Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome troisième: Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle
A propos de cela, Bordier maria, en 1659, sa nièce Liébaud, fille de sa sœur, à Lamezan, lieutenant des gendarmes. Madame Pilou, voyant qu'on mettoit des armes et des couronnes au carrosse, dit chez madame Margonne, bonne amie de Bordier: «Ma foi! cela sera plaisant de voir ses armoiries. Qu'y mettront-ils? Trois chandelles.» Cela déplut furieusement à madame Margonne, car il y avoit du monde; la bonne femme s'en aperçut, et dit en riant: «Voyez-vous, il est permis de radoter à quatre-vingt-deux ans; il y en a bien qui radotent plus jeunes.»
C'est un homme fier, civil quand il veut, mais qui se prend fort pour un autre en toute chose. Il veut faire le plaisant, et il n'y a pas un si méchant plaisant au monde. Il a fait au Raincy une des plus grandes folies qu'on puisse faire; cela l'incommodera à la fin, car il faut bien de l'argent pour entretenir cette maison. Il est vrai que le lieu est fort agréable, et que, malgré le peu d'eau, le terrain fâcheux pour cela et pour les terrasses, et toutes les fautes qu'il y a à l'architecture, c'est une maison fort agréable. On dit qu'elle lui coûte plus d'un million.
Cet homme n'est pas heureux en enfants. L'aîné, qui est une pauvre espèce d'homme, s'est marié pour lui faire dépit, et voici d'où cela vient. Ce garçon devint amoureux de la fille du premier lit d'un M. Margonne, receveur-général de Soissons. La seconde femme de ce Margonne, dont nous parlerons ailleurs, étoit la bonne amie, pour ne rien dire de pis, de Bordier: ils étaient voisins. La fille étoit bien faite, elle a beaucoup d'esprit et beaucoup de cœur. Le jeune homme ne lui parle point de sa passion: il lui portoit trop de respect; mais assez d'autres lui en parloient. Cela dura quatre ans qu'elle évitoit toujours sa rencontre, et on ne lui sauroit rien reprocher. Le fils en parle, ou en fait parler à son père, qui va trouver madame Pilou, et lui dit: «Après avoir bâti le Raincy (voyez la vanité de l'homme), irois-je dire à la Reine: Madame, je marie mon fils à Anne Margonne?» Madame Pilou se moqua de lui, et lui dit que la Reine n'avoit que faire à qui il mariât son fils, et lui chanta sa gamme comme il falloit.
On dit à mademoiselle Margonne que si elle vouloit on l'enlèveroit. Elle répondit qu'on s'en gardât bien, et qu'elle ne le pardonneroit jamais. Ce garçon désespéré se jette dans un couvent; le père ne savoit où il en étoit. La demoiselle ne l'ignoroit pas, et si elle eût daigné avertir le jeune homme d'y demeurer encore quelque temps, le bonhomme eût consenti à tout; mais cette fille, qui avoit l'âme bien faite, ne voulut jamais rien faire qui ne témoignât du courage. Enfin il vint à dire qu'il lui donneroit sa charge de conseiller au Parlement avec douze mille livres de rente, et qu'on fît l'affaire sans l'obliger de signer. La fille, qui se conseilloit à sa belle-mère, car le père n'en savoit rien, voyant que cette femme, qui pourtant ne manque pas de sens, s'ébranloit, a vite recours à madame Pilou, qui fut de l'avis de la fille. Elle disoit: «Ou il me demandera, son manteau sur les deux épaules, et comme on a accoutumé de faire, ou il ne m'aura pas.»
Nolet, premier commis de M. Jeannin, et alors commis de Fieubet, son oncle, se présenta: on fit le mariage. Madame Pilou fit l'affaire et la proposa. Bordier, au désespoir, s'en va en Hollande, et mademoiselle de Hère a fait depuis ce que mademoiselle Margonne n'avoit pas voulu faire. Ce qui l'avoit le plus irritée contre Bordier, c'est que cet homme, qui disoit qu'il ne souhaitoit rien tant qu'une belle-fille comme elle, dès qu'il vit son fils épris, il la traita le plus incivilement du monde, elle qui en usoit si bien. Elle a de l'esprit, de la vertu, du cœur; c'est une personne fort raisonnable. Elle a eu du bonheur, car elle vit doucement avec son mari qui l'estime fort, et elle est estimée de toute la famille à tel point, qu'elle y est comme l'arbitre de tous leurs différends, et Bordier a été contraint de vendre sa charge: le jeu et les femmes l'ont incommodé, et on doute que le père soit à son aise. Cet homme n'en usa point mal en l'affaire de son fils, car il ne s'emporta point, ne dit rien contre la personne; aussi auroit-il eu tort. Depuis il le lui a pardonné; mais il n'y a pas de cordialité entre eux.
Avant la révocation des prêts, cet homme craignoit le serein, se serroit le nez quand le serein le surprenoit à l'air: il avoit sans cesse des étouffements. Depuis, quand il a fallu songer tout de bon à s'empêcher de donner du nez en terre, il n'a plus craint le serein, et n'a pas eu le moindre étouffement.
Son second fils, qu'on appelle M. de Raincy, étant allé à Rome, y passa pour le plus fou des François qui y eussent encore été. Il avoit mis des houppes rouges[351] à ses chevaux de carrosse comme un homme de grande qualité: le Barigel lui en parla. Il lui ouvrit une cassette pleine de louis, et lui dit tout bas: «Qui a cela à dépenser en un voyage de Rome, peut mettre telles houppes qu'il lui plaît à ses chevaux.» Le Barigel vit bien que c'étoit un extravagant, et le laissa là. Il fit le galant de la princesse Rossane, et, pour faire connoissance, il battit un des estafiers de cette princesse en sa présence; et, un jour qu'elle ne le regarda pas au Cours, il se mit les pieds sur la portière, et le chapeau renfoncé dans sa tête, et la morgua. Elle en rit. Il avoit accoutumé son cocher à courir à toute bride contre les carrosses où il y avoit des gens avec des lunettes sur le nez comme on en voit en quantité en ce pays-là. Il avoit une canne qu'il mettoit en arrêt comme une lance, et crioit: Au faquin, au faquin! Entre chien et loup, il alloit par certaines rues tout nu, enveloppé d'un drap qu'il ouvroit quand il passoit quelque femme. L'opinion que l'on avoit que c'étoit un fou achevé lui sauva la vie, autrement on l'eût assommé de coups. Il fit faire des soutanes de tabis pour lui et pour quelques autres, afin de faire fric fric la nuit, et faire peur aux Italiens. De retour, comme on l'obligeoit à jouer trop tard à sa fantaisie chez son père, il fit apporter son peignoir et mettre ses cheveux sous son bonnet. Le père, qui est fier aux autres, se laisse mâtiner à ce maître fou. Il se délecte de passer pour impie, et il tourmente son père et lui veut faire rendre compte, quoiqu'il eût un carrosse à quatre chevaux entretenu, lui, un valet-de-chambre et trois laquais nourris, avec huit mille livres pour s'habiller et pour ses menus plaisirs.
Une fois il parla d'amour à une femme qui ne l'ayant pas autrement écouté, il se mit à se promener à grands pas une heure durant tout autour de la chambre, frottant tous les murs, et sans rien dire. Elle s'en moqua fort, et il fut contraint de la laisser là.
Il fut une fois une heure entière à chanter devant une barrière de sergents:
Enfin le sergent commença à vouloir prendre la hallebarde, et le cocher à toucher.
Ce n'est pas qu'il manque d'esprit, il en a assez pour faire de méchants vers. Ceux qui le fréquentent disent qu'il n'a pas l'âme mal faite. Pour moi, je trouve qu'il fait si fort le marquis, que j'aurois, toutes les fois que je le vois, envie de lui dire l'épigramme de Laffemas.
Il lui arriva, au printemps de 1658, une querelle avec La Feuillade dont le monde ne fut nullement fâché. Il devoit aller avec madame de Franquetot et madame Scarron cul-de-jatte[352], au Cours ou quelque autre part; mais les dames vouloient acheter des coiffes et des masques en passant. La Feuillade y vint faire visite. Raincy, qui fait l'homme d'importance, sans considérer que l'autre étoit plus de qualité que lui et assez mal endurant, dit à ces dames qu'il seroit temps de partir, et que, pour peu qu'elles ne trouvassent par hasard des coiffes et des masques à leur fantaisie, il se passeroit quelques heures à cette emplète; après il se mit à contrefaire les niépesseries de femmes. La Feuillade, qui ne trouvoit pas cela trop plaisant, dit: «Vous pourriez ajouter encore que la flèche se pourroit bien rompre.—En ce cas-là, dit Raincy en goguenardant, elles auroient l'honneur de ma conversation, qui n'est pas trop désagréable.—Ma foi! répliqua La Feuillade, pas si agréable aussi que vous penseriez bien;» et lui dit quelque chose encore sur ce ton-là, puis finit ainsi: «Mesdames, il faut vous laisser partir, aussi bien monsieur que voilà ne se trouveroit peut-être pas trop bien de notre conversation.» Raincy a été si bon que de s'en plaindre au maréchal d'Albret, à cause qu'il le connoissoit. Cela est ridicule, car il semble qu'il ait prétendu qu'on en fît un accommodement. Le maréchal d'Albret en a parlé à La Feuillade, qui a répondu «que tout ce qu'il pouvoit, c'étoit de saluer Raincy quand Raincy le salueroit.»
Il sera quelquefois trois heures sans dire un mot, même en visite. Une fois il fut comme cela chez M. Conrart, qui dit après: «Il y a des gens qui acquièrent de la réputation en parlant; celui-ci en croit acquérir en ne parlant pas.» Il ne parle effectivement qu'où il s'imagine qu'on l'admirera. Scudéry, sa sœur, Chapelain et Conrart même l'achevèrent en louant une élégie, ou plutôt un centon qu'il avoit fait.
Bordier le père étant mort en 1660, ses enfants et ses gendres Morain et Gallard, tous deux maîtres des requêtes, furent assez fous pour mettre des couronnes à ses armes. Cela fit renouveler cent choses à quoi on n'auroit peut-être pas pensé.
Le Raincy emploie tout son temps à s'habiller. Quelquefois il n'est pas prêt à quatre heures du soir. Il est mort assez jeune. Le curé de Saint-Gervais, Sachot, qui le connoissoit et qui étoit son curé, lui alla déclarer qu'il falloit songer à sa conscience: il n'y vouloit pas entendre. Cet homme eut l'adresse de le gagner; il lui parla de sa jeunesse, de ses études, de son esprit et de ses vers, qu'il mit au-dessus de ceux d'Horace; après il en fit tout ce qu'il voulut, et lui donna une telle crainte des jugements de Dieu, que l'autre, pour se mortifier, fit sa confession à genoux nus sur le carreau. Bordier l'aîné n'a pas laissé de demeurer à son aise; il a quatre cent mille livres de bien, et s'est fait président de la cour des aides: c'est un fort bonhomme. Il a de l'amitié pour moi parce que mademoiselle Margonne est ma bonne amie. Il parle d'elle avec respect.
M. ET MADAME DE BRASSAC.
M. de Brassac étoit un gentilhomme de Saintonge, qui tenoit rang de seigneur. Durant les guerres de la religion, comme il étoit encore huguenot, il fut gouverneur de Saint-Jean-d'Angely. Il étoit hargneux, toujours en colère, et, quoiqu'il eût étudié, il n'avoit pourtant point pris le beau des sciences et des lettres. On dit qu'un jour que ceux de la Maison-de-Ville s'assembloient pour faire un maire, il leur dit: «Allez, messieurs, allez, et faites un maire qui soit homme de bien.—Oui, oui, monsieur, répondirent-ils, nous en ferons un qui ne sera point rousseau.» Or, il l'étoit en diable.
Il épousa la sœur du marquis de Montausier, père de celui d'aujourd'hui, dont il n'a pas eu d'enfants. Ce M. de Montausier, son beau-frère, avoit une femme catholique, sœur de Des Roches Bantaut, lieutenant de roi de Poitou, de la maison de Châteaubriant. M. de Brassac la fit huguenote, et depuis il changea de religion avec sa femme, et vouloit persuader à cette dame de changer encore, ce qu'elle n'a jamais voulu faire. Le père Joseph prit ce M. de Brassac en amitié, lui fit avoir l'ambassade de Rome, puis le gouvernement de Lorraine, et enfin le gouvernement de Saintonge et d'Angoumois, avec la surintendance de la maison de la Reine: et quand madame de Brassac fut faite dame d'honneur, M. de Brassac eut le brevet de ministre d'État.
Madame de Brassac étoit une personne fort douce, modeste, et qui sembloit aller son grand chemin; cependant elle savoit le latin, qu'elle avoit appris en le voyant apprendre à ses frères: il est vrai qu'à l'exemple de son mari, elle n'avoit rien lu de ce qu'il y a de beau en cette langue, mais s'étoit amusée à la théologie, et un peu aux mathématiques. On dit qu'elle entendoit assez bien son Euclide. Elle ne songeoit guère qu'à rêver et à méditer, et avoit si peu l'esprit à la cour, qu'elle ne s'étoit corrigée ni de l'accent landore[353] ni des mauvais mots de la province. J'ai dit ailleurs comme madame de Senecey fut chassée. Le cardinal jeta les yeux sur madame de Brassac; je veux croire que le père Joseph n'y nuisit pas. Elle dit au cardinal qu'elle se sentoit plus propre à une vie retirée qu'à la vie de la cour; qu'il en trouveroit d'autres à qui cette charge conviendroit mieux; et qu'au reste elle ne pouvoit lui faire espérer de lui rendre auprès de la Reine tous les services qu'il pourroit peut-être prétendre d'elle. Cela n'y fit rien: la voilà dame d'honneur. Elle s'y comporta si bien qu'elle contenta la Reine et le cardinal, quoique l'Evangile dit que nul ne peut servir à deux maîtres. La Reine s'en louoit à tout le monde: ce n'étoit pas peu pour une personne qui avoit été mise auprès d'elle de la main de son ennemi. Si madame de Brassac entra dans cette charge sans beaucoup de joie, elle en sortit aussi sans grande tristesse. Le Roi mort, on fit revenir tous les exilés, durant le règne de peu de jours de M. de Beauvais. Madame de Senecey fit plus de bruit que toutes les autres ensemble. Elle avoit été assez adroite pour faire accroire à la Reine que ç'avoit été pour l'amour d'elle qu'on l'avoit chassée, et c'étoit pour l'intrigue de La Fayette. On lui destine la place de madame de Lansac, gouvernante du Roi; mais elle, qui connoissoit bien à qui elle avoit affaire, dit qu'elle ne reviendroit point si on ne la rétablissoit dans sa charge. La Reine disoit: «Mais je suis la plus satisfaite du monde de madame de Brassac; le moyen de la chasser? Cependant madame de Senecey ne veut pas revenir autrement.» Elle se résout donc à donner congé à madame de Brassac, en lui disant qu'elle étoit très-contente d'elle, mais que madame de Senecey le vouloit. Voilà madame de Senecey en la place de madame de Brassac et de madame de Lansac. Madame de Brassac se retire avec son mari, qui étoit encore surintendant de la maison de la Reine. Il mourut un an ou deux après, et elle ne lui survécut guère.
