Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome troisième: Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle
LE MARÉCHAL DE SAINT-LUC[273].
Le maréchal de Saint-Luc s'appeloit d'Epinay; c'est une bonne maison de Normandie. C'étoit un étrange maréchal de France. On disoit qu'il y avoit en lui de quoi faire six honnêtes gens, et qu'on ne pouvoit pas dire pourtant que ce fût un honnête homme. Il étoit bien fait, dansoit bien, jouoit bien du luth, étoit adroit à toutes sortes d'exercices, avoit de l'esprit, et se mêloit même d'écrire en vers et en prose; mais il ne faisoit rien avec grâce[274].
On conte de lui qu'ayant traité à Fontainebleau tous les princes lorrains, ils se firent tous jolis garçons. L'ambassadeur d'Espagne le vint voir après dîner. M. de Guise, croyant ôter son chapeau pour le saluer, ôta sa perruque, et demeura la tête rasée. Cet ambassadeur en sortant, comme M. de Saint-Luc le conduisoit, lui dit: «Vous n'irez pas plus avant, et je vous en empêcherai bien; il n'y a guère de plus forts hommes que moi.» Le maréchal, un peu soûl, lui qui se piquoit d'être grand lutteur[275], crut que cet homme lui offroit le collet; il le prend, et le culbute en bas des degrés. Cela fit bien du bruit; mais on apaisa tout en disant que le maréchal avoit bu. «Je croyois, disoit-il, qu'il me défioit à la lutte.»
Il étoit un plaisant homme en fait de femelles. M. de Bassompierre, son beau-frère, lui écrivoit de Rouen: «Venez vite pour mon procès; j'ai besoin de vous; venez en poste le plus tôt que vous pourrez.» Il part. Le voilà dès sept heures du matin à Magny; c'est la moitié du chemin: il demande un couple d'œufs. Une servante assez bien faite lui ouvre une chambre. «Ah! ma fille, lui dit-il, que vous êtes jolie! Quel bruit est-ce que j'entends céans?—Il y a une noce, monsieur.—Danserez-vous?—Vraiment, répondit-elle, je n'en jetterois pas ma part aux chiens.» Il dit qu'il vouloit en être, oublie M. de Bassompierre, s'habille comme pour le bal, et gambade jusqu'au jour. Par bonheur l'affaire avoit été différée.
Une autre fois, passant en poste par Brives-la-Gaillarde, il demanda à boire à une hôtellerie; la fille de la maison lui plut: il lui demanda si elle avoit des sœurs. «J'en ai deux qui valent mieux que moi.» Il descend de cheval, et y demeura trois jours, un jour pour chacune, et disoit qu'il ne se pouvoit lasser de manger des pigeonneaux que ces divines mains avoient lardés. Par ces sortes de visions il faisoit enrager ses gens: ils disoient tout ce qu'ils vouloient, il ne s'en fâchoit jamais.
La Hoguette[276], celui qui a fait le Testament d'un bon père à ses enfants, étoit à lui. Un jour que le maréchal fut six heures chez une femme, il fit un impromptu qui disoit à la fin:
Il .... ses gens et ne .... pas la belle.
Il épousa en deuxièmes noces madame de Chazeron, une des plus belles femmes qu'on pût voir, mais qui avoit une fine v..... Il disoit: «Si elle me donne des pois, je lui donnerai des féves.» Il en tenoit aussi. Il en fut long-temps amoureux. Un jour il envoya un page pour savoir de ses nouvelles: le page lui rapporta qu'il l'avoit trouvée à table tête à tête avec le maréchal de Brézé, et qu'ils mangeoient des perdrix en carême. Il pesta terriblement contre elle: son fils aîné, le comte d'Estelan, âgé alors de vingt-deux ans, se mit à rire: «De quoi riez-vous?—C'est que je me suis souvenu de certaines personnes qui, après avoir plus pesté que vous, ne laissoient pas d'épouser les gens.» Aussi l'épousa-t-il ensuite. Cette v..... lui avoit été donnée par son mari, jeune homme qu'on avoit envoyé voyager en Italie après l'avoir marié à dix-sept ans; il en apporta ce beau présent à sa femme. Huit mois durant en secondes noces elle se porta assez bien; elle engraissa; on la croyoit guérie; mais depuis elle ne fit qu'empirer. Elle étoit tourmentée avant cela d'une faim canine, et ce fut à cause que M. de Saint-Luc avoit le meilleur cuisinier de la cour qu'elle l'épousa. Enfin elle rendoit tout deux heures après. Il lui falloit faire je ne sais combien de repas par jour, et, pour dormir, prendre de l'opium le soir.
Son fils, le comte d'Estelan, voyant que sa survivance de Brouage viendroit bien tard, et que son père avoit d'assez bonnes dents pour tout manger, prit la soutane à la persuasion de M. de Bassompierre, qui le trouvoit d'une figure assez propre pour l'Eglise. On lui donna une abbaye de dix mille livres de rente qu'avoit son frère, aujourd'hui M. de Saint-Luc.
LE COMTE D'ESTELAN[277].
>Il avoit dix mille livres de rente en une abbaye, autant sur la comté d'Estelan, autant sur les Suisses, dont M. de Bassompierre étoit colonel, et une pension d'autres dix mille livres que le Roi lui donna pour renoncer à la survivance de Brouage. Il jouit de ces deux pensions trois ans durant, car M. de Bassompierre, ayant été mis dans la Bastille, ne lui pouvoit rien laisser prendre sur les Suisses, et la cour ne lui paya plus sa pension; on ne le considéroit qu'à cause de son oncle. Il haussa son abbaye de quatre mille livres de rente; ainsi il demeura avec vingt-quatre mille livres de rente pour tout bien.
Si M. de Bassompierre fût demeuré à la cour, notre abbé eût fait fortune, car il avoit de l'esprit. Il étoit porté à la satire. Un jour M. de La Rochefoucauld le défia de rien trouver contre lui; il fit ce sonnet qui a tant couru. Un gentilhomme qui a été à M. de Saint-Luc m'a assuré que ce n'a point été le comte d'Estelan qui a fait l'épitaphe que voici, mais bien Comminges:
Mais Malleville, qui étoit à M. de Bassompierre, m'a dit que le comte avoit fait depuis celle-ci par avance.
M. de Bassompierre étant dans la Bastille, le comte ne demeuroit guère à la cour: il alloit souvent à Sainte-Menehould, en Champagne, proche de son abbaye. Il y avoit meublé une chambre chez un élu nommé d'Origny. Or, il avoit fait l'histoire des cinq premières années du ministère du cardinal de Richelieu[278], et une satire du passage de Bray, que plusieurs personnes ont à cette heure, quoiqu'à sa mort il l'ait fait brûler avec bien des saletés qu'il avoit faites, l'origine du b....l, etc. Pour moi, je l'ai eue de sa sœur la religieuse à Reims: son frère en a une copie. Puis il l'avoit donnée à feu M. d'Esperses, et même à feu Châtellet, pour avoir sa satire contre Laffemas.
La cour vint une fois à Sainte-Menehould: il en part. Comme il fut à vingt lieues de là, il s'avisa qu'il avoit laissé cette histoire et autres pareilles dans un cabinet d'ébène en cette chambre. Il jure et peste. Ce gentilhomme qui a été page de son père s'offrit à les aller retirer. Il arrive justement comme M. de Chavigny, qui logeoit de ce jour-là dans cette chambre, étoit par bonheur sorti avec tous ses gens: il trouve moyen d'y entrer, et emporte tout ce qu'il falloit. Le soir même M. de Chavigny, sachant à qui étoient ces meubles, demanda la clef de ce cabinet; peut-être même le fit-il ouvrir faute de clef. Depuis, le cardinal sut qu'il avoit fait cette histoire: il envoya M. le chancelier pour en voir quelque chose. Le comte y avoit mis ordre, et ne lui montra qu'une copie où il n'y avoit que des choses à l'avantage du cardinal. Le cardinal Mazarin a voulu avoir l'original. M. de Saint-Luc, dès qu'il put le recouvrer, le lui donna sans en rien lire; je le sais de ce même gentilhomme qui le lui porta.
Le comte, voyant son père mort, prit la poste pour venir à Paris; il tombe, et son cheval sur lui: il cracha du sang, se gouverna assez mal à Tours où il s'arrêta, et y mourut au bout de quinze jours à l'âge de quarante ans.
LA MONTARBAULT,
SAMOIS, ET DE LORME.
La Montarbault étoit fille d'un fermier d'Anjou: elle fut mariée à un homme de la condition de son père; mais elle le quitta bientôt, soit qu'elle se fût fait démarier, ou autrement. Elle vint à Paris, où elle fut entretenue par De Lorme, le médecin. Cet amant ne lui étant pas assez fidèle pour l'arrêter, elle voulut faire une finesse qui lui pensa coûter bon. Elle prit du poison, et ensuite de l'antidote; mais elle avoit pris du poison en telle quantité, que si De Lorme ne fût survenu à propos, elle passoit le pas; encore eut-il bien de la peine à la sauver. Depuis elle épousa un gentilhomme nommé Montarbault, à qui elle ne voulut jamais rien accorder qu'ils ne fussent mariés. Cet homme s'en lassa bientôt; car, quoiqu'elle fût belle, elle avoit l'esprit si turbulent, si enragé, qu'on ne pouvoit vivre avec elle. Sa beauté commençant à diminuer, elle se mit à souffrir; elle avoit un million de secrets, et voyant qu'elle se décrioit à Paris, elle alloit faire de petits voyages dans les provinces. Une fois elle fit si bien accroire au duc de Lorraine qu'elle faisoit de l'or, qu'on a vu des lettres de lui par lesquelles il la recommandoit comme la personne du monde la plus nécessaire à son Etat; mais enfin cela alla si mal pour la pauvre alchimiste, qu'au lieu d'en rapporter de grandes richesses, elle y perdit pour sept à huit mille livres de pierreries que le duc lui prit quand il vit que c'étoit une affronteuse. Après plusieurs promenades, elle rencontra un Anglois qui se vantoit d'avoir trouvé l'invention de faire des carrosses qui iroient par ressort; elle s'associa avec cet homme, et dans le Temple[279] ils commencèrent à travailler à ces machines. On en fit une pour essayer, qui véritablement alloit fort bien dans une salle, mais n'eût pu aller ailleurs, et il falloit deux hommes qui, incessamment, remuoient deux espèces de manivelles, ce qu'ils n'eussent pu faire tout un jour sans se relayer; ainsi cela eût plus coûté que des chevaux.
Ce dessein avorté, elle accusa de fausse monnoie, car elle s'y entendoit fort bien, et c'étoit là toute sa pierre philosophale, un nommé Morel, qui avoit été commis de Barbier; mais elle, au contraire, fut accusée, et eut bien de la peine à se débarrasser.
En un voyage qu'elle fit en Normandie, le fils de la sœur de Chandeville[280], qui étoit neveu de Malherbe; la vit chez un gentilhomme. Il en devint amoureux, et cela n'est pas étrange, car il étoit jeune, et elle avoit encore de la beauté, étoit cajoleuse, et débitoit agréablement; elle avoit changé de nom. Il fit en sorte auprès de sa mère, qui étoit veuve, qu'elle priât la Montarbault de venir chez elle. Cet adolescent, qui apparemment la trouva assez facile, la retint deux mois entiers chez sa mère, qui, charmée de cette femme, lui donna sa fille, qui sortoit de religion, pour lui faire voir le monde. Cette mère, comme on peut penser, n'étoit pas plus sage que de raison; elle avoit toujours été une extravagante, qui se vouloit battre en duel à tout bout de champ. Voilà ces jeunes gens à Paris, logés dans le Temple, chez la Montarbault. Les voisins s'étonnoient fort de voir chez cette femme une jeune fille bien faite; il arriva par hasard que la femme-de-chambre de mademoiselle de Rambouillet, qui étoit une fille fort adroite, se trouva un jour chez une femme de ses amies au Temple, où elle vit cette jeune demoiselle, qui, ayant appris que cette fille coiffoit si bien, la pria de trouver bon qu'elle se fît coiffer par elle à l'hôtel de Rambouillet. Elle y fut, et cela fut rapporté à madame la marquise, qui s'informa si bien qu'elle sut que c'étoit la nièce de feu Chandeville, qu'elle avoit donné autrefois à M. le cardinal de La Valette. Le frère, qui avoit accompagné sa sœur, fut contraint d'aller saluer madame de Rambouillet, et lui fit un galimatias qui faisoit assez voir qu'il y avoit de l'amour, et qu'il n'avoit osé la venir voir de peur que cela ne se découvrît. Enfin, quelques parents qu'ils avoient ici renvoyèrent cette fille à sa mère. On lui fit avouer que la Montarbault l'avoit voulu mener plusieurs fois chez M. de Chevreuse et ailleurs, et que pour y faire consentir le frère, elle lui disoit: «Cela me servira, parce que ceux à qui j'ai affaire aiment à voir de belles personnes.» Ce garçon, qui s'appeloit Samois, demeura à Paris. Quelque temps après il vint retrouver madame de Rambouillet, et lui dit qu'il recherchoit une fille fort riche, et qu'il n'y avoit qu'une difficulté à l'affaire: c'est qu'il s'étoit vanté d'être parent de MM. de Montmorency, et qu'on souhaitoit qu'il fût reconnu pour tel. «Sur cela, madame, continua-t-il, je me suis adressé à vous, comme à une personne qui aimoit fort feu mon oncle, pour vous prier d'obtenir cette grâce de madame la princesse.» La marquise, au lieu de lui dire les véritables raisons qu'il n'eût pas comprises, lui dit qu'elle n'étoit pas en état de sortir. Un mois ou deux après, il revint la voir, et lui dit qu'il étoit marié, mais le plus malheureusement du monde. «J'avois recherché l'une des deux filles de la baronne de Courville, auprès de Châteaudun. Ces filles étoient en pension dans une religion à Paris. Je la fus demander à sa mère: elle qui, quoiqu'elle ait cinquante ans, est encore assez passable, me dit que pour ses filles elle ne les vouloit point marier, mais que si je voulois l'épouser elle, j'y trouverois mieux mon compte, et qu'elle avoit bien du revenu. Nous nous marions, mais j'ai épousé un diable; elle a toujours le bâton à la main; elle bat ses gens et ses paysans à outrance; et pour moi, le lendemain de nos noces, elle me dit mille injures.» En disant cela, le galant homme dit toutes les injures de harangères et de crocheteurs. Madame de Rambouillet, surprise de cela, le pria de ne dire plus de ces choses-là. «Vraiment, madame, ce n'est pas là tout; ma mère et ma sœur la vinrent voir; elle les appela..... (là, il en dit de plus terribles que les autres). Elle passa bien plus avant; elle frappa ma mère: ma mère le lui rendit; elle mit ma mère en prison; ma mère l'y mit à son tour; elle m'a battu; je l'ai battue. Enfin, après bien du vacarme, nous sommes venus à Paris. Tout le jour elle ne fait qu'escrimer.» Madame la marquise disoit qu'elle espéroit que ces deux femmes se battroient enfin en duel. «Elle mange, ajouta-t-il, quarante huîtres tous les matins (c'étoit en carême), et pour moi et mes gens, elle nous fait mourir de faim.»
Or, cette madame de Courville, comme je l'ai appris dans le pays, durant la vie de son mari et après, s'étoit toujours divertie; et n'ayant plus aucun reste de beauté, elle avoit été contrainte de prendre un homme qui lui servoit de maître-d'hôtel et de galant tout ensemble. Samois le trouva un jour couché avec elle; mais comme il voulut faire du bruit, elle lui dit: «Vous avez pu savoir mon humeur, et vous ne devez pas prétendre que je vive mieux avec vous qu'avec mon premier mari.» Samois voulut décharger sa colère sur cet homme, mais, comme il est débonnaire, il se contenta de le chasser. Il enferma pourtant sa femme, et ne la laissoit voir à personne. Un conseiller au Châtelet de Paris, qui avoit été autrefois fort bien avec elle, sut qu'elle étoit prisonnière, et envoya un homme qui adroitement se glissa dans la maison, un jour qu'un gentilhomme avoit eu permission de lui parler; il lui dit la bonne intention du conseiller, qui envoya un lieutenant du prévôt de l'hôtel pour la délivrer. Ce lieutenant mit le mari et la femme bien ensemble. Quelque temps après une affaire les obligea à venir à Paris tous deux. L'argent manqua bientôt au cavalier, qui, pour en avoir, vendit les chevaux et le carrosse de sa femme; mais elle, n'entendant point raillerie, trouva moyen de le faire mettre au Châtelet pour dettes. Je pense que le conseiller ne nuisit pas à cette affaire. Depuis, il vint demander franchise à l'hôtel de Rambouillet, parce qu'il avoit été, disoit-il, d'un duel. Celui à qui il parla lui dit qu'il n'y seroit pas en sûreté. «Comment, répondit-il, et n'est-ce pas un hôtel?»
Pour De Lorme[281], dont nous avons parlé ci-dessus, les eaux de Bourbon, qu'il a mises en réputation, l'y ont mis aussi lui-même[282]. Il a gagné du bien et est à son aise. On dit qu'il prétendoit que ceux de Bourbon lui érigeassent une statue sur les puits; il se fit faire intendant des eaux, puis vendit cette charge. On l'accuse d'avoir pris pension des habitants pour y faire aller bien du monde, et il y a grande apparence, car sous ce prétexte il ne voulut jamais payer pour quarante écus de ciseaux et de couteaux qu'il avoit pris à la Flèche et à Moulins, et il trouva fort étrange qu'on les lui demandât, comme s'ils ne lui étoient pas assez redevables à lui qui faisoit aller tant de gens à Bourbon, et qui disoit à tous que la Flèche étoit la meilleure boutique. Que ce soit cela ou autre chose, le maître s'est fait riche. Ce fut l'an 1656 qu'il fit cette vilainie. Il étoit allé accompagner à Bourbon l'abbé de Richelieu et ses sœurs; il avoit avec lui sa demoiselle, car il ne va point sans cela, et il fallut que madame d'Aiguillon le souffrît. A cette heure qu'il est vieux, il craint le serein, et dès que cinq heures sonnent, il se met je ne sais quelle coiffe de crapaudaille[283] sur la tête, qui, avec son habit de satin à fleurs et ses bas couleur de rose, le font de la plus plaisante figure du monde.
