Les misères de Londres, 4. Les tribulations de Shoking
The Project Gutenberg eBook of Les misères de Londres, 4. Les tribulations de Shoking
Title: Les misères de Londres, 4. Les tribulations de Shoking
Author: Ponson du Terrail
Release date: October 7, 2005 [eBook #16819]
Most recently updated: December 12, 2020
Language: French
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LES MISÈRES
DE LONDRESIV
LES TRIBULATIONS DE SHOKING
PAR
PONSON DU TERRAIL
UN DRAME DANS LE SOUTHWARK
I
Le lendemain du jour où miss Ellen s'en allait chez le révérend Peters Town; tandis que l'homme gris s'esquivait, au beau milieu de White Hall, et à deux pas de Scotland Yard, le quartier général de la police, une scène toute différente se passait sur la Tamise.
Un homme descendait au long de la gare de Charing cross, dans ce chemin creux formé avec des planches et qui conduit à l'un des embarcadères des bateaux à vapeur, vers neuf heures du soir.
Cet homme n'était autre que Shoking; mais Shoking fort bien vêtu et que tout le monde eût pris sinon pour un lord, au moins pour un gentleman.
Les bateaux à vapeur marchent assez avant dans la soirée, jusqu'à dix ou onze heures; il n'y a que ceux qui descendent jusqu'à Greenwich qui cessent leur service dès sept heures en été et dès cinq heures en hiver.
Cependant, comme la nuit était froide, les voyageurs étaient peu nombreux sur le ponton d'embarquement.
Deux femmes et un homme s'y trouvaient seuls lorsque Shoking arriva.
On entendait siffler le penny-boat qui était encore de l'autre côte de Westminster, et dont on apercevait le panache noir à travers le brouillard.
Shoking était chaudement enveloppé dans un waterproof tout neuf.
Néanmoins, il soufflait dans ses doigts et poussait de temps en temps des brrr! pleins d'énergie.
Une des deux femmes qui se trouvaient sur le ponton, et qui paraissait assez misérable, disait en même temps à sa compagne:
—Pourvu qu'il y ait de la place tout auprès de la chaudière et que nous puissions nous chauffer un peu!
Shoking n'avait jamais trop aimé la solitude, il était même bavard à ses heures.
Il entendit donc le voeu émis par la femme et, s'approchant d'elle:
—Vous pouvez vous rassurer, ma chère, dit-il, il n'y a jamais grand monde à bord, à cette heure et par ce temps-ci.
—C'est que j'ai bien froid, dit-elle.
Shoking regarda les vêtements qui couvraient cette femme.
Une méchante robe de laine et un lambeau de châle: c'était tout.
Pas de bas aux pieds, une loque de chapeau sur la tête et un pauvre fichu croisé sur le cou et dissimulant sans doute l'absence de linge.
—Allez-vous loin? demanda Shoking.
—A Rotherithe, au-dessous du pont de Londres. Je serais bien allée à pied, car voici près d'un quart d'heure que j'attends le penny-boat, continua cette femme; mais je suis tout à fait lasse. J'ai marché tout le jour, aujourd'hui.
—Ah! vraiment? fit Shoking qui ne demandait pas mieux que de causer.
—Je suis allée trois ou quatre fois depuis ce matin du Southwark, qui est mon quartier, à la Cité.
—Quatre bonnes trottes, dit Shoking; cela fait au moins huit ou neuf milles, en comptant l'aller et le retour.
—A peu près, dit la femme.
Puis elle ajouta avec un soupir:
—Et tout cela pour rien.
Le penny-boat arrivait en ce moment, et il accosta le ponton.
Shoking n'eut donc pas le temps de questionner la femme sur le but de ces quatre voyages accomplis en un jour.
Il sauta du ponton sur le petit bateau à vapeur où il y avait à peine une dizaine de personnes, ce qui permit à la femme qui se plaignait du froid d'aller s'asseoir tout auprès de la chaudière.
Ce que voyant, Shoking s'assit auprès d'elle et recommença la conversation.
—Ah! dit-il, vous êtes allée quatre fois dans la Cité?
—Oui, monsieur et pour rien.
Shoking attendit qu'elle s'expliquât.
Sans doute cette femme ne demandait pas mieux, car elle reprit sur-le-champ:
—Je suis allée à White cross.
—La prison pour dettes?
—Justement. Mon mari y est.
—Pauvre homme! dit Shoking. Est-ce pour beaucoup d'argent?
—Oh! non, monsieur, et une personne charitable, qui m'est venue voir hier, m'a remis la somme nécessaire à le libérer.
—Alors vous l'avez fait sortir?
—Jusqu'à présent je n'ai pas pu, monsieur.
—Comment cela?
—Oh! c'est tout une histoire, et vous allez voir combien les pauvres gens sont quelquefois malheureux et poursuivis par une malchance énorme.
—Je vous écoute, dit Shoking, tandis que le bateau à vapeur descendait rapidement la Tamise.
—Mon mari se nomme Paddy, poursuivit-elle. Il a été en prison à la requête d'un certain Pussex, boulanger, qui a demeuré longtemps dans notre quartier et qui est maintenant à Rotherithe, où il est retiré des affaires. C'est chez lui que je vais en désespoir de cause.
—Mais, dit Shoking, je croyais qu'on n'avait qu'à se présenter à la prison pour dettes, avec l'argent, pour que le prisonnier soit mis en liberté sur-le-champ.
—Je le croyais aussi, dit la femme. C'est hier soir qu'on m'a donné l'argent. Je me suis donc levée de grand matin, et il était à peine jour quand je me suis présentée.
Le portier-consigne, M. Golmish, m'a refermé le guichet sur le nez en me disant:
—Il est trop matin. Venez à midi.
—Je m'en suis retournée, parce que j'ai deux enfants et que j'appréhende toujours de les laisser seuls trop longtemps.
—Et vous êtes revenue à midi?
—Oui, monsieur. Cette fois on m'a laissée entrer et j'ai pu voir mon mari. Mais quand j'ai voulu payer, on m'a dit que M. Cooman seul, le gouverneur, pouvait recevoir mon argent, et que M. Cooman, qui ne s'absentait jamais, se trouvait, par extraordinaire, ce jour-là, hors de White cross, parce qu'il déjeunait chez le lord-mayor avec les aldermen, dans la grande salle du Guild'hall.
On m'a dit qu'il ne rentrerait qu'à deux heures, et j'ai été encore obligée de m'en aller.
—Pauvre femme! dit Shoking.
—A deux heures je suis revenue.
—Et vous avez trouvé sir Cooman?
—Oui, monsieur; mais quand je lui ai montré mon argent, il m'a dit que ce n'était pas le compte; et la vérité, c'est qu'on a mis un zéro de trop et qu'au lieu de dix guinées, c'est cent.
J'ai eu beau soutenir que Son Honneur se trompait.
Son Honneur était un peu ému des suites du déjeuner et il m'a mise à la porte.
C'était la troisième fois que je m'en retournais sans mon mari.
—Et vous êtes revenue une fois encore?
—Oui, monsieur. Je me souvenais parfaitement de l'homme qui a accosté mon mari; c'est un recors du nom de Calmiche qui loge précisément tout à côté de chez nous, dans Adam's street.
Je suis donc revenue dans le Southwark, et j'ai trouvé Calmiche, à qui j'ai conté la chose.
Il est convenu que j'avais raison, qu'on avait fait erreur sur les livres, et il m'a offert de m'accompagner.
Le recors a eu beau démontrer à Son Honneur, sir Cooman, qu'il était impossible qu'un pauvre diable comme mon mari eût jamais dû cent livres.
Son Honneur a répondu:
—Et bien! que le créancier donne quittance pour dix, et il sortira.
—C'est ce qui fait que vous allez à Rotherithe?
—Oui, monsieur.
Tandis que Shoking causait avec cette femme, laquelle, on le devine, n'était autre que celle chez qui miss Ellen s'était présentée la veille, le penny-boat avait dépassé le pont de Londres et allait bientôt atteindre le ponton de Rotherithe.
L'homme qui s'était embarqué à Charing cross en même temps que Shoking et les deux femmes s'était, jusque-là, tenu à l'avant.
Mais, en ce moment, il s'approcha et regarda attentivement Shoking:
—Hé! par saint George, patron de la libre Angleterre, dit-il tout à coup, je ne me trompe pas, c'est bien lord Wilmot!
A ce nom Shoking tressaillit et fronça légèrement le sourcil.
—Vous me connaissez?
—Parbleu!
Et John, le rough, car c'était lui, vint se placer sous le rayon de lumière que projetait la lanterne suspendue au-dessus de la machine du bateau.
II
Shoking ne manquait pas absolument de mémoire, mais il était distrait, et puis il connaissait tant de monde qu'il se demanda tout d'abord, en regardant le rough, où il avait vu cet homme qui le saluait du titre de lord.
Cependant Shoking avait lu cet article du Times qui racontait le merveilleux sauvetage de John Colden, article dans lequel un rough, qui avait servi de complice à l'homme gris, figurait comme ayant fait des révélations à la police.
Mais Shoking ne pensa point tout d'abord qu'il avait devant lui le personnage que l'homme gris avait employé pour pénétrer dans la maison de Calcraff.
Ce dernier s'aperçut tout de suite que Shoking ne le reconnaissait pas.
—Vraiment; mon ami, dit Shoking, qui prit un ton paternel et protecteur, vous savez qui je suis?
—Oui, vous vous nommez lord Wilmot.
—C'est bien possible.
—Vous êtes un lord philanthrope.
—J'aime mes semblables, dit modestement Shoking.
—Et, continua le rough, vous tenez le parlement, où vous siégez, au courant des misères du peuple anglais.
—Afin de les soulager, dit Shoking, qui n'était pas fâché de rentrer un peu dans son rôle de lord Wilmot.
En ce moment, le penny-boat aborda le ponton de Rotherithe.
Shoking se tourna vers la femme de Paddy:
—Ma chère, dit-il, j'espère que votre créancier sera de bonne foi et que votre mari sera mis en liberté.
Néanmoins, puisque l'indiscrétion de ce garçon vous a appris mon nom, sachez que je suis un homme puissant et que je puis vous être utile.
Donnez-moi votre nom et votre adresse, et j'enverrai demain un de mes gens savoir où en est l'affaire. S'il est besoin que j'intervienne, j'interviendrai.
—Ah! mylord, répondit la femme avec émotion, c'est le bon Dieu qui m'a mise sur votre chemin. Mon mari se nomme Paddy et nous demeurons dans Adam's street, quartier du Southwark.
Shoking tira un carnet de sa poche, prit un crayon et inscrivit le nom de Paddy et celui d'Adam's street.
Puis il sauta du bateau sur le ponton et se mit à gravir d'un pas leste l'escalier qui montait sur le quai.
En face de cet escalier, il y avait une ruelle, que Shoking enfila.
Où allait-il?
Sans doute chez le landlord de cette taverne qui faisait face au cimetière dans lequel s'étaient réunis l'homme, les chefs fenians et l'abbé Samuel, la veille de l'exécution de John Colden.
Shoking avait marché si vite, qu'il croyait avoir laissé assez loin derrière lui les voyageurs du penny-boat.
Cependant, il entendit tout à coup derrière lui un pas d'homme et, se retournant, il reconnut le rough.
—Ah! c'est toi? dit-il.
—Oui, mylord.
—Tu vas donc à Rotherithe?
—Comme vous voyez.
—Est-ce ton quartier?
—Non. Je descendais plus bas; mais quand je vous ai vu vous arrêter ici, j'ai débarqué pareillement.
—Pourquoi? demanda Shoking.
—Mais parce que j'étais bien aise de causer un brin avec vous.
—Hein? fit Shoking.
Le rough était déguenillé; de plus, il était de haute taille, paraissait robuste, et la ruelle était déserte.
—Eh! eh! pensa le bon Shoking, je ne serais vraiment pas de force avec lui, dans le cas où il lui plairait de me dévaliser. Soyons diplomate.
—Oh! oh! reprit-il, vous voulez causer un brin avec moi?
—Oui, mylord.
—Puis-je t'être utile?
—Je le crois, mylord.
—Voyons, parle, je t'écoute.
Et Shoking ralentit le pas.
Le rough le plaça à côte de lui.
—C'est singulier, dit-il, que Votre Honneur ne me reconnaisse pas.
—Je t'ai déjà vu quelque part, mais où? je ne sais pas.
—Dans une foule de tavernes, autrefois.
—Bon!
—Et il y a quinze jours, à la porte de Jefferies, le valet de Calcraff.
Ceci fut un trait de lumière pour Shoking.
—Ah! dit-il, c'est à toi que j'ai donné une poignée de couronnes?
Oui, mylord.
—Eh bien! reprit Shoking, parle: que puis-je faire pour toi?
—Me rendre un grand service.
—Vraiment?
—Figurez-vous, dit le rough, que je suis allé quelques jours après notre dernière rencontre, chez maman Brandy, au Black Horse.
—Fort bien! je connais la maison.
—J'ai soutenu que vous étiez un lord.
—Et on s'est mis à rire?
—Oui. Mais un homme qui s'appelle l'homme gris...
