans faire un solécisme.

Borstel, quelque temps après, en cherchant une terre trouva une femme, car il épousa une jeune fille bien faite, qui étoit sa voisine à la campagne, et il en a eu des enfants: mais il ne s'en porta pas mieux. Il envoya ici, en 1655, un mémoire pour consulter sa maladie; il avoit mis ainsi: «Un gentilhomme de cinquante-neuf ans, etc.» Feret[27], son ami, porta ce mémoire à un nommé Lesmanon, médecin huguenot, qui est à M. de Longueville, qui consulta avec d'autres, et rédigea après la consultation par écrit; il commençoit ainsi: «Un gentilhomme de soixante-neuf ans, et qui s'est marié depuis quatre ou cinq ans à une jeune fille, etc.» Feret, voyant cela, lui dit qu'il ne l'avoit pas prié de tuer M. Borstel, mais bien de le guérir s'il y avoit moyen, et que de lui parler de son âge et de son mariage, c'étoit lui mettre le poignard dans le sein. On changea ce commencement. Il avoit soixante ans et plus quand il se maria, et étoit si incommodé qu'il ne pouvoit dormir qu'en son séant. Il mourut de cette maladie pour laquelle on avoit fait la consultation.

NOTICE SUR MADAME DES LOGES,
TIRÉE DES MANUSCRITS DE CONRART[28].

Feu madame Des Loges avoit nom Marie de Bruneau; elle étoit originaire de la province de Champagne, mais née à Sédan, où son père et sa mère étoient alors réfugiés durant les guerres de religion, environ l'an 1584 ou 1585. On n'a trouvé parmi ses papiers aucuns renseignemens qui marquent précisément ni le jour, ni le mois, ni l'année.

Son père étoit Sébastien de Bruneau, sieur de La Martinière, conseiller du Roi et intendant de la maison et des affaires de M. le Prince, et du roi de Navarre depuis le décès de ce prince. Sa mère avoit nom Nicole de Bey; ils étoient tous deux d'une rare et haute vertu, et à cette cause tenus en une singulière estime par toutes sortes de personnes, et surtout par divers princes et autres grands, même par le feu roi Henri IV, duquel il y a encore plusieurs lettres écrites de sa main audit sieur de Bruneau.

Ladite dame Des Loges a été mariée avec feu messire Charles de Rechignevoisin, chevalier, seigneur des Loges, gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi, issu de l'une des plus illustres maisons de Poitou et des mieux alliées; entre les autres à celles de La Beraudière, de Vivonne, de Chémerault et de La Rochefoucauld. Il étoit oncle à la mode de Bretagne de M. le duc de La Rochefoucauld. Son père étoit chambellan de M. le duc d'Alençon, frère des rois François, Charles et Henri, et mourut au voyage de Flandre, à l'entreprise d'Anvers.

Lesdits sieur et dame Des Loges ont eu ensemble plusieurs enfants, l'un desquels fut tué à la bataille de Prague, l'an 1620, l'autre au siége de Bréda, en 1638, et l'aîné ayant suivi les guerres de Hollande durant l'espace de vingt-trois ans entiers et consécutifs, sans avoir perdu une seule campagne, et y ayant acquis beaucoup d'estime et d'honneur, tant dedans les armées qu'à la cour du prince d'Orange, y a possédé et y possède encore diverses charges militaires, et, entre les autres, celle de général-major et de colonel, s'y étant habitué tout-à-fait et allié en l'une des plus apparentes familles du pays.

Ladite dame Des Loges a fait sa demeure à Paris et à la cour durant vingt-trois ou vingt-quatre ans, pendant lequel temps elle a été honorée, visitée et régalée de toutes les personnes les plus considérables, sans en excepter les plus grands princes et les princesses les plus illustres. M. le duc d'Orléans en faisoit surtout une très-particulière estime, et se rendoit assidu à la visiter, aussi bien en la prospérité que dans l'adversité de ses affaires, dont cette prudente dame prévoyant la continuation et les funestes succès, elle se résolut à quitter tous ces avantages et toutes les commodités d'un si agréable séjour, pour ne participer point aux intrigues qui depuis en ont accablé plusieurs. Ce fut en l'an 1629 qu'elle se disposa à cette sage retraite, en laquelle elle a depuis vécu doucement et dévotement par l'espace de quelques années, jusque à 1636, qu'un procès de grande importance l'ayant ramenée à Paris, elle y fut reçue et respectée de tous les honnêtes gens de même qu'auparavant, et fut de nouveau honorée des visites de Monsieur et des autres princes et princesses.

Toutes les muses sembloient résider sous sa protection ou lui rendre hommage, et sa maison étoit une académie d'ordinaire. Il n'y a aucun des meilleurs auteurs de ce temps, ni des plus polis du siècle, avec qui elle n'ait eu un particulier commerce, et de qui elle n'ait reçu mille belles lettres, de même que de plusieurs princes et princesses et autres grands. Il a été fait une infinité de vers et autres pièces à sa louange, et il y a un livre tout entier, écrit à la main, rempli des vers des plus beaux esprits de ce temps, au frontispice duquel sont écrits ceux-ci, qui ont été faits et écrits par feu M. de Malherbe:

Ce livre est comme un sacré temple,
Où chacun doit, à mon exemple,
Offrir quelque chose de prix.
Cette offrande est due à la gloire
D'une dame que l'on doit croire
L'ornement des plus beaux esprits.

Nous ne dirons rien ici de ce qu'elle a écrit elle-même, soit en prose ou en vers, puisque, pour fuir toute vanité, elle n'a jamais voulu permettre qu'aucune de ces pièces de sa façon fût exposée au public. Un chacun sait néanmoins que son style, aussi bien que son langage ordinaire, étoit des plus beaux et des plus polis, sans affectation aucune, et accompagné d'autant de facilité que d'art; mais surtout étoit à estimer son humeur agréable, discrète et officieuse envers un chacun, sa conversation ravissante et sa dextérité à acquérir des amis et à les servir et conserver. Elle avoit un courage plus que féminin, une constance admirable en ses adversités, un esprit tendre en ses affections et sensible aux offenses, mais attrempé d'une douceur et facilité sans exemple à pardonner, et en tous ses maux d'une résignation entière à la volonté de Dieu et d'une ferme confiance en sa grâce, se reposant toujours sur sa providence, et ne désespérant jamais de ses secours.

Les pertes de ses chers enfants, de madame de Beringhen, sa digne sœur, dame reconnue d'un chacun pour être d'un esprit éminent, d'une admirable conduite et d'une vie exemplaire[29], avec celles d'une infinité de ses meilleurs et plus chers amis, accompagnées d'abondant d'autres afflictions non moins cuisantes, l'avoient réduite, par la tendresse de son bon naturel et par leur importance, à une vie fort languissante, si bien que les forces du corps ne se trouvant pas égales à celles de l'esprit, ni la délicatesse de la nature à l'habitude de sa grande constance, ces déplaisirs furent suivis d'une maladie aiguë et d'une mort très-heureuse, le 1er de juin, l'an 1641. Ce fut au château de La Pléau, en Limousin, maison de madame de La Pléau, sa fille aînée. Son testament a été une exhortation ample de piété à ses enfants, sa maladie un patron de patience, tous ses propos des enseignemens et des consolations saintes, et ses dernières paroles celles de saint Paul: «Je suis assurée que ni mort, ni vie, ni anges, ni principautés, ni puissances, ni choses présentes, ni choses à venir, ni hautesse, ni profondeur, ni aucune autre créature, ne me pourra séparer de la dilection de Dieu, qu'il nous a montrée en Jésus-Christ, notre Seigneur[30]

MADAME DE BERINGHEN
ET SON FILS.

Comme j'ai dit[31], elle étoit bien faite, et elle fut galante. M. de Montlouet d'Angennes, qui étoit bel homme, disoit qu'elle lui avoit offert douze cents écus de pension, mais qu'il n'étoit pas assez intéressé pour cela, et qu'il étoit amoureux ailleurs: elle n'étoit plus jeune; alors il lui prit fantaisie d'avoir un page.

Je n'ai jamais vu une personne plus fière; elle eut dispute à Charenton pour une place; elle vouloit l'envoyer garder par un soldat des gardes, car, disoit-elle, il n'y a pas un capitaine dans le régiment qui ne soit bien aise de m'obliger[32].

Elle n'avoit garde d'être ni si spirituelle, ni si accorte, que sa sœur. Pour son mari, M. de Rambouillet m'a dit que Henri IV lui avoit dit que Beringhen étoit gentilhomme. Cependant j'ai ouï conter à bien des gens que le Roi ayant demandé à M. de Sainte-Marie, père de la comtesse de Saint-Géran, comment il faisoit pour avoir des armes si luisantes. «C'est, lui dit-il, un valet allemand que j'ai qui en a soin.» Le Roi le voulut avoir: c'étoit Beringhen, et il lui donna après le soin du cabinet des armes. Depuis il fit quelque chose, et parvint à être premier valet-de-chambre. Or, il avoit un cousin-germain, dont le fils, que je connois fort, conte ainsi leur histoire. «Nous sommes, dit-il, d'une petite ville de Frise, qui s'appelle Beringhen; nos ancêtres, dont la noblesse se prouve par les titres que nous rapporterons quand on voudra, n'en étoient pas seigneurs à la vérité, mais possédoient la plus belle maison de la ville depuis plus de trois cents ans.»

Pour moi, je sais bien que bien souvent on a pris le nom du lieu de sa naissance; mais ce n'est pas autrement une marque de noblesse, au contraire, comme Jean de Meung et Guillaume de Lorris[33]. «Le père de feu M. de Beringhen et le père du mien furent tués à la guerre: leur bien se perdit. Leurs enfants ayant ramassé quelque chose du naufrage, passèrent en France encore fort jeunes. Feu M. de Beringhen s'arrêta sur la côte de Normandie, où il fut précepteur de quelques enfants de gentilshommes; il avoit un peu de lettres. Au sortir de là, il se met chez l'accommodeur de fraises du Roi, et fait connoissance avec les officiers de la garde-robe: il avoit l'esprit vif, le Roi le prit en amitié. Pour mon père, il alla jusqu'en Bretagne, et se mit à trafiquer d'une espèce de toile qu'on appelle de la noyale; elle sert à faire des voiles de navire, mais il n'a jamais paru en ce commerce, et on ne sauroit prouver qu'il ait dérogé. Il acquit du bien honnêtement. J'ai quarante lettres de feu M. de Beringhen à mon père et de mon père à feu M. de Beringhen[34]. Depuis la mort de M. de Beringhen, M. de Beringhen, son fils, aujourd'hui M. le Premier, comme quelqu'un eut demandé l'aubaine de mon père qui vint à mourir, dit tout haut: On a cru peut-être qu'il n'avoit point d'amis, mais je ferai bien voir qu'il étoit mon parent. Aujourd'hui il s'avise de dire que je suis bâtard, et son frère d'Armenvilliers a signé à mon contrat de mariage. Il fit à la vérité un peu le rétif pour signer comme parent; mais enfin il passa carrière. Madame de Saint-Pater[35], sa sœur, à la mort, s'est repentie d'avoir dit que j'étois venu d'un bâtard de leur maison, et j'ai fait voir à M. de La Force mes titres et les lettres de feu M. de Beringhen.» Or, cet homme croyoit tenir M. le Premier, et disoit: «J'ai tous les titres; et s'il prétend à être chevalier de l'ordre, il faut qu'il vienne à moi:» mais M. le Premier a eu des titres tels qu'il a voulu, et l'électeur de Brandebourg, à qui appartient le lieu de leur naissance, a été bien aise de l'obliger. Dans sa généalogie, il fait mourir le père de Beringhen à dix-sept ans, lui qui en a vécu soixante.

Cet autre Beringhen et sa femme sont assez assotés de leur noblesse, et ils disoient: «Nous voudrions pour plaisir qu'on nous pût mettre à la taille, pour avoir lieu de prouver notre noblesse.—Vous n'avez, leur dis-je, qu'à aller demeurer six mois à Lagny, vous en aurez le divertissement.»

M. le Premier autrefois fut un peu de la faveur; il cabala avec Vaultier et madame Du Fargis. Il commença à branler dès le voyage de Lyon, et fut disgracié au retour de La Rochelle. Il avoit changé de religion: il alla en Hollande, et le prince d'Orange, qui aimoit tout ce que le cardinal de Richelieu persécutoit, le reçut à bras ouverts, et lui donna ses chevau-légers à commander. Beringhen acquit quelque réputation; il revint en France après la mort du cardinal. Le reste se trouvera dans les Mémoires de la régence.

LE CHANCELIER SÉGUIER[36].

J'ai déjà dit ailleurs que le chancelier[37] est l'homme du monde le plus avide de louanges: on en verra des preuves par la suite. On l'accuse d'être grand voleur. Pour lâche et avare, il ne faut que lire ce que je m'en vais mettre[38].

Personne n'a tant donné à l'extérieur que lui; il a baptisé sa maison hôtel; il a mis un manteau et des masses informes de bâton de maréchal de France à ses armes, et son carrosse en est tout historié. Il ne feroit pas un pas sans exempt et sans archers[39]; mais, en récompense, jamais au fond chancelier ne fit moins le chancelier que lui: il est toujours le très-humble valet du ministre. On verra dans les Mémoires de la régence comme on le ballotte, et que c'est un homme qui avale tout. Ici je ne veux mettre que des particularités qui ne pourroient entrer dans l'ouvrage que je veux faire[40]

Les Séguier de Paris ne viennent nullement des Séguier de Languedoc: ils viennent d'un procureur qui étoit grand-père du feu président Séguier. Ce procureur eut un fils avocat[41], qui fut poussé dans les charges, qu'on ne vendoit pas en ce temps-là; il fut avocat-général, et son fils président[42]. Il en eut trois autres; le chancelier vient de celui qui fut lieutenant-civil.

Le chancelier fut si étourdi, étant garde-des-sceaux, que de faire ôter la tombe de ce procureur, qui étoit à Saint-Severin ou à Sainte-Opportune, à cause qu'il y avoit une inscription[43]. Sa femme s'appelle Fabri[44]; elle a eu beaucoup de bien. Je pense que son père étoit trésorier de France à Orléans. On dit que le grand-père de Fabri étoit serrurier, d'où vient la pointe Fabricando Fabri fimus[45]. Cette femme n'a jamais été belle, mais elle étoit propre; on en a médit avec plus d'une personne. Le comte de Clermont de Lodève, qu'on appeloit en sa jeunesse le marquis de Sessac, se vantoit d'avoir couché avec elle. Elle a payé le comte de Harcourt assez long-temps. On a parlé d'un chanoine de Notre-Dame, nommé Thevenin, et il n'y a pas plus de quatre ou cinq ans qu'il y a eu de la rumeur en ménage pour un certain maître d'hôtel qui n'étoit pas mal avec elle, sans compter les moines, car elle est dévote, et les dévotes sont le partage des frères frapparts. C'est une des plus avares femmes du monde. Tous les officiers que le chancelier reçoit lui doivent six aunes de velours ou de satin, selon la charge qu'ils ont. Le chancelier de Sillery les recevoit, mais il les rendoit, et pour cela il y avoit six aunes de chacune de ces étoffes, chez un certain marchand, qui étoient banales, s'il faut ainsi dire, et qu'on louoit un écu; car on savoit bien que le chancelier les renverroit. La chancelière a raffiné sur cela. On dit à l'officier: «Allez-vous-en chez un tel marchand, et lui payez les six aunes.» Puis quand la somme est assez grosse, comme elle en tient registre, elle va lever un ameublement: de là vient qu'on l'appelle la fripière[46].

Le cardinal de Richelieu partagea avec lui pour ses filles; il en maria l'une, et lui laissa marier l'autre. M. de Coislin, parent du cardinal, petit bossu, mais qui avoit du cœur et étoit de bonne maison, épousa l'aînée; l'autre fut mariée au prince d'Enrichemont, fils du marquis de Rosny, aîné de M. de Sully, mais qui étoit mort il y avoit long-temps. Ce M. d'Enrichemont est une contemptible créature; le bon homme de Sully eut de la peine à s'y résoudre, et disoit: «Je ne veux point m'allier avec le prince des chicaneurs.» En quelque occasion le chancelier lui écrivit, et il y avoit en un endroit: Afin que la paix soit dans nos familles. «Familles! dit le bon homme, familles! Bon pour lui qui n'est qu'un citadin; mais il pourroit bien user du terme de maison, quand j'y suis compris.» La chancelière étoit ravie de dire: «Allez savoir comment ma fille la princesse a passé la nuit.» Avant cela il fut assez fou pour aller proposer au cardinal, comme si sa femme l'y avoit obligé, de marier sa fille avec feu M. de Nemours, l'aîné de celui que M. de Beaufort tua. «Oui, lui répondit le cardinal; en effet, cela seroit fort sortable que Victor-Amédée de Savoie épousât Charlotte Séguier! dites à Marie Fabri qu'elle rêve.»

Quelque avide de louange que fût le chancelier, tandis que le cardinal de Richelieu a vécu, il n'a pas voulu souffrir qu'on le louât, et il se fit de l'Académie, de peur qu'on ne dît qu'il se vouloit tirer du pair[47]. Depuis, quand l'abbé de Cerisy[48] se retira à l'Oratoire, entre autres plaintes que le chancelier fit de lui, il se plaignit fort de ce qu'il n'avoit pas fait une panse d'a pour lui. Quand La Chambre, son médecin, voulut mettre au jour son livre du raisonnement des bêtes[49], il dit au chancelier qu'il doutoit s'il le lui devoit dédier, de peur que cela ne fît faire des railleries; le chancelier répondit qu'il se moquoit des railleries. Il avoit autrefois l'abbé de Cerisy chez lui, La Chambre, qui y est encore, et Esprit[50], tous trois de l'Académie. Pour être loué il donnoit sur le sceau quelques pensions, mais il laissoit bien aussi charger ce pauvre sceau, et à proprement parler, c'étoit le public qui payoit ces beaux esprits. Esprit se brouilla avec lui, comme nous verrons dans l'histoire de M. de Laval. Pour La Chambre, il y demeura toujours et est le patron, car le chancelier, tout dévot qu'il est, est un grand garçailler; il paie ses demoiselles en arrêts, et autres choses semblables; mais comme il y a quelquefois du mal dans ses chausses, La Chambre, qui le traite, est fort absolu, et se prévaut un peu de la confidence; il est atrabilaire.

C'est une pillauderie épouvantable que celle de ses gens; en voici une belle preuve. Un jour que les comédiens du Marais jouèrent au Palais-Royal, le chancelier, qui y étoit, trouva Jodelet, leur fariné, fort plaisant; il en fut si charmé que, pour tout dire en un mot, il en devint libéral, et lui fit dire qu'il le vînt trouver le lendemain et qu'il lui feroit un présent. Jodelet ne manqua pas d'y aller: d'abord un des valets-de-chambre du chancelier lui vint dire: «J'ai parlé pour vous à monsieur, monsieur a dessein de vous donner cent pistoles;» et ajouta à cela: «Vous n'oublierez pas vos bons amis.» Le fariné lui promit qu'il y en auroit le quart pour lui. Incontinent après, un autre valet-de-chambre lui fit la même harangue, et Jodelet lui fit la même promesse; enfin il en vint jusqu'à quatre, car le chancelier a quatre rançonneurs de gens. Jodelet ensuite fut introduit, et le chancelier, tout riant, lui demanda: «Que voulez-vous que je vous donne?—Monseigneur, lui répondit-il, donnez-moi cent coups de bâton, ce sera vingt-cinq pour chacun de messieurs vos valets-de-chambre.» Sa grandeur voulut tout savoir, et Jodelet, par ce moyen, s'exempta de rien donner à personne: ces coquins furent bien grondés; toutefois leur maître leur laisse continuer leurs friponneries.

Le chancelier est l'homme du monde qui mange le plus malproprement et qui a les mains les plus sales; il fait une certaine capilotade, où il y entre toutes sortes de drogues, et en la faisant il se lave les mains tout à son aise dans la sauce; il déchire la viande; enfin cela fait mal au cœur, et quoiqu'il soit payé pour la table des maîtres des requêtes, il leur fait pourtant assez mauvaise chère. Il se curoit un jour les dents chez le cardinal avec un couteau; le cardinal s'en aperçut, et fit signe à Bois-Robert; après il commanda au maître-d'hôtel de faire épointer tous les couteaux. Bois-Robert, le plus doucement qu'il put, le dit au chancelier, qui acheta dès le jour même un cure-dent d'or. Le cardinal voyant le chancelier, qui à la première rencontre faisoit parade de son cure-dent, dit à Bois-Robert: «Je gage que vous l'avez dit à M. le chancelier?—Oui, monseigneur.—L'imprudent poète que vous êtes!»

