Les misères de Londres, 4. Les tribulations de Shoking
XXXIII
Laissons l'abbé Samuel quitter, le front haut, la cathédrale de Saint-Paul, et l'homme gris, s'en allant caracoler à Hyde-Park avec l'espoir d'y rencontrer miss Ellen.
Retournons à Rotherithe, où nous allons retrouver nos connaissances de la nuit précédente, John le rough et Nichols. Paddy avait passé une partie de la nuit avec eux, on s'en souvient, puis il les avait quittés en leur disant:—J'ai idée, moi, que le condamné John Colden n'est pas à Rotherithe.
—Et où crois-tu qu'il est? avait demandé Nichols, fortement découragé par l'évasion de Shoking et la disparition de l'écossais Macferson.
—C'est mon secret.
—Comment ton secret? Tu ne dois pas avoir de secret pour nous, puisque nous sommes associés, avait dit Nichols.
—Ne te fâche pas, répondit Paddy, et écoute-moi: Quand je vous ai rencontrés, j'étais moi-même à la recherche de John Colden. Mais je n'agissais pas pour mon compte.
—Et pour qui donc travaillais-tu?
—Pour une personne puissante qui triplera, au besoin, la prime offerte par la police. Et je vous l'ai dit, tout à l'heure, je crois bien que je sais où est le condamné?
—Pourquoi donc, alors, ne veux-tu pas nous le dire?
—Je vous le dirai, mais quand la personne pour qui je travaillais me l'aura permis, et elle me le permettra, allez; et il y a mieux, je stipulerai avec elle pour vous, des conditions de salaire magnifiques. Paddy parlait avec un accent de franchise qui convainquit Nichols.—Et quand verras-tu cette personne?
—Cette nuit même, je vais y aller.
—Où te retrouvons-nous?
—Où vous voudrez, dit Paddy, qui ne prévoyait pas la besogne et les instructions que lui donnerait miss Ellen.
—Eh bien? dit Nichols, ici même, au bord de l'eau. Nous coucherons dans la péniche.
—Soit, dit Paddy. Et il s'en alla.
On sait ce qui s'était passé. Paddy avait fait partie de l'expédition souterraine accomplie par miss Ellen et lord Palmure.
On se souvient qu'il avait fait part de ses soupçons à miss Ellen, touchant cette lumière qui brillait toute la nuit dans le clocher de Saint-George, et que miss Ellen, devinant que ce n'était point de John Colden, mais de l'homme gris qu'il s'agissait, lui avait enjoint d'avertir l'abbé Samuel. Miss Ellen, qui avait un plan en donnant cet ordre, avait donc congédié Paddy, modifiant ainsi du tout au tout la conduite de cet homme vis-à-vis de ses associés de la nuit.
Donc, Nichols et John le rough qui, le bateau de police éloigné, étaient retournés chercher un abri pour le reste de la nuit dans la péniche, constatèrent, après un long sommeil, que Paddy n'était pas revenu, bien qu'il leur eût donné rendez-vous. Alors John regarda Nichols.
—Veux-tu savoir ma pensée? Eh bien! j'ai idée que Paddy s'est moqué de nous, ou qu'il nous trahit.
—Au profit de qui?
—Des Irlandais, pardieu? Sais-tu où il demeure?
—Oui, dans le Southwark, et dans un passage qui donne dans Adam's street.
—Eh bien! allons chez lui, nous verrons bien.
Et quittant la péniche, Nichols et John se rendirent dans le Southwark. Là ils gagnèrent Adam's street.
Il était alors six heures du matin, et c'était précisément le moment où l'abbé Samuel se rendait, comme il le faisait tous les dimanches, chez la femme et les enfants de Paddy. Tout à coup John serra le bras à Nichols.—Regarde!
—Vois-tu ce jeune homme vêtu de noir? C'est l'abbé Samuel, celui-là même qui assistait John Colden sur l'échafaud. Et il sait bien certainement où est le condamné.
—Tu crois?
—Il n'est pas Irlandais pour rien.
—Suivons-le, au lieu d'aller chez Paddy?
Ils firent trois ou quatre pas derrière le prêtre; puis, soudain, Nichols s'arrêta bouche béante.
—Oh! par exemple! dit-il enfin. Il entre chez Paddy.
John fronça le sourcil et tous deux, qui ne s'aperçurent pas non plus que le clergyman s'effaçait sous une porte, après avoir suivi l'abbé Samuel, tous deux s'arrêtèrent et se regardèrent avec une expression de défiance croissante.
—Puisque l'abbé Samuel entre chez Paddy, fit John, c'est que Paddy nous trahit.
—C'est ce que nous allons voir, dit Nichols.
Peu après la femme et les enfants de Paddy sortirent.
Alors Nichols passa devant la maison, jeta un regard furtif à travers la fenêtre et aperçut l'abbé Samuel qui tenait les mains de Paddy et paraissait le remercier avec effusion.
—Regarde, dit-il. John s'approcha.
—Je te le disais bien, il nous trahit.
—Eh bien! dit Nichols, il sera puni. Et les deux roughs se donnèrent la main et jurèrent la mort de Paddy, l'homme acheté par miss Ellen. Puis ils disparurent, et Nichols dit à John:
—Nous reviendrons ce soir? Et il fera connaissance avec six pouces de la lame de mon couteau.
Pendant ce temps, Paddy et sa femme, qui était rentrée après le départ de l'abbé Samuel, parlaient tout bas de ce cottage et de ces terres que miss Ellen leur avait promis loin de Londres, la grande ville de la corruption!...
XXXIV
Suivons maintenant le gentleman qui quittait Saint-George à cheval et s'en allait à Hyde-Park, si merveilleusement transformé, que l'abbé Samuel ne l'avait reconnu qu'à la voix.
L'homme gris s'en alla au grand trot, gagna le pont de Westminster, traversa tout le quartier de Belgrave square et entra dans le jardin royal. Il était alors midi. En hiver, les quelques personnes de qualité qui restent à Londres et qui n'y sont retenues, du reste, que par les travaux du parlement, fréquentent Hyde-Park vers le milieu du jour.
Si un pâle rayon de soleil, vers midi, traverse le brouillard et s'ébat sur les gazons, aussitôt les équipages à deux et à quatre chevaux envahissent les allées; les cavaliers et les amazones se croisent en tous sens, échangeant des saluts et des poignées de main. Ce jour-là, il y avait foule quand l'homme gris arriva. La jument qu'il montait était une bête admirable, nous l'avons dit, et, bien que rien ne soit moins rare, en Angleterre, qu'un beau cheval, elle attira tous les regards.
Un groupe de jeunes gens, perchés sur les banquettes d'une mail-coach, engagèrent des paris. Était-ce un Anglais, un Français, un Américain? Nul ne le savait. Les uns parièrent que c'était un nabab, les autres qu'il pourrait bien appartenir à l'ambassade du Brésil nouvellement installée. Un tout jeune homme, le baronnet sir Edmund W..., dit à son tour:—Je sais qui c'est. C'est un Russe, le comte R... qui est amoureux fou de miss Ellen Palmure.
—Que nous chantez-vous là, Edmund?
—La vérité, messieurs. Vous savez que miss Ellen, la plus belle personne des trois Royaumes, a refusé la main des plus riches seigneurs de Londres, le fils de lord C... entre autres, qui a voulu se brûler la cervelle l'année dernière.
—Et la main du baronnet sir Williams P..., qui se l'est brûlée, ajouta un autre gentleman.
—A la suite de cet événement miss Ellen est allée en Italie, il y a deux ans, reprit sir Edmund, et c'est là que commence mon histoire.
—Contez-nous la donc, Edmund.
—Miss Ellen a passé un mois à Monaco où, comme vous le savez, il y a autant de Russes que d'Anglais. Elle y a tourné la tête du comte R..., et il a juré qu'il l'épouserait.
—Et vous croyez que le comte R... est ce gentleman qui vient de passer. Sur quoi basez-vous cette opinion?
—Sur un fait bien simple: Il y a trois mois qu'on n'a vu miss Ellen à Hyde-Park, et elle y est aujourd'hui.
—C'est vrai, elle vient d'entrer par la grille de White-hall.
—Mais cela ne prouve rien...
—Pourquoi donc?
Un cavalier s'était joint aux gentlemen du mail coach et galopait auprès de leur voiture. C'était un jeune étourdi qu'on appelait le marquis de L...
—Messieurs, dit-il, vous pouvez engager des paris, je tiens pour Edmund, et je vais avoir la preuve de ce qu'il avance.
—Comment l'aurez-vous, marquis?
—Oh! très-facilement. Je vais l'aller demander à miss Ellen elle-même; je suis fort de ses amis, comme vous savez.
—Mais vous ne l'épouserez pas?
—Dieu m'en garde! Le mari que prendra miss Ellen sera un véritable esclave.
Les paris s'engagèrent.—Mille livres que le gentleman n'est ni Russe ni amoureux, dit l'un.—Je tiens les mille livres, répondit sir Edmund.
Le jeune marquis de L... mit son cheval au galop et courut après miss Ellen qu'on apercevait au bord de la serpentine, maniant avec une adresse infinie son superbe poney d'Irlande.
En entendant le galop du cheval, la jeune fille se retourna, reconnut le marquis et le salua de la main, pensant qu'il ne faisait que passer. Mais le marquis l'aborda et lui dit:—Miss Ellen, j'ai fait un pari.
—Ah! vraiment? fit-elle, et lequel?
—C'est que le comte R... était à Londres. A Hyde-Park, et qu'il y venait pour vous rencontrer.
—Oh! dit miss Ellen en souriant, le comte R..., qui s'est montré très-épris de moi à Monaco, m'a certainement oubliée.
—Voilà qui est impossible, miss Ellen.
—Et si par hasard il est à Londres, c'est que d'autres affaires l'y amènent.
—Cependant il est ici.
—Vous le connaissez donc?
—Pas le moins du monde, mais nous venons de voir passer un gentleman que personne ne connaît, et sir Edmund prétend que c'est lui.
—Et où est-il, ce gentleman?
—Là-bas.
Miss Ellen suivit la direction donnée à sa cravache par le marquis, et elle aperçut, en effet, à cent pas de distance, un gentleman qui avait mis son cheval au pas.—Nous sommes trop loin ici pour que je puisse vous dire si c'est le comte R..., dit miss Ellen.
—Eh bien! voulez-vous galoper avec moi jusque là? dit le marquis.
—Volontiers.
Et miss Ellen rendit la main à son poney, qui fila comme une flèche. Le marquis galopait à côté de miss Ellen. Soudain celle-ci arrêta brusquement son cheval. Elle avait reconnu non-seulement la jument, mais encore le groom qui suivait le gentleman à distance.—Qu'est-ce? dit le marquis étonné.
Miss Ellen était devenue toute pâle.—Mon cher marquis, lui dit-elle, vous savez que je suis capricieuse! J'exige de vous que vous restiez ici.
—Pourquoi?
—Je veux m'approcher toute seule de ce gentleman. Si c'est le comte R..., je reviendrai vous le dire. Attendez-moi ici, auprès de cet arbre.
—Soit, dit le marquis.
Et miss Ellen, agitée d'un bizarre pressentiment, se remit à galoper sur les traces de l'homme gris, qui continuait à s'éloigner.
XXXV
L'homme, gris continuait son chemin.
Il trottait au bord de la serpentine, cette rivière microscopique dont les Londoniens sont plus fiers que de la Tamise, se retournant d'une façon si imperceptible que miss Ellen n'avait pu s'en apercevoir.
Mais il avait parfaitement vu la jeune fille, lui, et ce qu'il voulait, c'était se rapprocher le plus possible des grilles de Hyde-Park, afin de n'avoir pas grand chemin à faire, au besoin, pour gagner une des portes. Miss Ellen galopait avec furie.
Elle dépassa le groom qu'elle avait reconnu.
C'était bien celui à qui quelques jours auparavant, elle avait offert de l'argent pour qu'il lui dît le vrai nom et la demeure de son maître.
Elle avait également reconnu la jument de pur sang, et le cavalier qui la montait avait la tournure de celui qu'elle cherchait. Mais comme elle arrivait tout près de lui, il se retourna et un cri de surprise échappa à miss Ellen. Elle ne reconnaissait plus l'homme gris.
Son étonnement, sa stupeur furent même si naïfs, que l'homme gris se prit à sourire.
Puis son regard s'alluma et pesa sur miss Ellen.
Alors miss Ellen courba la tête et eut un léger frisson. Ce n'était pas lui et c'était lui. S'il avait changé de visage, il avait conservé son regard.
Et, saluant la jeune fille, il fit volter son cheval et s'approcha d'elle.—Bonjour, miss Ellen, dit-il.
—Oh! murmura-t-elle, c'est sa voix.
—Pardonnez-moi, miss Ellen, dit-il, mais il a bien fallu me grimer un peu pour venir ici et n'être pas reconnu.—Vous! encore vous! dit-elle.
—Jusqu'au jour où vous m'aimerez, répondit-il. Et il rangea familièrement son cheval à côté du cheval de miss Ellen. Le groom suivait à distance et avait été rejoint par celui de miss Ellen. Celle-ci avait dominé sur-le-champ ce premier moment d'émotion que lui faisait toujours éprouver la rencontre de son ennemi.
—Une belle journée qu'on dirait la première du printemps, miss Ellen, dit l'homme gris d'une voix harmonieuse, une journée où il fait bon parler d'amour, n'est-ce pas? Miss Ellen le regarda:
—Vous êtes donc toujours fou? dit-elle avec un accent de mépris ironique.
—Peut-être...
—Hier, reprit-elle, vous avez déployé vos talents de sorcier et d'escamoteur.
—Vous êtes cruelle, miss Ellen.
—Aujourd'hui, le rôle de don Juan ne vous déplaît pas.
—J'aime votre ironie, miss Ellen. Elle m'accuse bien franchement votre haine. Et la haine est le commencement de l'amour.
Elle haussa imperceptiblement les épaules.
Puis ricanant toujours:
—Vous êtes hardi, dit-elle. Cette nuit, vous étiez sous mon toit, et j'ai respecté l'hospitalité, mais ici, nous sommes en public. Au moment où je vous parle, il y a vingt gentlemen qui vous prennent pour un gentilhomme russe, le comte de R..., qui, lui aussi, est amoureux de moi.
—Fort bien, miss Ellen. Où voulez-vous en venir?
—A ceci. Je n'ai qu'un signe à faire, et ils m'entoureront. Je n'ai qu'à leur dire: Cet homme que vous ne connaissez pas et que vous prenez pour un gentleman...
—Est le dernier des misérables, interrompit l'homme gris en souriant, le chef de ces hommes qui, dans l'ombre, conspirent contre l'Angleterre; c'est ce bandit à visage de Protée qui a sauvé John Colden de l'échafaud.
—Oui, dit miss Ellen, je puis les appeler et leur dire tout cela.
—Et, dit encore l'homme gris avec calme, comme en Angleterre tout gentleman s'est fait recevoir constable, il ne sera nul besoin de policemen pour m'arrêter. Eh bien! faites ce signe, dit-il avec tranquillité. Je ne chercherai pas à fuir.
—Vous continuez à me braver, je le vois. Mais prenez garde!
—Par exemple, dit l'homme gris, qui eut à son tour un accent d'ironie, on s'étonnera peut-être dans l'aristocratie anglaise que vous ayez des relations avec ce bandit.
—Oh! fit-elle, peu m'importe ma réputation, si j'assouvis ma haine.
—Eh bien! allez, miss Ellen, appelez le marquis de L... qui vous suit à distance; faites signe au mail coach qui vient de notre côté et sur la banquette duquel je vois perchés bon nombre de vos fidèles.
—Non, dit miss Ellen, je veux être généreuse aujourd'hui encore. D'ailleurs le dimanche est un jour de repos, un jour de trêve, par conséquent.
—Que craignez-vous de moi, miss Ellen, maintenant que je vous ai rendu les lettres... de Dick Harisson?
Miss Ellen fronça le sourcil tout à coup et son oeil eut un éclair de colère.—Ah! dit-elle, vous osez me parler de ces lettres? Mais vous en avez gardé une?
—Moi? Et il y eut un tel accent d'étonnement dans ce simple mot, que miss Ellen le regarda avec une sorte de stupeur.—Il en manquait une, dites-vous? reprit-il. C'est impossible, je les ai comptées, il y en avait dix-sept.
—J'en ai écrit dix-huit, moi.
—Eh bien! je vous jure, miss Ellen, que je n'en ai trouvé que dix-sept dans la bière. Qu'est devenue la dix-huitième? Je l'ignore. Mais je vous jure que je le saurai, et si elle existe, elle vous sera rendue. Et l'homme gris salua miss Ellen et s'éloigna au galop. Il avait déjà franchi la porte de Stanhop street, que miss Ellen pétrifiée était encore au bord de la serpentine, les yeux baissés. Enfin elle releva la tête.—Cet homme est un ennemi loyal, se dit-elle. Il n'a pas la lettre. Qu'est-elle donc devenue? Elle tourna bride, revint vers le marquis de L... et lui dit en souriant:
—Mon ami, vous avez perdu votre pari. Ce n'est pas le comte R...? Mais... vous connaissez ce gentleman? Et c'est...? Mystère!
Et miss Ellen eut un éclat de rire et s'éloigna au galop.
Comme elle rentrait deux heures après, à l'hôtel Palmure, le suisse lui remit une enveloppe carrée arrivée il y avait quelques minutes. Miss Ellen l'ouvrit et son coeur battit. L'enveloppe renfermait la dix-huitième lettre accompagnée de ces mots:
«La mère de Dick l'avait gardée. Je vous l'envoie avec les compliments de celui que vous aimerez tôt ou tard!...»
Un éclair de fureur passa dans les yeux de miss Ellen.—Ah! dit-elle, maintenant, que je ne te crains plus, homme énigme, à nous deux! la guerre commence...
XXXVI
Cette longue journée du dimanche s'était écoulée enfin, car rien n'est interminable et triste comme le dimanche à Londres. Tout est fermé, magasins et public-house; la foule qui circule dans les rues est silencieuse et recueillie, sinon par dévotion, au moins par habitude. Chacun paraît s'ennuyer et se tordre la mâchoire; et on en voit qui regardent le ciel, trouvant que le jour a l'air de se prolonger indéfiniment. Enfin, la nuit vient, le gaz s'allume dans les rues, quelques établissements publics se rouvrent; la poste, qui a chômé tout le jour, expédie les lettres pour l'étranger et la province, et le publicain reparaît à son comptoir avec son tablier, son habit noir et sa cravate blanche. Le peuple anglais, le dimanche soir, est comme le peuple turc pendant le rhamadan, c'est-à-dire au lendemain du carême. Il se rattrape de son long jour d'abstinence avec une fiévreuse ardeur.
Dans les quartiers pauvres, au Wapping, à White-Chapel, à Rotherithe, dans le Borough, dans le Southwark, les tavernes s'emplissent dès huit heures du soir.
Le policeman, toujours respecté, se montre même indulgent; il n'appréhende les ivrognes au collet que lorsque le scandale est trop flagrant.
Sinon, il ferme les yeux sur ceux qui s'en vont en décrivant des courbes et des arabesques, et passe devant les public-house sans trop regarder à travers les carreaux, garnis au dedans de rideaux rouges. Ce soir-là, Paddy, qui était demeuré tout le jour enfermé dans sa maison, Paddy se leva du coin du poêle qui ronflait joyeusement, maintenant qu'on avait de l'argent et partant du coke et du charbon:
—Femme, dit-il, je vais aller me promener un peu. J'ai mal de tête.
—Il fait froid, dit mistress Paddy.
—Je boutonnerai mon habit.
—Et puis, continua sa femme, je ne saurais dire pourquoi, mais j'aimerais mieux que tu restasses ici.
—J'ai soif, dit Paddy.
—Il y a sur la table une cruche de bière brune toute pleine.
—La bière qu'on boit chez soi rafraîchit moins que celle du public-house.
Mistress Paddy soupira.—Seigneur Dieu, dit-elle, comme les hommes sont entêtés, en vérité!
—Ah çà! mais pourquoi donc veux-tu que je ne sorte pas? dit Paddy d'un ton bourru.
—Je te l'ai dit, je ne sais pas. C'est une idée.
—Une drôle d'idée! ricana Paddy.
—Et puis, fit mistress Paddy, j'ai comme un pressentiment ce soir. Il me semble que ce matin le prêtre irlandais s'est méfié de quelque chose. Je ne sais pas pourquoi encore, continua sa femme, mais il me semble que miss Ellen t'a donné là une drôle de besogne, en te disant de l'avertir que Nichols et les autres savaient que John Colden était dans le clocher de Saint-George.
—Moi aussi, dit Paddy, je ne comprends pas pourquoi elle m'a dit d'agir ainsi.
—Car enfin, dit mistress Paddy, elle a, comme son père, la haine des Irlandais, et alors pourquoi leur donner un avis charitable?
—Femme, dit Paddy, je te le répète, je n'y comprends absolument rien, mais, enfin, du moment que je me suis vendu à miss Ellen et que je lui ai juré de faire ce qu'elle me commanderait, je n'ai pas besoin de discuter ses ordres.
Et Paddy fit un pas vers la porte. Mais sa femme lui prit le bras et le retint. Écoute encore, lui dit-elle. Je te disais donc que j'avais dans mon idée que ce matin l'abbé Samuel s'était méfié de quelque chose.
—Eh bien! que veux-tu que j'y fasse?
—Je voudrais que tu restasses ici. Je me méfie des Irlandais.
—Bon! dit Paddy, en haussant les épaules, si j'avais à me méfier, ce ne serait pas d'eux.
—De qui donc?
—De John le rough et Nichols.
—Pourquoi?
—Mais parce que je leur avais promis d'aller les rejoindre, de leur dire où était John Colden et que miss Ellen m'a défendu de les revoir.
Heureusement, ajouta Paddy, comme se parlant à lui-même, je ne les rencontrerai pas par ici. Ils sont à Rotherithe et ils n'en bougeront pas, car ils sont persuadés que c'est à Rotherithe que se cache John Colden. Et il fit un pas encore.
—Ainsi tu veux sortir? dit sa femme d'une voix presque émue.
—Je vais boire un coup.
—Paddy, je t'en prie...
—Ah! mais tu m'ennuies! dit Paddy avec colère, laisse-moi donc aller où je veux! j'ai passé d'assez mauvais moments à White-cross! Vas-tu pas vouloir me remettre en prison, toi? Et il repoussa sa femme avec brusquerie, tira la porte et sortit. Le passage où il demeurait était bruyant comme en plein jour, et une foule de gens déguenillés s'y croisaient en tous sens.
—Bonjour Paddy, dirent quelques voix, te voilà donc sorti de prison?
—Oui, mes amis, bonsoir! et merci! Et Paddy se dirigea d'un pas rapide vers Adam's street qui était au bout du passage. Il concevait l'idée d'aller boire du porter à Queen-Elisabeth.
La taverne qui portait ce nom royal était située au bord de la Tamise, entre le pont de Westminster et Lambeth palace. La bière y était excellente et coûtait un peu plus cher. Mais Paddy avait de l'argent en poche et ne regardait pas à la dépense.
Il s'enfonça donc dans un dédale de ruelles, pour aller au plus court, car les passages, à Londres, abrègent singulièrement les distances, et il finit par se trouver dans une rue tout à fait déserte. Alors il entendit marcher derrière lui.
Instinctivement et comme s'il eût été, à son tour, impressionné par les pressentiments de mistress Paddy, il s'arrêta net et attendit que l'homme qui le suivait s'approchât. Il s'était arrêté sous un bec de gaz. Les pas devenaient plus bruyants et bientôt un homme apparut dans le cercle de lumière décrit par le réverbère.
Paddy tressaillit. Il avait reconnu John le rough.—La! Paddy, dit celui-ci, ne va donc pas si vite! Est-ce que tu bois sans les camarades le dimanche? John paraissait de belle humeur et même un peu gris.—Où vas-tu! dit-il encore.
—Queen's Elisabeth tavern, répondit Paddy.
—Eh bien! allons, dit John. Et il prit Paddy par le bras et l'entraîna. A partir de ce moment, on ne devait plus revoir vivant le malheureux Paddy...
XXXVII
On l'a vu, la femme de Paddy s'était opposée de toutes ses forces à ce qu'il sortît.
Mais les femmes si puissantes sur l'homme en toute autre circonstance, sont battues par la taverne. L'homme qui a soif n'écoute rien. Donc, Paddy était parti. Les enfants étaient couchés sur leur grabat, côte à côte, la soeur et le frère, exemple touchant de la misère anglaise qui va jusqu'à mélanger les deux sexes.
Lisbeth remit du coke dans le poêle, l'additionna d'une galette de fiente de vache et, mouchant avec ses doigts la chandelle de suif qui brûlait sur la table, elle se mit à lire la Bible en bonne Anglaise qu'elle était.
Les catholiques convaincus s'accommoderaient mal des transactions de conscience de mistress Paddy: mais, elle, partant de ce principe, que les pauvres gens n'ayant pas le choix de la besogne, appartiennent à ceux qui les payent et suivent ensuite leurs ordres, ne se jugeait pas tellement coupable qu'elle crût pouvoir se dispenser de ses devoirs religieux.
Donc, elle s'était mise à lire la Bible fort dévotement, prêtant parfois l'oreille aux bruits du dehors, s'interrompant quelquefois pour regarder les deux enfants qui dormaient. Les heures s'écoulèrent. Lisbeth lisait toujours, mais son visage devenait de plus en plus inquiet. Peu à peu les rumeurs du dehors s'éteignirent; les portes des maisons voisines, se fermaient, le silence succédait au bruit. Paddy ne revenait pas. Alors Lisbeth se leva et, de plus en plus inquiète, ouvrant sa porte, elle se mit sur le seuil.
Un homme entrait dans le passage, elle eut un battement de coeur, pensant que c'était Paddy.
Mais l'homme passa devant elle et ne s'arrêta point. Ce n'était point celui qu'elle attendait. Puis après celui-là, un autre, et encore un autre; et puis, plus rien. Le passage était devenu ombre et silence. Lisbeth entendit sonner successivement deux et trois heures du matin. Les femmes des ouvriers de Londres sont comme les femmes du peuple de Paris; elles savent où sont les cabarets que leurs maris fréquentent et connaissent les habitudes de chacun de ces établissements.
Lisbeth, de plus en plus agitée par des pressentiments sinistres, repassa dans sa tête cette nomenclature de public-house et de tavernes que Paddy fréquentait avant son incarcération. Où était-il? Était-il demeuré dans le Southwark? avait-il poussé jusqu'au Borough? Tout à coup un souvenir traversa son esprit: Elle se rappela que, lorsqu'elle allait voir Paddy à White-cross, le prisonnier pour dettes, quand il avait bien maudit son créancier, pleuré sur ses enfants dont il était séparé et épuisé la kyrielle de ses lamentations, donnait un regret à la bière brune et au gin de Queen's Elisabeth Tavern.
Elle se rappela encore que, pendant cette journée qui venait de s'écouler, le nom de cette taverne lui était venu deux ou trois fois aux lèvres. Or, la taverne de la Reine-Élisabeth était ce qu'on appelle à Londres un établissement de nuit. Elle avait une licence pour demeurer ouverte jusqu'au jour, Lisbeth n'hésita plus. Les enfants dormaient, et à leur âge on a le sommeil dur. Elle souffla la lampe, tira la porte après elle et donna un tour de clé, tout en laissant cette clé dans la serrure, pour le cas où Paddy rentrerait tandis qu'elle serait à sa recherche.
Les pauvres ne se volent pas entre eux.
Lisbeth savait bien que sa maison était la dernière à laquelle les voleurs songeraient, par la raison toute simple qu'il n'y avait rien à voler.
La femme de Paddy se mit donc à errer dans le Southwark. Tout en ayant la conviction que son mari était à Queen's tavern, elle ne voulut pas laisser inexplorés les cabarets du voisinage. Elle entra successivement dans une demi-douzaine de public-house où Paddy était connu. On ne l'avait pas vu, et la plupart des publicains le croyaient encore à White-cross. Dans le dernier où elle entra, elle rencontra un homme de Adam's street qui lui dit:—Tu cherches Paddy? je l'ai rencontré... Il descendait vers la Tamise seul?—C'est bien cela, pensa Lisbeth; il a de l'argent, il est allé à la Reine-Élisabeth.
Et elle sortit du public-house et se dirigea d'un pas rapide vers le bord de la Tamise. Là, les rues étaient tout à fait désertes. Seul, l'établissement de Queen's Élisabeth tavern brillait dans la nuit, comme un phare au raz de l'eau.
Cette taverne si fort prisée par Paddy, était une sorte de repaire composé d'un vaste rez-de-chaussée en planches et en torchis qui s'élevait de quelques mètres à peine au-dessus du niveau de la Tamise, et dont le seuil était quelquefois inondé, au moment des grandes marées.
Quand tout dormait dans le voisinage, la taverne ouvrait ses yeux rouges et flamboyants, c'est-à-dire ses fenêtres éclairées par des lampes fumeuses, dont les reflets indécis ricochaient sur la Tamise, et dans le silence de la nuit, on entendait monter ses refrains obscènes et ses bruyantes querelles.
Une autre femme eût hésité peut-être à aborder ce repaire, mais Lisbeth entra.
Personne ne la connaissait, et quelques hommes la regardèrent avec curiosité.
Elle demanda au publicain s'il avait vu Paddy.
A ce nom de Paddy, un homme, qui buvait tout seul dans un coin, leva la tête.—Est-ce de Paddy qui sort de White-cross, la petite mère, que vous voulez parler? dit-il. Je l'ai rencontré voilà une heure, dans Bridge-road, il paraissait ivre. Il remontait vers Saint-George.
—Est-ce qu'il était seul?
—Non, il était avec deux hommes qui m'ont paru être des Irlandais, aussi vrai que je m'appelle John et qu'on m'a surnommé le Rough, comme si nous n'étions pas tous des roughs, hein? Et John le rough se remit tranquillement à boire. Lisbeth, agitée des plus sinistres pressentiments, sortit.—Oh! murmura-t-elle, j'ai peur du prêtre catholique... Il se sera vengé!... j'ai peur... j'ai peur... Et mistress Paddy conservant néanmoins l'espoir que son mari avait fini par rentrer, regagna le Southwark en toute hâte. Il était alors quatre heures du matin, et si Paddy n'avait pas reparu, c'est que, bien certainement, il lui était arrivé malheur...
XXXVIII
A mesure qu'elle approchait de chez elle, Lisbeth sentait son coeur battre à outrance et ses jambes fléchir sous le poids de son corps. Comme elle entrait dans Adam's street, elle vit un groupe d'hommes sous un bec de gaz, à l'entrée du passage où elle demeurait. Ces hommes causaient avec animation et paraissaient s'entretenir de quelque événement extraordinaire. Il y avait également du monde au seuil d'un public-house encore ouvert. Lisbeth s'approcha toute tremblante. Personne ne fit attention à elle, tant l'émotion était générale. Le Southwark, bien que misérable, est un quartier tranquille, et les scènes sanglantes du Wapping y sont si rares que Lisbeth entendit une voix qui disait:—Il y a au moins dix ans que pareille chose n'est arrivée.
Comme elle s'approchait encore, elle put voir dans le passage et sentit ses cheveux se hérisser.
Le passage était plein de monde et une douzaine de policemen allaient et venaient à travers la foule compacte devant la maison de Paddy. Lisbeth fit quelque pas encore et s'arrêta muette, la gorge crispée, en proie à une mystérieuse épouvante. La porte était ouverte, la maison pleine, et elle entendait des cris de désespoir auxquels elle ne pouvait se tromper: elle avait reconnu la voix de ses deux enfants. Une voisine, qui était descendue à demi-vêtu dans la rue, reconnut Lisbeth et vint à elle.
—Oh! ma chère! lui dit-elle en la serrant dans ses bras, êtes-vous assez malheureuse!
Lisbeth ne savait rien encore, et pourtant elle devinait tout. Soutenue par sa voisine, pâle comme une morte, sans voix dans la gorge, l'oeil rouge et sec, marchant comme un automate, elle entra dans la maison.
Paddy était là. Mais Paddy était mort!... Les deux enfants, agenouillés sur le cadavre, se tordaient les mains en poussant des cris aigus. Le cadavre était épouvantable à voir. Il avait reçu quatre coups de couteau, deux au ventre, un dans l'épaule, un quatrième lui avait labouré la joue; mais aucune de ces blessures n'avait dû amener une mort instantanée. La gorge du mort portait des traces de mains crispées qui avaient dû l'étrangler, en désespoir de cause.
Enfin les vêtements en lambeaux du malheureux prouvaient qu'il avait soutenu, avant de mourir, une lutte désespérée avec ses assassins, car ils devaient être plusieurs, à en juger par les marques de strangulation et les quatre blessures d'abord, et ensuite par la force herculéenne dont le malheureux était doué et qui ne permettait pas de croire qu'un seul homme en fût venu à bout.
Des policemen, en tournée de nuit, avaient trouvé Paddy baignant dans son sang, au fond d'une ruelle appelée Edmond lane et qui descend de Belvedere road vers la Tamise. Les policemen de Londres ont chacun leur quartier, ce qui fait qu'à la longue ils connaissent à peu près tous les habitants de leur circonscription. Un de ceux qui faisaient partie de la ronde nocturne avait dit en voyant Paddy:—Je ne sais pas au juste le nom de cet homme, mais je le connais de vue et il doit demeurer aux environs d'Adam's street. Cette affirmation avait fait qu'au lieu de transporter le cadavre à la Morgue, on l'avait porté dans le Southwark.
Au coin d'Adam's street le même policeman était entré dans un public-house et avait fait signe au publicain de sortir. Celui-ci avait à peine jeté les yeux sur le cadavre qu'il s'était écrié:—C'est Paddy!
Tous ceux qui se trouvaient dans le public-house étaient également sortis et avaient tous reconnu Paddy; vers le milieu d'Adam's street, le personnel d'une autre taverne s'était joint à cette petite escorte qui suivait déjà les policemen portant le cadavre. En moins d'un quart d'heure tout le quartier s'était trouvé en rumeur. On avait transporté Paddy chez lui, tandis que la malheureuse femme allait le chercher dans Queen's tavern. Les enfants éveillés en sursaut, voyant leur père mort, avaient témoigné le plus violent désespoir.
Les policemen étaient allés éveiller le magistrat de police du quartier, et celui-ci arrivait au moment même où Lisbeth, de retour aussi, se trouvait en présence du cadavre de son mari.
D'abord la pauvre femme avait été frappée de mutisme. Elle voulait pleurer, mais ses yeux étaient sans larmes; elle voulut crier, sa gorge ne laissa passer aucun son. Le magistrat interrogea tour à tour plusieurs personnes, mais nul ne put lui fournir aucun renseignement.
Paddy était sorti de prison l'avant-veille; on ne lui connaissait pas d'ennemi, et il était trop pauvre pour qu'on pût supposer qu'il avait été assassiné par des voleurs. A la fin Lisbeth put jeter un cri. La voix lui revint pleine de sanglots.
—Oh! s'écria-t-elle, c'est le prêtre!
—Quel prêtre? demanda le magistrat de police.
—Le prêtre catholique!
—Qui a assassiné votre mari? fit encore le magistrat avec un étonnement croissant.
Lisbeth avait maintenant l'oeil flamboyant, les narines dilatées, et l'instinct de la vengeance lui donnait des forces et éveillait en elle une sauvage énergie.—Oh! non, dit-elle, ce n'est pas le prêtre qui a frappé, mais ce sont les hommes qui lui obéissent. Le magistrat crut saisir un premier indice dans ces paroles.—Madame, dit-il, expliquez-vous clairement. Sur notre libre terre d'Angleterre, les meurtriers sont toujours punis.
—Un prêtre catholique, un Irlandais, reprit Lisbeth, dont les sanglote couvraient la voix, nous a fait du bien, car nous étions bien misérables.
—Et vous voulez que ce soit lui qui ait Commis un pareil crime? Mais dans quel but?
—Mon pauvre homme, répondit Lisbeth, s'était associé à ces hommes qui voulaient gagner la prime offerte par la police à ceux qui retrouveraient John Colden, le condamné à mort. Le prêtre qui est celui-là même qui a assisté John lorsqu'on l'a enlevé sur l'échafaud, aura considéré Paddy comme un ingrat et un traître...
Il y avait une foule compacte dans ce misérable logis, autour de ce cadavre, et tout le monde entendit formuler cette accusation terrible contre l'abbé Samuel.
—Oui, oui, dirent plusieurs voix, le prêtre est encore venu ce matin.—Nous l'avons vu, répétèrent d'autres personnes.
Parmi les gens qui entouraient le cadavre, il y avait un homme d'âge mûr, d'aspect austère, qui ne disait rien, mais dont les yeux d'un gris pâle reflétèrent alors une sombre joie. Cet homme, entièrement vêtu de noir, se dégagea peu à peu de la foule et se glissa hors de la maison. Puis il s'éloigna à petits pas, en murmurant:—Ah! cette fois, je crois que je tiens ma vengeance! Or, cet homme qui s'éloignait ainsi et qui n'avait frappé l'attention de personne, était le révérend Peters Town, ce ministre vindicatif qui avait juré la perte de l'abbé Samuel...
XXXIX
En présence de cette accusation formelle, énergique, qui faisait retomber sur l'abbé Samuel la responsabilité de la mort de Paddy, le magistrat de police qui avait commencé l'enquête, comprenant qu'il ne s'agissait pas d'un meurtre ordinaire, ordonna aux policemen de faire sortir la foule, afin qu'il pût se livrer à une enquête minutieuse.
Le peuple anglais est assez docile envers la police. Tout le monde sortait donc sans murmurer, laissant le magistrat, les policemen, Lisbeth et ses deux enfants auprès du cadavre de Paddy.
Mais elle demeura au dehors, remplissant le passage et presque tout Adam's street. Divisés par groupes de huit ou dix personnes, les curieux causaient et émettaient mille avis différents. Paddy n'avait pas, du reste, une oraison funèbre bien élogieuse.—C'était un assez triste drôle, disait un publicain qui lui avait fait crédit autrefois et n'avait jamais pu en être payé.
—Sa femme est une méchante femme, répliquait une commère du voisinage. D'abord, elle accuse le prêtre catholique bien légèrement...
—Et puis, reprenait un troisième, en admettant que cela soit vrai, Paddy n'a que ce qu'il méritait. Du moment où il mangeait le pain du prêtre, il ne devait pas s'associer à ses ennemis.
—Cela est vrai, dirent plusieurs voix.
Mais toutes ces conversations avaient lieu à voix basse, sans bruit, sans tapage, et sans aucune de ces bousculades qui font la gloire des attroupements parisiens. L'Anglais est calme, il a l'habitude de vivre la nuit et d'agir à sa guise sans jamais gêner la liberté d'autrui.
Un nouveau personnage qui n'était pas entré dans la maison du mort et qui n'était passé par là qu'après que le magistrat de police l'eût fait évacuer, se mêla alors aux différents groupes, recueillant ça et là des indications et des renseignements. Il était pauvrement vêtu et ressemblait plutôt à un petit commis du quartier de la Poissonnerie et des docks qu'à un gentleman. Cependant il s'exprimait en très-bons termes, et il demandait ce qui s'était passé avec une grande politesse. La commère, qui, déjà, s'était exprimée sévèrement sur le compte de Lisbeth, se chargea de le mettre au courant.
Cet homme, que personne ne connaissait, du reste, dans le quartier, apprit ainsi qu'on avait assassiné Paddy et que la femme de Paddy accusait l'abbé Samuel de ce crime. Il haussa imperceptiblement les épaules, ne se prononça ni pour ni contre, glissa d'un groupe à l'autre et finit par arriver jusqu'à un policeman qui s'était mis en sentinelle à la porte même du mort.
—Mon ami, voulez-vous avertir un de vos collègues qui sont de l'autre côté de la porte?
—Pourquoi faire? demanda le policeman avec flegme.
—Il y a dans cette maison un cadavre? Le cadavre d'un homme assassiné? Et le magistrat de police se livre à une enquête?
Mais oui, répondit le policeman sans s'impatienter le moins du monde. L'Anglais est le plus patient des hommes.
—Eh bien! reprit le personnage inconnu, dites à un des policemen qui sont dans l'intérieur, qu'un homme qui peut fournir des renseignements sur le meurtre et aider l'enquête, demande à être introduit.
Ce que la police anglaise a d'admirable, c'est qu'elle ne repousse personne et ne dédaigne aucun renseignement, si insignifiant qu'il puisse être. Le policeman fit un signe de tête affirmatif. Puis il frappa à la porte, qu'un des policemen placés à l'intérieur entr'ouvrit. On entendait toujours à travers cette porte les cris de douleur des deux enfants. Mais Lisbeth, ivre de vengeance, parlait d'une voix nette et brève, accumulant preuves sur preuves pour perdre l'abbé Samuel. Le policeman de l'intérieur transmit au magistrat de police les paroles de son collègue. Le magistrat donna l'ordre de faire entrer l'homme qui disait avoir des renseignements à fournir. Cet homme entra.
—Qui êtes-vous? lui dit le magistrat.
Ce personnage qui, jusque là, s'était exprimé en très-bon anglais, eut alors un accent allemand très-prononcé.
—Mylord, dit-il, je suis Allemand et médecin.
—Votre nom?
—Conrad Hauser.
—Vous avez des renseignements à nous donner? Parlez...
—Je puis vous faire connaître l'assassin de cet homme. A ces paroles, Lisbeth se leva frémissante.
—Ah! si tu fais cela, dit-elle, je te bénirai, et je consens à aller nu-pieds toute la vie, ajouta-t-elle, se servant d'une formule usitée parmi le peuple de Londres et dont le sens est intraduisible.—Ah! vous connaissez l'assassin? Il faut nous le nommer, dit le magistrat.
—Je ne le connais pas, mais si Votre Honneur donne les ordres que je demande, je pourrai montrer son portrait à tout le monde.
—Je ne vous comprends pas, dit le magistrat.
Le personnage reprit:—Il y a vingt ans, mylord, que je m'occupe d'une question médicale très-grave, et j'ai fait une découverte dont je viens vous offrir l'application. Cet homme s'exprimait avec un calme, une conviction qui excluaient la pensée qu'il pouvait être fou. Cependant le magistrat ne put s'empêcher de l'examiner avec une certaine défiance.
—Remarquez, mylord, dit-il, que ce que je vais vous demander n'entrave en rien la marche ordinaire de la justice, et Votre Honneur peut faire arrêter les personnes soupçonnées.
—Enfin, dit le magistrat, que demandez-vous?
—Une chose bien simple: que le cadavre soit envoyé soit à l'hôpital Saint-Barthélémy, soit à la Morgue, ou même qu'il demeure ici... pourvu qu'on n'y touche pas jusqu'à demain matin.
—Et demain matin? fit le magistrat.
—Je pourrai désigner sûrement le meurtrier.
Ce disant, cet homme, assez misérablement vêtu, tira de sa poche un portefeuille, et de ce portefeuille un billet de vingt livres.
—Mylord, il est d'usage de faire déposer une caution aux gens qui sollicitent l'intervention de la justice. Je suis prêt à remettre en vos mains cette somme en garantie de ma bonne foi.
—Cela est parfaitement inutile, répondit le magistrat. Le cadavre restera ici, à la place où il est, sous la garde de deux policemen, et demain vous pourrez faire vos expériences, sans que pour cela, la justice attende les résultats pour agir. Le médecin allemand s'inclina et sortit.
A deux pas de la maison de Paddy, il y avait un nègre qui paraissait chercher quelqu'un dans la foule, et celui qui avait dit se nommer Conrad Hauser, alla droit à lui, et, lui prenant le bras, l'entraîna hors du passage, dans la direction d'Adam's street.
XL
Le prétendu médecin allemand n'était autre encore, on l'a pu deviner, que l'homme gris, le personnage fécond en métamorphoses.
Cet homme, que la police recherchait, dont miss Ellen avait juré la perte, que la potence attendait comme un des chefs les plus ardents de la cause irlandaise, avait l'audace de se présenter devant un magistrat de police et de lui offrir son concours pour découvrir un assassin.
Quant au nègre, on a reconnu notre bon ami Shoking.
Une heure auparavant, l'homme gris et Shoking s'en revenaient ensemble vers Saint-George, lorsque le bruit qui se faisait dans Adam's street et sous le passage avait attiré leur attention.
Ils s'étaient mêlés à la foule, et l'homme gris avait appris ce qui était arrivé, en même temps que le nom de l'abbé Samuel, prononcé tout haut, lui révélait l'accusation terrible formulée contre le jeune prêtre. Alors l'homme gris avait dit à Shoking:—Attends-moi là, je vais en savoir plus long encore.
On sait comment il était entré dans la maison de Paddy, et comment il en était sorti, emportant la parole du magistrat de police que, le lendemain, il lui serait permis de faire son expérience scientifique. Il paraissait si pressé de s'éloigner du Southwark, que pendant quelques minutes Shoking n'osa le questionner. Ce ne fut qu'en vue du pont de Westminster que le nègre de couleur récente se décida à prendre la parole.
—Est-ce que nous retournons de l'autre côté de l'eau, maître? demanda-t-il.—Oui. Nous allons dans le quartier Saint-Gilles. Il faut que je voie l'abbé Samuel cette nuit même. N'as-tu pas entendu ce qu'on disait?
—Oui, mais comme l'abbé Samuel est incapable de commettre un crime, répondit Shoking, je suis bien tranquille.
—Et moi je ne le suis pas, dit l'homme gris.
Sa voix était grave et trahissait une certaine émotion. Ils passèrent le pont et il continua: —Écoute bien ce que je vais te dire. On a assassiné un homme, et on accuse l'abbé Samuel de ce meurtre. La police qui soupçonne, et elle n'a pas tort, l'abbé Samuel d'être un des chefs les plus actifs du fenianisme, va être enchantée du prétexte. Elle l'arrêtera de confiance, comme on dit en France.
—Oui, mais l'abbé prouvera son innocence.
—Ce n'est pas lui, c'est moi, en désignant le meurtrier.
—Alors, on rendra le prêtre à la liberté.
—Non. Quand la justice anglaise veut faire traîner un procès, elle est merveilleuse de chicanes. On gardera l'abbé Samuel en prison, jusqu'à l'arrestation du coupable, et la police s'arrangera de façon à ne pas l'arrêter.
—Alors qu'allons-nous faire?
—Une chose bien simple. Le magistrat de police n'a pu donner des ordres encore. Nous allons prévenir l'abbé Samuel. Pour qu'il s'enferme dans son église et n'en bouge plus.
—Mais, dit Shoking, on l'arrêtera à l'église?
—Mon bon Shoking, dit l'homme gris, je vois qu'il faut que je t'apprenne les lois de ton pays, moi qui ne suis pas Anglais. Le moindre policeman peut, sans ordre d'arrestation, prendre au collet un homme dans la rue et le conduire à Scotland yard; mais pour pénétrer chez lui, il faut un ordre du lord chief justice. Et pour pénétrer dans une église et y arrêter un prêtre, même un prêtre catholique, il faut que le lord-chief justice en réfère au parlement. C'est deux jours de gagnés.
—Et pendant ces deux jours?...
—Si la police n'arrête pas le meurtrier, c'est moi qui l'arrêterai.
—Vous le connaissez donc?
—Pas le moins du monde.
—Maître, dit naïvement Shoking, je vous ai vu faire hier des choses extraordinaires, mais j'avoue que ceci dépasse mon intelligence.
Un sourire vint aux lèvres de l'homme gris.
—Tu en verras bien d'autres, fit-il.
Et il doubla le pas et ils arrivèrent à Trafalgar palace en causant ainsi, et sans que l'homme gris s'expliquât plus clairement.
Puis, remontant Haymarket, ils longèrent un moment Piccadilly, et se dirigèrent vers Saint-Gilles. L'abbé Samuel avait changé de logis. Il occupait maintenant, sur la place des Sept-Quadrants, un petit appartement situé au troisième étage et dont les fenêtres donnaient sur la rue. En levant la tête l'homme gris vit de la lumière. Le prêtre était levé sans doute déjà.
Il était d'ailleurs cinq heures du matin, et l'abbé Samuel disait sa messe à six heures.
Les maisons anglaises n'ont pas de concierge.
Dans les beaux quartiers chacun a sa maison; dans les rues commerçantes, si une maison a plusieurs locataires, chacun a sa sonnette et le visiteur lit le nom de la personne qu'il va voir au-dessous du cordon. Mais dans les quartiers populeux et misérables, les choses sont simplifiées.
La porte ferme au loquet; chaque locataire n'a, pour que cette porte s'ouvre, qu'a presser un petit ressort, véritable jouet de polichinelle que tout le monde possède. La porte de la maison qu'habitait l'abbé Samuel était munie de ce ressort. L'homme gris appuya son doigt dessus et la porte s'ouvrit. Alors Shoking et lui se trouvèrent à l'entrée d'une allée noire au bout de laquelle était un escalier tournant. L'homme gris et Shoking connaissaient les êtres de la maison, et ils montèrent sans lumière jusqu'à la porte du jeune prêtre sous laquelle passait un filet de clarté. L'homme gris frappa; l'abbé Samuel, qui achevait de s'habiller, ouvrit aussitôt. Le premier lui dit vivement:
—Monsieur l'abbé, il faut vous hâter, descendre à Saint-Gilles et n'en plus sortir.
—Pourquoi? demanda le prêtre, étonné.
—Vous connaissez un homme du nom de Paddy?
—Oui. C'est lui qui m'a prévenu qu'on devait rechercher John Colden dans le clocher de Saint-George.
—Eh bien! Paddy est mort.
—Mort! exclama l'abbé Samuel.
—Mort assassiné! Et on vous accuse de sa mort!
—Oh! fit l'abbé Samuel en reculant, tandis que l'indignation colorait son visage.
En ce moment, des pas retentirent dans l'escalier, et Shoking eut un geste d'effroi. Venait-on déjà arrêter l'abbé Samuel? L'homme gris s'était placé résolument devant la porte et il avait tiré un poignard de son sein prêt à défendre le prêtre jusqu'à la dernière extrémité.
XLI
Les pas continuaient à monter, et il y eut un moment d'anxiété et de silence entre Shoking, l'homme gris et l'abbé Samuel.
—On n'arrivera jusqu'à vous qu'en passant sur mon corps, dit l'homme gris.
—Remettez votre poignard dans sa gaine, dit le prêtre. A Dieu ne plaise que, pour moi, une goutte de sang soit jamais versée!
Il n'eut pas le temps d'en dire davantage.
Les pas s'étaient arrêtés sur l'étroit palier de l'escalier et on venait de frapper à la porte.
—Qui est là? demanda l'abbé Samuel.
Une voix répondit en patois irlandais:
—Deux hommes qui ont besoin du prêtre qui répand la charité autour de lui.
Le visage de Shoking se dérida. Seul, l'homme gris demeura le sourcil froncé. Mais l'abbé Samuel ouvrit. Ils se trouvèrent alors en présence de deux hommes misérablement vêtus et qu'il était facile de reconnaître pour deux de ces Irlandais qui logent aux environs de Drurylane et qui ont pour profession de porter des bagages et des colis, dans les gares de chemins de fer; L'abbé Samuel connaissait l'un d'eux.—Ah! c'est toi, Tom, dit-il. Que me veux-tu?
—Ma femme est accouchée voici huit jours répondit l'Irlandais en pleurant. Nous n'avions pas d'argent pour avoir du charbon. D'ailleurs ça ne nous eût pas avancés beaucoup; car, il y a deux mois, n'ayant plus de pain, nous avons vendu le poêle. Mon enfant est mort en naissant ma pauvre femme a eu froid, et la fièvre l'a prise.
Moi je ne suis pas médecin, et nous sommes trop pauvres pour que j'ose aller en chercher un, mais mon camarade que voilà dit qu'elle est au plus mal. Alors, j'ai pensé à vous, mon père. Je ne veux pas que ma pauvre femme meure sans confession.
—Je vous suis, dit l'abbé Samuel, attendez-moi.
Et il passa dans la deuxième chambre de son humble logis, ouvrit un tiroir et dans ce tiroir il prit quelques pièces de menue monnaie, afin de secourir sur-le-champ cette détresse dont on lui faisait un si navrant tableau. Mais l'homme gris l'avait suivi.—Monsieur l'abbé, dit-il avec émotion, au nom du ciel écoutez-moi.
—Parlez, fit le jeune prêtre étonné.
—Je vais aller avec cet homme, je verrai sa femme; vous le savez, je suis un peu médecin; si réellement elle est en danger de mort, je viendrai vous chercher, et alors arrivera que pourra.
—Mais pourquoi me proposez-vous cela? Il faut que j'aille où mon devoir m'appelle, dit le prêtre.
—Je ne sais... un pressentiment. Et si c'est un piège, si nos ennemis ont gagné ces deux misérables?
—Non, cela est impossible. Tom est un honnête homme. Mais cela fût-il vrai, je ne dois pas hésiter. Et le prêtre rejoignit Tom et son compagnon, et leur dit: Allez, je vous accompagne.
—Nous aussi, dit l'homme gris. Il fit un signe à Shoking et tous deux descendirent les premiers, de façon que le prêtre et les Irlandais étaient encore dans l'escalier qu'ils étaient, eux, dans la rue. La place des Sept-Quadrants était déserte. Londres n'est pas une ville matinale; les boutiques ne s'ouvrent guère avant huit heures du matin, et les balayeurs n'arrivent qu'à six. L'homme gris se sentit un peu rassuré.
—Où demeures-tu? demanda l'abbé à Tom.
—A deux pas d'ici, au coin d'Henrietta street, dans Covent Garden.
—Allons, dit le prêtre.
L'homme gris et Shoking suivirent.—Après cela, dit le premier à l'oreille de l'ex-lord Wilmot, je crois que nous nous effrayons à tort. La justice anglaise n'est pas très-expéditive. Dans le Southwark, on accuse l'abbé Samuel d'avoir fait assassiner Paddy; mais le magistrat de police n'a certainement pas encore fini son enquête. Quand il aura terminé, il ira tranquillement se coucher, et ce ne sera que vers dix ou onze heures qu'il transmettra son procès-verbal à Scotland yard.
—Alors vous pensez que l'abbé Samuel aura le temps de revenir à Saint-Gilles?
—Oui.
Shoking respira.—Nous avons eu peur, dit-il; mais ça peut arriver à tout le monde.
Le prêtre, les deux Irlandais, l'homme gris et Shoking descendirent d'un pas rapide Saint-Martin's lane, et ils tournaient l'angle de Longacre, lorsque l'homme gris serra vivement le bras de Shoking.—Qu'est-ce? fit celui-ci.
—Regarde sur le trottoir, fit l'homme gris à voix basse.
—Je vois trois policemen arrêtés et causant tout bas, mais on rencontre cela à chaque instant.
—Dieu t'entende!
Le prêtre marchait d'un pas rapide, et les deux Irlandais avaient peine à le suivre. Tout à coup les trois policemen disparurent. On eût dit qu'une trappe de théâtre s'était ouverte subitement sous leurs pieds. Il n'en était rien, cependant. Les trois policemen avaient pris un de ces passages si nombreux à Londres, que seuls les gens du quartier connaissent, et qui abrègent singulièrement les distances. Le prêtre et sa suite continuaient leur chemin, et ils arrivèrent, dix minutes après, au coin d'Henrietta street.
—C'est ici, dit Tom, en tâtonnant sur une porte pour trouver le ressort qui servait à l'ouvrir. Mais, en ce moment, les trois policemen reparurent et s'avancèrent. L'un d'eux dit à l'abbé Samuel:
—Qui êtes-vous?
—Je m'appelle Samuel, dit-il en reculant d'un pas.
—Vous êtes prêtre catholique desservant à Saint-Gilles?
—Oui, dit encore le prêtre.
—Au nom de la loi et par ordre du lord chief-justice, je vous arrête, dit le policeman. Shoking jeta un cri. Mais l'homme gris le saisit rudement par le bras?—Tais-toi, dit-il, ce que j'avais prévu est arrivé. Maintenant il s'agit de tâcher de le sauver, et ce n'est pas la violence qu'il faut employer. Et, sur ces mots, il entraîna Shoking, et tous deux prirent la fuite.
XLII
Comment les pressentiments sinistres de l'homme gris l'emportaient-ils sur ses calculs?
Et comment pouvait-il se faire que le lordchief-justice eût déjà signé un ordre d'arrestation concernant l'abbé Samuel, alors que le magistrat de police avait à peine terminé son enquête, à cette heure-là? C'était là ce qui paraissait incompréhensible à l'homme gris et ce que nous allons cependant expliquer.
On se souvient qu'un homme s'était éclipsé, dans le passage au moment où Lisbeth accusait formellement l'abbé Samuel du meurtre de son époux, et que cet homme n'était autre que le révérend Peters Town.
Comment ce chef occulte de la religion anglicane, cet homme qui du fond de sa maisonnette d'Elgin Crescent, exerçait un pouvoir plus grand peut-être que l'archevêque de Canterbury à Lambeth palace, se trouvait-il en ce moment-là, dans le Southwark? Était-ce par hasard? Assurément non.
On se rappelle que Paddy avait fait à miss Ellen la confidence que selon lui, John Colden était caché dans le clocher de Saint-George.
Miss Ellen ne s'y était pas trompée. L'hôte mystérieux de la cathédrale catholique n'était point John Colden, mais bien l'homme gris, et elle avait fait part de cette découverte à son mystérieux associé, le révérend Peters Town.
Or, depuis le matin, ivre de rage, le prêtre anglican avait juré la perte du prêtre catholique.
Pas plus que miss Ellen il ne doutait de la complicité morale de l'abbé Samuel dans l'enlèvement du condamné à mort; mais cette complicité, il fallait la prouver. Or, le révérend Peters Town avait fait ce raisonnement, qui n'était pas dépourvu de sagesse.
—Si l'homme qu'on accuse d'avoir coupé la corde du pendu avec une balle chassée par un fusil à vent et que la police cherche vainement, est réellement caché dans Saint-George, il est probable que l'abbé Samuel le visite de temps en temps, et plutôt la nuit que le jour. Par conséquent, il faut établir une souricière aux abords de Saint-George.
Cette résolution prise, le révérend était allé, un peu avant la nuit, chez le lord chief justice, magistrat suprême dont les fonctions correspondent à celles du procureur général en France.
Le lord chief justice savait qu'elle était l'importance du révérend Peters Town.
Cet homme que les Anglais vulgaires regardaient passer dans les rues, longeant les murs et marchant avec humilité, était l'égal, sinon le supérieur, du primat d'Angleterre, et à de certaines heures, dans la libre Albion, l'autorité religieuse force l'autorité civile à s'incliner.
Donc, le lord chief justice avait reçu le révérend Peters Town avec empressement. Celui-ci lui avait dit:—Je puis vous livrer l'homme qu'on cherche mais pour cela il faut que j'aie un ordre d'arrestation en blanc.
Le lord chief justice avait fait observer que la loi anglaise n'autorise pas ces sortes d'équipées, mais le révérend lui avait dit:
—Pour que l'homme gris soit arrêté, il faut que l'un de ses complices le soit en même temps.
—Quel est-il? avait demandé le magistrat.
—C'est un prêtre catholique, l'abbé Samuel.
—Comment prouverez-vous sa complicité?
—Vous pensez bien, avait répondu le révérend, que je ne m'embarque pas à la légère dans cette aventure. Si je vous demande un ordre d'arrestation, c'est que je suis certain par avance que cette arrestation sera légale.
Le lord chief justice avait encore fait remarquer au révérend que l'on ne pouvait arrêter un prêtre dans son église qu'avec une autorisation du lord chancelier, et qu'il y avait un danger très-grand d'impopularité à l'arrêter chez lui.
A quoi le révérend avait répondu que la chose aurait lieu dans la rue et qu'il s'en chargerait.
Pressé dans ses derniers retranchements, le lord chief justice avait signé l'ordre d'arrestation.
Alors, muni de cette pièce, le révérend s'en était allé dans le Southwark. Là, il avait trouvé une foule en rumeur, appris la mort de Paddy et pénétré dans la maison où on avait apporté le cadavre. L'accusation de Lisbeth faisait la partie belle au révérend et motivait admirablement l'ordre d'arrestation. Le révérend avait donc sur-le-champ renoncé à ses projets antérieurs, et s'esquivant, il était monté dans un cab et s'était fait conduire dans le quartier de Drury-lane. Le peuple le plus accessible à la corruption est à coup sûr le peuple des Trois-Royaumes. Cela tient peut-être à l'excessive misère des basses classes. A côté de ces Irlandais dont on fait aisément des martyrs, il y a des Irlandais dont on peut faire des traîtres. Le révérend avait acheté la conscience de Tom, un des hommes que l'abbé Samuel avait le plus secourus. Tom avait menti en parlant au jeune prêtre de sa femme mourante et de son pauvre logis d'Henrietta street. La femme de Tom se portait bien et était servante dans une taverne. Quant à Tom lui-même, il était couché, cette nuit-là, sous les voûtes d'Adelphi avec une demi-douzaine de vagabonds, et c'était bien par hasard que le choix du révérend, qui venait chercher un traître dans ce repaire, était tombé sur lui. On devine le reste, à présent.
Tandis que Tom, pour gagner les quinze guinées promises, attirait l'abbé Samuel hors de chez lui, le révérend entrait dans un poste de policemen, exhibait l'ordre d'arrestation et requérait les trois hommes que nous avons vu se présenter inopinément à l'angle d'Henrietta street. L'abbé Samuel comprit alors les paroles de l'homme gris. Mais il était trop tard.
—Pourquoi m'arrêtez-vous? demanda-t-il avec émotion. De quoi m'accuse-t-on?
—D'un assassinat.
L'abbé Samuel baissa la tête et dit avec un accent de résignation évangélique:—Je suis innocent du crime dont on m'accuse, mais je suis prêt à vous suivre. Où me conduisez-vous?
—A Newgate.
L'abbé Samuel regarda alors autour de lui cherchant des yeux l'homme gris et Shoking. Mais tous deux avaient disparu.
XLIII
L'abbé Samuel fut donc conduit à Newgate. Le bon et jovial sous-directeur n'avait pas revu le prêtre irlandais depuis l'exécution manquée de John Colden. Il se montra donc fort étonné en voyant l'abbé entrer dans le greffe, escorté par trois policemen. Ceux-ci montrèrent l'ordre d'arrestation.
Le sous-gouverneur n'en pouvait croire ses yeux. Outre que l'accusation lui paraissait absurde, il n'avait pas reçu d'avis préalable, ce qui se fait toujours. Il jura donc qu'il y avait au moins méprise sur ce dernier fait, et que c'était soit à Bath square, soit à Mil banck, qu'on aurait dû conduire le prisonnier. Mais l'ordre était formel; il ne portait aucune mention particulière qui précisât le régime auquel il devait être soumis.
Le sous-gouverneur fit mettre l'abbé Samuel dans la cellule la plus confortable de la prison, et lui témoigna les plus grands égards. Le jeune prêtre était résigné. Il savait bien que son innocence serait démontrée, mais il savait aussi qu'il avait un ennemi implacable dans le révérend Peters Town, et il connaissait la puissance de cet homme.
—Si on ne peut frapper l'assassin en moi, se dit-il, on frappera l'Irlandais. Et il se prit à soupirer en pensant à tous les pauvres gens dont il était la consolation et qui ne le reverraient peut-être plus.
Cependant, son séjour à Newgate devait être de courte durée. Il y était à peine depuis trois heures que la porte de sa cellule s'ouvrit livrant passage au sous-directeur. Celui-ci était plus joyeux encore qu'à l'ordinaire, et il tendit les mains à l'abbé Samuel.
—J'ai de bonnes nouvelles à vous donner, lui dit-il, on vient de me transmettre le dossier et je suis au courant de votre affaire. Vous êtes accusé du meurtre d'un homme du Southwark, appelé Paddy, mais sa femme seule vous accuse, et peu de gens croient à cette accusation. Par conséquent, il ne vous sera probablement pas difficile de vous disculper.
—Je l'espère, dit le prêtre.
—On va vous conduire devant le magistrat, poursuivit le sous-gouverneur, et vous serez confronté avec le cadavre. Puis, il est probable que vous serez admis à fournir caution, et qu'on vous remettra en liberté.
—Hélas! dit le prêtre, pour fournir caution, il faut avoir de l'argent, et beaucoup.
—Bah! on en trouve toujours dans ces cas-là. Bon courage, et ne craignez rien.
L'abbé Samuel fut donc extrait de Newgate et conduit dans une voiture cellulaire jusque dans le Southwark. Le magistrat avait tenu parole au prétendu Conrad Hauser, le soi-disant médecin allemand. Le corps de Paddy était demeuré dans sa maison, couché sur le sol et gardé par une escouade de policemen. Seulement des voisins charitables avaient emmené et recueilli les deux enfants. Quand à la femme, elle était demeurée là, ardente, les yeux secs, ivre de fureur et altérée de vengeance.
La foule stationnait nombreuse toujours, dans le passage et aux abords de la maison. Quelques huées accueillirent l'abbé Samuel quand il sortit de voiture, mais ces huées furent aussitôt réprimées par des applaudissements. Si l'abbé Samuel avait ses ennemis et ses détracteurs, il avait aussi de chauds partisans. Il entra donc calme et le front haut dans la maison où était le corps et où on avait improvisé une sorte d'estrade pour le magistrat de police. A sa vue, Lisbeth se leva comme une furie: Assassin! dit-elle, assassin! Et elle lui montra le poing; et il fallut que deux policemen s'emparassent d'elle pour l'empêcher de se ruer sur l'abbé Samuel.
Mais celui-ci la regarda. Il la regarda comme autrefois le jeune Daniel dut regarder les lions, et la fureur de Lisbeth tomba.—Me croyez-vous donc capable, dit-il, de verser le sang, et le sang d'un homme dont j'ai secouru la femme et les enfants! ajouta-t-il avec douceur. Et il la regardait toujours et sous ce regard bleu et limpide comme l'azur du ciel, Lisbeth courba la tête et devint toute tremblante. La conviction faisait subitement place au doute. Cependant elle releva tout à coup la tête:—Si ce n'est pas vous, dit-elle, ce sont les vôtres qui ont tué, et qui ont tué par votre ordre.
—Vous vous trompez, dit le prêtre. Et il regarda le magistrat de police avec la même sérénité.
—Paddy n'avait pas d'ennemis! s'écria encore Lisbeth: qui donc peut l'avoir tué, si ce n'est un Irlandais?
La police maintenait la foule au dehors, mais la justice devant être rendue publiquement, le magistrat de police avait ordonné que la porte de la maison demeurât ouverte. On put voir alors un homme s'avancer et dire, en regardant Lisbeth:
—Je vous dirai dans quelques minutes quel est le meurtrier de votre mari.
Le magistrat de police, qui avait reconnu cet homme pour celui qui se prétendait médecin et disait se nommer Conrad Hauser, fit signe qu'on le laissât entrer. Deux hommes l'accompagnaient et portaient un objet assez volumineux couvert d'une serge verte. Qu'est-ce que cela? dit le magistrat.
—L'appareil dont j'ai besoin pour faire mon expérience, répondit Conrad Hauser.
L'abbé Samuel le regarda et tressaillit. Il avait reconnu l'homme gris. Celui-ci s'adressa de nouveau au magistrat:—Mylord, dit-il, Votre Honneur a dû voir à l'attitude calme de monsieur,—et il désignait du regard et du geste l'abbé Samuel,—que rien n'est moins fondé que l'accusation formulée contre lui. Est-ce que Votre Honneur ne va pas l'admettre à fournir caution?—Quand vous aurez fait l'expérience que vous annoncez, répondit le magistrat.
Deux autres personnes se présentaient, en ce moment à la porte de la maison. L'une était une jeune fille vêtue fort simplement et qu'on aurait pu prendre pour une marchande de la Cité. L'autre était un homme vêtu de noir que le prêtre irlandais reconnut sur-le-champ. C'était la révérend Peters Town. Alors il comprit d'où partait le coup qui le frappait. Quant à la jeune fille, on l'a deviné,—c'était miss Ellen. Lisbeth étouffa un cri en la voyant; mais miss Ellen mit un doigt sur sa bouche et la veuve se tut. En même temps la jeune fille regarda le médecin allemand, et un léger tressaillement lui échappa.—Elle me reconnaît, pensa l'homme gris. Puis il découvrit l'objet volumineux, et alors on put voir avec quelque surprise que cet objet n'était autre qu'un appareil photographique.—Qu'est-ce qu'il va donc faire? se demandèrent les assistants avec étonnement.
XLIV
Si calme que soit un homme, si profondément maître de lui et de sa raison qu'il puisse être, il est des instants où l'imminence d'un grand danger doit atteindre son coeur et cercler son front. L'homme gris eut une minute de cette anxiété indicible. Miss Ellen était là, et miss Ellen l'avait reconnu! Or miss Ellen pouvait faire deux pas vers le magistrat, lui parler à l'oreille, l'espace d'une seconde, et le magistrat le faisait arrêter. Cependant, disons-le tout de suite, cette angoisse qu'il éprouva n'était point le résultat d'un sentiment d'égoïsme. L'homme gris ne songeait pas à lui, en ce moment, mais à l'abbé Samuel.
Si on l'arrêtait, lui, et qu'il ne pût se livrer à cette expérience mystérieuse dont la foule avide attendait les résultats, l'abbé Samuel était perdu; on le ramènerait à Newgate et les ennemis de l'Irlande trouveraient bien le moyen de l'y garder éternellement. L'homme gris se trompait. Soit générosité, soit curiosité, miss Ellen ne bougea pas et demeura confondue au milieu de la foule qui avait fini par envahir la maison. Elle n'adressa même pas la parole au révérend Peters Town. Celui-ci du reste s'était approché de l'estrade où siégeait le magistrat de police.
L'homme gris avait donc déployé son appareil photographique, au grand étonnement de tout le monde, et surtout du magistrat, qui lui dit:—Mais qu'allez-vous donc faire là?
—Votre Honneur, répondit le prétendu médecin allemand, comprendra tout lorsqu'il aura vu. Je m'exprime difficilement en anglais, et il me faudrait plus de temps en paroles qu'en actions.
—Faites donc, dit le magistrat, patient comme tous les Anglais.
—Je prierai Votre Honneur, poursuivit l'homme gris, d'ordonner que le cadavre soit reculé jusqu'au mur, mis sur son séant, et adossé de telle manière qu'il put, si la vie lui revenait, me voir à la hauteur de son front.
Le magistrat fit un signe et deux policemen prirent le cadavre de Paddy et lui donnèrent la posture demandée par l'homme gris. Alors celui-ci s'en approcha. Il tira de sa poche un flacon qui contenait une liqueur incolore. On eut dit de l'eau.
—Qu'est-ce que cela? demanda encore le magistrat.
—Du suc de belladone, mylord.
L'homme gris ouvrit alors l'oeil fermé de Paddy et versa sur la pupille quelques gouttes de ce liquide. Puis il en fit autant à l'autre oeil et attendit. Un silence profond régnait autour de lui, chacun retenait son haleine, et Lisbeth, effrayante en sa muette douleur, dévorait tour à tour du regard cet homme et le cadavre du pauvre Paddy. L'homme gris se tourna vers miss Ellen. Miss Ellen était pâle, et on eût dit qu'elle s'intéressait plus que personne au résultat de l'expérience. Le regard chargé d'effluves magnétiques, qui donnait parfois à l'homme gris une si grande puissance, agissait-il sur elle en ce moment? Peut-être bien, car elle n'avait qu'un mot à dire pour le faire arrêter, et ce mot elle ne le prononçait pas. Quelques minutes s'écoulèrent.
En France on se fût impatienté; en Angleterre on attendit avec calme. Cependant, il se fit un mouvement parmi la foule à un certain moment. Un homme qui venait du dehors, jouait des coudes et parvenait au premier rang. L'homme gris le regarda et tressaillit. Cet homme paraissait encore plus curieux que les autres, et Lisbeth, le voyant, s'écria:
—Ah! voilà John, il a vu mon pauvre homme le dernier, hier soir.
—C'est vrai, dit John le rough avec émotion, et si j'avais su qu'il dût lui arriver malheur, je ne l'aurais pas quitté pour aller à Queen's Elizabeth tavern. Et John le rough essuya une larme. Mais tout à coup Lisbeth jeta un cri.—Ah! mon Dieu! fit-elle en s'élançant les mains tendues vers le cadavre, voilà mon pauvre homme qui revient... Paddy! Paddy! le bon Dieu fait un miracle, il ouvre les yeux, il ressuscite! Et, en effet, on put voir alors une chose étrange. Après qu'il eut versé quelques gouttes de belladone dans les yeux du mort, l'homme gris avait laissé retomber les paupières, et les yeux s'étaient refermés. Or, voilà que tout à coup les paupières remuaient et que les deux yeux se montraient grands ouverts et semblaient fixer la foule.
Le cri d'étonnement de Lisbeth fut répété par vingt personnes et il y eut un moment d'indicible émotion et presque d'épouvante.
Mais l'homme gris avait pris Lisbeth par le bras et, l'arrêtant à mi-chemin du cadavre:—Mais, ma chère, votre mari ne ressuscite pas, hélas! et je n'ai pas le pouvoir de faire des miracles. Seulement, la belladone que j'ai versée dans ses yeux les dilate et les grossit outre mesure, de telle façon que les paupières sont désormais trop petites pour les recouvrir.
Le respect des Anglais pour la justice est si grand qu'un signe du magistrat avait suffi pour rétablir l'ordre et le silence. Pendant que l'homme gris plaçait son appareil photographique presque en face du cadavre, les deux hommes qui avaient apporté cet appareil avaient ouvert une petite caisse, et étalaient sur une table deux bouteilles contenant de l'essence et autres drogues employées par les photographes.
Tous à côté de la salle basse qui servait de demeure à la famille Paddy, il y avait une sorte de cabinet obscur où Lisbeth serrait ses hardes.
L'homme gris avait remarqué ce réduit, dont la porte était ouverte. Il fit un signe à ses deux opérateurs, qui y transportèrent la caisse et les bouteilles. Ce cabinet allait remplir merveilleusement l'office de chambre noire. Alors l'homme gris se couvrit de la serge placée sur l'appareil, ouvrit celui-ci par devant et dirigea l'objectif sur le visage du cadavre. Cela dura six secondes. Puis on vit le singulier photographe retirer de l'appareil une plaque de verre et courir à la chambre noire dans laquelle il s'enferma.
—Je veux être tenu pour le dernier des cockneys, pensait le magistrat, si je sais ce qu'il a voulu faire. L'abbé Samuel aussi, paraissait profondément étonné, et la foule stupéfaite attendait avec son flegme ordinaire le résultat de cette bizarre expérience. Enfin, l'homme gris reparut. Il avait l'air ému, lui si calme d'ordinaire.
—Mylord, dit-il, s'adressant au magistrat, je prie Votre Honneur ou de faire évacuer la salle ou d'en faire fermer la porte, afin que personne n'en sorte. Ces derniers mots mirent le comble à la surprise universelle.
—Fermez la porte! ordonne le magistrat.
Miss Ellen était de plus en plus pâle, et elle regardait maintenant le révérend Peters Town, qui se tenait debout derrière le siége du magistrat. Les policemen obéirent, et la porte fut fermée. Une trentaine de personnes demeurèrent dans la salle et de ce nombre était John le rough.
XLV
L'émotion peinte sur le visage de l'homme gris parut se calmer alors, quand la porte fut fermée. Il s'adressa de nouveau au magistrat:
—Mylord, dit-il, je demande pardon à Votre Honneur d'avoir abusé ainsi de sa patience; mais le résultat obtenu est plus complet encore que je ne l'espérais. Non-seulement je sais quel est l'assassin, mais encore je puis affirmer qu'il est ici. Ces mots produisirent une certaine émotion, et il y eut un homme qui passa du premier au second rang des spectateurs.
—Mylord poursuivit l'homme gris, le malheureux qui tombe assassiné fixe un oeil éperdu sur son assassin, son dernier regard est pour lui. La pupille de l'oeil, violemment dilatée, fait alors l'effet d'une chambre noire, et, après la mort, cet oeil garde fidèlement l'empreinte de la scène de férocité qui a eu lieu. Je viens de photographier les yeux du mort, et ces yeux reproduisent, non-seulement les traits du meurtrier, mais encore le théâtre où le meurtre a eu lieu.
—Est-ce possible, fit le magistrat avec étonnement.
—Que Votre Honneur daigne quitter son siége et passer un moment dans cette chambre, elle verra mon épreuve photographique. Le magistrat se leva et suivit l'homme gris. L'anxiété des spectateurs était parvenue à son comble. L'homme gris s'enferma alors dans la chambre noire où les deux opérateurs fixaient l'épreuve en versant dessus de l'essence; et alors, à l'aide d'une lampe recouverte d'un abat-jour, il put voir la photographie des yeux de Paddy. L'oeil droit ressemblait maintenant à un cadre rond enfermant la reproduction d'une rue déserte. Une maison à deux étages dont une croisée était ouverte, une ruelle, un bec de gaz placé au coin de la maison et un homme qui en tenait un autre à la gorge. L'oeil gauche avait conservé une empreinte postérieure. C'était bien le même cadre, le même décor, mais des deux hommes, l'un était à terre, l'autre le contemplait avec une joie sauvage et brandissait le couteau avec lequel il avait frappé. L'homme debout, c'était l'assassin.
—Eh bien! mylord, dit alors l'homme gris. Votre Honneur comprend-il?
—Oui certes, dit le magistrat, et vous avez fait là une bien belle découverte, monsieur.
—Maintenant que Votre Honneur a vu l'assassin, si je le lui montre, il le reconnaîtra, n'est-ce pas? Les deux opérateurs achevaient de fixer l'épreuve. L'homme gris revint dans la salle suivi du magistrat, qui remonta calme et froid sur son siége. Miss Ellen n'avait pas bougé de place, et le révérend Peters Town était toujours au même endroit. La dernière appréhension de l'homme gris se dissipait donc ainsi, car miss Ellen seule le connaissait et elle n'avait pas jugé à propos de le désigner à l'homme qui était entré avec elle. Il est vrai aussi que l'homme gris ne connaissait pas le révérend Peters Town; mais il devinait en lui un des plus grands ennemis de l'Irlande. L'homme gris fit un pas vers les spectateurs et promena son regard clair sur eux en disant: L'assassin est ici!
Et tout à coup on le vit bondir et saisir un homme au collet, ajoutant: Le voilà!
L'homme jeta un cri et se débattit; mais l'homme gris tint bon, et il traîna John le rough jusqu'au pied de l'estrade du magistrat. Le magistrat le regarda et eut un geste d'étonnement et d'indignation. Cet homme était bien le même que celui dont l'oeil du malheureux Paddy avait reproduit les traits. Et Lisbeth, le regardant à son tour, le vit si pâle et si défait qu'elle s'écria: Oui, oui, ce doit être lui!
John perdit la tête; la manière dont son crime était découvert était si étrange, si miraculeuse, qu'il ne songea même pas à nier.
—Eh bien! oui dit-il, c'est moi, c'est bien moi!... Paddy nous avait trahis, je me suis vengé!... Et, tout frissonnant, il fit l'aveu de son crime dans ses plus petits détails. Il avait entraîné Paddy dans une rue écartée, sous un bec de gaz, et il l'avait frappé. Paddy était robuste, Paddy s'était vaillamment défendu, mais Paddy n'avait pas d'arme, et John l'avait frappé de son couteau à plusieurs reprises. Puis, comme s'il eût voulu donner la preuve de ce qu'il avançait, le rough, qu'une curiosité fatale avait poussé à venir se livrer, le rough tira le couteau de sa poche et le jeta aux pieds du magistrat. Le couteau était couvert du sang de Paddy. Le magistrat fit un signe au policemen: Qu'on arrête cet homme! dit-il.
Puis se tournant vers l'abbé Samuel: Vous êtes libre, monsieur, dit-il.
Mais comme le prêtre irlandais saluait et faisait un pas de retraite, le révérend se pencha sur le magistrat.—Mylord, dit-il, vous outre-passez vos pouvoirs?
—Comment cela? fit le magistrat surpris.
—L'ordre d'arrestation était signé par le lord chief justice et vous n'avez pas le droit de révoquer cet ordre.
—Vous avez raison, dit le magistrat, mais je puis admettre monsieur l'abbé à fournir caution et à demeurer libre jusqu'au procès de l'assassin. Alors, il comparaîtra à la barre de la cour d'assises, et il n'aura pas grand'peine à prouver son innocence, car, voyez, l'assassin paraît ne pas le connaître, ce qui exclut toute idée de complicité.
—Je n'ai pas de complices et je ne connais pas monsieur, dit le rough.
—Ensuite, ajouta le magistrat, voyez la veuve de la victime qui lui demande pardon. En effet, Lisbeth s'était jetée aux pieds de l'abbé Samuel et lui baisait les mains.
—Je maintiens mon dire, répéta le révérend Peters Town.
—Et moi, dit le magistrat avec ce ton d'indépendance qui fait l'honneur de la magistrature anglaise, j'admets monsieur à fournir caution.
—Hélas! mylord, répondit l'abbé Samuel, je suis trop pauvre pour remettre entre vos mains une somme quelconque. A ces paroles du prêtre il y eut parmi les spectateurs un nouveau mouvement d'anxiété. Mais alors un homme que personne n'avait remarqué, et qui se trouvait dans le coin le plus obscur de la salle s'avança vers l'estrade et dit: Mylord, je suis prêt à payer telle somme que Votre Honneur exigera pour la caution de M. l'abbé. Or, cet homme qui parlait ainsi était un nègre à cheveux blancs. Et John, ayant levé les yeux sur lui, s'écria: Le nègre de la péniche?...
—Lui-même, répondit Shoking, qui s'exprima en bon anglais, et qui du reste, était vêtu avec une telle distinction qu'on ne pouvait décemment le prendre pour autre chose que pour l'ambassadeur de quelque république américaine.
XLVI
Pour expliquer la présence de Shoking dans la maison de Paddy et surtout la magnificence de ses vêtements, il faut nous reporter au moment où l'homme gris et lui avaient pris la fuite laissant arrêter l'abbé Samuel.—Viens par ici, lui avait dit l'homme gris. Et il l'avait entraîné vers Leicester square qui était à cette heure matinale à peu près désert. Puis ils avaient gagné une petite rue qui tourne dans Piccadilly et qui se nomme Gerrard street. Cette rue est habitée par beaucoup de Français.
—J'ai là un de mes nombreux domiciles, dit l'homme gris, en tirant une clé de sa poche et ouvrant une porte bâtarde. En même temps, il alluma un rat de cave. Ils montèrent au troisième étage. Il y avait deux portes sur le carré. L'une portait une inscription. On lisait sur une plaque en cuivre: Simon Verner, photographe. L'homme gris frappa.
Au bout de quelques secondes, la voix d'un homme sans doute arraché à un profond sommeil, cria:—Qui est là?—Le soleil est un bon collaborateur, répondit l'homme gris. C'était sans doute un mot d'ordre, car la porte s'ouvrit presque aussitôt et Shoking se trouva en présence d'un jeune homme qui s'était enveloppé à la hâte dans une robe de chambre et avait les yeux encore gonflés de sommeil.
—Mon jeune ami, lui dit l'homme gris en français, il y a longtemps que je ne suis venu vous voir, hein? et je choisis un singulier moment.
—En effet, dit le jeune homme en se frottant les yeux, quelle heure peut-il bien être.
—Six heures environ.
—C'est un peu matin, mais soyez le bienvenu tout de même, dit naïvement le photographe, les temps sont durs, et je commençais à soupirer après vous.
—C'est-à-dire que l'argent est rare chez vous, n'est-ce pas?
—Introuvable, mon cher monsieur.
Comme Shoking ne savait pas le français, il n'entendait pas un mot de cette conversation. L'homme gris tira son portefeuille.—Voici dix livres, dit-il, en posant une banknote sur un meuble. Maintenant, rendez-moi un service. J'ai besoin pour quelques heures de votre appareil photographique et de vos deux opérateurs.
—À cette heure-ci? vous voulez donc faire de la photographie à la lumière?
—Non, pas à présent, mais vers dix heures du matin.
—Bon! Où faut-il vous envoyer le tout?
—Dans le Southwark, à la taverne de South Eastern Railway.
—J'irai moi-même.
—Non, c'est inutile. Envoyez-moi vos deux opérateurs; maintenant recouchez-vous, et dormez bien jusqu'à huit heures. Sur ces mots l'homme gris serra la main au photographe et s'en alla toujours suivi de Shoking. Une fois dans la rue, il se retourna vers le nouveau nègre:—Mon bon Shoking, lui dit-il, tu le sais, je n'ai qu'une parole, et je tiens tout ce que j'ai promis.
—Alors, vous allez me faire grand seigneur, dit Shoking qui, aux premières clartés du jour naissant, jeta sur ses haillons un piteux regard.
—Tu l'as dit.
Un hanson passait en ce moment dans Piccadilly. L'homme gris héla le cabman, qui s'empressa de venir à eux. Tous deux montèrent en voiture.
—Où allons-nous! demanda Shoking.—A Hampsteadt, dans ton cottage.
—Hélas! soupira Shoking, mes gens ne reconnaîtront jamais lord Wilmot.
L'homme gris se prit à sourire, et le cabman rendit la main à son cheval. Une demi-heure après, ils arrivaient à Hampsteadt. Depuis deux jours qu'il était nègre, Shoking avait erré de taverne en taverne, mais il n'avait osé reparaître au cottage. Il avait honte de se montrer à Suzannah et à Jérémiah, la fille de Jefferies, qui revenait à la vie peu à peu, et commençait à se promener de longues heures dans le jardin. Il avait honte surtout d'affronter les regards de ce valet de chambre, qui avait si grand air et qui l'appelait mylord avec tant de sérieux. L'homme gris, qui avait une clef de la grille, entra le premier.—Ne faisons pas de bruit, dit-il, de peur de réveiller Jérémiah, et montons à ton appartement. Pour aujourd'hui, je te servirai de valet de chambre. Il était grand jour maintenant, mais tout le monde dormait dans le cottage. Shoking soupira en revoyant sa chambre à coucher somptueuse et le cabinet de toilette où on lui avait fait prendre des bains parfumés. Il regarda même la baignoire d'un oeil d'envie, et dit à l'homme gris:—Ne pensez-vous pas qu'un bain bien chaud?...
—Te rendrait blanc? Non, mon ami, mais ça ne fait rien, je vais t'habiller magnifiquement. En moins d'une heure, Shoking était devenu splendide. Il avait du linge éblouissant de blancheur sur sa peau brune, des diamants à sa chemise, un habit noir irréprochable, et des boucles d'argent à ses souliers. Les Anglais ne portent pas de décorations; mais les Espagnols et les Brésiliens raffolent des rubans. L'homme gris se donna le plaisir de consteller l'habit de Shoking de rosettes et de plaques, et il lui attacha au cou le cordon de commandeur de Venezuela, lequel est rouge avec un liseré noir. Et Shoking, redevenu tout joyeux, se contemplait dans une glace.
—Maintenant, lui dit l'homme gris, je vais te dire comment tu t'appelles.
—Ah! fit Shoking, qui ne cessait d'admirer ses décorations.
—Tu t'appelles don Cristoforo y Mendez y Cordova y Santa Fé y Bogota. Tâche de bien retenir ce nom.
—Il est un peu long, dit Shoking.
—Tu n'es pas nègre, mais mulâtre, et le fils d'un noble seigneur brésilien qui avait épousé une négresse. Tu es ambassadeur de la république Argentine.
—Fort bien, dit Shoking. Et il répéta son nom: Don Cristoforo y Mendez y Cordova y Santa Fé y Bogota.
L'homme gris ouvrit le secrétaire dans lequel le valet de chambre prenait de l'or pour le mettre dans les poches de lord Wilmot. Il y prit un portefeuille gonflé de billets de banque.—Tiens, dit-il.
—Qu'est-ce que cela? dit Shoking.
—Ce portefeuille contient deux mille livres. Et tu vas le mettre dans ta poche.
—Dans quel but?
—C'est ce que je vais t'expliquer, dit l'homme gris. Assieds-toi et écoute. Shoking s'assit, mais il eut soin de se placer devant la glace, pour ne rien perdre du magique coup d'oeil de ses décorations, de ses plaques et de son commandorat.
XLVII
L'homme gris n'avait pu s'empêcher de sourire en voyant Shoking prendre au sérieux tous les titres et tous les honneurs qu'il venait de lui conférer.—Tu ne supposes pas, lui dit-il, que je te donne un nom pompeux et m'amuse à te chamarrer de décorations, pour ce plaisir unique de te consoler d'être devenu nègre?
—Assurément non, dit Shoking, à qui revint son gros bon sens anglais.
—Je t'ai dit que j'allais découvrir l'assassin de Paddy? Seulement rappelle-toi ce que je te disais il y a deux heures! Si on met l'abbé Samuel en prison, on essayera de l'y garder, même après que son innocence aura été reconnue. Et nos efforts n'ont abouti à rien; le pauvre jeune homme, en véritable apôtre qu'il est, est allé au devant du danger et il y a succombé. Il faut donc le sauver.
—Je l'espère bien, dit Shoking.
—Prends ce portefeuille et suis-moi. Il se pourra que, dans l'endroit où je te mène, l'innocence de l'abbé Samuel soit reconnue. Mais il est peu probable qu'on puisse retrouver sur-le-champ le véritable assassin. Ou on reconduira l'abbé Samuel en prison, ou ou l'autorisera à fournir caution et à jouir d'une liberté provisoire. Mais tu penses bien, que le juge qui lui dira: vous êtes autorisé à fournir une caution de mille ou deux mille livres, croira se moquer de lui, attendu que l'abbé Samuel est pauvre et n'a jamais eu deux mille shillings, c'est-à-dire la vingtième partie de deux mille livres. Ce qui n'empêchera pas que le juge sera resté dans la plus stricte légalité et que l'abbé Samuel ne retournera en prison que parce qu'il n'a pas deux mille livres.
—Eh bien? fit Shoking.
—Eh bien! c'est ici où commence ton rôle. Jusqu'au moment où le juge parlera de caution, tu te tiendras perdu dans la foule et tu ne diras mot. Mais alors, quand l'abbé Samuel dira qu'il n'a pas d'argent, tu interviendras.
—Et je payerai?
—Oui, mais ce n'est pas trop d'une demi-heure de conversation pour que tu saches bien ton rôle. Nous causerons en voiture. Viens. Et l'homme gris décrocha d'un porte-manteau un de ces amples vêtements qui tombent jusque sur les talons et que les Anglais appellent Mac-Farlane. Puis il le jeta sur les épaules de Shoking, dont toute la ferblanterie honorifique disparut alors, au grand déplaisir du vaniteux mendiant, qui aurait bien voulu se promener une heure à Trafalgar square ou dans le Strand, en prenant le haut du pavé.
C'était donc à la suite des événements que nous venons de raconter que Shoking, parfaitement stylé d'avance par l'homme gris, s'était avancé vers le magistrat de police. Il avait rejeté son mac-farlane en arrière, et il apparaissait maintenant aux yeux éblouis de la foule avec tous ses avantages. Jamais on n'avait vu un nègre aussi décoré, bien que l'empereur Soulouque eût jadis envoyé à la reine Victoria, son ambassadeur, le noble duc de la Pomme de Terre.
—Qui êtes-vous? lui demanda le magistrat un peu étonné.
—Je me nomme don Cristoforo y Cordova y Mendès y Santa Fé y Bogota, répondit Shoking tout d'une haleine, avec un accent espagnol très-prononcé et une dignité d'hidalgo. Je suis catholique, et ma religion me commande de ne point laisser un prêtre catholique en détresse. Sur ces mots, il tira son portefeuille et laissa couler sur la table placée devant le magistrat, un fleuve de bank-notes, disant avec une négligence de grand seigneur:—A quel chiffre Votre Honneur fixe-t-il la caution?
—A quinze cents livres, dit le juge.
—Les voilà, répondit Shoking.
Le révérend Peters Town était devenu pâle de fureur.
—Monsieur l'abbé, dit alors le juge, vous êtes libre, à la charge de vous représenter devant la justice quand aura lieu le procès de cet homme. Et il désignait John le rough. Le prêtre salua et la foule s'écarta respectueusement devant lui. Pendant ce temps, l'homme gris s'était rapproché de miss Ellen, et il la regardait. Miss Ellen, une fois encore, s'était courbée sous son regard. Il se pencha vers elle et lui dit tout bas:—Vous m'avez reconnu, n'est-ce pas?
—Oui, fit-elle d'une voix émue.
—Alors, pourquoi ne me livrez-vous pas?
Elle parut tressaillir.—Sortons, dit-elle, je vous le dirai.
Le juge, en vrai gentleman anglais, crut devoir remercier le prétendu médecin allemand du concours efficace qu'il avait apporté à la justice. Il lui fit même un petit speech, qu'il termina en l'invitant à se présenter le jour même chez le lord chief justice, qui lui adresserait, aussi, ses félicitations. Et l'homme gris se retira, tout confus de ces éloges et acclamé par la foule qui eut pour lui trois grognements des plus flatteurs.
Miss Ellen le suivit et lui prit le bras sans affectation, à ce point qu'on aurait pu croire qu'elle était venue avec lui. Tous deux fendirent la foule et gagnèrent le dédale de petites ruelles qui se trouve aux alentours d'Adam's street. Alors l'homme gris regarda miss Ellen:—Vous n'aviez pourtant qu'un mot à dire pour me faire arrêter? articula-t-il.
—Eh bien! je ne l'ai pas dit, répliqua-t-elle.
—Pourquoi?
—C'est mon secret.
Il eut alors le regard du milan qui fascine la colombe.—Votre secret, je l'ai, reprit-il, miss Ellen, l'heure où vous m'aimerez est proche.
—Oh! fit-elle en se dégageant brusquement, jamais! Il eut un éclat de rire et ils se séparèrent, lui, continuant son chemin, elle, demeurant immobile et le regardant s'éloigner.
—Oui dit-elle, l'heure est proche... non celle où, je t'aimerai mais, celle où je te foulerai, sous mes pieds!... Et elle songea à rejoindre le révérend Peters Town, qui devait être ivre de rage...
XLVIII
Miss Ellen revint dans Adam's street. La foule se dissipait peu à peu. L'homme gris avait disparu. Les policemen avaient emmené John le rough; le magistrat était parti, donnant l'ordre de fermer la maison où était le cadavre. Il n'y avait donc plus, ni dans Adam's street, ni dans le passage, le moindre sujet de curiosité.
En France, deux heures après, le peuple se serait montré aussi empressé, aussi curieux, et serait demeuré aux alentours de la maison se livrant à mille commentaires. Mais les Anglais sont plus sobres de curiosité et de paroles. Le drame du Southwark venait d'avoir son dénoûment, et chacun paraissait satisfait. La décision du magistrat avait paru juste à tout le monde, une seule personne exceptée. Cette personne n'avait pas encore quitté le passage. Elle se promenait d'un pas inégal et fiévreux, cherchant des yeux quelqu'un et ne le trouvant pas. Et tout en continuant ses recherches, le révérend Peters Town, car c'était lui, se tenait le discours suivant:—Voilà un magistrat de police à qui son indépendance et son impartialité coûteront cher. J'ai eu beau me pencher à son oreille, lui dire qui j'étais, lui souffler que le lord chief justice tenait à ce que l'abbé Samuel demeurât provisoirement en prison... il a feint de ne pas comprendre.
Mais, pensait encore le révérend, un magistrat de police n'est pas comme un juge à perruque. On peut le destituer sans difficultés, et le lord chief justice, si je le demande, n'y manquera pas! Comme il prenait cette résolution, une main s'appuya sur son épaule. Le révérend Peters Town se retourna et reconnut miss Ellen.—Mais, dit-il, qu'êtes-vous donc devenue? je vous cherchais partout...
—J'ai accompagné un bout de chemin le docteur allemand. C'est très-curieux, savez-vous, cette expérience qu'il vient de faire? Et miss Ellen paraissait fort enthousiaste du moyen employé par le prétendu médecin allemand.
—Ah! vous trouvez? fit le révérend avec amertume.
—Très-certainement, dit miss Ellen. Un sourire plein d'ironie glissa sur les lèvres minces du révérend:
—Pourquoi ne le recommandez-vous pas au noble lord votre père, pour qu'il puisse obtenir une récompense du Parlement? Il a fait de si belle besogne, en vérité!
—En effet, dit miss Ellen en souriant, il a été la cause première de la mise en liberté du prêtre irlandais.
—Et ce nègre qui s'en mêle! dit encore le révérend, les lèvres frémissantes de fureur. Un sourire fut la réponse de miss Ellen.—Mais ce médecin allemand, s'écria le révérend avec une fureur croissante, vous le connaissez donc? Il vous a donc été présenté, que vous êtes sortie avec lui?
—Mais certainement, je le connais, dit la jeune fille, toujours railleuse. Je connais aussi le nègre. C'est le complice du docteur allemand.
—Les misérables s'entendaient! exclama le révérend, qui avait l'écume à la bouche, pour sauver l'abbé Samuel, qui est leur ami.
—Mon révérend, dit miss Ellen en souriant, j'ai des choses fort curieuses à vous apprendre; mais pour cela, il faut que vous soyez plus calme, d'abord. Ensuite, il faut que nous soyions ailleurs que dans la rue. Nous allons monter dans un cab, et je vous reconduirai chez vous, à Elgin Crescent.
—Parfait, dit Peters Town, qui commençait à rougir de son emportement. Miss Ellen prit son bras et l'entraîna hors du passage. Au bout d'Adam's street, il y avait une place de voitures; le révérend héla un hanson et le cabman s'empressa d'avancer. Quelques secondes, après, miss Ellen et Peters Town roulaient vers Elgin Crescent.
—Maintenant, dit miss Ellen, je commence par vous dire que le médecin allemand, le nègre et l'abbé Samuel sont autant de fenians.
—Le prêtre, oui... mais... les deux autres?...
—Je ne l'affirmerais pas d'une façon absolue pour le nègre. Cependant, je puis répondre d'une chose. C'est que, pendant tout le temps qu'a duré l'interrogatoire de l'assassin, le docteur allemand et le nègre ont échangé de mystérieux regards d'intelligence. Par conséquent, ils étaient complices.
—Mais qu'est-ce que cet Allemand?
—D'abord, il n'est pas plus Allemand qu'il n'est médecin, mon révérend... Je ne crois même pas qu'il soit Anglais. Peut-être est-il Français... mais je n'en ai point la preuve.
—Cependant, vous dites le connaître.
—Sans doute, et je m'étonne qu'un homme aussi perspicace que vous, mon révérend, n'ait pas deviné, ajouta miss Ellen avec une pointe d'ironie. Eh bien! c'est cet homme à mille visages, à mille ressources, ce Protée moderne, cet être insaisissable, que nous avons tant cherché et qui a mis la police sur les dents, qui a sauvé John Colden, et qui se nomme l'homme gris.
—L'homme gris! l'homme gris! balbutiait le révérend avec un accent de rage et de stupeur. C'était lui!
—Oui, mon révérend.
—Et vous l'avez reconnu?
—Aussitôt qu'il est entré.
Alors Peters Town eut un éclat de rire nerveux.
—Mais, alors, vous êtes folle, miss Ellen, dit-il.
—Pourquoi?
—Parce que vous pouviez me dire deux mots à l'oreille, et, avec le concours du magistrat, nous l'eussions fait arrêter.
—Rien n'était plus facile. Mais telle n'était pas mon intention, dit froidement miss Ellen.
En ce moment le hanson s'arrêta. Mais le prêtre anglican était si bouleversé qu'il ne s'aperçut pas qu'ils étaient arrivés à la porte de sa maison dans Elgin Crescent.—Venez, dit miss Ellen, je vous expliquerai ma conduite quand nous serons dans votre cabinet. Et ils entrèrent.
XLIX
Un homme attendait le révérend dans son cabinet. C'était le jeune clergyman qui, la veille, avait attiré l'abbé Samuel à Saint-Paul. A la vue de miss Ellen, il voulut se retirer; mais la jeune fille lui dit:—Vous pouvez rester, monsieur; je sais que vous êtes le bras droit du révérend et je puis parler devant vous.
Le révérend n'avait plus figure humaine. Lui, ordinairement d'une pâleur ascétique, était devenu rouge comme un homard cuit; une écume blanche frangeait ses lèvres, et il avait l'oeil stupide et rond comme un bouledogue après le combat. Miss Ellen s'assit. Elle était aussi calme, aussi souriante que le révérend était agité.—Écoutez-moi bien, dit-elle alors.
Le jeune clergyman baissait modestement les yeux, ébloui qu'il était par la rayonnante beauté de la patricienne.
—Quand je suis venue à vous, que vous ai-je dit? Je vous ai dit ceci: il y a un homme que je hais de toutes les puissances de mon âme, parce que cet homme m'a humiliée. Voulez-vous vous associer à ma vengeance? Et vous m'avez répondu: oui, n'est-ce pas?
—Sans doute, dit le révérend.
—Alors, si je n'ai pas fait arrêter cet homme aujourd'hui, si je suis sortie familièrement avec lui, c'est que ma vengeance n'est pas encore prête, et que nous avons autre chose à faire auparavant.
—Je ne vous comprends pas, dit le révérend Peters Town.
—Je m'expliquerai tout à l'heure. Veuillez m'écouter encore.
Le révérend s'était un peu calmé, et un sentiment de curiosité avait fait place, chez lui, à la fureur concentrée qui l'agitait tout à l'heure.
—Vous savez, reprit-elle, que les Irlandais ont un chef suprême, un enfant de dix ans, dont ils attendent l'adolescence avec cette patience qui caractérise leur race. Peters Town fit un signe de tête affirmatif.
—Cet enfant, poursuivit la jeune fille, mon père et moi, nous avons voulu nous en emparer. On nous l'a enlevé.
—Et vous avez perdu ses traces?
—Oh! non, dit miss Ellen, je sais où il est maintenant. On l'a fait évader de Cold bath fields, où il était au moulin; et c'est même à la suite de cette évasion que John Colden fut condamné à mort.
—Oui, je savais cela, dit le révérend, mais qu'ont-ils fait de l'enfant?
—L'enfant est entré à Christ's Hospital.
—C'est impossible! s'écria le révérend.
—Impossible, peut-être; vrai à coup sûr. Comment ont-ils fait? je l'ignore; mais l'enfant est là, sous la double protection du lord maire et de l'inviolabilité du lieu.
—Mais il y est sous un autre nom que le sien, sans doute? Il faut le démasquer!...
—Ah! vous voyez, dit en souriant miss Ellen, voici que vous laissez l'homme gris au second plan. Mais vous comprenez la nécessité d'avoir l'enfant tout d'abord?
—Oui, certes.
—Eh bien! dit miss Ellen, voici la besogne à laquelle il faut vous livrer tout de suite.
—Et ce sera une rude besogne, dit le révérend, car j'aimerais mieux me heurter à l'autorité du lord chancelier qu'à celle du lord maire.
—Vous avez raison, dit miss Ellen, mais nous aurons un auxiliaire.
—Lequel?
—C'est une femme qu'on appelle mistress Fanoche et qui était nourrisseuse d'enfants. Et je me charge de la trouver.
En prononçant ces derniers mots, miss Ellen se leva et rajusta son manteau.
—Souffrez maintenant que je me retire, mon révérend, dit-elle.
—Mais, miss Ellen, dit Peters Town, vous m'avez promis une explication.
—Oh! c'est juste. Vous voulez savoir le motif de mon étrange conduite vis-à-vis de l'homme gris? Et sa voix redevint railleuse.—Eh bien! écoutez-moi. Cet homme s'est mis dans l'esprit une singulière fantaisie. Il s'imagine qu'après l'avoir haï je finirai par l'aimer. Et justement, ajouta miss Ellen avec un cruel sourire, j'ai fait le même rêve.
—Vous voulez vous faire aimer de cet homme? Dans quel but?
—C'est alors que commencera ma vengeance. Pardon, vous ne me comprenez peut-être pas, dit-elle d'un ton hautain. Mais cela est, du reste, parfaitement inutile. Et elle tendit la main au révérend:—Au revoir, dit-elle. Demain vous aurez de mes nouvelles.
Les deux prêtres étaient tellement étonnés qu'ils la laissèrent partir. Mais lorsque le bruit de la porte se refermant fut arrivé jusqu'à lui, le révérend Peters Town regarda le jeune clergyman:
—J'ai peur, dit-il, qu'elle ne nous trahisse tôt ou tard.
—Pourquoi? fit le jeune homme étonné.
—Parce que de la haine à l'amour il n'y a qu'un pas.—Le clergyman tressaillit.—Mais, acheva le révérend, nous serons là, nous... et ces maudits apôtres de l'Irlande ne nous échapperont pas toujours!...
CINQUIÈME PARTIE
LES TRIBULATIONS DE SHOKING
I
Les belles de nuit emplissaient Haymarkett, se pressaient sous les arcades de Regent street, entraient au café de la Régence, et refluaient jusque dans Leicester square. Les cabs étaient devenus rares, les public-houses qui n'avaient pas de licence fermaient, les maisons de nuit s'ouvraient discrètement et à la sourdine.
Dans Ponton street, il y a une maison fameuse qu'on appelle l'Enfer de mistress Burton.
Le Français est galant, sentimental, et grand chercheur d'illusions. Même lorsqu'il est aimé à beaux deniers comptant, il se plaît à croire que son physique, ou tout au moins ses qualités morales ont un certain poids dans la balance.
L'Anglais est un homme positif, il ne croit pas à l'amour gratuit; il estime que le pauvre ne saurait inspirer une passion sérieuse, et quand il met la main sur son coeur, il sait bien qu'entre elle et ce généreux viscère se trouve son portefeuille gonflé de banknotes et de chèques. Car, ne vous indignez pas, ô Parisiens! le lord le plus respectable, le gentleman le plus accompli, donne à l'objet de son amour un chèque sur les docks ou sur la Banque, ni plus ni moins que s'il avait à régler un fournisseur. Cela explique l'enfer de mistress Burton et tout les enfers du monde.
Et, Parisiens, pour qui ce livre est écrit, n'allez pas croire que ce mot enfer est synonyme de flammes éternelles et de souffrances atroces, qu'il est le programme d'une légion de diables armés de fourches et de diablotins brandissant des fouets.
Non, rien de tout cela, comme vous allez voir, en pénétrant avec nous dans l'enfer de mistress Burton. A gauche est un marchand de cigares, à droite un hôtel français tenu par des Allemands. Le marchand de cigares est une marchande, ni jeune ni vieille, ni belle ni laide, parlant un joli français de Strasbourg, et honorée de la pratique de tous les marchands de chevaux.
L'hôtel est confortable et dans les prix doux; il s'y trouve une table d'hôte de réfugiés hongrois et polonais, qui fréquentent assidûment Argyll-Rooms et l'Eldorado. Le marchand ferme à minuit; à deux heures du matin, les Polonais sont ivres et errent en titubant dans Haymarkett. Ponton street est désert. L'enfer n'a ni flammes ni lumières. On ne voit pas une lumière à travers les stores baissés; on n'entend pas le moindre bruit derrière la petite porte cintrée qui cependant, s'ouvre et se referme de minute en minute.
Un cab arrive et s'arrête. Tantôt c'est un gentleman qui en descend. Tantôt une femme élégante, bien encapuchonnée, bien voilée. La porte s'ouvre et se referme, le cab s'éloigne; si la chose était défendue, le policeman qui est au coin d'Haymarkett n'aurait eu le temps de rien voir.
Mais mistress Burton paye une licence, et le policeman n'a rien à dire.
Or, ce soir-là, comme une heure du matin sonnait, deux hommes, deux gentlemen qui cachaient sous les vastes plis de leur waterproofs, l'irréprochable habit noir, le gilet à pardessous et à la cravate blanche, accessoires obligés de tout Anglais qui se respecte, à partir de neuf heures de relevée, cheminaient à pied sur le trottoir de Ponton street, se dirigeant vers la porte mystérieuse de l'enfer. Ils allaient doucement, tout doucement, comme des gens qui ont à se faire de sérieuses confidences et ne sont nullement pressés d'arriver à leur but.
—Mon cher ami, disait l'un en soupirant, Londres est bien changé depuis sept à huit ans. Celui qui parlait ainsi, était un homme d'environ trente-six ans, grand, blond, à la tournure militaire et portant moustaches, ce qui ne s'est vu, chez un officier anglais que depuis la guerre de Crimée...
—Bah! mon cher, répondait son compagnon, un adolescent presque imberbe. Londres est toujours la capitale du monde et la livre sterling y règne sans partage et y procure toutes les jouissances possibles.
—J'attendais cette réponse, mon cher baronnet, reprit le premier interlocuteur, pour vous avouer mon cas.—J'arrive des Indes, vous le savez?—Quand je quittai la libre Angleterre, j'avais votre âge, un coeur sentimental et un amour mystérieux.
—Ah! oui, miss Emily?—Vous m'avez déjà dit cette histoire, répondit le jeune homme, histoire qui a eu, je crois, le dénoûment le plus heureux.
—Hélas! oui, soupira le major Waterley.
C'était bien, en effet, le major Waterley qui avait confié un enfant à mistress Fanoche, que nous avons vu revenir à Londres, l'heureux époux de miss Emily et qui, enfin, avait souffert avec reconnaissance que celui qu'il croyait son fils fût adopté par lord Wilmot, l'excentrique personnage d'Hampsteadt, et placé comme tel au collège de Christ's Hospital.
—Aussi vrai que je me nomme Charles Mittchell et que je suis baronnet, répondit le jeune homme, vous m'étonnez fort, major. Vous soupirez en parlant de votre bonheur.
—Hélas! c'est que mon bonheur n'est pas complet.
—Bah! n'aimeriez-vous plus miss Emily?
—Au contraire, je l'adore!
—Alors, que vous manque-t-il?
—La satisfaction d'une passion fatale que j'ai contractée dans l'Inde; et c'est pour cela que je vous ai prié de me présenter chez mistress Burton.
—Mais de quoi s'agit-il donc?
—Je suis devenu fumeur d'opium. Or, il n'y a plus à Londres un seul endroit assez respectable pour qu'un gentleman ose s'y présenter. Les tavernes où on fume de l'opium sont fréquentées par des roughs, et on n'oserait y mettre les pieds.
—Eh bien! mon cher major, dit le baronnet en souriant, rassurez-vous.
—On fume chez mistress Burton?
—Oui, mais en grand mystère, et il faut être initié et fortement recommandé pour avoir accès dans la salle des gens en délire, c'est ainsi qu'on appelle le sanctuaire.
—Y serai-je admis, au moins?
—Oui, parce que mistress Burton n'a rien à me refuser. Mais vous me permettrez de ne pas vous y suivre, n'est-ce pas?
—A votre aise, dit le major. Sur ce dernier mot, le baronnet Charles Mitchell souleva le marteau de la porte, et l'enfer s'ouvrit devant eux...
II
La porte s'ouvrit. Le major et son jeune compagnon se trouvèrent dans une allée presque noire, à l'extrémité de laquelle vacillait un point lumineux, c'est-à-dira une petite lampe suspendue à la voûte et que le courant d'air de la porte avait laissé éteindre. Si l'enfer de mistress Burton était un lieu de délices, à coup sûr l'entrée n'en donnait pas le programme. La porte s'était ouverte et refermée toute seule, grâce à un cordon tiré de l'intérieur et à un contrepoids formé par un ressort à boudin.
—Hé! dit le major, cela n'a pas précisément l'air d'un palais.
—Vous verrez, répondit Charles Mitchell. Ils suivirent l'allée jusqu'au bout et, verticalement au-dessous de la petite lampe, ils trouvèrent une seconde porte. Alors le baronnet frappa deux petits coups distincts, puis un troisième un peu plus fort. C'était la manière usitée par les habitués de la maison. Cette seconde porte s'ouvrit et les deux visiteurs passèrent d'une demi-obscurité à une lumière plus vive. Ils se trouvaient en effet dans ce que les Anglais appellent le parloir. C'était une petite salle fort déserte, mais dépourvue de tout luxe. Il y avait du feu dans la cheminée, auprès du feu une bouilloire pour faire le thé, au milieu une table qui supportait une petite nappe et des tartines beurrées, et auprès de cette table une respectable lady à cheveux blancs qu'elle portait en longs repentirs, les mains ornées de bagues, proprette, grassouillette; ayant dû être fort jolie il y avait trente ou quarante ans, et qui avait conservé un fort beau sourire et un bel oeil noir plein de feu. On eût dit l'épouse vénérée de quelque haut magistrat ou de quelque alderman de la Cité.
—Bonjour, maman Margaret, dit le baronnet sir Charles Mitchell en saluant la vieille dame et lui baisant respectueusement la main.
—Bonjour, mon fils bien-aimé, répondit la dame avec l'accent onctueux d'une véritable aïeule. En même temps, elle regarda le major avec curiosité. Le baronnet prit celui-ci par la main et dit:
—Maman, je vous présente un de mes bons amis, un parfait gentleman comme vous voyez, le major Waterley.
La vieille dame s'inclina avec autant de grâce et de légèreté qu'eût pu le faire une femme de pair aux réceptions de Sa Majesté la reine Victoria.—Vous pouvez entrer, mes enfants, dit-elle ensuite.
Le major Waterley ne put s'empêcher de jeter un regard quelque peu étonné autour de lui. Le petit salon paraissait n'avoir qu'une issue, celle par laquelle le major et le baronnet étaient entrés, et il eût juré qu'il se trouvait dans quelque paisible maison d'Hampsteadt ou de Notting Hill. Mais la vieille dame étendit la main vers le mur et pressa un ressort invisible. Aussitôt une porte masquée s'ouvrit.—Venez, dit Charles Mitchell en entraînant le major. Mille compliments, maman.
Le major se trouva alors dans un nouveau corridor; mais celui-là était large, bien éclairé; le sol était jonché d'un épais tapis, les murs couverts de peintures représentant des fleurs et des oiseaux de paradis; et de distance en distance de belles lampes à globe dépoli, posées sur des statuettes de marbre, répandaient autour d'elles une clarté voluptueuse et discrète. Le major fit quelques pas et des accords mélodieux frappèrent ses oreilles.—On danse, dit Charles Mitchell. Et c'est mademoiselle Olympe qui tient le piano.
—Qu'est-ce que mademoiselle Olympe?
—Une petite dame française qui a un succès fou à Londres. Elle a des chevaux, une charmante maison dans Portland place, et lord Evandale se ruine pour elle. Depuis qu'elle fréquente le salon de mistress Burton, tout Londres y vient.
Le major arrêta Charles Mitchell.—Un mot, mon ami. Vous m'excuserez: je suis un soldat de fortune qui revient des Indes, et n'est pas très au courant des habitudes de l'aristocratie; avant d'entrer, permettez-moi de vous faire quelques questions. Nous sommes dans une maison de jeu, de plaisir et de fumeurs d'opium? Pourquoi l'entrée, en est-elle si obscure, si bizarre? La maison est-elle donc clandestine?
—Pas le moins du monde.
—Alors, je ne comprends pas ce mystère?
—Mon ami, répondit le baronnet, vous avez toute la naïveté d'un homme qui a vécu sous le soleil des tropiques. Vous êtes Anglais, et vous ignorez, je le vois, la loi anglaise, qui vous permet de faire chez vous ce que bon vous semble, à la condition que vous ne gênerez personne. Si les salons de mistress Burton étaient sur la rue, si on voyait les fenêtres brillamment éclairées; si au travers des rideaux de mousseline, des ombres suspectes passaient et repassaient enlacées, aux sons d'une valse enivrante, la pudeur anglaise en serait froissée.
—Ah! fort bien, dit le major. Mais cette dame respectable que nous venons de voir, est-ce mistress Burlon? sa mère ou son aïeule?
—Ni l'un ni l'autre; cette dame, qui est de très-bonne famille, et qu'on appelle lady Perceval, est la contrôleuse de la maison. Pardonnez-moi le mot. Personne ne pénètre ici sans lui avoir été présenté. Savez-vous bien qu'il faut être un parfait gentleman pour être admis chez mistress Burton?
—Ah! c'est différent.
—Maintenant, ajouta Charles Mitchell, on va nous annoncer, et je vous présenterai à la maîtresse de la maison.
Ils étaient arrivés au bout du corridor. Il y avait là deux grands laquais en culotte courte et en bas de soie qui prirent les pardessus de ces messieurs. Puis l'un d'eux ouvrit, les deux battants d'une porte et annonça le major Waterley et le baronnet Charles Mitchell. Le major était au seuil d'un grand salon ruisselant de lumières, rempli d'hommes distingués et irréprochables et constellé de jeunes et belles femmes en robes de bai. On dansait.
—Attendons la fin de la contredanse, dit le baronnet, puis je vous présenterai...
III
La contredanse finie, les danseurs reconduisirent les dames à leur place. Alors le baronnet reprit le major par la main et s'avança vers une petite dame entre deux âges, qui portait une profusion de roses dans ses cheveux blonds, des gants rouges, des bracelets semés de rubis et d'émeraudes, et avait au cou un collier à triple rang de grosses perles. Cette dame, qui était encore jolie, bien qu'envahie par l'embonpoint, n'était autre que mistress Burton. Le baronnet lui baisa la main; puis il présenta le major, et mistress Burton tendit la main à celui-ci en lui disant:—Vous êtes désormais chez vous, monsieur. Après quoi, elle cacha son visage dans un énorme bouquet qu'elle tenait à la main, fit une révérence et alla s'occuper d'un petit vieillard fort respectable qui causait avec une toute jeune fille.
—Vous le voyez, mon ami, dit le baronnet tout bas au major, cela se passe comme dans le meilleur monde.
—Mais, où fume-t-on? demanda le major.
—Ah! mon ami, fit Charles Mitchell en souriant, vous êtes quelque peu pressé.
Le major jetait autour de lui des regards ardents et sentait une sorte d'ivresse lui monter au cerveau, en respirant les parfums pénétrants dont l'atmosphère était imprégnée, en admirant ces beautés étincelantes et médiocrement vêtues.
—Allons faire un whist d'abord, dit le baronnet. Ils s'assirent à une table de jeu, et un gentleman, que le baronnet salua d'un geste, vint s'y asseoir pareillement. Charles Mitchell fit un petit signe au major. Ce signe voulait dire: Le gentleman que je vous présente est initié aux voluptés de l'opium. En effet, quand il les eut présentés l'un à l'autre, et tandis qu'il battait les cartes, le gentleman, qui se nommait sir Robert Hatton, dit en souriant au major:—Vous fumez, monsieur? Moi aussi. Nous descendrons ensemble, quand l'heure viendra.
—Ah! il y a donc une heure déterminée? demanda le major.
—Oui. A quatre heures du matin seulement. Alors, presque tout le monde est parti. Il ne reste ici que des gens intelligents, qui préfèrent les voluptés divines aux plaisirs grossiers.
—Merci pour moi, Robert, dit le baronnet.
—Ah! c'est juste, tu ne fumes pas. Tu ignores la félicité sans limites, alors. Le baronnet haussa imperceptiblement les épaules. Sir Robert était un enthousiaste.
—Écoutez, dit-il, fous que vous êtes, vous tous qui méprisez l'opium. Vous ne savez donc pas que, tandis que le corps commence à s'engourdir dans un demi-sommeil plein de charme et de mollesse, l'âme se dégage de lui et se crée des horizons et des mirages, et peuple et décore à sa fantaisie les lieux où se trouve son corps. Tout à l'heure nous descendrons dans le caveau. Tu n'y est jamais venu, Charles? Eh bien! tu y viendras.
—Non, la tentation de vous imiter pourrait s'emparer de moi. Comment est-il, ce caveau?
—C'est une petite salle de forme ronde, tendue d'étoffe orientale. Tout le long des murs règne un large divan sur lequel se placent les fumeurs. Chacun d'eux a à la portée de sa main une pipe, un grain d'opium et une lampe. On s'accroupit sur le divan et on fume. A la quatrième gorgée, les murs de la salle disparaissent. C'est-à-dire que l'horizon s'agrandit, le ciel bleu des tropiques apparaît; des légions de houris et de bayadères passent enlacées devant vous, dans un rayon de soleil et vous enivrent de leurs sourires.
—Et c'est là ce que tu appelles: les félicités sans bornes? Mon cher, dit le baronnet, j'aime mieux baiser le bout des doigts de madame Olympe que tu vois là-bas, auprès de la cheminée, dans le grand salon, que rêver toute cette fantasmagorie d'amour qui t'enchante et te conduit peu à peu à l'abrutissement le plus complet.
Le gentleman Robert Hatton regarda le major en souriant: Il vous fait pitié, n'est-ce pas? dit-il.
—Oh! certes, répondit le major, dont le visage contracté exprimait la passion féroce.
—Mon cher major, dit Charles Mitchell en riant, vous jouez en dépit du bon sens. En effet, le major, qui avait le baronnet pour partenaire contre le gentleman, entassait faute sur faute.—Je ne suis pas très-fort, dit-il, excusez-moi...
—Et, reprit le baronnet, vous avez l'esprit troublé par la description que vient de vous faire mon ami Robert.
—Oh! répondit le major, tout ce qu'il a dit est exact. Et il jeta les yeux sur la pendule de la cheminée du salon de jeu, qui marquait deux heures et demie.
—Vous avez encore une heure et demie à attendre, dit le baronnet en riant. Aussi, j'en veux profiter. Je veux vous présenter à la Sirène.
—Qu'est-ce que cela? demanda le major Waterley avec indifférence.
—Une femme bien autrement séduisante que toutes les houris imaginaires que vous entrevoyez à travers les vapeurs de l'opium. Le gentleman sir Robert et le major échangèrent un regard de pitié. Mais Charles Mitchell reprit:—Vous ne me refuserez pas, mon ami, de venir saluer la Sirène. Je le lui ai promis. Et elle meurt d'envie de causer avec vous, depuis qu'elle sait que vous revenez des Indes.
—Eh bien! après la partie. Mais ajouta le major, vous le savez, j'adore ma femme. Et nulle créature humaine ne saurait me la faire oublier.
Un sourire glissa sur les lèvres du baronnet.
—Bah! dit-il, nous verrons bien. Et ils achevèrent la partie.
—Venez, dit alors le baronnet au major. Et il le conduisit dans un salon voisin où une jeune femme était assise à l'écart. Brune et les lèvres rouges, elle ressemblait, parmi toutes ces blondes créatures, à une pivoine poussée au milieu d'une touffe de lys. Son oeil fascinateur était bien celui d'une sirène,—on ne lui connaissait pas d'autre nom du reste,—et quand son regard noir et profond eut rencontré le regard du major Waterley, celui-ci se sentit frissonner de la tête aux pieds, et il oublia momentanément l'ardent désir de fumer l'opium qui l'avait amené chez mistress Burton.