Shoking tressaillit.
—Après? fit-il.
—L'homme gris me dit que j'avais raison et que vous étiez un lord: et nous nous sommes en allés, lui, moi et une femme du nom de Betsy.
Shoking fit alors un pas en arrière.
—Mais, alors, misérable, dit-il, c'est toi qui as volé la clef de Betsy!
—Oui, mylord.
—Qui as accompagné l'homme gris chez elle?
—Parfaitement.
—Et qui as ensuite fait des révélations à la police?
—C'est moi, dit froidement le rough, et c'est pour cela que je vous ai suivi ce soir.
—Mais que me veux-tu donc, drôle? dit Shoking, essayant de reprendre les grands airs de lord Wilmot.
—Là! ne vous fâchez pas, dit le rough, et écoutez-moi.
Shoking avait bonne envie de prendre la fuite mais le rough ne lui en donna pas le temps.
Il passa son bras sous le sien et, le maintenant ainsi, il poursuivit:
—Je ne suis pas méchant homme, dit-il, et je ne trahis pas les camarades pour le plaisir de les trahir. Si Betsy ne m'avait pas dénoncé, je n'aurais jamais rien dit; mais Betsy ayant parlé, la police a mis la main sur moi.
Alors j'ai dit ce que je savais.
La police s'est mise à rire, lorsque j'ai soutenu que vous vous appeliez lord Wilmot.
—Ah! vraiment? fit Shoking en se mordant les lèvres.
—Elle a fait des recherches...
—Par exemple!
—Et elle a reconnu qu'aucun lord de ce nom n'existait au parlement.
—Après? fit dédaigneusement Shoking.
—Alors, reprit le rough, elle m'a donné une mission.
—A toi?
—A moi. Et la mission sera bien payée. J'aurai cent livres, si je réussis.
—Que dois-tu donc faire?
—Découvrir le prétendu lord Wilmot.
—Bon!
—Et le conduire à Scotland Yard, où il faudra bien qu'il donne des renseignements...
—Sur qui?
—Sur l'homme gris qu'on cherche et qu'on ne trouve pas...
—Mon ami, dit Shoking essayant de payer d'audace, c'est un vilain métier que tu ferais-là.
—Un métier qui rapporte cent livres est toujours un bon métier.
—J'en connais un meilleur, dit Shoking.
—Lequel?
—Ce serait de venir chez moi demain, à Hampsteadt. Au lieu de cent livres, tu en aurais deux cents.
—Il vaut mieux tenir que courir, demain n'est pas aujourd'hui, répondit le rough.
Et il donna un croc en jambe à Shoking, qui jeta un cri et tomba.
—Maintenant, mon bonhomme, dit-il en se jetant sur lui, nous allons bien voir si tu es ou non lord Wilmot.
En même temps il appuya deux doigts sur ses lèvres et fit entendre un coup de sifflet.
III
Shoking essaya de se débattre, poussant des cris étouffés.
Mais le rough était robuste, et il le maintint sous son genou.
Puis, tirant un couteau de sa poche, il en appuya la pointe sur la gorge de Shoking, lui disant:
—Tout lord que tu peux être, si tu cries, je te tue!
Au temps de sa grande misère et dans les plus mauvais jours de son existence problématique, Shoking avait déjà la faiblesse de tenir à la vie.
Qu'on juge donc si maintenant qu'il était dans l'aisance, jouait parfois le rôle de lord, portait de beaux habits et avait toujours quelques guinées dans sa poche, il se souciait de mourir.
Shoking était d'ailleurs de la famille des philosophes, et il savait que la résistance à une force supérieure est non-seulement inutile, mais encore ridicule, sinon dangereuse.
Il se tint donc pour averti et cessa de crier.
Alors le rough siffla une seconde fois.
Puis il dit en ricanant:
—Attendons un moment, les camarades vont venir.
A Londres, les voleurs ont coutume de s'avertir, à de certaines heures périlleuses, par un coup de sifflet.
John savait cela.
Il n'avait à Rotherithe, où le hasard l'avait amené sur les pas de Shoking, ni complices, ni gens qui lui dussent obéir, mais il avait fait ce calcul fort simple que partout il y a des policemen, et que très-certainement, il en verrait accourir que ces deux coups de sifflet auraient mis en éveil.
John ne se trompait pas.
Bientôt des pas précipités retentirent à l'extrémité opposée de la ruelle et deux policemen accoururent au pas de course.
Ils virent Shoking à terre, et John se tenant sur lui.
A première vue, Shoking qui était bien vêtu, était un gentleman victime d'un rough, car John était couvert de haillons.
Ils se jetèrent donc sur ce dernier, et le prirent à la gorge et lui arrachèrent son couteau.
Shoking se crut sauvé.
John n'avait opposé aucune résistance.
Cependant, comme Shoking se relevait et remerciait déjà les policemen comme ses libérateurs, John se mit à rire:
—Hé! pardon, camarades, dit-il, connaissez-vous cela?
En même temps, il tira de sa poche une petite plaque de cuivre garnie d'une courroie et la passa à son bras gauche.
Les policemen, à la vue de cette plaque, tombèrent stupéfaits.
Cette plaque était l'insigne d'un brigadier de policemen, par conséquent d'un chef.
Lorsque, à Scotland Yard, on avait interrogé John, il s'était fait fort de retrouver le prétendu lord Wilmot et de l'arrêter; mais il avait demandé pour cela qu'on lui donnât des pleins pouvoirs.
Alors on lui avait remis cette plaque, qu'il n'aurait qu'à exhiber pour acquérir l'assistance d'un ou de plusieurs policemen, aussitôt qu'il en aurait besoin.
Et ceux-ci, dès-lors, s'inclinèrent, tout en trouvant quelque peu étrange d'avoir à obéir à un chef en guenilles.
—Eh! dit John en souriant, vous avez cru que je dévalisais Son Honneur?
Et il montrait en souriant d'un air moqueur Shoking stupéfait.
—En effet, balbutièrent les deux policemen.
—Son Honneur que vous voyez là, dit John, est un homme excessivement dangereux, que j'ai été chargé d'arrêter.
—Ne croyez pas un mot de cela! s'écria Shoking, cet homme est un imposteur!
—Bah! dit John, c'est ce que nous verrons à Scotland Yard.
Et, s'adressant aux policemen:
—Allons, vous autres, dit-il, donnez-moi un coup de main.
—Que voulez-vous faire? demanda l'un des agents.
—Je veux que vous m'aidiez à reconduire monsieur.
—Où cela?
—A Scotland Yard.
Shoking se débattait comme un beau diable.
—Mes amis, disait-il aux policemen, ne croyez pas cet homme, qui est un voleur et un misérable; cette plaque qu'il vous montre, il l'a volée.
—La preuve que je ne suis pas un voleur, dit John, c'est que vous pouvez fouiller Son Honneur et vous verrez que je ne lui ai rien pris.
—Parce que tu n'as pas eu le temps, misérable, répondit Shoking.
Notre héros avait su trouver un accent d'autorité qui intimida quelque peu les policemen.
—Allons à Scotland Yard, disait John, et vous verrez que j'ai le droit de faire ce que j'ai fait.
Les policemen se regardaient, hésitant.
Enfin, l'un d'eux parut avoir trouvé la solution de cette question épineuse et embarrassante.
Il dit à John:
—Vous prétendez être un agent supérieur de la police?
—Voyez ma plaque.
—Et vous, continua le policeman s'adressant à Shoking, vous dites être un gentleman paisible que cet homme a voulu dévaliser.
—Je le jure, dit Shoking.
—D'où veniez-vous?
—De Charing cross.
—Ou alliez-vous?
—A Rotherithe où nous sommes.
—Alors, vous connaissez du monde, ici? dit encore le policeman, et il ne vous sera pas difficile de vous mettre en présence de gens qui affirmeront votre identité.
Mais Shoking avait sans doute de bonnes raisons pour ne pas dire ce qu'il venait faire à Rotherithe et qui il allait visiter, car il répondit:
—Vous vous trompez, je ne connais personne à Rotherithe.
—Alors qu'y venez-vous faire?
—Me promener.
—En pleine nuit?
—Je suis un gentleman excentrique, dit froidement Shoking.
Mais cette raison, qui eût satisfait sans doute bon nombre d'Anglais, ne satisfit point le policeman.
—Écoutez, dit-il, ce n'est pas à cette heure-ci qu'il se trouvera du monde à Scotland Yard pour dire si vous avez raison ou si cet homme dit la vérité. Les chefs de police sont couchés, et il faudra attendre demain pour que tout s'éclaircisse.
—Nous attendrons demain, dit John.
—Aussi, reprit le policeman, ce n'est pas à Scotland Yard que nous allons vous conduire.
—Et où cela? demanda John.
—Vous allez voir. Allons, suivez-nous!
Il fit signe à son compagnon de prendre John par le bras, et il passa en même temps, le sien sous celui de Shoking.
—Mais où voulez-vous me conduire? demanda pareillement celui-ci.
—Vous le verrez.
Et les deux policemen firent redescendre Shoking et le rough vers le ponton d'embarquement.
On entendit, en ce moment, siffler la machine d'un petit bateau à vapeur qui remontait la Tamise.
—Voilà notre affaire, dit l'un des policemen. Et il secoua la corde de la cloche du ponton. A ce bruit, le petit bateau à vapeur, qui aurait passé sans doute devant le ponton sans s'arrêter, se mit à stopper et s'approcha peu à peu.
IV
John, le rough, se serait laissé mener au bout du monde, pourvu qu'on ne le séparât point de Shoking.
Il était bien certain qu'à un moment donné il lui serait facile de se faire reconnaître, et que, par conséquent, il toucherait la prime qui lui avait été promise pour la capture du prétendu lord Wilmot.
Le petit bateau à vapeur, qui passait au large juste au moment où l'un des policemen avait sonné la cloche, s'était donc rapproché tout aussitôt du ponton d'embarquement.
Alors Shoking commença à comprendre.
Le bateau n'était pas destiné à transporter des voyageurs, il servait de chaloupe au bateau-prison.
Car il y a sur la Tamise, auprès de Temple Bar, un vieux navire démâté, rasé comme un ponton, éternellement à l'ancre, et qui sert de violon à tous les maraudeurs du fleuve.
Ce navire s'appelle le Royaliste.
Il est commandé par un vieil officier invalide, qui a sous ses ordres, non des matelots, mais des guichetiers.
A l'intérieur, le Royaliste est aménagé comme une vraie prison.
Il a trois chaloupes qu'il met à l'eau chaque soir.
Ces chaloupes sont pourvues d'une petite machine à vapeur.
Mais la plupart du temps, elle ne fonctionne pas et est remplacée par quatre matelots, qui manoeuvrent la chaloupe à l'aviron.
Pourquoi?
C'est que ces chaloupes font ce qu'on appelle des rondes de nuit.
La Tamise est immense de largeur, au-dessous du pont de Londres surtout; et c'est un joli champ de déprédations.
Les docks sont gardés; chaque barque, chaque magasin ouvrant sur le fleuve est surveillé; néanmoins les vols sont nombreux; le voleur d'eau, comme on l'appelle, s'attaque à tout, depuis les vieux cordages jusqu'aux planches pourries.
Véritable chiffonnier aquatique, le ravageur emporte tout ce qui lui tombe sous la main.
Il est bon nageur; il plonge à merveille quand il est poursuivi; il se glisse comme un poisson entre les coques de deux navires, ou leste comme un gabier de misaine, il se réfugie dans la mâture de quelque brick dont l'équipage est à terre.
C'est pour donner la chasse à ces malfaiteurs nocturnes, que l'amirauté a créé le service de nuit, qui a son état-major sur le Royaliste.
Et c'était précisément une des trois chaloupes, la Louisiane, dont les policemen avaient reconnu la machine à vapeur.
Au coup de cloche, les hommes qui la montaient avaient manoeuvré vers le ponton.
—Avez-vous du monde à nous donner? demanda le chef.
—Oui, répondit le policeman.
—Qu'est-ce que c'est?
—Vous allez voir.
Le mécanicien renversa la vapeur et la chaloupe accosta le ponton.
En même temps, le chef de l'équipe sauta dessus et aborda les deux policemen et leurs prisonniers.
—Bon! dit-il, je vois ce que c'est; ce gentleman a été dévalisé par ce rough.
—Vous n'y êtes pas, camarade, répondit John d'un ton moqueur.
—Vraiment?
—Voici ce dont il est question, reprit un des policemen. Cet homme que voilà,—et il désignait John,—prétend qu'il a une mission de la police.
—Et j'ai quelque raison de le prétendre, répondit John, qui montra sa plaque.
—Ce gentleman, poursuivit le policeman, qu'il dit avoir mission d'arrêter, persiste à dire qu'il ne le connaît pas. Tout cela me paraît assez louche, et je crois que vous ferez bien de les emmener tous les deux à bord du Royaliste.
—Je ne demande pas mieux, dit John, pourvu que demain on avise à Scotland Yard.
—On avisera, dit le commandant de la chaloupe.
—Mais je proteste! s'écria Shoking, je proteste, comme tout Anglais libre a le droit de le faire. On ne peut pas arrêter un gentleman sur la dénonciation de ce misérable.
—Protestez, dit John; si on vous a causé des dommages, vous le ferez valoir demain.
—Allons! en route! cria le matelot qui commandait la chaloupe.
Et il poussa Shoking qui, à son grand déplaisir, fut obligé de quitter le ponton et de s'embarquer.
—Je vous les confie, dit le policeman.
—Ils seront entre bonnes mains, répondit le matelot.
John s'était embarqué sans résistance.
—Bah! disait-il, je ferai valoir la mauvaise nuit que je vais passer. Son Honneur, sir Richardman, ajoutera bien cinq livres à la prime.
—Misérable! hurlait Shoking, tu seras puni de ton insolence!
La chaloupe vira de bord et remonta vers le pont Londres, tandis que les policemen regagnaient les ruelles étroites de Rotherithe.
Il y avait déjà deux prisonniers à bord; deux ravageurs qu'on avait surpris, volant du cordage dans un magasin, au bord de l'eau.
On leur avait mis les fers aux pieds et aux mains, et ils étaient couchés au fond de la barque, comme du bétail.
L'un leva les yeux sur Shoking qui continuait à se lamenter et à protester contre les violences dont il était l'objet.
—Tiens, dit-il, il me semble que je te connais, toi.
—Vous vous trompez, dit Shoking.
—C'est un lord, ricana John le rough, tu ne dois pas connaître des lords, toi.
—Bah! un lord! c'est Shoking... reprit le prisonnier.
—Du tout, fit Shoking... je me nomme lord Wilmot.
—La! dit John en s'adressant au commandant de la chaloupe, vous avec entendu, capitaine?
—Quoi donc?
—Que ce gentleman a dit qu'il se nommait lord Wilmot?
—Je l'ai entendu, en effet.
—Et vous en témoignerez au besoin?
—Sans doute.
Shoking se mordit les lèvres et s'adressa ce court monologue:
—Shoking, mon ami, vous êtes un parfait imbécile. Vous n'avez plus qu'une chose à faire pour compléter votre oeuvre, dénoncer la retraite de l'homme gris, votre bienfaiteur, et dire ce que vous alliez faire à Rotherithe.
S'étant ainsi admonesté, Shoking ne parla plus, ne réclama plus.
Seulement il n'eut désormais qu'une idée fixe, échapper à ses gardiens.
Et comme la chaloupe marchait bon train, et qu'on avait négligé d'attacher mons. Shoking, l'ex-mendiant eut une inspiration:
—L'eau est froide, se dit-il, mais je suis bon nageur... et si nous passions en certain endroit, je n'hésiterais pas à faire un plongeon.
Mais pour que Shoking mît à exécution son projet, il fallait que la chaloupe passât en certain endroit.
Et Shoking attendit, tout en s'asseyant sans affectation à l'avant de la chaloupe, qui soulevait, une écume blanche et remontait le courant.
V
L'endroit où Shoking aurait voulu passer était en effet admirablement propice à ses projets.
Auprès du pont de Londres, sous la troisième arche, se trouvent amarrés une dizaine de petits bateaux à divers propriétaires.
La Tamise, on le sait, n'a pas de quais. Les dernières maisons de la Cité plongent dans l'eau, et ceux qui passent au large, peuvent, du milieu du fleuve, apercevoir de grands magasins ouverts à fleur d'eau.
Les barques amarrées sous le pont de Londres, appartiennent donc à des marchands ou à des armateurs de la cité qui ont journellement affaire dans les docks, et trouvent plus commode de s'y rendre par eau que par terre.
Les arches du pont de Londres sont gigantesques; mais c'est sous la troisième que, par les temps de brouillard, il est le plus prudent de passer.
Le penny-boat, le steamer ou la simple chaloupe qui suivent le chemin en remontant, passent alors au milieu d'une véritable petite flottille. Le courant est moins dur à couper, et on n'y risque pas d'être rejeté contre une des piles du pont.
Shoking savait tout cela et Shoking s'était dit:
—John est plus fort que moi, et à la boxe c'est un homme dangereux; tout à l'heure il m'a renversé sous lui comme il eût fait d'un enfant; mais si nous étions à la nage tous les deux, je ne le craindrais plus... ni lui, ni les matelots de la chaloupe qui, parce que je suis un gentleman, ont négligé de me mettre les fers aux mains et aux pieds.
La chaloupe montait vers London-Bridge à toute vapeur.
Même en été, le brouillard pèse la nuit sur le fleuve jaune.
Par conséquent, par une nuit d'hiver comme celle-là, il était assez opaque pour ne permettre d'apercevoir le pont qu'à une faible distance.
A cent mètres à peine, les arches noires estompèrent la brume, et le matelot commandant cria:
—Nous gouvernons droit sur une des piles du pont: pare à virer.
Celui qui était à la barre donna un vigoureux coup de gouvernail, et Shoking, plongé jusque là dans l'anxiété, eut un battemement de coeur.
La chaloupe, changeant brusquement de direction, se dirigeait maintenant en droite ligne vers la troisième arche.
Or ce que voulait Shoking, c'était passer par là où il était à peu près sûr de son affaire, et voici comment:
En supposant que Shoking se fût brusquement jeté à l'eau en pleine Tamise, un cri se faisait entendre, on stoppait sur-le-champ, la chaloupe prenait la dérive et, gouvernée à l'aviron, donnait la chasse au fugitif, qui n'avait pas le temps de faire dix brasses et était repêché sur-le-champ.
Mais si, au contraire, la chaloupe passait au milieu de la flottille de petites barques, elle ne pouvait stopper que difficilement sur-le-champ, car elle courait risque de briser les embarcations à droite et à gauche, et pour peu que Shoking fût plongeur, il avait toutes les chances possibles de s'échapper.
Dès lors, Shoking eut donc un léger battement de coeur, en voyant la chaloupe gouverner droit sur la troisième arche du pont.
Shoking avait toujours passé, au Wapping et dans tous les public-houses où on le rencontrait autrefois, pour un homme doux, timide et pas du tout aventureux.
John le rough, assis à l'avant de la chaloupe, était si content de sa prise, que l'idée que cette prise pouvait lui échapper désormais ne lui vint même pas.
D'ailleurs, il faisait froid, l'eau de la Tamise devait être glacée, et John se fût lui-même traité de fou s'il eût supposé un seul instant que Shoking était homme à braver une pareille température.
Shoking, cependant, était résolu.
Shoking se disait:
—L'eau est froide; mais, outre qu'il ne fera, pas chaud, cette nuit à bord du Royaliste, demain matin je passerai très-certainement un fort vilain quart d'heure en comparaissant devant le chef de la police, qui ne manquera pas de m'envoyer à Cold-Bath fields, savoir si un lord comme moi ne peut pas tourner le moulin.
La chaloupe, nous l'avons dit, était montée par quatre hommes, un matelot commandant, un pilote, un mécanicien et un chauffeur, qui, la vapeur renversée, redevenaient de simples matelots et reprenaient l'aviron.
Les deux prisonniers étaient couchés sur le dos; le matelot commandant s'enveloppait le plus possible dans son manteau, et John le rough supputait le nombre de jours heureux, qu'il aurait à vivre sans rien faire, quand il aurait touché le prix de sa trahison.
Le pont se dessinait maintenant dans le brouillard avec une grande netteté, et, par un effet de mirage, il paraissait prêt à se renverser sur la chaloupe.
Shoking profita de l'obscurité complète qui se fit tout à coup pour se rapprocher du bord, et comme la chaloupe entrait à toute vapeur sous l'arche, le matelot commandant tressaillit tout à coup, car il entendit un bruit sourd et quelque chose comme un clapotement.
—Un homme à l'eau! cria-t-il.
Mais un nouveau bruit, identique au premier, se fit, suivi d'un juron.
C'était John le rough qui, lui aussi, s'était jeté dans la Tamise à la poursuite de son prisonnier.
—Stoppe! cria le matelot commandant.
Mais celui qui était à la barre répondit:
—C'est impossible ici; au delà du pont...
Et en effet, la chaloupe passa sous l'arche et pendant ce temps, Shoking plongeant sous la barque, nageait entre deux eaux, profitait de l'obscurité et faisait le moins de bruit possible.
Mais John le rough le suivait de près.
Lui aussi était bon nageur, et il tenait trop à son prisonnier pour renoncer ainsi à sa poursuite.
Alors, dans les ténèbres opaques qui régnaient sous l'arche, commença une lutte vraiment fantastique.
Shoking nageait rapidement, mais le rough le suivait de près.
Ils ne se voyaient ni l'un ni l'autre, mais ils se devinaient au clapotement de l'eau qu'ils soulevaient.
—Je finirai bien par t'atteindre! criait John: à moi de la chaloupe, à moi!
La chaloupe avait fini par s'arrêter.
Mais Shoking passait comme une anguille à travers les barques, et tout à coup John n'entendit plus rien.
C'est que Shoking était parvenu à se hisser dans un bateau et à s'y tenir immobile.
—Ah! brigand! ah! coquin de lord! hurlait John que le froid saisissait, je le rattraperai!...
La chaloupe avait allumé son fanal de poupe; elle manoeuvrait en arrière et redescendait maintenant vers le pont.
Soudain les rayons du fanal percèrent les ténèbres qui régnaient sous l'arche, et John jeta un cri.
Il avait aperçu Shoking debout dans une barque.
—Ah! je te tiens! s'écria-t-il.
Et, en deux brassées, il eut atteint le bateau et se cramponna au bordage.
Mais Shoking avait saisi un aviron qui se trouvait au fond de la barque et comme le rough se soulevait hors de l'eau, il jeta un cri terrible.
Shoking lui avait appliqué sur la tête un vigoureux coup d'aviron, et le flot noir de la Tamise s'était refermé aussitôt sur John le rough...
La chaloupe arrivait en ce moment.
Mais déjà Shoking avait disparu.
Il s'était rejeté à l'eau, et nageait vigoureusement vers le bord, que la chaloupe était encore engagée au milieu des petites barques qui gênaient de plus en plus la manoeuvre.
Shoking était sauvé!
VI
Shoking n'avait peur que d'un homme, le rough.
Or, le rough avait disparu sous l'eau, et il était probable que s'il n'était pas mort du coup d'aviron, du moins il s'était noyé.
Dès lors, Shoking n'avait plus peur.
Car le rough seul pouvait affirmer avec quelque autorité que Wilmot et Shoking ne faisaient qu'un, et, par conséquent, faire arrêter Shoking comme complice de l'homme gris, que la police recherchait.
Quant aux hommes de la chaloupe, Shoking s'en moquait.
Bien avant qu'elle ne se fût débrouillée au milieu des petits bateaux, Shoking avait touché le bord, et il s'était retrouvé dans les ténèbres.
La Tamise, nous l'avons dit, n'a pas de quais, et elle baigne le pied des maisons.
Celle auprès de laquelle Shoking aborda était un magasin d'huile de foi de morue, dont les portes, qui donnaient sur la rivière, demeuraient ouvertes, une température humide et basse convenant à cette sorte de marchandise.
Il n'y avait qu'un seul gardien dans ce magasin, où Shoking se glissa.
Mais ce gardien valait une patrouille entière.
C'était un de ces gros chiens de Terre-Neuve, chiches de voix, qui dédaignent d'aboyer, mais sautent à la gorge d'un homme et l'étranglent tout net.
Shoking entendit un sourd grognement, puis il vit luire dans l'obscurité deux points lumineux.
Mais il était dit que cette nuit-là Shoking se tirerait à son honneur des plus grands périls.
Il avait échappé au rough, il s'était sauvé des mains de ceux qui faisaient la police de la Tamise; sa mémoire devait lui rendre clémente la terrible mâchoire du chien.
Shoking était un enfant de la cité de Londres; il savait tout ou à peu près; il avait mendié, couché, travaillé même, à peu près partout.
On l'avait employé dans les docks à porter des fardeaux, et sur les navires à décharger des gueuses de lest.
Seulement, le plus beau temps de sa misère avait été aussi le plus bel âge de sa paresse, et quand Shoking avait touché le salaire de trois jours de travail, il avait huit jours de fainéantise sur la planche.
Or donc, le grognement et les deux points lumineux fixés sur lui firent surgir dans sa mémoire, avec la spontanéité de l'éclair, un double souvenir.
Il se rappela qu'au dock Sainte-Catherine, il avait travaillé pour le compte d'un marchand d'huiles, M. Simpson, et que ce M. Simpson, qui avait un magasin sur la Tamise, avait un chien du nom de Sultan.
Aussitôt, et comme les deux points lumineux s'agitaient dans l'espace, semblables à des étoiles filantes, et que le terrible gardien s'élançait sur lui, Shoking cria:
—Paix donc, Sultan!
Les deux points lumineux s'arrêtèrent et le grognement s'éteignit aussitôt.
—Hé! mon petit Sultan, dit Shoking d'une voix caressante, tu ne reconnais pas les amis?
Évidemment flatté de s'entendre appeler par son nom, le chien s'était calmé subitement.
—Mon petit Sultan! répéta Shoking avec câlinerie.
Alors le chien s'approcha, non plus menaçant et la gueule ouverte, mais en chien intelligent qui veut savoir à qui il a affaire.
Shoking étendit hardiment la main et se mit à caresser le terre-neuve.
Cependant celui-ci ne se fût pas laissé prendre peut-être à ces amabilités, si Shoking n'eût été ruisselant de cette eau noire, limoneuse et salée de la Tamise.
Or, la spécialité première d'un terre-neuve étant de sauver les gens qui se noient, il était évident que la sympathie de Sultan était acquise à Shoking, du moment où celui-ci sortait de l'eau.
Et comme si le chien eût su comprendre textuellement ses paroles, Shoking lui dit encore:
—Je ne suis pas un voleur, mon bon Sultan, et tu n'as rien à craindre pour ton huile, pouah! mais j'ai failli me noyer...
Le chien comprit-il? Nous n'oserions l'affirmer: mais il se frotta contre Shoking avec un grognement d'amitié, et dès lors, Shoking fut chez lui.
A l'abri dans le magasin, sûr que, si on le venait poursuivre jusque-là, le chien ferait son métier de gardien, Shoking attendit.
Il attendit que la chaloupe eût exploré la Tamise dans tous les sens, en amont et en aval du pont de Londres.
Comme le brouillard est sonore, il entendit même retentir au loin la voix du matelot commandant qui disait:
—Après ça, camarades, ça ne nous regarde qu'à moitié. Nous n'avons rien de commun avec les policemen, et il n'y a que la police de la Tamise qui nous regarde. On nous confie deux hommes, ils se sauvent... nous ne pouvons pas les rattraper... bonsoir!...
Et Shoking aperçut dans le brouillard le fanal de la chaloupe qui virait de bord et qui remontait vers le pont de Londres, sous lequel elle disparut de nouveau.
Alors il se dit:
—Je suis déjà bien mouillé, je ne risque pas grand' chose à me rejeter à l'eau, d'autant mieux que j'ai de l'argent dans ma poche et que je connais un fripier dans le Borough, de l'autre côté de la Tamise, qui me louera des habits secs pour une demi-couronne.
Sur cette réflexion, Shoking caressa une seconde fois le chien et lui dit:
—Adieu, Sultan... tu es un chien fidèle... et je le dirai à ton maître quand je le verrai...
Puis il piqua résolument une tête dans la Tamise.
Jamais un homme ne se jette impunément à l'eau, en présence d'un terre-neuve.
Sultan n'était peut-être pas fâché, du reste, d'avoir un prétexte pour quitter son poste.
A peine Shoking commençait-il à nager vigoureusement, qu'il entendit l'eau clapoter auprès de lui et qu'il sentit sur son visage la chaude haleine du chien.
Sultan nageait côte à côte avec Shoking.
—Oh! oh! fit celui-ci, pas de bêtises, mon ami, ne va pas t'imaginer que je me noie au moins. Tu me ferais boire plus qu'à ma soif, en croyant me sauver.
Mais Shoking avait mal jugé Sultan.
Sultan était un chien intelligent, qui avait tout aussitôt apprécié le mérite de Shoking, comme nageur, et c'était simplement pour lui faire la conduite qu'il s'était mis à l'eau.
Il se contenta donc de nager auprès de lui, comme un camarade, et il se paya le plaisir d'aborder de l'autre côté de la Tamise, à cent mètres au-dessous du pont de Londres, tout auprès de Shoking.
Shoking était haletant, néanmoins il crut poli de faire ses compliments à Sultan.
—Tu es un bon chien, répéta-t-il, je le dirai à ton maître. Adieu, Sultan.
Et il le caressa.
Le chien eut un grognement amical; puis il pensa que Shoking n'avait plus besoin de lui, et il se remit tranquillement à l'eau pour regagner le magasin d'huile, tandis que Shoking gagnait une des ruelles étroites du Borough.
Hélas! Shoking ne se doutait pas que Sultan, ami si intelligent jusque-là, allait commettre à son préjudice la plus déplorable des bévues.
En effet, comme il était déjà au milieu de la Tamise, le chien heurta son poitrail à quelque chose de mou et de flasque qui flottait sur l'eau.
Il flaira et reconnut un homme.
Cet homme n'était autre que John le rough, évanoui à la suite du coup d'aviron.
Et le chien, obéissant à son instinct de sauveteur, prit les haillons du rough à pleines dents, et se mit à tirer l'homme évanoui après lui, nageant vigoureusement dans la direction du magasin.
Apres s'être montré l'ami de Shoking, Sultan commettait la déplorable action de sauver son ennemi mortel.
Ah! si Shoking l'avait su, comme il eût retiré sur-le-champ son estime et son amitié au terre-neuve.
Mais Shoking, en ce moment, était à la recherche du fripier qui lui pourrait louer des habits secs et lui faire prendre un air de feu devant le poêle.
VII
Le Borough est le quartier situé sur la rive droite de la Tamise, qu'on trouve au bout du pont de Londres.
A l'ouest s'étend le Southwark; à l'est, toujours sur la même rive, Rotherithe.
Très-bruyant le jour, ce quartier est noir et silencieux la nuit.
Au delà des larges voies qui rayonnent à l'entour de la gare de London-Bridge, on trouve des ruelles étroites et sombres dans lesquelles vit une population industrieuse et interlope.
Il y a une rue, dont les maisons sont hautes et noires, qui est pleine de fripiers.
Le fripier ferme sa boutique fort tard; cela tient peut-être à ce que les gens qui ont recours à lui, et que retient une certaine honte, préfèrent s'aller affubler la nuit des habits d'occasion dont ils ont besoin.
Shoking, par exemple, n'avait pas de tels préjugés, et s'il eût eu besoin de se vêtir en gentleman, il serait tout aussi bien entré chez son ami Sam en plein jour et au grand soleil.
Donc, si Shoking entra dans la rue des fripiers à dix heures du soir et alla frapper à la porte de Sam, c'est que ses vêtements étaient ruisselants et qu'il avait absolument besoin d'en changer.
Sam est l'abréviation familière de Samuel.
Celui qui portait ce nom était un petit juif entre deux âges qui faisait plus d'un métier.
Il était fripier, prêteur d'argent, expert en matières d'or et d'argent, et il avait inventé un outil pour percer les perles.
Avec tout cela, il n'était pas riche, en dépit des commérages du quartier, qui le croyait millionnaire, et le plus clair de son bien était une jolie fille du nom de Katt, qui trônait dans sa boutique depuis le matin jusqu'au soir.
Katt était la fille unique de Sam, qui était veuf depuis longues années.
Elle savait attirer les chalands, retenir les indécis et les décider à acheter, pousser à la dépense ceux dont la bourse paraissait bien garnie, et le vieux juif avait coutume de dire que Katt était sa meilleure marchandise.
Ce fut donc à la porte de Sam que s'en alla frapper Shoking.
Sam était absent; il s'en était allé dans Hay-Markett acheter la défroque d'un gentleman qui partait pour les Indes.
Katt était seule.
Elle connaissait Shoking pour l'avoir vu, tout dernièrement, s'habiller des pieds à la tête avec l'argent de lord Palmure.
—Bonjour, gentleman, lui dit-elle.
Shoking fut évidemment flatté de l'appellation et il répondit:
—Bonsoir, miss Katt, vous êtes vraiment aussi jolie que la fille d'un lord de Belgrave square.
Puis il s'approcha du comptoir, sur lequel brûlait une petite lampe à esprit de vin, dont les rayons tombèrent sur ses habits ruisselants et couverts de boue en maint endroit.
—Ah! mon Dieu! fit la jeune fille, que vous arrive-t-il donc, monsieur Shoking?
—Hélas! un malheur, comme vous voyez. Je suis tombé dans la Tamise et j'ai failli me noyer.
—Vous êtes tombé dans la Tamise?
—Oui. J'avais peut-être trop bien dîné et je ne marchais pas très-droit en sortant de la taverne de la Tempérance, qui est bien celle de Londres où on se grise le plus facilement. J'ai traversé la Cité, je suis descendu par Sermon lane pour gagner le bateau-ponton et attendre le penny-boat. Il faisait très-noir et, dame! au lieu de mettre le pied sur le ponton...
—Vous l'avez mis à côté?
—Justement.
—Et vous êtes tombé à l'eau?
—Comme vous le dites, ma jolie Katt. C'est pourquoi vous me voyez ici à pareille heure. Vous pensez bien que je ne puis rester ainsi.
—Oh! certainement non.
Et, tout en écoutant Shoking, Katt jetait un coup d'oeil sur la coupe de ses habits et se disait:
—Voilà qui ne sort pas de notre boutique. Il parait qu'il a fait fortune, ce bon Shoking.
Puis tout haut et avec quelque embarras:
—Je ne sais vraiment, monsieur Shoking, si j'aurai des habits assez convenables pour vous.
Shoking sourit:
—Écoutez, ma petite Katt, dit-il, je puis bien me confier à vous. Je vais à Rotherithe voir des parents qui ne sont pas riches et que j'aime autant ne pas humilier, car il faut vous dire que j'ai fait un petit héritage et que je suis à mon aise.
—Ah! vraiment? fit Katt.
—Mon Dieu, oui, dit Shoking, j'ai quelque chose, à présent, comme trois cents livres de revenu.
—Un joli denier, murmura Katt.
—Par conséquent, je vais vous demander la permission de décrocher cette vareuse, ce chapeau goudronné et ce pantalon bleu, et d'aller passer le tout dans votre arrière-boutique.
Katt prit une perche munie d'un crochet et enleva au râtelier qui régnait tout le long des murs de la boutique, les objets que lui désignait Shoking.
Après quoi elle poussa une porte, qui laissa voir une chambre au milieu de laquelle ronflait un poêle de faïence.
—Voulez-vous une chemise? dit-elle encore.
—Une chemise et des bas, dit Shoking.
Et il passa dans cette seconde chambre, qui servait à l'essayage, comme on dit, et dans laquelle il y avait une grande glace qui permettait aux clients de se voir de la tête aux pieds.
Shoking referma la porte.
Puis, en un tour de main, il se fut débarrassé de ses habits mouillés, se roula ensuite dans une couverture de laine, afin de se sécher, et demeura quelques minutes auprès du poêle.
Après quoi il fit sa toilette nouvelle et posa crânement, en arrière de sa tête, le chapeau goudronné.
—J'ai l'air d'un vrai matelot de Sa Majesté, se dit-il alors, et, si je rencontre les deux policemen qui voulaient m'envoyer coucher sur le Royaliste, ils ne me reconnaîtront pas.
En effet, Shoking était tout à fait métamorphosé.
Il reprit sa bourse dans la poche du pantalon qu'il venait de quitter, et repassa dans la boutique.
—Vous devez être plus à votre aise ainsi? lui dit Katt en souriant.
—Ah! cela est vrai, fit-il.
En même temps il ouvrit sa bourse et posa une demi-guinée sur le comptoir.
—Mais pourquoi payez-vous maintenant? monsieur Shoking, dit Katt, puisque vous me laissez vos autres habits.
—C'est que je ne suis pas sur de revenir moi-même les chercher.
—Ah!
—J'enverrai peut-être mon domestique, ajouta le bon Shoking avec une naïve emphase.
Et comme Katt s'apprêtait à prendre sur la demi-guinée un modeste salaire et à lui rendre la monnaie, il lui dit:
—Gardez tout, ma chère.
Katt fut littéralement éblouie et son étonnement durait encore que Shoking était déjà loin.
Shoking avait besoin de rattraper le temps perdu.
—L'homme gris ne doit pas savoir ce que je suis devenu, pensait-il, et je dois pourtant lui porter des nouvelles de John Colden.
Ce disant, Shoking arpentait Troley street, arrivait dans Élisabeth street et s'engageait dans le dédale de petites ruelles qui séparent le Borough de Rotherithe.
Une demi-heure après, il arrivait en face de la chapelle dans le cimetière de laquelle, la veille de l'exécution de John Colden, s'étaient assemblés les chefs fenians, l'abbé Samuel et l'homme gris.
Mais Shoking n'entra point dans le cimetière.
Il s'en alla, au contraire, au public-house qui se trouvait en face.
Le public-house ne renfermait que deux buveurs et le landlord.
Celui-ci cligna imperceptiblement de l'oeil en voyant Shoking s'attabler.
Puis il quitta son comptoir, puisa une chope de stout et la porta à Shoking, auquel il dit tout bas:
—Ces gens-là vont s'en aller. Attendez.
—Qui, fit Shoking d'un signe de tête.
Le landlord ne se trompait pas. Les deux hommes, qui étaient des ouvriers du port, achevèrent leur pinte d'ale, jetèrent six pence sur la table et s'en allèrent.
Alors Shoking s'approcha du comptoir:
—Comment va-t-il? dit-il tout bas.
—Assez bien ce soir, et la fièvre se dissipe.
—Peut-on le voir?
—Oui, mais attendez que je ferme. Depuis hier, il y a des figures sinistres dans le quartier, et je me méfie.
Shoking tressaillit.
—Serions-nous donc découverts? dit-il.
—Je ne sais pas... mais j'ai peur... murmura le landlord.
VIII
Le land lord alla donc poser les volets à la devanture du public-house, éteignit le bec de gaz qui brûlait au-dessus du comptoir et ne laissa allumée qu'une petite lampe à schiste.
Puis il revint s'asseoir auprès de Shoking:
—Oui, lui dit-il, j'ai peur... figurez-vous que depuis hier soir, on voit dans Rotherithe une foule de visages inconnus. Les uns font le tour de la chapelle et du cimetière, les autres viennent ici boire et regardent partout.
—Vous pensez donc, dit Shoking, que ce sont des gens de police?
—Je le crains; seulement, jusqu'à présent, une chose me rassure, reprit le landlord.
—Laquelle?
—Je crois bien qu'ils ont vent que le condamné enlevé sur l'échafaud par les fenians est dans Rotherithe, mais ils ne savent pas où.
—Ah! vous croyez?
—Oh! j'en suis sûr; je crois même que le dernier endroit qu'ils soupçonnent, c'est ma maison.
—Dieu vous entende! murmura Shoking avec émotion.
—Malheureusement, poursuivit le landlord, John est hors d'état de quitter le lit. Il a éprouvé une si grande émotion sur l'échafaud que, vous le savez, il a été fou pendant quarante-huit heures.
—Oui, certes, je le sais, dit Shoking.
—Maintenant, il a retrouvé sa raison, mais le médecin qui le voit, dit qu'il ne pourra pas quitter le lit avant huit jours; et d'ici là, je tremblerai à toute minute.
—Mais, dit Shoking, en admettant qu'il put s'en aller tout de suite, où irait-il?
—Je ne sais pas. Londres est si grand!...
—Enfin, reprit Shoking, l'essentiel est qu'il se rétablisse. Nous ne pouvons pas avoir fait pour rien un si grand effort. Puis-je le voir?
—Oui, nous allons descendre.
Le landlord s'en retourna vers la porte, et l'entre-bâilla.
Puis il jeta un regard furtif sur les abords du public-house.
—Personne! dit-il.
Il ferma la porte, revint auprès de Shoking et prit la petite lampe à schiste.
Après quoi, il souleva la trappe de la cave qui se trouvait auprès du comptoir.
On descendait dans la cave, non par un escalier, mais par une de ces échelles à degrés larges et plats qu'on appelle échelles de meunier.
Le landlord passa le premier et Shoking le suivit.
La cave du public-house ressemblait à toutes les caves.
Elle était carrée et ne paraissait pas avoir d'autre issue.
Des tonneaux de plusieurs dimensions étaient rangés tout à l'entour, et l'un de ces tonneaux était haut de près de deux mètres.
Le landlord s'en approcha, tourna le robinet placé au centre et tout aussitôt le fond s'ouvrit, tournant, comme une porte, sur des gonds invisibles.
Alors Shoking vit un passage dans lequel, en se baissant un peu, deux hommes pouvaient marcher de front.
C'était le chemin de la cachette où était John Colden, le condamné à mort.
Une fois entrés dans le tonneau, le landlord, qui avait toujours la petite lampe à la main, pressa un ressort, et le fond mobile reprit sa place accoutumée, de telle façon que si alors on était descendu dans la cave, on n'aurait pas remarqué cette futaille plus que les autres.
John Colden était, couché dans une sorte de salle basse à l'extrémité de ce corridor auquel le tonneau servait d'entrée.
Cette salle prenait de l'air par un trou percé dans une voûte au-dessus de laquelle passait un des nombreux égouts dont la ville de Londres est sillonnée; et elle n'était pas éclairée par la lumière du jour.
Auprès d'un lit de camp était une lampe qui brûlait sur une petite table.
Assis devant cette table, Shoking aperçut un homme de haute taille, au front basané, qui n'était autre que celui des quatre chefs fenians qui venait d'Amérique.
John n'avait plus ni la fièvre ni le délire, sa raison lui était revenue, et il reconnut Shoking.
—Comment vas-tu, mon pauvre ami? dit Shoking en lui prenant la main.
—Je ne souffre pas, dit John, mais je suis anéanti, je n'ai aucune force, et il me semble que je ne pourrais pas me tenir debout.
—La force te reviendra, dit Shoking.
John Colden eut un sourire mélancolique.
—Vous vous êtes tous donné bien du mal pour me sauver, dit-il.
—C'était notre devoir, dit Shoking, tous pour un, un pour tous.
—Il n'est arrivé malheur à personne? demanda encore John Colden.
—A personne, jusqu'à présent...
—L'homme gris?...
—Il est aussi bien caché que toi.
—L'enfant?...
—A l'abri de toute poursuite derrière les murs de Christ's hospital.
—Et toi?...
—Ah! moi, dit Shoking en souriant, je l'ai échappé belle cette nuit.
—Vraiment?
—Tu vas voir...
Et Shoking raconta à John Colden ses aventures de la soirée.
—Vois-tu, dit gravement John Colden, ce n'est ni la police ni les ennemis naturels de l'Irlande qu'il nous faut craindre, ce sont les traîtres!
—Oh! dans tous les cas, fit Shoking, ce n'est pas celui-là qui nous gênera désormais.
Il faisait allusion à John le rough.
—Tu es sûr de l'avoir tué?
—Dame! répondit naïvement Shoking, je l'ai étourdi suffisamment pour qu'il se noie, dans tous les cas.
John essaya de se soulever, mais les forces lui manquèrent.
—Voilà qui est bizarre, fit-il en souriant; je n'avais pas peur de la mort, je marchais à l'échafaud, résigné et d'un pas ferme... on me sauve et la peur me prend... à telle enseigne que j'ai manqué en mourir.
—L'homme gris, répondit Shoking, m'a expliqué cela; mais je ne suis pas un savant comme lui, et je ne me rappelle par les mots baroques dont il s'est servi.
En parlant ainsi, Shoking tira sa montre.
Car il avait une montre maintenant, le mendiant Shoking, dont le rêve, jadis, était d'être un pauvre présenté à la Workhouse de Mile end road.
—Par saint George, dit-il, l'homme gris, qui ne m'a pas vu depuis deux jours, doit me croire mort ou prisonnier. Minuit! je file, et je vais lui porter de tes nouvelles.
Sur ces mots, Shoking serra la main du malade et reprit avec le landlord le chemin du tonneau.
Cinq minutes après, il quittait le public-house, dont les abords étaient toujours déserts.
Cependant comme il longeait le cimetière, un bruit confus et presque imperceptible arriva à son oreille.
La nuit était noire et le brouillard épais.
Shoking s'arrêta.
Alors le bruit lui parut plus distinct.
C'étaient deux voix d'hommes causant tout bas dans le cimetière.
A force de regarder, Shoking finit par distinguer deux ombres noires au-dessus d'une tombe, et il ne douta plus que ce ne fussent les deux personnes qu'il entendait causer.
Alors Shoking se coucha à plat-ventre et colla son oreille au sol.
La terre, comme on le sait, est toujours sonore, en hiver surtout, et le procédé qu'employait Shoking est connu de toute éternité.
L'Indien dans la savane, l'Arabe au désert, le chasseur au fond des bois, quand ils veulent entendre à une grande distance, se couchent et appliquent leur oreille sur le sol.
Shoking, demeuré debout, n'eût saisi que par lambeaux la conversation de ces hôtes nocturnes du cimetière.
Son oreille collée à terre, il entendit fort distinctement ce qu'ils disaient.
Et il se prit à écouter avec attention.
IX
Ce que ces hommes, dont la voix, était du reste parfaitement inconnue à Shoking, disaient entre eux, pouvait être tout à fait insignifiant pour lui et ne se rapporter ni à John Colden, ni à l'homme gris, ni même à lui, Shoking.
A Londres, il y a toujours une certaine quantité de vagabonds qui se trouvent sans gîte.
Comme on les traque dans les rues, et que les policemen les conduisent aux postes de police, les uns se réfugient dans les paras et couchent sur une branche d'arbre; les autres ne dédaignent pas d'enjamber la clôture d'un cimetière et d'aller chercher un asile parmi les morts.
Ces deux hommes qui causaient tout bas pouvaient donc appartenir à cette catégorie de gens sans aveu qui ne trouvent ni feu ni abri, la nuit venue.
Cependant, aux premiers mots qu'il entendit, Shoking, s'applaudit d'avoir prêté l'oreille.
L'un de ces deux hommes disait:
—Vois-tu, je suis sûr de ce que j'avance.
—Tu crois qu'on l'a caché dans Rotherithe?
—Oui.
—Mais comment peux-tu le savoir?
—J'étais devant Newgate la nuit même de l'exécution, et je vais te dire comment j'y étais...
—Voyons?
—Je n'ai jamais manqué d'aller voir pendre depuis dix ans.
Par conséquent, je m'étais mis en route dès six heures du soir.
Voilà que, dans Farringdon road, je trouve tant de monde, mais tant de monde, que je me doute qu'il y a quelque chose d'extraordinaire. Puis j'entends parler le patois des côtes d'Irlande, que je comprends et que je parle moi-même très-bien, attendu que lorsque j'étais matelot, je suis resté deux ans à Cork.
La foule marchait et je me laissais entraîner par elle; un homme m'adressa la parole en irlandais et me dit:
—A-t-on donné le signal?
Je réponds à tout hasard et dans la même langue:
—Pas encore.
Mon interlocuteur reprend:
—C'est du haut de Saint-Paul, n'est-ce pas?
—Je crois que oui.
Emporté par la foule, je me trouve dans Old Bailey.
—Ça fait que tu as tout vu?
—Tout, et j'ai suivi la foule quand elle s'est retirée, emportant le pendu qui avait perdu connaissance. Je crois bien qu'il n'y avait que moi d'Anglais dans tout ce monde.
—Mais comment sais-tu?...
—Attends donc! Les policemen bousculés, les Irlandais sont descendus au pas de course vers la Tamise; comme j'étais au milieu d'eux, j'ai été porté par le flot, et j'ai pu voir quatre grands gaillards sauter dans une barque, y coucher le pendu et pousser au large.
—Ça ne prouve encore rien.
—Mais si, car la barque a pris la dérive et je l'ai suivie des yeux.
—Dans la direction de Rotherithe?
—Oui.
—Mais qui te dit qu'elle s'y est arrêtée?
—Attends encore... Le lendemain, je descends à Charring cross et je prends le penny-boat pour m'en aller à Greenwich. Nous touchons à London-Bridge, et voilà que, parmi les passagers qui montent à bord, je reconnais un des quatre hommes qui avaient emporté le pendu dans la barque.
Quand le penny-boat a touché à Rotherithe, cet homme est descendu.
—Et tu n'a pas eu l'idée de le suivre?
—Non, parce que je n'avais pas encore lu dans les journaux qu'il y avait une prime de cent livres pour qui découvrirait l'endroit où on a caché le condamné.
Mais quand j'ai su cela, je me suis dit que le pendu devait être à Rotherithe et qu'un jour ou l'autre je retrouverais mon grand Irlandais, que je le suivrais alors... et que je finirais bien par découvrir la retraite de John Colden.
—Et c'est pour cela que nous passons ici les nuits et les jours?
—Oui.
—Jusqu'à présent nous n'avons rien vu... rien trouvé...
—Patience! cela viendra.
Shoking n'en entendit pas davantage: il était fixé.
Il se releva donc sans bruit et s'éloigna sur la pointe du pied.
—Voilà deux gaillards qu'il faudra surveiller, se dit-il; mais le mal n'est pas aussi grand que je le supposais. Ce n'est pas la police de Scotland Yard qui est sur nos trousses, c'est une police particulière, née de la spéculation privée. On assommera les deux drôles, et tout sera dit.
Cette réflexion faite, Shoking reprit le chemin du Borough, en prenant ses jambes à son cou.
Il y a plus d'une lieue de Rotherithe au Southwark, mais Shoking n'avait jamais été plus alerte et plus jeune.
Il regagna donc le Borough, puis le Southwark et arriva enfin dans la cathédrale des catholiques, Saint-George church.
Les alentours de l'église étaient déserts, et un silence profond régnait sur la place qui sert de ceinture au cimetière.
La flèche du clocher se perdait dans le brouillard. Cependant, tout en haut, on voyait une petite lumière, qui ressemblait à une étoile perdue dans ce ciel nuageux.
Shoking regarda cette lumière et il eut un battement de coeur.
—Allons, se dit-il, le maître a été sage, il n'est pas sorti ce matin.
Et Shoking se mit à suivre la grille qui entourait le cimetière et arriva à cette porte que le sacristain ouvrait au petit jour et par laquelle la malheureuse mère de Dick Harrisson s'introduisait dans le champ du repos, pour venir prier sur la tombe de son enfant.
Cette grille était entre-bâillée.
Shoking la poussa et pénétra dans le cimetière.
Maintenant il ne tremblait plus, comme cette nuit où il était venu, en compagnie de l'homme gris, déterrer la bière de Dick Harrisson.
Shoking n'avait plus peur des morts, Shoking était devenu philosophe et esprit-fort en la société de l'homme gris.
Ce fut donc d'un pas assuré qu'il s'achemina, au travers des tombes, vers cette petite porte qui se trouvait derrière l'église.
Puis il frappa doucement.
La porte s'ouvrit, mais aucune lumière n'apparut, et Shoking entra dans l'église, qui était plongée dans les ténèbres.
—Est-ce vous? dit une voix.
—C'est moi, répondit Shoking.
Alors une main prit la sienne et la voix, ajouta:
—Venez... il est là-haut... il vient de rentrer...
—Comment! dit Shoking, il a osé sortir ce soir encore!
—Oui.
—Quelle imprudence!
Le vieux sacristain, car c'était lui à qui avait affaire Shoking, le conduisit jusqu'à l'entrée du clocher et lui fit poser le pied sur la première marche.
—Maintenant, dit-il, vous savez le chemin?
—Oui. C'est tout en haut.
—Moi, je reste ici et je veille, dit le vieillard.
Shoking monta jusqu'à cette petite salle que nous connaissons et dans laquelle Jenny l'Irlandaise et son fils s'étaient cachés pendant deux jours et deux nuits.
Cette salle servait maintenant d'asile à l'homme gris qui avait, depuis le sauvetage de John Colden, toute la police de Londres à ses trousses. Shoking le trouva assis devant une petite table couverte de papiers et de livres.
Il lisait et fumait.
—Ah! te voilà, dit-il en regardant Shoking. D'où viens-tu donc?
Shoking raconta succinctement toutes ses aventures de la soirée.
L'homme gris fronça légèrement le sourcil quand Shoking en arriva à cette conversation qu'il avait entendue dans le cimetière de Rotherithe.
—Il est certain, dit-il enfin, que John ne peut rester éternellement à Rotherithe.
—Mais s'il sort et qu'on le prenne?... observa Shoking.
—Tu dis qu'il a retrouvé la raison?
—Oui.
—Qu'il n'a plus la fièvre?
—Non.
—Alors, je puis agir.
Et, comme Shoking paraissait ne pas comprendre, l'homme gris ajouta:
—J'ai le moyen de rendre John méconnaissable, et, de blanc et blond qu'il est, le faire mulâtre avec des cheveux noirs et crépus.
Alors, tu comprends que Calcraff lui-même ne le reconnaîtrait pas.
—Mais, dit Shoking, pourquoi n'avoir pas usé de ce moyen tout de suite?
—Parce que son état de fièvre ne le permettait pas, dit l'homme gris. Je l'aurais tué...
—Et... maintenant?
—S'il n'a plus la fièvre, je répondis de lui.
A ces dernières paroles, Shoking se gratta l'oreille, et l'homme gris se prit à sourire.
—Je gage que tu as quelque chose à me dire? fit-il.
—Oui, dit Shoking.
—Eh bien! va, je t'écoute...
Et l'homme gris roula avec flegme une cigarette entre ses doigts...
X
Shoking s'était gratté l'oreille; mais il ne faudrait pas en conclure qu'il fût excessivement embarrassé.
En Angleterre, l'art oratoire est un jeu; le peuple est convié aux meetings; il entend parler, il apprend à parler, il sait parler au besoin.
L'éducation politique est universelle; et par conséquent chacun sait exprimer sa pensée.
Les uns vont droit au but; les autres préfèrent le chemin fleuri des circonlocutions et savent tourner les difficultés.
Shoking appartenait à cette dernière école, la pensée de son discours n'était jamais que dans le post-scriptum.
—Maître, dit-il, jamais l'Irlande n'a eu si grand besoin d'être dirigée.
—Tu crois? fit l'homme gris.
—La lutte existait dans l'ombre, poursuivit Shoking. L'Angleterre savait bien que l'Irlande conspirait, mais elle méprisait l'Irlande.
—Ah! vraiment?
—Aujourd'hui, reprit Shoking, encouragé par cette petite phraséologie qui avait son mérite relatif, l'Irlande est sortie des ténèbres.
—Ah! ah!
—Elle a jeté le masque, elle a défié sa vieille ennemie, elle a amené la lutte au soleil.
—Après?
—L'Irlande a osé ravir un condamné à l'échafaud, poursuivit Shoking, qui le prenait de plus en plus au sérieux.
L'Irlande est forte et l'Angleterre a peur.
—Continue, continue, dit l'homme gris en souriant; tu parles comme feu O'Connell.
—Elle est forte et elle est faible, ajouta Shoking, usant des oppositions familières aux grands orateurs.
—Explique-toi.
—Elle était forte hier, car elle avait un chef qui la dirigeait, qui la conseillait, qui pouvait...
—Et ce chef, interrompit l'homme gris, où est-il donc maintenant?
—Il se cache, dit Shoking.
—Bon!
—Et c'était précisément à cela que j'en voulais venir. Pourquoi ce chef se cache-t-il?
—Parce que la police est à ses trousses, et que s'il était pris...
—Si John Colden était pris, se hâta de dire Shoking, on le pendrait de nouveau.
—Et si le chef dont tu parles était pris, dit l'homme gris, on le pendrait également.
C'était là que Shoking attendait l'homme gris, comme le chasseur attend le gibier au coin d'un bois.
—Mais John Colden ne sera pas pris, dit-il.
—Tu crois?
—Ou si on le prend, on ne le reconnaîtra pas.
-Eh bien?
—John Colden est donc plus heureux que ce chef dont je parle, et qui peut être reconnu au premier jour.
—Mon bon Shoking, dit l'homme gris en souriant, tu penses bien que je ne t'ai pas écouté si longtemps, sans deviner dès les premiers mots où tu voulais en venir?
A son tour, Shoking, qui jusque-là avait parlé les yeux baissés, regarda l'homme gris.
—Tu te dis, poursuivit ce dernier, que du moment où je puis rendre John Colden méconnaissable et le soustraire, par conséquent, à toute poursuite, je pourrais bien en faire autant pour moi-même.
—C'est la vérité pure, dit Shoking.
—Oui, et tu as raison en apparence, reprit l'homme gris.
—N'est-ce pas? fit naïvement Shoking.
—Mais tu as tort, en réalité.
—Ah!
—A ton tour, suis donc mon raisonnement.
—Voyons? dit Shoking.
—Qu'est-ce que John Colden? Un pauvre diable d'Irlandais, qui était cordonnier de son état, qui n'a jamais été beau et qui ne perdra pas grand'chose à troquer ses cheveux roux contre des cheveux crépus.
—Ça, c'est vrai, fit Shoking.
—Moi, dit l'homme gris, j'ai trente-huit ans, regarde-moi...
—Oh! vous êtes beau, fit naïvement le mendiant.
—Et j'ai besoin de mon physique, ajouta l'homme gris, car je veux être aimé.
Shoking tressaillit.
—Il y a par le monde une femme, une jeune fille, continua cet homme étrange, qui s'est déclarée ma mortelle ennemie.
—La fille de lord Palmure, n'est-ce pas?
—Oui.
—Eh bien? fit Shoking haletant.
—Eh bien! j'ai mis dans ma tête qu'elle m'aimerait, comprends-tu?
—Mais... pourquoi?...
Un nouveau sourire glissa sur les lèvres de l'homme gris.
—Vous l'aimez donc, vous? demanda naïvement Shoking.
—Pas encore.
—Alors...
—Quand elle m'aimera, dit-il encore, l'Irlande triomphera. Tu vois donc bien que j'ai besoin de mon physique.
—Mais, dit Shoking, qui, en bon Anglais qu'il était, ne désertait pas facilement la discussion, cette jeune fille est votre ennemie.
—Mortelle.
—Et comment donc pourrait-elle vous aimer?
—Elle m'aimera, dit froidement l'homme gris, parce que le chemin le plus sûr pour arriver à l'amour s'appelle la haine.
Shoking se courba ébloui.
—O maître! maître! dit-il, qui donc êtes-vous?
—Je suis un ange déchu, répondit-il, à qui Dieu a donné le repentir et laissé la force et la volonté.
Puis tout s'éteignit.
Cette auréole, qui avait un moment couronné ce front large et scintillant d'intelligence, disparut, et l'homme gris redevint cet homme triste et doux que Shoking avait rencontré pour la première fois dans la taverne du Blak horse.
—Donc, reprit-il après un silence, écoute-moi bien.
—Parlez, maître.
—Occupons-nous de John Colden.
—Il ne faut pas que Newgate le reprenne; il faut qu'il puisse aller et venir librement dans Londres; et qu'il continue à servir notre cause.
—Bon! fit Shoking, d'un signe de tête.
L'homme gris tira de sa poche un carnet dont il arracha un feuillet et, sur ce feuillet, il écrivit quelques mots au crayon.
—Demain matin, dit-il, tu iras chez un chemist dispensary.
—Oui, maître.
—Et tu le prieras de te composer la potion que j'indique là-dessus. Puis tu retourneras à Rotherithe, et tu feras avaler cette potion à John Colden, en deux fois à deux heures d'intervalle.
—Et il deviendra mulâtre?
—En une heure.
—Mais... les cheveux?
—Tu laisseras quelques gouttes de la potion au fond du vase, et tu les verseras ensuite sur ta main, après quoi tu en frotteras les cheveux de John, et de rouges qu'ils sont, ils deviendront noirs.
—Je le ferai, dit Shoking, qui ne douta pas un seul instant du résultat.
—Comment va la fille de Jefferies? demanda encore l'homme gris.
—Elle se lève et se promène dans le jardin.
—C'est bien: j'irai la voir demain.
—Vous oserez donc sortir?
—Oui.
—Mais s'il vous arrive malheur?
—Bah! fit l'homme gris, l'heure de ma mort est loin encore...
Adieu, Shoking; exécute fidèlement mes ordres et ne te mets plus martel en tête.
Et sur ces derniers mots, l'homme gris congédia Shoking d'un geste.
XI
Cependant la femme que Shoking avait rencontrée sur le penny-boat et qui, disait-elle, était allée quatre fois de suite à White cross sans pouvoir faire mettre son mari en liberté, bien qu'elle se présentât avec l'argent, cette femme avait dit la vérité.
Notre ancienne connaissance, sir Cooman, s'était entêté et Paddy avait dû coucher ce soir-là encore à White cross.
Il est vrai que la femme de Paddy était allée à Rotherithe, et qu'elle avait fini par trouver le créancier impitoyable qui avait fait mettre son mari en prison pour la misérable somme de dix livres.
Le créancier était dur, mais il était loyal; d'ailleurs il avait trop grande envie de toucher son argent pour hésiter à reconnaître que c'étaient dix livres et non pas cent qui lui étaient dues.
—Rentrez chez vous, ma chère, avait-il dit à la femme de Paddy, et venez demain à six heures à White cross. J'y serai et tout s'arrangera.
La femme de Paddy qui se nommait Lisbeth s'en était donc retournée dans le Southwark, en se disant:
—Miss Ellen attendra vainement Paddy cette nuit, mais je n'y puis rien.
Elle avait donné à souper à ses enfants, les avait couchés ensuite et s'était mise au lit à son tour; mais elle n'avait pas dormi, tant son impatience était grande.
Le lendemain tout était allé comme sur des roulettes.
Sir Cooman avait reconnu son erreur et gratifié Paddy d'une demi-couronne à titre de dommages-intérêts, et Paddy s'en était allé triomphant au bras de sa femme.
C'est un dur séjour pour un pauvre diable en guenilles que White cross; le créancier consigne le moins d'aliments possible, loge son débiteur en un taudis, et si pauvre que le prisonnier ait jamais été quand il était libre, il regrette ce temps-là.
Paddy avait donc éprouvé une si grande joie qu'il avait oublié de demander à sa femme quel était le bienfaiteur généreux qui lui rendait la liberté.
Ce ne fut que dans la rue qu'il lui fit cette question.
—Mais c'est miss Ellen, dit-elle.
Paddy fit un mouvement de surprise et presque de crainte.
—Ah! dit-il ensuite, elle a donc bien besoin de moi!
—Oui, et elle t'attendait hier soir.
—Où cela?
—A la porte de son jardin.
Paddy demeura silencieux un moment:
—Femme, dit-il enfin, écoute-moi bien.
—Parle.
—Miss Ellen, si belle, si noble, si riche, est une méchante créature.
—Je le sais, dit froidement Lisbeth, mais du moment où elle a besoin de nous, elle payera bien.
—Et si elle nous fait commettre une mauvaise action?
Lisbeth haussa les épaules:
—Quand on est pauvre comme nous, et qu'on a deux enfants à nourrir, dit-elle, on ne doit pas se montrer difficile sur le choix de la besogne.
—Femme, dit encore Paddy, je regrette presque d'être sorti de White cross.
—Cela ne m'étonne pas, dit Lisbeth avec humeur, tu as toujours été fainéant.
Ce reproche piqua Paddy au vif.
—Écoute bien, femme, reprit-il. Tu sais que je finis toujours par faire ce que tu veux.
—Il le faut bien.
—Pour que miss Ellen, qui n'a pas eu pitié de notre détresse, revienne, il faut qu'elle médite quelque chose d'abominable. Si tu le veux, je lui servirai d'instrument, mais s'il m'arrive malheur et que je finisse un jour ou l'autre au bout d'une corde, à la porte de Newgate, tu ne te plaindras pas?
—Non, dit Lisbeth d'un air sombre.
—Alors, c'est bien, dit Paddy, et tu as raison. Les pauvres gens comme nous ne sauraient choisir leur besogne.
Et, dès ce moment, Paddy fut résigné à obéir aveuglément à miss Ellen.
Il revint donc dans le Southwark et rentra dans la maison.
Ses enfants lui sautèrent au cou, et le malheureux se dit:
—Il faut bien vivre... en attendant que la mort vous prenne.
Lisbeth lui dit alors:
—Miss Ellen t'attendait hier soir, mais il est probable qu'elle t'attendra ce soir encore.
—J'irai, dit Paddy.
Il se mit à table avec ses enfants. Grâce aux libéralités de miss Ellen, il y avait presque l'abondance dans la maison.
Lisbeth alla chercher deux tranches de roastbeef, des pommes de terre, un morceau de pudding et de la bière brune.
Paddy demeura à table jusqu'au coucher du soleil.
Puis il sortit.
—Je vais aller voir les camarades du quartier, dit-il.
Cela signifiait:
—Je vais parcourir tous les public-houses des environs.
—Souviens-toi qu'elle t'attend, lui cria Lisbeth comme il franchissait le seuil de la maison.
—Oui, oui, dit Paddy.
Et il s'en alla.
Ce fut précisément dans le public-house devant lequel, l'avant-veille, miss Ellen avait été insultée par deux hommes du peuple, et où l'homme gris était intervenu tout à coup et l'avait sauvée de ce mauvais pas, que Paddy entra.
Il n'y avait pas grand monde à cette heure-là dans l'établissement.
Deux roughs buvaient de la petite ale mélangée de gin, et se trouvaient debout devant le comptoir. Mais l'un d'eux connaissait Paddy.
—Tiens, dit-il en lui tendant la main, te voilà? d'où sors-tu donc?
—Je viens de Greenwich, où j'ai travaillé deux mois, dit Paddy qui ne se souciait pas d'avouer qu'il sortait de White cross.
—As-tu gagné de l'argent?
—Pas beaucoup. On paye mal partout, maintenant.
Les deux roughs se regardèrent et parurent se consulter tacitement.
—Toi, dit enfin celui qui avait le premier adressé la parole à Paddy, tu es un solide gaillard, il me semble, et je crois me rappeler que tu as un coup de poing qui vous jette un homme par terre comme la massue d'un boucher.
—Hum! hum! fit modestement Paddy, qui en effet était taillé en hercule.
—Nous avons envie de t'associer, dit cet homme.
—A quoi?
A une besogne qui rapporte plus d'argent qu'un an de travail dans les docks ou les arsenaux.
—Qu'est-ce donc? fit Paddy.
—Avale ton verre de genièvre et sortons. On cause toujours mieux en plein air.
Paddy ne se le fit pas répéter deux fois; il vida son verre d'un trait, jeta deux pence sur le comptoir et sortit.
—Tu sais ce qui s'est passé il y a quelques jours? dit le rough.
On a enlevé un condamné sur l'échafaud.
—Je le sais, dit Paddy; car à White cross on était assez bien au courant des nouvelles.
—La police a offert une prime de cent livres à qui lui ferait retrouver le condamné.
—Vraiment?
—Puis, ce matin, les journaux ont annoncé que la police doublait la somme. Est-tu pour les Irlandais, toi?
—Non, dit Paddy.
—Alors, tu travailleras avec nous?
—Mais à quoi?
—Je suis sur la trace du condamné. Veux-tu en être? Nous passons toutes les nuits dans Rotherithe où nous soupçonnons qu'on le cache. Si nous le trouvons, il faudra jouer des poings et peut-être même du couteau, mais deux cents livres de prime, c'est un joli salaire, hein?
—Je ne dis ni oui ni non, dit Paddy.
—Pourquoi?
—Parce que j'ai affaire ce soir.
—Où cela?
—Dans Belgrave square.
—Tu as tort de ne pas venir avec nous.
—Mais je puis aller vous rejoindre.
—A Rotherithe?
—Oui.
—A quelle heure?
—Vers minuit.
—Eh bien! dit le rough, aussi vrai que je me nomme Nichols, et que je suis bon Anglais, si tu viens, tu seras bien reçu.
—Où vous trouverai-je?
—Près de la chapelle; peut-être serons-nous dans le cimetière.
—J'irai, dit Paddy.
Et il leur serra la main à tous deux et prit le chemin du pont de Westminster, se disant:
—Je ne sais pas ce que miss Ellen attend de moi, mais j'aimerais encore mieux donner un coup de main à ceux-là, bien que ce soit une vilaine besogne qu'ils me proposent.
XII
Pénétrons, à présent, dans l'hôtel Palmure, traversons le vaste jardin qui en dépend et entrons dans un petit pavillon qui s'élève à l'angle nord-ouest.
C'est là que miss Ellen travaille le soir depuis deux jours.
Après avoir soupé en tête à tête avec son père, qui la quitte pour aller au parlement, miss Ellen s'installe dans ce pavillon qui lui sert de salon de lecture, en été, et dans lequel, elle a fait allumer un grand feu.
Les domestiques ont reçu l'ordre de ne pas venir la déranger.
Miss Ellen a passé la soirée précédente dans ce pavillon.
Cependant elle sortait de temps à autre et allait entre-bâiller la petite porte qui donne sur une ruelle, et par laquelle Paddy, qu'elle attendait, devait entrer.
Mais Paddy n'est point venu.
Miss Ellen a attendu toute la nuit; le brouillard commençait à refléter les premiers rayons de l'aube, lorsqu'elle s'est décidée à rentrer dans ses appartements.
Pendant la journée qui a suivi, elle s'est informée plusieurs fois au suisse de l'hôtel, pour savoir si un homme du peuple ne s'était pas présenté.
Mais le suisse n'avait vu personne.
La journée écoulée, le soir venu, miss Ellen est retournée dans le pavillon.
Il est dix heures du soir.
Celui qui s'approcherait du pavillon entendrait un chuchotement de voix, et s'il appliquait son oeil contre les persiennes du rez-de-chaussée, il apercevrait miss Ellen causant avec un homme vêtu de noir, grand, maigre, de mine austère et les cheveux grisonnants.
C'est le révérend Peters Town.
Le révérend s'est introduit par la porte du jardin que miss Ellen est allée lui ouvrir, car ce rendez-vous était pris de l'avant-veille.
Tous deux parlent bas: de temps en temps, miss Ellen se lève, va à la fenêtre et écoute.
—Vous attendez donc quelqu'un, miss Ellen? demande le révérend.
—J'attends cet homme dont je vous ai parlé, qui devait venir hier soir...
—Et qui n'est pas venu?
—Ce qui m'étonne très-fort, car j'ai donné à sa femme la somme nécessaire pour le faire sortir de White cross.
—Et quelle somme devait-il?
—Dix guinées.
—Alors, dit le révérend, rassurez-vous; il viendra ce soir, très-certainement, mais il n'aurait pu venir hier.
—Pourquoi?
—Parce qu'il était encore en prison.
Et le révérend raconta, en souriant, qu'étant allé lui-même le matin à White cross pour faire élargir le sacristain de Saint-Paul qui s'était laissé emprisonner, on lui a raconté que sir Cooman le gouverneur, avait trop déjeuné la veille et qu'il avait pris un zéro pour deux, ce qui signifiait qu'il avait vu double.
—Alors, reprit miss Ellen, tout est pour le mieux. Cet homme peut nous être d'une grande utilité.
—Ah! vraiment?
—Je vous ai dit que sa femme avait vécu des charités d'un prêtre catholique.
—L'abbé Samuel, le chef occulte des fenians.
—Un des chefs, oui, mais pas le chef suprême.
—Soit.
—Par cet homme nous pourrons suivre l'abbé Samuel, et par l'abbé Samuel, découvrir la retraite de l'homme gris.
—Fort bien, dit le révérend d'un signe de tête. Mais, convenez, miss Ellen, que sur cette libre terre d'Angleterre, la légalité nous tue.
—Que voulez-vous dire?
—L'abbé Samuel est l'âme du clergé catholique à Londres.
—Bien. Après?
—Personne n'en doute; il est un des chefs du parti irlandais.
—J'en suis convaincue.
—Il savait qu'on délivrerait John Colden.
—Sans aucun doute.
—Peut-être même l'avait-il préparé à cet événement, car il a obtenu la permission de passer avec le condamné cette nuit qui devait être la dernière.
—Eh bien?
—Dans un autre pays, la police n'en demanderait pas davantage.
Elle ferait arrêter l'abbé Samuel, le mettrait en prison, et confierait à un juge habile le soin de lui arracher des aveux.
—Cela est vrai, dit miss Ellen, mais l'Angleterre est le pays de la légalité; il lui faut constater le flagrant délit pour priver un homme de sa liberté.
—Cela est d'autant plus vrai que nous n'avons pu, nous, poursuivit le révérend Peters Town, mettre en prison l'un des sacristains de Saint-Paul.
—Pourquoi?
—Vous avez lu dans les journaux que la veille du jour où John Colden devait être pendu, à six heures du soir, un rayon gigantesque de lumière électrique avait couronné la coupole de Saint-Paul?
—En effet.
—C'était le signal qui devait pousser des quatre coins de Londres les fenians vers Newgate.
—Qui donc avait allumé le rayon?
—On s'est livré à une enquête qui a amené des preuves morales, mais pas une preuve matérielle.
—Et les preuves morales?...
—Sont accablantes pour le sacristain. Il y en a deux à Saint-Paul. A huit heures du soir, on ferme les portes de l'église et eux seuls y demeurent.
Or, le matin même, l'un des deux avait été arrêté pour une dette assez importante et conduit à White cross.
L'autre était donc seul, ce soir-là.
On l'a questionné le lendemain, et il a répondu qu'il ne savait pas ce qu'on voulait dire, et qu'il n'avait pas vu de lumière électrique.
On a fouillé par toute l'église, depuis la coupole, où une porte qui se ferme produit le fracas d'un coup de canon, jusques aux caveaux qui renferment les tombeaux de Nelson et du duc de Wellington; on n'a rien retrouvé.
—Cependant pour produire de la lumière électrique, il est besoin d'un appareil, observa miss Ellen.
—Enfin, dit encore le révérend Peters Town, il a été prouvé que le créancier qui a fait arrêter l'autre sacristain est précisément le beau-père de celui-ci.
Eh bien! il a fallu se contenter de congédier cet homme qui, nous n'en pouvons douter, est affilié aux Irlandais...
—Chut! fit tout à coup miss Ellen, écoutez!...
Et elle se leva et s'approcha de la croisée, qu'elle ouvrit.
On venait de frapper trois coups à la petite porte du jardin.
—C'est l'homme que nous attendons, dit la jeune fille, je vais lui ouvrir.
Elle quitta le pavillon et courut à la petite porte.
C'était Paddy, en effet.
—Suis-moi, lui dit miss Ellen, qui reprit le chemin du pavillon.
Il parut surpris à la vue du révérend Peters Town; mais Ellen lui dit:
—Monsieur est un ami à moi devant qui tu peux parler.
Paddy, je puis faire ta fortune.
Paddy s'inclina.
—J'espère bien, en effet, dit-il, que milady me donnera de l'ouvrage, car j'ai refusé tout à l'heure une besogne assez lucrative.
—Ah! fit miss Ellen, et en quoi consistait-elle cette besogne?
—Il paraît que la police promet une prime de deux cents livres à qui retrouvera John Colden.
Le prêtre et la jeune fille tressaillirent.
—Eh bien? fit cette dernière.
—Et deux camarades du quartier qui croient être sur les traces du condamné, m'ont proposé de les aider.
—Ah! vraiment! fit miss Ellen.
Et un rayon de joie brilla dans ses yeux...
Quant au révérend Peters Town, son visage pâle s'était légèrement coloré.
XIII
Que se passa-t-il dès lors entre le révérend Peters Town, miss Ellen et Paddy?
C'est ce que les deux premiers ne dirent pas; mais, en s'en allant, environ une heure après, Paddy murmura:
—Cette fois, j'ai bien vendu mon âme à ces deux démons.
On a beau vouloir être honnête, quand on est misérable et dans les mains des riches, il faut toujours finir par être criminel.
Et Paddy, ayant étouffé un soupir, sortit à grands pas de Belgrave square et regagna le pont de Westminster.
Ce pont est comme la limite naturelle qui sépare le beau du laid, l'opulence de la misère, les palais des maisons noires, enfumées, fétides où grouille une population chétive et sans cesse aux prises avec la faim.
Paddy s'arrêta au milieu du pont dont les nombreux réverbères reflétaient leurs rayonnements sur les eaux noires de la Tamise.
Un vent violent qui soufflait du nord-ouest avait déchiré le brouillard, et on apercevait en haut les étoiles, en bas les fauves reflets de l'eau dans laquelle se miraient les becs de gaz.
Paddy s'arrêta au milieu du pont, s'accouda au parapet et promena ses regards tour à tour de la rive gauche où tout était splendeur, à la rive droite où régnaient l'ombre et la souffrance.
Le Parlement, qui baigne ses assises dans le fleuve, flamboyait comme un phare gigantesque.
C'était l'heure où les législateurs forgent des lois nouvelles et s'occupent de gouverner le monde.
De l'autre côté du pont, le Southwark était plongé dans les ténèbres.
Çà et là, cependant, une lumière tremblotante apparaissait au haut de quelque édifice.
Une surtout attira l'attention de Paddy.
Celle-là paraissait comme suspendue entre la terre et le ciel, et tout autre qu'un homme du quartier s'y serait trompé peut-être.
Mais Paddy avait presque toujours vécu dans le Southwark, et il reconnut le clocher de Saint-George, la cathédrale des catholiques, et dans cette lumière qui brillait, la lampe nocturne du vieux gardien qui couchait dans le clocher.
—Ma parole d'Anglais, murmura-t-il enfin, la vue de Saint-George me fait penser à une chose, c'est que Nichols et son compagnon pourraient bien faire fausse route.
Paddy s'assit sur le parapet du pont, à peu près à égale distance des deux rives, tantôt contemplant la façade illuminée du Parlement, car les nobles lords ne siègent que le soir, tantôt reportant son regard sur les maisons tristes du Southwark, et fixant de nouveau cette petite lampe nocturne qui avait tout d'abord attiré son attention.
Puis il se tint le discours suivant:
—Rotherithe est un quartier protestant; il ne s'y trouve que fort peu de catholiques, et les Irlandais qui travaillent dans les docks préfèrent loger sur la rive gauche, dans le Wapping.
Nichols pourrait donc bien s'être trompé en prenant Rotherithe pour le centre de ses investigations.
Le condamné qu'on a enlevé se nommait John Colden, il était catholique; par conséquent il est probable que ses sauveurs sont catholiques pareillement: d'où je conclus qu'il est plutôt dans le Southwark qu'à Rotherithe.
Et Paddy, fixant une dernière fois la lumière qui brillait dans le clocher de Saint-George, ne put s'empêcher de tressaillir.
—J'ai mon idée, moi aussi, murmura-t-il.
Alors il se remit en marche, passa le pont et s'enfonça dans les ruelles obscures du Southwark, se dirigeant vers Adam's street.
Une demi-heure après, il arrivait chez lui.
Les deux enfants dormaient, mais la femme veillait.
Lisbeth, assise auprès du poêle dans lequel brûlait un reste de coke, prêtait l'oreille au moindre bruit qui lui venait du dehors.
Vingt fois elle avait tressailli, croyant entendre le pas de son mari.
Enfin Paddy entra.
Il était pâle, mais résolu.
—Bonsoir, femme! dit-il.
Il regarda les deux enfants, couchés côte à côte sur le grabat qui leur servait de lit.
—On voit qu'ils ont bien soupé aujourd'hui, fit-il avec un accent d'amère ironie.
—Grâce à miss Ellen, notre bienfaitrice, dit Lisbeth.
Paddy haussa imperceptiblement les épaules.
—As-tu vu miss Ellen? demanda-elle.
—Oui.
Paddy s'assit auprès du poêle et tira de sa poche une pipe qu'il bourra.
Puis il se mit à fumer silencieusement.
—Paddy, fit Lisbeth avec inquiétude, tu n'as pas l'air content.
—Peuh! dit-il, il y a des jours où on n'est pas en belle humeur.
—Miss Ellen t'a-t-elle mal reçu?
—Au contraire.
—T'a-t-elle donné de la besogne?
—Oui.
Et il continua de fumer.
Puis après un nouveau silence, que la femme n'avait osé interrompre:
—Quel jour vient l'abbé Samuel ici?
—Demain. Tu sais bien que je t'ai dit qu'il nous venait visiter tous les dimanches.
—Ah! c'est juste. C'est un brave homme, n'est-ce pas?
—Il nous a donné du pain, dit Lisbeth.
Un sourire cruel qui ressemblait au ricanement d'un damné passa sur les lèvres de Paddy.
—Eh bien! dit-il, nous le trahirons, cependant.
Lisbeth tressaillit.
—Nous le trahirons, parce que miss Ellen le veut ainsi.
—Ah!
—Et ne dis-tu pas qu'il faut vivre, que de pauvres gens comme nous n'ont pas le choix de leur besogne, qu'il sont forcément les esclaves de qui les paye?...
—C'est vrai, soupira Lisbeth.
—Eh bien! le bon plaisir de miss Ellen est que nous trahissions l'abbé Samuel.
—Mais comment?
—Tu verras... tu verras... Maintenant, laisse-moi te dire quel est le prix de la trahison.
—Parle, dit Lisbeth, dont l'oeil eut un éclair de sombre convoitise.
—Quand j'aurai livré l'abbé Samuel à ses ennemis, ou plutôt un homme dont l'abbé Samuel est l'ami, et dont miss Ellen est l'ennemie mortelle, nous quitterons Londres.
—Ah!
—Et nous irons habiter dans le comté de Lancastre une maison, entourée de terres et de prairies, que nous donnera la généreuse miss Ellen.
—Et je serai fermière? dit Lisbeth.
—Oui, fit tristement Paddy. Eh bien! femme, veux-tu que nous renoncions à tout cela, veux-tu que nous soyons honnêtes?
—Et tes enfants? dit Lisbeth.
Paddy jeta un sombre regard sur les deux petits qui continuaient à dormir d'un sommeil paisible.
—Tu as raison, dit-il.
Il baissa la tête, garda de nouveau un silence farouche, puis tressaillit au son d'une cloche qui se fit entendre.
—Voici le quart après onze heures qui sonne, dit-il en se levant.
—Où vas-tu? demanda Lisbeth.
—A Rotherithe.
—Quoi faire?
—Exécuter les ordres de miss Ellen, répondit Paddy. Nichols doit m'attendre dans le cimetière.
Bonsoir, femme.
Et Paddy s'en alla, après avoir laissé tomber un regard de tendresse sur ses deux enfants endormis.
Et comme le bruit de ses pas s'éteignait dans l'éloignement, Lisbeth murmura:
—Après tout, cet abbé Samuel n'est qu'un Irlandais, et trahir un Irlandais, c'est bien mériter de la libre Angleterre!
XIV
Paddy s'en alla donc à Rotherithe.
Il marchait d'un pas rapide et, tout en cheminant, il se disait:
—Nichols ne se doute pas, j'en suis bien certain, que je gagnerai dix fois plus que lui à retrouver le condamné à mort. La police paye bien, mais miss Ellen paye encore mieux.
Pour cette première besogne-là, se dit-il encore, je n'ai pas grande répugnance.
Après tout, je ne connais pas cet homme, et il n'y a pas grand inconvénient à le rendre à Calcraff; ce n'est pas un Irlandais de plus ou de moins qui empêchera la terre de tourner.
Mais l'autre... ce prêtre qui a donné du pain à mes enfants!... Ah! vraiment! je suis un grand misérable!
Mais c'est Lisbeth qui le veut... Ah! ah! ah!
Et il ricanait comme un damné, le pauvre diable que la misère étreignait et que sa femme dominait au point de le courber sous sa volonté de fer.
Nichols, on s'en souvient, lui avait donné rendez-vous dans le cimetière.
C'était là que, depuis deux nuits, il avait établi son quartier général.
Nichols était un véritable enfant des quartiers populeux de Londres, un rough d'aussi pure race que John, l'ennemi de Shoking.
Nichols avait fait un peu tous les métiers, y compris celui de voleur, attendu qu'il avait tourné le moulin pendant deux ans.
Il savait tout, avait tout vu, et certes il était bien homme à gagner la prime offerte par la police.
Partout ailleurs qu'en Angleterre, Nichols se serait bien gardé de prendre des associés, son flair et son instinct lui auraient suffi.
Mais partout ailleurs aussi, il lui aurait suffi de découvrir la retraite du condamné et d'aller ensuite avertir la police, qui aurait fait son affaire de l'arrestation.
En Angleterre les choses ne se passent point ainsi.
Le domicile est inviolable, et la police ne pénètre dans les maisons qu'avec un ordre formel du parlement, ce qui n'arrive pas deux fois en un siècle.
Ce qu'il fallait donc, c'était d'abord que Nichols découvrit l'endroit où était caché le condamné; qu'ensuite, il pénétrât dans cet endroit; qu'avec de hardis compagnons, il s'en emparât de gré ou de force et qu'il le portât dans la rue.
Là seulement, la police était chez elle et pourrait s'en emparer.
C'était donc pour cela que Nichols qui s'était adjoint déjà un premier associé, n'avait point dédaigné de proposer un tiers dans l'affaire à Paddy, et avait fait cette sage réflexion que si John Colden avait eu dix mille hommes pour l'arracher à l'échafaud, il devait nécessairement avoir conservé des gardes du corps.
Par conséquent, ils ne seraient pas trop de trois hardis et robustes compagnons pour enlever John Colden.
Celui que Nichols avait pris comme premier associé, était un vigoureux Écossais de la halle aux poissons qu'on appelait Macferson.
Il avait de larges épaules, un cou de taureau et dans les rixes du Wapping, son coup de poing était estimé l'égal de celui du matelot Williams.
Mais, en revanche, Macferson était une véritable brute inintelligente, comme on en pourra juger par la conversation qu'il avait avec Nichols, au moment où Paddy les rejoignit.
Ils s'étaient couchés dans le cimetière qui était plein de hautes herbes et ils causaient à voix basse.
—Je ne comprends pas, disait Macferson, que tu aies dit à Paddy de venir nous rejoindre.
—Nous aurons besoin de lui, répondait Nichols.
—Pourquoi?
—Nous ne serons pas trop de trois.
—Oh! moi, j'assommerais bien une dizaine d'Irlandais à coups de poing.
—C'est possible, mais il se peut qu'il y en ait vingt-quatre, et moi je ne me sens pas ta force.
—Et puis, continua l'Écossais, pourquoi passons-nous la nuit ici?
—Tu ne l'as pas compris?
—Non.
—Nous partons cependant de ce principe que John Colden est caché à Rotherithe.
—Bon!
—Quel est le point central de Rotherithe? c'est l'église et le cimetière, pas vrai?
—Soit.
—Nous avons donc plus de chance ici que partout ailleurs d'avoir des nouvelles du gibier que nous chassons.
—Si on veut, dit l'Écossais, mais moi j'ai une autre idée?
—Laquelle?
—Rotherithe n'est pas bien grand.
—Après?
—Nous allons frapper à toutes les portes, j'enfonce d'un coup d'épaule celles qui ne s'ouvrent pas, et nous finissons bien par trouver John Colden.
—Tu es une brute, dit Nichols, mais silence!
Et Nichols qui avait entendu un léger bruit, se souleva à demi et prêta l'oreille.
Un pas se faisait entendre dans l'éloignement et se rapprochait peu à peu du cimetière.
Enfin, Nichols aperçut une forme noire qui s'approchait du mur.
—Ce doit être Paddy, fit-il tout bas.
La forme noire enjamba le mur et sauta dans le cimetière.
C'était Paddy, en effet.
Nichols le reconnut à sa haute stature.
—Là, par ici! fit-il à mi-voix.
Paddy s'approcha.
—Ah! ah! continua Nichols, je savais bien que tu viendrais nous rejoindre.
—Les temps sont assez durs, répondit Paddy, pour qu'on ne fasse pas fi de l'argent du gouvernement.
Et il vint s'asseoir dans l'herbe du cimetière, auprès de ses compagnons.
—Ah ca! dit-il alors, vous croyez donc que le condamné à mort est à Rotherithe?
—C'est mon idée, fit Nichols.
—Pourquoi?
—Mais parce que ce n'est ni dans le Wapping où tout le monde se connaît, ni dans le quartier Saint-Gilles, qu'on aurait osé le cacher.
—Oui, mais ce peut être dans le Southwark.
Nichols tressaillit.
—Aux environs de Saint-George, continua Paddy.
—Non, dit Nichols; il est ici, j'en suis sûr.
Une seconde fois Nichols se dressa subitement et imposa silence de la main à ses deux compagnons.
—Un pas se faisait entendre de l'autre côté du mur du cimetière.
Mais un pas furtif, inégal, et qui trahissait sinon une hésitation, du moins une certaine prudence.
Nichols enjamba le mur et sauta hors du cimetière.
Il vit alors un homme qui cherchait à se dissimuler dans l'ombre de la porte d'une maison voisine.
Il courut à lui et le prit à la gorge.
Mais l'homme résista.
—Eh! dit-il, si vous êtes pick-pocket, mon camarade, vous en serez pour vos peines. Je n'ai pas un penny et je me mouche avec mes doigts, faute de mouchoir.
—John! exclama Nichols.
—Tiens, c'est Nichols! dit John le rough, car c'était bien lui que Shoking avait assommé la veille d'un coup d'aviron et que Sultan, le chien terre-neuve, obéissant à son instinct de sauvetage, avait tiré sur la berge de la Tamise, assez à temps pour l'empêcher de se noyer.