Ballesdens[51], qui est à lui, et qui a été précepteur du marquis de Coislin, dit: «Si je fais jamais imprimer mes lettres, où il y a mille flatteries pour le chancelier, je ferai mettre un errata au bout: en telle page ce que j'ai dit n'est pas vrai, en telle page, cela est faux, et ainsi du reste.»

Le chancelier a l'honneur d'être si sottement glorieux qu'il ne se desfule[52] quasi pour personne. Un jour il n'ôta quasi pas son chapeau pour M. de Nets[53], évêque d'Orléans; l'autre lui demanda s'il étoit teigneux; on fit une épigramme sur son incivilité.

Qu'il est dur au salut, ce fat de chancelier!
Cela le fait passer pour un esprit altier,
Vain au-delà de toutes bornes.
Ce n'est pas pourtant qu'il soit fier,
C'est qu'il craint de montrer ses cornes.

Une fois le chancelier trouva à qui parler. Matarel, avocat, père de celui qui est dans la Bastille, est parent de la chancelière; cela lui coûte bien, car il a quitté le palais, et n'a rien fait avec le chancelier. Il a un fils qui porte le nom d'un prieuré, nommé de Vannes: c'est un évaporé. Le chancelier lui avoit fait quelque chose; il alla lui chanter goguettes, qu'il étoit un beau justicier! que lui et tous ceux qu'il avoit maltraités iroient se jeter aux pieds du roi. «Vous avez de beaux comptes à rendre à Dieu,» lui dit-il. Là-dessus il lui parle de toutes ses voleries, des jeux de boule, dont il tiroit six ou sept écus, plus ou moins, de chacun; du pavé, sur lequel il avoit tant friponné, du sceau, des boues, etc. Le chancelier lui dit qu'il le feroit jeter par les fenêtres. «Vous, reprit-il, je vous poignarderois si vous y aviez songé,» et puis s'en alla. M. de Meaux[54] que dit, s'il eût été là, il l'eût fait assommer. Il va trouver M. de Meaux, et lui reproche toutes ses débauches secrètes, car il savoit tout. Ce cagot a pris à Meaux tout le milieu du cloître pour son jardin, et a fait couper un bois destiné à la réfection de l'église, qu'il a fort bien vendu sans en donner un sou au chapitre, et tout cela comme frère du chancelier. Or, depuis, une fois le chancelier eut affaire de de Vannes, à cause de feu M. de Sully, avec qui ce dernier étoit assez bien; mais le chancelier ne voulut jamais lui parler; il se tint à un bout de la salle, et l'autre à l'autre. Le Père Matarel faisoit les allées et venues. Le chancelier, tout rogue qu'il est, salue de Vannes le premier partout où il le voit, pourvu que ce ne soit pas au conseil.

JODELET.

On avoit joué l'Amphitrion, où, à la fin, Jupiter venoit dans un nuage avec un grand bruit. Jodelet, comme s'il eût voulu annoncer, vint aussitôt sur le théâtre: «Si toutes les fois, dit-il aux spectateurs, qu'on fait un cocu à Paris, on faisoit un aussi grand bruit, tout le long de l'année on n'entendroit pas Dieu tonner.»

A la création du parlement de Metz, il vendit des barbes pour les conseillers de ce parlement: c'étoient tous jeunes gens.

Ce même Jodelet dit un jour une plaisante chose à Aubert, des gabelles, qui fait bâtir un palais auprès des petits comédiens, au Marais; car comme il lui disoit: «Je ferai mettre des statues dans cette galerie.—Pensez que vous n'oublierez pas, lui dit Jodelet, celle de la femme de Loth.—Ma foi! j'en tiens, répondit l'autre; il m'a donné mon paquet.» Cette statue étoit de sel, et le sel a fait la fortune d'Aubert. On appelle cette maison l'hôtel Salé.

Une fois qu'on avoit joué une pièce dont la scène étoit à Argos, il dit à la farce: «Monsieur, vous avez été à Argos aujourd'hui; mais vous n'avez peut-être pas remarqué une singularité de cette ville-là; c'est qu'il y a une fontaine où Junon, en se baignant tous les ans, reprend un nouveau pucelage. Ma foi! s'il y en avoit une comme cela dans le Marais, il faudroit que le bassin en fût bien grand.» L'auteur de la pièce lui avoit dit cette érudition.

HAUTE-FONTAINE.

Haute-Fontaine étoit fils d'un bourgeois de Paris, huguenot, nommé Durand, qui s'étoit retiré à Genève à cause de la persécution. Il avoit un frère aussi qui au commencement avoit grande inclination aux armes; mais depuis, ayant embrassé les lettres, il fut ministre à Paris. Celui-ci, qui, au contraire, durant son jeune âge, n'étoit porté qu'aux lettres, les quitta pour les armes. Il savoit, il étoit hardi, et avoit l'esprit agréable et plaisant. On en conte trois ou quatre choses qui le feront voir. Étant à Leyde, encore assez jeune, il disputa une chaire de philosophie qui vaquoit, contre M. Dumoulin, un de nos plus célèbres ministres; mais Dumoulin l'emporta. Haute-Fontaine en eut un tel dépit que, l'ayant trouvé un jour seul en quelque lieu à l'écart, il lui donna cent coups de poing, et lui égratigna tout le visage. Puis il afficha ce placard à l'auditoire: Petrus Molinæus hodie non leget, quia rem habet cum hospitâ. Dumoulin, averti de cela, fut bien empêché, car de n'aller point dicter, c'étoit autoriser cette médisance, et d'y aller ainsi égratigné, c'étoit s'exposer à la risée de ses écoliers. Enfin, il s'avisa d'envoyer quérir un peintre qui mit de la peinture couleur de chair sur les endroits où il étoit égratigné.

Haute-Fontaine, ayant pris les armes, se mit de la suite de M. de Béthune, ambassadeur de France à Rome auprès du saint Père. Un jour, M. de Béthune, peu accompagné, rencontra l'ambassadeur d'Espagne avec une grande suite; Haute-Fontaine, craignant que les Espagnols ne prissent le haut du pavé, si on ne les étonnoit par quelque bravoure extraordinaire, sans en demander avis à personne, prit sa course, l'épée à la main, criant à haute voix: Place, place à l'ambassadeur de France! Les Espagnols surpris passèrent du côté de main gauche, disant entre eux que les François étoient fous. Cette action plut extrêmement à Henri IV, et il ne se pouvoit lasser d'en rire et de la louer.

Un jour, passant en Angleterre dans un petit vaisseau anglois, il donna un soufflet au capitaine en présence de tous ses gens, parce qu'il disoit des sottises du roi de France: au même moment il arrache une mèche à un soldat, et fait si bien qu'il gagne la chambre aux poudres; quand il fut là, il leur crie qu'il va mettre le feu aux poudres, si on ne le mène à Calais, et qu'il ne sortira point d'où il est qu'il ne soit assuré qu'on a reçu autant de François qu'il y a d'Anglois sur le vaisseau. Il épouvanta tellement ces gens-là qu'ils firent tout ce qu'il vouloit.

Haute-Fontaine ensuite fut gouverneur de MM. de Rohan. Durant le carême ils se trouvèrent à Milan. On ne vouloit point leur donner de viande sans permission de l'archevêque, qui étoit fort sévère en pareilles choses. Haute-Fontaine entreprit pourtant d'en venir à bout. Il va trouver l'archevêque et lui dit d'un ton dolent qu'il avoit une étrange infirmité; qu'à la seule vue du poisson, tout son sang se tournoit, qu'il pâlissoit, frémissoit, tomboit en foiblesse; que c'étoit une antipathie naturelle qu'il n'avoit jamais pu surmonter. L'archevêque en eut pitié, et lui accorda la dispense. Comme il fut question de l'écrire, il ajouta qu'il avoit encore une autre incommodité bien plus grande que la première; c'est qu'il étoit travaillé d'une faim canine qui l'obligeoit à manger autant que trois; que, pour cacher cette maladie, quand il étoit hors de chez lui, il demandoit toujours à manger pour lui et pour deux autres, et payoit comme pour trois. Il lui allégua sans doute l'exemple de cet évêque dont il est parlé dans la Vie de M. de Thou, qui ne pouvoit vivre s'il ne mangeoit amplement sept ou huit fois par jour; tant il y a, qu'il parla si bien et si sérieusement que le bon archevêque le crut, et mit dans la dispense qu'on lui donnât de la viande pour lui et pour deux de ses compagnons. Ainsi, MM. de Rohan et de Soubise, qui apparemment étoient là incognito, firent le carême bien à leur aise.

On dit encore qu'en une hôtellerie en France il battit cinq ou six sergents ou recors, qui faisoient un bruit de diable, et vouloient mener quelqu'un en prison: les sergents firent leur plainte devant le juge du lieu. Ceux qui voyageoient avec Haute-Fontaine le grondèrent de ce qu'il les avoit ainsi embarrassés; mais il leur dit qu'il y donneroit bon ordre. Il fut donc trouver le juge avec eux; et, après lui avoir fait cent contes, il le pria de les expédier et de lui permettre de plaider lui-même sa cause. Haute-Fontaine, en plaidant, fit tant de différentes interrogations à ces sergents, et les tourna de tant de côtés, qu'il les confondit tous l'un après l'autre, à un près, qui n'avoit point encore parlé, auquel s'adressant: «Et vous, lui dit-il, soutenez-vous aussi que je vous aie battu?—Non, dit le sergent, parce que, incontinent que vous me menaçâtes, je sorta.—Il est vrai, monsieur, répliqua Haute-Fontaine, il sorta tout aussitôt, mais incontinent après il rentrit.» Le juge se prit à rire, et mit les parties hors de cour et de procès.

MESDAMES DE ROHAN.

Madame de Rohan[55], mère du premier duc de Rohan[56], qui a tant fait parler de lui, étoit de la maison de Lusignan, d'une branche qui portoit le nom de Parthenay. C'était une femme de vertu, mais un peu visionnaire. Toutes les fois que M. de Nevers, M. de Brèves et elle se trouvoient ensemble, ils conquêtoient tout l'empire du Turc[57]. Elle ne vouloit point que son fils fût duc, et disoit le cri d'armes de Rohan:

Roi, je ne puis,
Duc, je ne daigne,
Rohan je suis.

Elle avoit de l'esprit et a écrit une pièce contre Henri IV, de qui elle n'étoit pas satisfaite je ne sais pourquoi, où elle le déchire en termes équivoques, Comme ce prince n'a rien d'humain, etc. Elle a été de plusieurs cabales contre lui.

Elle avoit une fantaisie la plus plaisante du monde: il falloit que le dîner fût toujours prêt sur table à midi; puis quand on le lui avoit dit, elle commençoit à écrire, si elle avoit à écrire, ou à parler d'affaires; bref, à faire quelque chose jusqu'à trois heures sonnées: alors on réchauffoit tout ce qu'on avoit servi, et on dînoit. Ses gens, faits à cela, alloient en ville après qu'on avoit servi sur table. C'étoit une grande rêveuse. Un jour elle alla pour voir M. Deslandes, doyen du parlement; madame Des Loges étoit avec elle, et en attendant qu'il revînt du Palais, elle se mit à travailler et à rêver en travaillant; elle s'imagine qu'elle est chez elle, et quand on lui vint dire que M. Deslandes arrivoit: «Hé, vraiment, dit-elle, il vient bien à propos. Hé! monsieur, que je suis aise de vous voir! Hé! quelle heure est-il? Il faut, puisque vous voilà, que nous dînions ensemble.—Madame, vous me faites trop d'honneur,» dit le bon homme, qui aussitôt envoya à la rôtisserie. Enfin on sert, elle regarde sur la table. «Mais, mon bon ami, vous ferez méchante chère aujourd'hui.» Madame Des Loges, eut peur qu'elle ne continuât sur ce ton-là, elle la tire. «Hé! où pensez-vous être? lui dit-elle.» Madame de Rohan revint, et lui dit en riant: «Vous êtes une méchante femme de ne m'en avoir pas avertie de meilleure heure.» Elle dit, pour s'en aller, qu'elle étoit conviée à dîner en ville.

Son fils (M. de Rohan, père de madame de Rohan la jeune)[58] étoit sans doute un grand personnage. Il n'avoit point de lettres, cependant il a bien fait voir qu'il savoit quelque chose; on a deux ou trois ouvrages de lui: le Parfait capitaine, les Intérêts des princes et ses Mémoires[59]: on a dit que ce n'étoit pas un fort vaillant homme, quoiqu'il ait toute sa vie fait la guerre, et qu'il soit mort à une bataille. On en fait un conte: on disoit que de frayeur il sella une fois un bœuf au lieu d'un cheval, et on l'appela quelque temps le bœuf sellé; cependant il payoit de sa personne quand il le falloit.

Dans son Voyage d'Italie, il y a une terrible pointe; il parle d'un homme de fortune qui étoit à la cour d'Angleterre; on l'accusoit de venir d'un boucher. «On ne peut pas dire, dit-il, qu'il ne vienne de grands saigneurs.» En parlant de la Villa Ciceronis, qui est au royaume de Naples, il met: «La métairie de Cicéron où il composa le plus beau de ses ouvrages, et entre autres le Pandette[60].» Quelque sot d'Italien lui avoit dit cela, et il l'a pris pour argent comptant. Voilà ce que c'est que de ne montrer pas ses ouvrages à quelque honnête homme!!

Il eut dessein une fois d'acheter du Turc l'île de Chypre, et d'y mener une colonie. Il alloit pour faire un parti, à ce qu'on dit, avec le duc de Weimar, quand il fut blessé à la bataille de Reinfelden que donna ce duc, et après il mourut de sa blessure. C'étoit un petit homme de mauvaise mine. Il épousa mademoiselle de Sully qu'elle étoit encore enfant[61]; elle fut mariée avec une robe blanche, et on la prit au col pour la faire passer plus aisément. Dumoulin, alors ministre à Charenton, ne put s'empêcher, car il a toujours été plaisant, de demander, comme on fait au baptême: «Présentez-vous cet enfant pour être baptisé?» On leur fit faire lit à part; mais elle ne s'en put tenir long-temps; et quand on vint dire à M. de Rohan que sa femme étoit accouchée, il en fut surpris, car à son compte cela ne devoit pas arriver si tôt. On m'a dit que ce fut Arnauld du Fort, depuis mestre de camp des carabiniers, qui en eut les prémices. Le maréchal de Saint-Luc est apparemment celui qui l'a mise à mal, si quelque suivant n'a passé devant lui; car, pour des valets, elle a toujours dit, en riant, qu'elle n'étoit point valétudinaire. (On appelle valétudinaires celles qui se donnent à des valets.

La galanterie qui a fait le plus de bruit, c'est celle qu'elle fit avec M. de Candale; il n'étoit pas bien fait de sa personne, mais il avoit beaucoup d'esprit et étoit fort agréable: ce n'étoit ni un brave ni un grand capitaine. Madame de Rohan étoit très-jolie, et avoit quelque chose de fort mignon; d'ailleurs née à l'amour plus que personne du monde, et qui disoit les choses fort plaisamment. M. de Saint-Luc en étoit en possession, quand M. de Candale vint à la cour. La grandeur du père faisoit qu'on le regardoit comme une illustre conquête: elle lui fit toutes les avances imaginables. Lorsqu'il fut marié, elle le brouilla avec sa femme, et fut cause qu'il se démaria. Sa femme lui offrit le congrès, il ne voulut pas l'accepter; ensuite madame de Rohan lui fit changer de religion. Il y avoit souvent noise entre eux, et quand il fut revenu à l'Église romaine, il dit à madame Pilou: «Qu'il n'y avoit point de mauvais offices que madame de Rohan ne lui eût rendus. Elle m'a mis mal, disoit-il, avec le Roi, avec mon père et avec Dieu, et m'a fait mille infidélités; cependant je ne m'en saurois guérir.» Il laissa tout son bien à mademoiselle de Rohan, aujourd'hui madame de Rohan, qui ne le voulut point accepter. Guitaut, depuis capitaine des gardes de la Reine-mère, vengea M. de Saint-Luc, à qui il avoit été, car il coucha avec elle, et puis la battit bien serré dans un démêlé qu'ils eurent ensemble. Madame Pilou lui débaucha feu d'Aumont, cadet du maréchal d'aujourd'hui, et le maria; elle lui débaucha aussi Miossens, mais madame de Rohan n'en a rien su, et elle le maria comme l'autre. Un jour elle égratigna Miossens, car, ayant appris qu'il avoit été au bal au Louvre, au sortir de chez elle, quoiqu'elle le lui eût défendu, elle l'alla battre et égratigner dans son lit. De dépit, il entendit à la proposition que madame Pilou lui fit.

Bonneuil, introducteur des ambassadeurs, comme des ambassadeurs d'Angleterre lui eussent demandé: «Qui est cette dame-là? (C'étoit madame de Rohan.)—C'est le docteur, répondit-il, qui a converti M. de Candale;» car, pour fortifier le parti des Huguenots, elle fit changer de religion à M. de Candale, qui n'y demeura guère. Théophile fit une épigramme sur cela, qui est dans le Cabinet satirique. L'épigramme qui dit:

Sigismonde est la plus gourmande, etc.,

est faite aussi pour elle: elle n'est pas imprimée.

M. de Candale avoit amené deux ou trois capelets de Venise à Paris; lui et Ruvigny en trouvèrent une fois un couché avec une g.... dans la Place Royale. Ruvigny lui dit: «Je te donne un écu d'or si tu la veux baiser, demain, en plein midi, dans la place.» Il le promit, et, comme il étoit après, M. de Candale et Ruvigny et quelques autres firent exprès un grand bruit: toutes les dames mirent la tête à la fenêtre et virent ce beau spectacle.

Avant que de passer plus avant, je dirai ce que j'ai appris pour preuve de ce que je viens de dire. M. de Rohan étoit dans Maubeuge avec dix mille hommes, à la vérité il lui manquoit quelque chose. Le cardinal Infant se va mettre devant la ville. Le cardinal de La Valette s'avançoit (c'étoit à cause de lui que son frère avoit de l'emploi). L'Espagnol lève le siége. Candale et Gassion viennent trouver La Valette; il veut les renvoyer dans la ville: Gassion se hasarde et est défait; depuis il y entra peu accompagné; mais jamais on ne put persuader à Candale d'y aller, à cause d'un pont que les ennemis avoient fortifié et d'un petit camp d'environ deux mille hommes qu'ils avoient entre nous et Maubeuge. Candale fit le malade, et ce fut en vain que le cardinal marcha avec trois à quatre mille hommes, afin que Candale pût se jeter dedans; l'autre répondit qu'il avoit le frisson. Ruvigny, qui voyoit que le cardinal enrageoit, en parla à Candale, qu'il connoissoit fort: cela ne servit de rien. Le cardinal, pour faire voir que la marche étoit bien faite, voulut pousser plus avant, et alla à une lieue de la ville, où Turenne se joignit à lui, et il eût défait les deux mille hommes des ennemis, sans que Candale pria qu'on ne lui fît pas cette honte. Huit cents de ces deux mille hommes se noyèrent de peur.

Pour revenir à madame de Rohan, un soir qu'elle retournoit du bal, elle rencontra des voleurs; aussitôt elle mit la main à ses perles. Un de ces galants hommes, pour lui faire lâcher prise, la voulut prendre par l'endroit que d'ordinaire les femmes défendent le plus soigneusement; mais il avoit affaire à une maîtresse mouche: «Pour cela, lui dit-elle, vous ne l'emporterez pas, mais vous emporteriez mes perles[62].» Durant cette contestation il vint du monde, et elle ne fut point volée.

Un jour la duchesse d'Halluin[63], fille de la marquise de Menelaye, sœur du père de Gondy, se rencontra avec elle à la porte du cabinet de la Reine, et comme elle la pressoit fort pour entrer la première, madame de Rohan se retira bien loin en disant: «A Dieu ne plaise que, n'ayant ni verge ni bâton, j'aille me frotter à une personne armée.» Car cette femme toute contrefaite avoit un corps de fer; et puis elle avoit été femme de M. de Candale, et s'étoit démariée d'avec lui. On dit qu'un jour d'Halluin, depuis monsieur le maréchal de Schomberg, demanda à M. de Candale pourquoi il s'étoit démarié: «C'est, dit-il, que madame couchoit avec tel et tel de mes gens.» M. d'Halluin s'en voulut fâcher: «Tout beau, dit-il, tout cela est sur mon compte, vous n'y avez rien à dire.»