ROUSSEL (JACQUES)
Roussel étoit fils d'un honnête bourgeois de Châlons, qui, par mauvais ménage ou autrement, fut contraint de faire banqueroute, si bien que M. Ostorne, greffier de Sédan, prit son fils comme par pitié, et le donna à M. de Gueribalde, qu'il avoit en pension chez lui avec beaucoup d'autres, pour aller au collége avec eux, et leur porter leurs porte-feuilles. Or, comme il arrive quelquefois que les valets ont autant ou plus d'esprit que leurs maîtres, il profita plus qu'eux au collége, et devint si habile, principalement en grec, que feu M. de Bouillon[354] lui donna sa bibliothèque à gouverner, avec deux cents livres de pension. Voilà son premier établissement. Ensuite M. Ostorne le considéra davantage, et le fit manger à table avec les pensionnaires; il leur faisoit répétition, et avoit vingt écus de chacun par an. Après avoir été quelques années en cet état, il vint à se débaucher; de sorte qu'il faisoit fort mal son devoir, et ne revenoit que la nuit. Ensuite il fut fait régent de la première. Durant ce temps-là il vint des seigneurs polonois à Sédan, qui le prirent pour les instruire; et comme on ne touche pas toujours de l'argent à point nommé quand il vient de si loin, et que peut-être il leur faisoit faire la débauche, il fut contraint de s'engager pour eux, et la somme montoit à trois ou quatre mille francs. Ces messieurs les Polonois, voyant que leur argent ne venoit point, partirent sans dire adieu. Roussel, mis en action par les créanciers, qui se saisirent de sa personne, obtint délai, et s'achemina en Pologne, où les autres s'étoient déjà rendus. Ils le reçurent avec toute la civilité imaginable, et ne lui rendirent pas seulement la somme dont il avoit répondu, mais lui payèrent largement son voyage pour l'aller et pour le retour. Cependant Roussel, qui étoit adroit et entreprenant, ayant rencontré une heureuse conjoncture pour lui, car il étoit question d'élire un roi, et il étoit très-versé à faire des harangues, se fit connoître des principaux palatins du pays; de sorte qu'à son retour en France il quitta la poussière de l'école, et alla trouver le cardinal de Richelieu, à La Rochelle, à qui il dit qu'il avoit pouvoir de faire roi de Pologne qui il lui plairoit, et lui montra quelques pièces par écrit pour justifier ce qu'il disoit. Le cardinal, qui le prenoit pour un fou, et qui ne songeoit pas à se faire roi de Pologne, le congédia. De sorte que notre homme va trouver M. de Mantoue, qui toute la vie a eu des desseins assez chimériques; mais comme il avoit l'empereur et le roi d'Espagne sur les bras, il ne le voulut pas écouter. Roussel va à Venise, où il se fait présenter à M. de Candale. Ruvigny étoit alors à Venise; il avoit vu Roussel à Sédan. Roussel, qui le reconnut, lui fit signe. Le galant homme vouloit persuader à M. de Candale que pour peu d'argent on se feroit céder par le roi de Suède je ne sais combien d'îles, avec titre de souverain. M. de Candale, mal avec son père, ne vivoit alors que de sa pension de Venise et de son régiment de Hollande. Ruvigny, voyant que Roussel avoit de longues conférences avec lui, l'avertit de ce qu'il savoit. M. de Candale, pour se défaire de cet homme, l'adressa au marquis d'Exideuil[355], aîné de Chalais, et qui s'étoit mis à voyager à cause de la mort de son frère. Ce marquis, comme vous verrez, avoit et a encore la cervelle à l'escarpolette. Roussel et lui prirent résolution ensemble d'aller voir Bethlem Gabor[356], qui les reçut fort bien; et comme au Nord les docteurs sont conseillers d'État, Roussel lui plut tellement qu'il résolut de l'envoyer ambassadeur en Moscovie avec le marquis, l'un pour sa qualité et l'autre pour son savoir. Ils partent tous deux avec l'ambassadeur de Moscovie, qui s'en retournoit. Le marquis avoit un si grand train, et lui et Roussel faisoient si bonne chère, qu'avant que d'arriver à Constantinople ils eurent mangé une bonne partie de leur argent: ils prirent cette route parce que l'ambassadeur de Moscovie y avoit affaire. Roussel, qui crut que leur nécessité venoit du mauvais ménage des officiers du marquis, y voulut mettre ordre, et se voulut charger de la dépense. En effet, il entreprit pour une certaine somme de les rendre tous à Moscou; mais il avoit mal pris ses mesures, car l'argent manqua à mi-chemin, et le marquis fut contraint de prendre tout ce que ses gentilhommes pouvoient avoir, qui, en colère de cela, dirent quelques injures à Roussel, mêlées de quelques coup de poing; ce qui le piqua tellement qu'il jura de s'en venger, et pratiqua si bien l'ambassadeur de Moscovie, qui étoit neveu du patriarche, que le grand-duc envoya le marquis en Sibérie, où il fut trois ans prisonnier, mais dans une prison si rude, qu'on ne lui portoit à manger que par une lucarne[357]. Enfin, les artifices de Roussel étant reconnus, et le patriarche mort, on le mit en liberté. Là dedans il apprit par cœur les quatre premiers livres de l'Énéïde. Il les pouvoit bien apprendre tous douze, ce me semble. Tous les potentats de l'Europe, à la prière du roi de France, écrivirent au grand-duc pour la délivrance du marquis. Il est de bonne maison: son nom, c'est Talleyrand. Chalais est une principauté comme Enrichemont et Marsillac.
Cependant Roussel entra en crédit auprès du grand-duc; et, la mort de Bethlem Gabor étant survenue, il se fait députer vers le roi de Suède, en qualité d'ambassadeur, pour moyenner quelque ligue contre le roi de Pologne. En cet emploi, il fait si bien que, sans que le roi de Suède en sût rien, il fait entendre au grand-duc que ce prince armera moyennant un million. Le grand-duc, par avance, envoie quatre cent mille livres que Roussel touche. La fourbe se découvrit; mais Roussel met mal le grand-duc avec le roi de Suède, qui le retient à son service, et l'envoie en ambassade, premièrement en Hollande, puis à Constantinople, où il est mort de la peste[358].
LE MARQUIS D'EXIDUEIL
ET SA FEMME.
Au retour de Moscovie, avec Pompadour, M. d'Exideuil épousa mademoiselle de Pompadour, fille d'une sœur de la chancelière. Quoique le mari et la femme fussent fort dissemblables pour le corps, car il étoit fort laid, et elle fort belle, il n'y a rien pourtant de plus semblable pour l'esprit, aussi visionnaires l'un que l'autre: mais comme les fous ne s'accordent guère entre eux, il y avoit toujours noise en ménage. Elle, étoit coquette et le mari jaloux. Pour l'obliger à recevoir grand monde chez elle, et à venir ensuite à la cour, elle s'avisa d'une invention qui ne pouvoit réussir qu'auprès du marquis d'Exideuil. Elle lui fit accroire que le feu Roi étoit devenu amoureux d'elle; qu'il le lui avoit fait dire par quelqu'un qu'elle lui nomma; mais que, comme il vouloit toujours se conserver la réputation de chaste, il vouloit que l'affaire fût secrète. Or, il faut que vous sachiez que le Roi étoit alors en Lorraine. «Pour cela, ajouta-t-elle, on a trouvé de certains chevaux qui, en un jour et une nuit, peuvent venir de Lorraine à Paris et de Paris en Lorraine; de sorte qu'il n'est pas difficile, par le moyen de ceux qui sont dans la confidence, d'empêcher qu'on ne voie le Roi pendant un jour. Par ce moyen, vous et moi gouvernerons tout.» Après, elle lui dit qu'on se vouloit servir d'elle pour négocier en Flandre, et que M. le garde-des-sceaux[359] avoit fait faire pour cela de certains carrosses tirés par de cette sorte de chevaux dont nous venons de parler. «Je vous veux découvrir» ajouta-t-elle, la cause de la richesse de messieurs Seguier: elle vient d'une naine indienne qu'ils ont chez eux. Cette naine possédoit un grand trésor, et fut prise par les Espagnols; mais, comme ils revenoient, les vaisseaux furent séparés par la tempête, et la naine, avec ses richesses, fut jetée sur une côte de France, où un des Seguier avoit un château. Il la reçut fort bien, et elle se donna à lui avec son trésor. Cette naine est prophétesse, et par les avis qu'elle donne, il est impossible, si on les suit, qu'on ne fasse une grande fortune: j'aurai communication avec elle, et je ne doute pas que nous ne supplantions bientôt le cardinal de Richelieu.»
Elle aimoit fort les confitures; et, pour en avoir son soûl, elle fit accroire au marquis que la naine ne vivoit que de cela; et cependant elle en faisoit des collations avec ses galants; car le mari, persuadé de tout ce que sa femme lui avoit dit, promettoit à tous ses voisins des charges et des emplois, et recevoit toute la province chez lui, parce qu'elle lui avoit fait entendre qu'il falloit se faire connoître avant que d'être premier ministre. Après, ils viennent à Paris; la cour sembloit bien plus plaisante à la dame que le Limousin. Elle n'en vouloit point partir: cela les brouilla si bien, qu'il s'en alla seul dans la province; elle coquette ici tout à son aise. Esprit, l'académicien, qui étoit alors à M. le chancelier, étant familier chez elle, se mit à lui en conter. Il l'aima quelque temps sans découvrir sa folie. Elle étoit belle et avoit de l'esprit. Un jour qu'il ne s'étoit pas trouvé quelque part: «Si vous pensiez, lui dit-elle, me faire encore de ces tours-là, je m'en irois à Meaux.» Cela lui sembla si extravagant qu'il lui répondit: «Et moi, j'irois à Pontoise.» Ensuite, elle lui conta mille visions. Il dit que de sa vie il n'a été si surpris. Elle l'envoya un jour quérir. Il la trouva sur un lit, les bras pendants, pâle, défigurée, un chien expirant à ses pieds, une écuelle pleine de brouet noir. «Hé bien! lui dit-elle d'une voix dolente, vous voyez,» et se mit à lui conter, avec un million de circonstances bizarres, combien de fois depuis cinq ans elle avoit pensé être empoisonnée par son mari. Après elle se jette dans un couvent: le chancelier prend l'affirmative pour elle. Le mari, qui étoit absent et amoureux d'elle, étoit pourtant bien embarrassé d'avoir un chancelier de France sur les bras. Au bout de quinze jours cette fantaisie passe à cette folle; elle écrit à son mari qu'elle le vouloit aller trouver, et qu'il vînt au-devant d'elle. Il y vint: les voilà les mieux du monde ensemble. Elle ne vouloit que faire parler et avoir des aventures. L'aventure du poison lui avoit semblé belle. On a dit aussi que c'étoit pour entendre les plaintes de ses amants qu'elle avoit fait cette extravagance, et qu'elle s'étoit mise ensuite dans un couvent. Enfin, tout de bon, elle mourut de maladie au bout de quelques années, et employa les derniers moments de sa vie à conter à son mari combien elle avoit eu de galants, qui ils étoient, et jusqu'à quel point elle les avoit aimés; car on ne dit point qu'elle ait conclu avec pas un. Son mari mourut quelque temps après. Ils ont laissé deux garçons.
Pompadour, le père de cette extravagante, étoit un bon gros homme, lieutenant de roi de Limousin, qui ne se tourmentait guère de ce que faisoit sa femme[360]: il lui laissoit gouverner sa maison, qu'elle a rétablie, et son corps aussi, comme il lui plaisoit. Tous les matins, tandis que monsieur ronfloit de son côté, elle donnoit, étant encore au lit, audience à tout le monde. On dit qu'un jour quelqu'un de ses gens, revenant de la ville la plus proche, apporta bonne provision de sangles, quoiqu'il n'eût eu ordre d'apporter que des étrivières. Elle se mit à crier. «Hé bien! hé bien! lui dit un gentilhomme de son mari, ne vous fâchez pas; vous n'aurez que les étrivières.» Elle se divertissoit avec les suivants de son mari, et il avoit de la peine à en garder, car elle n'étoit point jolie, et peut-être ne payoit-elle pas bien. Un jour elle ne vouloit pas qu'un d'eux allât à la chasse avec son mari: «Hé! mordieu, madame, dit le bonhomme, je vous le laisse tous les jours; que je l'aie au moins cette après-dînée.» Sa famille mit un jour en délibération si on jetteroit par les fenêtres un certain Prieuzac[361] de Bordeaux, qui vivoit fort scandaleusement avec madame. Il fut d'avis qu'on ne lui fît point de mal.
M. SERVIEN[362].
Son père étoit procureur général des Etats de Dauphiné; sa mère étoit demoiselle. Il fut procureur général à Grenoble, puis maître des requêtes. Il a eu un frère chevalier de Malte. Il avoit un parent bien proche qui étoit homme d'affaires. Le comte de Saint-Aignan épousa la fille de cet homme[363].
Il aima mieux être sous-secrétaire d'Etat que chef d'un corps qui le haïroit[364]. Chavigny, à qui le cardinal avoit reproché qu'il ne s'attachoit pas comme Servien à son emploi, ne cherchoit que l'occasion de le débusquer. Voici comme elle se présenta: Servien badinoit avec une chanteuse nommée mademoiselle Vincent, et avoit une chambre chez elle, où il travailloit à ses affaires quand il avoit travaillé à autre chose. Le prétexte étoit qu'elle avoit un mari que Servien disoit être de ses amis. Bois-Robert l'ayant prié de je ne sais quoi qu'il ne fit pas, s'en plaignit, et dit étourdiment que, s'il en eût prié mademoiselle Vincent, cela eût été fait aussitôt. Servien, piqué de cela, dit à Bois-Robert, dans la salle des gardes du cardinal: «Ecoutez, monsieur de Bois-Robert, on vous appelle le Bois; mais on vous en fera tâter.» Bois-Robert lui répondit: «Votre maître et le mien le saura.» Servien va pour dîner à la table ronde à laquelle le cardinal ne mangeoit point. Bois-Robert entre; le cardinal lui dit: «Qu'avez-vous, le Bois? vous êtes bien triste.—Monseigneur, ne m'appelez plus ainsi; ce nom vient d'être profané: on me menace.» Saint-Georges, capitaine des gardes du cardinal, ami de Servien, court pour l'avertir. Servien se dépêcha de dîner; mais il arriva trop tard, car le cardinal sut tout. Il dit à Bois-Robert: «Avez-vous des témoins?—Tous vos domestiques; mais ils ne voudront rien dire: il y a encore Chalusset, lieutenant du château de Nantes.» Bois-Robert va à Chalusset, et le gagne par l'espérance que M. de Bullion, ennemi de Servien, lui feroit du bien. En effet, Chalusset eut deux mille écus pour cela, et Bois-Robert autant. Bullion lui dit: «Allez, vous êtes mon fait; il me faut un homme comme vous auprès de M. le cardinal. Venez me voir.» Mais Bois-Robert ne put se tenir de faire des contes de lui. Voici ce qu'il dit à Ruel dans le parc: Bullion eut envie de faire ses affaires; il alla dans le bois, et, appuyé sur Nazin, son courrier, et Coquet, son maquereau, il se déchargeoit de son paquet. Bois-Robert alla dire au cardinal que des provinciaux, voyant je ne sais quoi de blanc à travers les feuilles, faisoient de grandes révérences, prenant le c.. de M. de Bullion pour un visage. Une autre fois, comme le cardinal vouloit faire jouer du clavecin, Bois-Robert dit: «M. de Bullion a pissé dedans.» Il pissoit partout. Ce fut là le prétexte de l'éloignement de Servien, à qui le cardinal envoya pourtant offrir ses mules pour porter son bagage. Il le remercia, et dit qu'il en avoit. On le relégua à Angers, où il a été jusqu'à la mort du feu Roi. Là, il chassoit et coquetoit.
Bois-Robert fait un conte à propos de Servien. Le cardinal avoit un brutal de valet-de-chambre nommé Des Noyers. Un jour ce garçon se mit à tournoyer autour de M. Servien: «Qu'y a-t-il? qu'as-tu?—Peste de vous! j'ai perdu ma gageure: j'avois gagé que vous étiez borgne de l'œil gauche, et c'est de l'œil droit.» Ce même, au premier de l'an, leur demanda si Jésus-Christ, quand il naquit, était catholique. On lui rit au nez. «Je veux dire chrétien,» dit-il. On rit encore plus fort. «Pourquoi tant rire? Quelle fête est-il aujourd'hui?—La Circoncision.—Hé bien! ne falloit-il pas qu'il fût Juif?»
