Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome troisième: Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle
DES BARREAUX.
Des Barreaux[137] se nomme Vallée, et est fils d'un M. Des Barreaux, qui étoit intendant des finances du temps de Henri IV. En sa jeunesse c'étoit un fort beau garçon; il avoit l'esprit vif, savoit assez de choses, et réussissoit à tout ce à quoi il se vouloit appliquer; mais ayant perdu trop tôt son père, il se mit à fréquenter Théophile et d'autres débauchés qui lui gâtèrent l'esprit, et lui firent faire mille saletés. C'est à lui que Théophile écrit dans ses lettres latines où il y a la suscription: Theophilus Vallœo suo. On ne manqua pas de dire en ce temps-là que Théophile en étoit amoureux, et le reste.
Quelque temps après la mort de ce poète, en une débauche où étoit le feu comte Du Lude, Des Barreaux se mit à criailler, car ç'a toujours été son défaut; le comte lui dit en riant: «Ouais, pour la veuve de Théophile, il me semble que vous faites un peu bien du bruit.»
On l'avoit fait conseiller, mais ce métier ne lui plaisoit guère, et il mit au feu l'unique procès qui lui fut distribué; car, comme il vit qu'il y avoit tant de griffonnage à déchiffrer, il prit tous les sacs et les brûla l'un après l'autre. Les parties étant venues pour savoir s'il les expédieroit bientôt: «Cela est fait, leur dit-il; ne pouvant lire votre procès, je l'ai brûlé.—Ah! nous sommes ruinées! dirent-elles.—Ne vous affligez pas tant; il ne s'agissoit que de cent écus, les voilà, et je crois en être quitte à bon marché.» Depuis, il n'en vouloit plus ouïr parler, et disoit plaisamment que le Roi alloit plus souvent au Palais que lui. Il ne garda pas sa charge long-temps, car il fit tant de dettes qu'il la fallut vendre.
Ce fut lui qui mit Marion de l'Orme à mal. Il fut huit jours caché chez elle dans un méchant cabinet où l'on mettoit du bois: là, elle lui apportoit à manger, et la nuit il alloit coucher avec elle. Depuis, comme elle eut plus de hardiesse, elle l'alloit trouver en une maison au faubourg Saint-Victor, qu'il avoit fait fort bien meubler, et où il y avoit un grand jardin. Il appeloit ce lieu l'Ile de Chypre. Elle devint grosse trois ou quatre fois; mais elle se faisoit avorter. Une fois, elle s'en avisa trop tard, et quoiqu'elle eût pris assez de drogues pour tuer un Suisse, elle fit pourtant un gros garçon qui se portoit le mieux du monde, et qui crioit le plus fort.
Des Barreaux a toujours été impie ou libertin, car bien souvent ce n'est que pour faire le bon compagnon. Il le fit bien voir dans une grande maladie qu'il eut, car il fit fort le sot, et baisa bien des reliques. Quelques mois après, ayant ouï un sermon de l'abbé de Bonzez, il lui fit dire par madame de Saintot qu'il vouloit faire assaut de religion contre lui. «Je le veux bien, répondit l'abbé, à la première maladie qu'il fera.»
Il étoit insolent et ivrogne. A Venise, il alla lever la couverture d'une gondole, qui est un crime dans ce pays de liberté; aussi fut-il bien battu. Il dit qu'il étoit conseiller de France, et ce fut à cette rencontre-là, à ce qu'on dit, que pour la première fois on dit en Italie: O povera Francia, mal consigliata!
Son ivrognerie lui a fait courir mille périls et recevoir mille affronts. Un jour qu'il avoit bu, il vit un prêtre qui, portant corpus Dei, avoit une calotte; il s'approcha de lui, et au lieu de se mettre à genoux, il lui jeta sa calotte dans la boue, et lui dit «qu'il étoit bien insolent de se couvrir en présence de son Créateur.» Le peuple s'émut, et sans quelques personnes de considération qui le firent sauver, on l'eût lapidé.
En une débauche, il dit quelque chose à Villequier, aujourd'hui le maréchal d'Aumont, qui lui rompit une bouteille sur la tête, et lui donna mille coups de pied. Des Barreaux le jour même pria Bardouville, son ami, gentilhomme de Normandie, homme d'esprit, mais libertin, de faire un appel à Villequier. Bardouville[138], qui connoissoit le pélerin, lui promit tout ce qu'il voulut, et le fit coucher. Le lendemain, il le va trouver; le galant homme dormoit le plus tranquillement du monde, et depuis ne s'en est pas souvenu.
(1642) Il pouvoit avoir trente-cinq ans quand il fit partie avec un nommé Picot, et d'autres qui leur ressembloient, d'aller écumer toutes les délices de la France; c'est-à-dire de se rendre dans chaque lieu dans la saison de ce qu'il produit de meilleur. Balzac, qu'ils virent en passant, appela Des Barreaux le nouveau Bacchus. Ils passèrent à Montauban, et dans le temple de ceux de la religion ils se mirent, un jour de prêche, à chanter des chansons à boire au lieu de psaumes. Ils ne pouvoient pas être ivres, car c'étoit à huit heures du matin. Sans un M. Daliez, galant homme de ce pays-là, on les alloit jeter par les fenêtres. Il a continué ces sortes de voyages assez long-temps. A un bal, à Paris, quelques années après, il fut battu plus que partout ailleurs. Il disoit auprès d'une dame tout ce qui lui venoit dans l'esprit: il disoit d'une fort grande fille que c'étoit la reine Esther, et qu'il l'avoit vue mille fois en des pièces de tapisserie. Dans cette belle humeur, il alla ôter la perruque à un valet-de-chambre qui servoit de la limonade. Ce valet, qui faisoit le beau, se sentit si outragé de cet affront, qu'un quart-d'heure après, ayant ouvert une porte, couverte de la tapisserie, qui étoit justement derrière Des Barreaux, il lui donna cinq à six grands coups de bâton, dont un le blessa à la tête, et puis se sauva, sans que personne le pût attraper, car il tira la porte sur lui. Le coup fut dangereux, et il pensa être trépané.
L'été suivant, il fut en grand danger d'être assommé par des paysans en Touraine. Il étoit allé voir un de ses amis à la campagne, chez lequel il vint coucher deux Cordeliers. Il dit au maître du logis qu'il vouloit faire l'athée, pour rire de ces bons pères; il n'eut pas grand'peine à cela, et dit tant de choses que les religieux déclarèrent qu'ils ne logeroient point sous le même toit que ce diable-là, et s'en allèrent chercher gîte chez le curé. Les villageois en eurent le vent, et par malheur pour Des Barreaux, les vignes ayant été gelées, ils crurent que c'étoit ce méchant homme qui en étoit la cause, et se mirent à l'assiéger dans la maison de leur seigneur même; ils s'y opiniâtrèrent si bien qu'on eut de la peine à faire sauver le galant homme, qu'ils poursuivirent assez long-temps.
Il y a plus de douze ans qu'il est si déchu, que la plupart du temps il ne dit plus que du galimatias; il criaille, mais c'est tout, et c'est rarement qu'il fait quelque impromptu supportable. Il joue, il ivrogne, mange si salement qu'on l'a vu cracher dans un plat, afin qu'on le lui laissât manger tout seul; il se fait vomir pour remanger tout de nouveau, et est plus libertin que jamais. Il dit qu'il ne fit le bigot à sa maladie, que pour ne pas perdre quatre mille livres de rente qu'il espéroit de sa mère. Cette femme étant morte, les beaux-frères de Des Barreaux furent contraints de retenir ce bien et de lui donner seulement une pension, afin qu'il ne se pût ruiner entièrement.
Il avoit un oncle paternel huguenot, nommé M. de Chenailles, qui mourut garçon et fit beaucoup d'avantages à des neveux de la religion qu'il avoit, de sorte que Des Barreaux et ses sœurs n'eurent pas grand'chose. Il en fut fort en colère, et disoit à ses sœurs: «Encore, pour vous autres, vous aurez le plaisir de croire qu'il est damné; mais moi, je ne le saurois croire.» De ce qu'il en eut pourtant, il en acheta un bénéfice et ne s'en cachoit pas.
Bien loin de s'amender en vieillissant, il fit une chanson où il y a:
Il prêche l'athéisme partout où il se trouve, et une fois il fut à Saint-Cloud chez la Du Ryer passer la semaine sainte, avec Miton, grand joueur, Potel[139], le conseiller au Châtelet, Raincys, Moreau[140] et Picot, pour faire, disoit-il le carnaval.
Picot mourut à peu près comme il avoit vécu: il tomba malade dans un village; il fit venir le curé et lui dit qu'il ne vouloit point qu'on le tourmentât et qu'on lui criaillât aux oreilles, comme on faisoit à la plupart des agonisans: le curé en usa bien, et il lui donna par son testament trois cents livres; mais comme il vit que le curé, le croyant expédié, ou peu s'en falloit, se mettoit à criailler comme on a de coutume, il le tira par le bras, et lui dit: «Sachez, galant homme, si vous ne me tenez ce que vous m'avez promis, qu'il me reste encore assez de vie pour révoquer la donation.» Cela rendit le curé plus sage, et l'abbé expira assez en repos.
Pour Des Barreaux, il a eu tout le loisir de chanter la palinodie; il a bien fait le fou en mourant comme il le faisoit quand il étoit malade[141].
CHENAILLES.
Chenailles étoit un président des trésoriers de France de Paris. Cet homme faisoit le galant et le bel esprit; il écrivoit une fois à madame Des Loges[142]: «Ah! qu'on est heureux quand on peut s'abreuver des eaux qui s'écoulent de vous, madame!» Il avoit parlé devant de ses torrents d'éloquence. Dans une déclaration d'amour, il disoit: «Ma plume s'échappe de moi, madame, je ne la puis plus retenir; elle veut vous écrire que, etc.»
A l'âge de soixante-six ans, il menoit une jeune fille du carrosse au temple à Charenton, et Galand l'aîné dit en voyant cela: «Il faut que jeunesse se passe.»
Je fus une fois à Chenailles, où il recevoit assez bien les gens. Le soir, il affectoit de faire la prière sur-le-champ. Il disoit quelquefois les meilleurs galimatias du monde, et je ne riois jamais tant qu'en priant Dieu.
Un jour de prêche, qu'il avoit cette fille dans son carrosse, il mena Daillé le ministre. On chanta le seizième psaume, et à la fin, au lieu de dire, et en la main, il dit, en lui mettant la main sur la gorge.
Le ministre le chapitra d'une terrible façon.
MARION DE L'ORME[143].
Marion de l'Orme étoit fille d'un homme qui avoit du bien, et si elle eût voulu se marier, elle eût eu vingt-cinq mille écus en mariage; mais elle ne le voulut pas. C'étoit une belle personne, et d'une grande mine, et qui faisoit tout de bonne grâce; elle n'avoit pas l'esprit vif, mais elle chantoit bien et jouoit bien du théorbe. Le nez lui rougissoit quelquefois, et pour cela elle se tenoit des matinées entières les pieds dans l'eau. Elle étoit magnifique, dépensière et naturellement lascive.
Elle avouoit qu'elle avoit eu inclination pour sept ou huit hommes et non davantage: Des Barreaux fut le premier, Rouville après; il n'est pas pourtant trop beau: ce fut pour elle qu'il se battit contre La Ferté Senectère; Miossens, à qui elle écrivit par une fantaisie qui lui prit de coucher avec lui; Arnauld, M. le Grand[144], M. de Châtillon, et M. de Brissac.
Elle disoit que le cardinal de Richelieu lui avoit donné une fois un jonc de soixante pistoles qui venoit de madame d'Aiguillon. «Je regardois cela, disoit-elle, comme un trophée.» Elle y fut, déguisée en page. Elle étoit un peu jalouse de Ninon.
Le petit Quillet[145], qui étoit fort familier avec elle, dit que c'étoit le plus beau corps qu'on pût voir.
Elle avoit trente-neuf ans quand elle est morte, cependant elle étoit aussi belle que jamais. Sans les fréquentes grossesses qu'elle a eues, elle eût été belle jusqu'à soixante ans. Elle prit, un peu avant que de tomber malade, une forte prise d'antimoine pour se faire avorter, et ce fut ce qui la tua. On lui trouva pour plus de vingt mille écus de hardes; jamais gants ne lui duroient plus de trois heures. Elle ne prenoit point d'argent, rien que des nippes. Le plus souvent on convenoit de tant de marcs de vaisselle d'argent.
Sa grande dépense et le désordre des affaires de sa famille l'obligèrent à mettre en gage le collier que d'Emery lui avoit donné. Elle disoit de ce gros homme qu'il étoit d'agréable entretien et qu'il étoit propre. Il lui fit faire quelques affaires, et ce collier ne fut pas donné tout franc; ce fut en quelque façon comme cela; mais il ne fit rien pour ses frères.
Housset, trésorier des parties casuelles, aujourd'hui intendant des finances, retira ce collier, puis il le retint; il étoit amoureux d'elle, mais il n'osoit en faire la dépense.
Le premier président de la cour des aides, Amelot, étoit après à traiter avec elle quand elle mourut. Un peu auparavant La Ferté Senectère, se prévalant de la nécessité où elle étoit, pensa l'emmener en Lorraine; mais on lui conseilla de s'en garder bien, car il l'eût mise dans un sérail. Chevry[146] étoit toujours son pis-aller, quand elle n'avoit personne.
Lorsqu'elle fut solliciter le feu président de Mesines de faire sortir son frère Baye[147] de prison, où il avoit été mis pour dettes, il lui dit: «Eh! mademoiselle, se peut-il que j'aie vécu jusqu'à cette heure sans vous avoir vue?» Il la conduisit jusques à la porte de la rue, la mit en carrosse, et fit son affaire dès le jour même. Regardez ce que c'est: une autre, en faisant ce qu'elle faisoit, auroit déshonoré sa famille; cependant comme on vivoit avec elle avec respect, dès qu'elle a été morte, on a laissé là tous ses parens, et on en faisoit quelque cas pour l'amour d'elle. Elle les défrayoit quasi tous.
Elle se confessa dix fois dans la maladie dont elle est morte, quoiqu'elle n'ait été malade que deux ou trois jours: elle avoit toujours quelque chose de nouveau à dire. On la vit morte durant vingt-quatre heures, sur son lit, avec une couronne de pucelle. Enfin, le curé de Saint-Gervais dit que cela étoit ridicule[148]
Elle avoit trois sœurs, toutes bien faites. La cadette étoit fille, et le[149] sera toujours à la mode de sa sœur; elle est gâtée de petite vérole; mais elle ne laisse pas que d'être bonne robe[150].
Madame de la Montagne, qui étoit l'aînée, étoit si sotte que de dire comme on dit proverbialement: «Si nous sommes pauvres, nous avons l'honneur.» Cependant M. de Moret se pensa rompre une fois le cou en montant avec une échelle de corde à une chambre, au troisième étage, où elle lui avoit donné rendez-vous. Son autre aînée fut mariée à Maugeron, qui a quelque charge à l'artillerie[151], et qui logeoit à l'Arsenal. Le grand-maître, aujourd'hui M. le maréchal de La Meilleraye, durant son veuvage, en devint amoureux. On dit que lui ayant prêté des pendants d'oreille de diamants, le lendemain, comme elle les lui vouloit rendre, il la pria de les garder, et après la pressa de telle sorte que, n'en pouvant rien obtenir, il lui donna un soufflet, en lui reprochant que son argent étoit aussi bon que celui du duc de Retz[152]. On avoit médit de celui-ci. Le grand-maître ne se contenta pas de cela; il chassa le mari de l'arsenal, et a nui à toute la famille en toute chose.
FEU M. DE PARIS.
Jean-François de Gondy, premier archevêque de Paris[153], étoit bien fait, et avoit de l'esprit; mais il ne savoit rien: il disoit les choses assez agréablement. Il a toujours vécu licencieusement pour ce qui étoit des femmes.
Il falloit qu'il eût quelque reconnoissance, car on a remarqué qu'il envoyoit souvent un page pour savoir des nouvelles d'une personne peu considérable avec qui il avoit eu autrefois commerce, et il en a toujours eu du soin.
On dit qu'un jour qu'il étoit convenu avec madame de Bassompierre de ce qu'il lui donneroit pour une nuit, il y fut bien; mais il se trouva mal, et ne put rien faire: il voulut y retourner le lendemain, sans financer de nouveau; mais elle lui manda, comme on fait aux auberges, que son assiette avoit mangé pour lui[154].
M. de Paris avoit fait autrefois beaucoup de dépense: il avoit musique et grand équipage; il en retrancha un peu, et rompit sa musique. On dit que ses affaires nettoyées, il lui resta plus de cent mille livres de rente; cependant il se traitoit si mal qu'il n'eût osé donner à dîner à personne sans être averti. Il a toujours fort bien entretenu ses maisons de plaisance: Noisy, vers Villepreux, que Bossuet, secrétaire du conseil, a acheté, et le jardin de Saint-Cloud.
Nonobstant la fine v..... qui le rongeoit, il n'a pas laissé de vivre assez long-temps. Depuis quelques années, le vice l'avoit quitté absolument; il n'y avoit plus moyen de rire.
Si c'eût été un homme de bonne vie, il arriva une chose à Saint-Cloud qui l'eût fait passer pour saint; on eût dit que c'était un miracle. Un pauvre diable qu'on alloit pendre à Saint-Cloud voulut avoir la bénédiction de M. l'archevêque; par hasard, il y étoit alors: on le lui mène; il se jette à genoux, et lui demande la vie. «Je ne puis, dit l'archevêque; mais je te donne ma bénédiction.» On jette le galant, la potence se rompt, le peuple le sauve. Depuis on demanda à ce pendu à quoi il avoit pensé quand on l'eut jeté. «Je croyois, dit-il, assister à une penderie en l'autre monde.»
On dit que ce fut à cet archevêque qu'un jésuite dit: «Pour vous, monseigneur, vous êtes le plus grand falot de l'Église; les autres ne sont que de petites lumières.» Mais on fait ce conte de bien des gens.
Passant par le bois de Boulogne, il vit un laquais de madame la maréchale de Themines avec des garces; il le fit venir, et lui fit réprimande. Ce laquais le laissa dire, et puis dit, en haussant les épaules: Patientia. Après il reprit, et acheva la sentence: Patientia vincit omnia. «Camarade, lui dirent à demi-haut les laquais même de l'archevêque, ne lui en dis pas davantage, c'est temps perdu, il n'entend pas le latin.»
Le cardinal de Richelieu eut envie d'avoir son archevêché, et proposa de donner celui de Lyon à l'abbé de Retz, depuis son coadjuteur. Cela fut en quelque façon traité; puis le cardinal ne s'en tourmenta pas trop, car cet homme ne lui nuisoit en rien, et il étoit bien assuré, en cas de vacance, ou qu'il l'auroit, ou qu'il le donneroit à qui il lui plairoit.
A la Régence, il fit son neveu son coadjuteur; mais il s'en repentit bientôt et eut une jalousie enragée contre lui. Un jour qu'en descendant de carrosse il se fut laissé tomber voulant s'appuyer sur Ménage: «Ah! dit-il, de quoi m'avisé-je de vouloir m'appuyer sur un homme qui est à mon coadjuteur?»
LE FEU ARCHEVÊQUE DE ROUEN.
François de Harlay, archevêque de Rouen[155], étoit fils de ce M. de Chanvallon, qui fut le plus célèbre galant de la reine Marguerite. Ce M. de Chanvallon, persuadé du mérite du marquis de Bréval[156] et de l'archevêque de Rouen, ses enfants, disoit en parlant de la cour: «Je leur ai donné des hommes: que ne s'en servent-ils?»
M. de Bréval s'est plus piqué de lettres que de guerre; il avoit traduit Tacite; mais il eut bien de la peine à trouver qui le voulut imprimer, car on savoit déjà que d'Ablancourt y travailloit; ce fut ce qui le fit hâter: ce livre ne s'est point vendu.
Pour M. de Rouen, il n'y eut jamais un plus grand galimatias. On écrivit sur un de ses livres: Fiat lux, et lux facta non est. Il avoit envoyé un de ses livres manuscrits à quelqu'un pour lui en dire son avis. Cet homme avoit mis en un endroit à la marge: «Je n'entends point ceci.» M. de Rouen ne se souvint pas d'effacer l'observation, et l'imprimeur l'imprima. Cela faisoit rire les gens de voir qu'à la marge d'un livre il y eût: Je n'entends point ceci, car il sembloit que ce fût l'auteur lui-même qui l'eût dit.
Un jour qu'il avoit promis d'expliquer la Trinité le plus clairement du monde en un sermon, il dit du grec, puis ajouta: «Voilà pour vous, femmes.»
C'est le plus prolixe prédicateur, harangueur et compositeur de livres qu'on ait jamais vu. A Gaillon, qu'il appelle notre palais royal et archiépiscopal de Gaillon, il a une imprimerie qu'il appelle aussi notre imprimerie archiépiscopale.
Il fit une fois je ne sais quel livre où il étoit peint avec sa barbe longue et étroite; car, quoique jeune, il la portoit longue. On l'appelle barbe de natte, car elle étoit d'un blond fort doré.[157] Le pape Urbain, à qui il fit présenter ce livre, n'en dit autre chose, sinon: Bella barba.—Mais, saint Père, lui dit-on, que vous semble de ce livre?—Veramente, bellissima barba. L'archevêque, mal satisfait de cela et de quelque autre chose encore, écrivit un livre de la puissance des papes, où il les vouloit réduire au rang des évêques. Le pape s'en plaignit, et le nonce eut charge de le citer à Rome: ses amis accommodèrent la chose, et il fut conclu qu'en présence de deux Jésuites il feroit satisfaction au Pape et écriroit une rétractation. Cette rétractation fut imprimée; mais elle étoit si obscure, qu'il ne savoit ce que c'étoit, et il eût pu se vanter, s'il eût voulu, de ne s'être point rétracté. Le Pape, pourtant, s'en contenta. Depuis, il s'avisa mal-à-propos de se mêler entre Balzac et Du Moulin, qui s'écrivirent quelques lettres, et fit je ne sais quel petit écrit intitulé: Avis judicieux. En ce temps-là, il lui vint une vision de faire certaines conférences à Saint-Victor; il étoit là comme un régent dans sa classe.
Une fois que Bois-Robert lui louoit fort la politique du cardinal de Richelieu, il lui dit: «Vous connoissez de plus grands politiques que lui; vous en voyez.» Bois-Robert eut la malice de feindre toujours de ne pas entendre qu'il vouloit qu'on lui dît: «Qui? vous?» Et, au lieu de cela, il lui dit: «Mais que blâmez-vous à sa politique?—Baillez-le-moi mort, baillez-le-moi mort, répondit-il, et je vous le dirai.»