Il y avoit chez M. de Bellegarde la peinture d'un... pétrifié, et un sonnet au-dessous qu'Yvrande avoit fait; il est dans le Cabinet satirique. Madame de Rohan mit la main devant ses yeux pour ne pas voir la peinture; mais par-dessous elle lisoit les vers en disant: «Fi! fi!»

Quelque benêt, la consolant de la mort de M. de Soubise, dont elle ne se tourmentoit guère, lui dit une stance de Théophile, où il y a:

Et dans les noirs flots de l'oubli,
Où la Parque l'a fait descendre,
Ne fût-il mort que d'aujourd'hui,
Il est aussi mort qu'Alexandre.

Elle acheva la stance en l'interrompant:

Et me touche aussi peu que lui.

Il y a:

Et te touche, etc.

Madame de Rohan a eu toujours la vision de se faire battre par ses galants; on dit qu'elle aimoit cela, et on tombe d'accord que M. de Candale et Miossens[64] l'ont battue plus d'une fois. Voici ce que j'ai ouï conter de plus plaisant de M. de Candale et d'elle. «Deux autres seigneurs et deux autres dames, dont je n'ai pu savoir le nom, avoient fait société avec eux, et une fois la semaine ils faisoient tour-à-tour comme des noces d'une de ces dames avec son galant. Un jour qu'ils étoient allés à Gentilly, M. de Candale et madame de Rohan se séparèrent des autres et entrèrent dans une espèce de grotte. Quelques grands écoliers qui étoient allés se promener dans la même maison les aperçurent en une posture assez déshonnête: ils la voulurent traiter de gourgandine, et M. de Candale, n'ayant point le cordon bleu, ne pouvoit leur persuader qu'il fût ce qu'il étoit. On n'a jamais su au vrai ce qui en étoit arrivé; et, pour faire le conte bon, on disoit qu'elle y avoit passé, mais qu'elle n'en avoit point voulu faire de bruit. Cette femme, en un pays où l'adultère eût été permis, eût été une femme fort raisonnable; car on dit, comme elle s'en vante, qu'elle ne s'est jamais donnée qu'à d'honnêtes gens; qu'elle n'en a jamais eu qu'un à la fois, et qu'elle a quitté toutes ses amourettes et tous ses plaisirs quand les affaires de son mari l'ont requis. Elle a cabalé pour lui et l'a suivi en Languedoc et à Venise, sans aucune peine.»

Madame et mademoiselle de Rohan et M. de Candale étoient à Venise quand madame de Rohan se sentit grosse. Elle fit si bien qu'elle eut permission de venir à Paris; car elle cacha cette grossesse, comme vous verrez par la suite; et il y a toutes les apparences du monde que son mari ne lui touchoit pas, autrement elle ne se fût pas mise en peine de cela. Ce n'est pas qu'il s'en souciât autrement, car Haute-Fontaine ayant voulu sonder s'il trouveroit bon qu'on lui parlât des comportements de sa femme, il lui fit sentir que cela ne lui plairoit pas.

A Paris, madame de Rohan se tenoit presque toujours au lit. M. de Candale, qui étoit aussi revenu, étoit toujours auprès d'elle: elle envoyoit mademoiselle de Rohan sans cesse se promener avec Rachel, sa femme-de-chambre. Madame de Rohan, étant accouchée, l'enfant fut porté chez une madame Milet, sage-femme, après avoir été baptisé à Saint-Paul, et nommé Tancrède le Bon, du nom d'un valet-de-chambre de M. de Candale.

Or, dès Venise, Ruvigny, fils de Ruvigny qui commandoit sous M. de Sully, dans la Bastille, étant comme domestique de la maison, et y trouvant une grande licence, à cause de M. de Candale, se mit à badiner avec mademoiselle de Rohan, qui n'avoit alors que douze ans.

....Mais aux âmes bien nées,
La vertu n'attend pas le nombre des années[65].

Cela dura jusqu'à l'âge de quinze ans, qu'à Paris il en eut tout ce qu'il voulut. Ruvigny étoit rousseau, mais la familiarité est une étrange chose; puis il étoit en réputation de brave. Il s'étoit trouvé par hasard à Venise, cherchant la guerre; il étoit allé à Mantoue; là, Plassac, frère de Saint-Prueil, brave garçon, mais qui, avant de mettre l'épée à la main, avoit un tremblement de tout le corps, eut querelle. Ruvigny le servit et eut affaire à Bois-d'Almais, un bravissime, qui avoit disputé la faveur de M. Puy-Laurens[66]; Ruvigny le tua, mais il reçut un grand coup d'épée au côté. M. de Mantoue, qui avoit logé tous les cavaliers françois dans son palais, par bienséance, pria le blessé de se faire porter dans une maison de la ville; mais il lui envoya son chirurgien. Il y avoit alors des comédiens à Mantoue. Vis-à-vis de cette maison logeoit le Pantalon de cette troupe, dont la femme étoit fort jolie et de fort bonne composition. De son lit, Ruvigny la voyoit à la fenêtre. Dès qu'il put sortir, il y alla: dans trois jours l'affaire fut conclue, et ils en vinrent aux prises. Ruvigny fut malade trois mois de cette folie. Guéri, M. de Candale le fit aller à Venise pour faire une compagnie de chevau-légers: cela fut cause qu'il ne se trouva pas au siége de Mantoue.

Il ne mettoit pas mademoiselle de Rohan en danger de devenir grosse. Regardez quelle bonne fortune il avoit là! Soigneux de la réputation de la belle, il prenoit garde à tout; et il fut long-temps sans qu'on se doutât de rien, à cause, comme j'ai dit, qu'il étoit en quelque sorte de la maison. L'été, il alloit à l'armée par honneur; cela le faisoit enrager d'être obligé de quitter. Ce commerce dura près de neuf ans.

Cette Rachel, dont nous avons parlé, s'étoit doutée de la grossesse de madame de Rohan, et long-temps après elle découvrit que l'enfant avoit été mené en Normandie, auprès de Caudebec, chez un nommé La Mestairie, père du maître d'hôtel de madame de Rohan. Mademoiselle de Rohan en parle à Ruvigny, qui, sous des noms empruntés, consulte l'affaire: il trouve qu'étant né constant le mariage, il seroit reconnu si on avoit la hardiesse de le montrer. Il lui dit que si elle veut l'envoyer aux Indes, il en prendra le soin; après il communique la chose à Barrière[67], leur ami commun, qui avoit une compagnie au régiment de la marine, et ce régiment étoit en garnison vers Caudebec. Ruvigny lui donne trois hommes affidés, mais qui pourtant ne savoient point qui étoit cet enfant: il prend, avec cela, quelques soldats; ils enfoncent la porte de la maison, et enlèvent Tancrède, âgé alors de sept ans. On le mène en Hollande. Là, Souvetat, frère de Barrière, capitaine d'infanterie au service des États, le reçoit et le met en pension comme un petit garçon de basse naissance. Je mettrai l'histoire de Tancrède[68] tout de suite. Quelques années après, mademoiselle de Rohan fut si étourdie qu'elle conta cette histoire à M. de Thou, comme pour lui en demander conseil. Il se moqua de la frayeur qu'elle en avoit, et cela fut cause que sur la fin elle négligea de payer sa pension, bien loin de l'envoyer aux Indes. M. de Thou, qui ne taisoit que ce qu'il ne savoit pas, l'alla, dès le jour même, conter à madame de Montbazon, qui y avoit intérêt à cause de la maison de Rohan, dont étoit M. de Montbazon. Barrière y étant allé: «Ah! petit Menin, lui dit-elle (tout le monde l'appeloit ainsi), vous faites bien le fin!» et lui conta tout. Il le nia. «Je le sais, dit-elle, de M. de Thou, à qui mademoiselle de Rohan l'a dit.» Barrière rapporte cela à Ruvigny, qui en gronda fort mademoiselle de Rohan. M. de Thou ne lui voulut jamais avouer; mais elle le lui avoua. Ce Saint-Jean-Bouche-d'Or ne se contenta pas de cela; il le dit à plusieurs personnes et même à la Reine. Ainsi cela vint à madame de Lansac, qui le dit à madame de Rohan, quand sa fille fut mariée avec Chabot. M. de Candale donna à madame de Rohan, par son testament, ce qu'il put.

Revenons à mademoiselle de Rohan. Le mépris avec lequel elle traitoit sa mère l'avoit mise en une telle réputation de vertu qu'on croyoit que c'étoit la pruderie incarnée. Pour une petite personne, on n'en pouvoit guère trouver une plus belle avant la petite-vérole. Elle étoit fière; elle étoit riche; elle étoit d'une maison alliée avec toutes les maisons souveraines de l'Europe. Cela éblouissoit les gens. On la prenoit fort pour une autre, et jamais personne n'a eu de la réputation à meilleur marché; car elle a l'esprit grossier, et ce n'étoit à proprement parler que de la morgue. Le premier avec qui on proposa de la marier, ce fut M. de Bouillon; mais elle tenoit cela au-dessous d'elle.

Comme M. le comte de Soissons étoit à Sedan, on lui parla d'épouser mademoiselle de Rohan; que c'étoit le moyen, disoit-on, de grossir son parti, en y attirant M. de Rohan, et peut-être ensuite les huguenots. En effet, M. le comte envoya un gentilhomme, nommé Mézière, à Paris, qui avoit ordre d'aller d'abord chez madame de Rohan, et de lui dire que M. le comte vouloit s'approcher d'elle, le plus près qu'il lui seroit possible, et autres termes semblables, qui faisoient assez entendre la chose; mais il n'alla chez madame de Rohan qu'après avoir été partout où il avoit affaire, de sorte qu'étant pressé de partir, on n'eut pas le temps de rien traiter avec lui. On proposa la chose à M. le duc de Rohan, qui, alors, s'étoit retiré à Genève, sans expliquer si sa fille se feroit catholique ou non. Il en étoit ravi, et alloit pour faire que le duc de Weimar se joignît à M. le comte, quand au combat de Rheinfelden il fut blessé, comme j'ai dit, et mourut.

Le mécontentement de M. de Rohan venoit de ce qu'ayant demandé des dragons que Ruvigny devoit commander, on les lui refusa, et que faute de vingt mille écus on laissa périr ses troupes dans la Valteline. Le père Joseph et Bullion, qui ne vouloient point que le cardinal de Richelieu le mît dans le conseil, comme il en avoit le dessein, lui firent ce vilain tour. Mademoiselle de Rohan ne voulut point entendre à l'aîné de Nemours; elle prétendoit à plus que cela: d'un autre côté, M. de Nemours alla prier mademoiselle de Rambouillet de savoir, par le moyen de madame d'Aiguillon, si le cardinal, qui avoit témoigné avoir quelque intention de faire ce mariage, le vouloit faire simplement pour le marier avantageusement ou pour quelque intérêt d'État; et, ayant été assuré qu'il n'y avoit nulle politique à cela, il ne s'y échauffa pas autrement. Elle disoit, en ce temps-là, que M. de Longueville, qui étoit demeuré veuf, étoit son pis-aller: elle prétendoit au duc de Weimar. Depuis la petite-vérole, qui ne l'a point embellie, on parla encore de M. de Nemours. Chabot étoit déjà fort bien avec elle, mais cela n'avoit pas éclaté.

Jusques à un an après la naissance du Roi, personne n'avoit eu aucun soupçon de mademoiselle de Rohan. Sillon, en prose, Gombauld et autres, en vers, se tuoient de chanter sa vertu.

Le premier qui se douta de la galanterie de Ruvigny, ce fut M. de Cinq-Mars, depuis M. le Grand. Madame d'Effiat lui ayant fait un si grand affront que de croire qu'il vouloit épouser Marion de l'Orme, et d'avoir eu des défenses du parlement, il sortit de chez elle et alla loger avec Ruvigny, vers la Culture-Sainte-Catherine. Presque toutes les nuits, il alloit donner la sérénade à Marion. Il remarqua que Ruvigny s'échappoit souvent, et que, quoiqu'il ne fût revenu qu'à une heure après minuit, il sortoit pourtant à sept heures du matin, et étoit toujours ajusté. Si c'étoit pour la mère, disoit-il en lui-même, car il savoit bien où il alloit, souffriroit-il que Jerzé[69] fût son galant tout publiquement; il en conclut donc que c'étoit pour la fille, et, pour s'en éclaircir, il dit un jour à Ruvigny: «J'ai pensé donner tantôt un soufflet à un homme pour l'amour de toi; il disoit des sottises de toi et de mademoiselle de Rohan.» Ruvigny, qui vit où cela alloit, lui répondit: «Tu aurois fait une grande folie; cela auroit fait bien du bruit pour une chose si éloignée de toute apparence.» Ensuite il lui dit qu'on ne lui faisoit point de plaisir de lui parler de cela; aussi Cinq-Mars ne lui en parla-t-il jamais depuis.

Jersé, quand il se vit galant, établi et bien payé de la mère, en sema quelque bruit; car il trouvoit toujours en sortant le soir, bien tard, un laquais de Ruvigny, et ce laquais lui disoit: «Mon maître est là-haut.» Il savoit bien que ce n'étoit pas avec la mère; il se douta aussitôt de quelque chose. La mère s'en doutoit aussi: les laquais de Ruvigny répondoient franchement, car il ne leur disoit rien de peur qu'ils ne causassent.

Un idiot d'ambassadeur de Hollande nommé Languerac dit un jour naïvement à mademoiselle de Rohan: «Mademoiselle, n'avez-vous point perdu votre pucelage?—Hélas! monsieur, dit la mère, elle est si négligente qu'elle pourroit bien l'avoir laissé quelque part avec ses coiffes.»

Enfin, comme toutes choses ont un terme, mademoiselle de Rohan ne s'en voulut pas tenir à Ruvigny seul: elle aimoit à danser; il n'étoit nullement homme de bal, ni de grande naissance, ni d'un air fort galant. Le prince d'Enrichemont, aujourd'hui M. de Sully, y mena Chabot, son parent et parent de madame de Rohan. Sous prétexte de danser avec elle, car il dansoit fort bien, il venoit quelquefois chez elle le matin. Ruvigny, averti de tout par Jeanneton, la femme-de-chambre, qui n'avoit été en aucune sorte de la confidence que depuis que Chabot commençoit à en conter à mademoiselle de Rohan, encore ne savoit-elle point que sa maîtresse eût été éprise de Ruvigny, mais elle croyoit seulement que ce qu'il en faisoit étoit pour empêcher qu'elle ne fît une sottise; Ruvigny, voyant que la chose alloit trop avant, lui en dit son avis plusieurs fois. Enfin, elle lui promit de chasser Chabot dans quinze jours: au bout de ce temps-là, c'étoit à recommencer[70]. «Mais, mademoiselle, lui disoit-il, je ne veux point vous obliger à m'aimer toujours, avouez-moi l'affaire; je ne veux seulement que ne point passer pour votre dupe.—Ah! répondit-elle, voulez-vous qu'il sache l'avantage que vous avez sur moi? il le saura si je le fais retirer, car il dira que je n'ai osé à vos yeux en aimer un autre: mais donnez-moi encore deux mois.—Bien, dit-il.» Et pour passer ce temps-là avec moins de chagrin, il s'en alla en Angleterre voir le comte de Southampton, qui avoit épousé madame de la Maison-Fort, sa sœur[71]. Le prétexte fut le duel de Paluau, aujourd'hui le maréchal de Clérambault, qu'il avoit servi contre Gassion, car le cardinal de Richelieu l'avoit trouvé fort mauvais. Au retour, il apporta des bagues de cornaline fort jolies. Mademoiselle de Rohan en prit une; mais il ne la trouva point convertie, au contraire. A quelque temps de là, il sut par le moyen de Jeanneton qu'elle avoit donné cette bague à Chabot.

Un jour il les trouve tous deux jouant aux jonchets; il se met à jouer, et voit la bague au doigt de Chabot, il lui demande à la voir, et se la met au doigt. Chabot la lui redemande: «Je vous la rendrai demain, lui dit-il. J'ai à aller ce soir en compagnie, j'y veux un peu faire la belle main.» Chabot la redemande par plusieurs fois. «Voyez-vous, lui répond Ruvigny, je me suis mis dans la tête de ne vous la rendre que demain.» Enfin, mademoiselle de Rohan la lui demanda, il la lui rendit. Il se retire: mademoiselle de Rohan lui envoie son écuyer à minuit pour le prier de venir parler à elle. «Je serai, répondit-il, demain au point du jour chez elle si elle veut.» L'écuyer revient lui dire que mademoiselle le viendroit trouver s'il n'alloit lui parler. Il y va; elle le prie de ne point avoir de démêlé avec Chabot: il le lui promet. Quelques jours après il rencontre Chabot sur l'escalier de mademoiselle de Rohan, qui le salue et lui laisse la droite; lui passe sans le saluer. Chabot fut assez imprudent pour se plaindre de cela à Barrière, qui étoit son parent. Ruvigny nia tout à Barrière qui ne se doutoit encore de rien. Mais mademoiselle de Saint-Louys, sa sœur, alors fille de la Reine, se doutoit bien de quelque chose.

Ruvigny, enragé, s'avisa de faire une grande brutalité; il leur voulut parler à tous deux, afin qu'ils n'ignorassent rien l'un de l'autre. Un jour, ayant l'épée au côté, il monte[72]. Chabot étoit dans la ruelle avec des gens de la maison; elle étoit à la fenêtre; il l'appelle, et tout bas leur dit: «Monsieur, je suis bien aise de vous dire, en présence de mademoiselle, que vous êtes l'homme du monde que j'estime le moins, et à vous, mademoiselle, en présence de monsieur, que vous êtes la fille du monde que j'estime le moins aussi. Monsieur, ayez ce que vous pourrez; mais vous n'aurez que mon reste; et vous savez bien, mademoiselle, que j'ai couché avec vous entre deux draps.—Ah! dit-elle, en voilà assez pour se faire jeter par les fenêtres.—Je n'ai pas peur, répliqua Ruvigny en se reculant un peu, que vous ni lui ne l'entrepreniez.» Chabot ne dit pas une parole. Elle fut assez sotte pour conter tout cela à Barrière, mot pour mot; Ruvigny le nia et conta la chose tout d'une autre sorte à son ami, et il dit que cela n'a éclaté qu'à cause que Chabot étoit bien aise de la décrier pour la réduire à l'épouser[73]. Depuis cela, les sœurs de Chabot, madame de Pienne leur parente, aujourd'hui la comtesse de Fiesque, et mademoiselle de Haucour servirent Chabot, et, pour le voir plus commodément, mademoiselle de Rohan alla loger chez sa tante mademoiselle Anne de Rohan, bonne fille, fort simple, quoiqu'elle sût du latin et que toute sa vie elle eût fait des vers; à la vérité ils n'étoient pas les meilleurs du monde.

Sa sœur, la bossue[74], avoit bien plus d'esprit qu'elle: j'en ai déjà écrit un impromptu. Elle avoit une passion la plus démesurée qu'on ait jamais vue pour madame de Nevers, mère de la reine de Pologne. Quand elle entroit chez cette princesse, elle se jetoit à ses pieds et les lui baisoit. Madame de Nevers étoit fort belle, et elle ne pouvoit passer un jour sans la voir ou lui écrire, si elle étoit malade: elle avoit toujours son portrait, grand comme la paume de la main, pendu sur son corps de robe, à l'endroit du cœur. Un jour, l'émail de la boîte se rompit un peu; elle le donna à un orfèvre à raccommoder, à condition qu'elle l'auroit le jour même. Comme il travailloit à sa boutique, l'émail s'envoila[75], comme ils disent, parce qu'une charrette fort chargée, en passant là tout contre, fit trembler toute sa boutique. Elle y alla pour le ravoir, et fit des enrageries épouvantables à ce pauvre homme, comme si c'eût été sa faute que ce portrait n'étoit pas raccommodé; on le lui rendit en l'état qu'il étoit, et le lendemain elle le renvoya.

Elle pensa se jeter par les fenêtres quand madame de Nevers mourut, et on dit qu'elle hurloit comme un loup. Quand elle mourut, on l'enterra avec ce portrait. Elle disoit: «Je voudrois seulement être mariée pour un jour, pour m'ôter cet opprobre de virginité.» On dit qu'elle y avoit mis bon ordre.