Le cardinal demanda un jour à Bautru: «Que fait M. Servien à Angers?—Il bigotte.» C'est qu'il étoit amoureux d'une madame Bigot. C'étoit une belle femme mariée à un M. Bigot, dont le père avoit été procureur général du grand conseil, mais qui s'étoit incommodé pour s'être fait huguenot; et le fils étoit un ridicule qui, déjà âgé, avoit épousé une belle fille qui n'avoit rien. Gueux, il subsistoit par un contrôle général des traites d'Anjou que lui avoit donné Rambouillet, son beau-frère, qui alors avoit les cinq grosses fermes. Or, cet homme avoit eu un emploi auparavant à Reims. Sa sœur, madame Rambouillet, dit: «Il ne fera point sa commission; mais il deviendra amoureux de la fille d'un tel, qui a aussi un emploi là.» Il ne manque pas. Il avoit mis des portraits de cette fille dans l'hôtellerie où il couchoit à Nanteuil, afin de la voir en allant et en revenant. Une fois il vint ici, et ne baisa ni sa sœur, ni sa nièce en arrivant. On sut depuis qu'il avoit juré à sa maîtresse de ne baiser pas une femme en son voyage. Le voilà marié. Le soir de ses noces, car il aimoit la mascarade, il dansa un ballet, composé de son beau-père, de sa belle-mère, de sa mariée et de lui. Les médisants d'Angers disoient: «M. Bigot est en faveur: il couche avec la maîtresse de M. Servien.» C'étoit un becco cornuto, et qui même n'avoit pas l'esprit de s'empêcher de faire connoître qu'il le savoit. Il y avoit presse à qui auroit Servien pour galant. Ménage, qui étoit alors à Angers, disoit à toutes ces femelles: «Pourquoi vous tourmentez-vous tant? il vous voit toutes de même œil.» Tout borgne qu'il est, il ne laissoit pas d'aller à la chasse; mais, dès qu'il craignoit quelque branche, il mettoit la main devant son bon œil; et quelquefois on le trouvoit à dix pas de son cheval, car, ne voyant goutte, la première chose le jetoit à bas. Servien s'éprit aussi d'une fille d'Angers, qu'on appeloit mademoiselle Avril. L'abbé Servien eut peur qu'il ne l'épousât, et il pria madame Bigot de lui en parler. Elle, qui n'est point sotte, lui voulut ôter cette fantaisie, et lui dit qu'elle n'en feroit rien. Quelques jours après, l'abbé revient et la presse encore; «car, disoit-il, je le sais de bonne part.—Hé bien! lui dit-elle, monsieur l'abbé, je le lui dirai; mais je lui dirai que c'est vous qui me l'avez fait dire.» En effet, un soir qu'une dame de la campagne avoit assemblée pour faire voir toutes les beautés de la ville à Jarzé, qui y étoit venu depuis deux jours, et que Jarzé faisoit le dédaigneux: «Mon Dieu! l'impertinent homme! dit madame Bigot; s'il se vient mettre auprès de moi, je m'en irai ailleurs.—Je vous en empêcherai bien, répondit Servien en riant, car je ne bougerai d'auprès de vous.» En causant, il lui dit qu'il n'aimoit rien tant que les violons, et qu'étant procureur général à Grenoble, il quittoit tous ses procès pour écouter s'il y avoit le moindre rebec[365] dans la rue. «A propos, lui dit-elle, on dit que vous nous les ferez entendre bientôt les violons; mais la salle de mademoiselle Avril est un peu bien petite; il faudra que sa grand'mère vous prête la sienne.» Il prit tout cela en raillant. Pourtant, sur la fin, ils s'en expliquèrent tout au long. L'abbé cependant ne put s'ôter cela de l'esprit, et il fit tant qu'il le maria avec la veuve d'un comte de d'Onzain de Vibraye[366] qui avoit été tué à Arras. Il eut de la peine à s'y résoudre, car il n'étoit pas trop épouseur. La Bigot, qui en enrageoit, lui faisoit la guerre de ce qu'il épousoit la fille de M. de La Grise[367]: c'étoit une médisance de province. Une baronne de La Roche-des-Aubiers, mère de cette jeune veuve, avoit été mariée fort long-temps sans avoir d'enfants. Enfin, un gentilhomme, nommé La Grise, se rendit familier dans la maison, et y gouvernoit tout. Incontinent madame devint grosse de madame Servien. Le mari meurt peu après; La Grise épouse la veuve.
Le maréchal de Brézé disoit à La Grise: «Etre cocu, ce n'est pas grande merveille; mais il n'arrive guère qu'on le soit de la façon comme toi.» On dit aussi que madame d'Onzain aimoit Sévigny, dont nous parlerons ailleurs; en sorte que la mère passoit bien des articles fâcheux que Servien proposoit exprès, parce qu'il n'y alloit pas de bon cœur, et que la belle accoucha au bout de sept mois. On disoit qu'elle étoit pressée de se marier. Au commencement elle le trouvoit vieux; enfin, elle fut ravie de l'avoir.
Son retour et ses emplois aux pays étrangers, avec ses querelles avec M. d'Avaux et sa surintendance, se trouveront dans les Mémoires que la régence nous fournira.
Cette madame Bigot revint à Paris faute d'emploi pour son mari. Ici, Lyonne, qui avoit les mémoires de son oncle Servien, se mit à lui en conter. Il avoit une chambre chez elle, comme l'autre chez mademoiselle Vincent; cela ne dura que deux ans, car on le maria. Depuis, son mari et elle, qui n'étoit plus jeune, ont bien eu de la peine à subsister, et Servien, tout surintendant qu'il est, n'en a aucun soin. Une fois pourtant il lui fit donner je ne sais quelle commission à l'année navale. Un jour, dînant chez M. de Vendôme, ce sot homme s'avisa de dire qu'il y avoit bien de l'avantage à avoir une femme bien faite; que les affaires s'en faisoient bien plus vite; que la sienne n'avoit qu'à aller chez M. Servien, et qu'aussitôt elle étoit expédiée. «Voire, dit M. de Vendôme, nous sommes du même âge lui et moi; cela ne va pas si vite. On n'est plus si preste.» Elle a un fils qui est bien fait.
M. D'AVAUX[368].
M. d'Avaux étoit frère du président de Mesme. Nous avons dit, dans l'historiette de Voiture, qu'il aimoit les femmes, et qu'il n'étoit pas mal fait. Il en conta ici à la fille d'un conseiller au Châtelet, nommé M. d'Amours. C'étoit une belle fille, et qui avoit deux beaux noms, car elle s'appeloit Aurore d'Amours. On croit qu'il a eu assez de privautés avec elle; et comme il ne voulut pas l'épouser, elle se fit religieuse. M. d'Avaux avoit déjà été ambassadeur à Venise, et avoit fait la paix du Nord, quand cette belle se mit dans un couvent. Dans le Septentrion, il passoit pour un fort grand personnage et pour un homme de bien. Le mari de la comtesse Éléonore, fille du roi de Danemark[369], que nous avons vu ici avec sa femme, disoit que M. d'Avaux les avoit pensé faire devenir fous en Danemark, tant il faisoit le roi, et qu'une fois il lui dit en riant: «Bien, monsieur, voilà qui est bien: faisons bien la comédie.»
M. d'Avaux étoit l'homme de la robe qui avoit le plus de bel esprit, et qui écrivoit le mieux en françois. On croit que le cardinal de Richelieu ne l'aimoit point quoiqu'il l'employât. Le feu Roi mort, cet homme, avec cette réputation, avoit droit de prétendre quelque chose. On lui donne une abbaye de dix-huit mille livres de rente: il la reçoit pour un de ses neveux, fils de son cadet M. d'Irval, ne voulant pas apparemment tenir cela pour une récompense, et aussi ne voulant pas que ce bénéfice fût perdu pour sa famille[370]. La Reine, ou plutôt M. de Beauvais, le fait surintendant des finances avec M. Le Bailleul. Le cardinal Mazarin ne pouvoit alors empêcher qu'on ne l'élevât; mais après il lui fit donner l'emploi de Munster pour l'éloigner. Servien, qui devoit aller ambassadeur à Rome, fut proposé par Lyonne en la place de Chavigny pour être son collègue. Ils ne furent pas long-temps ensemble sans se quereller. Dès Charleville, Servien eut un courrier particulier; cela donna de la jalousie à l'autre. D'un autre côté, d'Avaux avoit un grand équipage, car, avec les appointements de surintendant et les quinze cents écus qu'ils touchoient par mois de la cour, comme plénipotentiaire, il avoit cinquante mille écus à manger. Servien le pria de considérer qu'il n'avoit pas tant à dépenser, et qu'il lui feroit plaisir de se régler, afin qu'il n'y eût point tant de différence. D'Avaux répondit que chacun faisoit de son bien ce qu'il vouloit.
D'ailleurs, on dit qu'il y avoit eu un peu de galanterie, et qu'il en avoit conté à madame Servien, qui eût été quasi la petite-fille de son mari, et qui étoit jolie et coquette. Il y a un recueil imprimé des lettres, ou plutôt des factums que lui et Servien ont écrits l'un contre l'autre. Enfin, M. de Longueville les accommoda, ou du moins fit en sorte qu'il n'y eut plus de scandale.
En 1647, que se fit la rupture de la paix générale, la cour ne fut pas trop satisfaite de lui, et le cardinal dit au président de Mesme qu'il savoit bien que d'Avaux ne l'aimoit pas. Il avoit Lyonne pour ennemi. Il étoit surintendant des finances; M. d'Émery ne vouloit point un tel collègue, et d'ailleurs on avoit quelque soupçon qu'il ne pensât au chapeau, car il faisoit furieusement le catholique: il avoit dit que la religion catholique étoit ruinée en Allemagne si on faisoit ce que les Protestants demandoient. Il dit, plaignant le duc de Bavière, que c'étoit le prince le plus catholique de l'Europe. Il porta les intérêts des ennemis de la Landgrave de Hesse, et, allant en Hollande pour empêcher la paix avec l'Espagne, il demanda la liberté de conscience. On a cru qu'il faisoit cela pour porter les Catholiques d'Allemagne à demander pour lui un chapeau de cardinal. L'année d'après il eut ordre de la cour de revenir à Paris, dans sa maison; de ne se point mêler de sa charge de surintendant des finances, et de ne voir le Roi ni la Reine. Il vint à Roissy chez son frère aîné, entre Paris et Senlis. Depuis, il se démit volontairement de sa surintendance, lorsqu'il avoit comme refait sa paix, et que d'Émery étoit mort.
Dès ce temps-là la dévotion l'avoit pris. Un jour, Ogier, le prédicateur[371], à qui il avoit donné deux mille livres de rente sur cette abbaye de son neveu, ayant pressenti que M. d'Avaux méditoit sa retraite, lui dit, comme ils étoient dans cette belle maison qu'il a fait bâtir rue Sainte-Avoie[372]: «Voici qui est magnifique; mais ce n'est rien en comparaison de cette maison céleste, etc.» L'autre s'ouvrit à lui. Il avoit résolu de se retirer dans une espèce de désert en Bretagne, d'y bâtir quelque couvent, ou même d'instituer quelque nouvel ordre; car ne croyez pas que cet homme manquât de vanité, il en avoit: témoin cette maison dont nous venons de parler. Elle revient à huit cent mille livres; cependant elle est petite, et il n'y a pas un appartement complet: la place seule lui tenoit lieu de deux cent cinquante mille livres. Dans leur partage, il y avoit des maisons qu'on louoit fort bien; ailleurs, pour la somme qu'il y a employée, il eût fait un beau bâtiment; mais il vouloit bâtir in fundo avito, car les de Mesme se piquent furieusement de noblesse, quoique leur bisaïeul ne fut qu'un docteur en droit à Toulouse; mais ils disent que c'étoit un gentilhomme qui montroit le droit pour son plaisir, et qu'ils font venir d'un consul Memmius; au moins se sont-ils laissé cajoler de ce grotesque[373].
Il avoit la tête un peu bien petite pour avoir beaucoup de cervelle, et il me souvient qu'il mena étourdiment le cardinal Mazarin à l'oraison funèbre du feu Roi que fit Ogier, où il y avoit bien des choses contre le cardinal de Richelieu. La mort ne lui permit pas de faire cette retraite. Il mourut de fièvre; en 1650, à l'âge de cinquante-cinq ans ou environ. Son frère de Mesme mit dans les billets d'enterrement: haut et puissant seigneur et commandeur des ordres du Roi[374]. Il faut être évêque, archevêque ou cardinal pour cela. Il avoit été officier (de l'ordre) et s'étoit conservé le cordon; il étoit charitable. Durant qu'on bâtissoit sa maison, il faisoit payer les journées et panser à ses dépens les ouvriers qui se blessoient. Il ne fit point de testament; peut-être ne croyoit-il pas mourir si tôt? On dit qu'il avoit dessein de faire le fils aîné de M. d'Irval, aujourd'hui d'Avaux, son héritier. Il avoit prié Frotté, cet homme qui fut si fidèle au maréchal de Marillac, son maître, de l'avertir de donner sa vaisselle d'argent aux pauvres. Frotté l'oublia. Sa femme s'en ressouvint et l'écrivit à M. de Mesme. Pepin, son intendant, lui en parla. Il dit: «On trouvera un écrit pour cela dans mon cabinet.» Mais pour moi, je doute que le président de Mesme en ait rien fait, car il donna si peu aux valets, dont il y en avoit tel qui avoit servi vingt ans M. d'Avaux, que c'étoit une chose honteuse[375].
D'Avaux oublia cruellement le pauvre Ogier le Danois[376], qui n'a jamais rien eu de lui après l'avoir servi dans tout le Septentrion, et y avoir ruiné sa santé. Mais il défendit de demander compte à Pepin, son intendant, «car, dit-il, je ne crois pas qu'il me doive rien,» et il lui laissa la maison où il loge. On consulta si on devoit faire une oraison funèbre. Ogier dit que comme on ne pouvoit s'empêcher de parler du grand effort qu'il fit à Munster pour faire signer la paix, cela hoqueroit la cour. Cet Ogier a fait son éloge au-devant des sermons qu'il a donnés au public.
Le président de Mesme traitoit si fort ses frères de haut en bas, qu'il ne daignoit quasi leur ôter le chapeau. Il ne se levoit pas et disoit: «Donnez un siége à mon frère.» Ce n'étoit point par familiarité, c'étoit par orgueil[377]. Il avoit aimé les femmes, et il disoit, quand il en avoit payé quelqu'une, car je crois qu'il n'en avoit guère autrement, qu'il lui étoit permis de demander: «Il m'en a tant coûté; trouvez-vous que ce soit trop cher?» Comme on dit: «Cette étoffe me coûte tant, ai-je été trompé?» Il mourut un mois après son frère d'Avaux. Il laissa sa charge de président au mortier à son neveu d'Avaux, à condition qu'il épouseroit une de ses filles; il en a deux. La charge lui sera comptée pour quatre cent mille livres, et pour rien si sa fille ne le veut pas épouser. C'est pour conserver la charge dans sa famille, et M. d'Irval doit exercer la charge jusqu'à ce que son fils soit en âge. Ce fils est reçu en survivance, et je pense qu'il la laissera exercer à son père tant qu'il voudra. On l'appelle le président de Mesme; il y a un dicton au Palais: De Mesme toujours de Mesme. Quand il parloit d'un conseiller qu'il estimoit: «C'est, disoit-il, un grand sénateur.» Il railloit M. d'Irval, son cadet, comme un écolier, et M. d'Avaux comme un avocat. Il avoit cent mille livres de rente en fonds de terre. La confiscation de Bussy, frère de sa première femme, tué par Bouteville, lui a valu quarante mille livres de rente. La veuve, qui est de Fossé, et qui a inclination pour l'épée, a donné sa fille en catimini à La Vivonne, fils de Mortemart.
BAZINIÈRE,
SES DEUX FILS ET SES DEUX FILLES.