J'ai ouï conter à feu Malleville une bonne chose de cet homme; il s'est toujours mêlé de belles-lettres. Malleville lui montra une grande élégie qui s'appelle Impatience amoureuse. «Hé! lui dit-il, combien faut-il de vers pour une pièce de théâtre?—Quinze cents ou environ, dit Malleville.—Vraiment, ajouta le médecin, vous en devriez faire une, voilà déjà le tiers, des vers fait.»
JALOUX.
DES BIAS.
Des Bias (d'une terre auprès d'Avranches), frère aîné de Monferville, dont nous avons parlé ci-dessus à l'article de Thémines[284], avant que d'être marié ne bougeoit, à Paris, du b....l et du cabaret. Il étoit grand et bien fait, mais mal propre autant qu'on le peut être: quand sa chemise étoit noire comme la cheminée, il la troquoit contre une neuve chez une lingère, et en changeoit dans sa boutique. Il y a plus de treize ans qu'il est marié à une personne de bon lieu, bien faite et bien raisonnable; cependant il en est si jaloux qu'après avoir été long-temps sans vouloir que personne allât dîner chez lui (il demeure à la campagne), bien moins d'y coucher, il devint jaloux de ses valets même, et non content de l'avoir enfermée au troisième étage, afin qu'elle fût hors d'escalade, et qu'on n'y montât pas avec des échelles de corde, il chassa enfin tous ses gens, et quoique huguenot, il prit un Carme, à qui il se fioit, pour gouverner tout chez lui. Ce moine avec le temps lui devint suspect, et il le chassa aussi. Sa femme souffroit toutes ces extravagances avec une constance admirable. Elle a eu quatre enfants, et, parce que ce mari a un petit doigt de la main gauche estropié et tout crochu, et qu'il dit que si elle fait des enfants qui ne l'aient pas de même ils ne seront pas à lui, tous ceux qu'elle a ont le petit doigt de la main gauche crochu, soit par la force de l'imagination de la mère, soit que la sage-femme gagnée le leur rompe en naissant.
Ce maître fou porte toujours sur lui tous ses papiers les plus importants et ses principales clefs. Une fois, sur le point de partir de Rouen, avant cette grande jalousie, il dit en lui-même: «Je me tue à faire mes affaires moi-même, il faut prendre des secrétaires.» Il en prend trois, et s'en va à la dînée; il songe: «Ai-je de quoi occuper trois secrétaires?» Il en renvoie un, à la couchée un autre, et le lendemain un troisième, disant: «J'ai bien fait mes affaires jusqu'ici, je les ferai bien «encore.» Il a de l'esprit et faisoit bonne chère à ses amis, quand il n'étoit pas si abîmé dans sa jalousie. Son père étoit gouverneur de Lectoure; il l'avoit été de Pontorson.
RAPOIL.
Un médecin de Soissons, nommé Rapoil, avoit une femme bien faite, mais elle avoit une dartre à la joue qui se renouveloit tous les mois, en sorte qu'elle n'avoit par mois que quinze jours de beauté. Il en étoit jaloux, et, quoiqu'il dît qu'il savoit bien le moyen de la guérir, par jalousie il ne la voulut jamais guérir entièrement. Il n'y gagna rien: elle étoit fort coquette et enfin elle se fit démarier. Elle enrageoit quand on l'appeloit madame Poilra au lieu de madame Rapoil.
MOISSELLE.
Un beau garçon de Paris, nommé Hérouard, sieur de Moisselle, se trouvant avec peu de bien, à cause que son père avoit mal fait ses affaires, prit l'épée, et en Hollande, ayant acquis quelque réputation, une dame de quelque âge, mais riche, l'épousa. C'est la plus folle de jalousie qui fut jamais: dès qu'il regarde une servante, elle la chasse. A Paris, elle eut soupçon que son mari regardoit de trop bon œil une belle fille de ses parentes, et à table, en mangeant après avoir été long-temps sans parler, elle s'écrioit: «Oui, en ma foi! je le voudrois de tout mon cœur qu'elle fût cent pieds sous terre, cette mademoiselle Marton.» C'étoit le nom de la belle. Et dans cette vision une cassette lui ayant été volée, elle disoit que c'étoit cette fille qui l'avoit volée, et qu'une sorcière la lui avoit fait voir dans son ongle. Elle devint jalouse de la grand'mère de son mari. Elle étoit venue de Hollande ici pour le ramener, et d'ici elle le suivit en Poitou, où il est allé voir ses parents. Il est contraint, quand il est levé, de sortir jusqu'au soir, et s'est accoutumé à la laisser criailler tout son soûl.
TENOSI, PROVENÇAL.
Voici une histoire plus étrange que toutes les autres. Un gentilhomme provençal, nommé Tenosi, s'en allant faire un voyage en Levant, recommanda sa femme à un autre gentilhomme, avec lequel il faisoit profession d'une amitié très-étroite: cette femme étoit belle; cet ami en devint bientôt amoureux, et enfin la femme ne fut pas plus fidèle que lui. Ils vécurent de sorte que tout le monde savoit leurs amours. Au bout de quelque temps le bruit courut que le mari étoit mort; mais ce bruit étoit faux, et il revint la même année. Ces amants, comme j'ai dit, avoient eu si peu de discrétion qu'ils ne doutoient point que le mari ne fût bientôt averti de tout; ils se résolurent de s'en défaire, et l'empoisonnèrent: ils sont pris et condamnés à avoir la tête coupée, tous deux en même temps, et sur un même échafaud. On les mène donc au supplice: cet homme étoit le plus abattu qu'on eût pu voir, et la femme paroissoit beaucoup plus résolue que lui. Comme on le vouloit exécuter le premier, il demanda qu'on ne l'exécutât qu'après cette dame, et le demanda avec tant d'instance, et dit des choses qui firent si fort croire qu'autrement il mourroit comme un furieux, qu'on fut contraint de le lui promettre, de peur de le mettre au désespoir. Mais il n'eut pas plus tôt vu la tête de sa maîtresse à bas, qu'il témoigna une constance admirable et mourut, s'il faut ainsi parler, avec quelque satisfaction. On sut de ses amis particuliers que c'étoit par jalousie, et qu'il étoit tellement possédé de cette passion, qu'il avoit eu peur, s'il étoit exécuté le premier, que la dame ne fût sauvée par quelque miracle, et qu'un autre n'en jouît après: ce fut ce qui l'avoit fait résoudre à empoisonner son ami, comme il l'empoisonna, le jour même qu'il fut arrivé, sans lui donner le loisir de coucher avec sa femme.
COIFFIER.
Coiffier est fils de Coiffier qui a été commissaire au Châtelet, et dont la mère étoit cette célèbre pâtissière qui fut la première qui s'avisa de traiter par tête. Le père avoit eu quelque habitude avec le président Le Bailleul, lorsqu'il étoit lieutenant-civil; de sorte que, s'étant mêlé de finances quand le président fut fait surintendant, il prit Coiffier pour premier commis; d'Emery le continua. C'est un homme grave et terriblement cérémonieux. On disoit que d'Emery avoit Guerapin pour tenir parole, Chabenats pour fourber et, Coiffier pour faire des révérences. Madame Pilou disoit de lui que, pour commissaire du Châtelet, c'étoit un honnête homme, mais que pour un homme à carrosse, ce n'étoit qu'un benêt; sa femme étoit aussi sotte que lui et par-delà. Ils avoient un fils assez honnête garçon, qui ne les pouvoit souffrir, et il étoit toujours absent; ce fils mourut fort jeune. Son cadet est bien fait; mais vous verrez par la suite quel homme c'est. Il est à cette heure maître des comptes. Son père le maria, il y a quelques années, avec la fille de Vanel, celui qui, avec La Raillière, avoit fait le traité des aisés. C'est une petite créature qu'on peut dire jolie; mais après les nains, il n'y a rien de si petit: il est vrai qu'elle est bien proportionnée. Cette petite créature, élevée par une mère dévote, fut ravie de trouver un garçon qui fût un peu dans le monde. Par malheur pour lui et pour elle, le père et la mère de Coiffier n'étaient pas alors à Paris, ou du moins en partirent aussitôt après: de sorte que la voilà en son ménage. Le mari, qui avoit ouï dire dans le monde qu'un galant homme devoit donner de la liberté à sa femme, lui laissoit faire en partie ce qu'elle vouloit: il lui donnoit même à faire la dépense; notez que c'étoit un oison. Elle ne se levoit qu'à midi, faisoit semblant de compter avec le valet-de-chambre de son mari, et ne comptoit point; tout alloit comme il plaisoit à Dieu: l'argent ne lui coûtoit rien. Elle donna une table de bracelet[285] de trente-cinq pistoles à une demoiselle de sa mère qui l'étoit venue coiffer quelquefois, et à la femme-de-chambre un mouchoir de quinze pistoles.
Il n'y avoit que trois jours que le père de sa mère étoit mort; elle s'habilloit de couleur, et quand sa mère venoit elle se mettoit entre deux draps tout habillée, et on a jeté quelquefois sur le fond du lit la tourte qu'elle alloit manger avec quelques jeunes garçons du quartier.
Logée dans un des pavillons qui sont autour du jardin du Palais-Royal, elle avoit une porte pour y entrer; elle s'y promenoit avec sa demoiselle jusqu'à deux heures après minuit, et le mari fut contraint de faire cacher des gens qui lui firent peur, afin qu'elle n'y fût plus si tard. Cette grande liberté que cet homme lui donna durant l'absence de sa belle-mère la gâta entièrement, et quand les bonnes gens furent revenus, elle avoit déjà pris un fort méchant pli; d'ailleurs elle est naturellement étourdie, et par malheur elle a toujours eu affaire à des étourdis.
Le premier qui s'avisa de lui faire les doux yeux fut un garçon de la ville, lieutenant aux gardes, nommé Busserolles, si fou qu'il alla attaquer lui seul à la Don Quichotte une bande de sergents qui menoient un homme en prison, et le délivra sans le connoître; il est vrai que son hausse-col, car il étoit de garde, imprima quelque terreur aux sergents. Depuis, il a parlé au Roi si sottement qu'on l'a cassé, au lieu de le laisser traiter d'une compagnie. Ce galant homme alla un jour pour voir la petite dame. On lui dit qu'elle étoit là auprès, chez sa belle-sœur Vanel, de qui on médit furieusement avec Servien. Busserroles y va: la petite femme revient; on lui dit cela; elle court chez sa belle-sœur; ils se parlent. La belle-sœur, qui savoit que déjà on étoit en soupçon chez le mari, ne trouva cela nullement bon, et fit dire à Busserolles qu'il ne revînt plus chez elle. Voilà grande rumeur au logis: on défend à la petite femme de voir sa belles-sœur; elle ne voyoit pas même sa mère, car la belle-sœur et la mère logeoient ensemble. Elle disoit une fois: «Jésus! que faire au Cours? Le Roi est parti.»
Il y en a aussi qui en sont fâchés. Tantôt elle a permission d'aller au Cours avec sa gouvernante, tantôt on la resserre tout de nouveau: le mari est devenu tout sauvage. Il a un frère qui a fait quelques campagnes; on l'appelle d'Orvilliers. Ce garçon est bien fait et étoit assez raisonnable; mais à cette heure il garde sa belle-sœur: on croit qu'il en est amoureux. Elle le hait comme la peste.
Le beau-père, la belle-mère, et tous leurs gens, sont tous les espions de la jeune femme. Le bonhomme en usa fort sottement, car il rompit en visière plusieurs fois à de jeunes gens qui alloient là-dedans; et enfin le portier eut ordre de ne la laisser voir à pas un homme. Quand on la demandoit il disoit: «Elle n'y est pas.» Et elle, qui étoit toujours à la fenêtre, crioit: «J'y suis;» mais cela ne servoit de rien.»
Busserolles découvrit un jour qu'elle alloit au sermon avec la famille: il envoie un grand laquais qui fait si bien qu'il garde une place tout auprès de la petite dame, et il causa avec elle à la barbe à Pantalon tant que le sermon dura.
Elle fut assez long-temps en cette misère, n'allant en aucun lieu que sa belle-mère n'y fût, elle qui mouroit d'envie de voir des hommes. Enfin je ne sais par quelle rencontre on ne put s'empêcher de la laisser aller jouer dans le voisinage, chez le président Tubeuf. Son fils aussitôt en conte à la belle; dès le premier soir elle lui permet de lui écrire, et non contente de cela, elle ne faisoit que chuchotter le lendemain à la messe avec lui. Le laquais de Tubeuf, aussi habile que son maître, rencontra Coiffier à la porte, qui lui fit avouer qu'il portoit un poulet à sa femme, et lui donnant un louis, d'or. Il lui dit: «Je t'en donnerai autant toutes les fois.» Il faisoit réponse pour sa femme. Je pense que la demoiselle ou sa mère l'écrivoit. Au bout de huit jours le mari se lassa de donner des louis, et écrivit à Tubeuf: «Monsieur, soyez une autre fois plus fin;» puis conta toute l'affaire à sa femme. La belle-mère meurt quelque temps après: cette petite étourdie ne put s'empêcher d'en témoigner de la joie, et elle vouloit aller à l'enterrement avec un collet clair: le mari dit qu'il le jetteroit dans le feu; cela acheva d'aigrir les gens. Elle fut depuis comme prisonnière, jusqu'à entendre la messe chez elle, et à n'avoir permission de regarder à la fenêtre que certains jours. Quand Tubeuf alla à Francfort, elle et le mari, entendant passer bien des gens, mirent la tête à la fenêtre; il cria: «Il y en a qui sont bien aises!»
MADAME LÉVESQUE
ET MADAME COMPAIN.
Un procureur au Châtelet, nommé Turpin, avoit une des plus belles filles de Paris. Elle étoit blonde et blanche, de la plus jolie taille du monde, et pouvoit avoir environ quinze ans. Un jeune avocat, nommé Patru (c'est celui qui est aujourd'hui de l'Académie, et qui a fait de si belles choses en prose), la vit à la procession du grand Jubilé de 1625. Sa beauté le surprit, et il ne fut pas le seul, car toute la procession s'arrêtoit pour la regarder. Le monsieur étoit beau si la demoiselle étoit belle, et on pouvoit dire que c'étoit un aussi beau couple qu'on en pût trouver. Quoiqu'elle lui semblât admirable, et qu'il en fût touché, il ne voulut point l'aller voir; car, quoiqu'il fût extrêmement jeune, il voyoit bien déjà que c'étoit une sottise que de se jouer à des filles. Aux Carmes, car ils étoient tous deux de ce quartier-là, il la rencontra à la messe; il en fut ébloui, et il dit qu'en sa vie il n'a rien vu de si beau. Elle le salua le plus gracieusement du monde. Il se contentoit de passer quelquefois devant sa porte, où elle se tenoit assez souvent; s'il la regardoit d'un œil amoureux, elle ne le regardoit pas d'un œil indifférent. Comme il souhaitoit avec passion qu'elle fût mariée, un avocat au Parlement, nommé Lévesque, l'épousa quelque temps après. C'étoit un petit homme mal fait et d'ailleurs assez ridicule. Voilà notre galant bien aise: il se met à aller au Châtelet, parce que le mari avoit pris cette route à cause de son beau-père; le prétexte fut qu'un jeune homme doit commencer par là. Il se place bien loin de Lévesque, et fut assez long-temps sans le rechercher: il y fut bientôt en quelque réputation; et un matin, s'étant trouvé avec quelques avocats, parmi lesquels étoit Lévesque, on proposa de faire une débauche pour voir ce que ce nouveau-venu d'Italie sauroit faire: Patru ne faisoit que d'en revenir. Lévesque dit qu'il vouloit que ce fût le jour même, et chez lui. Ils y furent; on fit carrousse[286] jusqu'à onze heures du soir: la femme y fut toujours présente, et ne quitta pas d'un moment la compagnie.
Notre amoureux étoit ravi d'avoir eu entrée chez la belle; toutefois il n'osoit y aller sans quelque semblable occasion, car cette femme étoit entourée de cent sots, la plupart des adolescents d'avocats qui dirent bien des sottises dès qu'ils virent que Patru y avoit accès; car il leur faisoit ombrage. Cependant on lui rapportoit qu'elle disoit mille biens de lui. Enfin il la rencontra tête pour tête sous le Cloître des Mathurins, et il fut obligé de lui dire qu'il n'avoit osé prendre encore la hardiesse de l'aller voir en son particulier; elle, l'interrompant, lui dit «qu'il pouvoit venir quand il voudroit. Il y fut donc, et plus d'une fois; mais les petits avocats mirent bientôt l'alarme au camp: le mari témoigna qu'il n'y trouvoit pas plaisir; elle en avertit Patru, car il avoit fait bien du progrès en peu de temps. Lui, pour faire une contre-batterie, se met à rendre bien des devoirs à la mère qui logeoit porte à porte. Cette mère, aussi étourdie qu'une autre, prit ce garçon en telle amitié, qu'elle ne juroit que par lui. Cependant les jaloux firent tant de bruit que le père se réveilla, et fit comprendre à sa femme qu'elle n'étoit qu'une bête. Notre galant a encore avis de cette nouvelle infortune: il se résout à rechercher le mari, qu'il avoit fui tant qu'il avoit pu, parce que c'étoit un fort impertinent petit homme. Lévesque se piquoit de lettres, et savoit la réputation de notre avocat: il se laisse bientôt prendre, et à tel point, qu'il en étoit incommode, car il ne pouvoit plus vivre sans Patru. Lui, pour s'en décharger un peu et avoir un peu plus de liberté en ses amourettes, pria d'Ablancour, son meilleur ami, d'avoir la charité d'entretenir quelquefois cet impertinent. Ils lièrent une société; ils mangeoient trois fois la semaine ensemble, tantôt chez d'Ablancour, tantôt chez quelque traiteur.