Une autre fois il entreprit de prouver que Démosthènes, Cicéron, et tous les plus grands orateurs de l'antiquité, n'avoient rien entendu à l'éloquence en comparaison de saint Paul, et dit un million de choses grotesques. Balzac, qui y étoit allé par curiosité, ne put s'empêcher d'en faire des contes, et de là vint la grande querelle. Il voulut faire passer Balzac pour un écolier, et Balzac fit le Barbon, que depuis il a donné lorsque Ménage persécuta tant Montmaur le grec: c'est pour cela qu'on y trouve si peu de choses qui conviennent à ce pédant.
Madame Des Loges disoit de l'archevêque de Rouen que c'étoit une bibliothèque renversée; mais il n'y a rien qui représente mieux l'humeur de cet homme que le sonnet acrostiche de ce fou de Dulot[158].
SONNET
Où le poète royal et archiépiscopal Dulot fait bouffonner monseigneur l'archevêque de Rouen dans toute l'étendue de son acrostiche.
Il y avoit pourtant du bon en ce mirifique prélat; il étoit bon homme, franc et sincère; mais jamais il n'eut un grain de cervelle.
Une fois qu'il fit quelque entrée à Dieppe, le ministre du lieu le harangua et lui plut extrêmement. Quand cet homme eut achevé: «Voilà, dit-il, en se tournant vers les ecclésiastiques qui le suivoient, voilà haranguer cela;» et se mit à leur remarquer toutes les parties de l'oraison: «voilà haranguer, cela, et non pas vous autres, qui manquez en ceci, en cela, et qui ne parlez qu'à la bonne chère.» Il ne la faisoit pourtant pas mauvaise, la chère, à Gaillon. Il avoit toutes ses heures réglées pour ses occupations sérieuses et pour ses divertissemens. Il recevoit des nouvelles de tous les endroits de l'Europe. Il avoit musique, et n'étoit jamais sans quelques gens de lettres.
Sur la fin, il se laissoit si fort gouverner à je ne sais quelle femme qui étoit sa ménagère, qu'il commençoit à l'incommoder, et elle à s'accommoder très-fort. Enfin, on le fit résoudre à donner son archevêché à son neveu Chanvallon, qui étoit déjà son coadjuteur; il le fit, et mourut bientôt après. Son successeur ne lui en doit guère pour l'éloquence[159]. Patru, qui l'a entendu prêcher, dit qu'il n'a admiré qu'une chose en lui, c'est comme il peut retenir par cœur tout ce qu'il dit, car il n'y a ni pied ni tête à son discours, et il récite tout cela avec une insolence qui n'est pas imaginable. Il avoit écrit sur la porte de Gaillon: Legem non observabo, sed adimplebo.
BALZAC.
Balzac se nomme Jean Louis Guez[160]; il est fils d'un homme d'Angoulême qui avoit du bien; mais M. de Montausier dit que cet homme a été valet chez M. d'Espernon. Balzac est une terre. Ce M. Guez a vécu plus de cent ans. Quelques années devant que de mourir, il écrivit à M. Chapelain pour faire, disoit-il, amitié avec lui, au moins par lettres, et qu'après avoir ouï dire tant de bien de lui à son fils, il vouloit avoir cette satisfaction-là en mourant.
On connut Balzac par son premier volume de lettres; il étoit alors à feu M. d'Espernon, à qui il ne put s'empêcher d'envier deux lettres qu'il avoit écrites pour lui au Roi[161]. Il est certain que nous n'avions rien vu d'approchant en France, et que tous ceux qui ont bien écrit en prose depuis, et qui écriront bien à l'avenir en notre langue, lui en auront l'obligation. Celles qu'il a faites depuis ne sont pour l'ordinaire ni si gaies ni si naturelles, et il a eu tort d'avoir eu pour ses ennemis la complaisance de n'écrire plus de la même sorte.
Le cardinal ne trouva nullement bon qu'il ne lui eût point dédié Le Prince ni ses lettres. «Se croit-il assez grand seigneur pour ne point dédier ses livres?» Son humeur à louer trop de gens le choqua; mais, ce qui le fâcha le plus, ce sont ces deux lettres qui sont au bout du Prince, où il se mêle de parler de la Reine-mère et du cardinal. Il y a un endroit où il dit: «Le Roi qui, à votre prière, a pardonné à quarante mille coupables, n'a pu obtenir d'elle qu'elle pardonnât à un innocent.—Votre ami, dit le cardinal à Bois-Robert, est un étourdi: qui lui a dit que je suis mal avec la Reine-mère? Je croyois qu'il eût du sens; mais ce n'est qu'un fat.»
Malherbe dit un jour à Gomberville, à propos des premières lettres de Balzac: «Pardieu! pardieu! toutes ces badineries-là me sont venues à l'esprit; mais je les ai rebutées.» Il fit imprimer les fragments du Prince, qui étoient beaux pour fragments, avec une préface de Faret, où il y avoit que dans le premier livre il feindroit qu'un Anglois avec un bonnet blanc, etc. Depuis, il a dit que cette aventure étoit véritable. Il disoit comme cela ce que contiendroit chaque livre; le dernier devoit être le Ministre. Or, le cardinal de Richelieu, étant mal satisfait de lui à cause de ces deux lettres qui sont au bout du Prince, et aussi à cause qu'il ne le lui avoit pas dédié, ne se soucia plus de lui; cela fut cause que ce Ministre ne parut point. Depuis, il le fit imprimer sous le nom d'Aristippe, mal satisfait du cardinal Mazarin, dont il fait comme le portrait; on l'a vu depuis sa mort.
Les moines furent tous contre lui à cause d'un endroit où il dit: «Que les moines sont dans le monde ce qu'étoient les rats dans l'arche.» Le père Goulu, général des Feuillants, qui cherchoit à faire claquer son fouet, se mit à écrire contre lui, et je pense que c'est le meilleur. Il lui dit en quelque lieu qu'il n'a guère de cervelle de s'attaquer à un corps qui ne meurt jamais. Il donna belle prise aux gens sur ses vanités. Sorel[162], qui n'avoit alors que dix-huit ans, a voulu, dans le Francion, railler de lui en la personne de son pédant Hortensius. Je pense qu'il s'en avisa devant le Feuillant.
Il a été un temps que c'étoit la mode d'écrire contre Balzac. A Bruxelles même, Saint-Germain ne l'épargna pas, à cause qu'il louoit le Roi et le cardinal de Richelieu. Il y eut je ne sais quel barbouilleur de papier, je ne sais quel bavard Saintongeois, qui se mêla aussi de faire un méchant petit livre contre lui et contre le père Goulu tout ensemble. Il le fit bâtonner dans sa propre chambre, au saut du lit, par un gentilhomme de ses amis nommé Moulin Robert; et après, car le cavalier n'avoit point déclaré de la part de qui il lui faisoit ces caresses, il fit imprimer une espèce de nouvelle intitulée: La Défaite du paladin Javerzac[163], par les alliés et confédérés du prince des Feuilles. C'est une des plus jolies choses qu'il ait faites.
Le père Goulu s'étoit nommé Philarque, voulant dire général des Feuillants; et l'autre malicieusement traduisoit à la lettre Prince des Feuilles. Enfin, cela alla si avant qu'Ogier le prédicateur, son ami, entreprit de faire son apologie. Il y en avoit déjà cinq ou six feuilles d'imprimées. Gomberville m'a dit qu'il les avoit, quand Balzac, arrivant ici, ne trouva point cela à sa fantaisie: il défit tout le discours, et ne se servit que de la matière. Cela n'avoit garde de ne pas réussir, car Ogier est fort capable de choisir bien ses matériaux, et Balzac de faire fort bien le discours; aussi est-ce une des plus belles pièces que nous ayons. Ogier a voulu soutenir qu'il avoit tout fait; mais il a été assez bon pour imprimer d'autres ouvrages, et il ne faut que conférer; et puis, pour peu qu'on s'y connoisse, on voit bien qu'autre que Balzac ne peut avoir fait cette apologie. Le Prince avoit grand besoin d'Ogier, car c'est le plus pauvre dessein d'ouvrage qu'on ait jamais vu, et il n'est beau que par endroits.
Depuis, il changea, comme j'ai dit, de façon d'écrire, pour montrer qu'il n'étoit pas ignorant, comme on lui avoit reproché[164]; mais en récompense, il est ferré en quelques endroits, et cette affectation d'érudition n'est que trop souvent désagréable; cependant vous ne sauriez ôter de la tête à la plupart des gens que Balzac n'étoit point savant. Frémont m'a dit qu'un traiteur[165], chez qui il logea une fois à Angoulême, lui dit que Balzac n'étoit point profond: il a eu beau écrire bien des lettres latines, et faire un gros recueil de vers latins dont il se seroit bien passé; il a eu beau écrire contre Heinsius, tout cela n'a pas effacé la première impression que les lettres de Goulu ont donnée de lui. Ce même homme ajoutait que quelquefois ayant été à Balzac pour quelque festin, le valet de M. de Balzac lui avoit fait voir son maître composant; mais c'était, disoit-il, une plaisante chose à voir que ses grimaces.
On trouve, dans ce qu'il a fait depuis l'Apologie, bien des grotesques; cependant il plaît toujours: il n'y eut jamais une plus belle imagination. Il a l'oreille fine; il ne manque jamais à mettre les choses en grâce; mais on pouvoit mieux savoir le fin de la langue qu'il ne le savoit. Ses derniers ouvrages ne sont pas si exactement écrits, pour le langage même, que les premiers, et il prend quelquefois la liberté de mettre un etc., tout comme feroit un notaire.
Le Barbon a fait voir bien clairement que le bonhomme avoit de la peine à lier les choses, car ce livret est plein de lacunes. Il nous a fait accroire que c'étoit les ruines de son cabinet, et, au lieu de les réparer, il nous donne lui-même ses fragments. Sur la fin il n'ose plus faire de lettres; il les déguise en Entretiens, et souvent il fait semblant de vuider ses tablettes et parle de lui-même fort avantageusement en tierce personne en plusieurs endroits de ce livre.
Pour reprendre où nous en étions, Ogier, surnommé le Danois, frère du prédicateur, étant en Danemark avec feu M. d'Avaux, s'avisa, pour se divertir, d'écrire à Balzac que la cour du roi de Danemark, où il y avoit beaucoup de gens de qualité qui savoient le français, s'étant partagée pour Balzac et pour le père Goulu, le Roi, dans une assemblée célèbre de tous ceux qui étudioient notre langue, avoit jugé en faveur de Balzac. Notre homme prit cela pour argent comptant, et dans ses Entretiens il en parle de cette sorte: «Nous recevons, dit-il, des lettres dorées datées de Constantinople; on nous estime en Grèce et en Orient, aux dernières parties du septentrion, sur le rivage de la mer Baltique. Pour répondre en un mot à tant de choses, je souffre où je suis, on m'estime où je ne suis pas. Peut-être que j'avois la fièvre le jour que le Roi de Danemark jugea en ma faveur la cause qui fut plaidée devant lui à Copenhague; comme au contraire il se peut faire que j'étois à l'ombre et prenois le frais le jour que le marquis d'Ayetonne brûla mon livre[166] dans un conseil qui fut tenu à Bruxelles.»
Ce livre fut aussi brûlé en Angleterre. On m'a dit qu'il y eut des Anglais assez zélés pour la mémoire de la reine Elisabeth, pour avoir eu la pensée de venir en France donner des coups de bâton à Balzac.
Le cardinal de Richelieu fut choqué de ce qu'il louoit trop de gens; il disoit que c'étoit l'élogiste général. Le cardinal de Richelieu ne fit rien pour lui, et en cela il eut tort, car cet homme n'avoit péché que pour avoir trop envie de plaire, et le cardinal se fût fait honneur en lui donnant un évêché. Cela fut cause que Balzac se retira à Balzac, où il demeura presque toujours.
Le cardinal ne fut pas plus tôt mort, que, sans considérer qu'il lui avoit donné tant de louanges, il fit une grande pièce à la Reine où il disoit bien des choses contre lui. C'est une des moindres pièces qu'il ait faites. Maynard, qui est son ami Ménandre, à qui il adresse tant d'Entretiens, en fit tout de même en vers; car le cardinal n'avoit rien fait pour lui, il le trouvoit trop cagnard[167]. Sans doute le cardinal de Richelieu eut tort de ne donner à Balzac qu'une misérable pension qui finit avec lui. Je ne pense pas qu'il crût ce dont Théophile l'accuse dans une lettre; je ne dis pas seulement l'amour des garçons, mais même le larcin qu'il lui reproche d'avoir fait au gendre du docteur Baudius, en Hollande. On ne peut pas dire que Balzac n'ait vécu moralement bien; mais, outre ce que j'ai marqué, le cardinal, comme nous avons dit ailleurs, n'estimoit guère la prose.
Au commencement de la régence, après ses discours, dont quelques-uns sont dédiés à madame de Rambouillet, à qui il parle comme à une personne familière, et il ne l'a jamais vue; depuis, il l'a connue par lettres seulement, il fit imprimer deux volumes de Lettres choisies, où il a mis une préface qu'il feint être de M. Girard, théologal d'Angoulême, son ami: il a fait cette feinte pour se louer tout à son aise, sous le nom d'autrui. Cette préface est fort bien écrite, car quand il écrit sous le nom d'autrui, il ne cherche pas midi à quatorze heures, comme il fait quelquefois lorsqu'il ne se déguise point. Ces lettres choisies n'étoient pas autrement choisies, je crois, que, hors les lettres à M. Chapelain, qu'il appeloit ad Atticum[168], et qui ont été données après sa mort, il ne lui en restait pas une après ces deux derniers tomes. Pour faire tout valoir, il feint d'avoir écrit des lettres qu'il n'a jamais écrites: tel qui n'en a jamais reçu qu'une de lui en trouve trois ou quatre qui lui sont adressées. Il y en a une quantité à je ne sais combien de révérends Pères dont on n'a jamais ouï parler. Pérapède, Du Bure et un tas de sots y sont loués, et il écrit, dit-il, à tous ces gens-là le cœur sur le papier.
Les louanges lui étoient bonnes de quelque part qu'elles vinssent, et jamais il n'étoit assez paranymphé[169] à sa fantaisie. Voiture, Conrart et d'autres montoient sur des échasses pour le louer; vous diriez qu'ils se vont rompre le cou à tout bout de champ, tant ils font de rudes cascades.
Dans une de ses lettres, il y a une plaisante vanité, car si jamais il y eût un animal gloriæ[170], c'est celui-ci: «Quand vous me donneriez, dit-il, autant de terre que la comtesse Alix[171] en donna à mon quarantième aïeul, etc.»
Il imprima ensuite le Socrate chrétien; il y mit un avant-propos, où il parle à un homme qu'il appelle Monseigneur, sans queue. Il prétendoit que M. Servien devineroit que c'étoit lui; et dans ce même volume, où il y a plusieurs autres pièces, il y a un traité de ce mot Monseigneur, où il en blâme l'abus, et ne met que monsieur mon cousin à M. le président de Nesmond. A cette dissertation sur les sonnets de Job et d'Uranie, il ne vouloit mettre pour titre que Dissertation sur les deux sonnets, disant qu'on savoit assez qui ils étoient. Il y a de pauvres choses dans cette dissertation.
Voici encore une chose qui ne s'accorde guère avec le Socrate chrétien. Un avocat d'Angoulême, en plaidant contre lui, avoit dit quelque chose d'un peu fort. Balzac le rencontre par la ville et lui donne un coup de houssine; sans les grands seigneurs du pays qui s'en mêlèrent, et qui prirent le parti de Balzac, il n'en eût pas été bon marchand.
En récompense, le Roi, la Reine et le cardinal Mazarin lui firent, à ce qu'il dit, bien des honneurs quand on alla à Bordeaux en 1650, au mois d'août.
Depuis sa mort, on a publié l'Aristippe, qui est un fragment du Prince, qu'il a fait pour donner sur les doigts aux rois fainéans et à leurs minisires, pour ne pas dire à leurs maires du palais. Il a cru, le bonhomme, qu'il y avoit en lui de quoi faire un Socrate et un Aristippe tout ensemble; cependant cet homme qui est si sage, cet homme qui a tant de vertus, s'avise de faire une lâcheté, où personne ne l'a imité, non pas même Costar: il signe en écrivant au cardinal Mazarin: «De Votre Eminence le très-humble, très-obéissant et très-obligé serviteur et pensionnaire.»
Lionne, ami de Chapelain, avoit fait donner à Balzac une pension de cinq cents écus, dont il fut fort mal payé à la fin. Il faut bien manquer de cœur pour faire une bassesse comme celle-là, lui qui avoit de quoi vivre, et qui a tant de soin de faire savoir dans ses lettres familières qu'il avoit quatre chevaux de carrosse. Avec tout ce raffinement de lâcheté, il ne put pourtant avoir pour sa sœur de campagne la récompense de la lieutenance aux gardes de son neveu, qui fut tué à Lens avec le maréchal de Gassion. La solitude, où l'on n'a que soi pour objet, où l'on ne se compare avec personne, avoit gâté cet esprit, qui déjà n'étoit que trop plein de lui-même.
Les juste-au-corps lui ayant semblé commodes, il en avoit de toutes façons, de treillis[172], de tabis[173], de bleus et d'incarnats.
Il a des visions jusques aux moindres petites choses: il demanda de l'aigre de cèdre[174] à M. Conrart, qui étoit devenu son commissionnaire après M. Chapelain; car il y eut je ne sais quoi entre M. Chapelain et lui, et il ne pouvoit s'empêcher de dire à tout bout de champ qu'il ne faisoit rien de naturel, qu'il n'avoit point de génie. Il lui faisoit entendre, sans faire semblant de rien, que si les pots dans lesquels il lui enverroit cet aigre de cèdre étoient bleus et blancs, ils lui plairoient davantage.
Il écrivit jusqu'à huit lettres pendant qu'on imprimoit ses vers latins, pour faire qu'un placard de deux petits anges qui se baisoient pût se rencontrer à la fin. Il a eu aussi une bonne fantaisie de faire imprimer ces vers-là en petit, croyant que le monde souhaitoit cela avec passion. M. Conrart lui manda que Courbé étoit disposé à le satisfaire; mais qu'il étoit obligé de lui mander que ses vers ne se vendroient point in-quarto, et qu'on n'en avoit vendu qu'un seul exemplaire. Balzac répondit en ces mots: «Si j'étois aussi amoureux de la gloire que je l'ai été autrefois, votre lettre me seroit une grande mortification.» Il fallut pourtant faire cette impression en petit; il se consola en voyant Editio seconda. Il a fait mettre au commencement que le libraire l'a voulu absolument. Il vouloit obliger Ménage à dire plus de choses à sa louange dans l'épître qu'il fit à la reine de Suède, en lui dédiant les vers latins de Balzac. Il y a au bout de ce livre ce qu'il appelle liber adoptivus, sans expliquer que ce sont diverses pièces d'auteurs, ou qu'il ne connoît point, ou dont il dissimule le nom. Il n'a pourtant pas mal fait, car il n'y a guère que cela de bon dans son livre.
Il eut une plaisante curiosité dans l'impression de ses discours; il n'y a pas une ligne qui ne soit finie par un mot entier; il n'y a jamais de mot coupé en deux.
La reine de Suède dit à Chanut, notre résident, qu'elle le prioit de s'informer quels auteurs il falloit lire pour bien savoir notre langue, et que Balzac ne la contentoit point, qu'il n'étoit point naturel, qu'il étoit toujours guindé, et toujours dans la fleurette. Il le sut, et elle lui écrivit que ce qu'on avoit dit étoit faux. Cela est cause qu'il n'a pas changé dans l'Aristippe les louanges qu'il lui donnoit. Voici une lettre qu'il écrivit à M. Conrart sur le séjour de la cour à Bordeaux, sous le nom du même M. Girard[175] dont nous avons déjà parlé. Ce que je mettrai à côté est ce que m'a dit M. le marquis de Montausier, témoin oculaire.
«Monsieur,
«A moins que d'avoir à vous donner des nouvelles de M. de Balzac, je n'aurois pas rompu mon silence ni violé le respect que je vous dois. Ce n'est pas que je ne sache combien il y a d'honneur à recevoir de vos lettres, et combien les honnêtes gens se glorifient d'en être favorisés; mais j'ai encore plus de considération pour vous que je n'en ai pour moi-même, et quoique je ne sois pas insensible à mon propre bien, j'aurois mieux aimé m'en priver que de vous être importun, en exigeant de vous pour une mauvaise lettre quelqu'une de vos belles réponses. Voilà, monsieur, comme j'en eusse usé, si la discrétion de votre ami n'eût fait violence à la mienne: elle m'oblige à vous dire de lui ce qu'il a omis, sans doute, dans la dernière lettre qu'il vous a écrite.
«Vous savez, monsieur, que nous avons eu la cour depuis peu de jours en cette ville. Lorsque la Reine[176] en approcha de deux journées, elle commanda expressément qu'on ne donnât aucun logement aux troupes qui accompagnoient Leurs Majestés dans les terres de M. de Balzac[177]. Sa faveur ne fut point bornée à ces petits soins, elle ordonna[178] à M. de Saintot, maître des cérémonies (il faisoit aussi la charge de grand-maréchal-des-logis), de la loger dans la maison de M. de Balzac[179]. Ce commandement fut si exprès qu'il ne se put exécuter sans quelque désordre: les logis étoient déjà faits à l'arrivée de M. de Saintot. L'évêché étoit marqué pour la Reine; le Roi étoit dans une maison contiguë; les autres logemens étoient marqués et déjà occupés; mais il fallut tout changer pour satisfaire au désir de la Reine et honorer M. de Balzac absent.
«A l'arrivée de Sa Majesté, il fut demandé avec instance. Sa Majesté ne vouloit recevoir aucune des excuses qu'on donnoit à sa retraite[180]. Enfin, comme il n'y eut plus d'espérance de le voir, elle n'eut presque plus d'entretien qu'avec ses proches, qui furent jugés très-dignes de son alliance[181]. M. le cardinal ne s'en arrêta pas là; après s'être long-temps informé s'il ne pourroit point satisfaire au désir qu'il avoit de long-temps de connoître le visage d'une personne si généralement estimée, il se résolut enfin de l'envoyer visiter par un gentilhomme des siens, nommé le chevalier de Terlon. Ce gentilhomme alla à la maison de M. de Balzac, à trois lieues de la ville, et lui dit que M. le cardinal, son maître, lui avoit commandé de le venir assurer de son service très-humble; qu'il avoit une forte passion de le voir et de l'entretenir à Angoulême, où il avoit appris son indisposition; qu'il seroit venu lui-même s'en assurer en sa maison, s'il n'eût appréhendé de l'incommoder; mais qu'il seroit fâché qu'on lui reprochât d'avoir passé si près du plus grand homme de notre siècle sans avoir eu dessein de lui rendre cette petite civilité[182].
«M. de Balzac, dont la discrétion ne vous est pas moins connue que le mérite, ne pouvoit attribuer un si grand excès de civilité qu'à la courtoisie de l'ambassadeur, et, sans doute, ces faveurs lui eussent été suspectes, si M. le cardinal n'en eût dit autant, et aux mêmes termes, à M. de Roussines, frère de M. de Balzac. J'étois présent, et plusieurs honnêtes gens de la cour furent témoins lorsque Son Eminence lui redit les mêmes paroles que M. de Terlon avoit avancées, faisant ainsi de sa bouche à une personne non suspecte des compliments qui ne pouvoient plus être suspects.
«M. Servien enchérit beaucoup au-delà chez M. le marquis de Montausier[183]; mais M. de Lionne ne fut pas plus tôt arrivé qu'il envoya son premier commis vers M. de Balzac, pour lui témoigner le désir impatient qu'il avoit de le voir; qu'il y avoit vingt ans que ce désir faisoit une de ses plus violentes passions; qu'il avoit fait le voyage de Guyenne, avec plaisir, quelque juste indignation qu'il eût d'ailleurs contre le voyage, pour voir le plus grand homme du monde, etc.; qu'il le prioit de lui mander positivement (ce furent les termes de son envoyé) s'il lui feroit déplaisir de l'aller visiter en sa maison, parce qu'il n'y avoit que sa défense absolue qui pût l'en empêcher. M. de Balzac, usant de la liberté qu'il lui donnoit, le supplia de n'en point prendre la peine[184]; et cette excuse, qui eût peut-être déplu à un moins honnête homme que n'est M. de Lionne, lui donna matière d'une lettre, en laquelle, parmi quelques douces plaintes du rigoureux traitement qui lui est fait, il l'assuroit de tous les respects, de toute la vénération et de tout ce qui est au-dessous du culte et de l'adoration: ce sont les termes obligeants d'une fort longue et fort belle lettre.
«Je ne vous parle point des compliments de M. l'évêque de Rodez, de ceux de M. de La Motte Le Vayer ni de toutes les autres personnes de mérite qui sont auprès de Leurs Majestés. Ma gazette seroit trop longue, monsieur; ce que j'y ajoute du mien, c'est la joie que j'ai sentie de voir toute la cour faire la cour à notre ermite, et de voir ce généreux ermite au-dessus de toutes les faveurs et de toutes les recherches de la cour. Il n'en a pas pour cela quitté une seule de ses calottes; il n'en a pas eu plus de complaisance pour lui-même. J'ai passé depuis ce temps-là plusieurs jours en sa compagnie; mais je ne me suis pas aperçu que c'étoit à lui que tous ces honneurs avoient été rendus, et si je n'en eusse été le témoin, je serois en danger d'ignorer long-temps une chose si glorieuse à mon ami et si avantageuse à tous ceux qu'il aime. Il ne sait pas même que je vous écris toutes ces circonstances; et quoique je lui aie dit que je voulois vous mander cette partie de son histoire, je n'oserois lui faire voir cette partie de ma relation, tant il a de peine à souffrir les choses qui le favorisent. Il ne veut pas même que j'attribue à sa modestie l'indifférence qu'il a eue pour les caresses du grand monde; son chagrin et son dégoût ne méritent point, à ce qu'il dit, un si beau nom, et il aime mieux que nous l'appellions insensible que de consentir aux témoignages que nous devons à sa vertu. Ajouterai-je encore à ceci les compliments extraordinaires qu'il reçut, il n'y a pas long-temps, du comte de Pigneranda? Cet ambassadeur, fameux par la rupture de la paix de l'Europe, ayant passé à Angoulême, s'enquéroit, à l'ordinaire des étrangers, de ce qu'il y avoit de plus remarquable dans le pays. On lui proposa incontinent M. de Balzac comme la chose la plus rare: il repartit qu'il avoit appris ce nom-là en Espagne, long-temps avant que d'en partir; qu'il ne l'avoit pas trouvé moins célèbre en Allemagne, d'où il venoit, et lui envoya incontinent un Minime walon, homme de lettres, qui lui servoit d'aumônier, pour lui dire qu'il souffroit, avec plus de peine qu'il n'en avoit eu pendant tout son voyage, la défense de faire des visites; que s'il lui eût été libre d'en faire, il fût venu de bon cœur en sa chambre pour voir une personne si célèbre dans tous les lieux où les grandes vertus sont en estime. Ce compliment ne fut pas borné à ce peu de paroles. Mais qu'ai-je affaire d'emprunter de la bouche de nos ennemis des louanges pour un homme qui a peine d'en souffrir des personnes qui lui sont les plus chères? Il se contente de leur amitié comme de la vôtre, monsieur, de celle de M. Chapelain, et de peu d'autres.
«Oserois-je vous supplier de faire part de ma relation à M. Chapelain? Je sais qu'il aime ce que nous aimons, comme il en est aimé aussi; je sais qu'il me fait l'honneur de me vouloir du bien. Permettez-moi, je vous supplie, de l'assurer de mon très-humble service, et croyez, s'il vous plaît, que je serai toute ma vie, etc.[185].»
Quand le chevalier de Méré mena le maréchal de Clairambault voir Balzac à la campagne, cet auteur étoit dans le jardin; le maréchal le trouva si extravagamment habillé qu'il le prit pour un fou, et il ne vouloit pas avancer; le chevalier l'encouragea: il en fut après très-satisfait, et dit qu'il n'avoit jamais vu un homme de si agréable conversation.
Il fit, un peu après le voyage de Bordeaux, un poème latin de dévotion qu'il envoya à M. de Montausier, à Paris, et le pria de supplier M. de Grasse de le mettre en vers françois. Trois jours après, il écrivit au secrétaire de M. de Montausier qu'il le prioit de lui renvoyer cette lettre, qu'il y vouloit changer quelque chose; après, il en envoya une autre où il ne parloit plus de M. de Grasse, et cela exprès, afin que cette lettre ne demeurât point, et qu'on crût que M. de Grasse avoit traduit ce poème de son propre mouvement, parce qu'il en avoit été charmé. Cette seconde lettre eut le loisir de venir avant que M. de Montausier eût écrit à M. de Grasse; lui qui ne trouvoit pas la requête trop civile, envoya pour excuse à M. de Grasse la lettre de Balzac sans la relire, croyant que ce fut la même: cela fit un terrible galimatias.
Depuis, quand M. le Prince fût mis en liberté, il lui envoya une lettre latine imprimée, avec deux petites pièces de vers latins aussi imprimées: l'une sur sa prison, l'autre sur la mort de madame la princesse sa mère, où, à son ordinaire, il donnoit à dos à celui qui avoit le dessous, et traitoit le cardinal Mazarin de semi-vir; et, pour montrer à M. le Prince qu'il a fait ces vers-là durant sa prison, il en prend M. l'évêque d'Angoulême à témoin. Dans ces vers, il appelle le cardinal imbelle caput, comme si un cardinal devoit être guerrier; et puis, celui-là a été à la guerre.
Sur la fin de ses jours il eut une grande mortification de voir le grand applaudissement qu'avoient les lettres de Voiture; il ne put se tenir de le témoigner. Ce fut ce qui produisit la dissertation latine de Girac et la Défense de Voiture que Costar lui adressa malicieusement à lui-même, car il se moque de lui en cent endroits. Ce fut une nouvelle recharge au pauvre homme, et cela avança ses jours de quelque chose. Dans l'historiette de Costar, nous parlerons de cette querelle plus amplement.
Balzac et Girac étant allés dîner avec M. de Montausier à Angoulême, M. de Montausier parla de l'édition de Voiture, et dit qu'il falloit demeurer d'accord que c'étoit l'original des lettres galantes: cela déplut furieusement à Balzac. Au sortir de là, il répéta les mots que M. de Montausier avoit prononcés, et ajouta: «Que deviendront donc mes lettres?» Il pria Girac de lire Voiture et de lui en dire son avis. Le lendemain Balzac en envoya donc un exemplaire à Girac, avec un billet latin, où il le prioit de lui en dire son sentiment en latin. Girac le fit; mais il prétend que Balzac y a mis quelque chose du sien: Balzac envoya ce prétendu jugement de Girac à Paris. Costar, qui ne demandoit pas mieux que de faire claquer son fouet, composa la Défense de Voiture. D'abord Balzac, plein de lui-même, et persuadé de la déférence que Costar avoit pour lui, prit cet ouvrage pour une pièce à sa louange; et comme on l'imprimoit, il écrivit à Conrart de corriger tels et tels endroits, où l'on y parloit de lui, afin qu'ils fussent mieux, et il les croyoit bien corrigés. On lui dit qu'il n'y avoit plus moyen, et que tout étoit tiré: après il se désabusa.
Non content d'avoir déjà, au sortir d'une grande maladie, envoyé, il y avoit quelque temps, à Notre-Dame des Ardillières, une lampe de cent écus, avec des vers latins gravés dessus, où son nom est en grosses lettres, il donna, un an au plus avant que de mourir, des preuves authentiques de sa vanité. Il écrivit à Conrart qu'il avoit deux mille livres à Paris, et qu'il en vouloit constituer une rente de cent francs, et instituer une espèce de jeux floraux de deux ans en deux ans, et que, pour cela, il donneroit dix thêmes sur lesquels on harangueroit; que l'Académie délivreroit les deux cents livres à celui qui feroit le mieux. Ce sont matières de piété: par exemple, que la gloire appartient à Dieu seul, et que les hommes en sont les usurpateurs.
Patru et les plus sensés vouloient se moquer de cette fondation de bibus, car il y avoit un million de difficultés pour la sûreté, et aussi bien du chagrin à lire les compositions d'un tas de moines; mais les cabaleurs Chapelain et Conrart l'emportèrent. Cela fut fait après la mort de Balzac.
Il fut six mois à se voir mourir tous les jours: il s'étoit fait transporter aux Capucins d'Angoulême; il se confessoit fréquemment, et pourtant songeoit bien autant à ses jeux floraux qu'à sa conscience. En mourant, car on a ses dernières paroles dans une relation qu'un avocat d'Angoulême, nommé Morisset, a faite[186], il dit qu'il ne savoit où il alloit, mais qu'il espéroit que Dieu lui feroit miséricorde.
Ogier le prédicateur, comme on lui demandoit s'il ne feroit point l'épitaphe de Balzac: «Je m'en garderai bien, dit-il, j'aurois peur qu'il ne se l'attribuât encore.» Il disoit cela à cause de l'Apologie.
Conrart voulut faire un Recueil de vers à sa louange: il en demanda à assez de gens qui en firent; mais c'est si peu de chose que tout est demeuré là[187].
LE PRÉSIDENT PASCAL
ET BLAISE PASCAL.
Le président Pascal portoit ce titre parce qu'il avoit été président à Clermont en Auvergne; c'est un homme qui a eu d'assez beaux emplois: il étoit homme de bien et de savoir surtout; il s'étoit appliqué aux mathématiques; mais il a été plus considérable par ses enfants que par lui-même, comme nous verrons par la suite.
Quand on fit la réduction des rentes, lui et un nommé de Bourges, avec un avocat au conseil dont je n'ai pu savoir le nom, firent bien du bruit, et à la tête de quatre cents rentiers comme eux, ils firent grand peur au garde des sceaux Séguier et à Cornuel. Le cardinal de Richelieu fit mettre dans la Bastille les deux autres; pour Pascal, il se cacha si bien qu'on ne put le trouver et fut long-temps sans oser paroître. En ces entrefaites, les petites Saintot[188] et sa fille, qui est à cette heure en religion, jouèrent une comédie, dont cette fille qui n'avoit que douze ans avoit fait presque tous les vers.
Le cardinal de Richelieu en ce temps-là eut la fantaisie de faire jouer le Prince déguisé[189] à des enfants. Bois-Robert en prit le soin. Il choisit, comme vous pouvez penser, cette petite Pascal; il prit aussi une des petites Saintot, Socratine, et le petit Bertaut, son frère[190]. La représentation réussit; mais la petite Pascal fit le mieux. Comme on la louoit, elle demande à descendre, et d'elle-même, sans en avoir rien dit à personne, elle se va jeter aux pieds de Son Eminence et lui récite en pleurant dix ou douze vers de sa façon, par lesquels elle demandoit le retour de son père. Le cardinal la baisa plusieurs fois, car elle étoit bellotte, la loua de sa piété, et lui dit: «Ma mignonne, écrivez à votre père qu'il revienne, je le servirai.» En effet, il le servit et le continua dix ans à l'intendance par moitié de Normandie, car il s'étoit défait de sa charge en faveur d'un de ses frères. Ils étoient tous d'Auvergne.
Sa fille fit d'autres vers, j'en ai quelques-uns[191]
Enfin, à dix-huit ans, elle se mit en dévotion, et, comme j'ai dit, elle se fit religieuse.
Le président Pascal a laissé un fils, Blaise Pascal[192], qui témoigna dès son enfance l'inclination qu'il avoit aux mathématiques. Son père lui avoit défendu de s'y adonner qu'il n'eût bien appris le latin et le grec. Cet enfant, dès douze à treize ans, lut Euclide en cachette, et faisoit déjà des propositions; le père en trouva quelques-unes; il le fait venir et lui dit: «Qu'est-ce que cela?» Ce garçon, tout tremblant, lui dit: «Je ne m'y suis amusé qu'aux jours de congé.—Et entends-tu bien cette proposition?—Oui, mon père.—Et où as-tu appris cela?—Dans Euclide, dont j'ai lu les six premiers livres (on ne lit d'ordinaire que cela d'abord).—Et quand les as-tu lus?—Le premier en une après-dînée, et les autres en moins de temps à proportion.» Notez qu'on y est six mois avant que de les bien entendre.
Depuis, ce garçon inventa une machine admirable pour l'arithmétique. Pendant les dernières années de l'intendance de son père, ayant à faire pour lui des comptes de sommes immenses pour les tailles, il se mit dans la tête qu'on pouvoit, par de certaines roues, faire infailliblement toutes sortes de règles d'arithmétique; il y travailla et fit cette machine qu'il croyoit devoir être fort utile au public; mais il se trouva qu'elle revenoit à quatre cents livres au moins, et qu'elle étoit si difficile à faire, qu'il n'y a qu'un ouvrier, qui est à Rouen, qui la sache faire; encore faut-il que Pascal y soit présent. Elle peut être de quinze pouces de long et haute à proportion. La reine de Pologne en emporta deux; quelques curieux en ont fait faire. Cette machine et les mathématiques ont ruiné la santé de ce pauvre Pascal le jeune.
Sa sœur, religieuse à Port-Royal de Paris, lui donna de la familiarité avec les Jansénistes: il le devint lui-même; c'est lui qui a fait ces belles lettres au Provincial que toute l'Europe admire, et que M. Nicole a mises en latin. Rien n'a tant fait enrager les Jésuites. Long-temps on a ignoré qu'il en fût l'auteur; pour moi, je ne l'en eusse jamais soupçonné, car les mathématiques et les belles-lettres ne vont guères ensemble. Ces messieurs du Port-Royal lui donnoient la matière, et il la déposoit à sa fantaisie. Nous en dirons davantage dans les Mémoires de la régence.
BERTAUT,
NEVEU DE l'ÉVÊQUE DE SÉEZ.
Ce petit Bertaut, qui étoit de la comédie[193], étoit neveu de Bertaut le poète, qui fut évêque de Séez. Il avoit une sœur, femme-de-chambre de la Reine, qui, pour sa beauté et sa bonne réputation, fut mariée avec le premier président de la chambre des comptes de Rouen, qui étoit fort vieux, nommé Motteville[194]. Elle n'en eut point d'enfants et revint à la cour.
Lui et sa sœur Socratine étoient en nécessité quand quelqu'un dit au cardinal de Richelieu qu'il y avoit des enfants d'un frère de Bertaut qui étoient bien pauvres. Il les fit venir: la fille étoit fort jolie et avoit bien de l'esprit; le garçon étoit passable. Ils jouèrent quelques scènes du Pastor fido, de fort bonne grâce. Le cardinal donna pension à la fille, et entretint le petit garçon au collége. Ce garçon eut assez d'industrie pour faire habiller un petit laquais, qu'il prit des livrées éminentissimes; et quand on le rebutoit à la porte du cardinal, il faisoit passer son laquais devant. Cela plut au cardinal, auquel, par ce moyen, il fit fort sa cour; et quoiqu'il eût découvert que leur mère étoit une mademoiselle Bertaut, qu'il avoit vue chez la Reine-mère, et qu'il haïssoit fort, il continua pourtant à leur faire du bien.
Après la mort du cardinal, au commencement de la régence, madame de Motteville, sa sœur, eut avis d'un prieuré qui vaquoit; M. de Bassompierre l'avoit eu aussi. Elle le rencontre, comme il l'alloit demander à la Reine. Elle lui demanda, par hasard, quelle affaire l'amenoit; il le lui dit. «Eh! monsieur, dit-elle, je l'allois demander pour mon frère; c'est si peu de chose, et il en a si grand besoin!» Le maréchal répondit qu'il ne vouloit pas, sur ses vieux jours, être moins civil aux dames qu'en sa jeunesse, et il se retira. Ce prieuré étoit pourtant fort bon. On dit qu'il vaut cinq mille livres de rente. Elle l'obtint. Elle lui fit donner encore la charge de lecteur du Roi qu'avoit eue son oncle, l'évêque de Séez, avant que d'être évêque.
Il fut avec M. de La Tuillerie en Suède. Là, comme c'est un doucereux, il voulut, je pense, dire des fleurettes à la Reine, et il fit si bien qu'elle sut qu'il chantoit et jouoit du luth. Elle l'en pria un jour; il fit bien des cérémonies; enfin, il prit un luth, et badina tant avant que de chanter, que quand il voulut chanter tout de bon, la Reine, qui en étoit lasse, ne l'écouta point, ou ne l'écouta que par manière d'acquit. Au retour, comme la Reine lui demandoit des nouvelles de la reine de Suède, il dit qu'elle n'étoit pas laide, qu'elle pouvoit même passer pour agréable. «Mais, dit-il tout bas à la Reine en s'approchant familièrement de son oreille, elle a un peu la taille gâtée.» Quelqu'un dit en riant à M. le cardinal qui étoit là: «Votre Eminence n'a-t-elle point d'ombrage de ce galant homme? Je m'offre pour votre second.»
Il ne manque pas d'esprit; mais il est ennuyeux en diable et plein de vanité. Par malheur pour lui, il y a un des principaux musiciens de la chapelle nommé aussi Bertaut[195]. Pour les distinguer, on appeloit celui-ci Bertaut l'incommode, et l'autre Bertaut l'incommodé, parce qu'il est châtré. On appeloit ainsi tous les châtrés de ces comédies en musique que le cardinal Mazarin faisoit jouer. Feu madame de Longueville s'avisa la première, ne voulant pas prononcer le mot de châtré, de dire cet incommodé, en montrant un châtré qui chantoit fort bien, et qui vint à la cour du temps du cardinal de Richelieu. «Mon Dieu, disoit-elle à mademoiselle de Senecterre, que cet incommodé chante bien!»
Ce petit Bertaut fait des vers, mais pas trop bien, et c'est un grand diseur de fleurettes. Quand la cour alla à Poitiers, en 1652, un nommé Du Temple, qui a la plus belle femme de la ville, et qui est fort jaloux, alla au-devant des fourriers, pour les prier de lui donner M. Bertaut; il entendoit Bertaut l'incommodé; mais il n'y étoit pas; eux lui dirent: Volontiers. Il alla faire un tour je ne sais où, et quand il arriva chez lui, il trouva un petit jeune homme qui disoit des douceurs à sa femme.
LE MARÉCHAL DE GUÉBRIANT[196].
Le maréchal de Guébriant étoit de Bretagne, et bien gentilhomme. Il avoit étudié, et, s'il eût eu assez de bien pour cela, il auroit été conseiller à Rennes; mais il n'avoit que deux mille livres de rente.
Un jour, étant à Paris, la nuit il entendit du bruit dans la rue, comme de gens qui se battoient; il descendit, et, voyant un homme assez mal accompagné attaqué de plusieurs autres, il se met du côté du plus foible, et le tire de leurs mains: c'étoit le baron Du Bec[197] que le marquis de Praslin, qui fut tué à la bataille de Sedan, assassinoit par jalousie; car ils étoient rivaux, et le baron étoit mieux traité que lui. On reconnut ensuite l'épée du marquis[198], qui étoit demeurée sur la place. Guébriant dit au baron que s'il découvroit jamais qui lui avoit fait un si lâche tour, et qu'il s'en voulut ressentir, il le prioit de lui faire l'honneur de le prendre pour son second. En effet, ils se battirent et ils eurent l'avantage[199].
Ce duel obligea le baron à se retirer à la campagne chez sa sœur qui étoit nouvellement démariée d'avec M. des Spy (ou Chepy), homme de qualité. Cette affaire ne fut pas trop honorable à la dame; car elle dura dix ans, et elle est retournée plus d'une fois avec son mari. Enfin, il consentit à la dissolution, et épousa une fille. En ayant eu un enfant, il envoya prier mademoiselle Du Bec de la présenter au baptême. Elle répondit qu'elle le feroit volontiers, si elle croyait que cet enfant fût de lui. Elle s'éprit de Guébriant, qui étoit bien fait, l'épousa et lui acheta une compagnie aux gardes: elle avoit peut-être cinquante mille écus de bien.
Durant le désordre de Corbie, il se jeta dans Guise, et rendit par ce moyen un grand service, car la place eût été attaquée et prise sans ce secours. Au retour de là, sa femme, qui a toujours eu de l'ambition, et qui vouloit pousser son mari, crut qu'il en falloit faire un titolado[200]; et, pour le faire appeler Monsieur le comte, elle s'avisa de feindre qu'elle avoit perdu un chien, et fit dire au prône que quiconque l'auroit trouvé le portât chez M. le comte de Guébriant.
Après cela, Guébriant fut envoyé dans la Valteline avec qualité de maréchal-de-camp. Il dit d'abord à M. de Rohan qui y commandoit: «Monsieur, je suis assuré que je vous obéirai bien; mais je vous avoue que je ne sais point le métier de maréchal-de-camp: daignez prendre la peine de m'instruire.» Cela plut fort à M. de Rohan.
Depuis, il fut envoyé en Allemagne mener un secours de deux mille hommes au duc de Weimar, qui, voulant avoir deux maréchaux-de-camp françois, demanda Guébriant, sur le témoignage que M. de Rohan lui en rendit, quand il le fut trouver un peu avant la bataille de Rheinfelden.
Le duc de Weimar fit bien voir le cas qu'il en faisoit, car il lui laissa en mourant[201] son cheval et ses armes. Il oublioit son épée; mais Feret, son secrétaire françois, l'en fit ressouvenir, et il la lui laissa aussi. Guébriant, que nous appellerons le comte de Guébriant, par respect et par politique, ne voulut jamais monter sur ce cheval, et le faisoit même mener en main à l'abreuvoir. Cela lui gagna terriblement le cœur des Weimariens; car, quand ils voyoient passer ce cheval, ils lui ôtoient le chapeau.
Feret, secrétaire françois du duc de Weimar, dit qu'il légua bien ses armes à Guébriant, mais qu'il légua son cheval au Roi, et qu'il fut amené à la grande écurie. Il lui avoit coûté trois mille livres. Il étoit fort doux pour Weimar; mais, il ne vouloit point souffrir qu'un autre le montât, au moins y avoit-on bien de la peine. Guébriant le monta, dit Le Laboureur, et après sa mort il fut mené chez le Roi, où il est mort[202].
Le comte commanda cette armée en la place du duc de Weimar. Sa feinte ivrognerie lui servit aussi beaucoup; car, quoiqu'il ne bût d'ordinaire que de l'eau, avec eux pourtant il faisoit la débauche, et escamotoit si adroitement qu'il leur faisoit accroire qu'il s'enivroit, puis il se laissoit tomber sous la table[203]. On dit qu'ils en étoient charmés.
Il défit Lamboy, et fut fait maréchal de France, du temps que le cardinal de Richelieu avoit M. Le Grand et toute sa cabale sur les bras. En reconnoissance de la dignité qu'il venoit d'avoir, il envoya assurer le cardinal à Perpignan que lui et tous ceux qu'il commandoit étoient à son service; qu'ils se rendroient où il voudroit à point nommé.
On dit que ce fut M. de Chavigny qui le proposa au cardinal pour gouverneur du Roi, et que le cardinal avoit dessein de lui donner cet emploi.
M. de Noirmoutier en conte une chose qui me l'auroit bien fait estimer autant qu'autre qu'il ait faite. «Un peu avant sa mort, disoit-il, moi qui étois maréchal-de-camp dans les troupes de Rantzau en Allemagne, je lui écrivis pour quelque affaire, et lui donnois du monseigneur. La première fois qu'il me rencontra, il me dit que je me faisois tort, et qu'il me prioit de ne plus le traiter ainsi. Je répondis que je lui devois cela, que je le reconnoissois pour chef de la noblesse, et que tous les gentilshommes qui ne donneroient pas du monseigneur à messieurs les maréchaux de France, se feroient tort à eux-mêmes.—Pour moi, répliqua-t-il, je n'ai eu cette dignité que par pur bonheur, et une personne de la maison de La Trimouille[204] ne me doit point donner du monseigneur. M. le marquis de Montausier, qui est maréchal-de-camp sous moi, ne m'écrit que monsieur, et si vous me traitez autrement, vous m'obligerez à me plaindre de lui: enfin, je brûlerai vos lettres, si vous ne me promettez ce que je vous demande, et je vous en serai infiniment obligé.» Je ne crois pas que M. de Noirmoutier lui ait écrit depuis, car le maréchal fut tué malheureusement au siége de Rothweil, peu de temps après. La Reine, car c'étoit au commencement de la régence, alla voir la maréchale, et on enterra le maréchal dans Notre-Dame[205], honneur qu'on n'avoit fait encore qu'au maréchal de Brissac.
MADAME D'ATIS.
Madame D'Atis avoit été jolie en sa jeunesse, et on en avoit un peu médit. Son mari, qui étoit Viole[206], avoit toujours maille à partir avec elle, et il engrossoit toujours quelque servante; cependant elle en parloit comme d'un Mausole. «Je l'aimois si fort, disoit-elle (car il n'y eut jamais une créature plus phébus), que si j'eusse pu, me faisant servante, le faire empereur, je l'eusse fait; je lui étois attachée par de si beaux liens que la chair et le sang n'y avoient aucune part.»
Un jour qu'on parloit du cardinal de Richelieu: «C'étoit un grand génie, dit-elle; mais la grande connoissance qu'il avoit du mérite des hommes m'a coûté bien cher; il choisit M. d'Atis, et il ne pouvoit faire autrement, pour aller établir le roi de Portugal.» La vérité est qu'Atis avoit fait ici un grand exploit, car il avoit tué un des portiers du Pont-Rouge pour ne pas payer un double. Il alla en Portugal, où la disette de gens le fit considérer; il y fut tué commandant quelques corps de François en petit nombre. Après sa mort, le Roi envoya son ordre à son fils, et donna pension à la mère. Elle se disoit veuve d'un général d'armée et d'un gouverneur de province; et, allant consoler madame la maréchale de Guébriant, c'étoit environ en même temps: «Ah! madame, lui dit-elle, vous avez perdu le héros du Rhin, et moi j'ai perdu le héros du Tage!» Or, comme elle faisoit chez elle l'oraison funèbre de son héros, dont elle ne faisoit que d'apprendre la perte, sa sœur Du Menillet, autre savante, s'amusoit avec quelqu'un au coin du feu à démêler l'intrigue du Cid.
Elle faisoit, disoit-elle, lit à part, quoiqu'elle n'eût qu'un seul enfant, parce que M. D'Atis étoit d'une trop bonne maison pour faire des gueux. Jamais elle n'a appelé sa cuisine, quoique fort médiocre, que des offices. Elle a montré vingt ans durant jusqu'à sa mort le plan d'une maison magnifique qu'elle devoit faire bâtir. Un jour qu'elle parloit de cela, je ne sais quel sot, car il falloit qu'elle rencontrât une fois en sa vie quelqu'un qui lui damât le pion en fait de phébus, je ne sais quel impertinent, voyant que son fils avoit été taillé, lui dit sérieusement, pensant lui dire une belle chose, que tout contribuoit à contenter la passion qu'elle avoit de bâtir, et qu'il n'y avoit pas même jusqu'aux reins de monsieur son fils qui ne lui voulussent fournir des pierres pour ses bâtiments.
Ce fils étoit assez grand et assez débauché. Elle ne le vouloit pas laisser aller à la guerre: il s'en alla un beau matin en Hollande sans lui dire adieu: «Ah! disoit-elle, il étoit bien difficile de retenir ce jeune lion.» En Hollande, il empruntoit de l'argent à l'ambassadeur de Portugal, et disoit: «Ma putain de mère ne me donne rien.» De là il alla en Portugal, où il mourut de trois coups d'épée, après avoir tué, à ce qu'elle dit, le capitaine d'une compagnie de chevau-légers et mis le lieutenant hors de combat. On le voulut porter dans un couvent de religieux là auprès. Ces religieux ne vouloient recevoir personne; mais, dès qu'il se fut nommé: «C'est, dirent-ils, le fils de ce généreux François? qu'il vienne.» Il mourut là de ses blessures, qui étoient toutes par devant. «Le père et le fils, ajoutoit-elle, me coûtent plus de cent mille livres, et je perds la terre d'Atis, qui étoit substituée à ce pauvre garçon.»
Elle, qui s'en étoit plainte mille et mille fois durant sa vie, après qu'il fut mort, en disoit des merveilles; c'étoit la plus grande perte du monde. «Il me dit, disoit-elle, un peu devant que de s'en aller, une chose qui mérite d'être gravée en lettres d'or sur le marbre. Je lui reprochois ses dettes; il me dit: Je n'en ferai plus; mais, promettez-moi de payer celles que j'ai faites; car, quoique je n'aie pas l'âge, il n'y a point de minorité devant Dieu.»
Elle disoit d'un pauvre livre du père Du Bosc sur la matière de la grâce, dont l'épître au cardinal Mazarin avoit été toute refaite par Patru: «Le livre est bon, mais l'épître est ridicule.» Elle disoit au même père Du Bosc: «C'est l'opinion de Molinus.—Vous m'excuserez, répondit-il, c'est celle de Jansenia.»
Je fus une fois chez elle avec Patru; elle nous dit qu'une sotte femme qu'on appeloit madame d'Atis (elle ne croyoit pas dire si vrai), «avoit fait deux réflexions sur le cardinal Mazarin: l'une, qu'il avoit inventé le hoc, que la France étoit bien malheureuse d'être gouvernée par un homme qui avoit le loisir d'inventer des jeux; l'autre, qu'il avoit mis sa bibliothèque au-dessus de ses écuries, et que c'étoit parfumer les Muses avec du fumier.»
Elle mourut en 1656, et un certain pédant gascon, nommé Solon, qui étoit son domestique, on ne sait pourquoi, prit la peine de voler sa cassette quand il vit la dame à l'extrémité.
M. DE BELLEY[207].
L'évêque de Belley étoit fils d'un M. Le Camus-Pont-Carré, qui avoit été intendant des finances. Quand il étoit à son évêché, en Bresse, il voyoit M. de Genève, François de Sales, qu'on a béatifié depuis. Ce saint homme un jour s'étant plaint à lui de ce qu'il n'avoit plus de mémoire: «Pour moi, lui dit-il, j'ai autant de mémoire que jamais, mais je manque un peu de jugement.—Vraiment! dit l'autre, vous êtes un vrai Israélite auquel il n'y a point de fraude[208].»
En prêchant à Saint-Magloire, le jour de ce saint, il prit ce texte: Meam gloriam non dabo (je ne donnerai point ma gloire); et il joua toujours là-dessus.
Une fois, en prêchant devant M. d'Orléans, il dit que les bonnes intentions ne suffisoient pas; que cela étoit bon pour Dieu, en qui vouloir et faire n'étoient qu'une même chose. «Par exemple, monseigneur, on dira quand vous n'y serez plus, car les princes meurent comme les autres hommes: M. d'Orléans avoit les meilleures intentions du monde, mais il n'a jamais su rien faire qui vaille.» Il y avoit là quelques évêques qui firent ce qu'ils purent pour irriter M. d'Orléans; au lieu de cela, il manda à M. de Belley qu'il l'iroit encore entendre le lendemain. Le bonhomme se douta de quelque chose, ou peut-être en eut-il avis. Il prêcha, et se mit à parler des curés. «Quand un curé ne réside point, qu'il ne veut point obéir, on a recours à monseigneur son évêque; on écrit à monseigneur à Paris, qu'un tel, etc. Monseigneur fulmine, etc. Voilà qui est bien, cela; voilà qui est selon les canons. Mais monseigneur le prélat qui ne résidez point, que peut-on dire de vous?» M. d'Orléans rioit comme un fou, et les pauvres évêques, car ils y étoient, étoient dans la plus grande confusion du monde.
Enfin, il permuta son évêché pour d'autres bénéfices de peu de valeur; mais ce ne fut pas pour faire le courtisan à Paris. Il avoit du bien de patrimoine; il en épargnoit tout le revenu à cinq cents livres près, et, avec celui de ses bénéfices, il le donnoit tout aux pauvres. De ces cinq cents livres, il payoit pension à l'hôpital des Incurables, où il s'étoit retiré pour assister les malades. Il n'y avoit point de valet, couchoit sur une paillasse piquée; un de ceux de la maison le servoit, et avoit soin de lui donner un caleçon des pauvres quand il falloit mettre le sien à la lessive, car le bon prélat n'en avoit qu'un. Il se retiroit à cinq heures, et personne ne le voyoit; il alloit l'été passer quelques jours chez M. de Liancourt, et ailleurs étoit toujours gai, mais se retiroit régulièrement à cinq heures.
Les moines, qui le haïssoient comme la peste, à cause du livre intitulé: De l'ouvrage des Moines[209], qu'il a fait contre eux, ont épluché bien exactement sa vie; mais ils n'y ont jamais trouvé à mordre.
Il lui prit une fantaisie autrefois de faire des romans spirituels pour détourner de lire les profanes. Cette vision lui vint quand l'Astrée commença à paroître. Il faisoit un petit roman en une nuit, et il en a beaucoup fait. C'est un des hommes de France qui a le plus fait de volumes.
Il prêchoit un peu à la manière d'Italie; il bouffonne sans avoir dessein de bouffonner; il fait des pantalonnades quelquefois; mais il reprend bien les vices, et est toujours dans le bon sens. Un jour, il rencontra en son chemin le chevalier Bayard; il ne fit plus que parler de lui, et oublia tout le reste. Une autre fois il fit je ne sais quelle comparaison d'un berger qui paissoit ses brebis dans un vallon; il se mit à décrire ce vallon, puis un bois, puis un ruisseau, et à la fin, revenant à lui: «Messieurs, dit-il, je vous ai menés bien loin; mais je vous y ai menés par des chemins bien agréables.»
Le cardinal de Richelieu lui envoya un brevet de conseiller d'État, et ensuite deux mille francs pour une année de sa pension; il les refusa. «Ah! dit le cardinal, je ne le croyois pas si désintéressé!» Et ensuite il l'envoya chercher: «Il faut que nous vous canonisions, monsieur de Belley, lui dit-il.—Je le voudrois, monseigneur, nous serions tous deux contents; vous seriez pape, et je serois saint.»
Il refusa un évêché que M. de Chavigny lui vouloit faire donner, disant qu'il en étoit indigne, et que c'étoit pour cela qu'il s'étoit défait du sien.
Le cardinal de Richelieu, qui avoit trouvé cet homme plaisant, l'envoyoit quelquefois quérir, même de Ruel, quand il étoit las de Bois-Robert et de tous les autres divertissements; car bien souvent il lui est arrivé de dire à Bois-Robert: «Ah! mon Dieu! le méchant bouffon! mais ne sauriez-vous me faire rire?» C'étoit comme ce noble Vénitien qui disoit: Sta cosa è troppo seria, buffon malinconico, fa me rider. Il envoyoit aussi chercher quelquefois le père Bernard, qui étoit un fou de dévotion, et lui faisoit conter l'histoire des prisonniers et des pendus qu'il avoit assistés au supplice. Ce père Bernard avoit été autrefois très-débauché; puis il s'étoit jeté dans la dévotion, faute de bien, et son zèle et son emportement l'avoient canonisé parmi le peuple avant sa mort. Il prêchoit dans les salles et sur l'escalier de la Charité, et une fois il dit: «Il faut finir, car voilà l'heure qu'on va pendre un pauvre passement d'argent, et se mit à crier un demi-quart-d'heure: Passement[210] d'argent. A sa mort on vendit trois ou quatre guenilles qu'il avoit au poids de l'or. Il avoit laissé ses souliers à un pauvre homme; les dames les lui mirent en pièces pour en avoir chacune un morceau, et lui donnèrent de quoi avoir des souliers pour le reste de sa vie. Pour faire le conte bon, on disoit qu'une d'elles avoit acheté son prépuce tout ce qu'on avoit voulu. Quelque temps durant, on disoit qu'il se faisoit des miracles à son tombeau; enfin, cela se dissipa peu à peu. Il disoit que le cardinal l'avoit reçu comme un prêtre, et M. le chancelier comme un valet de bourreau.
Revenons à M. de Belley. Quand M. d'Orléans alla loger au Luxembourg, il le fit prêcher. Cela ne lui étoit arrivé il y avoit long-temps, car les moines avoient eu assez de crédit pour lui faire défendre la chaire. On dit que M. d'Orléans, le jour de la Passion, étant au sermon entre La Rivière et Tubœuf, qui étoient pourtant assez éloignés de lui, il dit, comme s'il eût parlé à Jésus-Christ: «Je vous vois là, Monseigneur, entre deux brigands.» Prêchant le Carême dans le cabinet de Madame, en parlant des femmes qui se faisoient porter leur robe: «Je conseillerois, dit-il, aux pages et aux laquais qui leur lèvent la queue, de leur lever aussi la chemise, et de leur donner le fouet.»
Ayant vu prêcher M. de Grasse sur la matière de la grâce, il dit:
Il persévéra et mourut aux Incurables en 1652
M. PAVILLON[211].
Je dirai un mot de M. Pavillon de Paris, évêque d'Alet en Languedoc, qui n'a d'ordinaire ni cheval ni mule, et donne tout son revenu aux pauvres. Il apaise les querelles, il court après les gentilshommes qui ont pris la campagne. Ce n'est point un cagot. Un seigneur de son diocèse, homme de cœur, se vouloit retirer du monde: «Gardez-vous-en bien, lui dit-il, vous êtes utile au monde, vous y donnerez bon exemple, vous apaiserez les querelles.» Et en effet, il l'y fit demeurer.
M. GAUFFRE.
Un maître des comptes, fils d'un procureur des comptes, nommé Gauffre, prit la place du père Bernard, et fit son Oraison funèbre, où il concluoit toujours que le Père Bernard étoit fou, sans expliquer autrement que c'étoit stultus propter Christum. Ce M. Gauffre étoit amoureux d'une femme, qui depuis a été madame de Mauric[212], et par désespoir il se jeta dans la dévotion. Ce qu'il a fait de plus remarquable, c'est que s'étant commis un meurtre dans Notre-Dame, il fit l'amende honorable pour le criminel qu'on ne tenoit pas, et fut la corde au cou dans l'église.
LE GÉNÉRAL DES CAPUCINS.
Il passa, en 1647, un Italien à Paris qui étoit général des Capucins, et en grande réputation de sainteté. Le pape Innocent X lui avoit ordonné de donner sa bénédiction à quiconque la lui demanderoit. Le peuple étoit si persuadé de la sainteté de cet homme, qu'il lui fallut donner des gardes pour empêcher qu'on ne lui coupât tous ses habits; mais il ne faut pas s'étonner de cela après ce que je m'en vais écrire.
Il y avoit sur le pont Notre-Dame une enseigne de Notre-Dame, comme il y en a en plusieurs lieux; durant un grand vent, je ne sais quels sots se mirent en tête qu'ils avoient vu cette image aller d'un bout à l'autre du fer où elle étoit pendue; chose qui ne se pouvoit naturellement, car le vent peut bien faire aller une enseigne de côté et d'autre, ou l'arracher tout-à-fait, mais non pas la faire couler le long de ce fer. Après cela, ils s'imaginèrent qu'elle avoit pleuré et jeté du sang; enfin cela alla si loin, que M. de Paris fut contraint de se la faire apporter, de peur qu'on n'en fît une Notre-Dame à miracles. Pour une bonne fois, il devoit défendre de mettre des choses saintes aux enseignes, comme la Trinité et autres semblables.
Un fou de cabaretier de la rue Montmartre avoit pris pour enseigne la Tête-Dieu; le feu curé de Saint-Eustache eut bien de la peine à la lui faire ôter: il fallut une condamnation pour cela.
LE MARÉCHAL DE L'HOPITAL.
Il est le second fils de M. de Vitry, qui quitta le parti de la Ligue le premier; l'aîné fut le maréchal de Vitry. Depuis étant bien avec Henri IV, dont il étoit capitaine des gardes, comme il appeloit ses deux fils François et Nicolas, le Roi ne les appeloit jamais autrement.
Le père, sur ses vieux jours, s'étant retiré, Nicolas, puisque Nicolas y a, fut si fou que de quitter l'abbaye de Sainte-Geneviève, dont il étoit pourvu, et l'assurance de l'évêché de Meaux. On dit qu'il eût eu cent vingt mille livres de rente en biens d'église, et cela à Paris, ou aux portes de Paris, pour se contenter d'une légitime de quatre mille livres de rente tout au plus; mais il se sentoit porté aux armes. Dans ce dessein, toutes choses étant paisibles en France, il demanda la permission à son père d'aller voyager, en attendant les occasions de guerre que la France lui présenteroit, et que ce seroit toujours du temps utilement employé. «Je commencerai, ajouta-t-il par l'Espagne, si vous le trouvez à propos.» Le père y consent; mais il l'avertit de prendre garde d'être reconnu, «car vous savez bien, ajouta-t-il, que j'ai donné autrefois un soufflet à un seigneur espagnol, en présence de la boiteuse de Montpensier, à Paris, parce qu'il m'accusoit de n'être pas ferme dans le parti.» Ce seigneur est d'âge à vivre encore, et apparemment il sera à la cour. A Madrid, ce même seigneur reconnut un gentilhomme nommé le capitaine Champagne, qui étoit avec M. Du Hallier (c'est ainsi qu'on appeloit alors le maréchal). Il avoit vu ce capitaine avec M. de Vitry, durant la Ligue. L'Espagnol lui fit de grandes caresses, et voulut savoir où logeoit son maître; le capitaine le lui dit, ne croyant pas qu'on pût deviner qu'il étoit fils de M. de Vitry; mais l'Espagnol pénétra cela aisément, l'alla voir le lendemain, et lui fit tant de civilités et d'offres de service, que M. Du Hallier, en lui rendant sa visite, ne put se cacher plus long-temps, et lui dit son nom et son dessein, et qu'avant huit ou dix jours il faisoit état de partir pour aller voir toutes les belles villes d'Espagne. Ce seigneur le régala, et le jour de son départ, après lui avoir fait des excuses de ne pouvoir l'accompagner à cause qu'il étoit obligé de suivre le Roi, il lui laissa un paquet plein de lettres du Roi à tous les gouverneurs des lieux où notre voyageur devoit passer. Partout on lui rendoit mille honneurs, et enfin il fut obligé de passer incognito.
J'ai dit ailleurs que ce fut lui qui tua le maréchal d'Ancre. Lauzières, cadet de Themines, disoit tout haut, parlant du maréchal de Vitry: «Ne me donnera-t-on jamais personne à assassiner traîtreusement et méchamment pour me faire après maréchal de France?»
La grande fortune des deux frères vient de cette belle action, car, sans parler de l'aîné, M. de L'Hôpital a gagné à la cour quarante mille écus de rente. Sa femme, à la vérité, avoit quelque chose. Il a eu plusieurs emplois; il a été gouverneur de Bresse et de Lorraine, ensuite commandé de petites armées avant que d'être maréchal de France. C'est un homme d'humeur douce, sévère à ceux qui s'en font accroire, et qui a empêché le désordre quand il a eu l'autorité. Il est d'une conversation médiocre, et il conte naïvement ce qu'il a vu et ce qui lui est arrivé, comme quand il dit que les gens du poil (roux) dont il avoit été en sa jeunesse avoient de l'avantage quand ils vieillissoient. C'est un vieillard qui n'a pas mauvaise mine; mais il ne l'a pas fort relevée, et c'est un génie assez médiocre pour toutes choses, mais pitoyable sur le chapitre de l'amour.
Il a été fou d'une certaine madame de Vilaine, vilaine de nom et d'effet, et jusque-là que trois ou quatre jeunes gens de la cour ayant, par folie, gage à qui en feroit le plus en une nuit, après avoir pris des drogues pour cela, on dit que ce fut elle qui leur servit de quintaine. Il en mourut deux, je pense, et les autres furent bien malades.
Il fut comme accordé avec une sœur du maréchal d'Aumont d'aujourd'hui, veuve de M. de Sceaux[213], secrétaire d'État, belle, jeune, et qui avoit cent mille écus et un douaire de huit mille livres par an. Il n'y avoit plus qu'à signer; il y alloit, quand il trouva madame de Vilaine en chemin, qui, l'appelant infidèle Birène[214], le fit revenir, et il s'envoya excuser. Cette veuve épousa depuis le comte de Lannoi[215], et leur fille a été la première femme de M. d'Elbeuf[216] d'aujourd'hui. Cette madame de Vilaine le posséda encore trois ans. Cette femme devint grosse durant l'exil de son mari, car il fut relégué à Raguse. Pour couvrir cela, elle fit le voyage, et ne revint qu'après être accouchée. On ne disputa point l'état de son fils. C'est ce fou de marquis de Vilaine que nous voyons partout. Ce n'est pas le vrai Vilaine du pays du Maine; ils sont de la ville, mais de famille ancienne: le père avoit été de quelque cabale. Pour l'accompagner à Raguse, elle mena avec elle un Italien nommé Benaglia, commis de M. Lumagne. Ce garçon, qui n'avoit vu père ni mère depuis vingt-cinq ans, passa aux portes de leur ville sans y entrer, disant que ce n'étoit pas pour cela qu'il étoit venu en Italie. On conte de lui que quand on le menoit pour deux mois aux champs, il portoit soixante paires de chaussons, et ainsi du reste. Il fut deux ans sans parler, puis tout d'un coup il parla fort bien françois; on s'en étonna. «C'est, dit-il, que je n'ai point voulu parler que je ne susse bien la langue.»
Après cela, il devint amoureux de madame Des Essars[217], que le cardinal de Guise, à ce qu'elle prétendoit, venoit de laisser veuve avec trois ou quatre enfants: l'abbé de Chailly, le comte de Romorantin, le chevalier de Lorraine et madame de Rhodes[218]. Pour l'amour d'elle, le cardinal de Guise donna un soufflet à M. de Nevers dans la contestation du prieuré de La Charité, où elle avoit quelques prétentions pour son fils[219].
C'est d'elle que veut parler Maynard quand il dit:
car on dit que, pour se consoler de la mort du cardinal, elle coucha avec un valet-de-chambre qui lui ressembloit. Elle étoit fille de madame de Cheny, de la maison de Harlay[220], qui étant veuve eut une galanterie avec un M. de Sautour de Champagne, d'où vint madame Des Essars, qui se disoit légitime, mais il n'y avoit jamais eu de mariage.
Beaumont-Harlay, allant en ambassade en Angleterre, y mena sa femme et cette fille aussi qu'il tira de religion: elle s'appeloit alors mademoiselle de La Haye; elle devint grande et si belle qu'il n'y avoit que madame Quelin et madame la Princesse qui en approchassent[221]. Elle eut deux filles, madame de Fontevrault et madame de Chelles[222]. Madame la Princesse avoit plus d'agrément que pas une, mais les deux autres étoient plus belles: madame de Beaumont[223] en étoit terriblement jalouse.
Henri IV, dès le temps que mademoiselle de La Haye étoit en Angleterre, ouït parler de cette beauté; quand elle fut ici, il fit son traité pour trente mille écus, je pense; après cela elle se nomma madame Des Essars, disant que c'étoit une terre de M. de Sautour, son père. On dit qu'elle se faisoit frotter par tout le corps par trois ou quatre gros coquins, et après, les pores étant bien ouverts, elle s'oignoit depuis les pieds jusqu'à la tête de cette pommade qu'on appelle encore la pommade de madame Des Essars: rien ne fait la peau si douce.
Elle avoit une antipathie naturelle pour les châtrés, et quand elle en voyoit un, si elle ne s'évanouissoit pas, il ne s'en falloit guère.
Le feu Roi voyant M. Du Hallier épris de cette femme, dit: «Il ne sauroit aimer qu'une vilaine.» Ce n'étoit que pour l'âme cette fois-là, car elle étoit encore belle. Comme il ne se pouvoit résoudre à l'épouser, elle l'alla trouver sur le chemin de Lyon, quand le Roi y fut si malade, et le soir après souper, quand ils furent seuls, elle prit un couteau, et lui dit qu'elle le tueroit, s'il ne lui promettoit de l'épouser le lendemain matin; il le promit; pensez que ce ne fut pas par frayeur. En effet, il l'épousa, et disoit que p..... pour p....., il aimoit mieux celle-là qu'une autre. Au sortir d'une grande maladie, elle fut travaillée d'une insomnie qui dura long-temps. Un jour, comme elle s'en plaignoit, un Jésuite assez gaillard, nommé le Père Geoffroy, lui dit en riant: «Madame, j'ai remarqué qu'à mes sermons vous n'en faisiez qu'un article: vous dormiez depuis le texte jusqu'à la bénédiction; voulez-vous que nous voyions tout-à-l'heure s'ils auroient encore la même vertu,» et en même temps, il dit: In nomine Domini, etc. Il prêche, elle s'endort, et dormit toujours bien depuis. Madame de Clermont d'Entragues, la bonne amie de madame de Rambouillet, alloit sans cesse au sermon, et y dormoit aussi sans cesse, puis ne dormoit point la nuit. On disoit que c'étoit la personne du monde qui avoit le plus couru de sermons, et qui en avoit le moins ouï.
Il a deux neveux qui ont aussi fait des mariages avec des personnes où il y avoit à refaire. Persan-Bournonville a quitté une bonne abbaye pour la Chazelle, et Vitry a épousé la petite de Rhodes, dont la naissance étoit si peu certaine qu'il fallut donner vingt mille écus à Senecterre pour l'empêcher de prendre requête civile.
La feue maréchale gouvernoit absolument son mari, lui faisoit traiter ses enfants de princes: elle n'en a point eu de lui; et, pour frustrer M. de Vitry, elle lui faisoit vendre ses terres et en acheter d'autres, afin qu'ils fussent acquêts de la communauté. Il avoit même accordé la petite de Romorantin, fille d'un fils de la maréchale, au fils de M. de Brienne; mais, depuis, ce mariage se rompit.
Cette extravagante se faisoit servir sept à huit potages dans des bassins, et après on apportoit un poulet d'Inde, deux poulets et une fricassée, et au dessert, un fromage mou et des pommes ou des confitures. Elle s'avisa, en 1650, de se vouloir purger au printemps, et dit au fils de son apothicaire, dont le père venoit de mourir: «Faites-moi une médecine comme votre père faisoit.» On ne sait si ce garçon fit quelque quiproquo, mais tant il y a qu'elle y fut plus de cinquante fois, fit bien du sang, et pensa rendre tripes et boyaux. Enfin, elle mourut l'année suivante; son mari trouva assez de dettes, à quoi il ne s'attendoit pas. Il n'y avoit point d'ordre avec cette femme, et de plus, il lui falloit toujours quelqu'un qui sans doute vouloit être bien payé. A Vitry, dont il étoit gouverneur particulier, quoiqu'il fût seul lieutenant de roi sous M. le prince de Conti, cette vieille dagorne[224] fit semblant de vouloir montrer quelque chose à un jeune cavalier qui avoit dîné avec le maréchal; et quand elle se vit seule avec ce garçon: «Tr...... moi, lui dit-elle.—Allez au diable, vieille chienne, lui répondit-il; allez chercher ailleurs.»
MENANT ET SA FILLE.
C'étoit un homme d'affaires dont on conte d'assez plaisantes choses. Au commencement de sa fortune, il s'associa avec un nommé Alix. Menant voulut tenir la bourse, et quand ce fut à rendre compte, il fit un si gros cahier de frais que l'autre ne put s'empêcher d'en murmurer, et de dire qu'il n'aimoit pas qu'on le dupât. Menant s'en tint si offensé, qu'il lui dit qu'il le vouloit voir l'épée à la main: «Volontiers,» dit l'autre. Les voilà bien échauffés: cependant ils prennent six semaines de temps pour mettre ordre à leurs affaires; pendant ce temps-là, Menant estocadoit tous les jours contre la quenouille de son lit, et le jour du combat étant venu, ils vont tous deux au Pré-aux-Clercs. Comme ils furent en présence, Menant demanda à Alix s'il étoit en l'état où un homme de bien devoit être, et en même temps il déboutonna son pourpoint; l'autre marchandoit: Menant l'approche, et lui trouve une main de papier sur l'estomac. Le voilà à l'appeler lâche et poltron; Alix lui répond qu'il eût été bien sot de se mettre en danger pour une badinerie. «Le diable emporte le duel! dit-il; j'aime mieux vous passer votre cahier, et ôtez-vous cette folie de la tête.» Menant se laisse persuader, et de ce pas ils allèrent déjeûner ensemble.
Long-temps après, Menant eut un grand procès contre un nommé Bajasson et contre un nommé Parnajon. Cette affaire lui avoit tellement frappé la cervelle, que la première chose qu'il disoit aux gens, c'étoit: «Je ruinerai Bajasson, et je ferai pendre Parnajon.» Ce Bajasson avoit marié sa fille avec feu M. Bignon, avocat-général au Parlement: cela faisoit qu'il n'espéroit pas pouvoir le faire pendre. Enfin M. Bignon avec Berger, frère de Menant, conseiller au Parlement, résolut de faire un si gros compromis pour mettre cette affaire en arbitrage, que personne ne s'en pût dédire. Pour tiers, il trouva ce M. Alix, dont nous venons de parler. Alix, qui connoissoit le pélerin, leur remontra que s'ils ne donnoient à Menant quelque chose plus qu'il ne lui appartenoit, ils n'en viendroient jamais à bout. Cela fut fait comme il l'avoit dit; mais Menant ne s'en contenta point, et ne se voulut point tenir à la sentence arbitrale; il alléguoit pour ses raisons que Bignon étoit un finet, Berger une grosse bête, et qu'Alix se souvenoit peut-être de leur duel.
L'âge le rendit plus extravagant, et sur ses vieux jours il s'imaginoit tous les ans, durant deux ou trois mois, qu'il étoit dans le néant. Une fois, il alléguoit en pleine audience, pour une ouverture à une requête civile, que sa partie avoit fait donner cet arrêt pendant qu'il étoit dans son néant.
En colère contre Monceau, son gendre, et le frère de Monceau, gendre de M. Rambouillet[225], parce qu'ils avoient pris la ferme des Aides qu'il vouloit avoir, et le conseil le traitoit de fou, il alla trouver M. Rambouillet, et lui dit qu'il avoit une petite grâce à lui demander: «C'est que vous ne trouviez pas mauvais que je fasse pendre votre gendre avec le mien, car ils ne valent rien tous deux.»
Il avoit prêté autrefois au feu Roi, dans une affaire pressante, jusqu'à quatre cent mille livres, qui furent portées à l'Epargne. Plusieurs fois, on lui voulut donner des assignations sur d'autres fonds; mais il vouloit être payé à l'Epargne, où l'on ne paie que de petites parties. Il s'y opiniâtra si bien qu'il n'en toucha jamais un sou. Comme le feu Roi étoit à l'extrémité, Menant alla trouver messieurs du conseil, et leur dit qu'ils n'avoient point de charité, de laisser mourir le Roi sans faire restitution.
Il avoit une fille qui, dès l'âge de dix ans, fut cajolée par ce La Vallée, qui a été depuis l'homme du Roi auprès du maréchal de La Mothe en Catalogne. C'étoit un huguenot, fils d'un officier de feu M. le prince de Condé, qui fut empoisonné à Saint-Jean d'Angely. Il avoit gagné une gouvernante qui lui faisoit donner des rendez-vous par cet enfant dans l'écurie. La mère n'étoit qu'une bête; la fille avoit quatorze ans, et la chose étoit si publique qu'on ne croyoit pas que personne voulût penser à une fille de qui on disoit tant de sottises. Un des plus riches garçons de Charenton, nommé Monceau, y pensa. La Vallée lui fit un jour belle peur, car comme il connoissoit toute la cour, M. de Montmorency et M. de Monat lui prêtèrent des gens pour épouvanter son rival; on en informa, et on passa outre. La mère du garçon alla s'en conseiller à tous ses amis; personne ne lui conseilla de faire ce mariage: il fut conclu pourtant. La Vallée demanda des dépens, dommages et intérêts; car il avoit toujours doublé ses manteaux de panne bleue à cause que c'étoit la couleur de la demoiselle, et il avoit beaucoup dépensé à faire broder ses manteaux de doubles M, pour dire Marie Menant. Cela s'accommoda, et le lendemain des noces, la belle-mère montra à tout le monde les marques du pucelage aux draps, en disant: «Si on ne les y avoit point trouvées, on l'eût renvoyée chez ses parents.»
LE MARÉCHAL DE GASSION[226].
Le maréchal de Gassion étoit d'une bonne famille de la robe. Son aïeul étoit second président du parlement de Navarre. Comme il étoit huguenot, on lui disputa cette place qui lui appartenoit par ancienneté; mais il s'avisa d'un bon expédient. Un dimanche, étant parti de chez lui pour aller au prêche, au lieu d'y aller il alla à la messe, en disant: «N'y a-t-il que cela à faire?» Mais il ne continua pas, et n'alloit ni à prêche ni à messe. Il exerça par commission la charge de premier président, car Henri IV, par quelque considération, ne la lui voulut pas donner en titre. Son fils aîné le suivit, et possède aujourd'hui cette charge[227].
La mère du maréchal étoit une bossue, qui ne manquoit pas d'esprit et faisoit la goguenarde. On dit qu'un jour elle vit une femme qui boitoit des deux côtés: «Hola! lui dit-elle, ma commère, vous qui allez de côté et d'autre (et en disant cela elle la contrefaisoit), dites-nous un peu des nouvelles.—Dites-nous-en vous-même, vous qui portez le paquet,» lui répondit cette femme. On fait ce conte de plusieurs personnes, et on en a même fait une épigramme.
Gassion étoit le quatrième garçon, et avoit un cadet. Après qu'il eut fait ses études, on l'envoya à la guerre; mais on ne le mit pas autrement en bon équipage. Son père lui donna pour tous chevaux un vieux courtaut, qui pouvoit bien avoir trente ans: il n'y avoit plus que celui-là en tout le Béarn, et on l'appeloit par rareté le courtaut de Gassion. Il y a apparence que le jeune homme n'étoit guère mieux pourvu d'argent que de monture. Le gentil coursier le laissa à quatre ou cinq lieues de Pau: cela n'empêcha pas qu'il n'allât jusqu'en Savoie, où il se mit dans les troupes du duc de Savoie, le bossu, car alors il n'y avoit point de guerre en France. Mais le feu Roi ayant rompu avec ce prince, tous les François eurent ordre de quitter son service: cela obligea notre aventurier à revenir au service du Roi. A la prise du Pas de Suze, il fit si bien, n'étant que simple cavalier, qu'on le fit cornette; mais l'accommodement fut bientôt fait entre le Roi et le duc, et la compagnie dont il étoit cornette cassée, il vient à Paris, demande une casaque de mousquetaire; on la lui refuse à cause de sa religion. De dépit il passe avec quelques François en Allemagne; et quoique dans la troupe il y eût des gens plus qualifiés que lui, sachant parler latin, on le prit partout pour le principal de sa bande. Un de ceux-là fit les avances d'une compagnie de chevau-légers qu'ils vinrent lever en France pour le roi de Suède. Il en fut le lieutenant: son capitaine fut tué, le voilà capitaine lui-même. Il se fit bientôt connoître pour homme de cœur, et de telle sorte qu'il obtint du roi de Suède qu'il ne recevroit l'ordre que de Sa Majesté seule. Ce fut à la charge de marcher toujours à la tête de l'armée, et de faire, en quelque sorte, le métier d'enfants perdus. Dans cet emploi il reçut ce furieux coup de pistolet dans le côté droit, dont la plaie s'est rouverte par plusieurs fois, tantôt avec danger de sa vie, tantôt cette ouverture lui servant de crise aux autres maladies, car il en eut plusieurs, et une même un peu avant sa mort[228].
Le roi de Suède, au bout de six mois, le fit colonel d'un régiment composé de huit compagnies de cavalerie.
Après la mort du roi de Suède, il accompagna le duc de Weimar en France. La première fois qu'il y vint à la tête de son propre régiment, le cardinal de Richelieu le voulut attirer dans le service du Roi; et quoique françois, il fut toujours payé et traité en étranger, et la justice militaire lui en fut accordée à l'exclusion de tous autres juges, comme aussi de donner les charges qui vaqueroient dans ce régiment, ce qui lui a été toujours conservé, quoique ce régiment se trouvât à la fin monté jusqu'à dix-huit cents chevaux en vingt compagnies. La plupart des étrangers qui venoient servir le Roi vouloient être sous sa charge, tant il leur rendoit bien la justice; aussi étoit-il seul en France qui, étant françois, eût le nom de colonel, excepté le colonel des Suisses. Quand quelqu'un avoit offensé le moindre de ses cavaliers, il menoit avec lui ce cavalier, et lui faisoit faire raison d'une façon ou d'autre.
Il faut avouer que ce lui fut un grand avantage de venir de l'armée du roi de Suède, et d'avoir un corps étranger; cela contribua beaucoup à en faire faire l'estime qu'on en fit d'abord. Jamais homme n'a mieux entendu à tourmenter les ennemis que lui. Pendant un hiver, étant maréchal de France, il leur enleva dix-sept quartiers.
Pour preuve de cela, il étoit au siége de Dole, simple colonel; cependant tout le monde disoit qu'il n'y avoit que lui qui fît si bien que ses travaux et ses batteries réussissoient toujours; cela venoit de ce qu'il n'y avoit que lui qui fît du bruit. Il enlevoit des quartiers, il couroit partout. A l'arrivée de feu M. le Prince à Dijon, après avoir levé le siége, on ne regardoit que Gassion. Le Prince et le grand-maître de La Meilleraye en pensèrent enrager. Il y eut un avocat qui se jeta à genoux devant lui, et lui dit, en lui montrant des dames du nombre desquelles étoit sa femme, qu'il n'y en avoit pas une qui ne voulût avoir un petit Gassion dans le corps pour servir le Roi et la patrie. A son hôtellerie il trouva tant de gens qu'il fut long-temps sans pouvoir gagner sa chambre, et le soir des dames bien faites et bien accompagnées le vinrent voir chez un gentilhomme du pays nommé Guerchy. Il les salua vergogneusement, car il n'y eut jamais homme moins né à l'amour. La première, qui étoit femme d'un conseiller, et l'une des plus jolies de la ville, lui dit: «J'ai plus de joie que vous m'ayez baisée que si on m'avoit donné cent mille livres.—Que diable feriez-vous donc, lui dit Guerchy, s'il vous avoit......?»
Il mena admirablement les gens à la guerre. J'en ai ouï conter une action bien hardie et bien sensée tout ensemble. Avant que d'être maréchal-de-camp, il demanda à quinze ou vingt volontaires s'ils vouloient venir en partie avec lui: ils y allèrent. Après avoir couru toute une matinée, sans rien trouver, il leur dit: «Nous sommes trop forts, les partis fuient devant nous; laissons ici nos cavaliers et allons-nous-en tous seuls.» Les volontaires le suivent. Ils s'avancent jusqu'auprès de Saint-Omer. Quand ils furent là, voilà deux escadrons de cavalerie qui paroissent et leur coupent le chemin, car Saint-Omer étoit à dos de nos gens. «Messieurs, leur dit-il, il faut périr ou passer. Mettez-vous tous de front; allez au grand trot à eux, et ne tirez point. Le premier escadron craindra, voyant que vous ne voulez tirer qu'à brûle pourpoint; il reculera et renversera l'autre.» Cela arriva comme il l'avoit dit. Nos gentilshommes bien montés forcent les deux escadrons et se sauvent tous à un près. En voici un autre qui est bien aussi hardi, mais il me semble un peu téméraire. «Ayant eu avis que les Cravates emmenoient les chevaux du prince d'Enrichemont, depuis duc de Sully, il voulut aller les charger accompagné seulement de quelques-uns de ses cavaliers; et s'étant trouvé un grand fossé entre lui et les ennemis, il le fit passer à la nage à son cheval sans regarder si on le suivoit, tellement qu'il alla seul aux ennemis, en tua cinq, mit les autres en fuite, et revint avec trois des nôtres qu'ils avoient pris, et qui lui aidèrent peut-être dans le combat: il ramena tous les chevaux.» Il fut envoyé avec quatre mille hommes et la fleur de la noblesse de Normandie pour châtier les Pieds-nus à Avranches. Peu de gens l'arrêtèrent quatre heures et demie à l'entrée d'un faubourg, où ils n'avoient pour toute défense qu'une méchante barricade, et ils étoient battus de la ville. Il y courut grand danger, car un des rebelles, vaillant autant qu'on le peut être, et tellement dispos qu'il sautoit partout où il pouvoit mettre la main, tua le marquis de Courtaumer, croyant que c'étoit le colonel Gassion. Ce galant homme sauta quatre fois la barricade, et après se sauva. Gassion fit tout ce qu'il put pour le trouver, lui faire donner grâce et le mettre dans ses troupes; il n'osa s'y fier. Au bout de quelques mois, il fut pris dans un cabaret en Bretagne, où, étant ivre, il se vanta d'avoir tué Courtaumer. Le chancelier, qui avoit été envoyé en Normandie avec Gassion, le fit rouer vif à Caen. Tous les autres s'étoient fait tuer, à dix près qui furent pris. On donna la vie à un à condition qu'il pendroit les autres; il eut de la peine à s'y résoudre: enfin, il le fit. Il y en avoit un qui étoit son cousin-germain; quand ce vint à lui: «Hé cousin! lui dit-il, ne me pends pas.» Cela passa en proverbe. Cet homme quitta le pays et se fit ermite.
Après la bataille de Sédan, on lui permit de traiter de la charge de mestre-de-camp de la cavalerie légère, qu'avoit le marquis de Praslin qui y fut tué. Le cardinal de Richelieu, en parlant à lui, ne l'appeloit presque jamais que la Guerre, et M. de Noyers (car ils étoient amis, et le maréchal l'alla voir à Dangu après sa disgrâce) lui disoit que sans la religion on pourroit faire quelque chose pour lui; mais il étoit ferme, et on a trouvé après sa mort qu'il avoit fait beaucoup de notes sur la Bible. Quand il eut traité de cette charge, il vint voir mon père: «Monsieur, lui dit-il, j'ai ce matin été au palais pour ce traité. Jésus! que de bonnets carrés! cela m'a fait peur.» Regardez si cela étoit raisonnable pour un homme qui étoit frère, fils et petit-fils de présidents.
Gassion, étant maréchal-de-camp, maltraita un commissaire de l'artillerie; cet homme s'en voulut ressentir. Le cardinal défendit à Gassion de se battre contre celui-là. Paluau, aujourd'hui le maréchal de Clairambault, plutôt pour essayer si Gassion étoit aussi vert-galant à l'épée qu'au pistolet, l'appela pourtant pour cet homme. Gassion dit la défense du cardinal: «Mais pour vous, monsieur, je vous en donnerai le divertissement quand vous voudrez.» Ruvigny servit Paluau; Paluau fut blessé au bras, et ils en étoient aux prises et ne se pouvoient faire de mal l'un à l'autre, quand ils prirent Ruvigny pour témoin de l'état où ils se trouvoient. Ruvigny étoit à les regarder, car Saurin, officier du régiment de Gassion, lâcha le pied. Gassion le cassa.
Quand il eut persuadé à M. le duc d'Enghien de donner la bataille de Rocroy, en lui représentant que, quel qu'en fût le succès, on ne punissoit point des gens de sa qualité, pour lui, il butoit à se faire maréchal de France, en mettant M. d'Enghien de son côté.
Un gentilhomme, pris par les Espagnols, fut mené au comte de Fontaine, qui lui demanda plusieurs choses, et principalement si Gassion y étoit. «Oui, monsieur, il y est.—Si vous le dites, je vous ferai donner du pistolet par la tête.» Nous parlerons de cette bataille, dont il eut le plus grand honneur, dans les Mémoires de la régence.
A Thionville, comme il vit un siége[229]: «Ah! dit-il, n'est-ce que cela?» Et il comprit en peu de temps le métier d'assiégeur de villes: il y reçut une grande blessure à la tête, dont il pensa mourir.
On surprit une lettre de Francesco de Melo qui disoit: «Nous avons perdu Thionville, mais les ennemis y ont perdu Gassion, le lion de la France et la terreur de nos armées.» Cette lettre lui fut envoyée par la Reine à Bagnolet, où il achevoit de se guérir. L'hiver suivant il fut fait maréchal de France par le crédit de M. d'Enghien.
On dit que comme Gassion pressoit fort le cardinal Mazarin pour le bâton, le cardinal lui dit: «M. de Turenne, qui doit aller devant, n'est pas si hâté.—M. de Turenne, répondit Gassion, honorera la charge, et moi j'en serai honoré.»
Notre nouveau maréchal fit deux choses quasi en même temps qui ne se rapportoient guère, car il alla à la cène devant le prince Palatin, qui a épousé la princesse Anne, et le dimanche suivant ayant trouvé sa place prise, il ne voulut jamais souffrir qu'un gentilhomme en sortît, et alla chercher place ailleurs; mais cela vient de ce qu'il n'étoit né que pour la guerre.
Il étoit tout l'hiver en Flandre, et ne venoit point comme les autres à la foire Saint-Germain. C'étoit peut-être un des hommes du monde le plus sobres. La Vieuville, depuis surintendant des finances, lui donna son fils aîné pour lui apprendre le métier de la guerre. Ce jeune homme le traita à l'armée magnifiquement. «Vous vous moquez, dit-il, monsieur le marquis: à quoi bon toutes ces friandises? Mordioux! il ne faut que bon pain, bon vin et bon fourrage.»
C'étoit un des plus méchants courtisans de son siècle. A la cour, beaucoup de filles, qui eussent bien voulu de lui, le cajoloient et lui disoient: «Vraiment, monsieur, vous avez fait les plus belles choses du monde.—Cela s'entend bien,» disoit-il. Une ayant dit: Je voudrois bien avoir un mari comme M. de Gassion.—Je le crois bien,» répondit-il.
Ségur, fille de la Reine, de la maison d'Escars, avoit quelque espérance de l'épouser, assez mal fondée pourtant, car elle n'étoit ni jeune ni belle. Lui disoit: «Elle me plaît, cette fille, elle ressemble à un Cravate.» A la vérité, il n'a jamais été d'aucune cabale; mais il n'avoit point de discrétion pour le cardinal; et un jour, sans considérer qu'il y avoit des espions autour de lui, il dit en recevant un gros paquet du cardinal: «Que nous allons lire de bagatelles!» Aussi croit-on que le cardinal le vouloit perdre ou lui ôter son emploi.
Il avoit eu le malheur de se brouiller avec M. le Prince. Nous en dirons tout le particulier ailleurs: il n'étoit pas trop compatible et avoit le commandement rude: nous rapporterons des exemples.
Comme j'ai remarqué, il étoit fort sobre; il n'étoit point joueur non plus, ni adonné aux femmes. «Femmes et vaches, disoit-il, ce m'est tout un, mordioux!» Et Marion Cornuel[230] disoit: «Bœufs et Gassions, ce m'est tout un.»
Madame de Bourdonné[231], femme du gouverneur de La Bassée, du temps du cardinal de Richelieu, le pensa faire enrager. M. le comte de Harcour et lui dînoient à La Bassée; cette femme se mit à parler des faits de Gassion. Déjà cela ne lui plaisoit guère; il n'étoit point fanfaron. Ensuite, après en avoir demandé pardon à son mari, elle dit qu'elle n'auroit pas de plus grande joie au monde que d'avoir un fils de la façon d'un si brave homme. Le voilà qui rougit, qui se déferre, et ne pouvant plus endurer cela, il monte sur son grand cheval, en disant: «Mordioux! mordioux! cette femme est folle.»
Quand Bougis, son lieutenant de gendarmes, demeuroit trop long-temps à Paris l'hiver, il lui écrivoit: «Vous vous amusez à ces femmes, vous périrez malheureusement; ici, vous verriez quelque belle occasion. Quel diable de plaisir d'aller au Cours et de faire l'amour! Cela est bien comparable au plaisir d'enlever un quartier!»
Pour le bien, il n'a pas volé; mais il ne pouvoit se résoudre à perdre. Il fit dire à un marchand de Paris, qui lui fit banqueroute de dix mille livres avant qu'il fût maréchal, qu'il lui seroit impossible de laisser au monde un homme qui lui emporteroit son bien. Il fut payé. Avec tout cela, il n'avoit guère de revenu: les salines de Béarn, un engagement de douze mille livres de rente, La Motte-au-Bois, en Flandre, dont il jouissoit, qui fut perdue pour ses héritiers. Tout ce qu'il a laissé ne vaut pas huit cent mille livres. Il y eut des gens à la cour qui vouloient qu'on mît la main dessus.
Il fit avoir à son frère l'abbé, qui étoit le plus jeune de tous, l'évêché d'Oleron et l'abbaye du Luc en Béarn. Pour celui qui portoit les armes, et qu'on appeloit Bergère, car le second étoit marié dans le pays et n'a point paru, il ne l'a point trop bien traité. Celui-ci avoit été avocat; enfin, il suivit son frère. Au commencement il n'y alloit pas trop bien. Gassion, alors colonel, en une occasion lui ordonna d'aller à la charge avec cinquante maîtres, et lui déclara que s'il lâchoit le pied, il lui passeroit l'épée au travers du corps. Bergère fit de nécessité vertu, et depuis alla aux coups comme un autre: c'étoit son aîné. En quelques rencontres il n'a pas trop pris son parti, Bergère étoit un bon garçon, mais sans jugement, aussi beau que son frère étoit laid. Le maréchal étoit petit et noir, mais il avoit la mine guerrière. Ce frère ne parloit que de mon frère le maréchal. Je me souviens qu'il disoit une fois: «Je prétends bien être maréchal de France aussi, avant que la guerre finisse.—Hélas! dit ma mère naïvement, que nous avons donc à souffrir!» Il n'en fit que rire, et dit: «Certes, vous me l'avez donnée bonne.»
Il en usa fort bien en une rencontre. Il avoit un parent nommé Cimetières, auquel il faisoit toucher des appointements assez considérables. Ce garçon enleva la fille d'un marchand basque appelé Tossé, qui demeure à Calais, chez qui le maréchal avoit logé. M. de Gassion ôta à Cimetières tous ses appointements, le poursuivit lui-même en justice, et ne lui voulut jamais pardonner que Tossé ne l'en eût prié. Les ennemis le regrettèrent et disoient que c'étoit un ennemi de bonne foi, et qui étoit doux aux prisonniers. On lui fit un tombeau dans le cimetière de Charenton, où l'on mit aussi Bergère, qui mourut un peu après lui à Paris.
Il avoit fait son testament à la hâte, en allant à Landrecy, dont il croyoit attaquer les lignes. Il laissoit la moitié de son bien à son frère le président, qui s'en plaint et dit que la coutume de Béarn lui donnoit davantage, car tout ce qui se trouvoit dans le pays lui appartenoit, et cela montoit à plus que la moitié: ce fut ce qui obligea le maréchal d'en user ainsi. Ce président assiégea Bergère malade, et se fit donner tout ce qu'il put, jusqu'à lui faire retrancher une partie de ce qu'il laissoit à ses gens et aux pauvres. Pour ne pas payer un chirurgien, il fit embaumer le corps de Bergère par un valet-de-chambre qui le chaircuta de la plus horrible façon du monde. A propos de Bergère, on disoit que quand le maréchal le verroit déjà arrivé en l'autre monde, lui qui en étoit si las en celui-ci, qu'il lui diroit: «Hé quoi! mordioux! vous voilà déjà; me suivrez-vous éternellement?»
On fit porter les deux corps dans une chambre tendue de deuil à Charenton; ils y furent assez long-temps parce qu'on vouloit engager le président à faire un tombeau magnifique au maréchal. Lui, pour s'exempter de cette dépense, demandoit ce qu'on lui refusa, qu'on lui permît de l'enterrer dans le Temple, où l'on ne pouvoit mettre qu'une tombe tout unie. Durant cette dispute, il se lassa de payer le louage des draps funèbres; il les rendit, et en fit mettre d'autres tout en lambeaux qui lui coûtoient dix sols moins par jour. Voyez le beau ménage: au lieu d'acheter du drap qui eût servi à habiller ses gens. Enfin, il fit faire un petit caveau entre deux portes dans le vieux cimetière, et il y a fait élever en pierre une espèce de tombeau qui ressemble à un regard de fontaine; la pierre en est déjà bien mangée. Il les fit enterrer un jour de prêche sans aucune solennité, ni sans qu'on pût dire qu'on y étoit allé pour eux. Il avoit tenu le monde trois mois en attente pour ces funérailles. Pour quatre livres par an cet homme s'est mis mal avec sa mère, lui qui a huit cent mille livres de bien dont les deux-tiers viennent de ses frères, à qui il n'avoit pas donné seulement leur légitime.
LUILLIER
(PÈRE DE CHAPELLE).
Luillier étoit de bonne famille, fils d'un conseiller au grand-conseil, qui après fut maître des requêtes, puis procureur-général de la chambre, et enfin maître des comptes. Voyez quelle bizarrerie! sa femme, qui avoit obligé le procureur-général, dont elle étoit fille, à se démettre de sa charge en faveur de son mari, fut si sotte que de mourir de chagrin, voyant l'inconstance de cet homme. Ce bon homme étoit débauché, et eut la v..... en même temps que son cousin Tambonneau, dont nous parlerons ailleurs. Il avoit assez bon nombre d'enfants, et, entre autres, un garçon fort aimable qui, ne pouvant souffrir sa ridicule humeur, alla voyager, fit naufrage auprès de Rhodes et se noya.
Luillier, dont nous allons écrire l'historiette, demeura seul garçon avec deux filles. Le garçon ressembloit à son père, au moins en deux choses, en garçaillerie, et en inquiétude pour les charges. Il fut d'abord trésorier de France à Paris, et vendit sa charge pour assister Des Barreaux; ils en mangèrent une bonne partie ensemble. Après il se fit maître des comptes, et enfin conseiller à Metz.
Etant maître des comptes, il eut une amourette avec une de ses parentes qui étoit mal avec son mari: il en eut un fils, et, par son crédit, quoique cet enfant fût adultérin, il le fit légitimer, et lui assura de quoi vivre par le consentement de ses sœurs. Ses sœurs lui envoyoient, sous prétexte de lui faire des confitures, une jolie suivante qui demeuroit deux mois tous les ans avec lui. Il n'avoit que des femmes chez lui, et disoit qu'elles étoient plus propres.
Il avoit eu un carrosse, mais il n'en vouloit plus avoir, parce que, disoit-il, il ne sortoit jamais quand il vouloit à cause que son cocher ne se trouvoit point au logis lorsqu'il avoit affaire, et qu'il n'arrivoit jamais quand il vouloit à cause des embarras. Il avoit des lettres, savoit et disoit les choses plaisamment. Il étoit un peu cynique; il disoit: «Ne me venez point voir un tel jour, c'est mon jour de bordel.» Il y mena son fils, et lui fit perdre son p....... en sa présence.
Il étoit vêtu comme un simple bourgeois, alloit toujours à pied, et avoit pourtant dix-huit mille livres de rente. Il assistoit quelques gens de lettres, mais il étoit avare: il disoit qu'il travailloit à faire en sorte que son bien ne lui donnât point de peine, et j'ai logé dans la quatrième maison qu'il a bâtie à dessein de les revendre. Voyez quel repos d'esprit, quand ce ne seroit que d'avoir à criailler, et souvent à plaider contre toutes sortes d'ouvriers. Pour mon particulier, j'ai fort à me louer de lui. Il disoit lui-même que nous avions fait un marché du siècle d'or. Il est vrai qu'en le traitant généreusement, je faisois qu'il se piquoit d'honneur, et que j'en avois tout ce que je voulois; il disoit: «Je ne comprends point comment nous l'entendons: j'ai loué autrefois une maison à un évêque[232] qui ne me payoit point; j'en ai loué une autre à un huguenot: il me paie par avance.»
Quand il lui prit fantaisie de se faire conseiller à Metz, il en parla à MM. Du Puy, qui s'en moquèrent, et lui dirent qu'il se mettoit en danger d'être pris tous les ans, et qu'il lui eu coûteroit dix mille écus pour sa rançon. Il les quitta là, et de ce pas il va signer le contrat. Il en avoit aussi parlé à Chapelain, en présence de Guiet[233] (celui qui disoit que s'il eût été Juif, il auroit appelé de la sentence de Pilate à minima). Guiet dit que comme Chapelain vouloit détourner Luillier de se faire conseiller, l'autre lui dit: «Mordieu, je vous ai laissé faire de méchants vers toute votre vie, sans vous en rien dire, et vous ne me laisserez pas changer de charge à ma fantaisie!» Je crois pourtant que Chapelain ne l'entendit pas, car ils ont toujours vécu en amis depuis cela.
J'ai dit ailleurs qu'il disoit que La Mothe Le Vayer étoit prêtre ou charlatan, et qu'il avoit des souliers noircis avec un habit de panne, et Chapelain un maquereau.
J'ai vu une estampe de Rabelais, faite sur un portrait qu'avoit une de ses parentes, qui ressembloit à Luillier comme deux gouttes d'eau, car il avoit le visage chaffouin et riant comme Luillier. Pour l'humeur, vous voyez qu'il y a assez de rapport.
Il fit son bâtard[234] médecin, parce que, disoit-il, en cette vocation-là on peut gagner sa vie partout. Ce garçon lui ressemble fort pour l'humeur et pour l'esprit.
Luillier étoit inquiet à un point qu'il disoit franchement: «Dans un an je ne sais où je serai, peut-être irai-je me promener à Constantinople.» Il ne mentoit pas, car un beau jour, sans rien dire à personne, il part. Ses gens disoient qu'il s'étoit allé promener pour quatre ans. Il alla bien se promener pour plus long-temps, car il est encore à revenir. Il alla en Provence trouver son bâtard, qu'il avoit donné à instruire à Gassendi, son intime, qui avoit logé ici chez lui si long-temps. Il disoit pour ses raisons que son parlement de Toul et ses amis l'occupoient trop à solliciter leurs affaires. Il fut bien malade à Toulon; de là il passa en Italie, fut encore malade à Gênes, et enfin mourut à Pise. Il n'y a jamais que lui au monde qui se soit fait conseiller à Toul pour aller mourir à Pise.
LA MARÉCHALE DE THÉMINES.
La maréchale de Thémines[235] étoit fille de M. de La Noue, fils de La Noue Bras de Fer[236]. Je conterai quelque chose de ces deux gentilshommes qui étoient gens de grand mérite, avant que de parler d'elle.
La Noue, Bras de Fer, avoit fort mauvaise mine, et étoit toujours vêtu de chamois. Comme il heurtoit au cabinet, un jour que le Roi l'avoit envoyé chercher pour venir au conseil de guerre, un jeune cavalier, le voyant si mal bâti, se mit à le railler et lui dit: «On n'attend plus que vous, sans doute, pour conclure là dedans.» La Noue sourit. L'huissier ouvre: il entre. Le jeune homme vit bien qu'il avoit fait une sottise; mais il se résolut d'en attendre le succès. La Noue sort et demande si on ne savoit point ce qu'étoit devenu ce gentilhomme qui lui avoit parlé quand il heurtoit. L'autre s'approche. «Vous aviez raison, lui dit-il, de dire qu'on n'attendoit que moi, car le Roi m'a choisi pour un tel dessein, et m'a permis d'y mener qui je voudrois. Vous serez, s'il vous plaît, de la partie.» Ils y furent, et le jeune homme y fit fort bien.
On conte de lui que la veille d'une bataille, ne se trouvant point d'argent, il envoya vendre deux chevaux. L'un d'eux fut vendu bien cher. Il dit à son écuyer: «Qui l'a acheté?—Un tel.—Tiens, lui dit-il, ce cheval ne coûte que tant; va rendre le reste à ce cavalier. Le désir qu'il a de bien faire demain, lui a fait tant donner d'un cheval qu'il connoît, et dont il espère tirer bon service.» Et effectivement il renvoya la plus grande partie de l'argent.
Quand il revint de Tournai, où il fut si long-temps prisonnier[237], Henri IV le voulut marier avec une riche héritière. Il l'en remercia et dit qu'il avoit donné sa foi à la nièce du gouverneur de Tournai, parce qu'elle avoit de beaucoup allégé la rigueur de sa prison: il avoit quatre-vingt mille livres de rente dont il fut obligé de vendre une grande partie.
Son fils[238] fut aussi prisonnier de guerre, et dans la prison il fit ce méchant dictionnaire des rimes, qui fut imprimé. Il fit imprimer aussi un Recueil de ses vers qui ne valent rien non plus[239]. Il étoit brave comme son père et vêtu de chamois comme lui; mais il étoit bien fait de sa personne. Ces deux hommes-là ne juroient jamais, et étoient toujours à la guerre. Il eut affaire, comme son père, à un jeune homme; mais l'affaire alla bien plus loin: c'étoit un étourdi qui, pour se mettre en réputation, le fit appeler en duel sur une vétille, et même il avoit cherché querelle. La Noue, sur le pré, lui fit une petite remontrance, mais en vain; comme il vit cela, il lui donne un bon coup d'épée. Ce garçon avoit un oncle, maréchal de France; je n'en ai pu savoir le nom. Cet oncle l'envoya à M. de La Noue, pieds et poings liés.
Ce M. de La Noue eut un fils qui vit encore, mais il n'a point de garçons. Il est bien fait; mais le jeu est sa seule passion: il a la vue fort courte; cela l'a empêché de s'attacher à la guerre. A dix-sept ans il commandoit un régiment de cavalerie en Allemagne; le colonel Esbron étoit un de ses capitaines. Aujourd'hui on l'appelle La Noue Bras de laine.
Revenons à la maréchale. Son père la maria assez ridiculement; car elle n'avoit que treize ans quand il la donna à un gentilhomme de cinquante-cinq ans, qui se nommoit Chambret, et étoit de la maison de Pierre Bussières en Limousin. Cet homme étoit de mauvaise humeur, et tout plein de cautères: il ne pouvoit pas même avantager sa femme, car il n'avoit que quatre mille livres de rente en fonds de terre, sans argent ni meubles. Son plus grand bien consistoit en gouvernements, en pensions et en bénéfices; ceux de la religion en tenoient encore en ce temps-là par tolérance.
Elle n'avoit que dix-huit ans quand elle fut délivrée de cet homme, dont elle eut un fils et une fille. On appeloit cet homme le brave Chambret. Il étoit si brutal, et d'une mine si farouche, qu'un sommelier qui avoit été laquais de sa veuve, ayant vu son portrait au bout de vingt ans, se mit à trembler comme une feuille.
Il avoit une fois querelle avec un M. de Saint-Bonnet; il prit justement le temps que Saint-Bonnet traitoit des gens, et avec un cor alla comme le sommer au combat. Saint-Bonnet sort de table, et dit aux autres: «Ayez patience, je vous apporterai bientôt l'épée et les éperons de Chambret.» Il y va, charge son pistolet de dragées, tire le premier (car l'autre, aussi bien que Grillon, faisoit toujours tirer son homme). Saint-Bonnet lui en farcit le visage et les yeux. Chambret, tout étourdi, tombe: il lui ôte son épée et ses éperons.
Un autre vieux mari, et plus vieux que le premier, l'attrapera bientôt. Il y avoit à la cour un vieux gentilhomme, âgé de quatre-vingts ans, ou peu s'en falloit, qu'on appeloit M. de Bellengreville[240]; il étoit grand prévôt de l'hôtel, homme veuf sans enfants, et un des plus accommodés du royaume[241]; plusieurs veuves de qualité étoient après; mais il étoit difficile. Il vouloit une veuve de bonne maison, jeune, belle, et qui depuis peu eût eu des enfants. En ce dessein, il trouva un nommé Jouy, son voisin à la campagne, qui étoit de la connoissance de madame de Chambret, et qu'elle avoit prié de lui faire raccommoder un petit portrait qu'elle lui avoit envoyé. Il le portoit à raccommoder, quand il fut rencontré par M. de Bellengreville, auquel il le montra. «Est-elle aussi belle que cela? lui dit le bonhomme.—Oui,» répondit l'autre. En effet, c'est une des plus aimables personnes du monde, et le seul défaut qu'elle a eu, hors qu'elle n'a jamais eu assez d'embonpoint, étoit d'avoir les cheveux mêlés de blanc dès vingt ans. D'ailleurs, elle étoit d'humeur douce, et ne manquoit pas d'esprit; elle avoit de la générosité.
Durant quelque temps, car il prit ce portrait, il l'adora dans son cabinet. Après, il envoya un de ses amis qui avoit vu autrefois madame de Chambret, pour voir si elle étoit aussi belle que ce portrait. Cet homme dit tout à la veuve, qui, ne songeant alors qu'à jouir de la liberté où elle se trouvoit, ne s'en tourmenta pas autrement, et dit qu'elle seroit bientôt à Paris. En effet, elle y vint trouver sa mère, qui y étoit pour un procès. Cette mère lui avoit mandé: «Ma fille, apportez-moi de l'argent de mes fermiers.» Quand elle fut arrivée: «Hé bien! sommes-nous bien riches?—Madame, il faut voir, voici ce qui me reste.» On trouva environ vingt écus. Elle avoit amené un train de Jean de Paris[242].
Le vieil amoureux est aussitôt averti de son arrivée: il la vient voir, il presse; elle, qui n'a jamais été intéressée, avoit de la peine à se résoudre. Sa mère lui dit: «Ma fille, je vous ai mal mariée une fois, je ne m'en veux point mêler; voyez ce que vous avez à faire.»
M. de Luçon, qui bientôt après fut le cardinal de Richelieu, lui fit dire «qu'elle seroit une innocente de laisser échapper une si belle occasion.» Nonobstant la diversité de religion, le mariage se fit.
Elle a dit depuis qu'elle trouva les lèvres de ce bonhomme le jour de ses noces aussi froides qu'un glaçon. Le lendemain la Reine-mère et la princesse de Conti, qui étoit devenue son amie, lui firent mille questions: «Mais comment a-t-il fait? Mais êtes-vous madame de Bellengreville?» Je ne sais ce qu'elle fit ou ce qu'il voulut faire, mais il ne dura que cinq semaines. Il avoit beaucoup d'argent et beaucoup de meubles; elle étoit commune (en biens), et y gagna, outre son douaire, qui étoit gros, plus de quatre cent mille livres.
Voilà déjà deux vieux maris; elle en aura encore un vieux, mais plus qualifié que les deux premiers; et cela arrivera d'une façon assez bizarre. Le marquis de Thémines[243], fils du maréchal, ayant été blessé dans les guerres de la religion, mourut de sa blessure[244], et en mourant il pria son père d'assurer madame de Bellengreville, dont il étoit amoureux, qu'il étoit mort son serviteur. Le maréchal s'acquitte de sa commission, devient amoureux d'elle et l'épouse[245]. Outre qu'elle aimoit le jeu, qu'elle perdoit, qu'elle payoit bien et se faisoit mal payer, le maréchal lui aida à manger son bien. Il fut cause aussi qu'elle changea de religion[246].
Chaban[247] s'étoit mis les controverses dans la tête et disputoit avec beaucoup de douceur. Le maréchal dit à sa femme qu'il souhaitoit qu'elle entendît cet homme; elle l'entend: il fait quelques progrès. On lui amène ensuite le père Veron[248], qui, violent et farouche, lui alla dire que son père et son grand-père étoient damnés. Elle qui les avoit vu estimer si gens de bien partout le monde, fut si touchée de cela qu'elle en pleura. Enfin, elle se fit catholique plutôt par condescendance qu'autrement.
Elle fut choisie pour aller avec madame de Chevreuse mener la reine d'Angleterre dans son royaume. Là, elle vit Du Moulin, qui, trouvant en elle beaucoup de dispositions à récipiscence, la remit tout-à-fait dans le bon chemin, et au bout de trois mois qu'elle eut changé de religion, elle en fit reconnoissance à Charenton.
Le maréchal ne fut guère avec elle. On dit qu'en mourant il disoit naïvement: «Seigneur, au moins je ne l'ai jamais offensée que de galant homme.»
La voilà donc veuve pour la troisième fois. En ce temps-là elle avoit de plaisants ragoûts: elle mangeoit du pain, après l'avoir tenu long-temps à la fumée d'un fagot bien vert; elle aimoit l'odeur des boues de Paris, et quand les boueurs étoient dans sa rue, on ouvroit toutes les fenêtres de sa chambre. Une fois la Reine-mère, comme elles passoient sur de la boue, lui demanda en riant: «Madame la maréchale, celle-là est-elle de la fine?—Non, madame, répondit-elle en riant aussi, elle n'est pas encore assez faite.» Depuis, elle se défit de ces belles amitiés.
En ce troisième veuvage elle se divertissoit à jouer, à se promener et à faire souvent des concerts: elle avoit déjà Le Pailleur[249] avec elle qui étoit fort savant dans la musique ancienne et dans la moderne. Il l'avoit apprise comme une partie des mathématiques; il chantoit même fort bien. Elle avoit une femme-de-chambre qui avoit de la voix, et elle disposoit absolument de deux autres personnes qui en avoient aussi. Un jour que Porchères[250] avoit ouï cette musique domestique, il dit à la maréchale: «Madame, voilà qui est trop bon pour n'en faire part à personne; allons donner la sérénade à M. de Nemours, votre voisin: il a la goutte, cela le guérira.—Mais je ne le connois point familièrement, dit-elle.—Qu'importe; répliqua-t-il, venez; il ne faut que passer par les écuries, nous nous mettrons sous les fenêtres de sa chambre[251].» M. de Nemours en fut averti aussitôt; mais il ne fit pas semblant de savoir qui c'étoit, et il envoya faire mille civilités. Porchères proposa ensuite d'aller chez la princesse de Conti: on y va. Elle en fut ravie, et dit qu'il falloit faire entendre cela à la Reine. La Reine a un balcon, et, ne voulant pas faire semblant de savoir qui c'étoit, dit qu'elle étoit fort obligée à ceux qui lui avoient bien voulu donner un si agréable divertissement.
Le lendemain, M. de Nemours[252] envoya faire des compliments à la maréchale, et la prier de l'excuser si par le passé il avoit su si mal se prévaloir de l'avantage qu'il avoit d'être son voisin; et quelques jours après il la vint voir à demi-guéri. C'étoit le soir en été: avant qu'il entrât, des cornets à bouquin avoient joué le plus agréablement du monde dans la cour de la maréchale. Le Pailleur, qui s'étoit douté d'abord de ce que c'étoit, envoya dire qu'on fît boire les menestriers. Le bon prince en entrant dit: «Madame, j'ai trouvé là-bas des cornets à bouquin qui s'en alloient; les auriez-vous congédiés?—Non, monsieur, répondit-elle.—Vraiment, madame, si j'eusse su cela, je les eusse fait revenir.—Mais voudriez-vous entendre des violons? on tâcheroit d'en avoir.—Hé! La Barre[253], dit-il, voyez si vous trouveriez des violons.» Aussitôt on entend ronfler les vingt-quatre violons; le bonhomme devint amoureux d'elle. Il la venoit voir fort souvent, quoiqu'il ne pût aller sans être aidé par quelqu'un. Un jour en montant il se laissa tomber. Elle, qui du second étage descendoit dans sa chambre, s'en aperçut; mais pour lui faire plaisir elle retourna sur ses pas sans faire semblant de rien. En se relevant il demanda à son écuyer La Chaise: «Madame ne m'a-t-elle point vu?—Non, monsieur.» La maréchale étant descendue: «Madame, lui dit-il, n'avez-vous point ouï tomber quelqu'un? La Chaise a fait un beau par terre.»
Un jour il demanda à la maréchale si elle ne vouloit point s'aller promener en quelque maison. «Je le veux bien, répondit-elle: envoyons chercher de nos voisines.» Ces voisines venues: «Où irons-nous? Vous plairoit-il aller vers la porte Saint-Antoine? Après voudriez-vous aller à Bagnolet, à Charonne ou à Conflans?—Où vous voudrez, dit la maréchale.—Cocher, va donc à Conflans.» Les y voilà arrivés. On heurta long-temps sans qu'il vînt personne: les dames commençoient à s'ennuyer; lui feignit des impatiences étranges. Il appelle une paysanne. «Ma grande amie, n'y a-t-il personne? ne sauroit-on entrer? ne sauriez-vous nous donner du lait chez vous?» Enfin, on ouvre une petite porte, et une femme dit assez malgrâcieusement que M. le premier président y devoit[254] coucher. «Hé! ma grande amie, nous ne voulons que nous promener et qu'on nous donne du lait.—Bien, monsieur, pourvu que vous n'y soyez guère.» Après il vint un homme qui, d'un air assez rude, lui dit: «Que demandez-vous, monsieur?» et en même temps dit à cette femme: «Retirez-vous, vous n'êtes qu'une bête.» M. de Nemours lui dit ce qu'il avoit dit à cette personne. «Oui da! monsieur, répondit l'autre, oui da.» On entre donc. Les dames, et surtout Le Pailleur, sentirent bien je ne sais quelle odeur de sauces. Le bon seigneur, qui ne pouvoit se promener, les fit tenir dans une salle où l'on ne servit d'abord que du lait et quelques autres bagatelles. Après, voici des gens qui, au son du violon et en cadence, mettent le couvert, et servent une collation toute feinte. Cela fait, il prie les dames d'aller faire un tour dans le jardin: au retour elles trouvèrent une véritable collation qui étoit magnifique. Il y avoit des galanteries à la vieille mode, car on servit des pâtés pleins de petits oiseaux en vie, qui avoient au col des rubans des couleurs de la maréchale; il y en avoit aussi un de petits lapins blancs en vie avec des rubans de même. Il fit présenter après la collation des bassins de gants d'Espagne, et n'oublia rien de tout ce dont il put s'aviser pour divertir celle à qui il vouloit plaire.
Ce M. de Nemours avoit étudié l'art de faire des ballets; il en avoit fait plusieurs, et avoit eu la curiosité d'en faire de grands livres, où toutes les entrées étoient peintes en miniature. Il avoit été de tous les carrousels, soit de France, soit de Savoie.
Le feu roi (Louis XIII) fit une fois chez lui un concert où tous ceux de la musique de la chambre chantoient; il en avoit mis M. de Mortemart et M. le maréchal de Schomberg: lui-même aussi en étoit. M. de Nemours, par grande grâce, y fit entrer Le Pailleur, et il avoit dit au Roi qu'il s'entendoit fort bien en musique. On y chanta sur la fin des airs du Roi. Le Pailleur, pour faire sa cour à demi-haut, dit: «Ah! que ce dernier air mériteroit bien d'être chanté encore une fois!» Le Roi dit: «On trouve cet air-là beau, recommençons-le.» On le chanta encore trois fois. Le Roi battoit la mesure. Il avoit proposé de faire une symphonie depuis les plus bas instruments jusques aux trompettes, et il vouloit qu'il n'y entrât personne qui ne sût la musique, et pas une femme; «car, disoit-il, elles ne peuvent se taire.—Ah! Sire, dit M. de Nemours, madame la maréchale de Thémines en doit être.—Pour elle, répondit le Roi, je le veux bien.»
Un artisan devint amoureux d'elle à Charenton, en la voyant dans sa place où elle se démasquoit quelquefois. Cet homme, emporté par sa passion, s'en va chez elle, demande à lui parler, et, tout interdit, ne put jamais lui dire autre chose, sinon qu'il avoit un procès contre elle. Elle fait appeler Le Pailleur, demande ce que ce pouvoit être. Le Pailleur s'informe de cet homme, il n'y trouvoit aucune raison: il revint plusieurs fois et ne savoit que leur dire. Il rôda long-temps autour du logis, et enfin on le trouva mort derrière les murailles de Luxembourg. Elle logeoit alors auprès des Carmes-Déchaussés.
Voici une histoire encore plus étrange. La fille d'un gentilhomme de Beausse nommé Herville devint amoureuse en tout bien et tout honneur du ministre de Châteaudun nommé Lamy, qui étoit un homme bien fait, mais pauvre. Le père de la fille ne pouvant consentir à ce mariage, elle tomba dans une telle mélancolie, qu'enfin, de peur d'accident, il fut contraint de s'y résoudre. Le père lui porte donc des articles à signer. «Ah! dit-elle, il n'est plus temps.» A trois jours de là, on la trouva noyée sur le bord du Loir.
Un abbé de Calvières, en Languedoc, ayant su que mademoiselle de Gouffoulens, de la maison d'Hauterive, dont il étoit amoureux, étoit morte, protesta qu'il ne lui survivroit pas long-temps. En effet, il refusa toutes sortes d'aliments durant quelques jours, avec une grande constance, et en mourut. On dit pourtant qu'on lui avoit persuadé enfin de manger, mais que les passages se trouvèrent bouchés; tous les boyaux s'étoient rétrécis.
Vous voyez que la maréchale, en maris et en galants, n'a jusqu'ici que des vieillards; mais elle eut un jeune galant lorsqu'elle ne fut plus jeune: c'est Monferville, fils du frère de Blainville, premier gentilhomme de la chambre ou grand-maître de la garde-robe, qui fut ambassadeur en Angleterre. C'étoit un fort beau garçon, mais un peu trop doucereux et trop normand. Il ne passoit pas pour un homme fort friand de la lame. Il ne manque pas d'esprit. On ne sait s'ils étoient mariés ou non, car on n'a vu ce garçon se marier qu'après la mort de la maréchale; cependant il sembloit qu'il cherchât à se marier. La connoissance venoit de ce que ce garçon logeoit avec sa sœur dans une maison qui étoit à la maréchale, et elle logeoit dans une autre tout contre qui étoit aussi à elle. On l'accusoit d'avoir dit qu'une fois il avoit eu une côte enfoncée en portant des sacs d'argent qu'une dame lui avoit donnés. Le Pailleur, qui voyoit que la maréchale, par facilité, se laissoit accabler à toute la parenté de cet homme, trouva moyen de le faire sortir de cette maison et de faire passer à la maréchale une partie de l'année à la campagne.
La maréchale alla mourir à Poitiers, sept ou huit ans après[255]. Elle avoit juré de ne rentrer d'un an dans sa maison de Paris, à cause de la mort d'une vieille fille qui étoit à elle il y avoit trente ans; on l'appeloit Boisloré; elle étoit bâtarde d'un gentilhomme. La maréchale étoit d'un tempérament doux et mélancolique; cette fille étoit fort sage et fort aimable. Aussi la maréchale l'aimoit jusqu'à lui faire des bouillons quand elle étoit malade, et elle l'étoit souvent. La maréchale lui avoit donné une petite terre que l'autre lui rendit par son testament.
La maréchale n'avoit que cinquante-sept ans quand elle est morte; mais il étoit temps qu'elle mourût, car elle ne pouvoit plus subsister: le jeu et Monferville l'avoient incommodée; cependant elle n'a pas laissé un sou de dettes. Quand elle alloit faire un voyage, elle payoit tout ce qu'elle devoit. Elle tomba malade à Poitiers en passant; elle vouloit aller voir ses parents. Elle mourut faute de sang; on ne lui en trouva pas une goutte dans les veines.
LE PAILLEUR.
Le Pailleur, dont nous avons déjà parlé plusieurs fois, étoit fils d'un lieutenant de l'élection de Meulan. Il étudia jusqu'en logique; il écrivoit bien: on le met aux finances; le voilà petit commis de l'épargne. Il ne put souffrir les pillauderies qu'on y faisoit, car on griveloit sur les pensions qui s'y payoient; il se retira chez le feu président L'Archer, père du dernier mort; il étoit un peu son parent.
Le Pailleur savoit la musique, chantoit, dansoit, faisoit des vers pour rire[256]; il chanta quatre-vingt-huit chansons pour un soir de carnaval. Il fit la débauche à Paris assez long-temps. Las de cette vie, il va en Bretagne avec le comte de Saint-Brisse, cousin-germain du duc de Retz. Ce comte avoit fait connoissance avec lui à Paris, et avoit tant fait qu'il l'avoit résolu à le suivre. Il y étoit le tout-puissant; mais comme il vit que cet homme faisoit trop de dépense, il lui dit qu'il falloit se régler. «Je ne saurois, lui répondit le comte.—Permettez-moi donc de me retirer, lui dit Le Pailleur, car ayant le soin de vos affaires, on dira que c'est Le Pailleur qui vous a ruiné.» Il y fut pourtant encore deux ans à remettre de trois mois en trois mois.
Il alla avec le comte voir le maréchal de Thémines, alors gouverneur de la province. La maréchale le prit en amitié; il étoit gai, il faisoit des ballets, et mettoit tout le monde en train: elle lui demanda s'il vouloit être intendant du maréchal; il ne le voulut pas, car il dit que c'étoit la mer à boire que d'entreprendre de mettre l'ordre dans cette maison.
Le maréchal mourut à Paris; Le Pailleur y étoit revenu. La maréchale le pria d'aller avec elle en Touraine; «car j'ai grand'peur, lui dit-elle, de m'ennuyer en une maison où j'ai tant souffert en premières noces.» Il y fut, et elle jura qu'elle ne s'y étoit pas ennuyée un moment. Des demoiselles de la maréchale lui dirent, comme on revenoit à Paris: «Mais ne demeureriez-vous pas bien avec nous?» Ainsi, insensiblement il s'attacha à la maréchale, et y demeura jusqu'à sa mort[257], sans gages ni appointements, mais seulement comme un ami de la maison: il est vrai qu'il faisoit toutes ses affaires.
Le Pailleur étoit de si belle humeur, avant que la gravelle, dont il fut fort travaillé quand il vint sur l'âge, le tourmentât, que le messager de Rennes à Paris le vouloit mener pour rien à cause qu'il avoit toujours fait rire la compagnie depuis là jusqu'à Paris. Je lui ai ouï conter qu'une fois en une débauche en Bretagne, où étoit le duc de Retz, quelqu'un ôta son pourpoint, puis dit: «Brûlons nos chemises.» Le Pailleur, comme le duc vouloit aller brûler la sienne, lui dit: «Donnez, je la brûlerai avec la mienne;» mais au lieu de cela, il ne jette que la sienne dans le feu, et met celle du duc dans ses chausses. Ils allèrent tous sans chemise à un bal: tout le monde s'enfuit; ils prirent les chandelles et se retirèrent. Le lendemain Le Pailleur met la chemise du duc, où il y avoit une belle fraise, et va à son lever. Les valets-de-chambre vouloient gager que c'étoit la chemise de M. le duc. Le Pailleur rioit; le duc se mit à rire aussi, et lui dit: «Ma foi! vous n'étiez pas si ivre que nous.»
Un jour Le Pailleur dit bien des choses contre le mariage. Le lendemain un jeune homme, fils d'un conseiller, le vient trouver: «Monsieur, lui dit-il, je vous viens remercier. J'étois accordé, mon père me donnoit sa charge; mais ce que vous dîtes hier me toucha si fort que je l'allai prier sur l'heure de faire mon frère l'aîné et de me donner l'abbaye qu'il avoit; cela est conclu. Sans vous j'allois faire une grande sottise, je vous en aurai de l'obligation toute ma vie.»
Il s'étoit adonné aux mathématiques dès son enfance: il les apprit tout seul. Il n'avoit que vingt-neuf sols quand il commença à lire les livres de cette science, et il échangeoit les livres à mesure qu'il les lisoit. Il avoit écrit assez de choses, mais il n'a daigné rien donner: il faisoit des épîtres burlesques fort naturelles.
LE COMTE DE SAINT-BRISSE.
Le comte de Saint-Brisse étoit le second fils du marquis de Ruffec, d'Angoumois, et de la belle du Lude; il étoit cadet. Ruffec fut pour l'aîné, et lui eut des terres en Bretagne. C'étoit un homme de plaisir et grand danseur de ballets. Il mourut de la goutte après avoir été sept ans dans son lit sans qu'on le pût jamais remuer; tout pourrissoit sous lui; on dit qu'il y vint des champignons.
Le neveu de ce comte, fils du marquis de Ruffec, n'étoit pas mal avec le feu roi (Louis XIII); et quand le maréchal d'Ancre fut tué, le Roi lui dit: «Tu n'en oserois faire autant à ton oncle, l'abbé de la Couronne, qui couche avec ta mère.» Ce jeune homme, dépité de ce que le Roi lui avoit dit, part avec des coupe-jarrets; et, comme l'abbé lisoit une lettre qu'ils lui avoient présentée, les coquins lui jettent une serviette au cou. L'abbé étoit un homme fort et vigoureux; il leur faisoit de la peine, et l'exécution étoit un peu longue. Le marquis, impatient, entre dans la chambre et crie: «Joue du poignard.» Au bout d'un an ce garçon mourut comme fou. Comme le Roi l'aimoit, on n'osa poursuivre.
LE MARÉCHAL DE CHATILLON[258].
M. de Châtillon, petit-fils de l'amiral, avoit assez de bien; mais il en dissipa la plus grande partie: il vendit à M. de Montmorency pour peu de chose l'amirauté de Guyenne; il étoit débauché et d'amoureuse manière. Il fut un des principaux galants de la Choisy; il l'alloit voir dans une maison fossoyée à la campagne. Le vieux La Haye, surnommé des Assemblées, à cause qu'il avoit été souvent député aux assemblées des huguenots, étant ami de la maison de tout temps, lui dit plusieurs fois que les frères de cette fille lui pourroient jouer un méchant tour, et, le pont levé, lui faire épouser leur sœur par force. Il en fut quitte pourtant pour y laisser bien des plumes. Il avoit aussi un régiment d'infanterie, en Hollande, que ses enfants ont eu depuis l'un après l'autre. En je ne sais quelle retraite, à la vue du prince Maurice, il fit tout ce qu'on pouvoit faire; le prince Maurice le loua fort, et dit: «Ce sera quelque jour un bon capitaine.» On verra par la suite que la prophétie n'a pas été trop bien accomplie. A Londres, quelque temps après, le prince d'Orange, Henri, père du dernier mort, et lui, furent pris dans un lieu d'honneur par le commissaire du quartier.
Il n'y avoit personne dans le parti huguenot si considérable que lui. Il avoit toute la faveur de son père et de son aïeul; en un rien il pouvoit mettre quatre mille gentilshommes à cheval. Il tenoit Aigues-Mortes; mais il la rendit pour être maréchal de France. La Haye en enrageoit, et tenant le petit Dandelot[259], qui étoit fort joli, entre ses bras, dans la galerie de Châtillon, il lui enseignoit à dire: «Je veux ressembler à celui-là, montrant son grand-père, et non pas à mon papa;» et il disoit à cet enfant: «Pauvre petit garçon, que je te plains! tu n'as point d'Aigues-Mortes à vendre;» et cela en présence du maréchal, car ce bonhomme étoit diseur de vérités.
Le maréchal avoit l'honneur d'être assez prompt pour être appelé brutal; c'étoit pourtant un fort bon homme, mais qui étoit incapable de direction et de discipline: il jouoit, et il lui est arrivé bien des fois, quand il perdoit, de faire semblant d'aller à ses nécessités; et il descendoit dans le jardin où il se mettoit à secouer un arbre un gros quart-d'heure durant.
Il s'étoit marié un peu par amour. Sa femme étoit belle et vertueuse; mais il disoit lui-même qu'il eût mieux aimé qu'elle eût été un peu plus complaisante et un peu moins honnête femme. Le comte de Carlisle, au mariage de la reine d'Angleterre, témoigna tant d'estime pour elle, que si c'eût été un homme moins sérieux, on eût pu dire qu'il en étoit épris; il la surnomma l'Incomparable. Quoi qu'on ait chanté parmi les huguenots, cette femme-là n'étoit pas si grand chose qu'on disoit; l'histoire de ses enfants en fera foi. Mais sa vertu et son zèle, quelquefois assez inconsidérés, faisoient que le petit troupeau en étoit persuadé à un point étrange.
Elle se mit en tête d'entendre la Sainte-Ecriture, et pour cela elle s'enfermoit des après-dînées entières avec un grand ministre mal bâti, qu'on appeloit M. Le Veilleux, et cela si souvent qu'on commençoit à en dire des sottises. Elle s'étoit laissé empaumer par une vieille mademoiselle Du Chesne, qui avoit été gouvernante des sœurs du maréchal; c'étoit une dévote qui, par affectation, se mettoit toujours à prier Dieu quand il falloit dîner, afin qu'on dît: «Elle est en oraison, il la faut laisser achever.» Ce M. Le Veilleux étoit un homme qui, sans affectation, faisoit pourtant ses oraisons aussi à contre-temps que cette demoiselle. Lui et la maréchale[260] se promenoient quelquefois trois heures durant dans le parc, et on les trouvoit souvent en oraison au pied d'un arbre. Cet homme étoit un peu fou, et en priant Dieu il demeuroit quelquefois en extase. Il lui échappoit parfois de belles choses; c'étoit un gentilhomme plein de charité. Il avoit près de quatre-vingt mille livres de rente qu'il employoit à assister les pauvres, et il ne se maria que quand il eut dissipé une partie de son bien, afin de faire des gueux. Le maréchal ne prit point plaisir à ces promenades de sa femme et y mit ordre.
C'étoit un homme intrépide que le maréchal! Au siége d'Arras, il reçut un coup de mousquet dans son écharpe; la balle s'arrêta au nœud. Il ne pouvoit porter des armes, tant il étoit gros, et puis il n'en eût pas voulu. Il eut un cheval tué entre ses jambes d'un coup de canon: «Ah! dit-il, sans s'émouvoir, ces gens-là sont importuns; cela n'est point plaisant. J'avois là un bon cheval.»
M. de Chaulnes, qui étoit le plus ancien maréchal[261], lui vint dire, le fort de Rousseau étant pris: «Monsieur, tout est perdu, les ennemis sont dans les lignes.—Bien, bien, répondit-il, je les aime mieux là qu'à Bruxelles. Allons, allons, monsieur de Chaulnes, il ne faut pas s'effrayer de cela.» C'étoit en effet le plus confiant des hommes. Il disoit toujours: «Laissez-les venir,» et on avoit une peine étrange à le faire monter à cheval; peu prévoyant, et qui ne jouoit point du tout de la tête, il assuroit toujours de prendre, et dans peu de temps, et souvent il ne prenoit que fort tard, ou point du tout. Ma foi! ce n'étoit ni son grand-père ni son père[262].
Il fut un temps qu'il n'y avoit que lui et le maréchal de La Force, car on étoit si ignorant, qu'à Saint-Jean-d'Angely personne ne savoit comment on faisoit des tranchées.
Le cardinal de Richelieu lui a donné de l'emploi à faute d'autre, car je ne crois pas qu'il trouvât trop bon que le maréchal fût le seul qui ne l'appelât que Monsieur, et il n'étoit pas persuadé qu'il fût à lui. C'étoit un bon François, et qui, depuis qu'il se fut accommodé avec la cour, n'a brouillé en aucune sorte. La Reine, au commencement de la régence, lui donna le brevet de duc. Il avoit voulu tenter si le Parlement le recevroit durant la minorité; c'étoit une folle entreprise; on l'estimoit, mais c'eût été faire la planche pour les autres. Il mourut quelque temps après; sa femme se jeta à ses genoux pour lui demander pardon si..... etc. «Ah! ma mie, lui dit-il, vous vous moquez; ce seroit bien plutôt à moi.»
LA COMTESSE DE LA SUZE[263]
ET SA SŒUR, LA PRINCESSE DE WIRTEMBERG.
La fille aînée du maréchal de Châtillon fut mariée en premières noces avec un jeune garçon de la maison des Hamilton. Ses parents, car il étoit orphelin, l'avoient envoyé étudier au collége de Châtillon: le maréchal y entretenoit un petit collége pour ceux de la religion. Là, étant encore enfant, il vit mademoiselle de Châtillon et en devint amoureux; quand il eut dix-huit ans, il retourna dans son pays; il fit trouver bon à ses tuteurs qu'il recherchât cette fille. Le nom de Châtillon fait bien du bruit, et surtout en pays d'huguenots; les tuteurs écrivent au maréchal; le maréchal y consent. Il avoit alors cent mille livres d'argent comptant qu'il vouloit donner; mais on ne le lui conseilla pas, car en Ecosse les maris ne rendent point le mariage de leurs femmes, si elles viennent à mourir sans enfants, et puis les tuteurs dirent que leur pupille avoit assez de bien, et demandèrent seulement que le maréchal fît les frais des noces.
Ce jeune seigneur étoit comte d'Adington, et sa femme avoit le tabouret chez la Reine; il emmène sa femme; mais il ne dura qu'un an, car il étoit pulmonique, et je crois qu'elle ne l'épargna guère. Il lui fit en mourant tous les avantages qu'il lui pouvoit faire.
Au bout de quelque temps la voilà de retour à Paris, avec quelque somme d'argent, quelques pierreries, et dix mille livres de douaire. La reine d'Angleterre étoit déjà à Saint-Germain; notre jeune veuve la visitoit souvent, parce qu'elle y avoit le tabouret, et qu'on lui faisoit force caresses.
Cette Reine, toujours zélée pour la propagation de la foi, pense incontinent à gagner cette âme à Dieu et à la faire épouser à quelqu'un de ceux qui avoient suivi sa fortune; elle tâche donc à la marier avec le fils de la comtesse d'Arondel. Cette dame logeoit assez près de madame de Châtillon, au faubourg Saint-Germain; elle visite la veuve, la cajole, et se met fort en ses bonnes grâces: mais un jeune Ecossois, nommé Esbron[264], neveu du colonel Esbron, qui étoit mort au service de la France, avoit déjà fait un grand progrès auprès de la comtesse d'Adington. La maréchale, sa mère, car le père étoit déjà mort, eut avis de tout, et tâchoit d'empêcher que ces étrangers ne vissent sa fille. Un jour il y eut bien du désordre, car la comtesse d'Arondel et madame de Châtillon la jeune avoient mené la comtesse d'Adington entendre les Ténèbres. La maréchale, qui, d'ailleurs, savoit bien des choses, lui donna un soufflet et l'emmena à La Boulaye chez sa sœur de La Force, où, de peur qu'elle ne changeât de religion, elle la maria au comte de La Suze, tout borgne, tout ivrogne, et tout endetté qu'il étoit; mais c'étoit à faute d'autre; et puis il est parent de madame de La Force. Durant qu'on parloit de l'affaire, Esbron lui écrit, elle fait réponse. Il va à La Boulaye pour tâcher à se battre contre La Suze; il n'en peut venir à bout; il écrit encore; on ne lui fait point de réponse; il se dépite, montre toutes les lettres de la dame et s'en rit partout.
Nous reprendrons la comtesse de La Suze après que nous aurons parlé de sa sœur; car ce qui est arrivé à sa sœur lui est arrivé durant la vie de la mère, et la mère morte, nous verrons les beaux exploits de la comtesse.
Mademoiselle de Coligny, en son enfance, avoit eu une maladie la plus étrange du monde; elle gravissoit, quand son mal lui prenoit, le long d'une tapisserie, comme un chat, et faisoit des choses si extraordinaires qu'on ne savoit qu'en croire. A cet âge-là la mère[265] ne fait point de si prodigieux effets. La maréchale croyoit que c'étoit un sort, et sa fille, quand elle fut guérie, dit qu'une femme de Châtillon, en colère de ce qu'elle ne vouloit pas qu'elle allât librement dans le parc, lui avoit donné un sort, et qu'il lui avoit semblé qu'elle avaloit un boulet de feu[266].
Cette fille, étant grande, n'étoit pas si bien faite que sa sœur; mais elle avoit bonne mine, et la qualité y fait. Sa mère lui donna trop de liberté, elle qui n'en vouloit pas donner à ses garçons, et qui leur fit haïr les sermons à force de les y faire aller. Elle eut grand tort de la laisser aller de son chef chez madame la Princesse.
Vineuil, qu'on appeloit à la cour M. le marquis de Vineuil, secrétaire du Roi, garçon qui a pourtant de l'esprit, et qui est bien fait, dès le vivant du maréchal avoit gagné une madame de Briquemaut, qui étoit pauvre et qui étoit familière chez le maréchal. Cette femme leur fournissoit des rendez-vous. Boccace, capitaine des gardes du maréchal, s'aperçut de l'affaire, et dit à la demoiselle que si elle continuoit il en avertiroit monsieur son père. Elle le prévint, dit au maréchal que Boccace étoit amoureux d'elle, et que s'il dit quelque chose, c'est à cause qu'elle ne l'a pas voulu écouter. Le maréchal la croit, et brutalement il dit en présence de Boccace: «Qu'il donnera de l'épée dans le ventre à quiconque lui fera des contes de sa fille[267].»
Après que le père fut mort, la maréchale étant logée auprès de la Foire chez une madame Cousin, marchande de bois, qui leur louoit une grande maison et logeoit dans un petit corps-de-logis séparé, cette fille faisoit semblant d'être catholique, et disoit à sa mère qu'elle étoit malade quand il falloit aller à Charenton. Madame Cousin, croyant que ce fût tout de bon que mademoiselle de Coligny se vouloit convertir, faisoit entrer Vineuil, déguisé en prêtre, qui, tout à son aise, catéchisoit la demoiselle. Une demoiselle de madame de La Force, qui, par hasard, étoit demeurée chez madame de Châtillon pour se faire traiter de quelque incommodité, découvrit tout le mystère, et en avertit la maréchale, qui étoit alors à La Boulaye pour marier sa fille aînée, car la demoiselle, pour un mal d'yeux, étoit demeurée à Paris. La marquise de La Force vint à Paris et emmena la demoiselle à La Boulaye, et crut qu'elle étoit grosse. La mère lui donna à son arrivée quatre soufflets et un coup de pied dans le ventre, et lui fit mille reproches; car cette pauvre femme lui avoit fait confidence des sottises de l'aînée, et lui avoit dit: «Vous êtes ma seule consolation.» Peu après on fut assuré qu'elle n'étoit point grosse. De La Boulaye madame de Châtillon fut à Béfort, où elle alloit pour mettre ordre à cette petite ville que le feu Roi avoit donnée au feu comte de La Suze. Jamais voyage ne fut plus heureux que celui-là pour la maréchale, car elle trouva là ce qu'elle n'eût pas trouvé en France. Un comte Georges, frère du comte de Montbelliard, de la maison de Wirtemberg, qui a vingt mille livres de rente, prit cette fille avec ses droits.
La maréchale étant morte, ce prince Georges et sa princesse Georgette vinrent à Paris pour voir s'il n'y auroit rien à recueillir: ce bon Tudesque ne la perdoit pas de vue. Toute la consolation de la pauvre chrétienne étoit de parler de son chancelier: elle étoit fort éveillée en sa jeunesse; elle ne voulut point voir Vineuil. On dit qu'elle a plus de sens que l'autre.
Madame de La Suze, qui paroissoit stupide en son enfance, et qui en conversation ne disoit quasi rien il n'y a pas trop long-temps encore, fit des vers dès qu'elle fut en Ecosse; elle en laissa voir, dès qu'elle fut remariée, qui n'étaient bons qu'à brûler. Depuis elle a fait des élégies les plus tendres et les plus amoureuses du monde, qui courent partout. Le premier dont on a parlé fut un garçon de notre religion, nommé Laeger; il est à cette heure conseiller à Castres: il a de l'esprit et fait des vers, mais médiocres. D'ailleurs, c'est un gros tout rond, et qui n'est nullement honnête homme. Il étoit allé à Lumigny avec un de ses amis qui connoissoit madame de La Suze. Là cette folle s'éprit de Laeger; on le lui dit. Elle lui a écrit un million de lettres et des vers les plus passionnés qu'on puisse voir; mais ses belles-sœurs les empêchoient de se joindre. Elle vint ici; il alloit la voir et portoit une lettre; elle se tenoit sur le lit, lui auprès, et mettoit cette lettre dans sa mule de chambre droite, et en prenoit une autre dans la gauche. Il la vit, déguisé sur les chemins, et une autre fois comme il faisoit semblant d'aller à la chasse. Il se ruinoit en laquais et en messagers qu'il a fallu quelquefois envoyer jusqu'à Béfort. Ce galant homme avoit conté cette histoire à Frémont, qui ne le croyoit pas, car c'est un des plus grands menteurs du monde; mais il n'en douta plus par une aventure assez plaisante que voici:
Comme il étoit en Champagne, un Anglois lui demanda la passade. «J'avois, lui dit-il en mauvais françois, une attestation de M. l'agent du roi d'Angleterre; mais on me l'a déchirée à Lumigny.» Frémont, qui étoit peut-être le seul homme en Champagne qui sut cette affaire, lui demanda comment cela étoit arrivé. «Comme je fus à Lumigny, deux demoiselles me demandèrent si j'avois des lettres de M. Laeger, j'entendis M. l'agent; je tire mon attestation; elles se jettent dessus, et en se l'arrachant l'une à l'autre, la déchirent; après cela la plus jeune (on l'appeloit mademoiselle de Nermanville) vint à moi avec une lettre, et me dit:—C'est de Laeger et non de l'agent que je vous demande une lettre, donnez-la-moi; en voilà une pour lui (elle faisoit cela pour voir s'il n'en avoit point).—Je lui jurai que je ne savois ce que c'étoit.» La comtesse, après, trouva moyen de lui parler; elle lui parla en anglois, lui donna une lettre pour Laeger, lui enseigna son logis, et lui jura qu'il l'assisteroit. Il les servit depuis, et porta quelque temps leurs lettres. Déjà Laeger s'étoit servi de ces pauvres Anglois qui vont demandant leur vie, et c'est pourquoi les deux filles demandèrent des lettres à celui-ci.
Le comte de La Suze est un homme où jamais il n'y a eu ni rime ni raison. Lui et sa femme avoient plus de quatre-vingt mille livres de rente. Pour s'acquitter, on lui proposa de se contenter de douze mille écus par an pour quelques années; jamais il n'y voulut entendre. Il avoit cent personnes chez lui, cent cinquante chiens avec lesquels il n'a jamais rien pris, grand nombre de méchants chevaux. Là-dedans on n'est point surpris quand on vous annonce de vous coucher sans souper, tant toutes choses y sont bien réglées. Il buvoit un temps du vin, un autre de la bierre, en un autre de l'eau. On dit qu'il est assez plaisant en débauche: «Quand je n'aurai plus rien, disoit-il, j'irai avec les Allemands.» Béfort lui valoit quarante mille livres de rente; mais ayant pris le parti de M. le Prince, il a tout perdu.
Après une ivrognerie célèbre à Brissac, comme il s'en retournoit, un troupeau de cochons l'ayant renversé sur le pont, lui passa sur le corps, et il crioit: «Quartier, cavalerie, quartier!»
L'aînée de La Suze se retira avec une sœur qu'elle a mariée en Bretagne. La cadette demeura encore quelque temps; mais elle quitta sa belle-sœur, et mourut bientôt après. Elle étoit fort aimable.
On parla ensuite d'un greffier du conseil, nommé Potet, garçon fort médiocre; mais il fit de la dépense pour elle, et la suivit au Maine. Je crois qu'il n'en a rien eu: mais le comte Du Lude, qui parut après sur les rangs, en eut apparemment tout ce qu'il voulut.
De Vannes Matharel, qui étoit familier chez le maréchal de Châtillon, lui fit un jour des reproches de sa façon de vivre, car elle avoit fait cent sottises. Elle lui dit: «Vois-tu, ce n'est pas ce que tu penses; ce n'est que pour tâter, que pour baiser, pour badiner; du reste, je ne m'en soucie point. Mon mari me le fit douze fois; c'étoit comme s'il l'eût fait à une bûche. Si on m'avoit mariée comme j'eusse voulu, je ne ferois pas ce que je fais.» Elle lui confessa que le comte Du Lude en avoit tout eu; depuis, elle le lui nia, et lui dit: «Que c'étoit un coureur qui avoit eu la v....., s'il ne l'avoit encore.» Mais ce que je sais de mieux, c'est ce qu'elle a fait à Rambouillet, celui qu'on appela depuis Rambouillet-Candale. Elle lui dit une fois qu'elle étoit entièrement persuadée de son mérite; depuis elle lui écrivit cent extravagances. Il ne lui fit aucune réponse; mais il y fut un jour qu'elle l'en avoit fort prié: elle étoit au lit. Elle fit si bien qu'en présence de ses demoiselles qui ne sortoient jamais de la chambre (elles étoient un peu espionnes), elle mit le rideau sur lui, de sorte qu'elle se fit voir à lui toute nue. Elle a le corps beau; mais pour le visage il y a de la moue de son père.
Elle fut après pour le voir, et le pressa de se trouver en un lieu où ils pussent être en liberté. Lui, qui croyoit qu'il n'y faisoit pas trop sûr, et qui étoit engagé ailleurs, fut long-temps sans s'y pouvoir résoudre. Enfin il fallut pourtant cesser de faire le cruel: il n'alla point un dimanche à Charenton, et il s'assura de la cour de derrière du logis de son père. Après avoir fermé soigneusement toutes les fenêtres et toutes les portes qui donnoient sur cette cour, et avoir fait dire qu'il n'y étoit pas, il prit ensuite des porteurs affidés dont la chaise étoit marquée 20[268], et les envoya chez madame de Revel, veuve d'un avocat-général de Grenoble. Or, la comtesse devoit aller chez cette dame en chaise, et renvoyer tout son monde, faisant semblant d'y vouloir passer l'après-dînée; ce qu'elle fit. Après avoir été un moment en haut, elle dit à madame de Revel: «Qu'elle étoit montée plutôt pour savoir si elle la retrouveroit dans deux heures que pour lui faire une visite; car, dit-elle, j'ai une affaire qui presse.»
Après elle descend et crie: Mes porteurs; c'étoit le mot; elle entre dans la chaise, va chez Rambouillet: on la porte jusque sur l'escalier, car l'appartement du galant répond sur le derrière, et est par bas. Il la caressa tant qu'il put. Dans le déduit il lui disoit: «Voilà le sang de Coligny bien humilié!» Il dit qu'elle n'est point badine, et qu'elle ne lui sut jamais dire que: «Ah! mon cher, que je vous aime!» Il lui dit: «Qu'il ne lui avoit pas autrement d'obligation de ce qu'elle avoit fait pour lui, et que le comte Du Lude en avoit eu autant.» Elle souffrit cela sans se fâcher. Elle ne lui avoua pourtant rien, et lui dit seulement qu'en causant de l'amour avec sa belle-sœur de Nermanville, la pucelle lui disoit: «Mais, ma sœur, à vous ouïr, je pense que si vous vous trouviez avec un homme que vous aimassiez, vous lui permettriez toute chose. Peut-être, disoit-elle; je n'en voudrois pas répondre.» Rambouillet fut quinze jours sans y aller; il lui dit qu'il y avoit été trois fois. Elle le crut bonnement, car on lui fait accroire tout ce qu'on veut; mais il ne lui fit rien, et, ce qui est étonnant, ils se sont vus cent fois depuis, et elle n'a jamais fait semblant de se souvenir de ce qui s'étoit passé entre eux.
Un Saint-d'Hierry, fils de feu Roques, écuyer du cardinal de Richelieu, a été son galant ensuite. Les demoiselles se relâchoient, et tout alloit à l'abandon. De Vannes se tourmenta tant qu'il lui fit donner l'ordre de se retirer. Depuis, ses parents la pressant d'aller trouver son mari, qui avoit passé en Allemagne, elle dit à madame de La Force qu'elle avoit du mal. Regardez quelle effronterie! Cela pouvoit être vrai. On disoit qu'elle avoit donné une vache à lait à l'abbé d'Effiat. Elle a dit depuis à Rambouillet qu'elle avoit dit cela pour ne pas aller avec son mari, et au même temps elle lui avoua qu'elle avoit couché avec le comte Du Lude.
Enfin elle changea de religion, afin qu'on ne la fît point sortir de Paris. Elle fut quelque temps aux Carmélites, à condition de ne point quitter ses mouches, et de sortir deux fois la semaine. Un nommé Hacqueville[269] étoit alors son galant. Les dévotes, voyant qu'elle ne prioit point Dieu les matins, et qu'elle ne faisoit que se mirer, lui ôtèrent ses miroirs. Le lendemain elle n'en trouva pas un; on lui dit qu'elle n'en auroit qu'après avoir prié Dieu.
J'ai oublié de dire qu'on trouva dans la cassette de mademoiselle de Nermanville cent lettres d'amour de la comtesse que ses belles-sœurs gardoient pour tâcher à faire rompre le mariage; c'est pour cela qu'elles vouloient avoir des lettres de Laeger. Ce fou se vante qu'il a couché avec elle. Elle dit qu'il avoit été assez impertinent pour lui dire qu'il avoit été cruel à la reine de Suède pour lui être fidèle. Il a été quelque temps en Suède.
La meilleure aventure qui soit arrivée à la comtesse, ce fut quand Bertaut, l'incommode[270], à la première visite, après maints beaux propos sur ses mérites, lui sauta au cou, et lui voulut lever la jupe. Elle appelle ses gens tout en colère; mais, à leur vue, elle se retint, et leur dit seulement: «Raccommodez ce feu.» C'étoit l'hiver. Quand ils se furent retirés: «Ne vous repentez-vous point? lui dit-elle. Sans la considération de madame de Motteville, je vous perdrois.» Après, elle alla conter sa déconvenue à madame de Revel, qui lui dit: «Voilà bien de quoi! Madame de Savoie a bien été colletée[271].»
M. de Guise lui en conta huit mois durant; mais ils sont si visionnaires l'un et l'autre, qu'on ne sauroit dire s'il en est rien arrivé. Rambouillet l'avertit que dès qu'elle lui auroit fait quelque faveur, il la laisseroit là. Le maréchal d'Albret y alla ensuite.
Un nommé Des Colombys, grand brutal, lui en conta et lui donna sur les oreilles une fois. L'abbé de Bruc, frère de madame Du Plessis-Bellièvre et de Montplaisir[272], s'y attacha ensuite. Il y va tant de gens, que c'est une vraie cohue. Elle devient fort grosse; elle a des affectations insupportables. Elle ne parle qu'à certaines gens; ailleurs, elle dit les choses si languissamment, et avec une telle négligence, qu'elle ne daigne pas former les paroles.
Le reste est dans les Mémoires de la régence.