Feu La Bazinière, trésorier de l'épargne, se nommoit Massé Bertrand; il étoit fils d'un paysan d'Anjou, et, à son avénement à Paris, il fut laquais chez le président Gayan[378]: c'étoit même un fort sot garçon; mais il falloit qu'il fût né aux finances. Après il fut clerc chez un procureur, ensuite commis, et insensiblement il parvint à être trésorier de l'épargne. Cela ne seroit que louable s'il en eût bien usé; mais c'étoit le plus rustre et le plus avare de tous les hommes. Une fois, comme il parloit d'affaires à un homme, il le quitte sans dire gare, et s'en va gourmer un garçon couvreur, en lui disant: «Tu as tes poches toutes pleines de mon plomb.» Il se trouva que c'étoit une bribe de pain que ce pauvre diable avoit dans sa poche. On disoit que c'étoit l'homme de France le mieux servi, et qu'il ne changeoit jamais de valets; c'est qu'il ne les payoit point, et qu'ils y demeuraient en attendant que l'humeur libérale prît à leur maître. Son portier fut contraint, pour être payé, de lui proposer de faire faire une boutique d'une porte cochère inutile qu'il avoit chez lui, et la fit louer à un frère vitrier qu'il avoit; ainsi il recevoit les loyers au lieu de ses gages.
Sa femme, qui vit encore, n'est pas plus magnifique. Quand il fait vilain temps les vendredis, elle fait enchérir son beurre de Clichy-la-Garenne d'un sou par livre, en disant: «Il n'en sera guère venu aujourd'hui au marché.» Il en eut deux fils et deux filles: ses fils n'étoient pas mal faits. L'aîné, qui est aujourd'hui trésorier de l'épargne, étoit assez agréable, et peut-être, s'il eût été bien élevé, en eût-on fait quelque chose; mais le père, qui est mort riche de quatre millions, ne voulut jamais faire la dépense d'un gouverneur, ni envoyer voyager ce jeune garçon; au contraire, regardant à ce qui lui coûteroit le moins et se trouvant en année durant le siége d'Arras, il envoya son fils à Amiens, avec titre de commis de l'épargne, mais qui avoit un homme sous lui qui faisoit tout. Ce jeune fou se fit faire des armes qu'il porta à la cour, et rompit tant de fois la tête à M. de Noyers de le faire mettre dans l'escadron de M. le Grand, quand on mena le convoi dans les lignes, qu'il y fit mettre, et le lui recommanda. On n'étoit pas à mi-chemin, et le grand-maître, qui venoit au-devant du convoi, n'avoit point encore paru, quand il prit une si grande épouvante à cet écolier déguisé, que sans avoir vu ni ennemis ni autres gens que ceux avec qui il étoit, il passa sur le corps à toute l'armée, et galopa jusqu'à Amiens, où il s'alla cacher dans un grenier au foin, et après dit que son cheval l'avoit emporté. Sur cela on fit un vaudeville que voici:
Le cardinal, pour se divertir, fit pour cela la déclaration que voici:
«A tous ceux, etc.—Avons déclaré et déclarons le cheval du sieur de La Bazinière atteint et convaincu du crime de fort-en-bouche, etc.; et, quant audit sieur de La Bazinière, nous le remettons et rétablissons en sa pristine fame et renommée, et lui permettons d'aspirer aux charges et dignités auxquelles la grandeur de son courage et sa naissance le peuvent faire prétendre. Fait à Amiens, etc.» Bazinière devint malade de la peur qu'il avoit eue, et on le ramena dans un brancard à Paris. Le jeune Guenaut, médecin, qui le conduisoit, rencontra de jeunes gens qui alloient à la cour; il leur dit qu'il accompagnoit un blessé. «Et qui?—Bazinière.» Ils se mirent à rire. L'hiver suivant, un frère de madame de Champré l'ayant raillé, Bazinière l'attendit au passage et le fit attaquer par quatre hommes de chez son père, et lui cependant se tenoit les bras croisés. Mes frères et moi, car c'étoit auprès du logis, allâmes au secours de ce garçon qui, à la foire, donna après sur les oreilles à Bazinière. Le lendemain de cet assassinat une dame du quartier, chez qui il alla, lui dit en riant: «Vraiment, monsieur, je ne vous conçois point, vous qui avez tant de sujet d'aimer la vie, vous exposer sans cesse comme cela.» Bazinière, le printemps venu, fit un voyage au Maine, où il devint amoureux de madame de Pezé, fille de madame de Lansac et sœur de madame de Toussy. Cette dame n'étoit plus jeune, et vivoit dans un abandonnement effroyable. Il demeura quelque temps avec elle; mais à la fin il lui arriva une aventure qui le fit revenir à Paris. Le maître-d'hôtel, qui, peut-être, servoit aussi d'autre chose à la dame, las de ce petit bourgeois qui faisoit fort l'entendu, un soir se mit en embuscade en un endroit où il falloit qu'il passât pour aller coucher avec madame, il étoit minuit; il n'y avoit point de lumière; de sorte que ce galant homme, faisant semblant que c'étoit un laquais, et lui disant: «Petit fripon, que ne vous allez vous coucher, au lieu de faire ici du bruit à madame?» donna maint horion à notre badaud de Paris. Durant cette amourette, le père fut assez impertinent pour se plaindre que madame de Pezé débauchoit son fils; notez qu'elle étoit parente du cardinal de Richelieu. Enfin le bonhomme mourut.
En ce temps la Chémerault, après la mort du cardinal, étoit revenue à Paris. On l'appeloit, comme j'ai dit ailleurs, la Belle Gueuse, et on disoit qu'elle n'avoit pour tout bien qu'un âne de Mirebalais[381]. Elle avoit fait représenter à la Reine qu'elle ne pouvoit faire fortune que par sa beauté, et que ces occasions se rencontreroient bien plutôt à Paris qu'à la province. La Reine y consentit donc; mais elle ne voulut point que cette fille, qui avoit été un temps l'espionne du cardinal, et qui après s'étoit mise du parti de M. le Grand, allât au Louvre. Benserade la fut voir. Elle lui conta sa misère. Il lui dit en riant: «Il faut que je vous amène un épouseur.» Quelques jours après il y mena Bazinière. A quelque temps de là la belle lui dit: «Vous avez peut-être dit plus vrai que vous ne pensez; je pense que Bazinière m'épousera.» Bazinière effectivement en étoit épris; mais comme il vouloit par ce mariage avoir entrée à la cour, il souhaitoit qu'auparavant sa maîtresse fît sa paix avec la Reine. Les parents de la fille firent si bien que la Reine lui permit de se trouver au cercle, mais non pas de lui faire la révérence. Après cela Bazinière l'épousa sans le consentement de sa mère, qui fit terriblement la méchante. La belle-fille, qui étoit adroite et fourbe, se vêtit simplement et se tint chez elle, faisant la mélancolique. Elle envoya un jour la nourrice de son mari trouver madame de La Bazinière. Cette nourrice, bien instruite, ne joua pas mal son personnage; elle applaudit d'abord à cette mère irritée, puis insensiblement elle lui dit: «Madame, si vous saviez en quel état est cette jeune femme, vous ne seriez peut-être pas si en colère contre elle; elle n'a point de joie d'être si avantageusement mariée, puisqu'elle n'est point aux bonnes grâces d'une personne qu'elle estime tant; elle est quasi comme si elle portoit le deuil, et quand on lui dit que ce n'est pas l'habit d'une nouvelle mariée, elle répond que cet habit convient à la tristesse qu'elle a dans l'âme. Au reste, madame, c'est bien la plus belle amitié que celle qui est entre eux que vous sauriez vous imaginer, et je ne m'en étonne point; car c'est bien la plus belle créature qu'on puisse voir de deux yeux.» Bref, cette femme sut si bien dire, qu'elle fit pleurer la mère, et la fit résoudre à voir son fils; et ensuite tout fut accommodé, et ils vinrent loger avec elle.
Cette femme, qui avoit tant d'obligation à son mari, ne laissa pas, au bout d'un an et demi, de le mettre de la confrérie, et cela par intérêt. D'Émery, pour changer, voulut tâter d'une maigre, et laissant Marion, en conta à madame de La Bazinière. Par son moyen, elle obtint de la Reine la permission de la voir. Ce petit fat, à table chez d'Émery, contoit les obligations qu'il lui avoit, que c'étoit son protecteur, etc. Tout le monde rougissoit pour lui. On en fit ce couplet:
Je ne sais si d'Émery et lui avoient bigné[382], mais notre trésorier fit alors quelques galanteries avec Marion. Un jour il avoit fait préparer la collation en quelque maison autour de Paris, et déjà il étoit parti en carrosse avec elle pour y aller, quand le duc de Brissac, qui alors étoit le patron de la demoiselle, ne la trouvant point chez elle, apprit où elle étoit allée. Il court après et les attrape. D'abord il crie: «Laquais! un bâton. Mademoiselle, où allez-vous? Monsieur, changez de place, dit-il à La Bazinière, je me veux mettre auprès d'elle.» Ils font collation; au retour, il la fait monter dans son carrosse, et sur ce que Bazinière disoit qu'il en auroit la raison, il le fit environner de laquais qui le menacèrent du bâton. Le chevalier de Chémerault, aujourd'hui Chémerault, qui est gendre de Tabouret, car d'Émery lui fit donner la fille de ce partisan, fit appeler le duc de Brissac; mais ils furent accommodés. Roquelaure se moqua des façons qu'avoit faites Brissac pour embrasser un gentilhomme, car en ce temps-là ils étoient encore infatués de Cocceius Nerva. Brissac l'envoie appeler par L'Aigle; Roquelaure s'excusa sur la fièvre-quarte qu'il avoit depuis quelques mois. L'Aigle lui répondit que puisque, malgré sa fièvre, il jouoit, faisoit sa cour et soupoit en ville, on auroit sujet de prendre cela pour une méchante échappatoire. «Bien, dit Roquelaure, ne dites point que je vous ai dit cela; dès que je me porterai tant soit peu mieux, car je n'ai point de force, je vous ferai savoir de mes nouvelles.» En effet, au bout de dix jours il envoya un brave nommé Champfleury[383] dire à L'Aigle qu'il se battroit devant les Feuillants. L'Aigle dit qu'on seroit trop tôt séparé; qu'il valoit mieux aller au Cours. Comme ils y alloient, ils furent arrêtés. On disoit que madame de Mirepoix, sœur de Roquelaure, en avoit averti. Ce furent des gentilshommes de M. le Prince qui les arrêtèrent: ne les ayant pas trouvés au Cours, ils s'en retournoient quand ils virent passer un carrosse qui avoit les rideaux tirés; le vent fit lever un des rideaux tirés, et on aperçut des chaussons de jeu de paume: cela leur donna du soupçon; ils tirèrent les rideaux et trouvèrent ce qu'ils cherchoient. Ils devoient se battre à l'épée et au poignard. Le marquis étoit faible, et craignoit qu'on ne passât sur lui. Champfleury dit à L'Aigle: «Pour nous, nous nous battrons à l'épée seule.» L'Aigle répondit: «Pour moi, je rougirais de me battre autrement que ceux que je sers.» Ce M. de Brissac étoit si jaloux de Marion, qu'il avoit loué une maison tout contre la sienne pour l'épier mieux.
Pour revenir à madame de La Bazinière, elle eut envie de la maison de Monnerot, à Sèvres. D'Émery dit à cet homme qu'il lui apportât une déclaration. Il y va. «M. d'Émery ne vous a-t-il dit que cela? lui dit-elle.—Non, madame.» Elle croyoit qu'il la lui achèteroit, et que ce seroit un contrat et non une déclaration qu'il lui enverroit.
Il y a environ un an qu'il arriva à madame de La Bazinière une chose un peu fâcheuse: Une fille, qui lui servoit de demoiselle, étant mal satisfaite, lui vola une cassette où il y avoit des lettres de M. de Metz, de M. d'Émery et de M. de Beaufort: pour les rendre elle demandoit deux mille écus. On parle à elle; on lui donne rendez-vous à Bonneuil, maison de Chabenas[384], commis et maquereau de d'Émery. Elle n'y vouloit point aller; enfin, on la persuada. Elle y va; mais elle n'y porte que les lettres qui ne disoient rien: on la vole sur le chemin; et avec ses lettres on lui prend de l'argent pour faire croire que ç'avoit été des voleurs. Elle en reconnut un qui étoit procureur-fiscal du faubourg Saint-Germain, nommé Plessis; c'étoit le factotum de Chabenas: elle obtint prise de corps cantre lui. Je pense que tout s'accommoda pour quelque argent.
Bazinière fit mettre des couronnes à son carrosse, du temps qu'elles étoient moins communes qu'elles ne sont; ce fut en se mariant. Depuis, quelqu'un, en parlant de la multitude des manteaux de ducs qu'on voyoit, dit devant Mademoiselle: «Je ne désespère pas que Bazinière n'en mette un.—Non, dit-elle, il ne mettra qu'une mandille.»
COURCELLES, CADET DE BAZINIÈRE.
Le cadet de Bazinière, nommé Courcelles, étoit fort étourdi, et faisoit la plus folle dépense du monde: il achetoit à crédit des chevaux et des chiens à de grands seigneurs, et les revendoit à vil prix après pour avoir de l'argent. De cette façon ou autrement il devoit quelque somme au marquis de Pienne, aujourd'hui gouverneur de Pignerol. Courcelles se moqua de lui au lieu de le satisfaire. L'autre, l'ayant trouvé un jour au Cours tout seul, l'appela. Courcelles, en jeune homme, va dans son carrosse; Pienne, qui étoit accompagné, fit toucher à toute bride, sans faire autre bruit, et le mène au logis d'un de ses amis. En entrant il cria, pour lui faire peur: «Çà, çà, des étrivières.» Ce garçon fut si outré de ce mot d'étrivières, que, seul, comme il étoit, et sans armes, il se jette au cou de Pienne pour l'étrangler. On l'emmena dans une chambre en le menaçant toujours. Cela lui émut tellement la bile qu'encore qu'on l'eût bientôt relâché sans lui avoir donné le moindre coup, et rien fait de pis que le menacer, il en mourut pourtant au bout de trois jours. Il y a apparence qu'il avoit plus de cœur que son aîné. La mère voulut poursuivre; mais on l'apaisa. Ce fut après le mariage de son frère que cette aventure arriva.
MADAME DE SERRAN.
La fille aînée de La Bazinière, qui n'étoit nullement jolie, avoit été accordée, du vivant du cardinal de Richelieu, à Plessis-Chivray[385], frère de la maréchale de Gramont: on attendoit qu'elle eût douze ans pour la marier. Le cardinal mort, la mère, en donnant soixante mille livres au cavalier, demeura en liberté de marier sa fille à qui il lui plairoit. Bautru, qui, avec cinq cent mille écus de bien, ne cherchoit encore que de grands partis, ayant manqué mademoiselle de Noailles, maria son fils, qu'on appelle M. de Serran, avec cette fille qui n'avoit guère que douze ans, et à qui on donna quatre cent mille livres en mariage. La voilà donc chez son mari. Bautru, qui est homme d'esprit, lui souffrit bien de petites choses; mais il eut tort de lui laisser mettre des couronnes, et de lui donner un écuyer qui avoit l'épée au côté. Il y eut bientôt noise entre lui et madame de La Bazinière, car l'année de feu son mari étant venue, on ne voulut pas laisser exercer la charge à son fils qui étoit trop jeune. Bautru s'y opposa, craignant que cela ne préjudiciât à sa belle-fille. Cependant la mère ayant répondu, Bazinière exerçoit; la jeune Bazinière en vouloit à la mort à Bautru, et mit dans la tête de cette jeune femme que son mari, qui à la vérité n'est qu'un sot, étoit indigne d'elle; que sa sœur épouseroit un duc et pair, et que c'étoit une chose bien cruelle de n'être la femme que d'un homme de robe, quand on pouvoit avoir le tabouret chez la Reine. Cela alla si avant que, comme elle n'avoit point eu encore d'enfants, on lui parloit de se faire démarier. Bautru, voyant cela, feint une promenade à Issy, où l'on fit trouver encore quatre chevaux. Serran, qui y étoit avec sa femme, dit: «Allons pour cinq ou six jours aux champs chez nos amis.» Ainsi, on la mena en Anjou, à Serran, où on ne la traita pas le mieux du monde. Une fois qu'elle disoit: «Mais que craint-on? je ne vois pas un homme.—Il y a des valets, dit ce Serran.—Cela est bon pour votre mère,» lui répondit-elle. Avant cela, elle lui avoit dit des choses fort offensantes. «J'ai, lui dit-elle, autant d'aversion pour votre personne que pour votre soutane.» Un jour que le Père Des Mares prêchoit à Sainte-Eustache sur les devoirs qu'un mari et une femme se doivent l'un à l'autre, il dit qu'une femme devoit aimer son mari de quelque façon qu'il pût être. Elle prit cela pour elle, et dit assez haut: «Vraiment, il est aisé à voir que M. Bautru a du crédit dans la paroisse; il y fait prêcher en faveur de monsieur son fils.» Cependant Serran étoit mieux fait qu'elle.