Il arriva en ce temps-là que l'abbé Le Normand, ce fripon qui a fait quelque temps des catéchismes au bout du Pont-Neuf, et qui depuis a fait l'espion du cardinal Mazarin, étant parent de la belle, la prétendoit b.....; mais il le vouloit faire d'autorité; elle se moqua de lui. Enragé de cela contre Patru, il y mena un jeune abbé qu'on appeloit l'abbé de La Terrière, qui s'éprit aussitôt: celui-là n'y réussit pas mieux que lui. Tous deux, pour savoir la vérité de l'affaire, s'avisent de gagner un des prêtres qui, certains jours de la semaine sainte, sous l'orgue des Quinze-Vingts, donnent l'absolution des cas réservés à l'évêque. Le galant avoit accoutumé de se confesser. Ce prêtre gagné s'y trouva seul. L'avocat se confesse à lui de coucher avec une femme mariée; et après cela le prêtre dit assez haut: «Je m'en vais, je n'ai plus que faire ici; j'ai su ce que je voulois savoir.» A quelque temps de là, je ne sais quel traîneur d'épée le vint trouver; Patru l'avoit vu plusieurs fois aux Carmes: «Monsieur, lui dit-il, un tel abbé s'est adressé à moi pour vous faire jeter une bouteille d'eau-forte et vous faire donner quelques balafres sur le visage; mais je n'ai garde de le faire. Comme vous voyez, je vous en avertis; ne faites semblant de rien, laissez-nous le plumer: il a encore quelque argent de reste de son bénéfice qu'il a vendu à l'abbé Le Normand.» Ce jeune abbé se fit Minime ensuite, et fit faire des excuses à Patru.
Cet abbé Le Normand étoit fils d'un maître des requêtes et petit-fils d'un commissaire du Châtelet. Lévesque étoit tout fier qu'un fils de maître des requêtes fût parent de sa femme. Enfin il vit bien que ce n'étoit qu'un impertinent.
Bois-Robert appelle l'abbé Le Normand Dom Scélérat.
Madame Lévesque et Patru furent assez long-temps sans traverses, jusqu'à ce qu'un jour qu'ils étoient ensemble dans la chambre de la belle, le mari passe pour aller dans un cabinet, sans faire semblant de les voir; le galant dit à la belle: «On nous l'a débauché tout-à-fait; il y a long-temps que je prévois qu'il faudra rompre avec lui pour le faire revenir, car il me recherchera sans doute; je m'en vais: dites-lui que je suis parti très-mal satisfait, et que je ne veux plus rentrer céans; il ne manquera pas de dire que c'est ce qu'il demande, mais ne vous en épouvantez point.» Cela arrive comme il l'avoit dit: Lévesque venoit de boire avec des jeunes gens qui lui avoient brouillé la cervelle. Au bout de quelques jours Patru trouve Lévesque aux Carmes, et lui tourne le dos tout franc. L'autre, qui avoit mis de l'eau dans son vin, en fut un peu surpris, et dit le jour même à sa femme: «Vraiment M. Patru est tout de bon en colère; il m'a aujourd'hui tourné le dos aux Carmes.—Je vous avois bien dit, répondit-elle, qu'il partit de céans très-mal satisfait.» Ce ressentiment que Patru avoit témoigné fit l'effet qu'il espéroit; voilà Lévesque à courir après lui. Comme ils étoient sur le point de renouer, Lévesque meurt en fort peu de jours; et il étoit si bien revenu qu'il dit en mourant à sa femme qu'elle se fiât à lui en toutes choses, et qu'il n'avoit qu'un seul regret, c'est de n'avoir pas renoué avec lui. Il déclara aussi qu'il lui devoit quelque argent, dont Patru n'avoit pas de promesse, qu'il ne savoit pas au juste combien il y avoit, mais qu'on s'en rapportât à ce que Patru diroit.
La veuve envoya quelques jours après demander au galant combien son mari lui pouvoit devoir. Il lui manda qu'elle se moquoit, et qu'il ne lui étoit rien dû. Elle lui écrivit que cela étoit venu à la connoissance de son père, et qu'il falloit absolument le dire, et qu'elle le prioit de lui envoyer un exploit: il répondit qu'il s'en garderoit bien, et que, puisqu'il falloit nécessairement qu'elle payât, il y avoit tant; qu'elle en fît comme elle le trouveroit à propos; mais qu'il ne pouvoit se résoudre à lui envoyer un exploit, quoiqu'il sût bien que sans cela elle ne pouvoit payer sûrement. Le père, voyant cela, envoya l'argent, et fit faire un exploit à sa fantaisie.
Cette mort ruina toutes leurs amours: Patru ne trouvoit pas plus de sûreté à une veuve qu'à une fille. Elle le pressoit de la venir voir: lui s'en excusa un temps sur la bienséance qui ne permettoit pas qu'il retournât si promptement chez la veuve d'un homme avec qui tout le monde savoit qu'il étoit mal. Après, il lui parla franchement, et lui dit «qu'il ne pouvoit pas la voir sans lui faire tort; car s'il l'épousoit, il la mettoit mal à son aise, et s'il ne l'épousoit pas, il la perdoit en l'empêchant de se remarier.» La voilà au désespoir. Elle crut que si elle se lassoit cajoler par d'autres elle le feroit revenir; elle alloit à l'église avec une foule de petits galants. Il m'a avoué que cela lui brûloit les yeux, et qu'il n'a de sa vie si mal passé son temps que de voir qu'une des plus belles personnes du monde, et dont il étoit aussi amoureux qu'on pouvoit être, le souhaitoit si ardemment, et de ne pouvoir jouir d'un si grand bonheur. Il en eut la fièvre: sa raison fut pourtant la maîtresse, et il ne vit jamais depuis madame Lévesque chez elle.
La belle, qui s'étoit laissé approcher par tant de galants, s'accoutuma insensiblement à cette coquetterie, et on ne sait si Chandenier, depuis capitaine des gardes-du-corps, le feu président de Mesmes et le président Tambonneau, ne succédèrent point à Patru pour quelques nuits; car, durant qu'il la voyoit, ces gens-là et bien d'autres n'y firent que de l'eau toute claire, et elle lui faisoit confidence de tout ce qu'ils lui faisoient dire et de tout ce qu'ils lui faisoient offrir.
La Barre, payeur des rentes, garçon de plaisir et riche, mais fort écervelé et assez matériel, s'en éprit et n'en eut rien qu'avec une promesse de mariage; il y eut même un contrat de mariage ensuite et un acte de célébration. Durant six mois et davantage, la mère de La Barre la traita comme sa belle-fille, et si Pucelle eût plaidé comme il faut, elle auroit gagné sa cause; mais il ne dit point cette particularité, on ne sait pourquoi. Si Patru eût osé plaider pour elle, la chose eût été autrement. La cause fut appointée, et il fut dit qu'il l'épouseroit, ou lui donneroit cinq mille écus pour elle, et vingt mille livres pour le fils qu'elle avoit eu. Ce procès fut quatre ou cinq ans à juger.
Avant madame Lévesque, La Barre avoit été amoureux de la Dalesseau, fameuse courtisane, et l'avoit entretenue; cette femme avoit été à un quart d'écu: jusqu'à trente ans elle ne fut point estimée. M. de Retz, le bonhomme, s'étant mis à l'entretenir, elle devint aussitôt fameuse. Saint-Prueil l'eut ensuite, et puis La Barre, qui y dépensoit mille livres par mois. Le comte d'Harcourt couchoit avec elle par-dessus le marché; mais quand La Barre venoit, il falloit gagner le grenier au foin, car il n'avoit point d'argent à donner. Une fois il passa toute la nuit sur des fagots. Elle fut toujours entretenue jusqu'à ce qu'elle quittât le métier; alors, car elle avoit amassé du bien, elle vivoit en honnête femme, et il y alloit beaucoup de gens de qualité qui vivoient fort civilement avec elle. Le petit Guenault m'a dit qu'en une grande maladie qu'elle eut, comme elle se porta mieux, et qu'il lui eut demandé comment elle se trouvoit: «Hé! dit-elle, le crucifix s'éloigne peu à peu.» Patru, qui a vu de ses lettres, dit qu'elle écrit fort raisonnablement. Enfin, un conseiller mal aisé, conseiller à la cour des Aides, nommé Le Roux, l'épousa. Je trouve qu'elle fit une sottise: depuis, je n'ai pas ouï parler d'elle.
Cependant La Barre devint amoureux de la femme d'un nommé Compain de Tours, petit partisan, qui étoit venue à Paris avec son mari; c'étoit une jolie personne, coquette, rieuse, gaie, qui contrefaisoit tout le monde, et qui concluoit assez facilement, pourvu qu'on payât bien. La Barre et elle ne purent pourtant mettre l'aventure à fin à Paris, car le mari ne la quittoit point: mais ils s'avisèrent d'une assez plaisante invention. Compain part de Paris avec sa femme; La Barre les laisse aller. Trois ou quatre heures après il prend la poste avec un nommé La Salle, son barbier: ils descendent aux Trois-Mores à Etampes, où la belle étoit logée. Elle, qui avoit le mot, se coucha dès qu'elle fut arrivée, feignant de se trouver mal. La Barre ne se laisse point voir au mari, et la va trouver, tandis que Compain soupoit à table d'hôte. Après souper La Salle l'engage au jeu, de sorte que le galant eut tout le loisir de faire ce pourquoi il étoit venu. Le lendemain il demande à La Salle s'il n'avoit point d'argent: La Salle lui donne sept ou huit pistoles qu'il va vite porter à la servante de la dame. Quand elle fut partie, et qu'il fallut payer leur couchée, La Barre dit à La Salle que la Compain ne lui avoit pas laissé un sou. «Vraiment, dit le barbier, si je n'avois eu l'esprit de garder deux ou trois pistoles, nous en tiendrions.—J'eusse laissé mon épée, répond La Barre; et puis les officiers d'ici me connoissent apparemment.» Ils retournèrent à Paris.
Depuis, La Barre continua à envoyer des présents à la Compain; mais elle ne lui fut pas trop fidèle. Il eut avis qu'un conseiller de Tours, nommé Milon, étoit le beau, et qu'ils se réjouissoient tous deux à ses dépens: il en voulut savoir la vérité. Pour cela, il envoie son valet-de-chambre, qui fit si bien qu'il gagna la servante de la donzelle, et eut des lettres du conseiller à elle. Cette intelligence fut découverte, et le conseiller présenta requête, disant que cet homme étoit venu pour l'assassiner. Il avoit fait une information sous main, et, ayant eu permission d'informer, il fit arrêter cet homme et le fit fouiller: ainsi ses lettres furent recouvrées. La Barre, confirmé dans son soupçon, en fut si irrité qu'il jura de se venger. En ce noble dessein il achète quatre estocades de même longueur, et s'en va à Tours avec un brave, nommé Vieuville, qui lui devoit servir de second. Il fit faire un appel au conseiller, qui se moqua de lui, et ne se voulut jamais battre.
J'ai oublié que la Compain se décria si fort à Paris qu'on en fit un vaudeville que voici:
Elle étoit plaisante. Une fois à Paris, je ne sais quel godelureau lui donna une sérénade. Le lendemain elle lui dit: «Monsieur, en vous remerciant; vos violons ont réveillé mon mari, et il m'a croquée.»
L'affaire de la Lévesque fut jugée ensuite comme je l'ai dit, et La Barre se retira à l'hôtel de Chevreuse, fort embarrassé, car il ne la vouloit pas épouser, et après toutes les dépenses qu'il avoit faites, il lui étoit impossible de payer une si grosse somme sans se ruiner. Comme il étoit en cette peine, un secrétaire du Roi, nommé Bois-Triquet, qui avoit été autrefois petit commis chez son père, lui vint offrir sa fille; elle étoit assez jolie, et son bien au compte du père étoit assez considérable. La Barre l'épousa; mais, par la suite, on a trouvé qu'ils s'étoient trompés tous deux; car la Lévesque a eu bien de la peine à être payée pour ses quinze mille livres et pour les vingt mille livres applicables à l'enfant. Il obtint arrêt par lequel il fut dit que ce petit garçon seroit mis entre ses mains, attendu la mauvaise vie de la mère. Elle s'étoit fort décriée depuis qu'elle eut perdu son procès. Durant tout ce tripotage, elle se remaria à un avocat du Châtelet, nommé Taupinard, qui, au lieu de se mettre bien avec les procureurs, s'amusa à faire le plaidoyer de la cause grasse pour les clercs sur le mariage d'un procureur du Châtelet, qui avoit été contraint de prendre la vache et le veau. On sut que c'étoit lui, et au carnaval suivant les procureurs, pour se venger, firent faire le plaidoyer sur l'affaire de la Lévesque; mais on le sut, et le lieutenant civil, s'y trouvant un peu piqué, y mit si bon ordre que la cause ne fut point plaidée: même il y eut quelques clercs qui furent mis en prison.
La pauvre femme, pour se dépayser, fit résoudre son mari à aller demeurer à Chinon, et à y acheter une charge d'avocat du Roi, qu'on leur avoit dit être à vendre. En ce dessein, ils vendent tous leurs meubles; mais deux mois avant qu'ils y arrivassent, tout le monde à Chinon, qui est le pays de Rabelais, étoit informé de leur vie. Ils y furent joués et ne trouvèrent point de charge à vendre, et ils se virent contraints de demeurer à Orléans quelque temps pour avoir le loisir de se rétablir à Paris.
LA CAMBRAI.
Un orfèvre, nommé Cambrai, qui avoit sa boutique vers le Châtelet, au bout du Pont-au-Change, avoit une femme aussi bien faite qu'il y en eût dans toute la bourgeoisie. Elle étoit entretenue par un auditeur des comptes, nommé Pec. Le mari, quoique jaloux naturellement, n'en avoit point de soupçon; car il le tenoit pour son ami, et croyoit, tant il étoit bon, que c'étoit à sa considération que ce garçon lui prêtoit de l'argent pour son commerce. Par ce moyen il fit une fortune assez grande, et il se vit riche de quatre-vingt mille écus.
Un jour Patru, dont nous venons de parler, comme il pleuvoit bien fort, se mit à couvert tout à cheval sous l'auvent de sa boutique; mais pour être plus commodément il descendit et entra dans l'allée de la maison. La Cambrai étoit alors toute seule dans la boutique, et, l'ayant aperçu, elle le pria d'entrer: lui qui la vit si jolie y entra fort volontiers; les voilà à causer. La dame, qui n'étoit pas trop mélancolique, se mit à chanter une chanson assez libre. «Ouais! dit le galant en lui-même, je ne te croyois pas si gaillarde!» Elle vit bien qu'il en étoit un peu surpris. «Vois-tu, lui dit-elle, mon cher enfant, je n'en fais point la petite bouche: l'amour est une belle chose; mais cela n'est pas bon avec toute sorte de gens; j'ai une petite inclination.» Cependant la pluie se passe, et notre avocat remonte à cheval; comme il étoit un peu coquet, il avoit assez d'autres affaires. Il fut près d'un mois sans retourner chez la Cambrai: il la trouva tout aussi gaie, et, pour ne point perdre de temps, il la voulut mener sur l'heure dans l'arrière-boutique. «Tout beau! lui dit-elle, mon mari est là-haut; mais venez me voir dimanche, il n'y sera peut-être pas, et, s'il y étoit, vous n'avez qu'à demander un bassin d'argent de dix marcs; il n'y en a jamais de faits de ce poids-là, et vous direz que c'est une chose pressée.» Qui s'imagineroit qu'un jeune garçon manqueroit à une telle assignation? Patru y manqua pourtant; il étoit amoureux ailleurs.
Quelque temps après, comme il étoit à Clamart, il sut que cette femme étoit à une petite maison qu'elle avoit au Plessis-Piquet. Il lui envoie demander audience pour le lendemain; et tandis que toute la compagnie étoit à la grand'messe, il s'esquive, et à travers champs il galope jusque là. Il la trouve seule, et s'imaginoit déjà avoir ville gagnée; mais il fut bien étonné quand cette femme, après lui avoir laissé prendre toutes les privautés imaginables, lui déclara que pour le reste il n'avoit que faire d'y prétendre. Il la culbuta par plusieurs fois; il fit tous ses efforts; il se mit en chemise; il fallut enfin s'en retourner sans avoir eu ce qu'il étoit venu chercher. Un mois ou deux après, comme il passoit devant sa boutique, il la salua; un gentilhomme, nommé Saint-Georges-Vassé, qui connoissoit Patru, étoit avec elle, et lui demanda en riant si elle connoissoit ce beau garçon. «Je le connois mieux que vous, lui dit-elle; je l'ai vu tout nu;» et sur cela elle lui conta toute l'histoire, et ajouta qu'après y avoir un peu rêvé, elle avoit trouvé que c'eût été une grande sottise à elle de lui accorder la dernière faveur; que c'étoit un jeune garçon, beau, spirituel, et qui avoit des amourettes; qu'elle s'en fût embrelucoquée (ce fut son mot); qu'il l'eût fait enrager, et qu'il l'eût peut-être ruinée, s'il eût été homme à cela. Il sut depuis que le jour même qu'elle le vit la première fois, elle commença à s'informer de sa vie et de ses connoissances. En effet, cette même femme, qui le lui avoit refusé à lui, l'accorda à un autre, à sa recommandation.
Ce Saint-Georges avoit aussi couché avec elle; mais elle n'avoit pas sujet de craindre de s'embrelucoquer de ces deux messieurs. Pour Pec, ce ne fut que par intérêt au commencement, et depuis par reconnoissance. Aucun autre n'en a jamais rien eu par intérêt. Le premier président Le Jay lui offrit une assez grosse somme pour une fois; mais elle s'en moqua, et disoit qu'elle ne faisoit cela que pour son plaisir.
COUSTENAN[287].
Coustenan étoit fils d'un gentilhomme qualifié, qui a été un des plus méchants maris de France. Il donna une fois les étrivières à sa femme. A propos de cela, un paysan qui voyoit qu'un de ses voisins avoit tant battu sa femme qu'elle n'en pouvoit plus, dit naïvement; «Ah! c'est trop; l'on sait bien qu'il faut battre sa femme; mais il y a raison partout.»
Le fils, bien loin de dégénérer, a enchéri de beaucoup par-dessus son père. On dit qu'un jour que son père en colère le poursuivoit à la chaude, l'épée à la main, en l'appelant fils de p......, Coustenan s'y mit aussi en disant: «Si je suis fils de p....., vous n'êtes donc pas mon père.—J'ai tort, dit le bonhomme aussitôt, par ce que tu viens de faire, tu prouves assez que tu es mon fils.»
Il avoit épousé la fille de cette madame de Gravelle dont nous avons parlé ailleurs[288]. Apparemment cette fille ne devoit pas être plus honnête femme que sa mère; mais elle n'avoit rien de sa mère que la beauté; aussi avoit-elle été élevée avec toute la sévérité imaginable, et elle disoit elle-même qu'il n'y avoit que des femmes comme sa mère pour bien élever des filles. Jamais femme n'a souffert tant d'indignités d'un mari, et jamais femme ne les a supportées avec tant de patience.