Miossens[76] cependant avoit succédé à Jersay auprès de madame de Rohan qui le payoit bien. Il ne se contenta pas de cela; c'est un garçon intéressé: ce fut lui qui porta madame de Rohan à faire une donation générale à sa fille, moyennant douze mille écus de pension tous les ans: il le faisoit, parce qu'il y avoit cinquante mille écus d'argent comptant dont il vouloit s'emparer. En effet, ces cinquante mille écus étant demeurés à la mère, elle lui acheta une compagnie aux gardes, du prix de laquelle il eut ensuite la charge de guidon des gendarmes; puis, le maréchal de L'Hôpital ayant vendu sa lieutenance à Saligny, Miossens devint enseigne en payant le surplus de ce qu'il tira de la charge de guidon. Depuis, en 1657, il est devenu lieutenant, et après maréchal de France.

Quand cette donation se fit, il y avoit dans la maison cent dix mille livres de rente en fonds de terre (mais en quelles terres!) outre les meubles et les cinquante mille écus. Miossens n'attendit pas son congé, comme Jersay; il se maria avec mademoiselle de Guenegaud. Quand madame de Rohan vit cette infidélité, elle envoya chercher Le Plessis-Guenegaud, alors trésorier de l'Epargne, frère de la demoiselle, et lui dit qu'il prît bien garde à qui il donnoit sa sœur; que Miossens étoit un perfide qui les tromperoit; qu'il n'avoit rien; que ce n'étoit qu'un misérable cadet; que sa charge n'étoit point à lui; qu'elle lui en avoit prêté l'argent; qu'il étoit vrai qu'elle n'en avoit point de promesse, mais qu'elle l'alloit obliger à faire un faux serment, et qu'au moins elle auroit la satisfaction de le faire damner.

On peut dire que madame de Rohan est celle qui a commencé à faire perdre aux jeunes gens le respect qu'on portoit autrefois aux dames, car, pour les faire venir toujours chez elle, elle leur a laissé prendre toutes les libertés imaginables.

Quoique veuve, elle tenoit table et avoit toujours quelque belle voix; il y avoit tous les jours chez elle sept ou huit godelureaux tout débraillés, car ces hommes étoient presque en chemise de la manière qu'ils étoient vêtus. Depuis on n'a pas tiré sa chemise sur ses chausses, comme on faisoit alors. Ils se promenoient en sa présence, par la chambre; ils rioient à gorge déployée, ils se couchoient; et, quand elle étoit trop long-temps à venir, ils se mettoient à table sans elle.

La retraite de mademoiselle de Rohan chez sa tante parut aux gens qui ne savoient pas l'affaire, une résolution digne du courage et de la vertu de mademoiselle de Rohan. La cabale de Chabot eut désormais ses coudées franches[77]. Les femelles étoient toutes ou ses sœurs ou ses parentes: elles étoient toujours dans l'adoration. On les surprit un jour qu'elle étoit comme Vénus, et les autres comme les Grâces à ses pieds. Il y avoit un cabinet tout tapissé, par haut et par bas, de moquette: c'étoit là que la société faisoit ses conversations; on équivoquoit sur le mot de moquette, qui est à double entente, et on appeloit cette cabale la moquette. Ce fut sur cela que le chevalier de Gramont, alors abbé de Gramont, fit un couplet où il demandoit à madame de Pienne, qui se nomme Gilonne, qu'on le reçût à la moquette. Il y avoit à la fin

Ma reine Gillette,
Que de la Moquette
Je sois chevalier[78].

Il s'avisa de faire l'amoureux de madame de Rohan, et appela Chabot en duel: Chabot y va; mais, comme il geloit, l'abbé lui dit qu'il avoit bien froid, et qu'il ne se vouloit plus battre. Le maréchal de Gramont, enragé de cela, disoit qu'il le vouloit envoyer à son père dans une valise par le messager, afin de le faire moine. Chabot s'étoit battu plus de deux fois avant cela, mais c'étoit des combats peu sanglans. On disoit que le vicomte d'Aubeterre, amoureux de sa sœur, qui vit encore, et lui, s'étoient battus, et que chacun alla dire qu'il avoit bien blessé son homme, et ils ne s'étoient pas fait une égratignure. Le comte d'Aubijoux en rendoit pourtant assez bon témoignage, car l'épée du comte s'étant faussée, Chabot lui donna le temps de la redresser. En revanche, Aubijoux, le pouvant désarmer ensuite, ne le fit pas.

Durant le temps de cette moquette, on disoit déjà assez de choses, car l'affaire de la bague avoit fait du bruit; ils s'avisèrent de faire le procès à on, parce qu'ils entendoient dire: on dit que vous faites ceci, on dit que vous faites cela. Je pense que Mirandé, qui est premier commis de M. Servien, avoit fait cette bagatelle, car il n'y avoit là que lui qui sût les termes de pratique qui y étoient.

En ce temps-là, comme il ne tint qu'à Chabot d'épouser madame de Coislin[79], il fit fort valoir à mademoiselle de Rohan ce qu'il manquoit pour l'amour d'elle, et elle lui dit, sur cela, qu'il pouvoit tout espérer.

Ruvigny croit que Chabot a couché avec elle avant que de l'épouser; mais je crois que son premier galant valoit bien celui-là, car il a la réputation de frère Conrart, au livre des Cent Nouvelles, et on appelle son bourdon à la cour, le carré, comme celui du baron du jour Brilland, peut-être à cause du conte d'un Brilland, dans le Baron de Feneste.

A la cour, on n'étoit pas fâché que cette glorieuse se mésalliât, parce que, comme elle a de grandes terres en Bretagne, on craignoit qu'elle n'y rendît la maison de La Trimouille trop puissante, car le prince de Talmont, aujourd'hui le prince de Tarente, l'avoit recherchée; ou que M. de Vendôme, revenant de son exil, ne la mariât à l'un de ses fils, et l'on sait qu'ils ont des prétentions sur ce duché, à cause de leur mère qui est de Penthièvre de par les femmes, et qu'Henri IV, qui aimoit M. de Vendôme, lui avoit donné le gouvernement de Bretagne par contrat de mariage[80]. Chabot servoit alors M. d'Enghien auprès de mademoiselle Du Vigean; de sorte que ce fut ce prince qui, prenant l'affaire à cœur, lui fit obtenir, comme nous le verrons par la suite, un brevet de duc, pour conserver le tabouret à mademoiselle de Rohan. Folle de son nom, elle vouloit un homme de qualité qui le prît. M. d'Orléans, à qui Chabot s'étoit toujours attaché, ne trouva pas trop bon qu'il se fût mis sous la protection de M. d'Enghien[81]; mais enfin il s'apaisa.

Il y avoit un an ou environ que mademoiselle de Rohan s'étoit retirée chez sa tante, quand M. le Prince l'ayant fort pressée de conclure, et lui représentant qu'elle étoit perdue de réputation, après tout ce qu'on avoit dit; que sa mère l'enlèveroit et la renfermeroit à Calais chez son parent Charrault, pour la marier à qui elle voudroit. Enfin, elle promit de l'épouser à la majorité (du Roi), qu'il pourroit être reçu duc de Rohan.

M. de Retz amusoit la mère, tandis que M. le Prince parloit à la fille; elles étoient ensemble ce jour-là. En résolution de s'en aller en Bretagne avec sa tante, elle faisoit ses adieux; elle étoit chez mademoiselle de Bouillon, en dessein de partir le lendemain, quand M. le Prince, qui la cherchoit, y vint et lui parla encore, mais peu; elle fit bien des mystères pour qu'on ne s'en aperçût pas. Elle alla ensuite chez M. de Sully, qui, comme j'ai dit, étoit pour Chabot. On donna l'alarme à madame de Rohan, et ce fut, à ce qu'on dit, M. d'Elbeuf qui l'avertit que sa fille s'alloit marier à l'hôtel de Sully, et lui promit de l'enlever si elle la vouloit donner à son fils aîné. Cette mère épouvantée va vite à l'hôtel de Sully, parle à sa fille, mais n'en revient pas trop satisfaite. Ce divorce fit croire aux partisans de Chabot que l'heure étoit venue: on presse la fille, on lui donne parole du brevet (de duc), et on fait si bien qu'elle se laisse mener à Sully, où elle épousa Chabot. Sa tante, qui devoit aller avec elle en Bretagne, s'en alla toute seule, bien étonnée; car, simple qu'elle étoit, elle n'avoit jamais rien voulu croire contre sa nièce.

On dit qu'à Sully, Chabot et sa femme entendirent que M. de Sully disoit à madame: «Je ne sais comment j'obligerai mes gens à appeler Chabot M. de Rohan, car le vieux cuisinier de feu M. de Sully, comme on lui a, ce matin, demandé un bouillon pour M. de Rohan, a dit que M. de Rohan étoit mort, et que les morts n'avoient que faire de bouillon; que pour Chabot, il s'en passeroit bien s'il vouloit.» On ajoute que cela avoit un peu mortifié la demoiselle[82].

Le peu de réputation de Chabot pour la bravoure, sa gueuserie, et la danse dont il faisoit son capital, faisoient qu'on en disoit beaucoup plus qu'il n'y en avoit. Il étoit bien fait, et ne manquoit point d'esprit. Le marquis de Saint-Luc, ami intime de Ruvigny, un jour au Palais-Royal, à je ne sais quel grand bal, comme on eut ordonné aux violons de passer d'un lieu dans un autre, dit tout haut: «Ils n'en feront rien, si on ne leur donne un brevet de duc à chacun,» voulant dire que Chabot qui avoit fait une courante, et qu'on appeloit Chabot la courante, car il avoit deux autres frères, n'étoit qu'un violon.

Madame de Choisy dit à mademoiselle de Rohan lorsqu'elle la vit mariée: «Madame, Dieu vous fasse la grâce de n'avoir jamais les yeux bien ouverts, et de ne voir jamais bien ce que vous venez de faire.»

Elle avoit une demoiselle fort bien faite, qu'on appeloit Du Genet; elle étoit ma parente. Cette fille la quitta, et lui dit: «Après la manière dont vous vous êtes mariée, j'aurois peur que vous ne me mariassiez à votre grand laquais.» Elle vint chez mon père, et nous la fîmes conduire en Poitou chez le sien, qui étoit un nobilis assez mince. Pour Jeanneton, elle avoit été disgraciée, il y avoit long-temps, pour n'avoir pu se ranger du côté de Chabot[83].

Madame de Rohan-Chabot fit deux fois abjuration; la première fois à Sully, où l'on ne voulut point la marier qu'elle ne fût catholique, dont elle fit reconnoissance à Gergeau; et depuis elle fit encore abjuration à Saint-Nicolas-des-Champs, parce que le Pape ne donna dispense de parenté qu'à condition qu'elle se feroit catholique. Il fallut donc encore en passer par là, afin de rendre le mariage plus solennel. Je crois qu'on n'a pas su cette dernière abjuration à Charenton, car je doute qu'on se fût contenté d'une simple reconnoissance au consistoire comme on fit, car celle de Gergeau n'étoit pas faite à son église (Paris est son église).

Madame de Rohan, en colère, comme vous pouvez penser, contre sa fille[84], apprit de madame de Lansac qu'on lui avoit autrefois enlevé un fils. Dès qu'elle eut assurance qu'il vivoit, elle congédia Vardes, qui avoit succédé à Miossens, car elle ne pouvoit pas fournir à tant de dépense à la fois; elle envoie Rondeau, son valet-de-chambre, en Hollande, qui amena Tancrède; mais la grande faute qu'on fit, ce fut de n'avoir pas informé devant les juges des lieux, et venant ici on eût été reçu à preuve, c'est-à-dire on eût gagné le procès, car, avec de l'argent, on a des témoins. Et bien qu'il soit difficile de corrompre un ministre, il falloit pourtant, quoi qu'il coûtât, avoir un extrait baptistaire; au lieu que ce devoit être le fils qui se plaignît d'avoir été éloigné et enlevé par sa mère, la mère se plaignit, disant qu'on lui avoit enlevé son fils. Chabot, par le moyen du coadjuteur, obligea le curé de Saint-Paul à donner l'extrait baptistaire de Tancrède Bon.

Madame de Rohan fit un manifeste que j'ai: mais c'est une plaisante pièce. Elle dit qu'on avoit celé la naissance de ce garçon à cause de la persécution que M. le Prince faisoit à madame de Rohan, car il avoit fait déjà mettre la coignée dans toutes leurs forêts, et on craignoit que voyant un fils qui pourroit être un jour chef du parti huguenot, il ne s'en défît d'une ou d'autre façon. Ce fut, ajoute-t-elle, ce qui empêcha de l'envoyer à Venise. Elle faisoit une grande parade d'un toupet de cheveux blancs que cet enfant avoit comme M. de Rohan.

Ce qu'il y eut de fâcheux pour Tancrède, c'est que mademoiselle Anne de Rohan déclara qu'elle n'avoit jamais ouï parler de cet enfant.

Madame Pilou disoit à madame de Rohan: «Ecoutez, madame, je veux croire que ce garçon est à M. de Rohan, aussi bien que madame votre fille; mais j'ai vu M. de Rohan tenir votre fille sur ses genoux, et je ne lui ai jamais rien ouï dire de ce fils, ni de près ni de loin.» La vie de la mère nuisit fort à ce garçon, car tout le monde étoit persuadé qu'il étoit à M. de Candale.

Ce garçon avoit bonne mine, quoiqu'il fût petit, car sa mère et ses deux pères étoient petits; il avoit du cœur et de l'esprit. On dit qu'à Leyde, où il étoit entretenu fort pauvrement, un de ses camarades l'ayant appelé fils de p..... et enfant trouvé, il se battit fort et ferme, et il disoit qu'il se souvenoit bien d'avoir été en carrosse.

Tous ceux du côté de Béthune, et même le maréchal de Châtillon, comme ami de feu M. de Rohan, furent pour Tancrède; cela fit tort à cet enfant, car la cour ne vouloit point qu'il y eût un duc de Rohan huguenot.

A Charenton, il y avoit toujours une foule de sottes gens autour de ce garçon. Joubert fut chargé de la cause; il y eut un incident à savoir si ce seroit à la chambre de l'édit ou à la grand'chambre; on plaida au conseil. Dans le Louvre, l'avocat prit la chose si fort de travers, lui qui s'étoit vanté de faire un duc de Rohan sur le barreau, qu'on douta, mais on lui faisoit tort, s'il n'étoit point corrompu, car il avoit un gendre, Piles, cousin de Chabot. Il n'avoit pas eu assez de temps; il falloit lui laisser lécher son ours. Ordonné donc que ce seroit à la grand'chambre, madame de Rohan n'y comparut point. M. d'Enghien prit l'affirmative si hautement pour Chabot, qu'il disoit aux juges: «Etes-vous pour nous? Si vous n'êtes pour nous, vous n'êtes pas de nos amis,» et les menaçoit quasi. On donna arrêt contre Tancrède, avec défense de prendre le nom de Rohan, sur les peines de l'ordonnance.

Dans la vision de prendre tous ses avantages, on conseilloit à Chabot de faire crier cet arrêt à Charenton; c'étoit, je pense, Martinet, un des avocats; mais Patru s'en moqua. Gaultier eut l'insolence de dire qu'il falloit aller jusqu'au bout, et que mors Conradini étoit vita Caroli.

On imprima les trois plaidoyers; les deux premiers sont pitoyables; le troisième, mais qui n'est que de deux pages, est de Patru. Il le fit si court, parce qu'il n'étoit que pour les parents. Un homme qui eût voulu faire claquer son fouet eût plaidé comme si les autres n'eussent point parlé, car il étoit bien assuré qu'ils ne se fussent pas rencontrés à dire les mêmes choses: ainsi, il faut considérer cette pièce comme présupposant que les autres ont dit tout ce qu'ils ne dirent point.

Madame de Rohan la mère s'en tint là, et poursuivit l'instance de la donation, car avant qu'elle eût recouvré Tancrède elle avoit commencé ce procès-là pour faire révoquer la donation qu'elle avoit faite à sa fille. Elle perdit encore sa cause, car il étoit évident qu'elle ne vouloit avoir du bien que pour en disposer en faveur de ce garçon. Se voyant déboutée de toutes ses prétentions, elle se retira à Romorantin, dont elle demanda à la cour la capitainerie, et cela pour épargner quelque chose pour son fils.

L'année suivante, le nouveau duc de Rohan voulut présider aux Etats de Bretagne: pour cet effet il fit un voyage dans la province tant pour se faire reconnoître que pour s'acquérir des amis; il alla aussi en Saintonge, où il se battit contre un gentilhomme huguenot et marié, qu'on appeloit pourtant le chevalier de La Chaise[85], pour le distinguer de ses frères. Il avoit été nourri page de feu M. de Rohan. En une compagnie, il soutint hautement le parti de madame de Rohan la mère et de Tancrède. Chabot sut cela, et assez vilainement acheta une dette contre cet homme, et pour s'en venger envoya saisir tous ses bestiaux. Le chevalier s'en voulut ressentir, et M. de Chabot ayant passé à Saintes, il lui fit porter parole. Chabot la reçut, et alla au rendez-vous, car il avoit bien besoin de se mettre un peu en réputation. Il blessa le chevalier légèrement à la main; mais les deux seconds, qui étoient de braves gens, se tuèrent tous deux. J'ai ouï dire à d'autres que Chabot avoit seulement prêté main-forte pour faire saisir la terre de ce gentilhomme.

Chabot vint après à la cour, où, trouvant M. d'Enghien de retour de Dunkerque, il le supplia de lui témoigner sa bienveillance dans le démêlé qu'il étoit sur le point d'avoir avec M. de Trimouille. M. d'Enghien lui répondit: «Dans vos affaires particulières, je vous servirai toujours comme j'ai fait, mais je ne le puis ni ne le dois, quand vous vous attaquerez à mes parents; au contraire, je les saurois bien maintenir.» Sa grand'mère étoit de la Trimouille. Depuis, cette affaire s'accommoda, et en 1647 M. de Rohan présida. M. de La Trimouille prétend avoir donné cela à la prière de M. d'Enghien; car il étoit de fort grande importance à M. de Rohan de présider cette année-là: mais il n'y eut pas toute la satisfaction imaginable; car, comme il fut question de députer à l'ordinaire, pour apporter le cahier à la cour, on trouva bon de faire faire le compliment qu'on devoit à la Reine, en qualité de gouvernante, par celui qui seroit député. Cossé, cadet de Brissac, voulut avoir cet emploi, et lui fit demander sa voix de la part du maréchal de La Meilleraie, à qui il avoit obligation; car le maréchal, à la prière de M. le Prince, l'avoit été recevoir à une demi-lieue hors la ville (c'étoit à Nantes), et avoit fait tirer le canon. Depuis, il avoit fort bien vécu avec lui. M. de Rohan, au lieu de dire qu'il accordoit tout à la prière de M. le maréchal, demanda vingt-quatre heures. Le maréchal crut que durant ce temps-là il vouloit cabaler contre Cossé. Il lui envoya Marigny-Malnoë, sur l'heure du dîner, qui aigrit un peu les choses, car il pressa fort, selon l'ordre qu'il avoit, de demander à M. de Rohan sa voix sur-le-champ, qui ne la voulut point donner. Le maréchal, dès l'après-dînée, fit présider Cossé sur une prétention mal fondée que ceux de Brissac ont renouvelée.

Depuis le support du maréchal, M. de Rohan n'eut ni l'esprit ni le cœur d'aller se présenter seul à la porte des Etats, pour, s'il étoit refusé, prendre la poste et venir faire ses plaintes à la cour. Non content de cela, le maréchal le chassa de Nantes. Madame de Rohan lui chanta pouille, et lui dit qu'il maltraitoit une personne d'une maison où c'est tout ce qu'il auroit pu prétendre que d'y être page. Le marquis d'Asserac, si je ne me trompe, et un autre accompagnoient madame de Rohan: c'étoient des braves, des gladiateurs. Asserac pensa dire que s'il n'étoit maréchal de France, il étoit du bois dont on les faisoit. «Vous avez raison, lui répondit le maréchal, quand on en fera de bois, je crois que vous le serez.»

Cossé fut dépêché comme député à la cour. En partant, il fit dire par La Piaillière, capitaine des gardes du maréchal, à un brave, nommé Fontenailles, que Chabot avoit mené avec lui, que si M. de Rohan avoit quelque mal au cœur de ce qui s'étoit passé, M. de Cossé s'en alloit à Angers, et seroit six jours en chemin exprès, afin qu'on le pût joindre facilement. Cela décria un peu M. de Rohan, car Cossé n'est pas même en trop bonne réputation.

Le cardinal Mazarin, qui avoit dessein, peut-être dès ce temps-là, de faire alliance avec le maréchal, se déclara pour lui, et demanda à Cossé sa parole. Depuis, on voulut faire accroire à M. de Rohan qu'il vouloit cabaler avec le parlement de Bretagne, parce qu'il étoit mal satisfait des Etats; c'est que le parlement prétendoit qu'il lui appartenoit de vérifier ce qu'on vouloit lever sur les fouages, outre le don gratuit; mais parce que la vérification étoit hasardeuse, qu'on étoit pressé d'argent, et que les partisans ne vouloient point traiter sans cela. Le maréchal offrit de lever ce droit sans vérification, et pour cela il eut tous les rieurs de son côté, et on lui envoya de la cour tout ce qu'il avoit demandé. Depuis, M. de Rohan et le maréchal firent la paix.

Il fut encore en Bretagne l'année suivante, où l'on fit une assez plaisante chose à madame de Rohan. Elle fut conviée à une comédie chez quelques particuliers; les comédiens, à la farce, représentèrent une héritière qui étoit recherchée par trois hommes: elle leur dit qu'elle se donneroit à celui qui danseroit le mieux. L'un danse la bourrée, le second la panavelle et le dernier la chabotte; elle choisit le dernier. Madame de Rohan, au lieu de dissimuler, fut si sotte qu'elle éclata et sortit de l'assemblée. On dit aussi que les Jésuites de Rennes, pensant bien obliger M. de Rohan, firent jouer par leurs écoliers toute l'histoire de ses amours.

Ils traitèrent ensuite du gouvernement d'Anjou; ils y vécurent fort simplement, mais mademoiselle Chabot étoit bien fière. A Rennes, une femme de conseiller, il y en a de bonne maison, voyant que cette fille vouloit passer devant elle, la retint par sa robe, et, prenant le devant, lui dit: «Mademoiselle, ce n'est pas votre tour à passer: vous attendrez, s'il vous plaît, que vous soyez mariée.»

Madame de Rohan devint laide, dès son premier enfant, et fort chagrine; peut-être étoit-ce de n'avoir eu qu'une fille[86].

La guerre de Paris leur alloit être funeste, car Tancrède, que sa mère renvoya à Paris, pour profiter de l'occasion, alloit être reçu duc de Rohan au Parlement, et eût bien fait de la peine à Chabot, car il étoit brave, et ses Bretons l'eussent mis en possession des terres de la maison de Rohan; mais il fut tué auprès du bois de Vincennes, en une misérable rencontre[87]. Se sentant blessé à mort, il ne voulut jamais dire qui il étoit, et parla toujours hollandois. Il avoit été mené au bois de Vincennes.

Ce garçon disoit: «M. le Prince me menace, il dit qu'il me maltraitera; mais il ne me fera point quitter le pavé.» Un jour que Ruvigny, qui s'étoit attaché à la mère, lui disoit qu'il se tuoit à faire tant d'exercices violents: «Voyez-vous, répondit-il, monsieur, en l'état où je suis, il ne faut pas s'endormir; si je ne vaux quelque chose, il n'y a plus de ressources pour moi.» On eut raison de dire à madame de Rohan, la fille, en des vers qu'on lui envoya:

On termine de grands procès
Par un peu de guerre civile[88].

C'est pourtant dommage, car le roman eût été beau, et c'eût été bien employé que cette orgueilleuse eût été humiliée de tout point; ce n'est pas qu'elle ne passât assez mal son temps, car Chabot coquettoit partout, et elle étoit jalouse en diable; d'ailleurs il lui coûtoit un million quand il est mort, quoiqu'il eût hérité de tous ses frères, et qu'il lui fût venu du bien.

Madame de Rohan envoya à Romorantin un gentilhomme breton, nommé Portman, faire compliment à sa mère sur la mort de Tancrède, mais comme de lui-même; il ne lui dit rien de la part de monsieur ni de madame de Rohan, seulement il lui témoigna qu'ils avoient dessein de se remettre bien avec elle. Elle répondit qu'elle en verroit des preuves, lorsqu'elle seroit à Paris, parce qu'elle étoit résolue de poursuivre sa justification. A son arrivée à Paris, Portman l'assura que madame de Rohan sa fille, et monsieur son mari, se disposoient à lui donner satisfaction sur la reconnoissance de monsieur son fils, pourvu que de leur part ils fussent en sûreté, et qu'ils consentoient qu'on assemblât des avocats qui s'accordassent des formes, pour mettre à couvert l'honneur des uns et des autres, et que pour le bien on s'en rapporteroit à des arbitres. Madame de Rohan la mère demanda qu'il fût nommé deux arbitres de chaque côté, l'un de robe, et l'autre d'épée, et cela, afin que ces personnes de qualité jugeassent des difficultés que feroient les avocats, qui souvent, disoit-elle, en font de fort inutiles.

Trois jours après, le même gentilhomme retourna assurer madame de Rohan de tout ce qu'elle avoit proposé; mais quand ce fut au fait et au prendre, ils n'exécutèrent rien; dont la bonne femme se plaignit à la Reine, et se soumit, à en croire M. le Prince, au moins pour le bien. Pour la reconnoissance de son fils, elle disoit que ce n'étoit point une affaire d'animosité, mais une pure nécessité de ne pas demeurer dans le crime de supposition dont elle a été accusée; car, sur cela, on lui pourroit faire perdre son douaire.

Depuis, elle demanda qu'on lui laissât enterrer Tancrède à Genève avec son père, et qu'elle feroit les frais du tombeau et de l'épitaphe de son mari, dont sa fille s'étoit chargée. La cour promit d'être neutre en cette affaire; elle espéroit donc d'obtenir tout ce qu'elle voudroit de la république de Genève, quand à Bordeaux on trouva moyen d'obtenir une lettre du Roi, adressée aux seigneurs de Genève, fort injurieuse pour elle. Au retour de Bordeaux, elle en donna copie à Ruvigny, qui, avec madame de Chevreuse, qu'il fit agir, pressa fort le cardinal d'en parler à la Reine. Il vétilla, disant toujours qu'il ne savoit ce que c'étoit: la Reine le nia aussi. Brienne dit que si on le faisoit parler, il diroit qu'il avoit signé cette lettre. La bataille de Rethel vint là-dessus, et ensuite toute la seconde guerre de Paris. Depuis, madame de Rohan les fit rechercher d'accord avec le prince de Guémené.

Madame de Rohan la mère est fort inquiète; elle fut deux ou trois ans durant, tantôt à Alençon, tantôt ailleurs. Une fois elle ne savoit lequel prendre de Caen, d'Alençon, de Tours et de Blois; elle croit toujours que l'air est meilleur au lieu où elle n'est pas qu'au lieu où elle est; elle disoit plaisamment: «Hélas! j'allois autrefois à la petite poste de la cour de Charenton; mais j'y suis étouffée par cette foule d'Altesses de mademoiselle de Bouillon, de La Trimouille, de Turenne, etc., etc.»

Vers ce temps-là, un portier de Charenton, nommé Rambour, alla trouver Haucour, frère de mademoiselle d'Haucour, et lui demanda s'il vouloit voir le vrai fils de M. de Rohan; il dit que oui. Le portier lui amène un garçon de dix-sept à dix-huit ans, bien fait, mais qui avoit quelque chose de fou dans les yeux: il faisoit, disoit-on, un roman.

Madame de Rohan se plaignit de Haucour, et vouloit faire voir la fausseté de cette affaire, quand M. le premier président, qui crut que l'honneur d'un couvent où ce garçon avoit été nourri étoit engagé, en fit bien de la difficulté. On dit que ce garçon est fils de M. de Guise et de madame d'Amené.

Un jour de cène, elle rencontra sa fille, tête pour tête, allant à la communion; cela l'outra: elle en pleura une grande demi-heure. La fille avoit accoutumé d'attendre, depuis leur rupture, que sa mère eût fait. Le reste, la mort de M. de Rohan-Chabot et la réconciliation de la mère et de la fille se trouveront dans les Mémoires de la Régence.

PARDAILLAN D'ESCANDECAT.

Armand, ou Pardaillan d'Escandecat, étoit d'une noblesse un peu douteuse, car on disoit que son père avoit fait fortune auprès de Henri IV, et que de son estoc c'étoit peu de chose. Il rompit avec madame de Rohan sur un rien: elle vouloit qu'il s'obligeât à lui laisser passer tous les hivers à Paris; peut-être prit-elle ce prétexte, et qu'elle avoit reconnu que ce n'étoit qu'un fat. Il épousa pourtant depuis la sœur du marquis de Malause qui vient d'un bâtard de Bourbon du sang royal. Cet homme, avec six criquets, vouloit passer tout le monde sur le chemin de Charenton. Il passe le comte de Roussy, qui, ce jour-là, n'avoit que quatre chevaux, mais bons; le cocher du comte le repassoit de temps en temps: Pardaillan ne le put souffrir, et par une extravagance inouie, il monte sur un cheval qu'avoit son page, et, en passant au galop devant le carrosse du comte de Roussy, il cria d'un ton goguenard: J'aurai au moins le plaisir d'être le premier à Paris. Il ne dit pas vrai, car à peine fut-il dans le faubourg Saint-Antoine, que voilà un orage qui le mouilla comme une carpe avant qu'il pût se mettre à couvert sous un auvent, où le comte le trouva qui attendoit son carrosse.

A l'âge de quarante-cinq ans il fit un voyage à Paris, dans le temps que les dentelles étoient défendues. Il avoit un porte-feuille dans son carrosse; il tiroit les rideaux, et, à la porte des maisons, il prenoit du linge à dentelles, puis l'ôtoit quand il étoit entré dans son carrosse.

Il se mit dans la tête qu'il étoit le meilleur comédien du monde, et, montant sur une table, il jouoit un rôle devant quiconque le vouloit ouïr.

On dit qu'à la terre où il demeuroit à la campagne, il y avoit d'ordinaire une sentinelle au haut d'une tour; et quand on découvroit quelqu'un qui venoit faire visite, la sentinelle sonnoit une cloche, et alors le maître, la maîtresse et leurs enfans se paroient pour recevoir la compagnie.

FONTENAY COUP-D'ÉPÉE,
LE CHEVALIER DE MIRAUMONT.

Fontenay fut nommé Coup-d'Epée, à cause de sa bravoure. J'ai appris que ce fut à cause d'un furieux coup d'épée dont il abattit une épaule à un sergent qui le vouloit mener en prison: il étoit sur un cheval de poste et revenoit de l'armée; il avoit de l'or sur son habit, et l'or avoit été défendu depuis quelques jours. On dit qu'une fois un autre gladiateur et lui s'étant rencontrés tête pour tête au tournant du pont Notre-Dame, chacun voulut avoir le haut du pavé. Notre homme dit à l'autre d'un ton de rodomont pensant l'intimider: «Je m'appelle Fontenay-Coup d'Epée.—Et moi, répondit l'autre, La Chapelle Coup de Canon.» Ils mirent l'épée à la main, mais on les sépara.

Fontenay étoit de fort amoureuse manière: il a cajolé une infinité de personnes; et quoique ce fût une fille à qui il en contoit, il ne l'appeloit jamais autrement que Belle Dame. La principale belle dame qu'il cajola ce fut madame de Bragelonne du Marais; il fit mille folies pour elle; et enfin n'en étant pas satisfait, sur quelque jalousie qu'il lui prit, un beau jour, comme elle entendoit la messe dans les Petits-Capucins[89], il s'alla mettre à genoux auprès d'elle, et lui dit, prenant Dieu à témoin, s'il n'étoit pas vrai qu'elle étoit la plus ingrate du monde de lui faire des infidélités comme elle lui en faisoit,» et en pleurant il lui rendit des bracelets et autres bagatelles qu'elle lui avoit données. «Mais il faut, lui dit-il, que vous me rendiez mon cœur; je vous donne deux jours pour cela, et n'y manquez pas.»

Une fois il aimoit une femme dont il jouissoit; cette femme, soit qu'elle fût lasse de lui, car il étoit fort quinteux, ou qu'en effet elle se voulût retirer, lui déclara qu'elle vouloit changer de vie, et le pria de ne plus venir chez elle. Lui n'en fit que rire: il y retourne, mais il trouve, comme on dit, visage de bois. Que fait-il? Après avoir bien harangué, il trouve moyen d'avoir un pétard, et l'attache à la porte de cette femme. Elle qui connoissoit le pélerin, et qui étoit une espèce d'Amazone, ouvre une trappe de cave qui étoit à l'entrée de l'allée, et se tient au bout de l'ouverture avec deux pistolets. Je m'étonne qu'ils ne s'accordoient mieux, car c'étoit là une vraie nymphe pour un Coup d'Epée. Le pétard fait son effet, et le capitan entroit déjà par la brèche, criant: Villegagnée! quand il trouve ce nouveau retranchement qui l'oblige à faire retraite.

Un autre extravagant, amoureux à Turin d'une femme logée devant ses fenêtres, n'en pouvant venir à bout, envoya emprunter deux fauconneaux du gouverneur de la citadelle, qui étoit François, tout aussi bien que lui. Il lui fit accroire que c'étoit pour un divertissement qu'il vouloit donner à sa dame. Quand il les eut, il les braque à la fenêtre de son grenier contre la maison de cette femme, et puis l'envoie sommer de se rendre.

Une autre fois, en une compagnie, au lieu d'entretenir les dames, Fontenay se mit à cajoler la suivante de la maison, et plus tôt qu'on ne s'en fût aperçu, il la poussa dans une garde-robe; là, il se met en devoir de faire ce pourquoi il étoit entré, sans avoir seulement songé à fermer la porte. La fille crie; tout le monde veut aller au secours: Fontenay prend un chenet, et les épouvante, de sorte qu'on fut contraint de parlementer avec lui, et de le laisser sortir bagues sauves et tambour battant.

Il ne sortit pas à si bon marché d'une aventure qu'il eut auprès de l'Arsenal. Il étoit allé au sermon aux Célestins, où il voulut faire quelque insulte à un bourgeois qui, ne s'épouvantant pas de ses rodomontades, lui donna un beau soufflet: il n'osa faire du bruit dans l'église. Il sortit, et se mit à se promener sous les arbres du Mail en attendant que le sermon fût achevé. Je vous laisse à penser s'il étoit en belle humeur: il se promenoit le manteau sur le nez et le chapeau enfoncé; c'étoit un dimanche, et il y avoit, entre autres menues gens, un garçon menuisier qui dit à l'autre en lui montrant Fontenay: «Ardez[90], en voilà un qui est en colère.» Fontenay, dont la bile n'étoit déjà que trop émue, met l'épée à la main pour donner sur les oreilles à ce garçon; mais le menuisier avoit une estocade sous son bras: ç'avoit été un laquais-gladiateur; il se défend, et comme son épée étoit beaucoup plus longue, il blesse notre capitan à la cuisse et le laisse à terre. Ses amis, en ayant eu avis, le vinrent quérir, et il fut contraint de se railler lui-même d'avoir été battu en si peu de temps et de deux façons différentes par un bourgeois et par un garçon menuisier.

Il étoit un jour chez madame Des Loges; c'étoit un peu après le siége de La Rochelle. Madame Des Loges contoit fort agréablement un voyage qu'elle venoit de faire en Saintonge: elle y alloit, disoit-elle, de temps en temps, pour raccommoder ce que M. Des Loges avoit gâté. Une sotte femme d'un conseiller huguenot, nommée madame Madelaine, alla parler de l'embarras où les Huguenots étoient ici durant le siége de La Rochelle. «J'étois retirée, disoit-elle, chez mon oncle d'Arbaud, secrétaire d'Etat, avec tous mes enfants; nous n'avions qu'une chambre; ma fille me demandoit ses nécessités; je ne savois où mettre sa chaise.—Fi! fi! vilaine, lui dit brusquement Fontenay, ne parlez point ici de m.....»

Une fois il rencontra à onze heures du soir, dans la rue, une fille qui pleuroit; sa maîtresse la venoit de chasser. Il la trouva assez jolie: il lui demanda si elle vouloit venir servir sa femme; elle y va: mais elle fut bien étonnée quand elle vit que ce n'étoit qu'un garçon. Il lui offre la moitié de son lit; elle le refuse: il l'enferme et la tient six semaines à la prendre tantôt par menaces, tantôt par douceur. Enfin, il en vient à bout, mais il s'en lassa bientôt, et lui demanda si elle vouloit continuer le métier ou se remettre à servir. Elle aima mieux se remettre à servir: il la paya bien, et lui fit trouver condition. Il étoit sujet à faire de ces tours-là. Il leur prit une plaisante vision au chevalier de Miraumont et à lui: ils firent attacher à la poulie de leur grenier un grand panier d'armée, et prirent deux gros crocheteurs, qui, quand il passoit quelque jolie fille, en riant, la mettoient dans ce panier, et puis la guindoient en haut. La fille n'avoit pas sitôt perdu terre qu'elle ne pensoit qu'à se bien tenir. Quand elle étoit en haut, si les deux galants, qui l'y attendoient, ne la trouvoient pas de leur goût, elle retournoit incontinent par la même voie; mais si elle leur plaisoit, ils en faisoient ce qu'ils pouvoient.

Il cajola, je ne sais où, la veuve d'un bourgeois nommé Brunettière. Cette femme étoit jolie, jeune et sans enfants; et quoique cet homme-là parût extravagant et mal bâti, car il étoit tout percé de coups et quasi estropié, elle se mit pourtant si bien dans la tête qu'il la vouloit épouser, que quoiqu'il lui eût dit depuis mille fois qu'il n'y avoit jamais pensé, et qu'il en disoit autant à toutes les veuves et à toutes les filles, elle ne laissa pas de le croire, de l'aimer et d'être dans une profonde mélancolie jusqu'à ce qu'elle l'eût vu marié avec une autre; après, elle se guérit quand elle n'eut plus d'espérance.

Voici comment Fontenay se maria: il eut connoissance d'une grosse mademoiselle Des Cordes, veuve d'un auditeur des comptes, qui étoit mort incommodé, de sorte que cette femme n'avoit pu retirer toutes ses conventions matrimoniales; elle vivotoit tout doucement, et alloit manger chez madame Rouillard et chez madame Le Lièvre, de la rue Saint-Martin, qui étoient des femmes riches et ses voisines. Fontenay, alors capitaine aux gardes, la trouva à son goût; elle étoit gaie et agissante. Le mariage fut fait du soir au matin: cette fois-là il trouva chaussure à son pied, car c'étoit une maîtresse femme qui le rangea si bien, qu'on dit que de peur il s'alla cacher une fois dans le grenier au foin. Cela excuse Barinière que Fontenay Coup-d'Epée ait choisi même retraite que lui. Il ne dura guère, et elle s'est remariée.

Pour le chevalier de Miraumont, son camarade, ce fut aussi un brave. Il y avoit certaines gardes d'épée qu'on appeloit à la Miraumont. C'étoit un assez plaisant homme. «Mon père, disoit-il, fit un jour apporter une demi-douzaine d'œufs frais pour déjeûner. J'en mangeai quatre; mon père me dit:—Vous êtes un sot.—Je lui répondis: «Vous avez menti, vieux b....., et quelques autres petites paroles de fils à père...»

Un jour qu'une femme, à qui il devoit de l'argent, l'étoit venu trouver qu'il étoit encore au lit, pour l'empêcher d'y revenir une autre fois, il l'alla conduire jusqu'à la porte de la rue tout nu, car il couchoit toujours sans chemise; elle ne put jamais s'en empêcher. «Je vous rendrai, lui disoit-il, ce que je vous dois.»

On dit que lui, Fontenay, et quelques autres extravagants voulurent éprouver de quelle façon on tombe quand on est sur un arbre que l'on a coupé par le pied. On ne m'a su dire s'il y en eut de blessés.

FERRIER,
SA FILLE ET TARDIEU.

Ferrier étoit un ministre de Languedoc, qui avoit tant de dons de nature pour parler en public, que, quoiqu'il ne fût ni docte ni éloquent, il passoit pourtant pour un grand personnage dans sa province; il étoit patelin, populaire, et pleuroit à volonté; de sorte qu'il avoit tellement charmé le peuple, qu'il le menoit comme il vouloit.

Durant un synode où il présidoit, une des meilleures églises du Languedoc vaqua; il y avoit un jeune proposant de sa connoissance qui ne savoit quasi rien alors, mais qui depuis fut un habile homme. Ferrier lui dit qu'il falloit avoir cette église: «Laissez-moi faire.» Il dit à la compagnie que les députés d'une telle église avoient jeté les yeux sur un tel, qu'il falloit l'examiner. On donne un texte au jeune homme pour le lendemain. Ce garçon se défioit extrêmement de ses forces; Ferrier lui dit à peu près comme il s'y falloit prendre, tant pour le sermon que pour la prière. La prière faite, le président fait un grand soupir, comme s'il avoit été touché; puis, dès le milieu de l'exorde, il s'écria: Bon! Tout le monde, qui le regardoit comme un oracle, ne douta pas que ce sermon ne fût bon, puisqu'il l'approuvoit; et le jeune homme eut comme cela cette église.