En Anjou, madame de Bautru, qui depuis ce mariage avoit eu permission d'aller à Serran, étoit son garde-corps. On fut contraint d'empêcher qu'elle ne reçût des lettres, car sa mère et sa belle-sœur lui écrivoient le diable de Bautru et de son fils. En ce temps-là un honnête homme étant venu de ce pays-là, à la prière de madame de Serran, alla voir madame de La Bazinière. Dès qu'elle le vit, elle lui cria: «Ah! monsieur, ma fille est-elle encore en vie?»
Madame Bautru, car je ne crois pas que Serran ait eu assez d'esprit pour cela, afin de se venger de ce que cette petite femme avoit dit que l'emploi d'intendant de justice en Anjou, qu'avoit Serran, étoit un emploi à faire pendre les gens, et aussi de ce qu'elle avoit traité avec mépris les parents de son mari, s'avisa un jour de convier à dîner tous les parents de feu M. de La Bazinière, dont les plus hupés étoient des notaires de village ou des fermiers, et, la prenant par la main, elle les lui fit tous saluer en lui disant de quel degré chacun d'eux étoit parent de feu son père; puis, la fit dîner, avec eux. Comme elle étoit encore en Anjou, sa cadette fut enlevée. La mère, pour se consoler, voulut voir sa fille qui étoit grosse; elle craignoit aussi qu'elle ne fût pas bien accouchée à la province. Bautru n'y vouloit point entendre. Enfin, on fit dire à la bonne femme par un tiers qu'il falloit bourse délier. Elle donna cent mille livres, et on la fit venir en chaise. Arrivée à Paris, le beau-père fit ce qu'il put pour la gagner, mais en vain. Elle haïssoit son mari mortellement; c'étoit une étourdie et lui un benêt qui vouloit railler et faire l'esprit fort comme son père; mais cela lui réussit si mal que cela fait pitié. Il fait toutes choses à contre-temps; il prend tout de travers[386]; on lui fait les cornes en jouant avec lui. Sa femme disoit: «Quand je serai veuve, je ferai ceci et cela; car je suis assurée que M. de Serran mourra jeune.» Elle s'est trompée elle, car elle est morte à vingt-deux ans, et a laissé deux enfants, je crois, à ce mari qu'elle devoit enterrer.
MADAME DE BARBEZIÈRE.
La cadette Bazinière étoit jolie; elle n'avoit guère qu'onze ans quand elle fut enlevée par un frère de madame de La Bazinière la jeune, qu'on appeloit Barbezière; c'est le nom de la maison, qui est une bonne maison de Poitou. Ce garçon, qui étoit bien fait, avoit toute liberté chez madame de La Bazinière la mère, jusque-là qu'étant malade, elle le reçut dans son logis. On ne sait pas bien si sa sœur étoit du complot, car il ne l'a pas dit. Lopez[387] pourtant avertit la mère qu'on vouloit enlever sa fille, et qu'elle seroit mieux dans un couvent. Elle répondit que Barbezière l'empêcheroit. Madame d'Hautefort, alors en faveur, l'avoit fait demander par la Reine pour Montignère son frère; mais la bonne femme avoit toujours tenu bon. Elle étoit amoureuse, à ce qu'a dit Barbezière, du chevalier de Chémerault et non de lui, comme on l'a cru; sans cela il n'eût jamais songé à la fille, et se fût contenté de la mère. Quoi qu'il en soit, un jour que la mère et la fille, à sa prière, allèrent avec lui pour prendre l'air à Clichy, à une lieue de Paris, au retour, des gens à cheval jetèrent le cocher en bas, en mirent un autre en sa place, et laissèrent madame de La Bazinière dans un blé. M. de Mauroy, intendant des finances, en revenant de Saint-Ouen, la trouva et la ramena à Paris. Il n'y avoit personne qui fût en état de les suivre. Madame de La Bazinière avoit bien mené son sommelier à cheval; mais Barbezière, le voyant assez bien monté, l'avoit renvoyé d'assez bonne heure à Paris, sous prétexte qu'il avoit oublié de commander un remède qu'on lui avoit ordonné pour ce soir-là. Le sommelier rencontra les enleveurs, et pensa retourner pour en avertir, car il les prenait pour des voleurs; cependant il suivit son chemin. On avoit dit à madame La Bazinière qu'il y avoit des voleurs, qu'on les avoit vus. Elle ne vouloit pas retourner; mais Barbezière lui dit: «Hé! madame, que craignez-vous? Je connois tous ces messieurs-là; ce sont tous officiers de l'armée.» La belle-mère, au désespoir de sa belle-fille, dit qu'elle n'avoit rompu le mariage de Toulangeon que pour cela; et que son fils n'étoit allé en Poitou, pour voir, disoit-il, les parents de sa femme, qu'afin de n'être pas ici quand on feroit le coup. Bazinière, de retour, inventa de nouveaux serments pour jurer qu'il n'en savoit rien. On disoit que d'Émery ayant voulu apaiser la bonne femme, elle lui dit en colère: «Vous ne venez céans que pour débaucher ma belle-fille.» Le chevalier de Marans, qui avoit loué des chevaux et placé des relais pour Barbezière, fut arrêté; mais M. le Prince le tira de prison d'autorité. Barbezière avoit un vaisseau prêt; il passe en Hollande, et se met à Culembourg en la protection du seigneur du lieu, qui est le comte de Waldeck; c'est une souveraineté. La mère a fait ce qu'elle a pu pour gagner le comte, mais en vain. On sut que la pauvre enfant avoit fort pleuré, et qu'elle pleuroit encore long-temps après quand son mari n'y étoit pas. Il se jeta dans le parti de M. le Prince, et elle mourut de la petite-vérole à Stenay. Madame de Longueville écrivit à madame de La Bazinière, la mère, en faveur d'un fils qu'elle a laissé. Elle étoit aussi fière qu'une autre, toute misérable qu'elle étoit, et elle disoit: «Il est vrai qu'il faut que j'aime bien M. de Barbezière, de l'avoir ainsi préféré à tant de bons partis.» Barbezière cajola ensuite une fille[388] de madame de Longueville, nommée La Châtre, et dont il eut un enfant; elle est à Loudun en religion; elle disoit qu'elle avoit une promesse de mariage. Depuis, se fiant à l'amnistie, il vint à Paris (1650). Madame de La Bazinière, qui l'avoit fait rouer en effigie, le fit mettre au Fort-l'Évêque; mais le prince de Conti, alors en crédit par son mariage, l'en tira. Nous verrons dans les Mémoires de la Régence comme il eut le cou coupé en 1657 pour un enlèvement d'une autre nature.
LA COMTESSE DE VERTUS.
La comtesse de Vertus est fille du marquis de La Varenne-Fouquet, celui de qui madame de Bar disoit: «Il a plus gagné à porter les poulets du Roi mon frère, qu'à larder ceux de sa cuisine;» car il avoit, dit-on, été écuyer de cuisine. Henri IV lui fit du bien; il l'avoit bien servi en ses amours. Cet homme avoit mis sur la porte de sa maison, en Anjou, la statue de Henri IV, et au bas: Il m'a donné l'honneur et les biens. Elle épousa le comte de Vertus, qui est venu d'un frère bâtard de la reine Anne de Bretagne; ç'a été une fort belle femme[389].
Jouant sur le quatrain de Pibrac, on disoit d'elle:
Qui te pourroit, Vertus, voir toute nue[390].
Il y a des gens qui l'y ont vue. Son mari fit assassiner vilainement un de ses galants qu'il avoit fait venir par une lettre supposée. J'ai parlé ailleurs de Bautru-Cherelles; il a été aussi de ses favoris. Il lui écrivit une fois, autant pour la traiter de coquette que pour la cajoler, que sa maison étoit le palais d'Atlant[391]; que chacun y trouvoit sa maîtresse. Son mari mourut, il y a près de dix-huit ans; depuis elle a toujours porté un bandeau de veuve, à cause qu'à son gré cette coiffure lui sioit bien; et avec cela elle a long-temps porté des habits comme une jeune personne, car elle a été long-temps belle. Elle a de l'esprit; mais ç'a toujours été un esprit déréglé; elle se mêloit de faire de belles lettres. Ce qu'il y a de meilleur, c'est des choses qu'elle tire des lettres qu'elle a de Bautru, car on y remarquoit son air. Une fois elle écrivoit à sa fille de Vertus, sur je ne sais quelle froideur qui étoit entre elles, que la grande Ourse et la petite Ourse n'étoient pas si gelées qu'elle.
Elle n'a su compatir avec personne, et c'est la plus avare et la plus bizarre personne qui vive. Pour tout train, quelquefois elle n'a eu qu'un cocher, et ce cocher la peignoit aussi bien que ses chevaux. Quand elle voyageoit, elle couchoit aux faubourgs des villes de peur de trop dépenser dans les bonnes hôtelleries. Elle dit un jour une assez plaisante chose. Sa fille de Vertus étoit allée, après la mort de madame la comtesse[392], demeurer chez madame de Rohan la mère. «A quoi songe, dit-elle, ma fille de Vertus de se retirer chez madame de Rohan? puisqu'elle me quitte, elle devoit aller ailleurs.» Cette mademoiselle de Vertus a du mérite; elle sait le latin; elle n'est pas si belle que sa sœur. Madame la comtesse fut si ingrate que de ne lui rien donner. Elle écrit fort raisonnablement; mais l'affaire de M. de La Rochefoucauld l'a fort décriée. C'est la plus belle après madame de Montbazon, car elle a encore trois sœurs, dont l'une nommée mademoiselle de Chantocé, qui n'est pas la plus belle, voulant demeurer à Paris, où elle n'a ni mère, ni sœur, ni belle-sœur, se retira chez la Petite-Mère Hospitalière: là, pour voir du monde, elle recevoit les gens dans la salle des malades; et on voyoit cette fille toute couverte d'or dans un lieu où un malade rend un lavement, l'autre change de linge; l'un tousse, l'autre crache; celui-ci crie, et celle-là se confesse.
Le dernier évêque d'Angers étant malade de la maladie dont il mourut, madame de Vertus envoya un gentilhomme pour savoir de lui-même comment il se portoit. Il se trouva obligé de cette civilité, et se mit sur les louanges de la dame jusqu'à faire un éloge en forme. Enfin le gentilhomme, ennuyé de cela, lui dit: «Monsieur, que dirai-je à madame de votre santé?—Monsieur, répondit-il, dites-lui que je rêve.»
Cette vieille folle, à l'âge de soixante-treize ans, a épousé un jeune garçon appelé le chevalier de La Porte, disant pour ses raisons que c'eût été dommage de laisser mourir d'amour un pauvre garçon qui, apparemment, a encore long-temps à vivre. Lui l'a épousée à cause qu'il avoit été condamné à donner vingt-deux mille livres à une fille qui lui avoit fait un procès pour le faire condamner à l'épouser, et il n'avoit pas un sou pour payer cette dette-là ni les autres. Mais le pauvre chevalier ne fut pas assez fin en cette rencontre, car quoiqu'il tînt le mariage secret, M. d'Avaugour, M. de Goetlo et les filles en eurent avis: c'étoit à Paris où ils étaient tous en procès avec elle, parce qu'elle changeoit tout son bien de nature. Ils obtinrent une permission du lieutenant-civil de sceller chez le chevalier aussi bien que chez la mère.
Aux grandes affaires on passe souvent par-dessus les formes; l'âge et la conduite de cette femme la rendoient ridicule. Un commissaire se met dans un grenier d'une maison vis-à-vis de celle du chevalier, d'où il voyoit ce qu'on y porta et remua durant deux jours; après il demanda main-forte et alla mettre son scellé. Le chevalier présenta requête. Sa requête fut reçue; mais ordonné qu'on feroit description des coffres, et qu'ils seroient mis en dépôt. Le grand-maître y vint avec deux cents chevaux, mais le commissaire avoit déjà fait son devoir. Elle court fortune d'être interdite et le chevalier de n'avoir rien gagné qu'une vieille femme. Il fut mal conseillé, car il faut tout prévoir en tel cas; il n'avoit qu'à tout porter à l'Arsenal.
Elle voulut donner en haine de ses enfants cinquante mille écus à madame de Montausier, la voyant en faveur. Madame de Montausier les refusa, et lui dit: «Hé! madame, vous avez tant de grandes filles qui n'en ont pas trop.» Elle a fait depuis de fort impertinentes donations entre-vifs, comme vingt mille livres à Ferrand, doyen du parlement, afin qu'il sollicitât pour elle.
Mademoiselle de Clisson, troisième sœur de madame de Montbazon, est une personne qui n'a de défaut que de n'avoir pas de santé. Quoique maltraitée de sa mère, elle ne voulut point assister à l'inventaire de ses biens, et empêcha qu'on ne l'enlevât et qu'on ne l'interdît; mais elle travailla pour faire casser le mariage: ce qui fut exécuté. Le frère aîné, qui a gagné mademoiselle de Vertus, n'a jamais pu la gagner. Elle et ses sœurs et le comte de Goetlo plaident contre l'aîné, qui ne leur veut rien donner, et les fait enrager aussi bien qu'il fait enrager sa femme. Cette femme a de la vertu, et, par modestie, elle ne l'a point voulu accuser d'impuissance.