Coustenan n'étoit pas seulement méchant, il est aussi extravagant. La nuit il lui prenoit à toute heure des visions: tantôt il lui disoit que sans doute elle le faisoit cocu; que cela ne se pouvoit autrement, puisqu'elle étoit fille de cette p..... de la Gravelle[289]; tantôt il vouloit la forcer à le lui confesser, et quelquefois à minuit il l'a mise en chemise à la porte. Un jour, comme elle étoit en mal d'enfant, il lui mit le poignard à la gorge, en jurant que si elle ne faisoit un garçon, il la tueroit elle et son enfant. On m'a assuré qu'il la fit une fois armer de pied en cap, puis la mit sur un sauteur, et lui crioit: «Tiens-toi bien, carogne, tiens-toi bien; tu porterois bien un homme armé, comment ne porterois-tu pas bien des armes!» Cependant ce n'est point d'elle qu'on a su toutes ces choses.
Il n'étoit pas meilleur voisin que mari. Il se faisoit craindre à tout le monde: il disoit hautement que quand il n'auroit plus de quoi frire, il iroit prendre la vaisselle d'argent des gros milords de Paris qui avoient des maisons auprès de Gravelle, vers Etampes. Durant le siége de Corbie, M. de Sully, alors prince d'Enrichemont, étant en Italie avec M. de Créqui, Coustenan, comme un des principaux du Vexin, eut le gouvernemont de Mantes en son absence, peut-être par le crédit de Senecterre, dont le fils, aujourd'hui le maréchal de La Ferté, avoit épousé la sœur de Coustenan[290]. Ce fut alors qu'il fit le petit tyran avec autant d'impunité que si c'eût été dans la Bigorre. Un avocat du parlement, nommé Chandellier[291], avoit une maison entre Mantes et Meulan; Coustenan, une belle nuit, vint enlever tous les arbres fruitiers de cet homme. L'avocat fait informer, et en vouloit tirer raison à quelque prix que ce fût. Des personnes de condition se voulurent mêler d'accommoder cette affaire, et M. de La Frette, capitaine des gardes de M. d'Orléans, fut trouver Chandellier, et lui représenta que puisqu'aussi bien le mal étoit fait, il lui conseilloit de s'accommoder; qu'après tout il avoit affaire à un homme de qualité. «De qualité! dit l'avocat en l'interrompant; s'il est homme de qualité, je suis du bois dont on fait les chanceliers de France.» La Frette, oyant cela, se retira bien vite, et dit aux amis de Coustenan: «Ma foi! Coustenan est perdu à cette fois; il a trouvé plus fou que lui.» Chandellier continua ses poursuites, et, par la permission de M. de Vendôme, il le fit prendre à Etampes, d'où il fut mené à la Conciergerie. Le voyant prisonnier, chacun le chargea, et il étoit en danger d'avoir la tête coupée, quand le chevalier de Tonnerre[292], qui depuis fut tué à l'armée, avec un bâton d'exempt, et suivi comme ils le sont d'ordinaire, ayant remarqué que la chambre de Coustenan répondoit à la maison d'un marchand d'autour du Palais, alla chez cet homme, comme de la part du Roi, disant que les prisonniers se sauvoient par son logis. Le marchand dit qu'il ne s'y en étoit jamais sauvé: le chevalier répondit «qu'il vouloit aller partout, et qu'il vouloit être seul avec quelques-uns de ses camarades» (les autres demeurèrent en bas à amuser le marchand). Il monte, fait faire un trou à coups de marteau (ils avoient porté des marteaux sous leurs casaques), et sauve par là Coustenan, avec lequel il descendit, et puis le conduisit à Gros-Bois, où il s'accommoda avec ses parties. Le voilà de retour au Vexin.
Cette adversité ne le rendit pas plus sage: il fit comme auparavant; mais il en fut bientôt payé. Il y avoit un paysan qui avoit une assez belle femme. Coustenan, non content de l'avoir violée, la fit fouetter dans une cave. Le paysan, plus sensible que ne sont ces sortes de gens, résolut de s'en venger, et voici comme il s'y prit. C'étoit à la campagne. Un soir qu'il savoit que Coustenan étoit retiré dans sa chambre, il monte avec une échelle à hauteur de la fenêtre, qui étoit, dit-on, au deuxième étage; il avoit une arquebuse. Quand il se fut ajusté, il vit que Coustenan jouoit au piquet, à cul levé, avec deux de ses amis; il ne voulut point tirer qu'il ne pût tuer Coustenan sans blesser les autres; grande discrétion pour un homme outragé, et qui n'étoit pas là sans grand péril. Il attendit que Coustenan se fût retiré auprès du feu, et le tua à travers les vitres, comme il lisoit une lettre[293].
Depuis, ce paysan, mari de cette femme, ne parut plus; ce qui a fait dire que c'étoit lui qui avoit fait le coup. On soupçonna aussi quelques-uns de ses domestiques, mais on ne poursuivit personne. Sa veuve, dix ans après, épousa le bonhomme Senecterre: elle avoit du bien, et étoit encore jolie[294]. Je ne sais de quoi elle s'avisa. Pour tout avantage il lui donnoit la terre de Gravelle de quatre mille livres de rente, qu'il avoit achetée exprès, et tout ce qui se trouveroit dedans au jour de son décès. A toute heure il lui faisoit des présents; mais on ne trouvoit jamais la commodité de porter ces choses-là à Gravelle, et ses gens avoient ordre d'enlever ce qui y étoit dès qu'il se trouveroit mal. Il n'en fut pas besoin, car elle mourut l'été de 1658. Il ne vouloit prendre le deuil de peur que cet habit ne lui fît trop ressouvenir de la perte qu'il avoit faite. Enfin, il le prit.
Coustenan avoit un cadet aussi enragé que lui; il demeuroit au Maine. Il avoit de la haine contre un bourgeois son voisin, et un jour il alla avec quatre ou cinq hommes pour lui faire insulte. Ce bourgeois voulut capituler. Point de quartier: il se prépare. Il avoit huit coups à tirer; des deux premiers il en mit deux hors de combat, et jette du troisième Coustenan par terre. Les autres vont à lui: il en blesse fort un et met l'autre en fuite; puis il va à Coustenan, qui lui crie: «Ne m'achève pas.—Va, je te laisserai vivre, dit le bourgeois; mais, puisqu'il faut que je m'éloigne, donne-moi de quoi faire mon voyage.» Il lui prit tout son argent et s'en alla.
MADAME DE MAINTENON[295]
ET SA BELLE-FILLE[296].
Madame de Maintenon étoit héritière de la maison de Salvert d'Auvergne, une bonne maison, mais non pas des principales de la province. Elle épousa M. de Maintenon d'Angennes, qui étoit à la vérité un des plus riches de la maison, mais non pas des plus habiles. Cette femme, qui étoit assez bien faite, ne mena pas une vie fort exemplaire; entre autres, on en a fort médit avec feu M. d'Épernon. Un jour, comme elle étoit à Metz, elle s'avisa, elle qui n'avoit point accoutumé d'en user ainsi, d'aller prendre congé de madame la princesse de Conti. L'autre lui demanda où elle alloit: «Je m'en vais, lui dit-elle, trouver M. d'Épernon.—Vous, madame! répondit la princesse, et qu'avez-vous à démêler avec M. d'Épernon?—C'est, madame, reprit-elle, qu'il m'a priée d'aller régler sa maison.» Une autre fois, comme on dansoit un ballet au Petit-Bourbon[297], et qu'il y avoit un grand désordre à la porte, on ouït cette femme crier à haute voix: «Soldats des gardes, frappez! tuez! je vous en ferai avouer par votre colonel en toutes choses.» Elle le prenoit de ce ton-là; et, sous ombre que M. d'Épernon, durant les brouilleries de la Reine-mère, l'avoit peut-être employée à quelque bagatelle, elle vouloit qu'on crût qu'il ne s'étoit rien fait en France où elle n'eût eu bonne part. Un jour elle alla au Palais à la boutique d'un libraire qui est à un des piliers de la grand'salle, et, en présence de bon nombre d'avocats, elle demanda le tome du Mercure François de ce temps-là: elle regarda à l'endroit où elle s'imaginoit être; et, ne s'y étant point trouvée, elle dit en jetant le livre: «Il a menti! Si je lui eusse donné de l'argent, il n'eût pas mis un autre à ma place.»
Pour son malheur elle avoit eu une grand'mère de la maison de Courtenay; ces Courtenay prétendent être princes du sang: cela l'acheva de rendre insupportable sur sa noblesse. Elle s'en instruisit, et ayant trouvé qu'un Pierre de Courtenay, comte d'Auxerre, avoit été empereur de Constantinople, elle disoit à tout bout de champ: l'emperière ma grand'mère.
Etant veuve, et espérant épouser M. d'Épernon, elle se faisoit servir à plats couverts et avoit un dais. Mon beau-père[298] a une terre vers Chartres, et elle y en avoit une aussi. Une fois que j'y étois, il lui donna à manger: elle nous dit des vanités les plus extravagantes du monde, entre autres sur le propos des bâtards: elle nous dit qu'elle se pouvoit vanter que ses bâtards, aussi bien que ceux des princes, étoient gentilshommes. Pour moi, je trouvois assez plaisant qu'une femme dît mes bâtards. Comme héritière et aînée de la maison, elle croyoit qu'il falloit parler ainsi. A son tour elle nous convia à dîner. En attendant qu'on servît, elle nous pria de nous asseoir. Je fus tout étonné que cette folle se plantât à la place d'honneur, et sa belle-fille auprès d'elle, sur des chaises où il y avoit des carreaux, et dit à toute la compagnie, dont la moitié étoit des femmes, qu'ils s'assissent. Mais devinez sur quoi? Sur de belles chaises de bois qui n'avoient jamais été garnies, car il n'y eut jamais petite-fille d'emperière si mal meublée. Elle avoit, disoit-elle, des meubles magnifiques à Salvert, en Auvergne; mais il y avoit un peu bien loin pour y envoyer quérir des siéges. A dîner, elle se mit au haut bout, et nous vîmes je ne sais quel quinola[299], qui la menoit d'ordinaire, servir sur table l'épée au côté et le manteau sur les épaules. Ce même officier avoit servi le jour de devant sur table, tête nue (ce qui ne se fait jamais), chez un de ses voisins, à qui elle l'avoit prêté. Je ne doute pas que ce ne fût par ordre, et que dans sa cervelle creuse elle ne s'imaginât que sa grandeur paroissoit en ce que ce même homme qui servoit nu-tête chez un particulier avoit l'épée au côté chez elle.
Cette femme faisoit la jeune et ne l'étoit nullement; elle se faisoit craindre comme le feu à ses valets et à ses paysans: aussi ne savoit-elle ce que c'étoit que de pardonner. Ses enfants étoient presque tous mal avec elle. Elle avoit marié l'aîné à la fille de M. du Tremblay[300], gouverneur de la Bastille. La mère, madame du Tremblay, étoit de bien meilleure maison que son mari; elle étoit de La Fayette; on en avoit fort médit. Cette fille étoit belle, mais elle ne dégénéroit pas; c'étoit, et c'est encore une des plus grandes écervelées qu'on puisse voir. Quand elle sortit de la Bastille pour aller chez son mari, on disoit que M. du Tremblay lui avoit dit: «Ma fille, vous sortez d'une maison où l'on a toujours vécu en honneur; mais vous allez être sous la charge d'une belle-mère de qui on a assez mal parlé; ne vous laissez pas corrompre, et ayez toujours devant les yeux la vie de votre mère;» et quand elle entra chez son mari, madame de Maintenon lui dit: «Ma fille, vous venez d'un lieu où vous n'avez pas eu tous les bons exemples imaginables; vous entrez dans une famille où vous ne trouverez rien qui ne soit à imiter. Je vous conjure donc d'oublier tout ce que vous avez vu, et de vous conformer à tout ce que vous verrez.»
Cette jeune femme, de quelque côté qu'elle tournât, ne pouvoit manquer de prendre le bon chemin. Elle n'y faillit pas; aussi son mari l'ennuya bientôt. Il est vrai que c'étoit un ridicule homme, et qui avoit l'âme aussi basse que sa mère: ajoutez qu'elle aimoit à chopiner. La première chose qui éclata, ce fut je ne sais quel rendez-vous à Montleu avec Bullion; mais M. de Bullion, son père, lui défendit de continuer. Le prince de Harcourt ensuite fit autrement de bruit, et elle ne s'en cachoit pas trop; et sans son frère Tremblay, le maître des requêtes, qui le découvrit, elle se faisoit enlever par son galant. Elle le fit tenir lui ou un autre trois semaines durant dans une métairie comme un paysan, afin qu'il la pût voir tous les jours sans que le mari s'en doutât. Un jour, chez M. du Vigean, on apporta un poulet de sa part à Roquelaure: le voilà aussitôt à en faire parade. On vint dire à un autre homme de la cour, qui y étoit aussi, qu'un petit page le demandoit: c'étoit un poulet de la même. Il le montra aussi pour rabattre le caquet à l'autre. On disoit qu'elle contoit toujours toute sa vie à son dernier galant, et qu'il savoit toutes les aventures de ses prédécesseurs. Après, elle se mit dans un couvent, ne pouvant, disoit-elle, demeurer à la campagne avec son mari. La belle-mère vient à mourir, elle sort du couvent. Je me souviens d'une lettre qu'écrivit Maintenon à une de ses sœurs avec laquelle il étoit mal: il y avoit pour tout potage: «Ma sœur, ma mère est morte; ne parlons plus de rien. De Gredin, à six lieues de Loches, à l'enseigne du Cheval-Noir, le 6 de février 1650, si je ne me trompe.»
Cette femme est étourdie en toutes choses. Un jour de cour, durant le carnaval, elle logeoit à la rue Saint-Antoine; elle avoit fait mettre auprès d'elle à la fenêtre son portrait; elle étoit peinte en Madeleine. Elle a une fille plus belle qu'elle. Deux de ses parentes, madame d'Aumont et madame de Fontaines, toutes deux d'Angennes, et toutes deux veuves, donnèrent de quoi marier cette fille, de peur d'accident, et la marièrent à un M. de Villeré, du pays du Maine. Pour la seconde, on l'a mise avec madame de Saint-Etienne à Reims[301]; elle n'est pas trop belle.
Depuis la mort de la bonne femme, elle fut encore plus en liberté. Elle menoit sa fille au bal qu'elle n'avoit encore que dix ans. Cette enfant, en 1654, étoit habillée magnifiquement; mais l'année d'après on ne vit point cette magnificence, car Troubet le jeune, qui donnoit les robes, étoit mort. On disoit que cette femme l'avoit tué. On trouve en quelques endroits, dans les Mémoires de la régence, où il est parlé d'elle, à propos du duc de Brunswick, prince étranger, à qui elle fit faire une espèce d'affront dans une assemblée. A cette heure, pour cinquante pistoles on couche avec elle.
MADAME DE LIANCOURT[302]
ET SA BELLE-FILLE[303].
Pour bien savoir l'histoire de madame de Liancourt, il faut un peu parler de son père et de son aïeul. M. de Schomberg, son aïeul, homme de qualité, amena des reîtres en France pour le service de Henri III. Il s'établit en France et à la cour; il se mêla de beaucoup de choses, mais il laissa à sa mort ses affaires si embrouillées que sa femme fut long-temps sans oser sortir de chez elle de peur qu'on ne l'arrêtât. Enfin, M. de Neubourg, père de madame du Vigean, qui étoit un homme intelligent et secourable, par amitié prit soin des affaires de cette maison, et la mit en état de se pouvoir maintenir.
Ce même M. de Neubourg eut la même charité pour M. de Praslin, et lui aida si vertement qu'il maintint son rang à la cour, eut le loisir de pousser sa fortune, et se vit enfin maréchal de France.
Madame de Sully, dont le mari étoit surintendant des finances, devint amoureuse de M. de Schomberg, père de madame de Liancourt, qui étoit encore tout jeune, et il s'en prévalut si bien que pour une fois elle lui fit rétablir trente mille livres de rente sur le Roi, qui avoient été supprimées. Cette amourette dura long-temps, et ensuite il se sut si bien maintenir auprès d'elle qu'elle fit résoudre M. de Sully à marier son fils aîné du deuxième lit, le feu comte d'Orval, avec mademoiselle de Schomberg, aujourd'hui madame de Liancourt. Ce garçon, quoique du deuxième lit, n'eut pas laissé d'être fort riche s'il eût vécu; car celui qui lui a succédé, son cadet, le comte d'Orval d'aujourd'hui, a eu beaucoup de bien; mais il l'a mangé le plus ridiculement du monde, sans avoir jamais paru.
Ce mariage, quoique entre des personnes de différentes religions, s'alloit pourtant achever sans la mort de Henri IV, mais madame de Schomberg, ayant vu M. de Sully disgracié, ne voulut plus y entendre. Il eut l'ambition de voir sa fille duchesse, et l'accorda avec le fils aîné du duc de Brissac; mais il fut puni de son infidélité et de son ingratitude, qui étoit d'autant plus grande, que si sa fille n'eût été accordée avec le fils d'un duc, jamais il n'eût pu prétendre à Brissac.
Ce comte de Brissac n'étoit point agréable: au contraire, il étoit stupide et mal fait. Pour elle, elle étoit fort brune, mais fort agréable, fort spirituelle et fort gaie. Elle trouva cet homme si dégoûtant qu'elle conçut une aversion étrange pour lui. Dès-lors elle avoit jeté les yeux sur M. de Liancourt, comme sur un parti sortable: il étoit bien fait et assez galant; mais il n'y avoit rien entre eux, et elle ne lui avoit jamais parlé. Quand elle vit l'affaire avancée, elle s'alla jeter aux pieds de madame de Schomberg, sa grand'mère, auprès de laquelle elle avoit été élevée, pour la supplier de fléchir son père; qu'elle aimoit bien mieux mourir que d'épouser un homme qu'elle ne pouvoit aimer. Elle pleura tant, que la bonne femme en fut émue. Mais le père, qui voyoit que cette alliance lui étoit avantageuse, et qui croyoit que c'étoit une vision de sa fille, voulut que l'affaire s'achevât.