M. Le Fauscheur, un de nos ministres de Paris, qui a fait le Traité de l'action de l'orateur, m'a dit qu'il s'étoit trouvé à un synode où l'on avoit ordonné à Ferrier de faire une lettre pour le Roi. Il la lut à l'assemblée, et sa belle voix leur imposa tellement, qu'ils en furent comme ravis; un, entre autres, pria le modérateur qu'on lui laissât lire en son particulier cette lettre; mais il en fut incontinent désabusé, et en donna avis aux principaux; eux le dirent à Ferrier, et lui marquèrent les endroits. Il reprit sa lettre, et l'ayant relue en leur présence, ils furent encore dupés une seconde fois; enfin, les plus sages s'avisèrent de la corriger sans en rien dire, et on n'y laissa pas une période entière, tant il y avoit de choses à changer. C'était l'homme du monde le plus avare, jusque là que quand il étoit député en quelque synode, il vivoit si mesquinement, et recherchoit avec tant de soin les repues-franches, qu'il épargnoit les deux tiers de ce qu'on lui donnoit pour sa dépense.

Un homme de cette humeur était aisé à corrompre: aussi, lorsque, après la mort de Henri IV, on eut résolu de sonder si on pouvoit gagner quelques ministres, celui-ci alla au-devant de ceux qui offroient des pensions de la cour. Pour cela et pour d'autres choses, il fut déposé. Comme on parloit de le déposer, il dit: «Je m'en vais les faire tous pleurer.» En effet, il prôna si bien qu'ils pleurèrent tous; mais cela n'empêcha pas à la fin qu'on ne passât outre. Après il fit un voyage à la cour, et en revint en poste avec un manteau doublé de panne verte, pourvu de la charge de lieutenant criminel au présidial de Nîmes. Le peuple, dont la plus grande part est de la religion, quoique Ferrier ne se fût point encore révolté, s'émut contre lui, et il eut de la peine à se sauver. La nuit, par l'aide d'un de ses amis, il sortit de la ville et alla faire ses plaintes à la cour. Il ne retourna pas pourtant à Nîmes; il vendit sa charge, et il demeura à Paris. Là, il ne se fit pas catholique tout d'abord; il fit bien des cérémonies avant que d'en venir là, et ne fit point abjuration qu'il ne fut assuré d'une bonne pension que le cardinal Du Perron lui fit donner par le clergé. Cependant, comme il étoit fourbe, il les tenoit toujours en jalousie, et entretenoit commerce avec M. Du Plessis-Mornay. Il lui avoit fait si bien espérer qu'il reviendroit, que M. Du Plessis avoit eu promesse d'une place de professeur en l'académie de Bâle en Suisse, où Ferrier lui faisoit accroire qu'il transporteroit tout son bien, et qu'il s'y retireroit dès qu'il auroit vendu deux maisons qu'il avoit à Paris: même il lui avoit promis de faire imprimer la réfutation du livre qu'il avoit publié en changeant de religion; car, depuis sa déposition, il avoit étudié et s'étoit rendu savant. Mais, lorsque M. Du Plessis vint à Paris pour aller à Rouen à l'assemblée des notables, il lui manqua de parole, et montra bien qu'il ne faisoit cela que pour tenir, comme j'ai dit, les autres en jalousie; car M. Du Plessis lui ayant écrit qu'il le prioit de le venir trouver en maison tierce, afin de conférer à loisir et en secret, Ferrier épia l'heure que M. Du Plessis étoit avec des évêques et des chevaliers de l'ordre, et, entrant, courut l'embrasser, et lui dit tout haut qu'il n'y avoit point de différence de religion qui l'empêchât de lui rendre ce qu'il lui devoit, et fit tant que les catholiques qui se trouvèrent à cette visite crurent en effet que cet homme pourroit bien leur échapper, et pour le retenir, ils lui firent augmenter sa pension.

Depuis, il fut connu du cardinal de Richelieu, qui le mena au voyage de Nantes, durant lequel il coucha toujours dans sa garde-robe, et le cardinal le goûta tellement qu'il lui donna le brevet de secrétaire d'Etat; auparavant il avoit fait beaucoup de dépêches, et pour quelque affaire qui survint, il eut l'ordre de prendre la poste pour se rendre à Paris le plus tôt qu'il lui seroit possible. Il avoit déjà de l'âge; il n'étoit point accoutumé à ce travail, la fièvre le prit à son arrivée à Paris, et il en mourut au bout de huit jours avec un regret extrême de ne pouvoir jouir de l'emploi avantageux qui lui étoit destiné, et pour lequel il avoit pris tant de peine.

Sa femme demeura de la religion; mais ses enfants, un fils et une fille, furent catholiques. Le fils, comme nous verrons ailleurs, ne dura guère; la fille, devenue héritière, fut enlevée par un M. d'Oradour de Limousin, qui avoit aussi été de la religion, et que M. de La Meilleraye affectionnoit. Elle fit tant la diablesse qu'il fut contraint de la rendre. Il se paroit pour tâcher à lui plaire; mais elle lui déchiroit son collet, et le menaçoit de lui arracher les yeux s'il en venoit à la violence.

Depuis, Tardieu, lieutenant-criminel, l'épousa, car on la lui avoit promise s'il la tiroit des mains de d'Oradour, et il y servit; mais cette réputation qu'elle s'étoit acquise par une si courageuse résistance, ne dura pas long-temps, car elle devint bientôt la plus ridicule personne du monde, et elle a bien fait voir que ç'a été plutôt par acariâtreté qu'autrement qu'elle résista à d'Oradour.

Son père étoit un homme libéral auprès d'elle; elle a bien de qui tenir, car sa mère n'est guère moins avare qu'elle, et le lieutenant-criminel est un digne mari d'une telle femme. Elle étoit bien faite; elle jouoit bien du luth; elle en joue encore; mais il n'y a rien plus ridicule que de la voir avec une robe de velours pelé, faite comme on les portoit il y a vingt ans, un collet de même âge, des rubans couleur de feu repassés, et de vieilles mouches toutes effilochées, jouer du luth, et, qui pis est, aller chez la Reine. Elle n'a point d'enfants; cependant sa mère, son mari et elle n'ont pour tous valets qu'un cocher: le carrosse est si méchant et les chevaux aussi, qu'ils ne peuvent aller; la mère leur donne l'avoine elle-même; ils ne mangent pas leur soûl.

Elles vont elles-mêmes à la porte. Une fois que quelqu'un leur étoit allé faire visite, elles le prièrent de leur prêter son laquais pour mener les chevaux à la rivière, car le cocher avoit pris congé. Pour récompense, elles ont été un temps à ne vivre toutes deux que du lait d'une chèvre. Le mari dit qu'il est fâché de cette mesquinerie. Dieu le sait! Pour lui il dîne toujours au cabaret aux dépens de ceux qui ont affaire de lui, et le soir il ne prend que deux œufs. Il n'y a guère de gens à Paris plus riches qu'eux. Il a mérité d'être pendu deux ou trois mille fois. Il n'y a pas un plus grand voleur au monde.

Le lieutenant-criminel logeoit de petites demoiselles auprès de chez lui, afin d'y aller manger; il leur faisoit ainsi payer la protection.

Sa femme le suivoit partout: elle coucha avec lui à Maubuisson; le matin, comme ils partoient, les moutons alloient aux champs: «Ah! les beaux agneaux! dit-elle.» Il lui en fallut mettre un dans le carrosse.

Elle demanda une fois à souper au valet-de-chambre d'un marquis qui avoit une affaire contre un filou, qu'il vouloit faire pendre: il lui refusa; elle alla avec son mari souper chez leur serrurier.

Le lieutenant dit à un rôtisseur qui avoit un procès contre un autre rôtisseur: «Apporte-moi deux couples de poulets, cela rendra ton affaire bonne.» Ce fat l'oublia; il dit à l'autre la même chose; ce dernier les lui envoya avec un dindonneau. Le premier envoie ses poulets après coup; il perdit, et pour raison; le bon juge lui dit: «La cause de votre partie étoit meilleure de la valeur d'un dindon.»

M. l'évêque de Rennes, frère aîné du maréchal de La Mothe, alla en 1659 pour parler au lieutenant-criminel; sa femme vint ouvrir, qui lui dit que le lieutenant-criminel n'y étoit pas, mais que s'il vouloit faire plaisir à madame, il la meneroit jusqu'à l'hôtel de Bourgogne, où elle vouloit aller voir l'Œdipe de Corneille. Il n'osa refuser, et, la prenant pour une servante, il lui dit: «Bien, allez donc avertir madame.» Elle s'ajusta un peu, et puis revint. Lui, lui disoit: «Mais madame ne veut-elle pas venir?» Enfin, elle fut contrainte de lui dire que c'étoit elle. Il la mena, mais en enrageant. Elle vouloit qu'il entrât avec elle; il s'en excusa, et lui envoya le carrosse du premier qu'il rencontra pour la ramener[91].

DU MOUSTIER[92].

Du Moustier étoit un peintre en crayon de diverses couleurs; ses portraits n'étoient qu'à demi et plus petits que le naturel. Il savoit de l'italien et de l'espagnol; je pense qu'il aimoit fort à lire, et il avoit assez de livres. C'étoit un petit homme qui avoit presque toujours une calotte à oreilles, naturellement enclin aux femmes, sale en propos, mais bon homme et qui avoit de la vertu. Il étoit logé aux galeries du Louvre comme un célèbre artisan[93]; mais sa manière de vivre et de parler y attiroit plus les gens que ses ouvrages. Son cabinet étoit pourtant assez curieux: il y avoit sur l'escalier une grande paire de cornes, et au bas: «Regardez les vôtres;» et au bas de ses livres: «Le diable emporte les emprunteurs de livres.»

Il y avoit une tablette où il avoit écrit: Tablette des sots: le père Arnoul, confesseur du Roi, qui étoit un glorieux Jésuite, lui demanda qui étoient ces sots. «Cherchez, cherchez, lui dit-il, vous vous y trouverez.» Un autre Jésuite s'y trouva effectivement, et lui ayant demandé pourquoi, sans se nommer, Du Moustier lui répondit en grondant, car il n'aimoit point les Jésuites: «Parce qu'il a dit que Henri IV avoit été nourri de biscuits d'acier.» A propos de livres, il contoit lui-même une chose qu'il avoit faite à un libraire du Pont-Neuf, qui étoit une franche escroquerie; mais il y a bien des gens qui croient que voler des livres ce n'est pas voler, pourvu qu'on ne les revende point après. Il épia le moment que ce libraire n'étoit point à sa boutique, et lui prit un livre qu'il cherchoit il y avoit long-temps. Je crois que la plupart de ceux qu'il avoit lui avoient été donnés.

Il savoit par cœur plus de la moitié de deux volumes in-folio de deux ministres, Aubertin et Le Faucheur, sur la matière de l'Eucharistie, et il les avoit peints, et un autre aussi nommé Daillé. Du Moustier n'étoit catholique qu'à gros grains.

Il avoit un petit cabinet séparé plein de postures de l'Arétin. Outre cela il savoit toutes les sales épigrammes françoises. J'ai vu un de ses cousins germains à Rome, du même métier, qui savoit aussi mille vers comme cela.

Il n'aimoit pas plus les médecins que les Jésuites, et il les appeloit les magnifiques bourreaux de la nature.

Le premier président de Verdun[94] désira de le voir; un de ses amis le voulut mener. «Je ne suis ni aveugle ni enfant, j'irai bien tout seul,» répondit-il. Il y va; le premier président donnoit audience à beaucoup de monde; enfin, il dit: «J'ai mal à la tête.» On fit donc sortir tout le monde; il n'y eut que Du Moustier qui dit qu'il vouloit parler à monsieur le premier président qui avoit souhaité de le voir; il vient et avoit fait dire que c'étoit Du Moustier. Le premier président lui dit: «Vous, M. Du Moustier! Vous êtes un homme de bonne mine pour être M. Du Moustier!» Lui regarde si personne ne le pouvoit entendre, et, s'approchant de M. de Verdun, il lui dit: «J'ai meilleure mine pour Du Moustier que vous pour premier président[95].—Ah! cette fois-là, dit le président, je reconnois que c'est vous.» Ils causèrent deux heures ensemble le plus familièrement du monde.

Quand il peignoit les gens il leur laissait faire tout ce qu'ils vouloient; quelquefois seulement il leur disoit: «Tournez-vous.» Il les faisoit plus beaux qu'ils n'étoient, et disoit pour raison: «Ils sont si sots qu'ils croient être comme je les fais, et m'en paient mieux.»

Il avoit peint M. de Gordes, capitaine des gardes-du-corps, par le commandement du feu Roi: «Autrement, disoit-il, je ne m'y fusse jamais résolu, car il est trop laid.» Il l'appeloit le cadet du diable.

Une fois qu'il étoit chez M. d'Orléans, Du Pleix, l'historiographe, y vint; M. d'Orléans lui fit des complimens sur son histoire[96]. «Il n'y a, dit Du Pleix, que cet homme-là, montrant Du Moustier, qui soit mon ennemi.—Votre ennemi! répondit Du Moustier; vous ne m'avez fait ni bien ni mal. A la vérité, je ne saurois souffrir qu'étant créature de la reine Marguerite, vous la déchiriez comme vous faites; puis, elle est de la maison royale: si j'avois du crédit en France, je vous ferois châtier. Et puis, vous allez dire qu'autrefois en France tous les hommes étoient sodomistes, et ne se marioient qu'après s'être lassés de garçons!»

Il avoit mis sous le portrait de mademoiselle de Rohan: La princesse Gloriette, et sous celui du comte de Harcourt: Le parangon des princes cadets; au bas de celui d'une madame de la Grillière, il avoit écrit: «Elle n'a oublié qu'à payer.»

Vaillant, peintre flamand, natif de Lille, qui peint au crayon comme lui, à celles qui ne le payoient pas, il faisoit comme des barreaux sur leurs portraits, et disoit qu'il les tenoit en prison jusqu'à ce qu'elles eussent payé.

La plus belle aventure qui lui soit arrivée, c'est que le cardinal Barberin, étant venu légat en France, durant le pontificat de son oncle, eut la curiosité de voir le cabinet de Du Moustier et Du Moustier même. Innocent X, alors monsignor Pamphilio, étoit en ce temps-là dataire et le premier de la suite du légat; il l'accompagna chez Du Moustier, et voyant sur la table l'Histoire du concile de Trente, de la superbe impression de Londres, dit en lui-même: «Vraiment c'est bien à un homme comme cela d'avoir un livre si rare!» Il le prend et le met sous sa soutane, croyant qu'on ne l'avoit point vu; mais le petit homme, qui avoit l'œil au guet, vit bien ce qu'avoit fait le dataire, et, tout furieux, dit au légat «qu'il lui étoit extrêmement obligé de l'honneur que Son Eminence lui faisoit; mais que c'étoit une honte qu'elle eût des larrons dans sa compagnie;» et sur l'heure, prenant Pamphile par les épaules, il le jeta dehors en l'appelant bourgmestre de Sodome, et lui ôta son livre.

Depuis, quand Pamphile fut créé pape, on dit à Du Moustier que le pape l'excommunieroit et qu'il deviendroit noir comme charbon. «Il me fera grand plaisir, répondit-il, car je ne suis que trop blanc.» Malherbe, comme vous avez vu, dit quasi la même chose à M. de Bellegarde, et le maréchal de Roquelaure avant eux eut la même pensée. Henri IV lui dit un jour: «Mais d'où vient qu'à cette heure que je suis roi de France paisible, et que j'ai tout à souhait, je n'ai point d'appétit, et qu'en Béarn, où je n'avois point du pain à mettre sous les dents, j'avois une faim enragée?—C'est, lui dit le maréchal, que vous étiez excommunié; il n'y a rien qui donne tant d'appétit.—Mais si le pape savoit cela, reprit le Roi, il vous excommunieroit.—Il me feroit grand honneur, répondit l'autre, car je commence à être bien blanc, et je deviendrais noir comme en ma jeunesse.»

A la mort de Du Moustier, le chancelier, par l'instigation des Jésuites, fit acheter tous les livres qu'il avoit contre eux et les fit brûler.

LE PRÉSIDENT LE COGNEUX[97].

Le père du président Le Cogneux étoit maître des comptes[98]; il y a deux ans ou environ que son fils, reçu président au mortier comme lui[99], en une audience de l'édit, menaça un avocat de l'envoyer en bas. Les avocats, irrités de cela, recherchèrent sa naissance, et ils trouvèrent que le père du maître des comptes étoit procureur et fils d'un potier d'étain, qui fut surnommé Le Cogneux, à cause qu'il cognoit sans cesse[100].

Le feu président, comme j'ai dit ailleurs, eut sa charge pour rien. Etant chancelier de Monsieur, et étant veuf pour la seconde fois, il prétendoit être cardinal[101]. Puy-Laurens et lui, voyant qu'on se moquoit d'eux, firent aller leur maître en Lorraine. Puy-Laurens, amoureux de la princesse de Phalsbourg, croyoit l'épouser, et vouloit être beau-frère de son maître. Le Cogneux, dit-on, s'opposa au mariage de la princesse Marguerite, aujourd'hui madame d'Orléans, et ce fut pour cela qu'on l'envoya à Bruxelles pour cabaler avec la Reine-mère et l'infante; et après on lui manda qu'il y demeurât.

Ç'a été toujours un homme assez extraordinaire. Il lui prit envie à Bruxelles, étant en colère contre ses gens, d'essayer si on ne pouvoit vivre sans valets. Il donna congé à tous ses domestiques pendant trois mois, se mit dans une chambre tout seul, faisoit son lit, alloit au marché et mettoit son pot au feu; mais il en fut bientôt las.

Il avoit un peu la mine d'un arracheur de dents; cela n'empêcha pas qu'avant d'aller en Lorraine, comme il étoit en crédit chez Monsieur, il n'eût eu une belle galanterie avec une madame Guillon, femme d'un conseiller au parlement, qu'on appeloit le teston rogné du palais, parce qu'il n'avoit point de lettres. Cet homme l'avoit épousée pour sa beauté, fut déshérité à cause de ce mariage; mais, après la mort du père, son frère et lui s'accommodèrent. Elle étoit aussi belle que personne de son temps; la Reine-mère[102] disoit: «È bella sta Guillon mi ressemble.»

Le Cogneux, veuf de sa première femme, pour voir plus commodément madame Guillon, acheta cette maison à Saint-Cloud qu'il a eue jusqu'à sa mort, parce qu'elle étoit vis-à-vis de celle de Guillon. Au fort de cette amourette il se marie avec une demoiselle de Ceriziers[103]. C'est la mère de Bachaumont, qui n'étoit guère moins belle que madame Guillon. Au commencement cette femme ne bougeoit d'avec la maîtresse de son mari, et la croyoit la plus honnête femme du monde; enfin, l'imprudence des amants lui découvrit toute l'histoire. Le Cogneux n'osoit plus aller chez ses amours qu'en cachette; mais madame Guillon, pour faire dépit à cette femme, voulut qu'elle sût que Le Cogneux la voyoit toujours; mais le mari ne vouloit point donner ce déplaisir-là à sa femme.

Au bout de quelque temps, Le Cogneux eut jalousie de ce qu'un avocat nommé Des-Estangs, de leurs amis, et qui étoit de l'intrigue, avoit couché à Saint-Cloud chez madame Guillon, et, de rage, il porte à sa femme toutes les lettres de madame Guillon, et jure de ne la plus voir: voilà cette femme au désespoir. Elle fit durant quelques années toutes les choses imaginables pour lui parler, et elle étoit si transportée que son confesseur fut obligé de lui permettre de parler à cet homme, de peur qu'elle ne se désespérât; mais elle n'en put jamais venir à bout. Enfin, le temps la guérit, et elle se mit dans la dévotion: je pense qu'elle vit encore. Elle disoit à madame Pilou: «Ma chère, quand je revins de ma folie, j'étais aux champs; ah! disois-je, je pense que voilà de l'herbe; ce sont là des moutons: avant cela je ne voyois pas ce que je voyois.»

Comme il étoit en Angleterre avec la Reine-mère, il lui vint fantaisie de se marier, et il épousa sa troisième femme, qui étoit fille d'honneur de la Reine-mère. Un gentilhomme, nommé Sémur, l'alloit épouser; elle le pria de trouver bon qu'elle prît M. Le Cogneux, puisque c'étoit son avantage. En revanche, le président donna sa fille à Sémur.

Cette troisième femme a eu ensuite du bien par succession. Le président revint après la mort du cardinal de Richelieu, et fut rétabli dans tous ses biens.

Il s'avisa une fois de vouloir être dévot; quelques jours après il se promenoit à grands pas dans sa salle, et tout rêveur: «Qu'avez-vous? lui dit-on.—Ma foi! répondit-il, je n'y trouve pas mon compte, je n'y suis pas propre: il faut aller son train ordinaire.»

Il appeloit sa femme Présidentelle, parce qu'elle est petite: c'est une honnête femme et fort complaisante. Il l'amena de deux cents lieues d'ici, ayant la petite-vérole: «Tu iras bien, on t'enveloppera dans le carrosse.» Elle n'avoit apparemment que la petite-vérole volante.

Il se mit une fois en tête de planter à Saint-Cloud, qu'il a fait assez ajuster, sans considérer qu'il présidoit à l'édit[104]. Pour cela il falloit coucher assez souvent à sa maison. Le matin il partoit à quatre heures avec sa Présidentelle, alloit au Palais, et retournoit dîner à Saint-Cloud; et elle, tandis qu'il étoit au Palais, s'alloit habiller au logis. On ne sauroit trouver une plus généreuse belle-mère; elle a fait faire aux enfants de son mari tous les avantages qu'ils pouvoient souhaiter, encore qu'elle eût une fille et un fils.

Il aimoit les fêtes comme un écolier, et étoit assez las de son métier de président. Étant travaillé d'une courte haleine, il alla bâtir une grande maison au bout du Pré-aux-Clercs pour avoir un grand jardin où se promener, comme on lui avoit ordonné de respirer l'air tout à son aise. A ce bâtiment on verra bien qu'il y avoit quelque chose qui n'alloit pas bien dans sa tête. On disoit en riant: «N'a-t-il pas raison? car il y a une si longue traite de Paris à Saint-Cloud, qu'il faut bien se reposer en chemin.» Pour lui, il disoit: «Je n'ai affaire qu'à deux sortes de gens, aux plaideurs, qui me viendront chercher en quelque lieu que je sois: ne voilà-t-il pas une grande discrétion? et à mes amis, qui iroient bien plus loin pour me voir.» Un jour que Ruvigny dînoit chez lui, il le tire à la fenêtre et lui dit: «Vous ne sauriez croire combien je suis sujet aux vertiges!»

Son fils aîné étant reçu en survivance, épousa la veuve d'un secrétaire du conseil, nommé Galand, homme de fortune, et elle fille d'un notaire[105]: elle pouvoit avoir deux ans plus que lui; mais, hors qu'elle est trop grosse, elle n'étoit point mal faite et n'avoit point eu d'enfants[106]. Il eut un rival, c'étoit Cossé, cadet de Brissac, qui, faisant l'offensé, prit la campagne avec la résolution de tuer Le Cogneux, s'il ne lui donnoit dix mille écus; il disoit que ce n'étoit pas par avarice, et qu'il les donneroit aux pauvres, mais seulement pour punir l'outrecuidance de ce bourgeois. Le Cogneux, d'un autre côté, se mit dans la garde du parlement, et ne marchoit qu'avec escorte. Tout le monde accuse le maréchal de La Meilleraye de cette extravagance, car, comme nous verrons ailleurs, ce fut lui qui fit bailler au Plessis-Chivray vingt mille écus par madame de La Basinière; mais il y avoit bien de la différence, car il y avoit quelque chose d'écrit, et ici celle que Cossé prétendoit étoit mariée. Le père disoit que quand il auroit donné des coups de bâton au maréchal, il ne seroit pas en si grand danger, que seroit le maréchal s'il l'avoit touché du bout du doigt. Cette fois le maréchal avoit trouvé des gens aussi fous que lui. On dit qu'en ce temps-là cinq ou six officiers aux gardes, tous enfants de Paris, prirent la querelle de Le Cogneux, mais que Cossé ne voulut pas leur faire l'honneur de tirer l'épée avec eux. Ils en firent des railleries tout haut au Palais-Royal, et se disoient l'un à l'autre, pour dire une chose impossible: «Tu feras aussitôt cela que de faire que Cossé se batte.» Cossé, voyant qu'on se moquoit de cette levée de bouclier, s'en alla en Bretagne sans revenir à Paris, pour faire qu'on crût qu'il en étoit sorti en ce dessein. Depuis, cela s'accommoda.

La femme de Le Cogneux fut bientôt repentante de ce qu'elle avoit fait, et elle a bien payé la gloire d'être présidente au mortier. Il est coquet naturellement. J'ai entendu dire à un de ses amis que, dès qu'il voyoit une eleveure[107], il se faisoit donner un lavement; si est-il pourtant aussi noir qu'un autre, et la mine aussi brutale qu'on la sauroit avoir, et sa mine ne trompe point. Il a de l'esprit quand il veut; pour la conscience, vous en jugerez par ce que je vais écrire, et ce que vous en verrez dans les autres Mémoires de la Régence. Je dirai cependant que Bachaumont[108], son cadet, lui vola quatre cents pistoles, et en un temps qu'il n'en avoit guère. Ce jeune homme s'en confessa à un Jésuite, qui dit à Le Cogneux, qui avoit fait mettre ses valets en prison, qu'il les en fît sortir, et qu'ils n'étoient point coupables, mais son frère; Bachaumont soutenoit qu'il n'avoit point pris cet argent. Les porteurs, qui avoient porté Bachaumont après le vol, disoient que quand il retourna d'où il étoit allé, il étoit beaucoup plus léger. Lui disoit: «C'est que je n'avois pas été à la garde-robe, et que j'y fus dans cette maison.»

Revenons à la femme de Le Cogneux le jeune: elle eut huit jours du plus beau temps du monde, car le mari eut huit jours de complaisance. Il a l'esprit agréable quand il lui plaît; elle étoit aussi contente qu'on se le peut imaginer; mais, au bout de ce temps-là, on dit qu'en une compagnie il dit, pensant dire une plaisante chose: «Je vais revoir ma vieille;» qu'elle le sut, et qu'elle en pensa enrager, car, outre qu'elle a toujours été jalouse, et qu'elle a bien donné de l'exercice à son mari sur cet article, elle a quelque chose de fort bourgeois, et elle s'est toujours prise pour une autre. Quand Le Camus l'aîné, son frère, voulut épouser la fille de De Vouges, l'apothicaire, elle, qui se voyoit dans l'opulence, car son mari avoit déjà fait fortune, comme si le fils d'un notaire, à qui on assuroit cent mille livres après la mort du père, eût été bien gâté de prendre la fille d'un apothicaire avec vingt-cinq mille écus et assez jolie, lui qui n'étoit qu'un idiot (il l'a bien fait voir, car il s'est ruiné depuis), elle s'y opposa, fit fermer la porte du jardin qui alloit chez son père, et fut un an sans vouloir voir ni le père ni le fils. M. de Maisons le père la voulut épouser, et aussi le procureur-général Fouquet. Elle ne voulut point être belle-mère. Feu Noailles, Cossé et M. de Schomberg y pensèrent; elle disoit que les gens de la cour la mépriseroient. Son beau-frère Galand lui dit toute l'humeur de Le Cogneux, et ajouta: «Je sais bien que vous ne manquerez pas de le lui redire; mais je veux acquitter ma conscience.» Elle n'y manqua pas. Le Cogneux dit à Galand: «Vous ne me connoissez pas mal; mais si votre belle-sœur veut être tant soit peu complaisante, je vivrai fort bien avec elle.»

Le grand vacarme arriva du temps de Pontoise[109], où Le Cogneux étoit, pour un paquet que Le Camus apporta au secrétaire de Le Cogneux. Ce secrétaire avoit été tout petit à elle; il y avoit dedans une lettre par laquelle il ordonnoit à cet homme d'aller trouver je ne sais quelle femme, et de lui donner de l'argent pour faire aller madame de Boudarnault à Mantes[110]. Ce secrétaire qu'elle fit venir lui dit: «Madame, si vous me croyez vous dissimulerez; un autre recevra la commission qu'on me donne, et n'aura pas pour vous toutes les considérations que j'aurai; laissez-moi faire, vous vous en trouverez bien avec le temps.» Elle ne le veut point croire, et écrit à son mari une lettre où il y avoit quelque chose d'assez plaisant, et quelque chose aussi de fort offensant, et elle appeloit ces femmes en trois endroits, vos putains; il y avoit que ce seroit une belle chose que de voir arriver tout cet attirail dans une petite ville, où rien ne se peut cacher, et Le Cogneux, piqué de cette lettre, ordonne quelque temps après à ce secrétaire de fermer la porte du jardin dont nous avons déjà parlé, car il logeoit chez sa femme, sous prétexte qu'encore qu'en allant à Pontoise on eût ôté tout le meilleur de la maison, on pouvoit pourtant soustraire beaucoup de choses dont il étoit chargé par le contrat de mariage; il voulut faire retirer en même temps les papiers; mais une dame, chez qui on les avoit mis, dit que comme elle les avoit reçus du mari et de la femme tout ensemble, elle ne pouvoit les rendre que par l'ordre de l'un et de l'autre. Madame Le Cogneux prend cela pour un grand outrage, comme si le mari n'étoit pas le maître de la communauté, et s'il n'avoit pas les papiers en sa puissance. Le secrétaire, ayant reçu l'ordre de faire fermer la porte du jardin, dit à madame Le Cogneux qu'il en étoit au désespoir; elle lui dit qu'il la fît boucher; mais à peine cette porte étoit-elle à demi bouchée qu'elle fait l'enragée, veut battre les maçons, et la porte demeura ainsi jusqu'au retour du président, qui la fit boucher tout-à-fait.

Madame Pilou, qui, après, se mêla de les accommoder, dit que madame Le Cogneux mettoit en fait que ce mauvais traitement venoit de ce qu'elle n'avoit pas voulu donner tout son bien à Bachaumont, qui l'eût redonné à son frère. Le président répondoit à cela qu'il ne le voudroit pas quand sa femme le voudroit; qu'après tout Bachaumont en seroit le maître, et que n'ayant que deux ans moins que sa femme, il ne vivroit apparemment guère plus qu'elle. Elle disoit aussi qu'il ne lui donnoit que six pistoles par mois pour ses menus plaisirs. Le secrétaire a fait voir à madame Pilou les comptes qu'elle arrête elle-même, puis le mari les signe. Elle a pris dix pistoles par mois pour son jeu; mais il n'a tenu qu'à elle d'en prendre davantage. Par malice elle avoit fait mettre sur ce compte:

«A madame la présidente, pour faire ses dévotions
le premier dimanche du mois, 3 liv.............

Trois sottes femmes, sa sœur, femme de Galand, cadet du mari de madame Le Cogneux, car ils avoient épousé les deux sœurs, madame Garnier[111] et madame Le Camus, qui sont deux de Vouges, sœurs, ont mis de l'huile dans le feu, mais surtout la Galand. C'étoit une assez belle femme, mais un peu colosse, et toujours parée comme la foire Saint-Germain, qui faisoit la jolie quoiqu'elle eût l'air furieusement bourgeois, et l'esprit encore plus. Son mari n'en étoit pas trop le maître, et ne lui a jamais montré les dents que quand, averti du scandale que causoit un nommé Mazel, espèce de violon qui étoit son galant, il le chassa de chez lui, et donna quelque horion à la donzelle. On n'a jamais parlé que de celui-là.

On dit que cette acariâtre a tenu garnison quelquefois des quinze jours entiers dans la chambre de sa sœur, et n'alloit pas seulement à la messe de peur que le mari ne lui fît fermer la porte, et il lui est arrivé d'y faire mettre le pot-au-feu.

Durant ce divorce, Le Cogneux et quelques-uns de ses amis entendirent par la cheminée que la Galand disoit: «Otez-moi ma robe, je lui veux aller donner des coups de bâton.» Lui, sans s'émouvoir autrement, fit apporter des verges. «Si elle vient, leur dit-il, vous verrez beau jeu.»

Quand Camus fut mis en prison pour vingt-deux mille livres, la présidente pesta terriblement: «Le beau-frère d'un président au mortier, le laisser mener en prison comme cela!» disoit-elle. Le Cogneux répondoit à ceux qui lui en parloient: «On ne l'a fait qu'à cause que cet homme vit mal avec moi; mais que ma femme m'en prie, et je le ferai sortir dans deux heures.» Elle ne voulut pas lui en avoir l'obligation: Galand paya pour Camus[112].

Ces sottes femmes, en parlant d'elles, disent: Des femmes de notre condition, et ces femmes de condition ont laissé mourir quasi sur un fumier leur cadet, le petit Camus; à peine eut-il une bière. Ce fut mademoiselle de Bussy, dont il avoit été un peu épris, qui lui fit administrer les sacrements à ses dépens.

Enfin, l'année de Pontoise ne finit point que madame la présidente ne se mît dans un couvent; ce fut aux filles de Saint-Thomas, près la porte de Richelieu: elle y entra par surprise, car l'archevêque crut que c'étoit pour quelque retraite de dévotion, et lui accorda cela comme à la belle-sœur de madame de Toré[113], qu'il connoissoit fort à cause de Saint-Cloud. Le Cogneux y fut promptement; elle lui dit qu'elle ne s'étoit pas mise dans un couvent pour en sortir, et lui tourna le dos. Lui, fit faire aux religieuses toutes les significations nécessaires. L'archevêque la voulut faire sortir; il ne voulut pas, car il la pouvoit tirer de là quand il eût voulu. Elle et sa sœur dirent cent sottises à la grille à madame Pilou, qui y fut pour mettre les holà. Elle parloit pourtant de son mari avec respect, et s'en remit à M. de Mesmes et à M. de Novion, et prétend sur toutes choses que le secrétaire sorte. Lui, ne la voulut recevoir que comme il lui plaisoit, sans conditions, car il vouloit mettre des gens affidés auprès d'elle pour empêcher ses parents de la voir: il fallut en passer par là.

L'été suivant, comme il eut acheté la terre de Morfontaine, vers Senlis, ils eurent dispute sur les meubles qu'il y vouloit faire porter; cela alla à rupture, et il s'aperçut quelques jours après qu'elle enlevoit tantôt dans son carrosse, tantôt dans les carrosses de ses amies, ce qu'elle avoit de meilleur. Il s'y opposa, disant qu'il en étoit chargé; ils s'échauffèrent; elle demanda à se séparer, et nomma pour arbitres le président de Novion et le président Bailleul, et lui le président de Champlâtreux et un autre. La chose fut réglée à quinze mille livres de pension[114]. Le Cogneux, depuis cela, a payé pour plus de trois cent mille livres de taxes; il en rapporte les quittances: mais il n'en a rien payé; le Roi lui en fit don. Voilà déjà sur treize cent mille livres qu'elle avoit trois cent mille livres et plus d'escroquées. Elle lui a donné l'habitation de sa maison par contrat de mariage. Elle a mis deux cent cinquante mille livres dans la communauté; elle est morte depuis, en 1659, chez sa sœur, où on la fit venir pour être plus en liberté. Là, M. Joly, le curé, fit que Le Cogneux l'alla voir comme elle étoit malade de la maladie dont elle mourut. Elle y fit un testament où il y a bien des legs pieux; ils montent jusqu'à deux cent cinquante mille livres.

On ne dispute point ce qui est des taxes payées dont Le Cogneux rapporte les quittances; on n'a garde d'accepter la communauté, car il est assez homme de bien pour faire pour un million de fausses dettes; de sorte qu'il gagne, en comptant son préciput, six cent mille livres, sans l'habitation d'une maison de cinq mille livres de loyer. Elle donne deux cent mille livres aux deux aînés de sa sœur, à condition d'en faire dix mille livres de rente à leur oncle, Le Camus, homme ruiné, mais qui n'a que quarante-huit ans, et se porte aussi bien qu'eux; de sorte que quand cet homme sera mort et le président Le Cogneux, la succession d'une femme si opulente pourra valoir quatre cent mille livres tout au plus; mais c'est du pain bien long.

Au bout de six semaines, il se remaria avec la fille du feu marquis de Rochefort, beau-frère de la maréchale d'Estrées; elle étoit veuve du comte de Carces[115].

M. D'EMERY.

M. d'Emery s'appeloit Particelli, fils d'un banquier de Lyon, italien, ou du moins originaire d'Italie, qui fit une célèbre banqueroute. Il trouva moyen de devenir trésorier de l'argenterie chez le Roi. M. de Rambouillet[116] m'a dit que cet homme lui disoit sans cesse: «Monsieur, si vous vouliez, nous ferions bien nos affaires tous deux; mais ce M. de Souvray[117] est le plus pauvre homme du monde.» MM. de Rambouillet et de Souvray étoient tous les deux maîtres de la garde-robe.

Il prenoit ce M. de Souvray, mais sottement, et le troisième maître de la garde-robe étoit encore un idiot. Or, après les fournitures des noces de la reine d'Angleterre[118], toutes les friponneries de Particelli se découvrirent. Il vint trouver M. de Rambouillet, comme le Roi étoit à Lyon[119], et lui dit: «Monsieur, je suis perdu si vous ne me sauvez; M. de Souvray a tout avoué et demandé pardon au Roi. M. de Marillac, garde des sceaux, a décerné une commission à un maître des requêtes, son parent, pour informer contre moi.» M. de Rambouillet va trouver ce maître des requêtes, à qui il dit qu'on avoit tort d'entreprendre sur sa charge, et il fit si bien que le maître des requêtes et lui en vinrent aux grosses paroles, et il le menaça exprès de lui donner des coups de bâton. «Je vais dépêcher un courrier à la cour, dit le maître des requêtes.—Et moi aussi, dit le marquis; nous verrons qui aura raison.» Particelli fournit un homme qui courut si bien qu'il devança l'autre d'un jour. Particelli, qui avoit de l'esprit, écrivit un galimatias à M. de Luynes[120], où il inséroit qu'il étoit important pour son service qu'on révoquât la commission décernée contre Particelli, et que, quand la cour seroit de retour, il lui en diroit les raisons. M. de Luynes fit révoquer la commission, et la chose s'évanouit tout doucement.

Après, il voulut être maître des comptes; mais, à cause de ses friponneries, on ne le voulut pas recevoir: il devint secrétaire du conseil. M. d'Effiat ne l'aimoit point; mais, dans une rencontre, ayant fait une partition d'une grande somme sans encre ni papier, il en fit cas, et vit bien que cet homme avoit l'esprit vif. Bullion le trouvoit trop habile.

Quand le cardinal le voulut faire intendant des finances, il en dit au Roi mille biens; le Roi lui dit: «Hé bien! mettez-y ce M. d'Emery. On m'avoit dit que ce coquin de Particelli y prétendoit.» Il y en a qui ajoutent que le cardinal dit: «Ah! Sire, Particelli a été pendu!» mais je n'y vois pas d'apparence.

Etant intendant, il fut envoyé aux États, en Languedoc, et y fit révoquer la pension de cent mille livres qu'ils donnoient au gouverneur. Cela et autres choses qu'il fit à M. de Montmorency désespérèrent ce seigneur, et le portèrent à faire ce qu'il fit après. Aussi, madame la princesse de Condé, sans considérer que d'Emery avoit ordre de harceler ainsi son frère, le haïssoit terriblement.

S'en allant faire un voyage, pour n'avoir pas la peine d'écrire à sa femme par les chemins, il laissa plusieurs lettres à Darsy, un de ses commis, pour les donner selon leur ordre à madame d'Emery. Darsy, qui étoit un mauvais agent, ne considéra pas que cette femme étoit tombée malade, et que les lettres du mari ne pouvoient plus servir; il lui donna une lettre où il y avoit: «Je suis ravi d'apprendre que vous êtes toujours en bonne santé.» Cela fit un bruit du diable.

Il n'étoit point libéral, et Marion[121] ne subsistoit que des affaires qu'il lui faisoit faire.

Ses amourettes se trouveront par-ci par-là dans les historiettes des femmes qu'il a aimées; son exil et son retour, dans les Mémoires de la régence: mais il faut parler de son fils. Ce garçon devint amoureux de la fille du président Le Cogneux, qui étoit ici chez une madame Du Boulay, pendant que son père étoit en Angleterre, avec la feue Reine-mère. M. d'Emery ne voulut jamais souffrir qu'il l'épousât; et pour lui faire oublier cette maîtresse, il le fit venir à Turin, où il étoit ambassadeur auprès de Madame[122], un peu après la mort du duc de Savoie. Ce fut là que Toré, car il portoit le nom d'une terre de la maison de Montmorency, fit sa première folie. Il devint amoureux de Madame, et se cacha dans sa chambre pour tenter la fortune après que tout le monde seroit sorti. A peine Madame fut-elle seule, qu'il se jette sur le lit; elle le reconnut, car il y a toujours de la lumière dans la chambre des princesses comme elle[123]; elle cria; on le mit dehors. Son père, dès la même nuit, le fit passer en France. Lui, pour s'excuser, disoit tantôt qu'il avoit la fièvre chaude, tantôt qu'il étoit amoureux d'une des filles de Madame, et qu'il avoit pris une chambre pour l'autre; la vérité est qu'il étoit fou, mais qu'il ne l'étoit pas toujours.

Il a fait quelques éclipses, et, en celle de 1644, on dit qu'il étoit amoureux d'une épingle jaune; qu'il l'avoit fait dorer, et qu'il lui rendoit tous les devoirs qu'on peut rendre à une maîtresse. Je crois que cela est vrai, parce que je ne sache personne qui le pût inventer[124]. Sa mère est presque innocente; c'est une dévote. J'ai vu à Rome un Particelli dans l'hôpital des fous, et il étoit devenu fou par amour. Pour Toré, M. d'Emery avoit résolu de s'en défaire de quelque façon que ce fût; et comme ce garçon étoit malade à la maison de Petit, son factotum, au faubourg Saint-Antoine, il manda à Petit: «Faites enterrer une bûche au lieu de mon fils, et l'envoyez dans quelque couvent bien loin.» Petit n'en voulut rien faire, et dit qu'il espéroit le faire revenir en son bon sens. Depuis, Toré a voulu faire un procès à Petit, sans considérer le service qu'il lui avoit rendu.

Il étoit déjà président aux enquêtes quand il fut prié par hasard à une collation à Meudon, où il vit sa première maîtresse, mademoiselle Le Cogneux, qui étoit mariée à un gentilhomme de Champagne nommé Sémur[125]. J'ai dit ailleurs comment ce mariage avoit été fait[126]. Sémur, en ce temps-là, étoit à l'armée. Toré se renflamme, la traite, et devient assez familier avec elle. Elle est jolie, spirituelle, elle a bien du feu; alors elle n'étoit pas si espritée. On croit qu'il auroit réussi, car elle étoit gueuse; mais la mort du mari l'exempta de cette peine. Elle fut remariée six semaines après; et, comme on disoit au président Le Cogneux: «Pourquoi avez-vous remarié votre fille sitôt?—Ne savez-vous pas bien, répondit-il, que je ne fais pas les choses comme les autres?»

Le bonhomme Le Camus[127], le riche, alla voir M. Le Cogneux; il étoit père de madame d'Emery. C'étoit un homme d'assez basse naissance qui étoit venu dans le bon temps aux affaires; il étoit de Rheims, et vint à Paris avec vingt livres. Il l'a conté cent fois lui-même, car il n'étoit point glorieux. Il dit au président deux choses assez extraordinaires: qu'il avoit quatre-vingts ans, et que depuis l'âge de vingt ans il n'avoit pas eu la moindre petite incommodité; et l'autre, qu'il venoit de partager neuf millions à ses enfants, après s'être gardé quarante mille livres de rente. «Pour vos neuf millions, je ne vous les envie pas; mais pour vos soixante ans de santé, j'avoue qu'il n'est rien que je ne donnasse pour cela.» Ce bonhomme, à quatre-vingts ans, alloit encore voir les mignonnes; il ne leur donnoit autrefois qu'un écu-quart; mais quand les quarts-d'écus valurent vingt sous, il leur donna quatre livres. De ces enfants, dont il a parlé, il y en avoit qui, ne sachant que faire, se mettoient quelquefois au lit après dîner.

Madame de Toré fut visitée de tout le monde; quelques-uns y furent pour se moquer de sa tapisserie de velours cramoisi à crépines d'or. On a su d'une parente de M. de La Vrillière, que madame de Toré, soit qu'elle ne sût pas le monde, ou qu'elle ignorât que M. d'Angoulême, le bonhomme, s'étoit remarié, demanda à madame d'Angoulême où elle logeoit et qui étoit son père, et le tout de si mauvaise grâce que la dame d'honneur de madame d'Angoulême lui demanda: «Et vous, madame, étiez-vous jamais venue à Paris?»

Toré, le lendemain de ses noces, dit «qu'il pensoit trouver........; mais qu'il n'avoit rien trouvé de tout cela.» En effet, elle étoit plus maigre encore qu'elle n'est à cette heure: elle s'est bien engraissée chez M. d'Emery. A deux jours de là, Toré avoua que c'est une sotte chose que de se marier, et qu'il étoit déjà bien las de sa femme.

Il contoit familièrement qu'il donnoit à sa femme, avant que de l'épouser, quasi toutes ses hardes, et que quand son mari mourut, il étoit tout près d'en avoir les dernières faveurs; qu'il ne craignoit rien d'elle, parce qu'il connoissoit tous ses galants. Cependant, au bout de quelque temps, il lui ôta tout ce qu'elle avoit de domestiques avant qu'elle fût mariée.

Pour le père, il faisoit tant de civilités à cette belle-fille, que Toré disoit que s'il avoit à être jaloux, ce seroit plutôt de son père que de personne. Il le fut bien pourtant de l'abbé Pellot, frère d'un beau-frère de madame d'Emery. Ce garçon, qui étoit fort jeune, s'étoit couché sans pourpoint sur des chaises durant les chaleurs, dans la chambre de madame de Toré. La dame vint, et lui, en riant, lui alla sauter au cou: le mari arriva en ce moment-là, et se mit à coups de poing sur l'abbé, qui se sauva comme il put. M. d'Emery disoit: «Elle sera si sotte, qu'elle ne se divertira pas, et pourtant le fera croire à tout le monde.»

Durant la maladie dont mourut son père, il fit lever, à minuit, la serrure de la chambre de sa femme, pour voir s'il n'y avoit personne avec elle: le père le pensa enrager, et cela augmenta son mal. Toré fut si sot que de dire après la mort de son père: «C'est le plus damné des hommes: il a été deux fois surintendant, et laisse pour deux cent mille écus de dettes.» Il est vrai que depuis M. d'Effiat, c'étoit le surintendant qui, à proportion, laissoit le moins de bien; mais il ne vouloit pas se tourmenter pour madame de La Vrillière, une bonne commère, et pour ce fou de fils. Il n'avoit rien épargné pour en faire quelque chose; il avoit fait venir Blondel, le ministre, pour l'instruire; cela n'avoit servi de rien.

La Rivière, aujourd'hui M. de Langres, dînant une fois chez M. d'Emery, comme on fut venu à parler de musique, dit, prenant Toré pour Berthod le châtré: «Vraiment, il nous sied bien de parler de cela devant M. Berthod[128].» Toré ressemble à un gros châtré, et il n'a point d'enfants.

Durant les fronderies, madame de Toré disoit: «Mon Dieu, M. de Toré ne fera-t-il rien pour se faire chasser? car je me trompe fort si je le suivrois.» Elle lui disoit une fois: «Voyez-vous, si vous faites du bruit, tout cela retombera sur vous; laissez-moi vivre à ma fantaisie, et ne vous faites point connoître par votre femme.»

Une fois, qu'elle étoit revenue de la ville, il alla demander au cocher qui dételoit ses chevaux: «Cocher, d'où vient madame?—Monsieur, répond le cocher, voilà le meilleur cheval que j'aie jamais vu.—Je demande d'où vient madame?—Monsieur, il a toujours été à courbettes, il n'y en eut jamais un de même.—Ce n'est pas ce que je te demande.—Monsieur, il vaut cent écus.» Il n'en put jamais tirer autre chose. Elle a gagné tous ses gens, et ceux de son mari; aussi elle se divertit sourdement, car je ne sais point de ses galanteries qui aient fait éclat. Elle est plaisante. Rambouillet[129], l'ami de l'abbé Testu, est un garçon doucereux qui tortille toujours, et qui fait cent façons pour approcher des gens. «Eh! Monsieur, lui dit-elle, en le contrefaisant, avancez, avancez, nous n'en mourrons pas pour cette fois; n'ayez pas peur de vous tuer tout du premier coup.»

Toré a fait cent extravagances à sa femme. Un jour que le comte Carle Broglio, Gentri et quelques autres jouoient avec elle, il n'étoit que sept heures du soir, ce maître-fou entre, jette l'argent par la place, et ôte les flambeaux de dessus la table: elle n'en fit que rire, et eux aussi. Ils se retirèrent pourtant, et envoyèrent le soir même savoir s'il ne l'avoit point battue; ils trouvèrent qu'il n'avoit pas dit un mot depuis, comme s'il n'étoit rien arrivé.

Il dort tous les soirs. L'année passée, à Tanlay, où il passe les vacations, Jeannin[130] les fut voir. Jeannin est coquet. Toré y prenoit un peu garde. Sa femme dit à Jeannin, en sa présence: «Encore faut-il que nous vous remerciions d'une chose, c'est que M. le président est sans comparaison plus éveillé depuis que vous êtes ici, qu'il n'étoit auparavant.» A propos de dormir, un jour Bois-Robert lui dit: «Monsieur le président, je vous viens de voir en votre lit de justice.—Eh bien! dit le président.—En vérité, reprit l'abbé, vous ne dormiez pas, non, vous ne dormiez pas.» Voilà toute la louange qu'il lui donna.

Toré se pique de belles-lettres. Il disoit au petit Boileau[131] que la harangue de Patru à la reine de Suède ne valoit pas grand'chose: «Mais je vous veux, ajouta-t-il, montrer un poème que j'ai fait pour une histoire que je voulois faire; il n'y a rien de plus beau au monde.» MM. Valois jugent encore plus mal de cette harangue, car ils disent qu'elle n'est point bien écrite, parce que le verbe n'est jamais à la fin.

Quand Boileau eut fait la lettre contre Conrart, Toré lui dit: «Envoyez-la-moi, et je vous la renverrai avec mes observations, et si je n'y trouve rien à dire, faites-la imprimer hardiment.» L'autre est encore à la lui envoyer[132].

Toré a entrepris de grands procès contre M. de La Vrillière et contre Petit, le plus ridiculement du monde; apparemment cela le fera retomber tout-à-fait dans sa folie: qu'il y prenne garde! car si cela lui arrive, ses héritiers ne l'épargneront pas. Sa jalousie s'augmentant, il s'en alla cet été chez Montelon, l'avocat, où il y avoit une noce, et dit tout haut: «Monsieur, je viens vous demander conseil; je ne sais ce que je dois faire de ma femme que je trouvai l'autre jour couchée avec son grand laquais.» Montelon lui fit des réprimandes, et Le Cogneux, qui le sut, lui alla dire: «S'il n'y avoit très-long-temps que vous passez pour fou, on vous feroit faire amende honorable à votre femme; mais pourtant, contenez-vous, s'il vous plaît, car vous savez bien comment on traite les fous.»

Au printemps de 1659, sa femme et lui eurent un grand démêlé pour le bel appartement; il le vouloit avoir, et cela alla si loin qu'il la chassa. Un jour que madame d'Emery étoit venue, de concert avec lui, pour les raccommoder, il lui prit une nouvelle vision: il défendit à son portier d'ouvrir à qui que ce soit qui demanderoit sa femme. Bois-Robert, qu'elle avoit mandé, y va; le portier dit l'ordre de monsieur; il s'arraisonne avec lui, et comme l'autre n'y songeoit pas, il le pousse et entre. Or, le président avoit convié trois ou quatre je ne sais qui à dîner; que firent Bois-Robert et la présidente? ils se mirent au passage, et escroquèrent les meilleurs plats.

Bois-Robert dit que Toré est si maladroit, que, voulant gourmer son cocher, il se gourmoit lui-même.

Depuis, il se remit bien avec sa femme; puis il tomba en folie. Il vouloit qu'un homme d'affaires, nommé Béchamel, son allié et son voisin, coupât ses moustaches pour les lui donner, afin de les mettre comme des cornes, et il vouloit qu'on lui fît un haut-de-chausses rouge. Vers la Saint-Martin 1659, il devint plus fou que jamais: elle le tient à Tanlay, et par ordonnance des médecins, quatre valets, dès qu'il entre en bon accès, le fouettent dos et ventre. Ce qu'il y a de plus plaisant, c'est que ces mêmes valets, aussitôt qu'ils l'ont bien étrillé et qu'il est revenu, sont auprès de lui dans le plus grand respect du monde. Ses parents vouloient en être les maîtres; mais le président Le Cogneux a maintenu sa sœur; aussi, elle se venge des tourments qu'il lui a donnés. On dit qu'il a de longs intervalles, et que cela ne lui prend que comme la fièvre quarte, mais sans manquer; de sorte qu'on l'enferme de bonne heure.

Il commença par son bailli, qu'il prit pour M. de La Vrillière, avec lequel il est en procès; il se jeta sur cet homme et le voulut étrangler; l'autre, voyant qu'il n'avoit plus de raison à lui, se mit à le battre de son côté, et, à force de coups, le fit rentrer en son bon sens. Une fois il pensa tuer sa femme d'une assiette qu'il lui jeta à la tête.

Bois-Robert y étant, il eut un accès de folie; il dit qu'il étoit Bertaut: l'abbé le prit par un de ses gemini, et le fit bien crier: «Pardieu, dit le fou, vous pouviez bien me faire sentir un peu plus doucement que je n'étois point Bertaut[133]

Bois-Robert dit que d'abord il trouva que sa femme faisoit la dolente, et qu'elle pleuroit. «Eh! lui dit-il, madame, ne jouez point la comédie devant vos bons amis; ce qui me fâche, c'est que cet homme déclaré fou, vous ne serez plus maîtresse de son bien; au moins c'est l'avis de M. Champion.—Je ne crois pas, répondit-elle brusquement, qu'il en sache plus long que M. Pucelle, qui est de l'opinion contraire.—Ah! lui dit alors Bois-Robert, voilà parlé comme il faut; vous ne jouez plus la comédie à cette heure.» Il est vrai que, pour une habile femme, elle ne s'est guère souvenue du précepte du Grand-Duc, qui dit à la Reine-mère: Fate figliuoli in ogni modo.

A Paris, il est encore plus fou qu'à la campagne. L'autre jour, il pensa attraper le petit Boileau, dont il a quelque jalousie. Il est quasi toujours en fureur; il se lâcha un matin, et se déchira toute sa chemise: car il étoit au lit, et tout nu, montrant toute sa vergogne, il vouloit aller au Palais.

Plusieurs fois, il a jeté des assiettes à la tête de sa femme. On le va enfermer. Madame de La Vrillière disoit: «Ce ne sont que des vapeurs;» elle s'alla jouer à lui, et il la pensa dévisager.

Ces dernières vacations, il avoit prié Boileau d'aller avec eux à Tanlay; quand il fallut monter en carrosse, et que la présidente pensoit se mettre au fond auprès de lui, sa folie le prend; il lui dit qu'il ne vouloit pas qu'elle y allât: «Mais, monsieur, répondit-elle, vous m'avez fait envoyer toutes mes hardes, la maison de céans est démeublée.—Je ne veux pas que vous y veniez;» et comme elle descendoit de carrosse, il lui donna deux coups de pied au cul. Il dit à Boileau: «Ne voulez-vous pas venir?—Dieu m'en garde, vous m'assommeriez.» Aussitôt voilà une révolte générale du domestique: cocher, postillon, laquais, tout l'abandonne. Elle, qui vouloit qu'il s'en allât, fit si bien, car les gens disent tout haut que sans elle ils ne demeureroient pas dans la maison, que le cocher se résolut à mener le président. Un grand laquais servit de postillon, car le postillon ne voulut jamais, et un autre laquais le suivit; il n'eut que cela pour tout train. La présidente, voyant beaucoup de témoins de dehors, car il y avoit assez de gens, rend sa plainte. Le président écrivit de Juvisy à sa femme et à Boileau; et enfin, comme on le vit bien repentant, tous deux allèrent le trouver à Tanlay.

On a su par cette aventure que la dame avoit eu plusieurs fois sur son toquet; mais elle prend patience, parce qu'en effet elle est la maîtresse; lui se plaint de la dépense qu'elle fait, et elle sait qu'il dépense sans comparaison plus qu'elle, car il veut coucher avec madame de Maintenon et autres, et il lui en coûte son bon argent[134].

Bois-Robert se rendit à Tanlay. Le président devint bientôt jaloux de Boileau, dont la présidente se moque, sans doute; car c'est un petit garçon, qui a tout l'air d'un écolier, et qui se prend pour un homme galant.

Le succès de ce qu'il a fait contre Ménage lui a donné tant de vanité, qu'il ne croit pas qu'il y ait au monde un si bel esprit que lui. A la vérité, ce qu'il a fait est plaisant; mais la matière de soi étoit fort plaisante. C'est pourtant une étrange introduction dans le monde que d'y entrer par une médisance. Les gens n'ont pas été fâchés que Ménage eût trouvé son Ménage. Il veut faire des vers, ce petit monsieur, et il n'y est nullement né. Il a de l'esprit et du feu. Il dit une fois une plaisante chose à un de ses amis qui avoit un fort méchant chapeau, et qui s'excusoit en disant: «Mon chapelier m'a trompé.—Mais, lui dit-il, il y a deux ans qu'il vous a trompé.» Une autre fois, pour vous montrer qu'il n'est pas sûr de son bâton, il écrivit une lettre où, pour dire qu'il étoit reclus dans son cabinet, il disoit qu'il étoit un ermite du troisième étage, et qu'il voyoit des montagnes vertes dans son désert: c'étoient des tables de livres peintes de vert.

Madame de Vitry et madame de Maulny furent aussi quelque temps à Tanlay; elles firent bien des caresses à Boileau; cela l'a achevé. Au retour, il ne parloit que de grandes dames et que de la cour. Elles s'en divertissent, et lui pense que c'est tout de bon. Il est constant que M. de Maulny disoit à Boileau: «Voyez comme M. de Vitry est jaloux de vous;» et que Vitry lui disoit: «Voyez ce pauvre M. de Maulny: vous lui mettez bien martel en tête.»

Il seroit bien aise qu'on crût qu'il est fort bien dans l'esprit de la présidente, et il semble qu'il veuille qu'on y entende du mal, car il lit de ses lettres, et passe certains endroits.

Je ne doute point, quoique la présidente lui ait écrit des billets assez obligeants, que ce ne soit purement par vanité ce qu'elle en a fait: lui-même commence à se plaindre de ses inégalités. Des femmes moins hupées qu'elle s'en sont moquées.

Au retour, Bois-Robert, qui y avoit été deux mois avec quatre chevaux de carrosse, et Boileau, qui n'y avoit pas été moins, en faisoient des contes.

Boileau, qui veut s'ériger en petit Bois-Robert, alloit par les maisons pour jouer le président; il disoit que madame de Toré le prenoit par-dessous la gorge, et lui disoit: «Que tu es pédant!»

Toré et sa femme font lit à part; cet homme lui envoya dire un soir qu'il ne pouvoit dormir, qu'il avoit des visions d'esprit, qu'elle vînt coucher avec lui. «Dites-lui, répondit-elle, que si j'y allois, je trouverois un corps qui m'incommoderoit fort.» Il ajoutoit, sans épargner Bois-Robert, avec lequel il faisoit profession d'amitié, que lui et le président se disoient toujours leurs vérités. Toré disoit à Bois-Robert: «Pour toi, tu ne te piques pas d'être honnête homme; si tu l'étois, étant prêtre comme tu l'es, irois-tu faire le Trivelin comme tu fais?»

Le petit Boileau alla un jour faire tous ces contes-là chez M. Laisné, conseiller de la grand'chambre, qui tient bon ordinaire et est un homme d'honneur. Ce bonhomme ne trouva cela nullement plaisant, et dit au petit avocat la première fois qu'il le rencontra: «Monsieur, prenez un autre train que celui-là; il n'y a rien de plus vilain.» Je pense qu'enfin Boileau pourroit bien trouver son Boileau, comme Ménage son Ménage.

Il se fait haïr dans sa famille, et a été faire des contes du plaidoyer du fils de Dongois, son cousin-germain. Or, ce Dongois est un greffier, fort homme d'honneur, à qui ils ont tous de l'obligation[135]; car, quand le père Boileau mourut, ce fut un peu avant le premier président, tout le monde dit: «Dongois, voilà qui vous regarde.—Eh! messieurs, dit-il, M. Boileau le père, après quarante ans de service, a bien peu mérité, s'il n'a mérité qu'on le considérât dans la personne de son fils aîné.» Le premier président acheva l'affaire. L'aîné Boileau jouoit en ce temps-là avec les grands seigneurs et perdoit, il s'est retiré du jeu, mais non pas tout-à-fait[136].

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