Elle conte ainsi la mort du galant de sa mère. Le comte de Vertus étoit un fort bon homme, et qui ne manquoit point d'esprit. Son foible étoit sa femme; il l'aimoit passionnément, et ne croyoit pas qu'on pût la voir sans en devenir amoureux. Un gentilhomme d'Anjou, appelé Saint-Germain La Troche, homme d'esprit et de cœur, et bien fait de sa personne, fut aimé de la comtesse. Le mari, qui avoit des espions auprès d'elle, fut averti aussitôt de l'affaire. Il estimoit Saint-Germain, et faisoit profession d'amitié avec lui; il trouva à propos de lui parler, lui dit qu'il l'excusoit d'être amoureux d'une belle femme, mais qu'il lui feroit plaisir de venir moins souvent chez lui. Saint-Germain s'en trouva quitte à bon marché. Il y venoit moins en apparence, mais il faisoit bien des visites en cachette: c'étoit à Chantocé en Anjou. Le comte savoit tout; il n'en témoigna pourtant rien jusqu'à ce que, durant un voyage de dix ou douze jours, le galant eût eu la hardiesse de coucher dans le château. Les gens dont la dame et lui se servoient étoient gagnés par le mari. Ayant appris cela, il défendit sa maison à Saint-Germain. Cet homme, au désespoir d'être privé de ses amours, écrit à la belle, et la presse de consentir qu'il la défasse de leur tyran. Les agents gagnés faisoient passer toutes les lettres par les mains du mari qui avoit l'adresse de lever les cachets sans qu'on s'en aperçût. Elle répondit qu'elle ne s'y pouvoit encore résoudre. Il réitère, et lui écrit qu'il mourra de chagrin si elle ne consent à la mort de ce gros pourceau. Elle y consent. Et par une troisième lettre, il lui mande que dans ce jour-là elle sera en liberté; que le comte va à Angers, et que sur le chemin il lui dressera une embuscade. Le comte retient cette lettre, se garde bien de partir; et ayant appris que Saint-Germain dînoit en passant dans le bourg de Chantocé, il se résolut de ne pas laisser passer l'occasion. Il lui envoie dire qu'il fera meilleure chère au château qu'au cabaret, et qu'il le prioit de venir dîner avec lui. Le galant, qui ne demandoit qu'à être introduit de nouveau dans la maison, ne se doutant de rien, s'y en va. Il n'avoit pas alors son épée; il l'avoit ôtée pour dîner; il oublie de la prendre. Dès qu'il fut dans la salle, le comte lui dit: «Tenez, en lui présentant son dernier billet, connoissez-vous cela?—Oui, répondit Saint-Germain, et j'entends bien ce que cela veut dire.—Il faut mourir.» Les gens du comte mirent aussitôt l'épée à la main. Ce pauvre homme n'eut pour toute ressource qu'un siége pliant. Il avoit déjà reçu un grand coup d'épée quand le mari entra dans la chambre de sa femme, qui n'étoit séparée de la salle que par une antichambre. Il la prend par la main, et lui dit: «Venez, ne craignez rien; je vous aime trop pour rien entreprendre contre vous.» Elle fut obligée de passer sur le corps de son amant qui étoit expiré sur le seuil de la porte. Il la mena dans le château d'Angers. Elle eut bien des frayeurs, comme on peut penser. Les parents du mort, quand ils eurent vu la lettre, ne firent point de poursuites. La comtesse avoit ouï tout le bruit qu'on fit en assassinant son favori: elle étoit grosse; elle ne se blessa pourtant point, mais la petite fille qu'elle fit, et qui ne vécut que huit ans, étoit sujette à une maladie qui venoit des transes où la mère avoit été, car elle s'écrioit: «Ah! sauvez-moi; voilà un homme l'épée à la main qui me veut tuer.» Et elle s'évanouissoit. Elle expira d'un de ces évanouissements[393].
MADAME DE MONTBAZON
(MARIE DE BRETAGNE).
Elle étoit fille aînée du comte de Vertus et de la comtesse dont nous venons de parler. Elle étoit encore fort jeune et étoit en religion quand le bon homme de Montbazon l'épousa; c'est pourquoi il l'a toujours appelée ma religieuse. Il en écrivit une lettre à la Reine-mère, ou plutôt il la copia, car elle étoit assez raisonnable pour avoir été écrite par un plus habile homme que lui[394]. La substance étoit qu'il savoit bien de quoi cela menaçoit une personne de son âge; mais qu'il espéroit que le bon exemple que lui donneroit Sa Majesté la retiendroit toujours dans les bornes du devoir, etc. Vous verrez si elle a fait mentir le proverbe que bon chien chasse de race. C'étoit une des plus belles personnes qu'on pût voir, et ce fut un grand ornement à la cour; elle défaisoit toutes les autres au bal, et, au jugement des Polonois, au mariage de la princesse Marie, quoiqu'elle eût plus de trente-cinq ans, elle remporta encore le prix. Mais, pour moi, je n'eusse pas été de leur avis; elle avoit le nez grand et la bouche un peu enfoncée; c'étoit un colosse, et en ce temps-là elle avoit déjà un peu trop de ventre, et la moitié plus de tétons qu'il ne faut; il est vrai qu'ils étoient bien blancs et bien durs; mais ils ne s'en cachoient que moins. Elle avoit le teint fort blanc et les cheveux fort noirs, et une grande majesté.
Dans la grande jeunesse où elle étoit quand elle parut à la cour, elle disoit qu'on n'étoit bon à rien à trente ans, et qu'elle vouloit qu'on la jetât dans la rivière quand elle les auroit. Je vous laisse à penser si elle manqua de galants. M. de Chevreuse, gendre de M. de Montbazon, fut des premiers[395]. On en fit un vaudeville dont la fin étoit:
M. de Montmorency chanta ce couplet à M. de Chevreuse dans la cour du logis du Roi; je pense que c'étoit à Saint-Germain. M. de Chevreuse dit: «Ah! c'est trop,» et mit l'épée à la main; l'autre en fit autant. Les gardes ne voulurent pas les traiter comme ils pouvoient à cause de leur qualité, et on les accommoda. M. d'Orléans l'a aimée, et M. le comte (de Soissons) aussi. Il en contoit auparavant à madame la princesse de Guémené, belle-fille de M. de Montbazon, et la rivale de la duchesse. Elle l'obligea, à ce qu'on m'a dit toutefois, de faire une malice à madame de Guémené; ce fut de faire semblant de remettre ses chausses, comme il entroit du monde. Il le fit, et après en demanda pardon à la belle. J'ai dit ailleurs pourquoi M. le comte quitta madame de Montbazon. Bassompierre l'entreprit; mais il n'en put rien avoir, je ne sais pourquoi. Hocquincourt, fils du grand prévôt, aujourd'hui maréchal de France, est un de ceux dont on a le plus parlé. Lorsque les ennemis prirent Corbie, sur le bruit qui courut que Picolomini avoit dit que s'il venoit à Paris, il vouloit madame de Montbazon pour son butin, pour se moquer de ce franc Picoüard qui étoit toujours sur les éclaircissements, et qui n'a pas le sens commun, on fit un cartel de lui à Picolomini et la réponse. Il y avoit au cartel:
«Moi, M. d'Hocquincourt, gouverneur de Péronne, Montdidier et Roye,
«A toi, Picolomini, lieutenant-général des armées de l'empereur en Flandre, fais savoir que ne pouvant souffrir davantage les cruautés exercées dans mes gouvernements, je désire en tirer raison par l'effusion de ton sang. J'ai choisi le lieu où je veux vous voir l'épée à la main. Mon trompette vous y conduira; ne manquez de vous y trouver, si vous êtes un homme de bien, avec une brette de quatre pieds de long pour terminer nos différends.
«Monsieur de Hocquincourt, demeurez dans votre gouvernement; je souhaiterois pour ma satisfaction que vous vous fussiez trouvé à onze batailles et soixante-douze siéges de villes comme moi, pour vous voir en lieu où je ne fus jamais qu'avec joie, et d'où je ne revins jamais sans avantage. Mais, dans l'état où vous êtes, je ne puis hasarder ma réputation contre vous sans faire tort à celle de mon maître qui m'a confié ses armées. J'ai deux cents capitaines dans mes troupes, dont le moindre croiroit se faire tort de venir aux mains avec vous. Toutefois, si vous persévérez dans ce dessein, il s'en trouvera quelqu'un qui, en ma considération, ravalera son estime jusque là. Adieu, monsieur d'Hocquincourt; faites bonne garde. Vous savez que je ne suis pas loin de vous, et que je sais aussi bien surprendre des places que commander des armées.»
Ce M. d'Hocquincourt ayant gagné une femme-de-chambre, se mit un soir sous le lit de la belle. Par malheur le bon homme se trouva en belle humeur, et vint coucher avec sa femme; il avoit de petits épagneuls qui, incontinent, sentirent le galant, et firent tant qu'il fut contraint d'en sortir. Pour un sot il ne s'en sauva pas trop mal: «Ma foi, dit-il, monseigneur[396], je m'étois caché pour savoir si vous étiez aussi bon compagnon qu'on dit.» Quand il se mit à la cajoler, il lui déclara, en homme de son pays, qu'il ne savoit ce que c'étoit que de faire l'amant transi, qu'il falloit conclure, ou qu'il chercheroit fortune ailleurs. C'est comme il faut avec une femme qui a toujours pris de l'argent ou des nippes. Roville, après lui, y laissa bien des plumes, et on a dit que Bonnel Bullion, c'est-à-dire le dernier des hommes, y avoit été reçu pour son argent. En un vaudeville, il y avoit:
Cinq cents écus bourgeois font lever la chemise.
Quand le duc de Weimar vint ici la première fois, en causant avec la Reine de la manière dont il en usoit pour le butin, il dit qu'il le laissoit tout aux soldats et aux officiers. «Mais, lui dit la Reine, si vous preniez quelque belle dame, comme madame de Montbazon, par exemple?—Ho! ho! madame, répondit-il malicieusement en prononçant le B à l'allemande, ce seroit un pon putin pour le général.»
Elle fit servir un jour, sur table, dans un bassin, M. de Soubise d'aujourd'hui, qui étoit un fort bel enfant; il s'appeloit le comte de Rochefort.
On n'osoit conclure qu'elle se fardoit; mais un jour, à l'Hôtel-de-Ville, qu'il faisoit un chaud du diable, la Reine aperçut que quelque chose lui découloit sur le visage. On dit pourtant qu'elle ne mettoit du blanc qu'aux jours de combat, aux grandes fêtes, et qu'elle l'ôtoit dès qu'elle étoit de retour. Ses amours et ses intrigues avec M. de Beaufort et sa mort se trouveront dans les Mémoires de la Régence. J'ajouterai que quand elle se sentoit grosse, après qu'elle eut eu assez d'enfants, elle couroit au grand trot en carrosse partout Paris, et disoit: «Je viens de rompre le cou à un enfant.»
Un extravagant rimeur et chanteur, qu'on appelle M. d'Enhaut, devint amoureux d'elle, et un jour qu'on lui arrachoit une dent: «Misérable mortel que je suis, s'écria-t-il, j'ai toutes mes dents, et on va en arracher une à cette divinité!» Il part de la main et s'en alla faire arracher seize.
M. DE MONTBAZON[397].
M. de Montbazon, Hercule de Rohan, étoit un grand homme bien fait, et qui, en sa jeunesse, avoit été fort dispos. Il avoit fait un bâtiment à Rochefort (à deux lieues de Paris), le plus extravagant qui fut jamais; c'est un château de cartes, tout plein de petites tourelles, de lanternes, d'échauguettes[398] et de petites plate-formes; il n'y a rien d'à-propos que les cornes qu'on y voit partout, et qui lui conviennent par plus d'un titre, car il étoit grand veneur de France. Quand il montroit cette maison aux gens: «Voilà, disoit-il, se touchant du bout du doigt le front, voilà qui l'a faite.» Il y a un portrait dans la galerie, où son père, qui étoit aveugle, lui montroit le ciel avec le doigt avec ce demi-vers de Virgile: Disce puer, virtutem; or, ce puer avoit la plus grosse barbe que j'aie guère vue; il paroissoit richement quarante-cinq ans. Comme c'étoit un homme tout simple, et qui a dit bien des sottises, on lui a attribué, et au duc d'Usez aussi, tout ce qui se disoit mal à propos; il y a même, dans M. Gaulard[399], quelques-unes des naïvetés qu'on leur donne. On lui fait dire à M. d'Usez, en voyant mourir un cheval: «Qu'est-ce que de nous?» Pour l'autre (le duc d'Usez), il est constant qu'il dit à la Reine, qui lui demandoit quand sa femme accoucheroit: «Que ce seroit quand il plairoit à Sa Majesté.» Et il fut si sot que d'aller dire au feu Roi, que la Reine et madame de Chevreuse lisoient le Cabinet satirique.
«Madame, disoit-il à la Reine, laissez-moi aller trouver ma femme, elle m'attend; et dès qu'elle entend un cheval, elle croit que c'est moi.»
A cause qu'il avoit ouï qu'en parlant de saint Paul, on ajoutoit ce grand vaisseau d'élection, il crut que c'étoit un grand vaisseau appelé Élection, dans lequel cet apôtre voyageoit, et disoit: «Je crois que c'étoit un beau navire que ce grand vaisseau d'élection de saint Paul.»
Ce vieux fou de son mari, à l'âge de quatre-vingts ans, devint amoureux d'une fille qui jouoit fort bien du luth. Elle en fit confidence à madame de Montbazon. Le bon homme pria mademoiselle de Clisson, sœur de sa femme, de donner à dîner à la demoiselle et à lui; mais que, comme elle n'avoit qu'une cuisinière, il lui enverroit son cuisinier avec tout ce qu'il faudroit. Il ne lui envoya qu'un petit lapin et lui amena onze personnes. Elle le connoissoit bien, et ne s'étoit point laissé surprendre. On coucha madame de Montbazon, et, exprès, la demoiselle passa dans le lieu où elle étoit, faisant semblant d'aller chercher son lit; il la suivit et s'assit; puis il lui dit; «Venez me baiser.—Venez-y vous-même.» Il répète; elle répond: «Je vaux bien la peine qu'on me vienne chercher.—Je vous souffletterai.» Elle s'obstine. Il se mit en une telle colère qu'il l'eût jetée par la fenêtre s'il en eût eu la force. A quelques années de là, il s'éprit de la fille de son concierge de Rochefort, et il fallut absolument la mettre coucher avec lui; c'étoit un tendron. La voilà couchée: il la fait relever en lui reprochant qu'elle n'avoit pas prié Dieu. Le maréchal d'Ornano n'eût pas voulu avoir affaire à une vierge ni à une personne qui eût eu nom Marie, par le respect qu'il portoit à la vierge. On dit qu'il disoit à quelqu'un: «Je ne sais plus que faire pour gagner madame de Montbazon; si je la battois un peu?»
Jamais le bonhomme de Montbazon n'entroit au Louvre qu'il ne demandât: «Quelle heure est-il?» Une fois on lui dit: «Onze heures.» Il se mit à rire. M. de Candale dit: «Il auroit donc bien ri si on lui eût dit qu'il étoit midi.»
Le feu Roi demandoit une fois: «De quel ordre est ce portrait (c'étoit aux Feuillants)?—C'est de l'ordre des Feuillants,» dit M. de Montbazon.
Il disoit: «Nous voilà à l'année qui vient.»
M. de Montbazon a fait mettre sur la porte d'une écurie à Rochefort, le 25 octobre l'an 1637: «J'ai fait faire cette porte-ci pour entrer dans mon écurie.»
Il mourut cinq ou six ans devant sa femme.
M. D'AVAUGOUR.
C'est le frère de madame de Montbazon; pour le visage, il étoit plus beau qu'elle; mais il n'avoit point bonne mine. Il ne manque pas d'esprit, mais il est bizarre et aime le procès; il plaide avec toutes ses sœurs et sa mère; point de réputation du côté de la bravoure. Il épousa, en premières noces, la fille du comte Du Lude, encore enfant; il en fut jaloux. Elle mourut pour s'être blessée, si je ne me trompe, et on murmura pourtant un peu contre le mari; mais je ne le tiens nullement coupable de sa mort. En secondes noces, il a épousé mademoiselle de Clermont d'Entragues, celle qui croyoit que Montausier lui en vouloit et n'osoit le dire. La vanité d'avoir un manteau ducal, car cet homme en a un, et nonobstant l'arrêt du temps d'Henri IV, qui défend à toutes personnes de prendre le nom de Bretagne, il le prend hautement, et ses sujets le traitent d'Altesse. Il dit qu'il n'y a que sa mère qui n'ait point eu le tabouret. Il diroit plus vrai s'il disoit qu'il n'y a eu que la femme du chef de la maison, qui, comme j'ai dit, étoit frère bâtard de la reine Anne de Bretagne qui l'ait eu, et ce fut en considération de ce qu'elle venoit de Charles de Blois, qui avoit disputé la Duché[400].
Il a eu cinq mères à la fois: madame de La Varenne, madame de Vertus, madame Feydeau, la comtesse Du Lude et madame de Clermont.
Mademoiselle de Clermont, qui a de l'esprit, vit bientôt qu'elle avoit fait une sottise; car cet homme ne bouge de chez lui à Clisson, et, en huit ans, elle n'est venue qu'un pauvre petit voyage à Paris; encore fut-ce pour un procès. Cette maison a sept ponts-levis, et ce sont des précipices tout autour. Elle appartenoit autrefois, je pense, au connétable de Clisson, qui la fortifia ainsi contre le duc de Bretagne. Là, cet homme s'est amusé à faire une grande dépense en serrures; pour tout le reste il est avare[401]. Je ne voudrois point d'un mari qui ne dépensât qu'en serrures.
Il épousa, en premières noces, mademoiselle Du Lude, une des plus belles et des plus douces personnes de ce siècle. Il en devint jaloux sans sujet; mais, comme on l'a vu par la suite, il étoit impuissant. Sa seconde femme a dit depuis, comme on lui proposoit de l'en délivrer en lui faisant un procès sur l'impuissance: «Qu'une honnête femme ne se plaignoit jamais de cela.» La petite-vérole étant à Clisson dans toutes les maisons de la ville, il obligea sa femme d'y aller; elle se trouva mal aussitôt, et elle entendit qu'il disoit au médecin: «Pour son visage, je ne m'en soucie guère; mais il ne faut pas qu'elle meure.» Elle fut assez sage pour n'en rien témoigner; mais elle n'en mourut pas moins. Gens qui s'y connoissent m'ont dit qu'elle étoit plus belle que madame de Roquelaure, sa cadette.
En se mariant, il vouloit qu'on s'obligeât à lui donner le deuil de M. de Clermont, qui étoit déjà assez vieux. Voyez le bel article. Ce fut du temps que le Prince étoit à Lérida. Arnauld envoya sur cela des vers que voici à madame de Rambouillet:
Voiture y avoit fait une réponse qu'on a perdue.
M. ET MADAME DE GUÉMENÉ.
Le prince de Guémené est fils de M. de Montbazon, du premier lit, et frère de madame de Chevreuse; sa femme est aussi de la maison de Rohan, et sa parente proche. C'est encore une belle personne, quoiqu'elle ait cinquante ans; hors qu'elle a le visage tant soit peu trop plat, il n'y a rien à refaire; elle a les cheveux comme à vingt ans. Je l'aurois, sans comparaison, mieux aimée que madame de Montbazon; avec cela elle a tout autrement d'esprit, et n'a jamais fait d'emportement comme l'autre.
Le prince de Guémené a de l'esprit. J'ai ouï dire à Darbe, savant garçon en théologie, que jamais homme ne lui avoit donné tant de peine sur le purgatoire. Il dit les choses plaisamment, et c'est ce qui étonne les gens, que le fils et la fille de M. de Montbazon aient tant d'esprit; c'est une figure assez ridicule, et sans son ordre on le prendroit pour un arracheur de dents. Il contoit qu'à la drôlerie des ponts de Cé, son père, passant sur la levée à cheval, tomba dans l'eau. «J'allai pour l'en retirer; je tirai une tête de cheval; mais, aux bossettes, je reconnus que ce n'étoit pas mon père.» Il a une certaine vision de sentir tout ce qu'il mange, et, comme il a le nez long[402] et la vue courte, il se barbouille fort souvent le nez, et il lui est arrivé, en mangeant d'une omelette ou d'un potage, d'en faire aller jusque sur son chapeau[403], soit que la main lui tremble ou qu'il songe à autre chose. Enfin, cela est si désagréable à voir que, pour prouver que la dévotion de sa femme étoit véritable, on disoit que si ce n'étoit pas tout de bon, elle ne mangeroit pas avec son mari. On l'a accusé de poltronnerie et de sodomie; et dans une chanson que voici il y a un couplet qui en parle:
Voici quelques-uns de ses bons mots:
Le feu Roi lui ayant dit: «Arnauld est sorti de la Bastille.—Je ne m'en étonne point, répondit-il, il est bien sorti de Philipsbourg, qui est bien une meilleure place.»
Quand on dit que la Reine avoit senti remuer M. le Dauphin: «Il a de qui tenir, dit-il, de donner déjà des coups de pied à sa mère.»
Il disoit au cardinal de La Vallette sur sa retraite devant Gallas[412]: «Il faut que cet homme soit bien incorrigible de vous avoir suivi jusqu'à Metz, après que vous l'avez battu tant de fois.»
Une fois que M. d'Orléans lui tendit la main pour le faire descendre du théâtre: «Ah!... dit-il, je suis le premier que vous en avez fait descendre,» à cause de ceux qui avoient eu le cou coupé pour l'amour de lui.
Lui et d'Avaugour se raillent toujours sur leur principauté. Il y a trois ans qu'Avaugour prétendit entrer en carrosse au Louvre: il ne put l'obtenir. Le prince de Guémené disoit: «Ah! du moins a-t-il droit d'y entrer par la cour des cuisines.» Une fois le cocher de d'Avaugour mit ses chevaux sous les porches de la maison de Guémené, durant un grand soleil. «Entre, entre, lui cria Guémené, ce n'est pas le Louvre.» En montrant le chevalier de Rohan, il disoit: «Pour celui-là on ne dira pas qu'il n'est pas prince.» C'est qu'on trouva un billet de madame de Guémené à M. le comte (de Soissons), où il y avoit: «Je vous ménage un fils;» et c'est celui-là. Il a dit à son fils aîné que le chevalier étoit de meilleure maison que lui. La mère a tellement gâté le cadet, que cela n'a peu contribué à faire tourner la cervelle à l'aîné, qui voyoit bien qu'on faisoit à l'autre tous les avantages dont on pouvoit s'aviser.
Avaugour lui disoit: «Pourquoi souffrez-vous ma sœur auprès de ma nièce de Montbazon? ma sœur n'est pas assez prude.—Voire, dit Guémené, cela est fort bien; c'est une vieille demoiselle auprès d'une jeune princesse.» Le prince de Guémené dit que sa femme veut qu'on la traite d'Altesse principale, comme le marquis de Rouillac d'Excellence royale, à cause qu'il avoit été ambassadeur à la cour du roi de Portugal. Il dit plaisamment que le prince de Tarente devroit dire le Roi mon père et non pas Monsieur mon père; et que M. le Dauphin ne diroit pas Monsieur mon père.
Un fat de conseiller au parlement, nommé Nevelet, s'amusoit à aller chez madame de Guémené. On parle d'aller au bois de Vincennes; il fut assez sot pour se mettre dans le carrosse avec madame de Guémené et les dames de sa compagnie. Là, il l'entretint le plus pédantesquement du monde, et lui disoit, entre autres belles choses, qu'il avoit eu l'honneur d'étudier avec M. le prince de Guémené: «Mais, ajouta-t-il, madame, il étoit bien plus avancé que moi.» Elle, ennuyée de cet impertinent, pour s'en défaire, laissa tomber un de ses gants; il jette la portière à bas, et va pour le ramasser, cependant elle fait relever la portière, et laisse là M. le magistrat, qui revint des murs du bois de Vincennes à Paris avec sa soutane. Une fois, au sortir du sermon de Saint-Leu il pleuvoit bien fort; il dit à des dames: «Mesdames, je suis bien fâché de n'être pas de votre quartier; je vous ramenerois.» A d'autres: «Je vous irois conduire si c'étoit mon chemin.» Une fois qu'il vouloit écrire des douceurs à une fille d'esprit nommée mademoiselle Boccace, il lui parloit de l'éloquence de Jean Boccace, dont elle prétendoit descendre, et lui dit que quand il seroit aussi éloquent que lui, il ne pourroit pourtant représenter combien il étoit passionné pour ses mérites.
A Amiens, je pense, quelques personnes parlant d'affaires d'État, il leur dit (il leur montroit des paysans réfugiés): «Taisez-vous, voilà des créatures de M. le cardinal.» Et à la mort du cardinal il dit que c'était à M. de Dardanie à en faire le service, puisqu'il étoit évêque in partibus infidelium.
On disoit que madame de Rohan soutenoit bien le menton à Miossens. «Au Dictionnaire de Rohan, dit le prince de Guémené, menton veut dire mentula.»
Parlant du mariage de mademoiselle de Rohan: «Vraiment, dit-il, elle a grand tort de n'avoir pas pris le comte de Montbazon mon fils (mademoiselle de Rohan dit qu'il étoit hébété; il est devenu fou), il a bien autant de bien que Chabot; il est aussi bon catholique que lui; et si elle vouloit avoir un bon mari, hélas! où en trouveroit-on de meilleurs que dans notre race?»
Madame de Guémené a eu quelques galanteries. On disoit que ses amants faisoient tous mauvaise fin; M. de Montmorency, M. le comte de Soissons, M. de Bouterville et M. de Thou. On dit quelle s'évanouit quand on biffa les armes de M. de Montmorency à Fontainebleau, lorsque le feu Roi fit des chevaliers. On m'a dit qu'en sa jeunesse, ne se trouvant pas le front assez beau, elle y mit un bandeau de taffetas jaune pâle; le blanc étoit trop blanc, le noir étoit trop différent du reste: cela tranchoit. On voulut marier son fils avec mademoiselle Fontenay-Mareuil, aujourd'hui madame de Gèvres; quoique le père de la fille offrît la carte blanche, elle ne le voulut pas, de peur d'être grand'mère. Cependant, peu d'années après elle le maria avec la fille du second lit du maréchal de Schomberg le père. Elle a des saillies de dévotion, puis elle revient dans le monde. Elle fit ajuster sa maison de la Place-Royale. M. le Prince lui disoit: «Mais, madame, les Jansénistes ne sont donc point si fâcheux qu'on dit, puisque tout ceci s'ajuste avec la dévotion. Voici qui est le plus beau du monde; je crois qu'il y a grand plaisir à prier Dieu ici.» Elle souffrit le gros d'Émery dans le temps qu'il se défit de Marion. On n'approuvoit pas trop cela; et la comtesse de Maure dit plaisamment: «C'est qu'elle veut convertir le bon larron.» Elle ne le lui pardonna qu'en une maladie où elle crut mourir. Toute dévote qu'elle étoit, quand on disputa le tabouret à mademoiselle de Montbazon, qui est aujourd'hui dans le monde, elle dit que pour l'intérêt de sa maison elle seroit capable de jouer du poignard. Elle a un fils, qu'on appelle le chevalier de Rohan, qui est bien fait, qui a du cœur, mais il n'a guère d'esprit, ou plutôt il l'a déréglé. Elle entend assez ses affaires; et c'est par sa conduite que le marquisat de Marigny, que le frère de M. de Montbazon avoit vendu à Montmort, père de la maréchale d'Estrées et de Montmort le maître des requêtes, leur est revenu; il fut déclaré mal acheté. Durant ce procès, comme on plaidoit, le prince de Guémené menaça le maître des requêtes, et lui montra un doigt. «Je vous en pourrois montrer deux, dit l'autre,» et, en faisant cela, lui fit les cornes.
RANGOUSE.
Rangouse est d'Agen. D'abord il fut clerc d'un procureur, et ensuite il entra chez le maréchal de Thémines, où il prit enfin la qualité de secrétaire. Quand il se vit sans emploi, il s'avisa de faire des lettres; mais il s'y prit d'une façon toute nouvelle, car il écrivoit des lettres pour le Roi à la Reine, pour la Reine au Roi, pour le Roi au cardinal de Richelieu, et pour le cardinal de Richelieu au Roi; et ainsi du reste, selon les occurrences du temps. Il y en avoit même pour M. le Dauphin au feu Roi, et aussi pour Monsieur à M. le Dauphin. Après il en fit pour tous les princes, et il les savoit toutes par cœur. Un jour qu'il alloit à son pays il les récita quasi toutes à un gentilhomme qu'il avoit trouvé par les chemins. Quand ce gentilhomme fut arrivé, il dit qu'il avoit fait le voyage avec l'homme du monde le plus curieux, et qui savoit par cœur toutes les lettres que les plus grands de la cour s'étoient écrites depuis quelques années en çà. Mais, ne trouvant pas grand profit à cela, il quitta cette sorte de lettres et n'en a plus montré que de celles qu'il a écrites en son nom à toutes les personnes de l'un et l'autre sexe qui pouvoient lui donner quelque paraguante; il en fit un volume imprimé de ces nouveaux caractères qui imitent la lettre bâtarde; et, par une subtilité digne d'un Gascon, il ne fit point mettre de chiffre aux pages, afin que quand il présentoit son livre à quelqu'un, ce livre commençât toujours par la lettre qui étoit adressée à celui à qui il le présentoit; car il change les feuillets comme il veut en le faisant relier[413]. Vous ne sauriez croire combien cela lui a valu[414]. Il y a dix ans qu'il avoua à un de mes amis qu'il y avoit gagné quinze mille livres qu'il employa fort bien en son pays, car je crois qu'il a famille; depuis, il a toujours continué. Le comte de Saint-Aignan lui donna cinquante pistoles; à la vérité, il y en a eu qui ne l'ont pas si bien payé. M. d'Angoulême le fils se contenta de lui rendre son livre et de lui donner une pistole[415]. Il avoit fait une lettre pour Saint-Aunez, celui qui se retira en Espagne à cause que le cardinal de Richelieu lui avoit ôté le gouvernement de Leucate[416]; Saint-Aunez ne la prit point, ou en donna fort peu de chose[417]. Depuis, craignant que Rangouse ne rendît ce livre public, il l'envoya prier de considérer que cette lettre étoit trop pleine de louanges, que cela lui nuiroit sans doute, et qu'il lui feroit plaisir de ne la point faire courir. «Jésus! dit Rangouse, il a bien du souci pour rien; croit-il qu'une lettre qui vaut au moins dix pistoles, soit à lui pour si peu d'argent? Je la lui ai portée manuscrite, je la ferai imprimer sous un autre nom, en changeant un ou deux endroits: il n'a que faire de s'en mettre en peine.» Il dit qu'il trouve bien mieux son compte à porter des lettres aux commis des finances qu'aux seigneurs de la cour. Celles qu'il fait à cette heure sont beaucoup meilleures que les premières; car il va quelquefois prier M. Patru de les lui redresser un peu. Dans les premières, il y en avoit une dont l'adresse étoit: A monsieur Lesperier (il étoit au maréchal de Gramont), mon bon ami, qui m'as toujours assisté dans mes petites nécessités. Il en a fait une au duc d'Usez, que je compare au sonnet de Dulot pour l'archevêque de Rouen; je veux dire que cette lettre n'eût pu être si bien faite par un honnête homme que par ce fou. Ce fut M. le Prince qui la lui fit faire, et il la trouva si plaisante, qu'il la retint par cœur et lui en donna plus qu'il ne lui avoit donné pour la sienne propre. Le bon de l'affaire, ce fut que le duc prit cela sérieusement, et crut qu'on lui faisoit beaucoup d'honneur[418]. La voici:
«Monseigneur,
»Le rang que vous tenez parmi les grands de l'État ne me permet pas de donner leurs portraits au public sans les accompagner du vôtre. Je ne prétends pas toucher à la généalogie de la maison de Crussol, dont vous tirez votre origine; il faudroit faire un volume et non pas une lettre: je dirai seulement que vous êtes entre la noblesse le premier duc et pair de France, reconnu le plus paisible et le plus modéré de tous les seigneurs. Vous n'avez jamais rien entrepris par-dessus vos forces; votre ambition a toujours eu des bornes légitimes; ce que beaucoup poursuivent avec passion, vous l'obtenez avec patience; vous êtes demeuré calme dans la tempête, et ne vous êtes jamais oublié dans la bonace. Si vous n'avez pas toujours eu des emplois de guerre, c'est que Leurs Majestés vous ont reconnu trop nécessaire auprès d'elles; enfin l'histoire de votre vie est telle, qu'il ne s'en vit jamais de semblable. Celui-là n'est pas ami de son repos qui ne met toute son étude à vous imiter. Pour moi, monseigneur, qui prétends faire un abrégé des actions illustres, pour les laisser à la postérité, j'ai voulu parler des vôtres dans les termes de la vérité avec laquelle je finirai.
»Votre, etc.»