Elle se laissa coucher, mais avec résolution de ne lui rien accorder. Toute la nuit elle ne voulut point joindre, et le lendemain elle protesta de ne coucher jamais avec lui. Ensuite, on les démaria sous prétexte d'impuissance. Madame de Liancourt jure qu'elle l'a pu faire en conscience, parce qu'elle n'y a jamais consenti; cependant elle a toujours eu tellement devant les yeux cette espèce de tache que cela l'a toujours fait aller bride en main.
Elle épousa ensuite M. de Liancourt[304], qui étoit fort riche; elle n'en eut qu'un fils pour tous enfants. Elle avoit avant la mort de ce garçon tout sujet de contentement; cependant, soit que ce fût à cause des deux fils du duc avec qui elle avoit été fiancée, ou que naturellement elle fût ambitieuse, elle ne goûtoit pas autrement sa félicité parce qu'elle n'avoit pas le tabouret. Par une rencontre bizarre, elle fut démariée, et son frère, un M. de Schomberg, épousa une personne démariée d'avec M. de Candale.
Comme nous avons dit ailleurs, M. de Liancourt acheta l'hôtel de Bouillon dans la rue de Seine bien cher; c'étoit une belle maison. Elle le fit jeter à bas pour bâtir l'hôtel de Liancourt d'aujourd'hui qu'elle n'achèvera peut-être jamais[305]. A Liancourt, elle a fait tout ce qu'on pouvoit faire de beau pour des eaux, pour des allées et pour des prairies: tous les ans elle y ajoute quelque nouvelle beauté. Quand madame d'Aiguillon y fut, elle lui fit une galanterie assez plaisante. Elle fit couvrir une grande table de ces fruits qui sont beaux, mais dont on ne sauroit manger, et de compotes de ces mêmes fruits avec des biscuits et des massepains d'amandes amères. Personne n'y mit la dent qui ne crachât aussitôt. Elle empêcha madame d'Aiguillon d'y toucher; et, après avoir un peu ri des autres, elle mena tout le monde dans une autre salle où il y avoit une bonne et véritable collation. Cela me fait souvenir d'un conte que j'ai ouï faire. Un garçon qui passoit pour fort avare, perdit une collation contre des femmes; il les convie: elles y viennent, et ne voyant que des boyaux, elles se mettent à le vouloir battre. Il fut dans une autre chambre; elles le suivent, mais elles furent bien surprises d'y trouver une collation magnifique.
Quand madame de Liancourt vit son fils en âge d'aller à l'armée, quoiqu'elle l'aimât uniquement, elle ne marchanda point et le donna au maréchal de Gassion, afin qu'il apprît le métier sous lui; on l'appeloit le comte de La Roche-Guyon. J'ai ouï dire que le maréchal en prenoit un soin tout particulier, et qu'il le faisoit appeler toutes les fois qu'il croyoit qu'on verroit quelque belle occasion. On le maria avec une héritière très-riche, fille du comte de Lannoi, gouverneur de Montreuil en Picardie; il étoit petit, mais bien fait. Elle étoit jolie. Ils ne firent pas bon ménage. Il s'étoit jeté dans cette cabale garçaillère et libertine de M. le Prince[306], et il méprisoit un peu trop sa femme: et elle ne l'aimoit point. M. de Brissac, peut-être pour venger son père, la cajola dès le temps du mari. Le comte de Lannoi la surprit une fois avec un poulet qu'elle avala. Depuis, on la garde étroitement.
Il fut tué au second siége de Mardick[307], deux ans après son mariage. Il avoit eu une fille qui vit encore[308]. Dès avant cela, on dit que madame de La Roche-Guyon, comme quelqu'un lui disoit qu'elle devoit être bien aise de passer l'été en un si beau lieu que Liancourt, répondit qu'il n'y avoit point de belles prisons. Son père, le comte de Lannoi, avoit fait bâtir une petite maison derrière le jardin de l'hôtel de Liancourt, et il avoit une porte pour y entrer; de sorte qu'il étoit quasi toujours chez sa fille, et il s'aperçut de bonne heure qu'elle s'engageoit avec Vardes. Ils se voyoient chez madame de Guébriant, tante de Vardes. On dit qu'il trouva des lettres comme de personnes qui s'étoient donné la foi, et que cela le fit résoudre à enlever sa fille une belle nuit avec quarante chevau-légers. Il est constant que Vardes la devoit enlever le lendemain. Le chevalier de Rivière disoit plaisamment: «Le bonhomme croit avoir enlevé madame de La Roche-Guyon, et il a enlevé madame de Vardes.»
Vardes disoit qu'il n'avoit point de dessein pour madame de La Roche-Guyon, et que M. le comte de Lannoi pouvoit bien emmener sa fille où il lui plairoit sans faire tout ce vacarme. Bientôt après elle fut mariée à Liancourt avec le prince d'Harcourt, fils aîné de M. d'Elbeuf. Dès que Vardes vit que cette affaire s'avançoit, il alla trouver Jarzé, alors cornette des chevau-légers, et lui dit qu'il le venoit prier de le servir en une affaire; mais qu'avant que de lui dire ce que c'étoit, il vouloit qu'il lui promît de le servir à sa mode. Jarzé en fit grande difficulté: mais Vardes lui ayant représenté qu'un homme d'honneur ne pouvoit demander que des choses dans la bienséance, il le lui promit. «Allez-vous-en donc, je vous prie, trouver le prince d'Harcourt avec mon frère Moret, et lui dites, de ma part, que je m'étonne fort qu'un homme de sa condition se soit mis à rechercher une femme qui a beaucoup de bonne volonté pour moi; que personne n'y peut penser sans se faire tort; qu'on pourroit lui en donner des preuves, et qu'alors Moret montreroit les lettres de madame de La Roche-Guyon, si M. le Prince d'Harcourt le désiroit.» Jarzé lui représenta que le plus court seroit de déclarer au prince d'Harcourt que M. de Vardes étoit si fort engagé dans cette recherche, qu'il ne pouvoit souffrir qu'un autre y pensât, et que là-dessus on verroit ce qu'il voudroit dire. Vardes lui répondit: «Vous m'avez promis de me servir à ma mode.» Jarzé et Moret y allèrent donc; et le prince d'Harcourt ayant demandé à voir les lettres, Moret les lui montra: il les lut toutes, et leur répondit, à ce qu'ils ont rapporté, «que puisque ses parents l'avoient engagé en cette affaire, qu'il étoit résolu d'aller jusqu'au bout.» Il dit, peut-être lui a-t-on conseillé depuis de le dire ainsi, qu'il lui répondit qu'il ne croyoit point que madame de La Roche-Guyon eût écrit ces lettres; M. d'Elbeuf dit qu'il feroit expliquer Jarzé, et cela est encore à faire. Tout le monde blâma la conduite de cet amant; et si le prince d'Harcourt eût fait son devoir, il leur eût fait sauter les fenêtres.
Le prince d'Harcourt et sa femme ne furent pas long-temps ensemble sans qu'il arrivât du désordre: elle lui avoit, dit-on, déclaré qu'elle ne l'aimeroit jamais. Un jour qu'elle étoit allée avec sa belle-mère voir Mademoiselle, elle fit si bien qu'elle obligea madame d'Elbeuf à la laisser chez Mademoiselle, et à la venir reprendre le soir ou lui envoyer un carrosse, car elle n'en avoit point, ni personne de ses gens n'étoit avec elle. A quelque temps de là, elle se glisse dans la foule et monte dans un carrosse gris qui l'attendoit à la porte, et revint dans une chaise rouge après que le carrosse que madame d'Elbeuf lui avoit envoyé s'en fut en allé. Elle en envoie demander un à sa belle-mère, et dit après pour excuse qu'elle avoit été se promener aux Tuileries avec une de ses amies qu'elle ne nommoit point. Depuis, elle fut si sotte que d'avouer à une personne qu'elle croyoit fort secrète, mais qui l'a redit, qu'elle étoit allée demander ses lettres à Vardes, qu'elle ne pouvoit souffrir qu'il les eût; mais qu'il ne les lui avoit pas voulu rendre. Cela fit un bruit du diable. Le prince d'Harcourt, après l'avoir enfermée, lui dit qu'il lui tiendroit bon compte de Vardes. Elle, cependant, fit si bien qu'elle fit sortir un sommelier qui avertit Vardes du dessein du mari. Vardes partit le lendemain pour l'armée, sans passer par Saint-Denis, où on le vouloit attendre. Depuis, cette querelle s'accommoda[309].
Le prince d'Harcourt a quelquefois battu ses gens à cause qu'ils n'étoient pas assez fidèles espions. Un soir, après avoir pris congé de sa femme, qui feignoit de se vouloir coucher, c'étoit à onze heures en été, il vit un laquais qui, tout essoufflé, montoit dans la chambre de sa femme, et puis redescendit. Il le suit tout doucement: il voit un carrosse à la porte, et peu de temps après sa femme y monter toute seule; le laquais retourne, et le carrosse va tout seul; il monte derrière. On va aux Tuileries; il la voit entrer seule; il entre après, la suit de loin: elle trouve ensuite mademoiselle de Longueville et plusieurs femmes avec des violons; elle ne les évite point; elle se tient avec elles et ne témoigne aucune inquiétude. Elle part en même temps, et retourne au logis, le mari à la place des laquais. Le lendemain il lui dit qu'elle étoit folle, et qu'elle jouoit à se perdre de réputation. «Monsieur, je voulois rêver en liberté.» Il crut depuis qu'il y avoit plus d'imprudence que de crime; mais la vérité est que la conduite de la bonne dame étoit pitoyable.
Elle fit amitié vers ce temps-là avec madame de Bois-Dauphin, fille du président de Barentin[310]. Il en étoit jaloux, et une fois il leur offrit de leur faire mettre des draps blancs. Lui cependant devint amoureux de madame de Boudarnaut, une femme fort décriée; et pour faire que les autres femmes la souffrissent, il faisoit de grandes fêtes et avoit gagné madame de Monglat; ce n'étoit pas grande conquête. Pour faire qu'elle y en entraînât d'autres, il obligea un jour sa femme d'en être: la partie étoit de manger à Brunoy, à quatre lieues d'ici; c'est une terre à elle: elle ne voulut jamais se mettre à table. Une autre fois qu'ils y étoient avec madame de Rieux, leur belle-sœur, il lui prit je ne sais combien de visions. «Allez-vous-en, disoit-il, ma belle-sœur est une coquette.—Non, demeurez.» Il changea deux fois d'avis. Il la voulut mener à Montreuil; on disoit que c'étoit pour s'en défaire, car cet air-là est contraire à ceux qui sont menacés du poumon. Etant arrivée à Amiens, elle le pria de l'y laisser. Ce fut là qu'elle eut la petite-vérole dont elle mourut. Madame de Bois-Dauphin y courut pour s'enfermer avec elle; mais elle ne le voulut pas souffrir. Il y arriva lui; elle lui demanda pardon, et lui jura qu'elle ne lui avoit jamais fait tort. Il dit que de la voir souffrir comme elle souffroit, cela le toucha; mais qu'après il fut ravi d'en être délivré[311]. Il vit bien avec sa seconde femme mademoiselle de Bouillon, et il dit qu'il n'avoit garde d'y manquer, quand ce ne seroit que pour faire enrager l'autre.
LE PRÉSIDENT NICOLAÏ.
Le feu président Nicolaï, père de celui-ci, qui est le huitième du nom, premier président de la chambre des comptes, en sa jeunesse eut bien des amourettes: celle qui fit le plus de bruit fut celle qu'il eut avec la femme d'un bourgeois nommé Guillebaud; on l'appeloit vulgairement la belle Bourgeoise, car c'étoit une fort belle personne. Le mari étoit jaloux. Notre président fut trois mois dans un cabaret, comme garçon (de cabaret), il n'en avoit pas trop mal la mine, afin de prendre son temps pour lui parler, et la voir sans qu'on se doutât de rien. Il n'en jouissoit ainsi au commencement qu'avec bien de la peine: depuis il eut un peu plus de facilité; mais elle le quitta pour un autre. Elle s'en repentit après, et se mit à genoux devant lui pour lui demander pardon; il se moqua d'elle, et n'en voulut plus ouïr parler.
La belle Bourgeoise rencontra Patru en son chemin: elle se faisoit conduire par lui au sermon; elle lui faisoit mille caresses. Lui, qui étoit amoureux de sa Lévesque[312], ne s'y amusa point: il est vrai qu'il croyoit qu'elle étoit engagée avec un nommé Sanguin. Il se trouva qu'elle étoit brouillée alors avec lui; mais ils se raccommodèrent.
Nicolaï aima ensuite la fille d'un sergent, de laquelle il eut une fille. On a cru qu'il l'avoit épousée. Cette autre maîtresse étant morte, il pensa à se marier. Prêt d'être accordé avec mademoiselle Amelot, aujourd'hui madame d'Aumont[313], il vit la cousine-germaine de cette fille à l'église; elle se nommoit également Amelot. Il en devint amoureux; aussi étoit-elle tout autrement jolie que l'autre, et il l'épousa; mais ils ont fait un triste ménage. Le désordre vient de ce qu'elle ne traita pas trop bien la bâtarde de son mari, car il l'avoit avertie de tout; et par contrat de mariage il se réserva la faculté de lui donner cinquante mille écus, comme il a fait. Il l'a mariée à un gentilhomme. Il avoit l'honneur d'être un peu fou, et sa femme a l'honneur de l'être encore. Il en vint jusqu'à séparer le logis en deux; et il ne voyoit plus du tout sa femme: il ne lui donnoit rien. Ceux qui lui avoient fourni des vivres, des habits, etc., firent un procès au président. Or, la cause fut plaidée à la grand'chambre, et il fut condamné. Tout ce qu'il fit ce fut d'obtenir qu'on mît dans l'arrêt que ç'avoit été de son consentement. Le premier président Le Jay en usa bien avec lui, quoiqu'il n'eût pas sujet de s'en louer, car ayant été chez lui pour une affaire qu'il avoit à la chambre, M. Nicolaï ne le voulut point voir. L'affaire se fit pourtant. Il a passé pour homme de bien, et avec raison, et ne se faisoit point autrement de fête; au contraire, il négligeoit de se faire payer ses appointements. Il a passé aussi pour éloquent, mais sans autre fondement que de parler avec quelque facilité; il étoit toujours prolixe. Cet homme avoit encore à sa mort une chambre qui n'avoit que de la natte pour toute tapisserie. On disoit qu'il achetoit les vieilles soutanes de son fils, et qu'il les faisoit ajuster pour s'en servir. Pour sa femme, à qui il avoit laissé pour s'entretenir huit mille livres de rentes, qui lui étoient venues du côté des Amelot, elle avoit fait peindre et dorer son appartement; elle étoit magnifique en toute chose.
Nicolaï avoit un frère qui vit encore, qui est un vieux garçon: il a été guidon des gendarmes, puis premier écuyer de la grande écurie. C'étoit lui qui disoit qu'un carrosse étoit un grand maquereau à Paris. Du temps qu'il le disoit c'étoit plus vrai qu'à cette heure, car il y en avoit bien moins. Il dit qu'il est un fou gaillard, mais que son frère le président étoit un fou mélancolique. C'est un assez plaisant robin.
Le président voulut marier son fils de bonne heure; on chercha les meilleurs partis. Ils jetèrent les yeux sur mademoiselle Fieubet, et il y consentit, lui, qui avoit tant pesté contre les gens qui voloient le Roi[314]. Il fit une bizarrerie pour les articles. La mère, de son côté, après qu'un ban fut jeté, envoya défendre au curé de Saint-Paul de jeter les autres, et cela, pour je ne sais quelle bagatelle dont elle n'étoit pas satisfaite dans les articles. Cela se raccommoda pourtant. Le jour des noces de son fils, le président demandoit si un point de Venise, qui avoit coûté deux mille livres, coûtoit bien dix écus, et on lui fit accroire qu'il y avoit bien pour huit livres dix sols de ruban d'argent à un habit où il y en avoit pour cent écus.
Deux ans après, condamné par tous les médecins, et ayant reçu l'extrême-onction, il lui vint en fantaisie que s'il alloit à Bourbon, il guériroit comme il guérit il y avoit dix ans: c'étoit au mois de mars. Il fait acheter secrètement un bonnet et un justaucorps fourré, des bassins, une seringue, etc., et commanda que son carrosse fut prêt pour le lendemain matin. Son valet-de-chambre en avertit sa femme et son fils. «Dites-lui, dirent-ils, que le carrosse est rompu, et qu'il y a un cheval boiteux.» Cela ne servit qu'à faire donner sur les oreilles au valet-de-chambre. Il part: la femme et le fils le suivirent. Dès Essonne[315] le voilà plus mal que jamais: il envoie quérir un médecin à Corbeil, à qui le fils dit le mot. Cet homme lui promet de le guérir s'il ne bouge de là; et quand il fut bien bas, le curé, à qui on avoit aussi parlé, lui demanda s'il ne vouloit pas voir sa femme, son fils et sa fille qui étoient venus pour recevoir sa bénédiction. Il dit que oui, les vit, et mourut comme un autre homme.
Voici la belle conduite de la mère pour sa fille. Dès quinze ans, elle avoit deux petits laquais avec qui elle s'amusoit à jouer et à badiner tout le jour. Cette petite demoiselle s'alla mettre une fois dans la tête que sa mère ne lui donnoit pas assez d'argent; et, pour en avoir, elle s'avisa d'un bel expédient. Elle laisse traîner des billets faits à plaisir, comme si elle écrivoit à quelque marquis; on les porte à la présidente qui s'imagine aussitôt qu'on veut enlever sa fille. Il ne falloit que la bien garder chez elle. Elle assemble le président Molé-Champlâtreux, cousin-germain de sa fille, et la marquise d'Hervault, femme du lieutenant de roi de Touraine, aussi parente bien proche. Ils concluent de la mettre dans un couvent, et font de l'éclat pour rien. Cette fille, quand elle y fut, conta naïvement la chose, et puis on la retira. Dans les Mémoires de la Régence, il sera parlé de la mère et de la fille.
PORCHÈRES L'AUGIER[316].
Porchères L'Augier, dont nous allons parler, et Porchères d'Arbaud, dont il est parlé dans l'historiette de Malherbe, étoient tous deux de Provence, tous deux poètes, et tous deux de l'Académie. Chacun d'eux traitoit l'autre de bâtard, et soutenoit qu'il n'étoit pas de la maison de Porchères[317], assez bonne en ce pays-là; mais ils s'accordoient en un point, c'est qu'ils étoient l'un et l'autre de méchants auteurs. Notre Porchères commença à paroître au temps de Nervèze et de son successeur Des Yveteaux, et étoit à peu près en vers ce qu'étoient les autres en prose: cela se peut voir par le sonnet que voici sur les yeux de madame de Beaufort:
Sa prose même ne valoit pas mieux, témoin le recueil du Carrousel, où il n'y a rien de bon de lui qu'une devise italienne dont le corps est une fusée, et le mot da l'ardore l'ardire[319].