Rangouse a donné le titre de Temple de la gloire à son dernier volume de lettres. Une fois qu'il rencontra M. Chapelain par la ville, il l'avoit vu quelque part, il se met à côté de lui et lui parle avec toutes les soumissions imaginables; car un Gascon se fait tout ce qu'il veut. En ce temps-là, un des amis de cet homme vint à passer; il l'appelle et lui dit en s'approchant tout contre: «Monsieur Chapelain, vous voyez, au moins, je me frotte aux honnêtes gens.» Chez M. Pelisson on lut une pièce en latin; Rangouse à tout bout de champ faisoit des exclamations, et disoit naïvement: «Je n'entends pas le latin; mais je ne laisse pas de pénétrer assez avant pour voir que cet ouvrage est admirablement beau.»
CATALOGNE.
Voici ce que j'ai appris de la manière de vivre des femmes de ce pays-là. On n'y fait l'amour que par truchement, et on se sert pour cela des meneurs des dames. Ce ne sont pas des domestiques pour l'ordinaire, mais quelquefois un savetier qui, les fêtes et les dimanches, prend son bel habit, se met l'épée au côté, et tend le bras à la dame; elles vont rarement ailleurs qu'à l'église. La meilleure marque qu'on puisse avoir d'être bien avec elles, c'est quand elles vous envoient ces messieurs les écuyers pour savoir l'état de votre santé, sous prétexte qu'elles ont ouï dire que vous étiez malade. Cet homme pourtant ne vous parle qu'à l'oreille, et bien souvent il dit à vos gens qu'il vient pour vous donner avis de quelque pièce curieuse qui est à vendre, où il trouve quelque semblable échappatoire; alors vous n'avez plus qu'à chercher l'invention de vous joindre, car elles n'en viennent point là qu'elles n'aient résolu de ne vous rien refuser. La plupart du temps elles sont assez malheureuses; leurs maris ne leur laissent prendre aucun divertissement, entretiennent presque tous des courtisanes, et, ce que j'en trouve de plus fâcheux, c'est que si à souper il y a, par exemple, une poule, ils n'en laisseront qu'une cuisse à leur femme et porteront tout le reste chez leur mignonne, avec qui ils iront souper et coucher; madame cependant s'entretiendra, s'il lui plaît, avec les espions que le galant homme tient auprès d'elle, car les valets sont tous aux maris. Les religieuses sont moins religieuses qu'elles, car s'il y a de la galanterie, c'est dans les couvents; partout on y entre pour de l'argent; même ceux des Catalans, qui sont plus jaloux que les autres, tiennent leurs concubines dans les religions, et on les nomme Commendadas. Il arriva, la première fois que l'armée de France entra dans le port de Barcelonne; que des religieuses qui étoient assez proche du port faisoient bâtir et quêtoient pour achever leur bâtiment; elles furent donc demander la charité à quelques officiers des galères; mais, au lieu d'argent, dont ils étoient assez mal fournis, ils leur donnent cent forçats pour porter la terre et leur servir de manœuvres. Cependant ces officiers cajolèrent les religieuses, et firent si bien qu'elles leur permirent d'entrer dans leur couvent déguisés en galériens: ils se mêlèrent parmi les forçats, et furent trouver leurs maîtresses. Il me semble que quand ils eussent bien rêvé pour inventer un habit bien convenable à des esclaves d'amour, ils n'eussent jamais pu mieux rencontrer.
Il y avoit en ce temps-là une dame nommée la baronne d'Alby; elle étoit de la maison d'Arragon[419], et s'appeloit Hippolita. Elle étoit plus agréable que belle; on n'a jamais vu une personne plus spirituelle, ni plus adroite. Son mari, qui étoit fort débauché, et elle, étaient séparés de corps et de biens. Cette femme eut un si grand déplaisir de la révolte de Catalogne, et avoit une si grande passion pour la couronne d'Espagne, qu'elle a mis plusieurs fois sa vie en danger pour tâcher à réduire cet État sous son premier maître. D'ailleurs, elle étoit galante. Auprès du maréchal de La Mothe, il y avoit un huguenot, déjà âgé, nommé La Vallée (nous en parlerons ailleurs), qui étoit bien avec lui. Dona Hippolita, qui le connoissoit d'amoureuse manière, fit si bien que par son moyen elle obtint permission d'écrire en Arragon, et partout où elle voudroit. On lui accorda cela facilement, parce que les mêmes personnes qui portoient ses lettres en portoient aussi du maréchal à ceux avec qui il avoit intelligence dans le pays ennemi. Elle employa tous ses artifices pour gagner entièrement La Vallée, et lui fit même une des plus grandes faveurs que les dames fassent en ce pays-là: c'est qu'elle l'avertit qu'elle iroit voir les tombeaux la Semaine-Sainte, et qu'il se trouvât en tel lieu pour l'accompagner. La dévotion espagnole ne consiste qu'en grimaces. La Semaine-Sainte, et principalement le Vendredi-Saint, on visite les tombeaux qu'on fait en chaque église, en l'honneur de Notre-Seigneur; et il y a de l'émulation à qui les fera les plus magnifiques; c'est comme les Præsepia[420] à Rome. Les dames y vont voilées, et c'est en ce temps de pénitence qu'elles font le plus de galanteries. On appelle cela Festeggiar. La Vallée se trouva à l'assignation, mais il eut le déplaisir de voir qu'il n'étoit pas le seul galant, car la dame avoit un Catalan avec elle, homme de qualité, et La Vallée croit qu'au retour ils furent coucher ensemble. Voilà tout ce que notre François en eut. Le maréchal de Brezé l'avoit cajolée avant cela, mais elle ne le pouvoit souffrir. Depuis, quand on fit une si grande conjuration contre le comte d'Harcourt, elle s'y trouva embarrassée, et son amant, dont nous avons parlé, eut le cou coupé: pour elle, on se contenta de l'envoyer en Arragon.
J'ai ouï conter une histoire arrivée à Madrid, que je mettrai ici tout de suite: «Une fille de qualité étant devenue amoureuse d'un page de son père, lui accorda toutes choses, et se trouva grosse peu de temps après. Cependant son père l'accorde avec un homme de condition, dont l'alliance lui étoit avantageuse. Dans cette extrémité, cette pauvre fille a recours à une femme veuve, qui étoit femme d'esprit et grande intrigueuse, et trouve moyen de l'aller voir secrètement. Elles songèrent long-temps avant que de pouvoir trouver quelque invention[421], enfin, la veuve lui dit qu'elle iroit dire au cardinal-inquisiteur l'état où elle se trouvoit, et le désespoir où elle étoit; que si on ne l'avoit retenue elle se seroit déjà poignardée, et auroit tout d'un coup ôté la vie à elle et à son enfant; qu'il n'y avoit qu'un remède qui dépendoit de lui seul: c'étoit de faire mettre dans les prisons de l'Inquisition le cavalier avec lequel cette fille est accordée, et, que durant le temps qu'il y sera, on la pourra faire accoucher en cachette.» La fille, approuva le conseil de cette femme, et la chose réussit comme elle l'avoit pensé. Le cardinal eut de la peine à s'y résoudre, mais enfin il y consentit. La fille accoucha heureusement; mais le cavalier, outré de l'affront qu'on lui avoit fait, car il n'y a que l'Inquisition qui soit infamante, mourut de déplaisir, quoiqu'elle lui écrivît tous les jours qu'elle ne l'en estimoit pas moins, que ce n'étoit qu'une calomnie et que la vérité se découvriroit bientôt.
LE COMTE D'HARCOURT.
Le comte d'Harcourt est cadet de feu M. d'Elbeuf, assez mal à son aise. En sa jeunesse, il a fait une espèce de vie de filou, ou du moins de goinfre. Il avoit fait une fantaisie de monosyllabes: c'est ainsi qu'ils l'appeloient, où chacun avoit une épithète, comme lui s'appeloit Le Rond (il est gros et court), Faret[422], Le Vieux; c'est pourquoi Saint-Amant le nomme toujours ainsi; pour lui il se nommoit Le Gros; quand ils étoient trois confrères ensemble, ils pouvoient recevoir qui ils vouloient.
Le comte se battit contre Bouteville et eut l'avantage. Il fut fait chevalier de l'ordre à la dernière promotion; et quand ce vint à biffer les armes de son frère qui étoit avec la Reine-mère, il alla se mettre derrière le grand-autel. Les gens de cœur disoient qu'ils eussent beaucoup mieux aimé n'être point chevaliers de l'ordre; mais il avoit besoin de mille écus d'or de pension. Après il revint. Faret, qui étoit à lui, pour le mettre en train de faire quelque chose, lui proposa de s'offrir au cardinal de Richelieu pour épouser telle qu'il voudroit de ses parentes; et après il en parla à Bois-Robert qu'il connoissoit comme étant de l'Académie, aussi bien que lui. Bois-Robert en parla au cardinal, qui lui répondit en riant:
Bois-Robert pourtant, voyant qu'il ne lui avoit pas défendu d'en parler davantage, recharge encore une fois. «Est-ce tout de bon? dit le cardinal: parlez-vous sérieusement?—Oui, monseigneur, c'est un homme qui sera entièrement à vous; c'est un homme de grand cœur. Il a, comme vous savez, battu Bouteville, et vous pouvez vous fier à sa parole.» Le cardinal lui donna emploi, et le surprit en le lui donnant, car il lui dit: «Monsieur le comte, le Roi veut que vous sortiez du royaume.» Le comte étonné lui dit qu'il étoit prêt d'obéir. «Mais, ajouta le cardinal, c'est en commandant l'armée navale.»
Cette campagne-là, il reprit les îles de Saint-Honorat et de Sainte-Marguerite en Provence. Je laisse à l'histoire à dire comme cette conquête étoit moralement impossible au peu de forces qu'il avoit. J'ai vu le marbre que le commandant espagnol laissa sur la porte, où il y a que: rien ne peut résister à l'invincible valeur du comte d'Harcourt. Au retour, il épousa madame de Puy-Laurens. Après, on l'envoya en la place du cardinal de La Vallette en Italie, où il secourut Casal et reprit Turin. Durant ce siége, il mangeoit en public pour faire voir qu'il n'avoit pas de meilleur pain que les soldats. Jamais les François n'ont si bien montré qu'ils fussent aussi bons à la fatigue que quelque autre nation du monde qu'à ce siége-là. A cette effroyable sortie que fit le prince Thomas, le comte accourut où les lignes avoient été forcées; il avoit sept ou huit gentilshommes avec lui qui appeloient poltrons les soldats qu'ils trouvoient fuyants: «Non, non, dit le comte d'Harcourt, ils sont braves gens: mais c'est qu'ils ne m'ont pas à leur tête.» Il y alla, et il y faisoit bien chaud. Il échoua après à Lérida, comme nous verrons dans les Mémoires de la Régence. Ce même Brito, qui après fit aussi recevoir un affront à M. le Prince, commandoit alors dans la place. On a fort décrié ce pauvre homme, et on veut que toute sa gloire soit due aux officiers qu'il avoit, comme M. de Turenne principalement, au maréchal de La Mothe et au maréchal du Plessis. Ils disent que dans l'occasion il n'a point de jugement, et qu'il dit à tout ce qu'on propose: «Faites donc.» Il est vrai que de tous ceux qui ont servi sous lui, il n'y en a guère qui le prennent pour un grand capitaine. Cependant il est brave et heureux. Pour les siéges, il n'y réussit que rarement.
La Reine lui donna la charge de grand écuyer après la mort de M. le Grand; car il n'avoit point de bien, et disoit que ses fils auroient nom, l'un La Verdure, et l'autre La Violette. Quand il eut cette charge, après l'obligation qu'il avoit à Faret, il délibéra s'il lui devoit donner le secrétariat de sa charge, et pensa lui préférer un petit Mouerou, que Faret avoit pris comme un copiste pour écrire sous lui. Faret est mort de regret de se voir si mal reconnu. Avant cela, le cardinal de Richelieu disoit en parlant du comte d'Harcourt: »Il faudra voir si son apothicaire en sera d'avis; car ce bon seigneur s'est toujours laissé gouverner par quelque faquin.» On disoit de lui qu'il prenoit tout et rendoit tout, car il prit le gouvernement de Guyenne quand M. d'Épernon fut chassé, et après, celui de Normandie quand M. de Longueville fut arrêté, et les rendit. Ce qu'il a fait de plus vilain, à mon avis, ce fut d'escorter M. le Prince qu'on menoit prisonnier au Havre: mais nous verrons tout cela en son lieu. Il y a six ou sept ans, pour vous faire voir quel homme c'est, qu'il conta à un garçon qui montre le jardin de Rambouillet toutes ses prétentions et toutes ses plus importantes affaires.
LE BARON DE MOULIN.
C'est un gentilhomme de Champagne dont le père a toujours eu bonne table et a fait assez de dépense; il y a du bien dans la maison. En sa jeunesse, ç'a été un assez plaisant robin. Il alla au Cours avec le derrière masqué qu'il montroit à la portière, comme si c'eût été son visage. Une autre fois, pour se défaire d'une femme qui lui demandoit de l'argent, il mit son c.. hors du lit; et, comme il avoit la tête entre les jambes, on eût dit que sa voix venoit de dedans le lit: c'étoit la voix d'un homme malade; il vessoit et toussoit tout à-la-fois, et cette femme disoit: «Je vois bien que monsieur est bien mal, il a l'haleine bien mauvaise.» Un jour, après avoir bien attendu, dans une boutique de lingère, que des femmes eussent essayé des collets et des mouchoirs au miroir, il vouloit, et il se déboutonnoit déjà pour cela, essayer aussi une chemise au miroir[423].
Il lui prit une vision sur le pont Notre-Dame; il y rencontra un homme qui lui sembla plus laid que lui. Il l'est étrangement. «Ah! monsieur, lui dit-il, qu'il y a long-temps que je vous cherche!» L'autre fut assez surpris. «C'est, monsieur, ajouta-t-il, que je cherchois un homme plus laid que moi, et, si je ne me trompe, vous êtes cet homme-là. Venez plutôt voir chez ce miroitier.»
Il fit mettre dans sa cornette un moulin à vent, et le mot Nargue Du Moulin, s'il ne tourne. A propos de cela, M. d'Ablancour dit que c'est de lui qu'il a appris tous les termes de la guerre et toutes les marches, et cela lui a furieusement servi dans ses Traductions. M. Fabert dit que c'est ce qu'il y trouve de plus admirable.
Son père le maria, en dépit de lui, à une laide fille, mais riche, nommée Chenevières; elle est fille d'un oncle du baron Du Moulin, qui l'a eue d'une de ses plus proches parentes; cette fille n'a jamais été légitimée. Il n'en vouloit point; et le jour que le contrat se devoit passer, il se déguisa en lavandière, et se mit à battre la lessive à une fontaine proche de la maison. Un avocat, ami de son père, qui venoit pour le contrat, le rencontra, et le fit résoudre à faire ce que son père souhaitoit. Il en a eu beaucoup de bien et tient bonne table; c'est un original; il pette, rotte et pue comme un bouc; car, outre ses pets, il mâche toujours du tabac. Il est libre en paroles, et ne prétend se contraindre pour personne. Depuis quelques années, il s'est mis à aimer les simples, et un jour il mena un curieux, par une grosse pluie, en voir un, disoit-il, qui étoit unique, acuminatum, olens, recens, etc. C'étoit un étron qu'il venoit de faire dans une planche.
Un huguenot, qui s'appelle quasi comme lui, car il se nomme Des Moulins, Le Coq, frère de feu Le Coq, conseiller au parlement, écrit si mal qu'on ne peut lire son écriture. Quand il a fait une lettre, il la plie brusquement sans y mettre de poudre dessus, et il s'y fait des pâtés. Une fois, qu'il voulut en relire une lui-même, et qu'il n'en put venir à bout: «Que je suis fou! dit-il; ce n'est plus à moi désormais à la lire; c'est à celui à qui je l'envoie.»