Depuis, Malherbe apprit à parler françois. Je crois que Porchères a contribué avec Matthieu à gâter les Italiens d'aujourd'hui, et les Italiens à leur tour ont gâté quelques-uns des nôtres. Il n'y a que vingt ans qu'on a vu des secrétaires d'état[320] donner deux pistoles du Politico-Catholico de Virgilio Malvezzi[321].
La princesse de Conti faisoit cas de Porchères: il alloit tous les jours chez elle. Elle lui fit avoir l'emploi de faire les ballets et autres choses semblables; pour cela, il avoit douze cents écus de pension. Il voulut en faire une charge, et l'avoir en titre d'office, mais il ne savoit quel nom lui donner: il ne vouloit pas que le nom de ballet y entrât, et après y avoir bien rêvé, il prit la qualité d'intendant des plaisirs nocturnes. Par cette raison il voulut se formaliser de ce que Desmarets avoit fait le dessin du ballet qui fut dansé au mariage du duc d'Enghien[322].
Pour les habits, ç'a toujours été le plus extravagant homme du monde après M. Des Yveteaux, et le plus vain. J'ai ouï dire à Le Pailleur, qu'étant allé chez Porchères, il y a bien trente-cinq ans, il aperçut, en entrant dans sa chambre, un valet qui mettoit plusieurs pièces à des chaussons. Il le trouva au lit; mais le poète avoit eu le loisir de mettre sa belle chemisette et son beau bonnet; car si personne ne le venoit voir, il n'en avoit qu'une toute rapetassée, et ne se servoit que d'un bonnet gras et d'une vieille robe-de-chambre toute à lambeaux, dont il se couvroit la nuit. Il demanda à Le Pailleur permission de se lever, et avec sa bonne robe-de-chambre il se met auprès du feu. «Mon valet-de-chambre, car il l'appeloit ainsi, apportez-moi, dit-il, un tel habit, mon pourpoint de fleurs. Non, mon habit de satin.—Monsieur, quel temps fait-il.—Il ne fait ni beau ni laid?—Il ne faut donc pas un habit pesant; attendez.» Le valet, fait au badinage, apporte cinq ou six paires d'habits qui avoient tous passé plus de deux fois par les mains du détacheur et du fripier, et lui dit: «Tenez, prenez lequel vous voudrez.» Il fut une heure avant que de conclure. Ce pourpoint de fleurs étoit un vieux pourpoint de cuir tout gras, et ce satin étoit un satin à pièces empesées qui avoit plus de trente ans. Jamais on ne lui vit un habit neuf, qu'il n'eût un vieux chapeau, de vieux bas ou de vieux souliers; il y avoit toujours quelque pièce de son harnois qui n'alloit pas bien. La maréchale de Thémines disoit qu'il étoit «comme le diable qui a beau se faire agréable aux yeux de ceux qu'il veut tenter: il y a toujours quelque griffe crochue qui gâte tout[323].» C'est de lui que Sorel se moque dans Francion, où un poète demande son pourpoint d'épigramme, etc.
Il y a onze ou douze ans qu'il eut une grande maladie, durant laquelle il fit une confession générale. Depuis cela il ne voulut plus se peindre la barbe et s'habilla comme un autre homme. Il disoit que, pendant son mal, son neveu lui avoit dérobé cent lettres qu'il fit imprimer sans suite ni ordre. Cependant il est tout constant que Porchères lui-même en demanda le privilége à M. Conrart, et aussi des lettres d'académicien pour lesquelles il fallut aller à l'Académie. Ce fut la seule fois qu'il y alla, si je ne me trompe. Tout ce qu'il dit de ce neveu ne fut que lorsqu'il vit qu'on ne rendoit point ses lettres. Il a vécu jusqu'à cent trois ans. Il étoit grand et bien fait.
LE PÈRE ANDRÉ[324].
Le Père André, augustin, vulgairement appelé le Petit Père André, étoit de la famille des Boullanger de Paris, qui est une bonne famille de la robe. Il a prêché une infinité de Carêmes et d'Avents; mais il a toujours prêché en bateleur, non qu'il eût dessein de faire rire, mais il étoit bouffon naturellement, et avoit même quelque chose de Tabarin dans la mine. Il parloit en conversation comme il prêchoit.
Il y tâchoit si peu, que quand il avoit dit des gaillardises, il se donnoit la discipline; mais il y étoit né, et ne s'en pouvoit tenir. Comme il prêchoit un Avent au faubourg Saint-Germain, feu M. de Paris, à cause de je ne sais quelle cabale de moines dont il étoit des principaux, et aussi pour le scandale que ses bouffonneries donnoient, l'envoya quérir et le retint en prison à l'archevêché. M. de Metz[325] s'en formalisa, disant «que M. l'archevêque ne pouvoit faire arrêter un religieux qui prêchoit dans un faubourg qui dépendoit de l'abbaye de Saint-Germain;» et effectivement il le fit délivrer; mais ce fut à condition qu'il prêcheroit plus sagement. Il remonte donc en chaire; mais de sa vie il n'a été si empêché: il avoit si peur de dire quelque chose qui ne fût pas bien, qu'il ne dit rien qui vaille, et il fut contraint de finir assez brusquement. Il étoit bon religieux et fort suivi par toutes sortes de gens: par quelques-uns pour rire, et par le reste à cause qu'il les touchoit. Effectivement, il avoit du talent pour la prédication. On fait plusieurs contes de lui dont j'ai recueilli les meilleurs.
Il disoit que «Christophe pensa jeter le petit Jésus dans l'eau, tant il le trouvoit pesant; mais on ne sauroit noyer qui a été pendu.»
Prêchant un carême à Saint-André-des-Arcs, il se plaignoit toujours que les dames venoient trop tard. «Quand on vous vient réveiller, leur disoit-il: «Mon Dieu, dites-vous, quelle misère de se lever si matin!» Vous disputez avec votre chevet. «Une telle, dites-vous à votre fille-de-chambre, je gage que la cloche n'a pas sonné; vous êtes toujours si hâtée! il n'est point si tard que vous dites.» Hé! si j'étois là, ajoutoit-il, que je vous ferois bien lever le cul!»
Parlant de saint Luc, il disoit «que c'étoit le peintre de la Reine-mère, à meilleur titre que Rubens, qui a peint la galerie du Luxembourg; car il est le peintre de la Reine mère de Dieu.»
Il prêchoit sur ces paroles: J'ai acheté une métairie, je m'en vais la voir. «Vous êtes un sot! dit-il, vous la deviez aller voir avant que de l'acheter.»
A la fête de la Madeleine, il se mit à décrire les galants de la Madeleine; il les habilla à la mode: «Enfin, dit-il, ils étoient faits comme ces deux grands veaux que voilà devant ma chaire.» Tout le monde se leva pour voir deux godelureaux qui, pour eux, se gardèrent bien de se lever. Un jour, il lui prit une vision, après avoir bien harangué contre la débauche de cette pauvre pécheresse, de dire: «J'en vois là-bas une toute semblable à la Madelaine; mais, parce qu'elle ne s'amende point, je la veux noter, et lui jeter mon mouchoir à la tête.» En disant cela, il prend son mouchoir et fait semblant de le vouloir jeter: toutes les femmes baissent la tête. «Ah! dit-il, je croyois qu'il n'y en eût qu'une, et en voilà plus de cent.» Il remit une fois à prêcher sur ce sujet, à cause de la fête de Notre-Dame, qui étoit le lendemain, et, continuant la suite de l'Evangile: «Voilà, dit-il, la Madelaine qui entre, et moi je sors.» Et il s'en alla. Il disoit qu'il y avoit des Madelains aussi bien que des Madelaines. «Notre père saint Augustin, dit-il, a été long-temps un grand Madelain.» Puis, décrivant les parfums de la Madelaine: «Elle avoit de l'eau. De l'eau d'ange? C'étoit de l'eau d'ange noir, de l'eau de diable, de l'eau de Satan.»
Cela me fait souvenir d'un conte qu'on fait d'un prédicateur du temps de François Ier. «La Madelaine, disoit-il, n'étoit pas une petite garce, comme celles qui se pourroient donner à vous et à moi; c'étoit une grande garce comme madame d'Étampes[326].» Cette madame d'Étampes lui fit défendre la chaire. Quelques années après, ayant été rétabli, le jour de la Madelaine, il dit: «Messieurs, une fois pour avoir fait des comparaisons je m'en suis mal trouvé. Vous imaginerez la Madelaine telle qu'il vous plaira. Passons la première partie de sa vie, et venons à la seconde.»
Le père André comparoit une fois les femmes à un pommier qui étoit sur un grand chemin. «Les passans ont envie de ses pommes; les uns en cueillent, les autres en abattent: il y en a même qui montent dessus, et vous les secouent comme tous les diables.»
Il disoit aux dames: «Vous vous plaignez de jeûnes; cela vous maigrit, dites-vous. Tenez, tenez, dit-il, en montrant un gros bras, je jeûne tous les jours, et voilà le plus petit de mes membres.»
«Toutes les femmes sont des médisantes, disoit-il; je gage qu'il n'y en a pas une qui ne la soit pas: qu'elle se lève;» puis il s'arrête. «Hé bien! continue-t-il, vous voyez que pas une n'ose se lever.»
Un avocat s'alla confesser à lui, et lui dit fort peu de chose. Il lui ordonna pour pénitence d'aller l'après-dînée à son sermon: l'avocat y fut. L'Évangile du jour étoit: Dæmonium mutum, etc. «Savez-vous, dit-il, ce que c'est que Dæmonium mutum? Je m'en vais vous le dire: C'est un avocat aux pieds du confesseur. Au barreau ils jasent assez; devant un confesseur, au diable le mot, vous n'en sauriez rien tirer.»
Il en vouloit au curé de Saint-Severin. Il fit tomber le discours sur la bergerie, et qu'il falloit de bons chiens pour la garder. «Vous autres, dit-il aux paroissiens, vous avez un bon chien de curé.»
Pour montrer que l'honneur étoit plutôt in honorante quam in honorato (à celui qui honoroit qu'à celui qui étoit honoré): «Par exemple, disoit-il, quand je rencontre mon cousin, le président Boullanger que voilà, il me fait le pied de veau, et le pied de veau lui demeure.»
Pour cajoler M. Talon, l'avocat-général, qui l'écoutoit, il dit, en parlant de Cicéron: «Cicéron, messieurs, c'étoit un grand avocat-général.»
Dans l'opinion qu'ils[327] ont de l'Eucharistie, on ne pouvoit pas dire une plus grande sottise que celle qu'il dit une fois prêchant sur le Saint-Sacrement. «En voilà assez, dit-il, car les médecins disent: Omnis saturatio mala, panis autem pessima. Toute réplétion est mauvaise, et surtout celle de pain.»
Un jour qu'il prêchoit contre le luxe et contre les modes: «Vous voilà, dit-il, vous autres, poudrés comme des meûniers; et quand vous arriverez en enfer, les diables crieront: A l'anneau! à l'anneau!» Pour faire entendre cela, il faut savoir qu'il y a dix ans ou environ qu'un meûnier, à la Grève, gagea de passer dans un de ces anneaux qui sont attachés au pavé pour retenir les bateaux. Il fut pris par le milieu du ventre, qui s'enfla aussitôt des deux côtés; le fer s'échauffa, c'étoit en été. Il brûloit; il fallut l'arroser, tandis qu'on limoit l'anneau, et on n'osa le limer sans permission du prévôt des marchands. Tout cela fut si long qu'il lui fallut un confesseur. On en fit des tailles douces aux almanachs, et un an durant, dès qu'on voyoit un meûnier, on crioit: «A l'anneau! à l'anneau, meunier!» On fit aussi un almanach de la farine des jeunes gens et des mouches des femmes, avec une chanson que voici:
LES ENFARINÉS.
Il commença une fois ainsi: «Foin du pape, foin du Roi, foin de la Reine, foin de M. le cardinal, foin de vous, foin de moi, omnis caro fœnum.»
Il faisoit parler ainsi une fois les soldats d'Holoferne, après qu'ils eurent vu Judith: «Camarade, qui est-ce qui, en voyant de si belles femmes, tam delectas mulieres, n'ait envie d'enfoncer la barricade?»
Je lui ai ouï prêcher sur la Transfiguration: «Cela se fit, dit-il, sur une montagne. Je ne sais ce que ces montagnes ont fait à Dieu; mais, quand il parle à Moïse, c'est sur une montagne; il ne lui montra partout que son derrière, et parla à lui comme une demoiselle masquée. Quand il donne sa loi, c'est encore sur une montagne; le sacrifice d'Abraham, aussi sur une montagne; le sacrifice de Notre-Seigneur, encore sur une montagne. Il ne fait rien de miraculeux que sur ces montagnes; aussi la Transfiguration, n'étoit-ce pas une affaire de vallon?»
Voyant des gens jusque sur l'autel, il dit en entrant en chaire: «Voilà la prophétie accomplie: Super altare vitulos.»
Il prêchoit en un couvent de Carmes sur l'église desquels le tonnerre étoit tombé sans en blesser un seul. «Ah! dit-il, regardez quelle bénédiction de Dieu; si le tonnerre fût tombé sur la cuisine, il n'en fût réchappé pas un.» On dit Carme en cuisine
A la fête de Pâques, il se faisoit une objection. «Mais un mari et une femme qui couchent ensemble un si beau jour, que feront-ils? A cela il faut répondre par une comparaison. Si le jour de Pâques un débiteur vous apporte de l'argent, il est bonne fête; mais les gens ne sont pas toujours en humeur de payer: je suis d'avis qu'on le reçoive. Faites l'application, mesdames[329].»
A propos de romans, il disoit: «J'ai beau les faire quitter à ces femmes, dès que j'ai tourné le cul, elles ont le nez dedans.»
«Le paradis, disoit-il, est fait comme une ville; mais c'est une ville comme La Rochelle, qui ne se prend point sans mouffles.»
Parlant de David, il dit que quand il alla en paradis, Dieu dit, le voyant venir de loin: «Qui est-ce?» et puis, quand il fut plus près: «Ah! c'est mon bon serviteur David; bras dessus, bras dessous, camarades comme cochons.»
Le jour de l'Ascension, décrivant la réception qu'on fit à Jésus-Christ au Ciel, il dit que Dieu dit à David: «Tenez la musique toute prête; voici mon fils qui vient.»
Une fois, il fit des lettres-patentes du roi de Ninive: «Nous, Ninus, etc., à tous manants et habitants de notre bonne ville de Ninive, savoir faisons que, sur l'avis à nous donné par notre amé et féal maître Jonas, que Dieu, etc.; avons ordonné et ordonnons que, etc.; et parce que ledit maître Jonas est prophète dudit Dieu, etc.» Il y avoit dix fois ledit Jonas et ledit Dieu.
En carême, il compara un jour la charité à l'échelle de Jacob, et disoit que ce n'étoit pas une échelle de chêne ou de hêtre, mais que le premier échelon étoit hareng, le deuxième morue; et ainsi de suite, il dit toutes les viandes de carême, «qu'il faut, ajouta-t-il, envoyer au couvent des Augustins[330].»
Prêchant chez des religieuses qui l'avoient fort pressé de leur donner un sermon, il leur dit: «Eh! bien! me voilà; à cause que je suis Boullanger, vous croyez que j'ai toujours du pain cuit; mais vous ne songez pas combien j'ai de choses à faire.» Il se mit à leur raconter toutes ses occupations. Après, il compara une fille qui entroit en religion à un peloton. «Une novice, dit-il, c'est comme un morceau de bureau ou de papier sur lequel on commence à devider les premières aiguillées; mais, quelque bien qu'on fasse, il reste toujours un petit trou qu'on ne sauroit boucher.»
A Poitiers, les Jésuites le prièrent de prêcher saint Ignace; il voulut leur donner sur les doigts. Il fit un dialogue entre Dieu et le saint, qui lui demandoit un lieu pour son ordre. «Je ne sais où vous mettre, disoit Jésus-Christ: les déserts sont habités par saint Benoît et par saint Bruno....» Il faisoit une conversation des lieux occupés par les principaux ordres. «Mettez-nous seulement, dit saint Ignace, en lieu où il y ait à prendre, et laissez-nous faire du reste.» En sortant, il dit à un de ses amis: «Je n'ai voulu prêcher céans qu'après dîner, car je savois bien qu'autrement on m'y auroit fait méchante chère.» Une autre fois, à Paris, il en donna encore aux Jésuites en pareille occasion. «Le christianisme, dit-il, est comme une grande salade; les nations en sont les herbes; le sel, le vinaigre, les macérations, les docteurs: vos estis sal terræ; et l'huile, les bons pères Jésuites. Y a-t-il rien de plus doux qu'un bon père Jésuite? Allez à confesse à un autre, il vous dira: Vous êtes damné si vous continuez. Un Jésuite adoucira tout. Puis, l'huile, pour peu qu'il en tombe sur un habit, s'y étend, et fait insensiblement une grande tache; mettez un bon père Jésuite dans une province, elle en sera enfin toute pleine.» Les Jésuites se plaignirent à lui-même de ce qu'il avoit dit. «J'en suis bien fâché, mes Pères, leur dit-il; mais je me suis laissé emporter; je ne savois que vous dire. Dans quatre jours c'est la fête de notre Père saint Augustin, venez prêcher chez nous, et dites tout ce qu'il vous plaira, je ne m'en fâcherai point.»
Un jour il sut que madame de La Trimouille étoit à son sermon incognito: il parloit de l'Enfant prodigue; il se mit à lui faire un train tout semblable à celui de la duchesse: «Il avoit, disoit-il, six beaux chevaux gris pommelés, un beau carrosse de velours rouge avec des passements d'or, une belle housse dessus, bien des armoiries, bien des pages, bien des laquais vêtus de jaune passementé de noir et de blanc.»
Il disoit que le paradis étoit une grande ville. «Il y a la grande rue des Martyrs, la grande rue des Confesseurs; mais il n'y a point de rue des Vierges: ce n'est qu'un petit cul-de-sac bien étroit, bien étroit.»
«Un catholique, disoit-il une fois, fait six fois plus de besogne qu'un huguenot; un huguenot va lentement comme ses psaumes: Lève le cœur, ouvre l'oreille, etc. Mais un catholique chante: Appelez Robinette, qu'elle s'en vienne ici-bas, etc.» Et en disant cela, il faisoit comme s'il eût limé. J'ai ouï dire que ce conte vient de Sédan, où Du Moulin ayant dit à un arquebusier qui chantoit Appelez Robinette, qu'il feroit bien mieux de chanter des psaumes,» l'arquebusier lui dit: «Voyez comme ma lime va vite en chantant Robinette, et comme elle va lentement en chantant: Lève le cœur, ouvre l'oreille, etc.»
On dit encore qu'un artisan lui dit: qui au conseil des malins n'a été empêchoit sa lime d'aller, et qu'il faisoit beaucoup plus d'ouvrage avec Jean Foutaquin pour du pain et pour des poires, Jean Foutaquin pour des poires et pour du pain.
Parlant d'Hosanna, il dit «que les enfants étoient montés sur un arbre; je ne saurois vous en dire le nom, je vous le dirai tantôt.» Son sermon fini: «Messieurs, leur dit-il, cet arbre, c'étoit un sycomore.»
«L'Evangile, dit-il une fois, est une douce loi: Jésus-Christ nous l'a dit, il le faut croire.» Deux Jésuites entrent là-dessus. «Tenez, dit-il, voilà deux des camarades de Jésus, demandez-leur plutôt s'il n'est pas vrai.» Cela me fait souvenir d'un nommé Du Four, qui, dans les guerres des huguenots, ayant trouvé des Jésuites à cheval, leur demanda qui ils étoient: «Nous sommes, dirent-ils, de la compagnie de Jésus.—Je le connois, dit-il, brave capitaine, mais d'infanterie; à pied, à pied; mes Pères;» et il leur ôta leurs chevaux.
Prêchant sur la patience de Dieu, «Dieu, dit-il, il attend long-temps avant que de frapper; il menace, mais il ne frappe pas: c'est, dit-il, comme ce chasseur que vous voyez à cette tapisserie, il y a peut-être cent ans qu'il présente l'épieu à ce cerf, cependant il ne le frappe pas, et il n'y a que quatre doigts entre deux.»
Il disoit que personne n'avoit jamais tant prié Dieu que saint Joseph, car le petit Jésus le servoit comme un apprenti. Il lui disoit: «Donnez-moi, je vous prie, ceci; donnez-moi, je vous prie, cela; apportez-moi, je vous prie, cette tarière, etc.»
«Dieu veut la paix, disoit-il du temps du cardinal de Richelieu; oui, Dieu veut la paix, le Roi la veut, la Reine la veut, mais le diable ne la veut pas[331].»
VILLEMONTÉE.
Villemontée est d'une assez bonne famille de Paris. Il épousa la sœur de La Barre, dont nous avons parlé; il devint maître des requêtes, et eut l'intendance de Poitou, où sa femme et lui, aussi bons ménagers l'un que l'autre, faisoient une fort grande dépense. Elle devint amoureuse, à La Rochelle, d'un gentilhomme du grand-prieur de la Porte, nommé L'Épinay. Cette amourette passa bien avant, et le mari surprit un billet de sa femme en ces termes: «Notre soutane va aux champs; viens vite, car je meurs d'envie............» Villemontée est pourtant bien fait; mais peut-être........ On a dit que le grand-prieur, en colère de ce que l'intendante l'avoit refusé, avoit fait avertir le mari par des Jésuites. J'ai de la peine à le croire, car c'étoit un bon homme. Le mari fut assez fou pour faire du bruit de cette lettre. Il mit en prison, dans un château, une bossue de La Rochelle, nommée La Villepoux, qu'on accusoit d'avoir été la Dariolette[332]; et, après l'y avoir tenue long-temps, il la laissa aller, et il mit sa femme en religion: depuis, il la relégua à une terre. Il eut assez d'enfants de sa femme, entre autres une fille, qui étoit l'aînée. Elle ne voulut pas déshonorer sa mère en faisant autrement qu'elle; elle trouva de très-bonne heure un L'Épinay. Ce fut un nommé Ruelle, que mademoiselle de Bussy avoit donné au père pour secrétaire. Elle eut l'honnêteté de lui permettre de lui faire un enfant; elle n'avoit que douze ans. Le père se contenta de le faire fouetter dans une cave et le chassa, car il ne sauroit s'empêcher d'être toujours un peu fou. Cette aventure ne fut pas trop divulguée, et elle n'empêcha pas que Belloy, qui a été depuis capitaine des gardes de M. d'Orléans, ne l'épousât. Elle étoit pour lors auprès de madame de Fontaines, dame d'atour de Madame, où Villemontée l'avoit mise. Belloy fut attrapé en toutes façons, car on dit qu'il n'a point eu ce qu'on lui avoit promis en mariage, les affaires du beau-père étant si décousues qu'il fut contraint de vendre ses terres pour payer une partie de ses dettes; de peur même qu'on ne le mît en prison, il se fit prêtre, et sa femme retourna dans un couvent.
Cependant M. Le Tellier, protecteur de Villemontée, le faisoit subsister par les emplois qu'il lui procuroit. Enfin, en 1657, M. de Saint-Malo (Villeroy) rendit au cardinal l'évêché de Saint-Malo de trente-six mille livres de rente, pour celui de Chartres de vingt-cinq mille livres, à cause du voisinage de Paris. Le Tellier fit donner Saint-Malo à Villemontée, qui n'en jouit encore que par économat, à cause que sa femme n'a point fait de vœux, mais a seulement protesté devant le Saint-Sacrement qu'elle ne vivroit point comme une femme avec son mari. Elle étoit si folle que, sous le prétexte qu'elle étoit la femme d'un évêque, elle ne vouloit pas céder à une maréchale de France, disant qu'elle ne devoit céder qu'aux princesses. Apparemment quand on le reçut prêtre, ou qu'on le fit évêque, on ne se souvint pas du canon du concile de Trente.
MADAME PILOU[333].
Madame Pilou, étant nouvelle mariée, se trouva logée par hasard vis-à-vis de mesdemoiselles Mayerne-Turquet, sœurs de ce Mayerne[334] qui a été premier médecin du roi d'Angleterre, où il a fait une assez grande fortune: c'étoit un peu après la réduction de Paris. Elle fit amitié avec ces filles, qui étoient des personnes raisonnables, et qui, comme huguenotes, en fuyant la persécution, avoient vu assez de pays[335]. Cette connoissance lui servit, et la tira en quelque sorte du calinage[336] de sa famille, car son père n'étoit qu'un procureur. Cela lui servit à connoître une madame de La Fosse, leur parente, riche veuve, qui avoit été galante, et qui, en mourant, lui laissa du bien. Elle épousa un procureur nommé Pilou, qui ne fit pas grande fortune; en récompense, elle n'a eu qu'un fils qui vit encore. Il n'y a peut-être jamais eu une moins belle femme qu'elle, mais il n'y en a peut-être jamais eu une de meilleur sens, et qui dise mieux les choses.
Cette madame de La Fosse, pour reprendre le fil, n'étoit pas la plus grande prude du royaume. Madame Pilou, par son moyen, eut bientôt un grand nombre de connoissances, mais la plupart de la ville. Insensiblement elle en fit aussi de la cour, et enfin elle parvint à être bien venue partout, et chez la Reine-mère.
Elle étoit fort embarrassée d'un certain brave, nommé Montenac, qui vouloit enlever madame de La Fosse. Un jour ayant trouvé feu M. de Candale: «Monsieur lui dit-elle, vous menez tous les ans tant de gens à l'armée, ne sauriez-vous nous défaire de Montenac? Tous les ans vous me faites tuer quelques-uns de mes amis, et celui-là revient toujours.—Il faut, répondit-il, que je me défasse de deux ou trois hommes qui m'importunent, et après je vous déferai de celui-là, car il est raisonnable que mes importuns passent les premiers.»
Elle a fait trois classes de tout le monde: ses inférieurs, à qui elle fait tout le bien qu'elle peut; ses égaux, avec lesquels elle est toute prête de se réconcilier quand ils voudront, et les grands seigneurs, pour qui elle dit qu'on ne sauroit être trop fier en un lieu comme Paris. Elle ne se mêle point de donner des gens à personne, et ne veut point souffrir que des suivants ou des suivantes lui viennent rompre la tête. Elle dit qu'il y a quelquefois de sottes gens qui rient dès qu'elle ouvre la bouche, comme les badauds qui rient dès que Jodelet paroît.
La femme d'un procureur, laide comme un diable, qui avoit commencé par des femmes qui n'avoient pas le meilleur bruit du monde, ne pouvoit guère passer dans l'esprit de ceux qui ne la connoissoient pas bien particulièrement, que pour une créature qui servoit aux galanteries de tant de jolies personnes qu'elle fréquentoit. On a dit de madame de La Maison-Fort qu'elle n'étoit plus si cruelle
On a chanté:
Or, madame Pilou étoit la bonne amie de madame de Castille, mère de madame de Chalais, et il ne faut point trouver étrange qu'elle fût familière chez cette belle. Il lui arriva une fois une plaisante aventure avec cette madame de Castille. Madame de Vaucelas, sœur de M. de Châteauneuf, étoit après à louer d'elle une maison, qui est devant la chapelle de la Reine, où M. de Châteauneuf a logé long-temps. Elle envoya un matin un gentilhomme pour lui parler. Madame de Castille, alors veuve, étoit encore au lit, et madame Pilou, qui étoit couchée avec elle, lasse des barguigneries de cet homme, mit la tête à demi hors du lit, et dit: «Allez, monsieur, allez, on ne l'aura pas à meilleur marché.» Or, elle a la voix assez grosse. Cet homme s'en retourne, et dit à madame de Vaucelas qu'il seroit inutile de prétendre avoir meilleur marché de cette maison, qu'il avoit parlé à madame de Castille, et que M. son mari, enfin, avoit dit qu'on n'en rabattroit rien[338]. Cela fit d'autant plus rire que cette madame de Castille étoit un peu galante. On en parla au moins avec Almeras, homme riche, et M. de Bassompierre écrivoit de Madrid que le duc d'Almeras faisoit soulever Castille la vieille[339].
J'ai ouï dire à Ruvigny que mesdames de Rohan et les autres galantes de la Place[340] ne craignoient rien tant que madame Pilou, bien loin qu'elle les servît dans leurs amourettes. Je sais de bonne part que toute sa vie elle a prêché ses amies qui ne se gouvernoient pas bien. «Enfin, disoit-elle, ne pouvant les réduire, je leur disois: Au moins n'écrivez point.—Voire, me répondoient-elles, ne point écrire c'est faire l'amour en chambrières.» Je sais bien qu'une fois, comme on lui disoit: «Que ne dites-vous à une telle qu'elle se perd de réputation?—La mère, répondit-elle, m'a pensé faire devenir folle, voulez-vous que la fille m'achève?»
Elle parle aux princesses tout comme aux autres, et dit tout avec une liberté admirable. Elle a dit un million de choses de bon sens. «Quand je vois, disoit-elle, ces nouvelles mariées qui vont donnant du timon de leur carrosse contre les maisons, je me mets à crier: Qui veut du plomb? Plomb à vendre! plomb à vendre! Qui veut du plomb? Voici des gens qui en vendent. Cependant il est certain qu'il ne se fait pas la moitié des cocus qui se devroient faire, tant il y a de sots maris.»
[1658]Elle conte qu'un paysan, avec qui elle a marié une servante depuis un an, vint un jour lui demander si elle ne connoissoit point quelque prêtre de Saint-Paul pour les démarier, sa femme et lui; qu'à la vérité elle étoit grosse, mais qu'il aime mieux prendre l'enfant. Ils avoient été mariés par un prêtre de Saint-Paul.
[1659 juin]. M. de Tresmes, duc à brevet, âgé de quatre-vingts ans, tomba malade. Son fils, le marquis de Gèvres, va trouver madame Pilou, et lui dit: «Je vous prie, parlez à mon père, il ne veut point me voir. Mademoiselle Scarron (sœur du cul-de-jatte), qu'il entretient, m'a mis mal avec lui; mais le pis c'est qu'il ne veut rien faire de ce qu'il faut pour bien mourir.» Elle y va; la première fois, elle fit venir les morts subites à propos, et dit qu'on étoit bien heureux d'avoir le loisir de penser à soi. Le malade dit qu'il se sentoit bien. Elle ne voulut pas pousser plus loin. La seconde fois, elle presse davantage, et voyant que cet homme disoit que les gens d'Eglise mêmes avoient des maîtresses, elle marche sur le pied à Guénaut, afin qu'il l'aidât. Au lieu de cela, le médecin dit: «Madame Pilou, vos prônes m'ennuient.» Elle se retire et ne s'en mêle plus. Sur cela on fait un conte par la ville, et que M. de Tresmes lui avoit répondu: «Vous n'étiez pas aussi scrupuleuse il y a trente ans.» Elle l'apprend à quelques jours de là; elle va voir. M. de Langres, La Rivière; il avoit dîné assez de gens avec lui: «Ah! dit-il, madame Pilou, je défendois votre cause.» Elle se met là dans un fauteuil. «Je vous entends, lui dit-elle; je sais le conte qu'on fait par la ville; je ne m'étonne pas que ces bruits-là aient couru. Je me suis trouvée engagée avec des femmes qui ont bien fait parler d'elles: j'ai fait ce que j'ai pu pour les remettre dans le bon chemin; c'est ce qui est cause qu'on a cru que j'étois de la manigance. Je vous laisse à penser si, avec la beauté que Dieu m'avoit donnée, et de la naissance dont je suis, j'eusse été bien venue à rompre avec elles à cause de cela. Leurs gens croyoient que j'étois de l'intrigue; ils ont crié cela partout: mais Dieu a permis que j'aie vécu quatre-vingts ans, afin qu'on me fît justice. Ceux qui font ce conte-là n'oseroient le faire en ma présence. Je sais toutes les iniquités de toutes les familles de la ville et de la cour. Tel fait le gentilhomme de bonne maison que je sais bien d'où il vient; à d'autres, je leur montrerais que leur père étoit un cocu et un banqueroutier; je les défie tous tant qu'ils sont.» Il y en avoit là de verreux qui ne firent que rire du bout des dents. Le prince de Guémené y étoit pour cocu, et l'abbé d'Effiat pour race de fous; son frère est mort en démence. Il y en avoit encore d'autres.
Un jour elle disoit, à propos de demi-fous, qu'il étoit difficile de s'en garder. «Quand un homme a un chapeau vert, je ne m'y saurois tromper; mais quand il n'a qu'un chapeau vert brun, il est assez malaisé. Il m'est arrivé bien des fois, disoit-elle, que lorsque j'y regardois de bien près, je trouvois que tel chapeau, que je croyois noir, n'étoit que vert brun.» Elle dit que naturellement elle sent le sot, et que dès qu'il y en a quelqu'un en une compagnie, elle l'évente tout aussitôt.
Elle disoit que les amants entre deux vins sont les plus plaisants de tous; elle appelle ainsi ceux qui sont quasi fous. «Ils me font rire, dit-elle, car ils croient que personne ne voit ce qu'ils font.»
J'ai déjà dit, ce me semble, qu'elle ne voulut jamais faire devant le cardinal de Richelieu les contes qu'elle savoit du feu président de Chevry, après sa mort même, de peur de nuire à son fils[341]. Elle a toujours été fort bien avec les gens de finances; mais elle n'en a point profité: elle a servi beaucoup de personnes en de grandes affaires, et n'a rien pris.
Elle dit que l'année de Corbie, durant le grand effroi qu'on eut à Paris[342], elle s'en alla chez le feu président de Chevry, qui lui dit: «Les ennemis viendront par la porte Saint-Antoine, et braqueront leur canon qui fessera dans toute la rue.—Il faut donc aller, disois-je, dans les petites rues.—Un autre, me disoit-il, prendroit les petites comme les grandes. Enfin, je retourne chez moi dans la rue Saint-Antoine; il me fâchoit bien de désemparer; mon mari étoit malade jusqu'à tenir le lit, il y avoit long-temps. Je lui dis: Mon pauvre homme, il faut que je m'en aille, tu fermeras les yeux, et tu diras que tu es mort.»
Ce mari mort, la voilà seule avec son fils, qui est un bon garçon, fort simple, qui s'est jeté dans la dévotion. Ils ont du bien de reste: tous les ans, s'ils vouloient, ils feroient quelque constitution, mais ils aiment mieux donner aux pauvres. Leur dévotion n'est point incommode. Madame Pilou est à son aise; à cause de cela on l'appelle la douairière de Pilou.
Elle disoit à ce garçon, qui se faisoit malade à force de courir à toutes les dévotions: «Mon Dieu! Robert, à quoi bon se tourmenter tant? veux-tu aller par-delà paradis?» Elle me disoit un jour: «Je lui faisois hier des reproches de ce qu'il n'étoit point propre.—Madame Pilou, m'a-t-il dit, donnez-vous patience; cela viendra avec le temps.» Et il a cinquante-deux ans.» Elle avoit été fort long-temps à le persuader de prendre un manteau doublé de panne. Le premier jour qu'il le mit, on le prit pour un filou qui avoit volé ce manteau, et on lui donna un coup de bâton sur la tête dont il pensa mourir. Il pria sur l'heure qu'on ne courût pas après cet homme; et, croyant mourir, il fit promettre à sa mère de ne le poursuivre point. Elle dit que son fils fait un recueil de billets d'enterrement.
Une fois qu'elle entendoit une femme de la ville qui, en parlant de je ne sais combien de dames de grande condition, disoit: Nous autres, etc. «Cela me fait souvenir, dit-elle, du conte qu'on fait d'un bateau d'oranges qui alla à fond dans la rivière. Les oranges alloient sur l'eau. Il y avoit (révérence de parler) un étron sec parmi elles; cet étron disoit: Nous autres oranges nous allons sur l'eau.»
Depuis son veuvage elle dit que deux ou trois hommes l'ont voulu épouser, «mais, soit dit à mon honneur, ils ont été tous trois mis aux Petites-Maisons.»
Elle m'a avoué, car j'en avois ouï parler par la ville, qu'il étoit vrai que comme un soir un conseiller d'état, homme de quelque âge, la ramenoit chez elle, elle étoit à la portière, et lui au fond, il la prit par la tête, elle qui avoit plus de soixante-dix ans, et la baisa tout son soûl, en lui disant sérieusement qu'il l'aimoit plus que sa vie. Elle en fut si surprise qu'elle ne songeoit pas seulement à se dépêtrer de ses mains; et elle arriva à sa porte, car il n'y avoit pas loin, avant que d'avoir eu le loisir de lui rien dire. Elle ne l'a jamais voulu nommer. Un jour, comme elle étoit chez la Reine, madame de Guémené dit à Sa Majesté: «Madame, faites conter à madame Pilou l'aventure du conseiller d'état.—Ne voilà-t-il pas, dit la bonne femme, vous regorgez d'amants, vous autres, et dès que j'en ai un pauvre misérable, vous en enragez.» A propos d'amants: elle dit qu'elle a fait bâtir un hôpital pour mettre ceux à qui les femmes arracheront les yeux pour leur avoir parlé d'amour; mais il n'y a que des araignées dans ce pauvre hôpital. Au diable l'aveugle qu'on y a encore mené.
Le cardinal de La Valette, en colère contre elle pour quelque chose, vouloit, disoit-il, la faire lier sur le cheval de bronze.
L'abbé de Lenoncourt, le marquis présentement, se mit un jour à la railler fort sottement. «Monsieur, lui dit-elle, avez-vous été condamné par arrêt du parlement à faire le plaisant? car, à moins que de cela, vous vous en passeriez fort bien.»
Une fois madame de Chaulnes, la mère, lui dit quelque chose qui ne lui plut pas. «Si vous ne me traitez comme vous devez, lui dit-elle, je ne mettrai jamais le pied céans. Je n'ai que faire de vous ni de personne: Robert Pilou et moi avons plus de bien qu'il ne nous en faut. A cause que vous êtes duchesse, et que je ne suis que fille et femme de procureur, vous pensez me maltraiter; adieu, madame, j'ai ma maison dans la rue Saint-Antoine qui ne doit rien à personne.» Le lendemain madame de Chaulnes lui écrivit une belle grande lettre, et lui demanda pardon.
Quand M. de Chavigny alla demeurer à l'hôtel de Saint-Paul, il trouva madame Pilou quelque part et lui dit: «Madame, à cette heure que je suis votre voisin, je prétends bien que vous me viendrez voir.» Elle y va; mais elle ne fut point satisfaite de lui: il fit assez le fier. Depuis cela, dès qu'il étoit en un lieu elle en sortoit. Enfin, à je ne sais quelles accordailles, chez M. Fieubet, au fort de sa faveur, il vit qu'elle s'étoit allée mettre à l'autre bout de la chambre; il alla à elle fort humblement, et lui dit qu'il vouloit être son serviteur. «Monsieur, répondit-elle, je ne suis qu'une petite bourgeoise, vous êtes un grand seigneur, vous ne m'avez pas bien traitée, vous ne m'y attraperez plus; je n'ai que faire de vous ni de personne.» Il lui fit mille soumissions, et fit tout ce dont elle le pria depuis cela.
Elle dit qu'on ne doit point tant s'affliger pour ce qui arrive à nos parents. «Une fois, disoit-elle, qu'on attrape le cousin-germain, c'est bien fait de se déprendre. J'avois je ne sais quel parent qui fut un peu pendu à Melun; sa sœur disoit qu'il avoit été mal jugé.—A-t-il été confessé? lui dis-je. A-t-il été enterré en terre sainte?—Oui.—Je le tiens pour bien pendu, ma mie.»
Le curé de Saint-Paul s'avisa une fois de faire un prône contre la danse; elle l'alla trouver et lui dit: «Mon bon ami, vous ne savez ce que vous dites. Vous n'avez jamais été au bal; cela est plus innocent que vous ne pensez. Je suis bien plus scandalisée, moi, de voir des prêtres qui plaident toute leur vie les uns contre les autres.» Elle se confesse à lui d'une plaisante façon; elle cause avec lui, et le lendemain elle lui dit: «Hier, je vous dis tous mes sentiments; j'y ajoute encore cela, et j'en demande pardon à Dieu.»
«Quand je passe par les rues, disoit-elle une fois, je vois des laquais qui disent: Bon Dieu! la laide femme!—Je me retourne. Vois-tu, mon enfant, je suis aussi belle que j'étois à quinze ans, quoique j'en aie plus de soixante-douze. Il n'y a que moi en France qui se puisse vanter de cela.» Elle disoit qu'il n'y avoit personne au monde qui se fût si bien accommodé qu'elle de deux fort vilaines choses, de la laideur et de la vieillesse. «Cela me donne, disoit-elle, un million de commodités: je fais et dis tout ce qu'il me plaît.» Elle est gaie, et ne craint point du tout la mort: elle danse le branle de la torche, quand elle est en liberté, et dit que la torche ne lui manque jamais à proprement parler. «Je suis, dit-elle, le guéridon de la compagnie[343].»
Pourvu que ce ne soit pas par extravagance, elle approuve fort les mariages par amour; «car, dit-elle, voulez-vous qu'on se marie par haine?»
Son fils ayant ouï dire qu'on l'avoit mise dans un roman, croyoit que c'étoit une étrange chose, et s'en vint lui dire: «Jésus! madame Pilou! on vous a mis dans un roman.—Va, va, lui dit-elle, la comtesse de Maure y est bien[344].» Cela l'arrêta tout court, car c'est aussi une dévote. Ce roman, c'est la Clélie de mademoiselle de Scudéry, où elle s'appelle Arricidie, et y est fort avantageusement, comme une philosophe et une personne de grande vertu. Elle l'en alla remercier, et lui dit: «Mademoiselle, d'un haillon vous en avez fait de la toile d'or.» L'autre lui voulut dire: «Madame, mon frère a trouvé que votre caractère[345], etc.—Voire, votre frère, je ne connois point votre frère; c'est à vous que j'en ai l'obligation. A cela, en vérité, j'ai reconnu que j'avois bien des amis; car il n'y a pas jusqu'à la Reine qui ne s'en soit réjouie avec moi. Voilà le fruit qu'on retire de ne faire de mal à personne. Une fois, ajouta-t-elle, je me trouvai embarrassée au Palais-Royal, à la mort du cardinal de Richelieu, avec bien des femmes entre des carrosses. Un homme me prend, et me porte jusque dans la salle où l'on voyoit son effigie. Je regarde cet homme. Il me dit: Vous avez autrefois pris la peine de solliciter pour moi, je vous servirai en tout ce que je pourrai.»
C'est la plus grande accommodeuse de querelles qui ait jamais été: il y a bien des familles qui lui sont obligées de leur repos. On la choisit toujours pour dire aux gens ce qu'il leur faut dire. Madame d'Aumont, veuve de M. d'Aumont, dont nous avons parlé, dit: «Quand madame Pilou n'y sera plus, qui est-ce qui fera justice aux gens?» Elle ne se veut point mêler de donner des valets; elle dit qu'on en a toujours du déplaisir.
Un jour elle tomba dans la boue, en allant au sermon aux Minimes de la Place-Royale: une autre fût retournée chez elle; mais elle, bien loin de cela: «Il faut profiter de ce malheur, dit-elle, je me ferai bien faire place.» Elle étoit si sale et si puante que tout le monde la fuyoit; elle eut de la place de reste.
Quand elle voit des gens qui sont quelque temps dans la mortification, et qui après retournent à leur première vie: «Ils font, dit-elle, comme l'ânesse de ma cousine Passart. Cette bête avoit un ânon: on enferme son petit, et on la charge de tout ce qu'il falloit pour aller dîner à demi-lieue d'ici. Elle va bien jusqu'à la moitié du chemin; mais se ressouvenant de son ânon, elle fait trois sauts, et vous jette toute la provision dans la boue. Eux aussi vont fort bien quelque temps, puis tout d'un coup ils jettent le froc aux orties, dès qu'ils se ressouviennent de leur ânon.»
Elle disoit à M. le Prince, en 1652: «Vous voulez, dites-vous, ruiner le cardinal; ma foi vous vous y prenez bien. Tout ce que vous faites ne sert qu'à l'affermir de plus en plus: vous vous faites craindre à la Reine, et elle croit, plus elle va en avant, que sans cet homme vous lui feriez bien du mal.»
Elle ne se put tenir d'aller au sacre du Roi, quoiqu'elle eût soixante-seize ans: il est vrai que rien ne lui fait mal. On est bien aise qu'elle aille partout, et on dit, quand il est arrivé quelque chose d'extraordinaire: «Madame Pilou sera bonne sur cela.» Elle alla à Meudon chez madame de Guénégaud pour quelques jours, pour mettre dans du marc un bras qu'elle avoit eu démis pour avoir versé en carrosse. M. Servien fit quelque régal où madame Pilou se trouva. Il lui fit des offres de service. Elle lui dit: «Je vous en remercie, gardez cela pour d'autres; Robert Pilou et moi avons du bien plus qu'il ne nous en faut: faites-moi toujours votre visage de Meudon: quand vous me verrez ne tressaillez point, car je n'ai rien à vous demander. Il n'y a peut-être que moi en France qui vous ose parler comme cela.»
Une des demoiselles de Mayerne dont nous avons parlé fut mariée en Angleterre avec un Italien, nommé le chevalier Brendi, qui a fait l'Éromène. Cette femme et madame Pilou avoient toujours eu soin de s'écrire. Au bout de quarante ans elles revinrent à se voir à Paris; jamais on n'a vu une telle joie. Cela ne dura guère, car la Brendi, étant en nécessité, alloit en Suisse vivre dans une terre de sa nièce de Mayerne, riche héritière.
Il y a deux ans que madame Pilou trouva cinq cents livres à dire d'une somme qu'on lui avoit donnée à garder. Or, il n'y avoit que sa servante à qui elle se fioit comme à elle-même qui eût eu la clef de son cabinet. Cette fille, qui, en effet, étoit innocente, fit la fière assez sottement. Il y avoit tout sujet de croire que c'étoit elle. Elle la renvoya, et, bien loin de la mettre en justice comme on le lui conseilloit, elle lui paya deux cents livres qu'elle lui devoit de ses gages, disant: «Je ne veux point qu'on dise que j'ai fait une querelle à ma servante pour ne lui pas payer ses gages.» Depuis, il se trouva que celui-là même qui avoit donné à madame Pilou cet argent à garder, avoit escamoté ces cinq cents livres qui étoient dans un petit sac; et que, s'en repentant après, il les lui rapporta, en disant de méchantes excuses. Elle rappelle sa servante, la prie d'oublier le passé, lui confirme la parole qu'elle lui avoit donnée de lui laisser deux cents livres de rente viagère et cent écus en argent, et pour la soulager elle prit une petite servante encore.
La pauvre madame Pilou fut surprise à Saint-Paul d'un si grand débordement de bile qu'elle en tomba de son haut[346]; revenue, elle se confessa sur l'heure; elle n'en fut malade que dix ou douze jours. Toute la cour l'alla voir; la Reine y envoya. Le Roi en passant arrêtoit, et envoyoit savoir comme elle se portoit. M. Valot, premier médecin du Roi, y fut de leur part. Des gens qui ne la voyoient point y allèrent; c'étoit la mode. Il en arriva quasi autant l'année passée, qu'elle eut un rhumatisme dont elle se porte bien; quoiqu'elle ait quatre-vingts ans, elle est allée à Saint-Paul rendre grâces à Dieu avec un manteau de chambre noir doublé de panne verte; c'est une antiquaille qu'elle a il y a long-temps. Elle a une maison aussi propre qu'il y en ait à Paris.
Depuis peu, je ne sais quelle femme, qui n'est plus guère jeune, est allée la voir toute parée de pierreries du Temple[347], et lui a dit que la grande réputation qu'elle avoit, etc. Après elle lui a demandé si elle ne connoissoit personne qui fût curieux de parfums de gants d'Espagne, de pastilles de bouche et autres choses semblables; que le secrétaire de l'ambassadeur du Portugal en faisoit venir d'admirables. Madame Pilou lui dit: «N'avez-vous que cela à me dire?—Hé! madame, répondit cette femme, comme vous êtes bonne amie, et que tout le monde dit que vous conseillez si bien les gens, je voudrois bien vous demander par quel moyen je pourrois me séparer d'avec mon mari.—Comment s'appelle-t-il?—Ha! madame, je n'oserois vous dire son nom.—Les noms ne sont faits que pour nommer les gens, dites?—Vraiment, madame, je n'oserois.» Enfin, après bien des façons, elle dit en faisant la petite bouche, qu'il s'appelle M. Wist. «Je ne me mêle point de démarier les gens.» Un autre jour elle revint, et dit à madame Pilou qu'elle la viendroit divertir quelquefois avec son luth, qu'elle en jouoit passablement. «Je me passerai bien de vous et de votre luth, lui dit madame Pilou, car vous m'avez toute la mine de ne valoir rien, et ce secrétaire de l'ambassadeur est sans doute votre galant.—Il est vrai, dit l'autre, qu'il m'a aimée; mais je vous jure que c'est le seul qui ait eu quelque chose de moi.—Ma mie, dit madame Pilou, il y a plus loin de rien à un que d'un à mille.» Et sur cela elle la pria de se retirer.
Une autre fois il vint une femme d'âge qui se faisoit appeler madame la marquise de...... Elle fit bien des compliments à madame Pilou sur sa réputation. La bonne femme lui dit brusquement: «Madame, vous êtes venue ici pour quelqu'autre chose.—Madame, dit l'autre, puisque vous voulez que je vous parle franchement, c'est que je me veux remarier. J'ai huit enfants; mais je fais quatre filles religieuses, un fils d'église, et un autre chevalier de Malte: j'ai bien trois mille livres de rente: il est vrai que j'ai aussi quelques affaires. Comme vous connoissez bien des gens, madame, je voudrois que vous me trouvassiez quelque conseiller ou quelque président bien accommodé, car le comte celui-ci, et le marquis celui-là, me veulent bien, mais j'aime mieux demeurer à Paris.—Jésus! madame, dit madame Pilou, vous moquez-vous de vous vouloir remarier? Vous êtes vieille et laide.—Hé! madame, répondit cette femme, je n'ai point de cheveux gris, regardez, et voilà encore toutes mes dents.—Cela n'y fait rien, reprit la bonne femme, voilà encore toutes les miennes, et j'ai pourtant quatre-vingts ans. Allez, madame, vous serez aussi bien à la campagne qu'à Paris: épousez ce marquis, épousez ce comte si vous voulez, je ne me mêle point de faire des mariages, et je me garderois bien de conseiller aux gens de vous épouser.»
«Il a fallu, disoit-elle, que je vécusse jusqu'à quatre-vingts ans pour désabuser le monde. On m'a crue une intrigante, moi qui toute ma vie n'ai fait que prêcher ces sottes femmes, sans y rien gagner: j'étois comme la servante de l'Arche, quand j'avois chassé les bêtes d'un endroit, elles y revenoient aussitôt.»
La pauvre madame Pilou déchoit furieusement: il falloit qu'elle mourût, il y a dix ans, quand le Roi et la Reine-mère, en passant devant chez elle, envoyoient savoir de ses nouvelles, et que toute la cour y alloit[348]; elle avoit alors une fluxion sur les jambes qui la retenoit au logis. Dès que ses jambes l'ont pu porter, elle a couru partout. Elle a un défaut, c'est qu'elle n'a jamais su aimer à lire, ni à entendre lire. Elle s'ennuie dans sa maison; cependant, quoiqu'elle ait fort bon sens, elle n'a plus guère de mémoire: elle ne voit quasi plus ni n'entend. Il faut qu'elle soit de bonne pâte, car à quatre-vingt-six ans elle eut un vomissement effroyable, et après un dévoiement par bas, pour avoir allumé sa bougie à une chandelle empoisonnée que des laquais avoient fait faire pour endormir un de leurs camarades. Il y étoit entré de l'arsenic; elle fut purgée pour long-temps. Une fois en visite elle se mit à conter une histoire d'une fille à qui un amant étoit tombé sur la tête, dont elle étoit morte, comme elle montoit en carrosse. Elle y mit trop de circonstances, et on ne se soucioit guère de la personne qui n'étoit pas trop connue. Elle s'en aperçut, et s'en tira en concluant ainsi: «C'est pour vous apprendre, messieurs et mesdames, à craindre plus les amants que vous ne les avez craints jusqu'à cette heure.»
BORDIER ET SES FILS.
Bordier, aujourd'hui intendant des finances, est fils d'un chandelier de la Place Maubert qui le fit étudier. Il fut quelque temps avocat; puis s'étant jeté dans les affaires, il y fit fortune, et fut secrétaire du conseil. Il n'y a pas plus de dix ans que son père étoit mort. Il fut long-temps fâché contre son fils, de ce que, pour l'obliger à se défaire d'une charge de crieur de corps, il lui avoit suscité un homme par qui il lui en avoit tant fait offrir, qu'enfin le bonhomme l'avoit vendue. Ce chandelier étoit fort charitable: son fils lui a toujours porté respect.
Il lui arriva une fâcheuse aventure du temps du cardinal de Richelieu. Son Eminence, en revenant de Charonne, pensa verser dans le faubourg Saint-Antoine, qui alors n'étoit point pavé; au moins n'y avoit-il qu'une chaussée fort étroite au milieu, et dont le pavé étoit tout défait. Le cardinal le voulut faire paver, et demande à Bordier qu'il avançât dix mille écus pour cela; ce fut à l'Arsenal qu'il lui parla. Bordier lui dit qu'il n'en avoit point. Le satrape n'avoit pas accoutumé d'être refusé: le voilà en colère; il relègue Bordier à Bourges. En cette extrémité notre nouveau riche a recours à mademoiselle de Rambouillet[349]; car ses affaires dépérissoient. Il avoit déjà en quelque rencontre éprouvé la bonté et le crédit de cette demoiselle. Elle fit si bien, par le moyen de madame d'Aiguillon, qu'elle obtint le rappel de Bordier; mais pour se raccommoder avec le cardinal, il fallut qu'il avouât qu'il avoit perdu le sens, que ç'avoit été un aveuglement, et qu'il se mît à genoux. Mademoiselle de Rambouillet n'en fut guère bien payée; car M. de Rambouillet ayant eu affaire de cet homme quelque temps après, il en fut traité si incivilement, qu'il demanda à celui qui le menoit[350] si c'était bien M. Bordier à qui il avoit parlé.
Laffemas fit cette épigramme: