Les misères de Londres, 4. Les tribulations de Shoking
IV
La Sirène avait un autre nom sans doute; mais ce nom avait disparu dans l'oubli, et depuis qu'elle était une des célébrités galantes de Londres, on ne l'appelait pas autrement. La beauté, comme l'amour, vit essentiellement des contrastes. A Paris, à Vienne, à Florence, on eût trouvé la Sirène moins belle qu'à Londres. Cette femme aux cheveux noirs, aux yeux bleus, au teint mat et légèrement bistré faisait sensation parmi toutes les filles d'Ecosse ou d'Irlande aux cheveux blonds. Mais ce nom de Sirène s'appliquait moins peut-être à sa beauté qu'à sa voix qui avait de mystérieux entraînements. D'où venait-elle? était-elle Anglaise, Italienne ou Française? On ne le savait pas, car elle parlait presque toutes les langues sans accent. C'était mistress Burton qui l'avait découverte et en avait fait le plus bel ornement de ses salons. Il y avait de cela environ deux mois.
Depuis lors, la Sirène avait fait parler d'elle aux quatre coins de Londres; c'est à dire qu'on se l'était disputée avec acharnement, qu'on s'était battu pour elle et qu'un tout jeune homme, lord H..., dans un accès de folie, s'était tué à la porte de la jolie maison qu'elle habitait dans Portland place. Nous l'avons dit, à peine eût-elle levé les yeux sur le major Waterley que celui-ci, qui tout à l'heure protestait de son amour pour miss Emily qu'il venait d'épouser, s'était senti tressaillir de la tête aux pieds et avait éprouvé sur-le-champ l'attraction mystérieuse qu'exerçait cette singulière créature. Elle lui avait indiqué une place auprès d'elle sur le sopha où elle était assise, et dès lors le major avait oublié le motif premier de sa présence chez mistress Burton, c'est-à-dire son ardent désir de fumer de l'opium. Et, tandis que la Sirène commençait son oeuvre; sir Charles Mitchell, le jeune baronnet qui avait servi d'introducteur au major Waterley, s'était écarté discrètement, avait promené pendant un instant un regard indécis autour de lui comme s'il eût cherché quelqu'un au milieu de cette foule élégante, et, passant dans les salons de mistress Burton, il avait fini par murmurer:
—Je crois que mon bon ami Arthur s'est moqué de moi.
Mais, comme il faisait cette réflexion entre ses dents une porte s'ouvrit, celle par laquelle le major et lui étaient entrés, et un jeune homme se montra sur le seuil.—Ah! enfin! se dit sir Charles Mitchell. Et il se dirigea vers le nouveau venu qui lui tendit la main.
Or, ce nouveau venu n'était autre que ce jeune et élégant étourdi, le marquis de L..., que nous avons entrevu à Hyde Park, causant avec miss Ellen Palmure et lui demandant si le gentleman, qui venait de passer à cheval auprès d'elle n'était pas le prince russe qui se mourait d'amour depuis dix-huit mois qu'il l'avait rencontré à Nice ou à Monaco. Le marquis n'adressa qu'un mot au baronnet.—Eh bien?—Eh bien, il est venu, dit le baronnet. Il est ici? Il cause avec la Sirène.
—Ah! ah! dit le marquis, c'est à merveille.
—Tout à l'heure on le fera descendre chez les fumeurs; si toutefois c'est nécessaire. Je crois bien que la Sirène fera la besogne toute seule. Tout en causant à voix basse, les deux jeunes gens observaient du coin de l'oeil le major Waterley qui paraissait sous un charme étrange et qui suspendait son regard et son âme aux lèvres de la Sirène.—Vous pouvez être certain, dit le baronnet, qu'il ne voit plus et n'entend plus qu'elle en ce moment.
—Alors l'épreuve sera inutile.—Je le crois.
Il y eut un silence parmi les deux jeunes gens. Puis le baronnet prit le marquis par le bras, l'entraîna dans une embrasure de croisée et lui dit:
—Vous plairait-il de causer quelques minutes.
—Comment donc, mon cher?
—Je commence à être si fort intrigué, reprit le baronnet, que j'éprouve le besoin de vous demander une explication.
—Ah! fit le marquis en souriant, vous êtes intrigué?
—Au plus haut degré.
—Je le suis peut-être autant que vous.
—Alors, je ne comprends absolument plus rien à tout cela, dit le baronnet, et, à moins que vous ne vous moquiez de moi...
—Charles!
—Voyons, expliquons-nous nettement.
—Je ne demande pas mieux.
—Avant-hier, au club, vous m'avez proposé la singulière partie que voici: nous devions jouer un écarté en cinq points, sans revanche. Si je gagnais, vous me donniez mille livres... Si je perdais, je m'engageais à faire, pendant trois jours, tout ce que vous me demanderiez, à la condition, toutefois, que vous n'exigiez rien de moi qui ne fût d'un parfait gentleman.
—Et vous avez perdu, et il est juste que vous vous éxécutiez, dit le marquis.
—Attendez encore. La partie perdue, vous m'avez dit: Vous connaissez le major Waterley?—Sans doute, ai-je répondu.—Eh bien! je désirerais que vous le présentassiez chez mistress Burton.—Là, m'avez vous dit encore, vous tâcherez que la Sirène le subjugue, le fascine, le grise, dussiez-vous l'entraîner dans le salon souterrain où l'on fume de l'opium.
—Certainement, je vous ai dit cela, dit le marquis.
—Or, continua sir Charles Mitchell, j'ai obéi à vos instructions. J'ai amené le major ici d'autant plus facilement qu'il est fumeur d'opium enragé, et vous devez voir à l'animation de son visage que la Sirène lui plaît fort.
—Eh bien, fit le marquis.
—Eh bien! je désirerais savoir quel intérêt vous pouvez avoir à ce que le major devienne amoureux de la Sirène?
—Je n'en ai aucun.
—Plaît-il!
—C'est la vérité pure.
—Alors quelle singulière fantaisie?...
—Je n'ai pas de fantaisie. J'obéis, voilà tout.
—Est-ce que vous aussi, vous auriez perdu une partie?
—Non, mais je suis moi-même, fasciné par une sirène. Une sirène qui ne viendra jamais ici, comme vous le pensez sans doute. C'est elle qui, pour des motifs qu'elle n'a pas cru devoir me donner, a voulu que le major et la Sirène fussent mis en rapport.
—Peut-on savoir le nom de votre Sirène?
—Oui, dit le marquis. C'est miss Ellen Palmure.
A ce nom, sir Charles Mitchell eut une véritable exclamation d'étonnement.—Par ma foi! dit-il, si je comprends un mot à tout cela je veux être pendu à la porte même de Newgate, comme coupable de fenianisme.
—Et moi aussi, dit le marquis, comme un écho.
Cependant les salons de mistress Burton commençaient à se vider peu à peu, et l'heure des fumeurs d'opium approchait.
V
Cette même nuit-là, vers cinq heures du matin, une voiture dont les stores étaient soigneusement baissés stationnait au coin de Panton street et d'Haymarket. Il y avait déjà plus d'une heure qu'elle était là, et on eût pu croire que le cocher attendait ses maîtres, et que, par conséquent, la voiture était inoccupée, si, de temps à autre, un des stores ne se fût soulevé à demi, laissant apercevoir une tête de femme qui jetait dans la rue un regard investigateur. De quart d'heure en quart d'heure la porte de l'enfer s'ouvrait et un couple en sortait. Chaque invité de mistress Burton s'en allait reconduisant une de ces beautés faciles que faisait pâlir la Sirène. Tout à coup le store se souleva vivement. Cette fois, un homme était sorti seul de l'enfer et marchait rapidement vers la voiture stationnaire. Aussitôt qu'il fut tout près, la portière s'ouvrit:—Montez, dit une voix de femme.
Ce personnage, qui n'était autre que le marquis de L..., entra lestement dans la voiture dont la portière se referma. Alors il se trouva tête à tête avec miss Ellen.—Eh bien? dit-elle.
—Eh bien! je crois que tout est pour le mieux, dit le marquis.
—Il mord à la Sirène?
—C'est-à-dire qu'il est fou.
—A-t-il fumé de l'opium?
—Non, la chose était inutile. Pourtant il était venu dans cette intention, car il paraît qu'il possède au plus haut degré cette étrange passion, mais les regards et la voix de la Sirène l'en ont détourné. Quand on est venu lui dire que la salle des fumeurs était ouverte, il n'a même pas répondu.
—Il regardait la Sirène, fit miss Ellen avec une pointe d'ironie.
—Il la contemplait, il l'adorait...
—Et ils sont encore là-bas?
—Oui. Mais mistress Burton a envoyé chercher un cab pour eux. Tenez, le voilà. En effet, une voiture venait de s'arrêter à la porte même de l'enfer.
—Et vous croyez qu'il la suivra?
—En ce moment, elle le conduirait au bout du monde.
Miss Ellen tira le gland de soie qui correspondait au petit doigt de son cocher, et, en même temps, elle baissa la glace du devant du coupé.—Avance de quelques pas, dit-elle. Le coupé vint se ranger tout auprès du cab. Alors miss Ellen laissa la glace baissée, mais elle fit descendre le store de façon à voir et entendre sans être vue.—Attendons, dit-elle, je veux avoir une certitude.
Cinq minutes après, la porte de l'enfer se rouvrit. Bien que les voitures de place à Londres ne soient point assujetties à avoir des lanternes, le cab qu'on était allé chercher en avait deux, dont la réverbération se projetait jusque sur le trottoir. Cette clarté permit à miss Ellen de voir sortir de l'enfer une femme douillettement enveloppée dans un burnous de cachemire blanc. C'était la Sirène. Elle s'appuyait sur le bras d'un homme que le marquis de L..., désigna tout bas à l'oreille de miss Ellen:—C'est lui, dit-il. En effet, c'était le major Waterley. Il avait l'oeil morne, le visage abruti des hommes qui sont mordus au coeur par une passion violente et sauvage.—Montez, dit la Sirène en s'élançant la première dans le cab. Le major obéit.—Portland place, dit-elle au cabman. Le cab partit.
—Maintenant, dit miss Ellen, je suis tranquille. Merci, marquis, vous êtes un gentilhomme accompli.
—Miss Ellen, répondit le marquis, savez-vous que tout ce que vous m'avez fait faire là est bien étrange? Et ma curiosité est piquée au plus haut degré.
—Mais vous ne saurez rien, mon ami. Avez-vous donc oublié nos conventions? Vous m'avez, demandé la faveur de monter à cheval avec moi deux fois par semaine, n'est-ce pas? Et je vous l'ai accordée, à la condition que vous me rendriez un service sans chercher à en pénétrer le mystère. Eh bien! je tiendrai ma parole, tenez la vôtre.
—Mais ne saurais-je jamais rien?
—Je ne dis pas cela. Si vous êtes discret, docile, obéissant, dit la jeune fille en riant, on vous dira peut-être quelque chose plus tard. Adieu...
—Comment! vous me renvoyez?
—Voulez-vous que je vous mette chez vous?
—Volontiers, dit le marquis.
—24, Pall-Mall, dit la jeune fille au cocher. Quelques minutes après, le marquis était à sa porte.—Où allez-vous? dit-il à miss Ellen en lui baisant la main.
—Encore un mystère! dit-elle. Et elle attendit que le marquis fût entré. Alors elle dit au cocher:—A Hampsteadt, Heathmount, 18. Le coupé partit. Alors miss Ellen murmura:—Je suppose que mistress Fanoche n'a pas dormi bien profondément cette nuit. Une demi-heure après, le coupé s'arrêtait à la porte de ce cottage où mistress Fanoche avait caché jadis Ralph, le petit Irlandais, et dans le jardin duquel lord Palmure s'était vu mettre un masque de pois sur le visage.
VI
Pénétrons maintenant chez mistress Fanoche, notre ancienne connaissance de Dudley street. Mistress Fanoche avait renoncé, comme on le pense bien, à son premier métier de nourrisseuse d'enfants. D'abord elle s'était séparée de la vieille dame aux lunettes qui battait les enfants par inclination d'humeur, et qui n'avait pas, du reste, hésité à la trahir. On se souvient de ce qui s'était passé entre mistress Fanoche et l'homme gris. Après la disparition de Ralph, elle était retournée à Londres et à son grand étonnement, elle avait trouvé sa maison déserte. Si la vieille dame qui était partie, la veille au soir, en compagnie de lord Palmure et qui se voyait déjà propriétaire d'un joli cottage à Brighton avait abandonné les cinq petites filles dans le jardin, après son départ, une main charitable avait recueilli les pauvres délaissées.
Par les soins de l'homme gris, les enfants avaient été conduites dans une vraie pension où on prendrait soin d'elles et où on ne les maltraiterait pas. Mistress Fanoche ne s'était pas beaucoup préoccupée de savoir ce qu'étaient devenues ses anciennes pensionnaires; elle était retournée à Hampsteadt où elle s'était tenue bien tranquille, jusqu'au jour où l'homme gris, au lieu de la châtier, avait préféré se servir d'elle pour représenter au major Waterley le petit Irlandais comme son fils et le faire admettre ainsi à Christ's Hospital. Mistress Fanoche avait été largement payée. Aussi, depuis ce temps-là, vivait-elle fort tranquillement, mangeant ses petites économies, et craignant, sinon Dieu, au moins cet homme qui se jouait d'un pair d'Angleterre et lui appliquait un masque de poix sur le visage. Mistress Fanoche avait conservé Mary l'Écossaise, sa fidèle servante. Mary sortait seule, allait aux provisions et rapportait à sa maîtresse, qui n'osait franchir le seuil de son jardin, les nouvelles du quartier. C'était ainsi que mistress Fanoche avait été tenue au courant de ce qui se passait dans le cottage voisin, chez le prétendu lord Wilmot qui, pour elle, était toujours le mendiant voisin. Elle avait appris, par la même source, que le condamné John Colden avait été arraché à l'échafaud et que l'homme gris, soupçonné d'avoir préparé cet enlèvement, n'avait pas reparu au cottage depuis. Cette dernière information avait permis à mistress Fanoche de reposer plus librement. Elle avait servi l'homme gris, mais elle le craignait, et la Comme elle prenait son thé, vers huit heures du soir, elle entendit sonner à la grille du cottage. Mary alla ouvrir et revint avec une lettre. Cette lettre ne lui avait point été remise par le facteur, mais bien par un homme dont elle n'avait pu voir le visage, car il était enveloppé dans un grand manteau et avait son chapeau rabattu sur ses yeux. Mistress Fanoche, en prenant cette lettre, éprouva un petit tremblement nerveux.
Les consciences timorées, comme celle de la nourrisseuse d'enfants, ont de ces pressentiments inexplicables. Mistress Fanoche ouvrit cette lettre avec une sorte de répugnance, puis elle courut à la signature. Mais la signature était absente. Elle lut: «Mistress Fanoche est priée d'attendre cette nuit la visite d'une personne qui viendra lui parler de choses de la plus haute importance. Si mistress Fanoche n'ouvrait pas à la personne qui sonnera, elle s'exposerait à de vifs désagréments. Si mistress Fanoche avait la malencontreuse idée de porter la présente lettre à la police, elle s'exposerait à d'autres mésaventures. Enfin, si elle confiait à qui que ce soit la substance de ladite missive, elle encourrait la colère d'un personnage puissant.» La lettre échappa aux mains de mistress Fanoche. Une sorte de vague terreur s'empara d'elle.—Oh! dit-elle à Mary, ce n'est pas possible, on t'a trompée... L'homme gris n'est pas en prison.
Et, à partir de ce moment, mistress Fanoche fut en proie à une véritable panique. Néanmoins elle se conforma aux avis mystérieux renfermés dans la iettre, elle ne la montra point à Mary et exigea même que celle-ci s'allât coucher, son service fini. Puis, au lieu de se mettre au lit elle-même, elle demeura dans ce petit salon qui donnait sur le jardin et dans lequel, un soir, Shoking et l'homme gris avaient pénétré si brusquement. Là, anxieuse, tremblant au moindre bruit, elle attendit. La soirée s'écoula; elle entendit sonner minuit à toutes les paroisses du voisinage: puis deux heures du matin, puis trois et quatre. Le visiteur mystérieux ne se présentait pas. Mistress Fanoche commençait à espérer vaguement qu'on l'avait mystifiée. Mais, tout à coup la sonnette tinta.
Alors la nourrisseuse d'enfants sentit tout son sang affluer violemment à son coeur. Un moment même elle crut qu'elle n'aurait pas la force de bouger. Mais enfin, elle se leva, chancelant, elle sortit de la maison et traversa le jardin. Arrivée auprès de la grille, elle respira plus librement. Elle avait reconnu une femme dans la personne qui sonnait. Elle ouvrit la grille et une voix jeune et fraîche lui dit:—Vous êtes bien mistress Fanoche?
—Oui, dit-elle.
—Je suis la personne que vous attendez, dit miss Ellen, car c'était elle. Et la patricienne entra, ajoutant: Je suis la fille de lord Palmure.
VII
Miss Ellen suivit mistress Fanoche, qui la conduisit dans le petit salon où elle était tout à l'heure. La nourrisseuse d'enfants avait commencé à respirer en voyant une femme; elle se rassura presque entièrement en entendant prononcer le nom de lord Palmure. Un lord qu'on avait ainsi traité dans son jardin à elle, mistress Fanoche, et qui n'en avait pas tiré vengeance, devait être un homme de moeurs douces et par conséquent peu à craindre. Et puis, enfin, il n'était pas question de l'homme gris, le personnage tant redouté. Cependant, lorsque miss Ellen eut relevé son voile et que son oeil se fut arrêté sur mistress Fanoche, cette dernière ne put s'empêcher de tressaillir.
—Madame, dit la jeune fille, je n'ai pas le temps de vous faire un long discours; et je vais vous expliquer en deux mots le motif et le but de ma visite nocturne. Vous avez été nourrisseuse d'enfants? dit miss Ellen.
—J'ai tenu un pensionnat, répondit mistress Fanoche.
—Vous aviez l'habitude de faire noyer les enfants...
—Oh! quelle calomnie!... s'écria mistress Fanoche, qui devint tout à coup livide.
—C'est du moins ce qu'a déclaré un homme que la justice a sous la main et qui se nomme Wilton.
—Le misérable!
Miss Ellen haussa légèrement les épaules.—Chère madame, dit-elle, je vous l'ai dit, je n'ai pas le temps d'entrer avec vous dans de longs détails; laissez-moi donc aller droit au but. Je viens vous donner à choisir: ou Botany Bay, c'est-à-dire la transportation, si même vous n'êtes condamnée à mort, ou l'impunité et quatre mille livres. Il est bien entendu, vous le comprenez, que j'ai besoin de vous.—Mais, milady, balbutia mistress Fanoche, de plus en plus dominée par l'accent hautain de la jeune fille, et comme palpitante sous son regard, je vous jure...
—Écoutez-moi donc, fit sèchement miss Ellen, vous allez voir que je suis renseignée. Il y a quelques mois, un officier, revenant des Indes, le major Waterley, vous écrivit pour vous réclamer un enfant qui vous avait été confié.
—Ah! s'écria mistress Fanoche. Voilà bien qui prouve que je suis innocente de tout ce dont on m'accuse, car cet enfant, je l'ai rendu au major. Et la preuve en est, qu'il est aujourd'hui pensionnaire du collège de Christ's Hospital.
—Je sais cela, dit miss Ellen, seulement cet enfant vous l'aviez volé, il se nommait Ralph; mon père a voulu le ravoir et il s'est adressé à la vieille dame qui était votre associée.
Mistress Fanoche courba la tête. Elle voyait que miss Ellen était plus instruite qu'elle ne le supposait d'abord.
Miss Ellen poursuivit: L'enfant s'échappa, tomba aux mains d'une bande de voleurs, fut envoyé à Cold bath field et condamné au moulin, puis enlevé par un certain John Colden, qui a été condamné à mort.... Enfin, une personne qu'on appelle l'homme gris vous l'a rendu, à la seule fin que vous le présentassiez au major Waterley comme son fils.
Le nom de l'homme gris avait fait pâlir mistress Fanoche.—Cet homme, dit-elle, est tout puissant dans Londres, il ordonnait, j'ai dû obéir, sous peine de mort.
—Eh bien! dit froidement miss Ellen, je suis son ennemie, moi. Et j'ai engagé avec lui une lutte sans trêve ni merci. Elle disait cela avec un calme hautain, le regard assuré, la tête rejetée en arrière, et mistress Fanoche ne put s'empêcher d'éprouver pour elle une naïve admiration.
—Vrai? dit-elle, vous osez lutter avec l'homme gris!
—Et je l'ai presque terrassé à cette heure, dit miss Ellen avec un accent qui fit passer une conviction dans l'esprit de la nourrisseuse d'enfants. J'avais besoin d'un instrument pour lui donner le coup de grâce, ajouta miss Ellen. Cet instrument, c'est vous.
La nourrisseuse se prit à trembler.—Oh! pas moi, madame, pas moi!...
—Tenez, dit miss Ellen qui ouvrit son corsage et en retira un papier qu'elle mit sous les yeux de mistress Fanoche frémissante, tenez, lisez...—Un ordre d'arrestation! exclama la nourrisseuse éperdue.
—Signé du lord chief justice.
—Mais, je suis perdue, mon Dieu!
—C'est-à-dire que, je n'ai plus qu'à remettre cet ordre à deux policemen et vous serez conduite à Newgate demain matin. Cependant, vous n'irez pas en prison et vous toucherez une récompense de quatre mille livres si vous me servez.
—Mais, si je vous sers, milady, s'écria mistress Fanoche qui se voyait dans un impasse terrible, l'homme gris me tuera.
—Et si vous ne me servez pas, vous serez pendue. Wilton, à qui on a promis sa grâce, s'il faisait des révélations, est prêt à donner le chiffre de vos victimes.
Mistress Fanoche commençait à s'arracher les cheveux et elle avait les yeux pleins de larmes. Un moment elle songea à se ruer sur miss Ellen, à appeler Mary l'Écossaise à son aide et à lui arracher l'ordre d'arrestation. Mais c'eût été une violence inutile. Même en assassinant miss Ellen elle n'eût pas détourné l'orage.
—Au lieu de vous lamenter, dit encore miss Ellen, écoutez-moi attentivement, et vous verrez que le danger que vous redoutez peut être conjuré. Le jour où je me servirai de vous pour frapper l'homme gris, il sera pendu et ne pourra plus se venger de vous.
—Mais enfin, dit la nourrisseuse, que faut-il que je fasse?
—Il faut que vous déclariez par un écrit adressé au lord chief justice que l'enfant rendu au major Waterley n'est pas le sien, qu'il est Irlandais et se nomme Ralph, et que c'est le même qui a été condamné au moulin.
—Mais si j'écris cela, dit mistress Fanoche, je m'avoue coupable.
—Sans doute, et il faut même que vous confessiez dans cet écrit que vous avez confié le fils du major à Wilton, qui l'a noyé.
—Et alors je suis perdue! dit encore mistress Fanoche.
—Vous serez condamnée, mais la reine vous fera grâce.
—Et qui me l'assure?
—Moi, dit froidement miss Ellen. Et il y avait un tel accent de sincérité dans ce mot unique, que mistress Fanoche ajouta foi à cette promesse.
VIII
Le jour naissait, comme il naît à Londres. C'est-à-dire que le brouillard devenait rouge et transparent et que les arbres du jardin apparaissaient peu à peu au travers. Miss Ellen dit à mistress Fanoche:—Puisque vous avez toujours peur de l'homme gris, venez avec moi, je vais vous mettre en lieu sûr.
—Où me conduisez-vous donc? demanda la nourrisseuse.
—Chez le révérend Peters Town, l'homme le plus puissant de Londres.
—Je n'ai jamais entendu prononcer ce nom-là, dit-elle.
Miss Ellen sourit: Mais, fit-elle, on vous a parlé de l'archevêque de Cantorbéry? Eh bien! le révérend Peters Town lui donne secrètement des instructions.
A la suite de son entretien avec miss Ellen, mistress Fanoche voyait clairement une chose; c'est qu'elle était doublement perdue, si elle n'obéissait pas aveuglément.—Soit, dit-elle, je suis prête à vous suivre.
Miss Ellen remit son manteau et en baissa le capuchon sur sa tête. Mistress Fanoche jugea inutile de réveiller Mary l'Écossaise et de lui apprendre son départ. Quelques minutes après, les deux femmes montaient dans le cab que miss Ellen avait laissé à la porte.—Elgin Crescent! dit-elle au cabman.
Le révérend Peters Town attendait sans doute la visite de miss Ellen, car à peine le cab fut-il arrêté à sa porte que cette porte s'ouvrit et que le prêtre anglican vint à la rencontre des deux femmes.—Je vous présente mistress Fanoche dont je vous ai parlé, dit miss Ellen.
Le prêtre fit passer les deux femmes dans son cabinet et se prit à regarder, curieusement, la nourrisseuse d'enfants. Alors miss Ellen lui fit un signe mystérieux que le révérend comprit, car il la fit passer dans une pièce voisine laissant mistress Fanoche toute seule.
—Eh bien, elle consent?
—A tout. Avez-vous prévenu le lord chief justice?
—Sans doute, puisque je vous ai envoyé. l'ordre d'arrestation. Mais il y a une difficulté que nous n'avions pas prévue, reprit le révérend. Cette femme va faire sa déposition par écrit...
Elle confirmera ensuite cette déposition de vive voix en présence d'un magistrat de police et de deux secrétaires.
—Je lui ai promis sa grâce.
—Il serait difficile de l'obtenir, attendu que les débats du procès, s'il avait lieu, seraient publiés, et que la liberté de la presse nous gênerait.
—Mais le procès n'aura pas lieu. On la relâchera sous caution et elle pourra quitter l'Angleterre.
—Sa déposition n'en sera pas moins valable.
—Sans doute.
—Mais vous ignorez peut-être, miss Ellen, les règlements de Christ's Hospital et les singuliers privilèges dont jouit ce collége, depuis le roi Edouard VI son fondateur.
—Vous allez voir que je n'ignore absolument rien, répondit miss Ellen en souriant. Tout élève revêtu de la soutane bleue et portant les bas jaunes, est inviolable. On ne pourrait l'arrêter que s'il commettait un crime dans la rue.
Il y a mieux; je suppose qu'on le désigne à un policeman auquel on dira: Cet enfant est un condamné évadé de Bath square; le policeman ne voudra pas le croire; mais, le crût-il, il vous répondra: Je ne puis pas mettre la main sur un enfant revêtu de la soutane bleue. Enfin, j'admets, comme dernière hypothèse, qu'un policeman intimidé ose passer outre et mettre la main sur l'enfant, que celui-ci soit ramené en prison, reconduit au moulin et reconnu par tous les gardiens de Bath square, le lord maire protestera et, à la tête de ses aldermen, ira le réclamer.
—Vous voyez donc bien, dit le révérend Peters Town, que tous nos efforts échoueront contre cette loi qui protège les élèves de Christ's Hospital.
—Non, dit miss Ellen, car on arrêtera l'enfant dépouillé de son costume. J'ai tout prévu.
Ne vous ai-je pas dit que j'avais gagné une femme qu'on appelle la Sirène? Cette, femme a fasciné le major Waterley: dans huit jours, cet homme n'aura plus qu'une pensée, qu'une volonté, qu'un but, être l'esclave de la Sirène. Il ne se souviendra même plus qu'il a une femme. D'ailleurs j'ai pris soin de me débarrasser provisoirement de mistress Waterley. Elle n'est plus à Londres.
—Qu'avez-vous donc fait pour cela?
—Une chose bien simple: elle a reçu une heure après que son mari était sorti pour aller au club, un télégramme qui l'appelait en toute hâte a Glascow auprès de son père qui, disait la dépêche, avait fait une chute de cheval. Elle a fait chercher le major partout; on ne l'a point trouvé, car il était chez mistress Burton, et la pauvre femme a pris le train de minuit. Elle arrivera demain soir chez son père, qu'elle trouvera bien portant et nous avons trois jours devant nous, en supposant même qu'elle revienne sur-le-champ.
Le major, lui, abruti d'amour et d'opium, est aux genoux de la Sirène.
Elle a la fantaisie de voir son fils. Le major, qui a oublié sa femme, mais a un vague souvenir de celui qu'il croit son enfant, court à Christ's Hospital. Cela se passe demain, je suppose; demain jeudi, jour de congé. Le supérieur du collége laisse l'enfant sortir avec son père, et celui-ci le conduit chez la Sirène.
—Mais, dit le révérend, la difficulté, l'impossibilité même dont je vous parle existe toujours. L'enfant est revêtu de son costume, et vous savez que lorsqu'un père obtient l'admission de son fils à Christ's Hospital, il prend l'engagement de le laisser sous ce vêtement jusqu'au jour où il a terminé son éducation.
—Je sais parfaitement cela, dit miss Ellen. Le major ne violera pas cet engagement. Mais la Sirène le violera, attendu qu'avec le tuyau d'un narghilé, on se débarrassera du major quand on voudra. On déshabillera l'enfant. La Sirène se charge de lui mettre un joli petit habit bleu ou vert, avec des boutons de métal, ce qui ne peut manquer de l'enchanter.
—Et, alors la police arrivera.
—Ce n'est plus mon affaire, dit miss Ellen, c'est la vôtre.
—Mais enfin dit encore le révérend, vous savez que les arrestations dans les maisons sont très difficiles.
—Aussi arrêtera-t-on l'enfant dans la rue. A Hyde-Park, par exemple, où la Sirène le conduira à la promenade.
Et, comme il regardait miss Ellen avec une sorte d'admiration, on entendit retentir un coup de sonnette. En même temps le clergyman qui servait de secrétaire au révérend entra.—Voici le magistrat de police et ses secrétaires, dit-il. Le révérend repassa dans son cabinet, où mistress Fanoche attendait, livrée à mille angoisses.—Madame, lui dit-il, l'heure est venue pour vous de faire votre confession pleine et entière. La porte s'ouvrit et le magistrat de police entra. Alors mistress Fanoche sentit quelques gouttes de sueur perler à son front, et sa vue se troubla, et il lui sembla qu'elle entrevoyait, à travers un brouillard, se dresser la potence devant Newgate et Calcraff la regarder et lui crier: C'est à ton tour maintenant!
IX
Pénétrons à présent chez la Sirène. La Phryné pour qui on se brûle si gentiment la cervelle, la fauve enchanteresse aux yeux de basilic possède une charmante maison dans Portland Place. C'est sir Arthur L..., le malheureux gentleman dont elle repoussait l'amour, et qui s'est tué de désespoir, qui lui a fait ce cadeau d'outre-tombe. Il avait préparé la maison pour elle; il avait appelé à son aide des architectes, des peintres et des sculpteurs pour orner magnifiquement cette charmante demeure. Il avait peuplé le jardin de statues, entassé dans l'intérieur de la maison des curiosités et des objets d'art; il en avait fait, en un mot, un temple pour son idole. Mais l'idole refusait de l'habiter, lui vivant. Alors sir Arthur fit son testament et se tua. Le testament léguait la maison à la Sirène, et la Sirène en prit possession sans remords. C'est là qu'à dix heures du matin, la courtisane, appuyée à une fenêtre de son boudoir ouvrant sur le jardin, respire l'air et se réchauffe à un pâle rayon de soleil qui a fini par triompher du brouillard. De temps en temps, elle se retourne et jette un regard sur un homme endormi dans un fauteuil. Cet homme est le major Waterley. Il dort, les vêtements en désordre, la barbe défrisée, les cheveux emmêlés. Il dort d'un sommeil lourd et profond, résultat d'une double ivresse, celle du vin et de l'opium.
Dans un coin du boudoir est encore une table chargée des débris d'un souper. A terre, auprès du dormeur, gît sur le tapis le tuyau d'un narghilé. Le major a le front livide, les lèvres pendantes, et ses membres affaissés et ballants semblent attester que toute énergie a disparu de ce corps robuste et bien constitué. La Sirène le regarde de temps en temps; puis elle se remet à la fenêtre, et son oeil se dirige au delà du jardin, dont on aperçoit la grille entre deux arbres verts. Elle paraît attendre quelqu'un. En effet, bientôt une voiture s'arrête devant la grille.—Enfin, murmure la Sirène, elle le verra endormi et verra si j'ai tenu ma parole.
Une femme descend de cette voiture; elle est voilée, et il est impossible de voir son visage; mais sa démarche trahit la jeunesse, et peut-être que l'homme gris, s'il était là, aurait, du premier coup d'oeil, reconnu miss Ellen Palmure. C'est miss Ellen, en effet, qui revient de chez le révérend Peters Town où tout s'est passé selon ses désirs. Mistress Fanoche, moitié par peur, moitié par cupidité, car on a payé sa trahison quatre mille livres, soit cent mille francs en monnaie française: mistress Fanoche a déposé devant le magistrat de police qu'elle avait confié le véritable enfant du major Waterley et de miss Émily à un homme du nom de Wilton, qui a dû le jeter dans la Tamise, au-dessous du pont de Londres. Mistress Fanoche a avoué, en outre, qu'elle avait présenté au major le petit Irlandais condamné au moulin, et le magistrat a rédigé de tout cela un procès-verbal que la nourrisseuse a signé. Enfin, mistress Fanoche a été admise à fournir une caution de mille livres que miss Ellen a payée pour elle; et grâce à cette caution, elle a pu demeurer chez le révérend, où elle sera à l'abri des représailles de l'homme gris.
Miss Ellen est ardente pour la vengeance. Avant de frapper l'homme gris, avant de le faire tomber dans un piége qu'elle a savamment combiné, miss Ellen veut ruiner toutes ses espérances; avant de l'envoyer à l'échafaud, elle veut qu'il voie de nouveau au moulin cet enfant qui est l'espoir de l'Irlande catholique et opprimée. A peine le magistrat s'était-il retiré, qu'elle a mis le révérend Peters Town en campagne.—Il faut que vous obteniez, lui a-t-elle dit, un homme sûr, investi de toute la confiance du chef de la police. Il ne faut pas confier le soin de cette arrestation à un policeman vulgaire. Et le révérend est parti pour Scotland yard, tandis que miss Ellen courait à Portland place, s'assurer que le major Waterley était aux mains de la Sirène et que celle-ci avait suivi ses instructions à la lettre.
Miss Ellen arrive donc dans le boudoir, et à la vue du major endormi, elle éprouve une vive satisfaction. Son voile est tombé: elle apparaît à la Sirène dans toute sa beauté resplendissante et hautaine. La Sirène, qui courbe les hommes sous son regard, baisse les siens devant miss Ellen. L'esclave affranchie est redevenue esclave en présence de la belle patricienne. Miss Ellen s'asseoit, la Sirène demeure debout.
—Que s'est-il passé? demande miss Ellen.
—Je l'ai amené ici à quatre heures du matin. Le major était déjà à demi-fou; il me jurait qu'il me suivrait au bout du monde. Nous avons soupé; il a bu comme un lord d'Écosse. Il paraissait ne plus se souvenir de rien. Cependant, comme le jour paraissait, il a eu un moment de lucidité.
—Oh! mon Dieu! s'est-il écrié, que doit penser mistress Waterley!
Alors je lui ai mis sous les yeux la lettre que vous aviez envoyée, lui disant que cette lettre était allée le chercher au club, et que du club on l'avait envoyée ici. Cette lettre était de mistress Waterley, qui désespérant de voir rentrer son mari, était partie en lui annonçant qu'elle allait assister aux derniers moments de son père. Cette lettre a paru l'éveiller un moment et le tirer de la torpeur où l'ivresse l'avait plongé. Je lui ai pris alors les deux mains et je lui ai dit:—Donnez-moi une heure encore; puisque votre femme est partie, que craignez-vous?
Je l'ai senti frissonner sous mes regards; en même temps, j'ai appelé Lucy, ma femme de chambre. Lucy est venue, apportant une pipe chargée d'opium. Peut-être eût-il fini par triompher de mes séductions. Mais à la vue de la pipe, sa passion sauvage s'est réveillée ardente.—Vous le voyez, ajouta la Sirène, vous le voyez, milady, maintenant il dort.
—Oui, dit miss Ellen, mais il faudra l'éveiller dans une heure ou deux, en lui imbibant les tempes et les narines avec cette eau. Et miss Ellen présenta à la Sirène un flacon à fermoir doré—Il s'éveillera encore abruti, mais pas assez pour ne pas comprendre ce que vous lui direz.
—Et que lui dirais-je? demanda la Sirène:
—Écoutez-moi, dit miss Ellen, qui parlait toujours avec l'autorité du maître qui dicte ses ordres à l'esclave.
X
Peut-être s'étonnera-t-on que la Sirène, qui avait vu des hommes du grand monde se rouler à ses pieds en se tordant les mains de désespoir, pour qui d'autres étaient morts, qui n'avait qu'à se montrer à Hyde-Park pour y faire sensation et presque émeute parmi la jeunesse dorée de Londres, fût si humble et si soumise en présence de miss Ellen? C'est que cette femme était esclave au milieu de la libre Angleterre. Esclave d'un passé nébuleux que tout le monde ignorait et que deux personnes connaissaient: le révérend Peters Town et miss Ellen. Un jour, miss Ellen avait eu besoin pour ses projets ténébreux d'une femme assez belle pour tourner la tête à un homme, assez criminelle pour qu'on osât lui demander tout, assez docile pour qu'on fût sûr de son obéissance. Le révérend Peters Town avait découvert la Sirène. Les prêtres anglicans sont bien autrement forts que qui que ce soit pour sonder la vie privée, s'emparer des consciences et exercer une police mystérieuse. Le clergé de Londres traque ces pauvres créatures qui se sont réfugiées dans l'amour comme dans une profession. De temps en temps, il obtient de la police qu'elle fasse une rafle, à trois heures du matin, sous les arcades de Régent street. Et quand une créature est assez haut placée par ses relations, pour échapper à l'action directe de la police, on se livre à de secrètes investigations sur son passé.
Or la Sirène, à quinze ans, avait commis plusieurs vols. Elle se nommait alors Anna Betlam, et elle était juive de naissance. Condamnée à dix ans de réclusion, elle était parvenue à s'échapper, à quitter l'Angleterre et à se réfugier en France d'abord, puis en Italie. Sa beauté lui avait fait, en quelques années, une véritable opulence. Sûre d'être oubliée, elle avait osé revenir à Londres, et, depuis un an, elle voyait tous les dandies à ses pieds, lorsque le révérend Peters Town avait fini par découvrir son identité. Il allait sans doute la signaler à la police, au moment où miss Ellen était intervenue.—Voici la femme dont nous avons besoin, avait-elle dit.
Le soir même, voilée, gardant le plus strict incognito, elle s'était présentée chez la Sirène et l'avait saluée de son vrai nom d'Anna Betlam. La Sirène avait pâli et balbutié. Alors miss Ellen lui avait dit:—Il s'agit pour vous de retourner en prison ou de me servir. Je ne vous demanderai rien qui sorte de vos habitudes et vous serez royalement payée. Et la Sirène, moins pour l'amour de l'argent, que par terreur, était devenue l'esclave docile de miss Ellen.
—Écoutez-moi donc, reprit celle-ci. Vous savez le rôle que vous devez jouer quand l'enfant sera ici? Hier encore, en sachant à quel degré de fascination serait parvenu le major, je n'avais pas fixé le jour. Aujourd'hui, je sais qu'il est temps d'agir. Quand le major s'éveillera, il est probable que deux souvenirs lui reviendront aussitôt. Il pensera à sa famille, d'abord.
—Et à son enfant, ensuite?
—Justement. Vous enverrez un valet de pied à l'hôtel où il loge et le valet de pied rapportera une fausse dépêche de miss Emily, que voici. Miss Ellen remit la dépêche à la Sirène. Elle était enfermée dans une enveloppe non scellée et ainsi conçue:
«Cher ami, arrivée à Glascow. Mon père hors de danger. Je reste trois ou quatre jours avec lui. Dans cinq, je serai à Londres.»
Quand la Sirène eut pris connaissance de cette dépêche, miss Ellen lui dit:—Le major rassuré sur sa femme ne demandera pas mieux que de passer à vos pieds les quatre jours de liberté qu'on lui annonce. Mais il se souviendra que c'est aujourd'hui jeudi et qu'il a coutume d'aller chercher celui qu'il croit son fils à Christ's Hospital et de l'emmener à la promenade. Vous lui direz alors:—Allez, mon ami, je serai bien-heureuse de le voir, et je l'aimerai de tout mon coeur, pour l'amour de vous. Le reste me regarde. Vous avez compris, n'est-ce pas?
—Oui, dit la Sirène.
—L'enfant déjeunera ici; vous aurez soin que le major boive de ce vin de Porto que je vous ai envoyé et auquel est mêlé un puissant narcotique. Il s'endormira. Alors vous montrerez à l'enfant les beaux habits que je vais vous faire apporter et vous les lui ferez revêtir; il ne demandera pas mieux, car cette affreuse soutane le gêne horriblement.
—Et à quelle heure irai-je à Hyde-Park?
—A trois heures. Vous entrerez par la porte de Pall-Mall, à pied, en donnant la main à l'enfant. Vous irez vous promener au bord de la Serpentine. Je passerai à cheval et je vous ferai un petit signe qui voudra dire que les policemen sont là. Ces dernières instructions données, miss Ellen quitta la Sirène, et ayant abaissé de nouveau son voile épais sur son visage, elle remonta en voiture. Cette fois, elle rentra chez elle.
Lord Palmure, qui était demeuré au club jusqu'au jour, s'était mis au lit en rentrant, avec la persuasion que sa fille dormait depuis longtemps. En revanche, miss Ellen trouva un homme qui l'attendait dans l'antichambre de son appartement. C'était un homme d'apparence robuste bien qu'il eût des cheveux gris. Il portait des lunettes bleues, et il était enveloppé dans un manteau qui lui descendait jusqu'aux pieds. Il présenta une lettre à miss Ellen; elle était du révérend Peters Town.
«Je vous envoie, disait-il, un homme qu'on m'a donné à Scotland yard comme habile et résolu, il arrêtera l'enfant, sans esclandre, et fera la chose si lestement qu'il est probable que personne n'y fera attention. Cependant, comme il est probable aussi que les Irlandais surveillent celui qu'ils considèrent comme leur chef dans l'avenir, il faut prévoir quelque résistance. L'agent Barnel que je vous envoie sera fortement escorté.»
Miss Ellen ayant lu cette lettre, regarda le personnage. Son apparence lui plut; et il lui sembla qu'elle avait devant elle un homme calme et résolu.—Vous savez, qu'il y a une prime de mille livres pour vous? lui dit-elle.
L'agent s'inclina.—Mais, dit-il, je ne connais pas l'enfant.
—Soyez à trois heures à la porte de Pall-Mall, à Hyde-Park, je vous le montrerai.
L'agent s'inclina, et se retira en saluant miss Ellen jusqu'à terre.
XI
Ce même jour-là, bien avant que le soleil parût, et que le brouillard eût acquis cette transparence qui est le véritable jour de Londres, une lumière brillait dans les combles de Christ's Hospital, tremblotant derrière les rideaux d'une petite fenêtre mansardée. Cette fenêtre était celle d'une chambre dans laquelle travaillait une jeune femme. C'était une des lingères du collège. De temps en temps elle interrompait son travail pour s'approcher de la fenêtre, soulever un peu le rideau et regarder dans la rue. Elle n'attendait cependant personne du dehors, et l'accès de Christ's Hospital n'est pas facile aux étrangers. Non, ce dont elle voulait se rendre compte, c'était de l'heure matinale, par les insensibles progrès de l'aube blanchissant peu à peu la brume noirâtre qui estompait la cime des toits voisins. Elle attendait sept heures avec impatience. Pourquoi? Enfin, sept heures sonnèrent. Au même instant une cloche se fit entendre.
Cette cloche sonnait le réveil des élèves de Christ's Hospital. Nous l'avons dit déjà, Londres n'est pas une ville matinale; on s'y couche tard et on s'y lève plus tard encore. En France, les lycées sont sur pied à cinq heures en été, à six heures, au plus tard, en hiver. En Angleterre, les classes ne commencent guère avant huit heures. Maintenant, si l'on veut savoir pourquoi la lingère attendait ce moment du lever avec tant d'impatience, il suffira de rappeler que le major Waterley, se rendant pour la première fois chez lord Wilmot, ce personnage excentrique, au dire de mistress Fanoche, qui voulait adopter son fils, avait vu auprès de Ralph une femme qu'on lui avait donné comme sa nourrice. Et quand on se rappellera encore que l'homme gris avait su faire admettre Jenny l'Irlandaise comme lingère à Christ's Hospital, on devinera que c'était elle qui travaillait, bien avant le jour, dans sa chambrette. Dix minutes s'étaient à peine écoulées depuis que la cloche du réveil avait retenti lorsqu'on frappa doucement à la porte. Jenny courut ouvrir. Ralph entra et se jeta à son cou. L'enfant était devenu plus sérieux encore, depuis qu'il portait la soutane bleue et les bas jaunes.
—Ah! mère, dit-il, cela m'a paru bien long depuis hier.
—Tais-toi, parle bas, dit l'Irlandaise avec un geste d'effroi. Tu sais bien ce que je t'ai dit, mon enfant. Je ne suis que ta nourrice, et nous serions perdus si on savait la vérité.
—On me renverrait au moulin, n'est-ce pas? dit Ralph, avec un accent d'effroi.
—Hélas! oui, mon enfant; c'est déjà beaucoup qu'on te permette de venir m'embrasser tous les matins. Mon bien-aimé, dit Jenny qui avait pris l'enfant sur ses genoux, c'est aujourd'hui fête et congé pour toi, sais-tu?
—Oui, mère, et ce monsieur qu'il faut que j'appelle mon père, va venir me chercher pour me conduire à la promenade. Il est bien bon pour moi, du reste. Et la dame, celle que je ne peux pas arriver à appeler maman? Oh! elle me couvre de larmes... Mais alors, je pense à toi et j'ai envie de pleurer.
—Eh bien! il ne faut pas, dit la pauvre Irlandaise; il faut t'efforcer de l'aimer, mon cher petit. Tiens, songe à une chose, aujourd'hui. C'est que tu me verras deux fois.
—Oh! quel bonheur! dit l'enfant en frappant dans ses deux mains. Comment cela, maman?
—Moi aussi, je sors aujourd'hui. Le directeur de la maison sait que je suis catholique, et j'ai la permission d'aller à la messe à Saint-Gilles deux fois par semaine. A quelle heure vient-il te chercher, monsieur Waterley?
—Habituellement, c'est à dix heures.
—Eh bien! dit Jenny, j'irai à la messe auparavant; puis, au lieu de rentrer tout de suite, j'attendrai dans la rue, à la porte du collège, et quant tu sortiras, je te verrai..—Quel bonheur! répéta l'enfant.
Un nouveau coup de cloche se fit entendre alors. Ce coup de cloche annonçait que les élèves quittaient le dortoir pour se rendre dans les cours.—Déjà! fit l'Irlandaise avec tristesse.
—Adieu, mère, au revoir, ma petite mère chérie, fit Ralph, qui se suspendit au cou de l'Irlandaise.—A bientôt, dit-elle d'une voix émue. Et l'enfant s'en alla rejoindre ses condisciples.
Une heure après, Jenny l'Irlandaise, vêtue proprement et simplement, comme une femme d'humble condition, entrait à Saint-Gilles. Un homme assistait à l'office divin, tout auprès de la porte, et tourna la tête en voyant entrer Jenny. C'était le vieux sacristain de l'église Saint-Georges, que son curé avait envoyé porter une lettre à l'abbé Samuel, et c'était précisément l'abbé Samuel qui disait la messe. Le vieillard s'approcha de Jenny et lui dit:
—L'abbé Samuel m'a placé ici en me recommandant de guetter votre arrivée.—Il veut absolument vous voir.
Une vague inquiétude s'empara de l'esprit de Jenny. Elle songea à son fils. Que pouvait lui vouloir l'abbé Samuel? L'office divin achevé, elle se dirigea en toute hâte vers la sacristie. Alors le prêtre qui venait de quitter ses habits sacerdotaux accourut à sa rencontre et lui dit:—Mon enfant, un nouveau danger menace votre fils. On veut l'enlever de Christ's Hospital, ajouta l'abbé Samuel. La mère pâlit et joignit les mains.
—J'ai reçu hier soir un billet de l'homme gris. Le voilà... Et l'abbé Samuel tira de sa poche un papier qu'il tendit à la jeune femme toute tremblante.
XII
Le billet écrit par l'homme gris à l'abbé Samuel, était daté de la veille et ainsi conçu: «Un nouveau péril, menace l'enfant. Quel-est-il? Je l'ignore, mais je le saurai bientôt. On veut l'enlever de Christ's Hospital. Plus que jamais il faut veiller. Si vous voyez sa mère, dites-lui qu'elle se tienne sur ses gardes.»
—O mon Dieu! mon Dieu! murmura la pauvre mère, que va-t-il donc nous arriver encore?
—Ma fille, répondit l'abbé Samuel, ne craignez rien. Dieu nous protégea. Seulement, veillez, retournez au plus vite à Christ's Hospital et ne perdez pas votre fils de vue.
—Mais, mon père, dit Jenny, c'est aujourd'hui qu'il sort? N'est-ce pas jeudi? Celui qui croit être son père, va venir le chercher comme à l'ordinaire, pour le conduire à la promenade.
—Eh bien! dit l'abbé Samuel, tachez de le voir avant qu'il ne sorte. Et recommandez-lui bien de ne pas quitter sa soutane et ses bas jaunes, sous aucun prétexte: tant qu'il portera ce costume, il ne peut rien lui arriver de fâcheux, et il est inviolable.
Jenny partit de Saint-Gilles. En route, elle se demandait comment elle pourrait voir son fils, avant qu'il ne sortit, si elle ne l'attendait pas dans rue. Et, comme elle ne trouvait pas d'autre moyen, elle se résigna à attendre à la porte, au lieu d'entrer. Il y avait en face de la grille de Christ's Hospital un pastry cook, c'est-à-dire un pâtissier. Jenny entra chez lui, choisit deux brioches sur le comptoir, demanda un verre de gin étendu d'eau, et se mit à manger, non pour, apaiser sa faim, mais pour avoir le droit de rester dans la boutique, afin de voir dans la rue sans être vue. Elle attendit longtemps, deux heures peut-être. Enfin un gentleman se montra dans la rue et descendit d'un cab qui s'arrêta, devant la grille du collége. Ce gentleman était le major Waterley, et Jenny le reconnut aussitôt. Alors elle jeta six pence sur le comptoir du pâtissier et sortit; puis elle aborda le major au moment où celui-ci s'apprêtait à sonner. Du moment où le gentleman ne renvoyait point le cab, il fallait, si Jenny voulait parler à son fils, qu'elle s'adressât au major. Le major Waterley avait le visage pâle, les yeux mornes, la lèvre pendante, comme un fumeur d'opium au réveil.
Tout s'était passé comme l'avait ordonné et prévu miss Ellen. En sortant de ce sommeil léthargique et abruti qui suit l'ivresse du hatchis, le major avait vu la Sirène auprès de lui. D'abord, il ne s'était souvenu de rien et avait demandé où il était. Puis, tout à coup, jetant un cri, il avait prononcé le nom de miss Emily. Alors la Sirène avait mis sous ses yeux la fausse épitre. Miss Emily n'était plus à Londres; elle était à Glascow, c'est-à-dire à plus de cent lieues et pendant quatre jours, le major serait libre et la Sirène lui apparut si belle, qu'il ne se souvint même pas de l'écolier de Christ's Hospital. Mais, voyant qu'il n'en parlait pas, la Sirène lui dit:—Vous oubliez donc ce que vous avez à faire aujourd'hui, mon ami? Et votre fils? N'allez-vous donc pas le chercher pour le conduire à Hyde-Park.
—C'est donc aujourd'hui jeudi?—Je ne m'en souvenais plus, dit-il.
—Eh bien! je m'en souviens, moi, car je veux le voir. Du moment où il est votre fils, je l'aime.
Et le major frissonna de volupté à ces paroles; il rassembla ce qui lui restait d'énergie et de raison, et il prit le chemin de Christ's Hospital. En route, il se répétait machinalement, et comme un véritable maniaque, les derniers mots de la Sirène:—Je vous attends tous les deux pour déjeuner. Toute sa raison, toute sa lucidité d'esprit s'étaient réfugiées et concentrées dans cette idée qu'il allait déjeuner avec elle. Aussi, quand Jenny l'Irlandaise se montra et le salua, la regarda-t-il avec étonnement. Il ne la reconnaissait pas.
—Qui êtes-vous? lui dit-il. Que voulez-vous?
—Je suis la nourrice de votre fils, et je veux voir mon cher enfant, dit-elle avec émotion.
—Eh bien! vous le verrez quand je sortirai.
Et il rentra, laissant Jenny à la porte. Un horrible pressentiment s'était emparé de la pauvre mère. Elle avait vu le major plusieurs fois déjà, il lui avait paru un homme doux et intelligent. Maintenant elle revoyait un homme abruti et brutal. Cette métamorphose n'était-elle pas l'oeuvre de ceux qui voulaient s'emparer de Ralph? Le coeur de la mère avait deviné une partie de la vérité. Une demi-heure s'écoula encore. Enfin la grille se rouvrit et le major reparut, tenant Ralph par la main. L'enfant aperçut sa mère, eut un cri de joie et se jeta dans ses bras. Le major regardait d'un oeil stupide.
Mais Jenny ne perdit pas un temps précieux. Elle approcha ses lèvres de l'oreille de l'enfant et lui dit:—Promets-moi bien de faire ce que je te dirai. Sous aucun prétexte, mon bien-aimé, dit-elle encore dans ce patois irlandais qui était comme la langue maternelle de l'enfant, sous aucun prétexte, ne quitte le vêtement que tu portes. Me le promets-tu?
—Oui, mère.
—Allons, adieu, bonne femme, dit le major. Et il repoussa Jenny et fit monter l'enfant dans le cab. La pauvre mère demeura là un moment, les yeux pleins de larmes, regardant le cab s'éloigner. Et comme il disparaissait au coin de la rue, et qu'elle s'apprêtait à rentrer dans Christ's Hospital, un nègre vint à passer.—Jenny? dit-il. L'Irlandaise se retourna et lui dit:—Vous me connaissez?—Oui. Je suis Shoking, suis-moi et ne crains rien, l'homme gris veille sur ton enfant. Et lui prenant le bras, l'ex-marquis espagnol entraîna la mère de Ralph loin de Christ's Hospital.
XIII
Cependant le major emmenait Ralph. Le petit Irlandais, qui avait déjà le caractère d'un homme, se rappelait la recommandation de sa mère, et bien qu'il n'en put comprendre le motif, il était bien résolu à obéir. Le major ne s'aperçut pas, tant il était absorbé lui-même, du silence que gardait l'enfant ordinairement assez causeur. A Londres, où les distances sont énormes, il n'y a qu'une rapide course de cab de Christ's Hospital dans Newgate street, à Portland place. Ce fut l'affaire de vingt minutes. En voyant le cab s'arrêter devant la grille du jardin de la Sirène, l'enfant ne se reconnut pas, et il en témoigna tout son étonnement,—Pourquoi sommes-nous ici? dit-il.
Cette question arracha le major à l'atonie dans laquelle il était retombé.—Mon ami, répondit-il, ta mère est absente, elle est en voyage et je te mène chez une dame de mes parentes. L'enfant ne souffla mot et suivit docilement le major. Il suffisait qu'on lui parlât de miss Émily pour qu'il songeât à sa véritable mère et devint tout triste. La Sirène se promenait dans le jardin, attendant avec impatience. Quand elle vit paraître le major, tenant l'enfant par la main, elle s'empressa de venir à leur rencontre.—Oh! qu'il est mignon et joli! dit-elle.
Et elle le prit dans ses bras et le couvrit de caresses. Il y a des rapprochements bizarres, des affinités inexplicables, des sympathies qui naissent à première vue et nous font aimer, sur-le-champ, des gens que nous voyons pour la première fois. Ralph, qui savait bien que miss Émily n'était point sa mère, en dépit des caresses qu'elle lui prodiguait, ne s'était jamais senti attiré vers elle. Elle lui apparaissait même comme coupable d'usurpation, et il y avait chez lui un sentiment de jalousie, qui tenait de l'amant plutôt que du fils. Ralph avait une adoration, sa mère. Il avait donc éprouvé une aversion instinctive pour celle qui en prenait le titre. Cette aversion n'existait pas chez lui pour le major et la raison en était bien simple encore: il n'avait point connu son vrai père. Eh bien! chose étrange! il éprouva une sympathie mystérieuse et subite pour la Sirène. Les cheveux noirs, le teint mat et blanc, les dents éblouissantes de la pécheresse, lui donnaient comme une vague ressemblance avec Jenny l'Irlandaise. Et puis, cette femme qui fascinait les hommes, était non moins habile à séduire les enfants. Ralph se laissa embrasser et il dit naïvement à la Sirène:—Oh! vous êtes bien belle, madame.
—M'aimes-tu déjà? fit-elle.
—Oui, madame.
Elle l'embrassa de nouveau, tandis que l'amoureux major la contemplait avec extase et lui baisait respectueusement la main. Il était onze heures, le moment du déjeuner. L'enfant qu'elle plaça à côté d'elle fut ébloui par ce luxe de cristaux et de vaisselle plate qui régnait sur la table. Des vins jaunes comme de l'ambre miroitaient dans des carafons taillés à facettes; des fruits de toute beauté emplissaient des corbeilles de porcelaine de Sèvres, pâte tendre; des mets exquis et jusque-là inconnus à Ralph fumaient dans des une vague ressemblance avec Jenny l'Irlandaise. Et puis, cette femme qui fascinait les hommes, était non moins habile à séduire les enfants. Ralph se laissa embrasser et il dit naïvement à la Sirène:—Oh! vous êtes bien belle, madame.
—M'aimes-tu déjà? fit-elle.
—Oui, madame.
Elle l'embrassa de nouveau, tandis que l'amoureux major la contemplait avec extase et lui baisait respectueusement la main. Il était onze heures, le moment du déjeuner. L'enfant qu'elle plaça à côté d'elle fut ébloui par ce luxe de cristaux et de vaisselle plate qui régnait sur la table. Des vins jaunes comme de l'ambre miroitaient dans des carafons taillés à facettes; des fruits de toute beauté emplissaient des corbeilles de porcelaine de Sèvres, pâte tendre; des mets exquis et jusque-là inconnus à Ralph fumaient dans des plats d'argent et répandaient des parfums acres et pénétrants. Le major, qui sortait à peine d'une première ivresse, fut bientôt retombé dans une seconde. Les vins étaient capiteux et lui montaient à la tête, comme le sourire de la Sirène et les dernières fumées du hatchich. Quant à l'enfant, la Sirène lui versait du bordeau qu'elle additionnait d'eau. C'était là encore une recommandation de miss Ellen qui avait pensé que, si l'enfant se laissait dépouiller de bonne grâce de son costume, il était inutile de le griser.
Avant la fin du repas, le major s'endormit. L'abrutissement avait repris tout son empire. Depuis qu'il était à Christ' Hospital, Ralph, qui sortait tous les huit jours, avait pris goût à ces promenades que ses prétendus parents lui faisaient faire en voiture dans Hyde Park et dans Zoological Gardens. De secrets instincts aristocratiques et dominateurs se développaient en lui, à la vue de ces beaux équipages, de ces fringants cavaliers qui emplissent les jardins publics, par les belles après midi. Aussi, en voyant le major fermer les yeux, le pauvre enfant dit-il d'une voix désolée:—Je n'irai donc pas à Hyde Park aujourd'hui?
—Je t'y mènerai, moi, mon petit ami, lui dit la Sirène.
—Vous, madame?
—Oui, mon enfant. Tiens, regarde par la croisée, vois-tu la voiture toute prête? En effet, Ralph, qui était néanmoins un peu étourdi, s'était approché de la croisée, et il put voir dans la cour un joli landeau découvert, attelé de deux magnifiques chevaux qu'un cocher poudré et vêtu d'une livrée bleue et blanche à gros boutons d'or, tenait en mains.—Oh! la belle voiture! dit-il naïvement. La Sirène sonna. Une femme de chambre presqu'aussi jolie qu'elle, entra alors et vint étaler sur un canapé, entre les deux croisées, un petit chapeau gris à plumes de coq de bruyères, un pantalon bouffant et serré au genou couleur bleu de ciel et une charmante veste de velours cerise à brandebourgs noirs.—Qu'est-ce que cela, madame? dit l'enfant en regardant ces objets.
—Mon petit ami, répondit la Sirène, c'est pour toi. Je veux que tu sois, à Hyde Park, le plus joli et le plus mignon des jeunes gentlemen qui jouent à la balle au bord de la Serpentine. N'est-ce pas que ces habits-là sont plus beaux que cette vilaine souquenille qui te fait ressembler à un enfant de choeur?—Oh oui, madame, dit Ralph avec un soupir, mais je ne veux pas quitter ma soutane. Maman me l'a défendu.
—Mais ta maman est en voyage, elle ne le saura pas.
—Oh! ce n'est pas de celle-là que je parle... De... ma nourrice... celle que j'appelle maman aussi.
—Alors tu ne veux pas?
—Non, madame.
Et Ralph eut un accent de volonté dont la Sirène comprit qu'elle ne triompherait pas par la persuasion—Allons, pensa-t-elle, il faut user des moyens énergiques de miss Ellen. Elle fit un signe, et la camérière emporta le charmant costume. En même temps, elle versa au petit Irlandais deux doigts de ce vin jaune que l'enfant couvait du regard depuis qu'il était à table et dont il n'avait pas osé demander jusque-là.
XIV
L'enfant avait bu sans défiance, et il continua à babiller avec la Sirène, qui avait pris sur lui un mystérieux ascendant. Cependant, au bout de quelques minutes, un singulier phénomène se produisit: l'enfant n'éprouva ni lourdeur, ni somnolence, ni aucun des effets ordinaires qui résultent de l'absorption d'une liqueur falsifiée; mais il fut pris d'un redoublement de gaieté, et, voyant le major endormi, il se mit à rire aux larmes. Les rapports continuels des Anglais avec les Indes leur ont livré plus d'un secret. Dans l'Inde, il y a des végétaux dont le suc amène une folie momentanée et fait perdre le souvenir. C'était une substance de ce genre que miss Ellen avait mélangée au vin de Xérès dont l'enfant venait de boire un demi-verre. Ralph perdit presque subitement la mémoire. Il demanda, en montrant le major, quel était ce monsieur. Puis, s'étant regardé dans une glace, il trouva que sa soutane était fort laide. Alors la Sirène lui dit:
—Mais tu ne veux donc pas la quitter?
—Oh! si, fit-il, c'est trop laid.
—Mais ne m'as-tu pas dit que ta mère ne voulait pas?
—Ma mère? fit-il encore comme cherchant à retenir un souvenir fugitif: Puis regardant la Sirène:—Mais c'est toi, ma mère, dit-il. Et il lui sauta au cou.
Dès lors, la Sirène fut maîtresse de la situation. Elle sonna de nouveau, et la femme de chambre reparut avec les beaux vêtements. Ralph tomba devant eux en extase. En un tour de main, les deux femmes le dépouillèrent de sa soutane bleue et de ses bas jaunes; puis elles lui ajustèrent les jolis habits envoyés par miss Ellen.—Viens, dit alors la Sirène en le prenant par la main; nous allons nous promener.
Quelques secondes après, il était sur les coussins de soie du landau, auprès de la Sirène, et le fringant équipage, descendant Hay Market, entrait dans Pall-Mall et se dirigeait vers cette porte de Hyde Park auprès de laquelle miss Ellen avait donné rendez-vous à l'agent de police en cheveux blancs, qui devait s'emparer de Ralph, et le conduire en prison. Cet homme était son poste et miss Ellen aussi. La belle patricienne montait un cheval bai brun qui caracolait à l'entrée du parc et qu'elle maniait avec une adresse et une grâce parfaites. L'agent, vêtu en gentleman, était à pied, auprès de la grille, à dix pas de miss Ellen qui allait et venait, s'éloignait au galop, revenait ensuite, faisait volter sa monture et ne perdait pas de vue un seul instant la porte par où devait arriver la Sirène. Chaque fois qu'une voiture entrait et qu'il y avait un enfant dans cette voiture, l'agent regardait miss Ellen d'un air qui voulait dire:—N'est-ce point cela?
—Non, répondait miss Ellen d'un léger signe de tête. Enfin la voiture de la Sirène parut. Miss Ellen sourit à la courtisane, et le landau entra dans Hyde Park. Alors miss Ellen s'approcha de l'agent.—Les voilà, dit-elle.
—Bien, dit celui-ci. Nos hommes sont disséminés un peu partout, mais je vais les rallier.
—Je ne crois pas que vous éprouviez de la résistance, lui dit miss Ellen. L'enfant a dû boire une certaine liqueur qui lui ôte momentanément la mémoire.
—Et quant aux Irlandais, dit à son tour l'agent, je crois qu'ils ne se doutent de rien, et qu'il n'y en a aucun dans le parc.
Quelques minutes après, la Sirène se promenait au bord de la Serpentine, tenant par la main Ralph, qui continuait à l'appeler maman. Une demi-douzaine de gentlemen à pied suivaient à distance. Miss Ellen, un peu plus loin, observait du coin de l'oeil ce qui allait se passer. Tout à coup, à un endroit où la rivière faisait un coude assez brusque, l'agent de police aux cheveux blancs s'approcha de la Sirène. Celle-ci s'arrêta:
—Que me voulez-vous? dit-elle.
—Je suis, dit-il tout bas, celui que vous attendez. Suivez-moi, je vais monter avec vous dans votre voiture pour sortir du parc. Il est inutile d'attirer l'attention. Le landau de la Sirène suivait à quelque distance. Elle ne se fit pas prier. Sur un signe d'elle, le cocher s'arrêta. Alors l'homme aux cheveux blancs lui offrit la main, et la Sirène monta en voiture la première. Puis il y monta lui-même et dit au cocher:—Trafalgar square. Le landau sortit d'Hyde Park. Miss Ellen, toujours: à distance, en sortit pareillement et elle se mit à longer Pall-Mall que le landau traversait rapidement. Au milieu de Trafalgar square, au pied même de la statue de Charles Ier, un fiacre attendait. Sur l'ordre de l'agent, le landau s'en approcha. Alors miss Ellen, qui s'était arrêtée à une centaine de pas, put voir l'agent de police aux cheveux blancs descendre du landau, prendre l'enfant dans ses bras, le jeter vivement dans le fiacre, se placer auprès de lui, fermer la portière et crier au cabman:—Bath square!
Bath square, nous l'avons déjà dit, est l'abréviation de Cold Bath field la prison où tourne le terrible moulin. Le fiacre s'éloigna rapidement et la Sirène donna à son cocher l'ordre de retourner à Hyde Park. Alors miss Ellen s'approcha du landau en caracolant et dit à la pécheresse:—C'est bien, vous pouvez être tranquille désormais, vous recevrez la prime que je vous ai promise. Et elle s'éloigna, murmurant avec un accent de triomphe:—Voici ma première victoire sur l'homme gris, mais elle est complète!...
XV
Miss Ellen, on le pense bien, n'avait pas préparé toute seule l'arrestation de Ralph et sa réintégration à Cold Bath tield. Le révérend Peters Town avait agi non moins activement qu'elle. C'était lui qui avait obtenu l'ordre d'arrestation, lui qui avait demandé à la police un agent habile, lui, enfin, qui, en fournissant des notes sur la Sirène, avait permis d'employer utilement cette femme. Miss Ellen avait été le général qui ordonne le plan de bataille, mais le révérend avait fourni les indications, les renseignements et les soldats. La patricienne avait donné rendez-vous au révérend dans Hyde Park, à l'heure où l'arrestation devait être opérée. L'un et l'autre, du reste, n'avaient pas été sans inquiétude, jusqu'au moment où la Sirène et l'agent de police aux cheveux blancs étaient ressortis de Hyde Park sans que personne fît attention à eux et à l'enfant qu'ils emmenaient. Ils étaient en droit de supposer, l'un et l'autre, que les Irlandais veillaient sur Ralph nuit et jour, et qu'il ne devait pas faire un pas hors de Christ's Hospital. L'événement avait démenti cette opinion. On avait enlevé le chef futur de la cause irlandaise aussi facilement qu'on arrête un pick-pocket.
Aussi miss Ellen, descendant Parliament street, rencontra-t-elle le révérend Peters Town dans la voiture où il s'était tenu en observation et qui était sortie de Hyde-Park en traversant Saint-James. La jeune fille fit un signe au groom qui la suivait à distance, monté sur un robuste poney, et celui-ci accourut au galop. Miss Ellen lui jeta sa bride, se laissa glissée à terre, et monta dans le coupé du révérend.—Eh bien! lui dit-elle, qu'en pensez-vous?
—C'est fait, dit le révérend avec un accent de joie passionnée. J'ai envoyé mon clergyman à Cold Bath fields et il assistera à la réintégration du petit misérable au moulin.
—Ah! mon révérend, dit miss Ellen avec un sourire moqueur, vous oubliez que vous parlez de mon cousin le plus germain. Le révérend regarda miss Ellen:—Je ne pense pas, cependant, dit-il, que vous le vouliez prendre sous votre protection?—Pardon, dit mis Ellen, j'ai des projets sur lui. Elle consulta une charmante petite montre qui pendait à sa ceinture:
—Est-ce chez vous ou chez moi, dit-elle, que l'agent doit venir toucher la prime de mille livres que nous lui avons promise?
—Chez vous.—Mais il ne viendra certainement pas avant une heure.—Il faut plus d'une heure pour que les formalités de l'incarcération soient remplies.
—Alors nous avons pour le moins une heure à rouler. Dites à votre cocher de rentrer dans Saint-James et de prendre l'allée la moins fréquentée. Le révérend transmit l'ordre indiqué par miss Ellen, et, tandis que la voiture roulait dans Saint-James, la jeune fille reprit:—Mon père avait formé un premier projet que ces misérables Irlandais ont déjoué jusqu'à ce jour.—Ralph, continua miss Ellen, est le fils unique et légitime de sir Edmund, son frère, mort sur l'échafaud à Dublin et dont l'immense fortune a été confisquée.—Mon père avait donc songé à s'emparer de la mère, à élever l'enfant dans la haine de l'Irlande, à me le faire épouser et ensuite, à obtenir de la reine la restitution de la fortune confisquée.
—Malheureusement, dit Peters Town, cela n'est plus possible aujourd'hui, parce que l'enfant est condamné et que la justice ne lâche pas ses prisonniers.
—Vous oubliez que mon père est membre du Parlement et que rien ne lui serait plus facile que d'obtenir son élargissement. S'il réclame l'enfant, il lui sera rendu.
—Vous avez raison, dit le révérend, mais ne pensez-vous pas que cet enfant est déjà Irlandais par le coeur?
—Quand nous l'aurons séparé à jamais de sa mère, quand l'homme gris aura été pendu, nous n'aurons plus rien à craindre et nous l'élèverons comme bon nous semblera. Miss Ellen parlait avec une telle assurance, que le révérend Peters Town ne fit plus d'objection. Seulement il dit à miss Ellen:
—Mon jeune clergyman doit venir aussitôt que tout sera fini à Bath square.
—Vous lui avez donné rendez-vous chez moi? Eh bien! entrons, dit miss Ellen, qui avait hâte d'apprendre que Ralph était réinstallé au moulin. Et le coupé du révérend sortit de Saint-James, prit le route de Belgrave square et le prêtre et la jeune fille rentrèrent dans l'hôtel de Chester street par cette petite porte du jardin qui s'était ouverte si souvent, pendant la nuit, devant de mystérieux visiteurs. Puis ils allèrent s'asseoir dans le pavillon entouré d'arbres où ils avaient tenu plus d'un conciliabule nocturne. Une heure s'écoula, puis deux, puis un troisième.—Voilà qui est singulier, dit enfin Peters Town, mon clergyman ne revient pas.
—Et je ne vois pas davantage l'agent de police venir toucher sa prime. Ces gens-là sont pourtant assez pressés d'ordinaire.
Enfin la sonnette de la petite porte du jardin se fit entendre.—Je vais ouvrir, dit Peters Town. C'était le clergyman qui sonnait. Eh bien? dit le révérend, aussitôt que le jeune prêtre eût franchi le seuil de la porte.
—Eh bien! répondit le clergyman, qui paraissait quelque peu bouleversé, voici trois heures que le directeur de Cold Bath fiels attend et qu'il ne voit rien venir; l'enfant n'a pas été arrêté sans doute.—Est-ce possible? s'écria Peters Town.
—Mais si, dit miss Ellen, qui accourait derrière le révérend, il a été arrêté sous nos yeux.
—Alors je ne sais pas où on l'a conduit.
—Peut-être à Mil bank ou à Newgate, dit le révérend.
—Non, répondit miss Ellen, cela est impossible. J'ai entendu l'agent dire au cocher: Conduisez-nous à Bath square.—Les Irlandais l'auront délivré pendant le trajet. Miss Ellen était devenue pâle de fureur.—Oh! dit-elle, si cela était!
Le révérend s'écria, en regardant le clergyman:—C'est à croire que vous êtes fou!... Et il s'élança vers la porte:
—Où allez-vous donc? lui demanda miss Ellen.
—Je vais... je vais... parbleu! fit-il avec un accent de rage, je vais savoir ce qui est arrivé... Le jeune clergyman était trop timide pour oser rester en tête-à-tête avec une aussi belle personne que miss Ellen. Il suivit son chef. Quant à miss Ellen, elle demeura seule, écumante, hors d'elle-même, se disant:—Si on a délivré l'enfant, quel autre a pu le faire que ce démon qui a nom l'homme gris?
XVI
Pendant quelques minutes, miss Ellen se promena sous les grands arbres du jardin, d'un pas inégal, saccadé; elle avait les cheveux au vent, l'oeil en feu. On eût dit une lionne captive qui fait, en rugissant, le tour de sa cage. Mais un nouveau coup de sonnette se fit entendre Elle courut ouvrir, et elle jeta un cri en se voyant face à face avec le vieil agent de police qui avait arrêté l'enfant à Hyde-Park. Le bonhomme avait aux lèvres ce sourire placide et plein de finesse cependant, qui avait donné à miss Ellen une haute opinion de ses mérites.—Pardonnez-moi, dit-il en saluant jusqu'à terre, de venir aussi tard. Mais pour mener les choses à bien, il faut le temps. Le calme de cet homme, le petit accent de triomphe qui perçait dans sa voix annonçaient une pleine réussite et non une défaite, et miss Ellen stupéfaite s'écria:—Mais il ne vous est donc rien arrivé?
La physionomie du bonhomme exprima alors un véritable, étonnement.—Je ne comprends, pas, dit-il.
—L'enfant?...
—Eh bien! je l'ai arrêté. Vous étiez à Hyde-Park avec moi, miss Ellen. Vous m'en avez vu sortir avec la Sirène et l'enfant. Et, si je ne me trompe, vous nous avez suivis jusqu'à Trafalgar square, où vous m'avez vu mettre l'enfant dans un fiacre?
—Oui, dit encore miss Ellen, et vous avez crié au cabman: «A Bath square.» Cependant, un homme à moi un jeune clergyman était à Bath square, et il n'a vu venir ni l'enfant ni vous.
—C'est que, en effet, je n'ai pas conduit mon prisonnier à Bath square.
—On vous l'a donc enlevé? Les Irlandais...
—Mais non! miss Ellen. L'enfant est demeuré en mon pouvoir.
—Pourquoi donc encore ne l'avez-vous pas conduit sur-le-champ en prison?
Il continua à sourire:—Pour deux raisons dit-il, mais qu'on ne peut avouer en plein air... Et il regardait du coin de l'oeil la porte du pavillon demeurée ouverte.
—Entrons, dit miss Ellen. Et elle passa la première. L'homme aux cheveux blancs les suivit et ferma la porte derrière lui.
—Ainsi, reprit miss Ellen, vous avez toujours l'enfant en votre pouvoir?—Et pour quelles raisons ne l'avez-vous pas conduit au moulin?
—D'abord parce qu'il fallait traverser le quartier irlandais, qu'il aurait peut-être été reconnu, et que si on avait intérêt à nous suivre, j'avais intérêt à dépister ceux qui nous suivraient. En route j'ai changé la direction du cocher.
—Et où êtes-vous allé?
—Au bord de la Tamise. Et j'ai mis l'enfant à bord d'un navire.
—Vous voulez dire, d'un bateau ponton qui sert de prison et qu'on appelle le Royalist? dit miss Ellen.
—Non, abord d'un navire qui doit lever l'ancre cette nuit et qui va en France. Cette fois miss Ellen recula; et elle regarda cet homme avec un redoublement de stupeur.—Voilà ma première raison, reprit-il avec un flegme parfait, voulez-vous la seconde?
—Mais parlez donc! s'écria miss Ellen en frappant du pied.
—Il fallait mettre l'enfant en sûreté.
—Et vous avez choisi un navire qui quitte l'Angleterre dans quelques heures?
—Non, je vous ai trompée, tout à l'heure, il est parti, le navire, avec l'enfant et la mère...
Miss Ellen jeta un cri.
Alors, il y eut comme un coup de théâtre. Cet homme à cheveux blancs et que l'âge paraissait avoir voûté, se redressa tout à coup; ses cheveux blancs tombèrent comme par enchantement. Le front laissa échapper une membrane plissée, semblable à celle que les pères nobles portent au théâtre, et suivit la perruque sur le parquet; les lunettes bleues prirent le même chemin; sa voix chevrotante devint claire, sonore, pleine de notes moquantes, et ce personnage ainsi transformé se mit à rire et dit:—Mais vous ne me reconnaissez donc pas, miss Ellen?—L'homme gris! s'écria-t-elle.
—Parbleu! dit-il, vous auriez dû le deviner auparavant. Allons, miss Ellen, allons, c'est encore une partie perdue, et il en faut faire votre deuil. Elle le regardait, comme la vipère écrasée mais vivante encore, doit regarder l'homme dont le talon lui a brisé les reins.
—Oh! dit-elle, vous encore, vous toujours!
—Jusqu'à ce que vous m'aimiez, miss Ellen, dit-il. Et il osa fléchir un genou devant elle, lui prendre une main et la porter à ses lèvres. Elle se dégagea en rugissant, fit un bon en arrière, sauta sur un poignard qui se trouvait sur la cheminée et se rua sur lui.—Oh! je te hais! murmura-t-elle. L'homme gris para le coup, mais pas assez vite pour empêcher le poignard de lui effleurer le bras et de se teindre de son sang.—Ah! dit-il en riant, de la haine féroce à l'amour passionné, il n'y a qu'un pas. Puis il la désarma lestement, ouvrit la fenêtre et sauta dans le jardin.—Au revoir! dit-il. Miss Ellen s'était affaissée sur le parquet, rugissante, étouffant de colère. Ou eût dit qu'elle allait mourir...
XVII
Pour expliquer ce qui s'était passé et ce que miss Ellen n'avait compris, du reste, que vaguement, tant l'apparition de l'homme gris l'avait bouleversée, il est nécessaire de nous reporter à ce moment où un nègre, qui n'était autre que Shoking, avait frappé sur l'épaule de Jenny l'Irlandaise en lui disant:—Ne crains rien, et suis-moi. Jenny avait reconnue Shoking à la voix; car, pour le reste, la chose aurait été tout à fait impossible. La seule chose que Shoking avait conservée du vieil homme, c'était la manie du comme il faut Un moment gêné dans son enveloppe de nègre, craignant tout d'abord qu'on ne le prît pour un domestique, Shoking avait bientôt surmonté cette première impression, et l'homme gris en lui constellant la poitrine de plaques, de crachats et de décorations l'avait puissamment aidé à se reprendre au sérieux. Shoking était vêtu au dernier goût. Simpson, le tailleur à la mode, avait coupé ses habits, et s'il ne portait au cou le moindre cordon de commandeur, du moins il avait à la boutonnière de son paletot une rosette multicolore. La rosette en question distinguait le nègre Shoking des nègres qui cirent les bottes, et lui donnait tout de suite l'apparence d'un haut personnage. Il entraîna donc l'Irlandaise qui lui dit:—Mais où me conduisez-vous?—Tu verras bien, dit Shoking. Il fit signe à un cab qui passait à vide.—A Rotherithe, dit-il au cabman. Et il fit monter Jenny et s'assit auprès d'elle. Le cab descendit des hauteurs de la Cité au pont de Londres, qu'il traversa, gagna le Borough et prit le chemin de Rotherithe.—Oh! disait Jenny, pendant le trajet, j'ai peur pour mon enfant!
—En effet, répondit Shoking, tu as raison, ma chère, et tu es dans ton rôle de mère, mais moi, qui sais bien que l'homme gris n'a jamais promis sans tenir, je suis rassuré. Ton fils court un grand danger, mais on le sauvera.
—Mais enfin, dit Jenny, pourquoi me conduisez-vous à Christ's Hospital? Ce n'est pas là que je dois rester si je veux revoir mon enfant. Et puis, dit naïvement l'Irlandaise, pourquoi donc vous être ainsi noirci, Shoking?
—Mais, répondit le néo-nègre, je ne suis pas noirci, c'est ma couleur naturelle. Regarde plutôt. Et il mouilla son doigt et se mit à frotter le dos de sa main gauche en ajoutant:—Tu le vois, c'est bon teint.—Ainsi vous êtes nègre? Mais qui vous a rendu ainsi?
—L'homme gris, afin que mes ennemis ne puissent jamais me reconnaître.
—Et vous resterez ainsi?
—Je le crains; mais, dit Shoking, cette nouvelle condition ne me déplaît pas. Sais-tu comment je m'appelle?—Shoking, ou lord Wilmot. —Tu n'y es pas, ma chère Je ne suis plus lord, je suis marquis. Je me nomme don Christoforo, y Cordova, y Mendès, y Santa-Fe, y Bogota, grand officier de l'ordre de l'Éléphant blanc, commandeur de l'Aigle jaune de Lithuanie, grand'croix de celui du Serpent bleu et ambassadeur de la République de Matamores. Shoking avait dit tout cela gravement, d'une haleine, en homme qui sait par coeur ses titres et dignités, et, malgré ses préoccupations maternelles, Jenny ne put s'empêcher de sourire. Enfin le cab arriva dans Rotherithe et descendit vers la rivière. Un petit bateau à vapeur chauffait à bord du quai.—C'est là que nous allons, dit Shoking. Il paya le cab et le renvoya, reprit Jenny par la main et la fit entrer dans le canot qu'on avait, en les apercevant détaché du navire. Quelques minutes après, ils étaient à bord.
—Mais vous voulez donc me faire quitter Londres? demanda Jenny avec un redoublement d'inquiétude. Et mon fils? il faut donc que j'abandonne mon fils?
—Mais non, dit Shoking, ton fils va venir ici et il partira avec nous. L'homme gris me l'a promis et quand il promet, il tient.
—Oh! dit Jenny en joignant les mains, que m'importe alors, si mon enfant est avec moi? Il y avait à bord un capitaine et des matelots, tous aussi noirs que Shoking. Un pavillon de fantaisie flottait au grand mât, et le bateau portait à la proue ce mot en lettres d'or. Santa-Fé.—J'ai donné un de mes noms à mon navire, dit Shoking.
—Il est donc à vous, demanda l'Irlandaise.
—Oui, ou plutôt à la république, dont je suis ambassadeur. Tu ne vois donc pas comme on me salue. En effet, le capitaine s'était approché de Shoking et l'accablait de salamalecs en l'appelant excellence.—Viens, dit Shoking à Jenny, je vais te conduire dans ta cabine. Comme ils se dirigeaient vers le grand panneau pour descendre à l'intérieur du navire, un homme montait sur le pont. Cet homme, c'était John Colden, le condamné à mort, le libérateur de Ralph, celui que la police de Londres et les roughs, alléchés par une forte prime, recherchaient inutilement depuis un mois.—Vous aussi, dit l'Irlandaise, vous êtes ici?
—Oui, répondit John, et ce soir, nous serons à l'abri des colères et des rancunes de la libre Angleterre.—Mais où allons-nous?—Je ne sais pas, dit John. Jenny répéta la question en regardant Shoking. Mais Shoking répliqua:—Je ne le sais pas plus que vous. Mes instructions sont cachetées et je ne dois les ouvrir qu'en pleine mer. En attendant, le capitaine a ordre de descendre la Tamise, comme si nous allions en Hollande.
Jenny attendit environ quatre heures, livrée aux plus vives angoisses. Malgré l'assurance de Shoking, malgré sa foi dans l'homme gris, elle tremblait qu'il ne fût arrivé malheur à son fils.
Mais tout à coup, on vit apparaître sur le bord de la rivière un cab à quatre roues dont les stores étaient baissés.—C'est lui, ce ne peut être que lui, dit Shoking. Et l'Irlandaise eut un violent battement de coeur, mais elle espéra...
XVIII
L'Irlandaise attachait un regard avide sur cette voiture qui s'arrêtait à bord de quai. Tout à coup elle jeta un cri de joie. Un homme venait d'en sortir, et cet homme tenait un enfant par la main. Bien qu'il n'eût plus son costume d'écolier de Christ's Hospital, la pauvre mère l'avait reconnu sur-le-champ et malgré la distance. C'était Ralph! Ralph, encore vêtu comme à Hyde Park où l'avait conduit la Sirène. Mais quel était cet homme à cheveux blancs et qui avait l'air d'un vieillard? Le marquis don Cristoforo, c'est-à-dire le bon Shoking, se pencha à l'oreille de l'Irlandaise haletante et lui dit:—C'est lui. Lui! c'est-à-dire l'homme gris, l'être bizarre et puissant qui pouvait noircir les uns et vieillir les autres à son gré. En même temps, Shoking fit un signe au capitaine, qui donna l'ordre de remettre à l'eau le canot. Ce fut l'affaire de quelques minutes; mais ces quelques minutes durèrent un siècle pour l'Irlandaise. Enfin le canot revint et l'homme gris monta à bord avec l'enfant. Durant le trajet qu'ils avaient fait en voiture, le maître avait fait avaler à l'enfant quelques gouttes d'une liqueur contenue dans un petit flacon qu'il avait tiré de sa poche. Ce breuvage avait détruit l'effet de celui que lui avait donné la Sirène. La mémoire était revenue à Ralph, et c'était avec un étonnement profond qu'il s'était vu avec un homme qu'il ne connaissait pas.
Alors l'homme gris, reprenant sa voix ordinaire lui avait dit:—Tu ne me reconnais donc pas?
—Non, monsieur.—Vous avez la voix de l'homme gris... mais...
—Mais je n'ai plus son visage...—As-tu peur de moi?
—Non, car vous avez l'air bien respectable.
—Alors, écoute-moi... Et l'homme gris lui avait raconté ce qui s'était passé chez la Sirène et le danger qu'il avait couru de retourner au moulin.
—Mais, où me conduisez-vous, monsieur? avait encore demandé Ralph tout frissonnant.
—A bord d'un navire où tu retrouveras ta mère.
L'enfant avait eu confiance, et, comme on le voit, l'homme gris avait tenu sa parole. Or, tandis que l'Irlandaise pressait son fils sur son coeur, l'homme gris fit un signe à John Colden, qui se tenait respectueusement à distance. Le condamné à mort si miraculeusement sauvé de l'échafaud s'approcha.—Regardez bien tous trois, dit alors l'homme gris, et écoutez-moi. Il étendait la main vers le sud-ouest, leur montrant l'horizon à travers cette forêt de mâts qui couvrait la Tamise.
—Dans quelques heures, leur dit-il, vous serez en pleine mer et hors de portée du canon britannique. Alors, au milieu des brumes vous verrez apparaître un rocher qui, à fleur d'eau d'abord, grandira et se découpera sur le bleu du ciel. Puis, approchant encore, vous verrez une ville sur ce rocher, et cette ville c'est Calais. Calais, c'est la France; c'est le commencement de cette terre où les fils de l'Irlande trouvent des frères, où les catholiques peuvent entrer, le front haut, dans leur église. C'est là que vous allez!—Vive la France! s'écria Shoking.
L'homme gris s'adressa alors à lui:—Toi, lui dit-il, tu n'iras pas jusque-là.—En route, lorsque vous aurez doublé le château de Douvres, vous rencontrerez certainement le bateau à vapeur qui fait le service des dépêches. Hélez-le et stoppez; tu quitteras le Santa-Fé et tu passeras à bord de ce steamer.—Et je reviendrai? demanda Shoking.
—Sans t'arrêter; j'ai besoin de toi.
—Mais, dit la pauvre Irlandaise, ne reviendrons-nous jamais, nous?
—Vous reviendrez quand l'heure du triomphe aura sonné pour notre cause, et quand votre fils, devenu homme, pourra commander à nos frères. Et il embrassa avec effusion l'Irlandaise, l'enfant, John Colden, et, prenant Shoking à part:—En quittant le navire, tu remettras au capitaine les instructions cachetées que je t'ai remises.—Il saura ce qu'il doit faire de la mère et de l'enfant. Quant à toi...
—Moi, je reviendrai, dit Shoking.
—Sans doute, et je te rendrai ta couleur.
Shoking tressaillit.—Puisque j'ai pu te rendre noir, je te referai blanc quand il me plaira.
—Mais c'est donc ma mort que vous voulez, maître? dit Shoking avec effroi, puisque les roughs...
—Un seul était dangereux, John; mais comme il sera pendu dans quelques jours, tu n'as rien à craindre de lui. Puis l'homme gris ajouta en riant:—Conviens plutôt que tu regrettes déjà ton marquisat et tes décorations... Shoking soupira. L'homme gris avait touché juste.
—Mais, dit-il, pour consoler le vaniteux bonhomme, tu redeviendras lord Wilmot et on t'appellera Votre Honneur.
—Soit, dit Shoking. Et maintenant, maître, quelle nouvelle besogne entreprendrons-nous?
—Nous pendrons mistress Fanoche, qui a bien mérité son sort.—Ma foi, oui, dit Shoking.
—Adieu... au revoir... dit encore le maître en pressant une dernière fois les mains de l'Irlandaise. Puis il sauta dans le canot qui le ramena au quai. Alors la cloche du steamer se fit entendre, le capitaine monta sur son banc de quart, un jet de fumée s'échappa de la cheminée, la vapeur siffla et le Santa-Fé leva l'ancre et fendit de son hélice les flots noirs de la Tamise. Debout sur la rive, l'homme gris le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il eût disparu derrière les docks. Alors un sourire vint à ses lèvres.
—Maintenant que le chef futur de l'Irlande est en sûreté, dit-il, à nous deux, miss Ellen!... Tu me hais trop pour ne pas m'aimer un jour!...
XIX
C'était, on le devine, après avoir conduit Ralph à bord du Santa-Fé et après le départ de ce steamer que l'homme gris était allé chez miss Ellen. On sait ce qui s'était passé entre elle et lui. L'homme gris avait ensuite sauté dans le jardin par la fenêtre, gagné la petite porte, et arrivé dans la rue, il était monté dans un cab en disant au cocher:—Mène-moi à Saint-Gilles. Il était jour encore, mais la nuit approchait.
A Londres,—c'est un phénomène qui se renouvelle tous les jours—vers dix heures du matin, le brouillard s'éclaircit; parfois un rayon de soleil luit au travers et, jusqu'à trois ou quatre heures du soir, les Anglais peuvent dire alors, eux qui ne sont pas difficiles, que le temps est beau. Vers quatre heures le brouillard commence à s'étendre sur la Tamise; puis le fleuve disparaît peu à peu, et le brouillard monte, estompant les piles des ponts, noyant les maisons qui sont au bord de l'eau; et, montant toujours, il se répand dans la ville, qui allume alors précipitamment ses réverbères. Plus la journée a été claire, plus le soir devient brumeux. Quelquefois, en décembre, le brouillard arrive à une telle densité que les voitures cessent tout à coup de circuler, et que des policemen parcourent les rues, armés de torches, pour indiquer leur chemin aux passant égarés. Ainsi il arriva ce soir-là.
A peine la nuit fut-elle venue, que le cabman, soulevant la petite trappe, cria à l'homme gris:—Je n'ose plus avancer.—Eh bien! arrête, je vais descendre. Et, en effet, l'homme gris descendit, mit une demi-couronne dans la main du cabman, et continua sa route à pied, se disant:—Maintenant que je ne suis plus dans Belgrave square, je n'ai pas peur qu'on coure après moi.
Les voitures, en effet, avaient tout à coup cessé de rouler. L'homme gris, qui cheminait dans le brouillard, s'orientant comme s'il eût été en plein jour, remonta vers Piccadilly sans hésitation, traversa Leicester square et gagna, en moins de vingt minutes. Soho square d'abord et ensuite la place des Sept Quadrants, qui s'ouvre au beau milieu du quartier Saint-Gilles. Une lumière brillait à une fenêtre du troisième étage d'une maison. Cette lumière, un signal sans doute, était posée au bord de la croisée, contre la vitre, et, au travers du brouillard, ressemblait à un charbon perdu dans les cendres. L'homme gris posa deux doigts sur sa bouche et fit entendre un coup de sifflet. Aussitôt la lumière disparut. Alors l'homme gris s'approcha de la porte et attendit qu'elle s'ouvrit. Deux minutes s'écoulèrent, puis un pas se fit entendre dans le corridor et, la porte ouverte, une voix d'homme demanda:—Êtes-vous celui qu'on attend?—Pardieu! répondit l'homme gris. Bonjour, monsieur Bardel. M. Bardel, on s'en souvient, était ce gardien chef de Bath square qui avait aidé à l'évasion de Ralph et qui, depuis longtemps, était gagné à la cause irlandaise. L'homme gris le prit par le bras.—Y a-t-il longtemps que vous êtes ici? lui demanda-t-il.
—A peine un quart d'heure.—Vous venez de la prison?—Oui—Que s'y est-il passé?
—Dame! ce que nous avions prévu. Le gouverneur s'impatiente: mais il a si grande confiance en M. Simouns...—M. Simouns, c'est moi, fit gris l'homme en riant.
—Si grande confiance, qu'il a l'intention, poursuivit M. Bardel d'un ironique, de lui confier une autre mission, aussitôt que l'enfant aura été réintégré au moulin.
—Ah! ah! Quelle est cette mission?
—De retrouver ce bandit introuvable qu'on appelle l'homme gris. Et M. Bardel se mit à rire de nouveau.
—Alors, dit l'homme gris, ce bon gouverneur s'impatiente, mais il ne désespère pas?
—Ma foi! non. En revanche, le clergyman ne voyant rien venir a perdu courage.—Ah! ah!
—Et il a couru chercher son patron, le révérend Peters Town.—Et celui-ci est venu?—Il est arrivé trois quarts d'heure après, furieux, blême, hors de lui. Mais le gouverneur l'a calmé en lui disant:
—M. Simouns est un homme prudent, si, l'enfant enlevé, il ne l'a pas amené ici directement, c'est qu'il avait vent que les fenians rôdaient autour de la prison et méditait un coup de main.
—Ah! ah! il a dit cela? Et le révérend s'est résigné à attendre?
—Oui. Il est à Cold Bath field, toujours dans le parloir du gouverneur.
—Eh bien! dit l'homme gris, allons à Cold Bath field. Il m'est venu une bien belle idée et je la vais mettre à exécution, la brume aidant.
—Que comptez-vous faire? demanda monsieur Bardel.—Vous allez voir. Et il le prit par le bras.
—Quel brouillard! dit M. Bardel, nous retrouverons-nous?
—Parfaitement. Je vois dans le brouillard comme en plein jour. Et l'homme gris, sans se tromper une seule fois, eut amené en moins d'une demi-heure M. Bardel à la porte de la taverne de la justice, laquelle, on le sait, est en face de la prison de Cold Bath fields.—Entrons, dit-il, j'ai un mot à écrire. Il tira un carnet de sa poche et ils entrèrent dans la taverne qui était à peu près déserte. Alors l'homme gris écrivit le billet suivant:
«L'enfant est en sûreté. Mais, impossible de
le conduire à Bath square avant demain. Les
Irlandais sont sur pied.
SIMOUNS.»
—Vous allez porter cela au gouverneur, en lui disant que c'est un commissionnaire qui vous l'a remis. M. Bardel prit le papier et l'homme gris demanda un grog au gin.
XX
Cependant, comme M. Bardel se dirigeait vers la porte de la taverne, l'homme gris le rappela: —Un mot encore. Si, par impossible, le révérend Peters Town, reprit le maître, n'était plus à Bath square, vous prendriez un prétexte pour repartir et vous viendriez me le dire.—Oui, fit M. Barbel. Et il sortit.
L'homme gris but son grog à petits coups; puis il se mit à promener son regard investigateur et calme autour de lui. La taverne, nous l'avons dit, était à peu près déserte. Pourtant, un homme enveloppé dans un large carrik, et la tête couverte d'un chapeau ciré, était assis auprès du comptoir et causait, en buvant une pinte d'ale avec le land lord.—Oui, mon cher, disait cet homme, qui n'était autre qu'un cabman, c'est un triste métier que le nôtre par les brouillards de l'hiver. Me voici à rien faire pour toute la nuit, et je ne peux même pas ramener ma voiture au loueur à qui, cependant, il faudra que je paye une demi-guinée pour la journée et une couronne pour la nuit, prix de location du cab et du cheval.
—Bah! répondait le land lord, quelquefois, vers minuit, le brouillard s'éclaircit et on y voit à se conduire. Nous autres, oui, dit le cabman, mais cela ne donne pas confiance à la pratique, qui préfère rentrer chez elle à pied, en se faisant accompagner par un policeman ou un watchman, plutôt que de s'exposer à un accident. Pendant ce temps, la location court, le cheval mange, et il n'y a pas de pain à la maison, et j'ai une femme et quatre enfants. L'homme gris ne perdait pas un mot de ce que disait le pauvre diable.—Hé! cabman! lui dit-il en lui faisant un petit signe. Le cabman s'approcha.—Veux-tu boire un grog, poursuivit l'homme gris et causer un brin? J'ai dans l'idée que tu ne t'en repentiras pas. L'homme gris avait l'air d'un parfait gentleman. Son invitation flatta le cocher, qui s'empressa d'accepter et porta sa pinte à moitié vide sur la table devant laquelle était assis son amphitryon de hasard. Sur un signe de l'homme gris, le land lord apporta deux grogs, et alors le premier, baissant la vois, dit au cabman:—Tu n'es donc pas content?
—Comment voulez-vous que je sois content? répondit le pauvre cocher; il faudra que je paye demain matin dix-huit schillings à mon loueur, et je n'ai pas fait deux couronnes de recette aujourd'hui?
—Je vais te proposer un marché, et je crois que ce marché sera pour toi une bonne affaire, reprit l'homme gris.
—De quoi s'agit-il? fit le cabman en ouvrant de grands yeux avides.
—Voici d'abord une livre, dit l'homme gris. Et il mit un souverain d'or dans la main du cocher stupéfait. Puis il continua:—Tel que tu me vois, j'ai fait un pari. Le pari est la chose la plus commune en Angleterre. On parie sur tout, à propos de tout, depuis le turf d'Epsom jusqu'aux caves mystérieuses où ont lieu les combats de coqs. Un Anglais, rough ou gentleman, qui ne parie pas, n'est pas un Anglais. Le cabman attendit donc avec calme que l'homme gris s'expliquât. Celui-ci reprit:—J'ai parié de me déguiser en cabman et de conduire une voiture jusqu'à Hampsteadt, sans me tromper une seule fois dans mon chemin, malgré le brouillard.—C'est impossible, dit le cabman.
—Si c'est impossible, je perdrai mon pari, dit l'homme gris avec un flegme tout britannique. Mais voici ce que je te propose. Je vais déposer ici, entre les mains du land lord une somme de cent livres, comme caution de ta voiture et de ton cheval. Où sont-ils?—Dans la cour, sous un hangar. J'ai débridé le cheval, et il tire un brin de paille.—Bon, je continue. En même temps, je te donnerai dix livres pour toi, et j'emmènerais ton cab, et tu me donneras ton carrik, et ton chapeau ciré.—Tope! dit le cabman, cela me va.
En ce moment, la porte de la taverne s'ouvrit, et M. Bardel entra. Il vint droit à l'homme gris, et, se servant de cet idiome irlandais que les Anglais ne comprennent pas:—Le révérend est toujours à Bath square, dit-il, et il est rayonnant depuis que je lui ai remis le billet. Mais il veut s'en aller; il a dit au gouverneur qu'il reviendrait demain matin, mais qu'il lui fallait absolument rentrer chez lui, dans Elgin Crescent, car il a laissé une personne toute seule dans sa maison.
—Et il a demandé un cab, n'est-ce pas?—Oui, et je suis sorti pour lui en chercher un, mais je doute que j'en puisse trouver.—Vous vous trompez, mon cher Bardel, dit l'homme gris.
Le cabman, qui n'entendait pas un mot de cette conversation, attendait avec une certaine anxiété la réalisation des promesses mirifiques du gentleman. Alors l'homme gris tira de sa poche un portefeuille, et de ce portefeuille une liasse de banknotes; puis il appela le landlord.—Master, lui dit-il, si demain à midi, je ne suis pas revenu ici avec la voiture et le cheval de ce brave homme, vous lui remettrez cet argent. Le land lord, qui avait assisté au marché, ne témoigna aucun étonnement. Il prit les banknotes et les serra dans le tiroir de son comptoir. Il n'y avait que M. Bardel qui ouvrait de grands yeux.—Viens me mettre en possession de ta voiture, ajouta l'homme gris, qui donna au cabman dix souverains d'or. Cachez-vous, M. Bardel. Et tous trois sortirent par une porte qui était dans le fond de la taverne et qui ouvrait sur la cour.
Là, M. Bardel, de plus en plus étonné, vit l'homme gris endosser le carrick et coiffer le chapeau du cabman, monter sur le siége et prendre en main le fouet et les rênes; et, quand le cab fut sorti de la cour, l'homme gris lui dit:—Maintenant, allez dire au révérend que vous avez trouvé un cab.
Le cocher, devenu rentier, rentra dans la taverne, et le cabman improvisé rangea son véhicule à la porte même de la prison. Le brouillard était si épais que, tandis que M. Bardel pénétrait de nouveau dans la prison, l'homme gris se dit:—Je puis bien le mener à Spithe fields, ce bon révérend, il croira, tant il fait noir, que nous allons à Elgin Crescent.
XXI
En effet, le révérend Peters Town, qui était arrivé à Bath square plein d'agitation, s'était calmé en lisant le billet apporté par M. Bardel et signé Simouns. La raison mise en avant par le prétendu agent de police était si plausible, si naturelle, que le révérend ne douta pas un seul instant de la véracité de cette assertion. Car, les Irlandais devaient avoir organisé à l'entour de Bath square, un véritable cordon humain qui aurait empêché l'enfant d'y entrer. M. Simouns était donc un habile homme, en cachant son prisonnier et en attendant au lendemain pour le reconduire au moulin, renforcé d'une escouade tout entière de policemen. Du moins, telle fut l'opinion émise par le gouverneur de Cold Bath fields, et cette opinion fut si bien partagée par le révérend Peters Town que celui-ci dit-alors:—Je n'ai plus rien à faire ici et je vais rentrer chez moi.
—Mais, mon révérend, lui dit le gouverneur, comment allez-vous pouvoir vous en aller? Peters Town, qui était arrivé avant que le brouillard n'eut interrompu la circulation des voitures, trouva la question bizarre. M. Bardel, qui assistait à l'entretien, dit à son tour:—Il est difficile, par le brouillard qu'il fait, de trouver son chemin, monsieur.
—Et une voiture, dit le gouverneur. Cependant on va essayer de vous en trouver une.—J'y vais, dit M. Bardel, enchanté de pouvoir aller raconter à l'homme gris l'effet produit par la lettre.
On sait ce qui s'était passé dans la taverne. Dix minutes après, M. Bardel revint et annonça qu'il avait un cab et que ce cab était à la porte. Alors Peters Town dit au gouverneur:—Vous vouliez m'offrir l'hospitalité, je vous la demande pour mon secrétaire. Et il montrait le clergyman, à qui il dit:—Vous allez rester ici, mon ami, et demain, aussitôt que M. Simouns aura amené l'enfant, vous viendrez me prévenir. Puis il fit ses adieux au gouverneur et suivit M. Bardel, ne se doutant guère que le cabman à qui il allait avoir affaire, était l'homme qu'il s'était juré de faire pendre à la porte de Newgate. Lorsque Peters Town fut dehors, il s'aperçut, en effet, que le brouillard était d'une extrême densité.—Hé! hé! dit-il au cabman, immobile sur son siége, pourrez-vous marcher par ce brouillard?—Certainement, Votre Honneur, répondit le prétendu cabman. Votre Honneur n'a qu'à monter. Où allons-nous?—A Notting hill, dans Elgin Crescent.—All reight! dit le cabman.
L'homme gris fit un appel de rênes, donna un coup de langue, et rendit la main à son cheval.
Pendant un grand quart d'heure, le révérend, absorbé par sa joie de voir enfin l'enfant en son pouvoir,—car il le croyait plus fermement que jamais aux mains de M. Simouns,—le révérend, disons-nous, ne fit pas la moindre attention au chemin parcouru. D'ailleurs, à Londres, où toutes les rues se ressemblent, il est impossible de se reconnaître par une nuit de brouillard. Le cab roulait rapidement. Cependant à un certain moment, l'attention du révérend fut éveillée. Le cab passait sur une large place qui était très-éclairée, et il se demanda si le cabman ne se trompait pas. Il frappa donc au guichet; le cabman souleva la petite trappe, et demanda ce qu'il voulait.—Ne vous trompez-vous pas? lui dit le révérend. Il me semble que nous sommes dans Leicester square, ce qui serait tout à fait l'opposé de notre direction.
—C'est Votre Honneur qui se trompe, dit le cabman. Nous sommes dans Sussex square, Kinsington gardens.—En ce cas c'est différent, dit le révérend Peters Town en se replongeant dans sa rêverie. Le cab entra dans des rues désertes et mal éclairées. Tout à coup il s'arrêta. Alors Peters Town se pencha en dehors pour savoir ce dont il s'agissait. Il vit la devanture d'un public-house au travers des rideaux rouges duquel passait une clarté douteuse. Le cabman descendit.
—Je prie Votre Honneur de m'excuser, dit-il, et de me permettre de boire un verre de gin. Et il entra dans le public-house. Il s'écoula deux minutes, puis le cabman sortit et remonta sur son siége. Mais le révérend ne s'aperçut pas que deux hommes étaient sortis avec lui, et que ces deux hommes se cramponnaient aux sangles qui supportaient le cab, lequel repartit aussitôt, ayant sa cargaison ainsi doublée. Le cab s'arrêta une seconde fois. Les réverbères n'étaient plus visibles, et il sembla au révérend qu'il était au milieu d'une immense plaine blanchâtre.
—Mais où diable sommes-nous? se dit-il alors, pris d'une vague inquiétude, et il appela le cabman et répéta sa question tout haut.—Nous sommes arrivés, dit celui-ci.—A Notting hill?
—Oui, Votre Honneur.
—C'est bizarre, murmura le révérend, mais je ne me reconnais pas.
Cependant, il ouvrit les volets du tablier de bois du cab et mit pied à terre. Mais alors son inquiétude redoubla. D'abord il vit deux hommes près de lui; ensuite, il eut beau chercher des maisons, il n'en aperçut point. Enfin, il entendit un bruit sourd auquel il ne put se tromper. C'était le bruit de la Tamise roulant au-dessous du brouillard, et au lieu d'être à Notting hill, il était sur un des ponts de Londres.
—Je vous disais bien que vous vous trompiez, cabman! dit-il avec colère.—Non, Votre Honneur. Et le cabman se mit à rire; puis il mit deux doigts sur ses lèvres et fit entendre un coup de sifflet. Aussitôt, au bruit sourd du fleuve se mêla un autre bruit, celui de deux avirons qui frappaient l'eau avec une régularité cadencée.—Mon révérend, dit alors le cabman, j'avoue que je vous ai un peu détourné de votre chemin mais je savais combien vous désiriez voir un homme dont vous avez beaucoup entendu parler, et que vous vous proposiez même de faire pendre. A ces mots, le révérend tressaillit et recula stupéfait. Et le cabman se mit à rire de nouveau.
—J'ai l'honneur, dit-il, en me présentant moi-même, de vous présenter l'homme gris. Le révérend étouffa un cri et voulut reculer et fuir. Mais les deux hommes qui s'étaient accrochés au cab, à la porte du public-house, où le prétendu cabman avait bu un verre de gin, se placèrent résolument devant lui, et lui mirent la main sur l'épaule:—Vous êtes notre prisonnier, Votre Honneur, ricana l'homme gris. On entendait toujours le bruit des avirons qui battaient l'eau, et ce bruit devenait de plus en plus distinct, preuve qu'une barque approchait.
XXII
Si un abîme se fût entr'ouvert sous les pas du révérend Peters Town, il n'eut certes pas éprouvé une plus violente épouvante. Ces hommes austères, de moeurs ascétiques, fanatisés par leur ambition, et qui vont droit à leur but mystérieux sans jamais s'arrêter, sont sujets à ces terreurs soudaines. Le révérend qui avait juré la perte de l'homme gris et de tous ceux qui servaient l'Irlande, se fit sur-le-champ ce raisonnement:—De chasseur, je suis devenu gibier, de vainqueur, vaincu. Si j'avais tenu cet homme, en mon pouvoir, j'aurais été sans pitié. Il me tient et il va me tuer, c'est son droit. Le pont était désert, la nuit épaisse, le brouillard, noyait jusqu'à la clarté des réverbères, et le révérend Peters Town était entouré de trois hommes dont un seul eût suffi pour le réduire à l'impuissance. La peur rend muet. Le révérend ne prononça donc pas un mot, il ne fit pas un geste. Comme une victime, il attendit que ses bourreaux frappassent.
—Votre Honneur m'excusera, dit alors l'homme gris, si je prends quelques petites précautions. Et, avec une adresse de jongleur indien, il passa au cou du révérend un cordon de soie qu'il suffisait de serrer pour l'étrangler. En même temps, il dit à l'un des deux hommes recrutés dans le public house:—Mets à Son Honneur les gants que je t'ai donnés.
—Ils vont m'étrangler, puis me jeter dans la Tamise pensait le révérend, dont la gorge crispée n'aurait pas même pu laisser passer un gémissement ou un cri. Le complice de l'homme gris tira alors de sa poche non point des gants, mais un instrument des plus vulgaires, sans lequel le bon gendarme français voyage rarement, et qu'on appelle une paire de menottes. En dix secondes, le révérend eut un cordon au cou, les mains attachées, et, par excès de précaution, on lui passa une ficelle autour des chevilles, de façon à lui ôter le libre usage de ses jambes. Tous ces préparatifs, au lieu de compléter la sinistre épouvante qui s'était emparée du révérend, produisirent l'effet contraire. Dans son cerveau affolé, une lueur d'espoir brilla tout à coup.—S'ils voulaient me tuer, pensa-t-il, ils se seraient bornés à m'étrangler et à me jeter par dessus le parapet. Non, ils veulent me garder prisonnier. Ce qui semblait venir à l'appui de cette opinion, c'était le bruit d'avirons qui retentissaient sur le fleuve, et qui vint tout à coup mourir au-dessous du pont. Alors l'homme gris dit au révérend:—Votre Honneur sera plein d'indulgence, et comprendra que nous ne voulons pas qu'il nous échappe. Dès lors, le révérend fut fixé. On en voulait à sa liberté, non à sa vie.—Seulement, ajouta l'homme gris qui tira un poignard de dessous son carrick, Votre Honneur comprendra que si le moindre cri lui échappait, je serais contraint de lui enfoncer ce jouet dans la gorge. Peters Town eut enfin un geste de résignation. Du moment où on lui laissait la vie, rien n'était désespéré, ni même perdu. Les hommes comme lui ne renoncent jamais à prendre leur revanche tôt ou tard.
Alors l'homme gris se pencha sur le parapet et siffla de nouveau. Un coup de sifflet monta, en réponse au sien, des profondeurs de l'abîme perdu dans le brouillard.—Parfait! murmura celui que Shoking appelait le maître. Et il s'adressa encore au révérend:—Nous allons vous faire suivre un petit chemin qui va vous paraître périlleux, dit-il. Mais Harris est un robuste compère, et il ne vous lâchera pas. Ainsi ne craignez rien. Malgré l'obscurité, Peters Town, qui commençait à respirer, put voir alors un des deux hommes le plus grand et celui qui paraissait le plus robuste dérouler une corde à noeuds qu'il portait à la ceinture, puis fixer cette corde par un bout à la balustrade de fer du pont.—Nous vous avons ainsi ficelé, mon révérend, continua l'homme gris, moins dans la crainte que vous nous échappiez que dans celle que vous ne vous débattiez et, paralysant nos mouvements, nous empêchiez de descendre librement. Sur ces mots il fit un signe à celui qu'il venait d'appeler Harris. Celui-ci prit Peters Town dans ses bras, l'enleva de terre, le chargea sur son dos, enfourcha le parapet du pont, et, comme si son fardeau eût eu la légèreté d'un coussin de plumes, il se mit à descendre lestement le long de la corde à noeuds qu'il tenait d'une main, tandis que son autre bras soutenait le révérend, ivre de cette terreur que le vide procure.
Penché sur le parapet, l'homme gris suivit des yeux cette grappe humaine qui descendait et finit par se perdre dans le brouillard. Il avait la main sur la corde tendue par le poids, et ce ne fut que lorsque cette corde se détendit qu'il comprit que Harris et le révérend avaient touché la barque verticalement placée en dessous. Le second des deux hommes recrutés dans la taverne était demeuré auprès de lui.—Tu as été cocher? lui dit-il.—Oui, maître.—Alors tu vas reconduire le cab à la taverne de la Justice, auprès de Bath square. Ce disant, l'homme gris enjamba la parapet à son tour, et se laissa glisser le long de la corde. Deux minutes, après, il touchait, lui aussi, le fond d'un de ces longs bateaux plats qui circulent par centaines sur la Tamise. Harris et son prisonnier, ainsi que l'homme qui, au coup de sifflet, avait détaché l'embarcation du rivage, s'y trouvaient.
—Mon révérend, dit l'homme gris, vous devez avoir sur vous un ordre écrit et signé par le lord chief Justice, en vertu duquel il vous est possible de mettre en réquisition autant de policemen et de magistrats de police qu'il vous plaira. Peters Town ne répondit pas.—Fouille monsieur, ordonna l'homme gris à Harris. Celui-ci plongea ses mains dans les vastes poches de la longue redingote du prête anglican, et il en eut bientôt retiré un portefeuille qu'il remit à l'homme gris.—C'est bien, murmura celui-ci, nous vérifierons cela tout à l'heure. En route! Et, il fit un signe au batelier dont les avirons tombèrent aussitôt à l'eau.
XXIII
Où conduisait-on le révérend Peters Town? Voilà ce qu'il n'aurait pu dire, et ce que le marinier, qui était arrivé sous le pont avec la barque, ne sut que lorsque l'homme gris lui eût dit un mot à l'oreille. Mais comment le marinier était-il venu? Comment, enfin, l'homme gris, qui ne songeait nullement deux heures auparavant à s'emparer du révérend, avait-il trouvé dans une taverne deux Irlandais prêts à lui prêter main forte? C'est ce que nous allons expliquer d'un mot. Depuis qu'il était en relations avec l'abbé Samuel et les autres chefs Irlandais, l'homme gris s'était servi rarement de ce signe mystérieux qui disait qu'il était chef aussi. Il s'était presque toujours contenté de John Colden, de Shoking et de quelques autres pour auxiliaires. Mais il savait bien que les deux cent mille fenians qui sont répandus dans Londres, un peu partout, obéissent quand même, ensemble ou isolément, à quiconque leur prouve son autorité. L'homme gris, vêtu en cocher, laissant le cab dans la rue, était donc entré dans un public-house de Newport Street où il savait qu'il trouverait des Irlandais. Personne ne fit attention à lui, quand il s'approcha du comptoir. Mais lorsqu'il eut demandé du gin avec un fort accent irlandais, deux hommes qui se trouvaient dans un coin de la taverne levèrent aussitôt la tête. Alors l'homme gris leur fit ce signe de croix bizarre qui, trois mois auparavant, lui avait instantanément soumis l'homme en guenilles qui s'appelait John Colden.
Soudain, ces deux hommes jetèrent quelques pence sur la table et s'approchèrent du prétendu cocher. Celui-ci leur dit en patois irlandais:—Voulez-vous me suivre; j'ai besoin de deux frères?—Parle et ordonne, répondit l'un qui était une sorte de géant.—Comment te nommes-tu?—Harris.—Et toi?—Michaël.—C'est bien. Accrochez-vous au cab que je conduis. Dans le cab est un des ennemis les plus mortels de l'Irlande. C'était ainsi qu'il avait trouvé Harris et son compagnon prêts à faire tout ce qu'il ordonnerait. En route, Harris, juché sur le marche-pied, avait pu causer tout bas avec l'homme gris, qui lui avait donné de minutieuses instructions et remis une corde à noeuds, qu'il portait enroulée autour de son corps. Le pont sur lequel le cab s'était arrêté était le pont de Westminster. Or, il y avait chaque nuit, depuis que l'homme gris était allé chez miss Ellen par le souterrain percé à fleur d'eau, il y avait, disons-nous, une barque et un Irlandais qui attendaient sur la rive droite, tout auprès de la taverne de Queen's Elizabeth. L'Irlandais avait ordre de venir attendre sous le pont, si jamais il entendait le coup de sifflet convenu. On le voit, l'homme gris n'avait pas eu de grands préparatifs à faire pour s'emparer de Peters Town. Maintenant, où allait-il le conduire? C'est ce que le révérend ignorait. La nuit était si noire qu'il n'aurait pu dire, du reste, en quel endroit de Londres, et sous quel pont il avait été embarqué de cette façon singulière. Tout ce qu'il put comprendre, c'est que la barque descendait le fleuve, au lieu de le remonter, ce qui était facile, en prenant garde aux coups d'avirons très espacés et à la rapidité avec laquelle on marchait. L'enlèvement de Peters Town avait été, comme on le voit, tout à fait improvisé. L'homme gris n'avait donc pas, tout d'abord, songé à l'endroit où il le conduirait. Mais, tandis que Harris descendait le long de la corde à noeuds, ayant le révérend sur ses épaules, il lui était venu une idée. Il s'était souvenu de cette péniche où parfois les vagabonds se réfugiaient la nuit, et dont Shoking lui avait parlé.
La barque descendit donc rapidement, passa sous le pont de Waterloo, puis sous celui des Moines-Noirs, s'embarrassa un moment au milieu de la véritable petite flottille de canots qui obstrue une des arches du pont de Londres, et, toujours glissant au travers du brouillard, vint accoster, au bout de quelques minutes, la grosse péniche du marchand de chevaux, Manning. Shoking avait raconté à l'homme gris tous les détails de sa captivité dans la péniche; ce qui faisait que ce dernier, sans avoir jamais mis les pieds sur le ponton, en connaissait tout les aménagements intérieurs. Il savait que le ponton avait une cale qui se fermait extérieurement et que c'était dans cette cale que l'Écossais avait cru voir le diable, en voyant Shoking métamorphosé tout à coup en nègre. Pendant tout le trajet, le révérend n'avait pas dit un seul mot. Résigné en apparence, il couvait au fond de son âme tortueuse des tempêtes de fureur.
Mais, en revanche, l'homme gris lui avait conté une foule de choses, comme, par exemple, la comédie jouée par le prétendu M. Simouns qui, au lieu de reconduire Ralph en prison, l'avait mené à bord d'un navire qui, maintenant, était en pleine mer et hors de portée des canons anglais. Et le révérend, réduit à l'impuissance, se disait:—Cet homme qui, jusqu'à présent, s'est montré plus fort que nous, cet homme vient de commettre une faute impardonnable, la faute de ne pas me jeter à l'eau. Garrotté comme je le suis, je me serais noyé, et il aurait un ennemi implacable de moins. Je suis son prisonnier, j'ignore même ce qu'il veut faire de moi, mais il n'est prisonnier qui ne s'évade ou ne soit délivré, et alors...
En ce moment, le révérend Peters Town n'était plus dominé par sa haine religieuse: il ne jurait plus, in petto, la perte de l'homme gris, parce que celui-ci servait la cause de l'Irlande. Non, il haïssait l'homme gris parce que celui-ci l'avait humilié et joué. Donc la barque accosta la péniche.
Sur un signe de l'homme gris, Harris, qui était d'une force proportionnée à sa taille, prit le révérend dans ses bras et monta le premier sur le pont, en s'aidant d'un bout de corde qui pendait à babord. L'homme gris le suivit.—Écoute, lui dit-il alors, je vais te donner une haute mission.—Je suis prêt, dit Harris.—Tu vas être le gardien d'un homme plus dangereux pour l'Irlande que tous les beaux parleurs qui braillent au parlement. Et ils descendirent dans le faux pont, poussant devant eux le révérend.
XXIV
L'homme gris, une fois dans le faux-pont, jugea inutile de demeurer plus longtemps dans l'obscurité. Il tira de sa poche une boîte d'allumettes et un rat de cave, et soudain une clarté permit au révérend de voir enfin à l'aise le visage de cet homme avec qui il luttait dans l'ombre depuis longtemps, et au pouvoir de qui il se trouvait en ce moment. L'homme gris, on s'en souvient, avait dépouillé, chez miss Ellen, le front ridé et les cheveux blancs du prétendu M. Simouns. Il était redevenu l'homme jeune, élégant de tournure et beau de visage, qui avait juré que la fille de lord Palmure l'aimerait tôt ou tard. Aussi, le révérend le regarda-t-il avec avidité, comme pour graver à jamais ses traits dans son souvenir. Et il se disait, tandis que les préparatifs de sa captivité commençaient:—J'aurai ma revanche quelque jour, et je l'aurai terrible.
Ces préparatifs, dont nous parlons, étaient d'une extrême simplicité. Sur l'ordre de l'homme gris, l'Irlandais Harris fourra son mouchoir en guise de bâillon dans la bouche de Peters Town, qui n'opposa aucune résistance. Ensuite, il lui lia plus solidement les jambes. Après quoi, il le descendit dans la cale et l'y coucha sur le dos. Puis il remonta, après que l'homme gris se fût assuré que la cale n'avait aucune issue. Alors, ce dernier ferma le panneau, et dit à Harris:
—Tu vas rester ici. Je t'enverrai des vivres dans une heure. Sous aucun prétexte, ne quitte la péniche; au nom de l'Irlande, tu me réponds de ton prisonnier. Harris s'inclina.
—Cependant, dit-il, il faut tout prévoir.—Il y a souvent des vagabonds qui viennent coucher ici.
—Tu les assommeras, s'ils ne veulent pas s'en aller.
—Ce n'est pas cela, fit Harris. Il arrive que les policemen de la rivière viennent quelquefois visiter la péniche et emmènent à bord du Royalist tout ce qu'ils trouvent. Si cela arrivait, que ferais-je?
—Tu étranglerais ton prisonnier avant qu'ils ne fussent montés à bord.—C'est bien, dit Harris, je ferai comme vous me l'ordonnez. Et il se coucha dans l'entrepont, juste au-dessus du panneau qui fermait la cale, devenue la prison du révérend Peters Town.
L'homme gris monta sur le pont, après avoir remis un rat-de-cave à Harris, et se laissa glisser ensuite, le long de la corde, dans la barque où l'autre Irlandais l'attendait.—Où allons-nous? demanda celui-ci en poussant au large.—Nous remontons au pont de Londres et ensuite à la gare de Cannons-street. L'Irlandais se mit à nager avec vigueur et la barque glissa de nouveau sur la Tamise.
Alors l'homme gris tira sa montre, une montre à répétition, et la fit sonner. Il était dix heures moins le quart. Or l'homme gris avait fait ce calcul: Le steamer le Santa-Fé était parti à trois heures de l'après-midi. Il avait dû mettre, en chauffant à toute vapeur, quatre heures pour sortir de la Tamise, prendre la mer et doubler le cap de Douvres. Il avait dû rencontrer, une heure plus tard, le bateau-poste de Calais, et Shoking avait dû passer à bord de ce dernier. Il était donc probable que le faux nègre ramené à Douvres vers neuf heures du soir, y prendrait aussitôt le train de Londres. L'homme gris ne désespérait donc pas de le revoir cette nuit-là même.
La barque remonta la Tamise et vint accoster le ponton d'embarcation qui est auprès du pont sur lequel passe le South Easter railway, c'est-à-dire le chemin de fer du Sud-Est. L'homme gris enjoignit à son batelier de descendre dans une taverne, d'y acheter du pain, du jambon et un pot de bière, et de porter le tout à Harris. Puis il sauta sur le ponton, gagna la rive gauche et monta, par une ruelle, à Cannons-street. Le train qui part de Douvres à neuf heures quarante arrive à Londres à onze heures. L'homme gris avait donc une heure à attendre. Mais les gares anglaises ne sont point fermées au public comme en France. On y entre librement, et plus d'un pauvre diable qui ne sait où passer la nuit y trouve l'hospitalité sur les banquettes d'une salle d'attente.
L'homme gris entra donc dans la gare, s'enveloppa dans son manteau et attendit, couché sur un banc. A onze heures moins six minutes le train fut signalé et toucha à London-Bridge, de l'autre côté de la Tamise. A onze heures précises, il entra dans la gare de Cannons-street. Shoking en descendit. Comme il sortait, entraîné par la foule, l'homme gris lui frappa sur l'épaule:—Je t'attendais, dit-il, laissons passer tout ce monde, nous avons le temps.
Quand les voyageurs les plus pressés furent hors de la gare et que la foule commença à s'éclaircir, l'homme gris dit à Shoking:—Où as-tu rencontré le bateau-poste?—A moitié chemin de Calais.—As-tu remis des instructions au capitaine du Santa-Fé?—Oui, maître.
—Alors me voilà tranquille sur le sort de Jenny, de son enfant et de John Colden. Passons à mistress Fanoche, maintenant.—Ah! oui, dit Shoking, qu'allons-nous donc en faire?—En vertu d'un ordre du lord chief justice que voilà. Et l'homme gris tira de sa poche le portefeuille du révérend Peters Town, l'ouvrit et y prit le papier dont il parlait et qui portait le sceau de la justice anglaise.
—Seulement, dit-il, j'ai besoin de faire un peu de toilette: as-tu faim?—Je n'ai pas dîné, dit Shoking. Ils sortirent de la gare et l'homme gris lui montra une taverne en lui disant:—Attends-moi là, mange un morceau, ne te grise pas surtout, je reviens dans une demi-heure.—Mais où allez-vous, maître?—Tu sais que j'ai un logis dans chaque quartier: j'ai une chambre à deux pas d'ici, auprès de Saint-Paul.
Et l'homme gris laissa Shoking à la porte de la taverne. Celui-ci se fit servir de la bière brune, une tranche de roastbeef froid et du jambon, et se mit à manger avec l'appétit d'un homme qui a respiré l'atmosphère saline de la mer. Trois quarts d'heure après, l'homme gris revint. Seulement, ce n'était plus l'homme gris, c'était M. Simouns, l'agent de police aux cheveux blancs. Shoking avala en hâte sa dernière bouchée et son dernier verre de bière brune, et le suivit. Il y avait un cab à la porte. Tous deux y montèrent et l'homme gris dit au cabman:—A Elgin Crescent.—Chez le révérend? fit Shoking.—Oui, mais il n'y est pas, murmura l'homme gris en souriant.
XXV
Qu'était devenue mistress Fanoche pendant tout ce temps-là? L'intéressante nourrisseuse d'enfants avait, comme on l'a vu, cédant à une première épouvante, fait sa confession à un magistrat de police, lequel avait dicté à un secrétaire les aveux qu'elle faisait, au fur et à mesure qu'ils sortaient de sa bouche, puis lui avait donné le procès-verbal à signer. Alors, miss Ellen et le révérend Peters Town, en présence de qui tout cela avait eu lieu, l'avaient rassurée sur les conséquences que pourraient avoir ses déclarations, et le magistrat l'avait admise à fournir caution. Mistress Fanoche avait vu alors miss Ellen ouvrir un portefeuille et en tirer une poignée de bank-notes qu'elle avait remises au magistrat. En Angleterre, un magistrat de police est en même temps juge d'instruction. Il décide si le coupable peut demeurer provisoirement en possession de sa liberté, et s'il lui est permis de rester en tel ou tel lieu. Or donc, celui qui venait d'interroger mistress Fanoche était parti, laissant cette dernière en présence du révérend Peters Town.
Alors, celui-ci lui avait dit:—Ma chère, il ne faut pas vous dissimuler que vous êtes un grand coupable, et que sans la haute protection qui vous couvre et l'importance du service que vos aïeux ont rendu au gouvernement de Sa Majesté la reine, vous seriez allée coucher à Newgate, pour n'en sortir que le jour de votre mort. Si même vous étiez traduite devant la cour d'assises, vous seriez condamnée et nul, pas même moi, ne pourrait vous sauver. Mistress Fanoche avait écouté, en frémissant, cette petite harangue, et peut-être s'était-elle repentie de n'avoir pas osé braver la colère de l'homme gris. Mais le révérend avait continué:—Maintenant, si vous m'en croyez, vous resterez ici jusqu'à demain soir. A cette date, on ne se sera pas encore occupé de votre affaire et personne ne songera à vous avant trois ou quatre jours. Demain soir, tout sera préparé pour votre fuite. Mon secrétaire, ce jeune clergyman que vous avez vu, vous conduira à Brighton, en vous faisant passer pour sa soeur aînée. Il vous remettra un portefeuille qui contiendra les quatre mille livres convenues et vous prendrez passage soit sur un navire qui part pour la France, soit sur un autre qui passe l'Atlantique et va en Amérique. Lequel préférez-vous?—Je préfère aller en Amérique, avait répondu mistress Fanoche. Le révérend était sorti. Il allait, comme on le pense bien, assister à l'arrestation du petit Irlandais et à son incarcération. Mais avant de quitter sa maison, il avait dit deux mots à Tom. Qu'était-ce que Tom? Un mélange de bedeau et de domestique, un homme qui accompagnait le révérend au temple, et lui servait en même temps de valet de chambre. Tom était un homme entre deux âges, petit, trapu, les cheveux gris et crépus, le visage rouge, le cou très-court, la lèvre bestiale et le rire idiot. Tom n'était cependant pas dépourvu d'une certaine intelligence, en outre, il avait une qualité rare; il était esclave des ordres qu'on lui donnait. Or, le révérend, après avoir installé mistress Fanoche dans une chambre très-propre de la maison, dit à Tom:—Sous aucun prétexte, tu ne laisseras sortir cette femme.
Tom inclina la tête, signe qu'il avait compris d'abord, et ensuite que mistress Fanoche passerait plutôt sur son corps que de franchir le seuil de la maison. Le révérend s'en était donc allé. Tom était fidèle, mais il était bavard, et la solitude lui convenait peu. Ordinairement, il faisait la conversation avec le clergyman, secrétaire de Peters Town; mais le clergyman avait suivi son supérieur. Tom se fit, après le départ du révérend, le raisonnement suivant:—Je dois empêcher cette femme de sortir; mais il ne m'est pas défendu de causer avec elle. Et il monta dans la chambre où mistress Fanoche était aux prises avec son épouvante.—Ma chère dame, lui dit-il, je venais savoir comment vous vous trouviez ici?
—Fort bien, répondit mistress Fanoche, pourvu toutefois que je n'y reste pas longtemps. Tom eut un mouvement d'épaules qui signifiait qu'il n'en savait absolument rien.—Où est votre maître? demanda la nourrisseuse.—Il est sorti, répondit Tom.—Reviendra-t-il bientôt?—Je ne le crois pas. Il m'a commandé de vous faire apporter à dîner de chez le pâtissier voisin.
Tom était causeur, nous l'avons dit, mais mistress Fanoche n'était pas d'humeur, ce soir-là, à soutenir aucune conversation. Elle tressaillait au moindre bruit et se disait que le magistrat de police allait peut-être se raviser et revenir pour l'arrêter. Elle ne répondait donc que par monosyllabes aux questions de Tom, et celui-ci, au bout d'une heure, désespérant une conversation suivie, la quitta en lui disant:—Je vais vous faire apporter à dîner. Une demi-heure après, mistress Fanoche était à table en présence d'un morceau de roastbeef et d'une foule de pâtisseries. Le révérend Peters Town avait commandé à Tom de ne rien épargner et de traiter mistress Fanoche avec tout le confortable possible. Mais mistress Fanoche n'avait pas grand'faim, l'angoisse lui serrait l'estomac. Elle dîna donc du bout des lèvres; Tom remonta, espérant que mistress Fanoche causerait davantage après souper; mais il n'en fut rien. Elle se borna à demander si le révérend Peters Town était rentré. Tom lui répondit que non, et descendit à son office de fort mauvaise humeur. La soirée s'écoula. Mistress Fanoche aurait fort bien pu se mettre au lit; mais elle n'osa pas. Poursuivie par cette pensée, que le magistrat de police pouvait se raviser et ordonner son arrestation, elle avait déjà ouvert la fenêtre et mesuré la hauteur où elle était du sol. La fenêtre donnait sur le jardin entouré de grilles assez hautes, et toute fuite était impossible de ce côté-là. Néanmoins, mistress Fanoche ne se couchait point et, au lieu de se dissiper peu à peu, sa terreur augmentait à mesure que sonnaient les heures de la nuit. Le révérend ne revenait pas. Tout à coup, il était alors plus de minuit, la sonnette de la porte d'entrée se fit entendre, puis des voix confuses montèrent jusqu'à la nourrisseuse. Elle entr'ouvrit sa porte sans bruit et prêta l'oreille; et elle reconnut la voix de Tom qui disait:—Mais je vous jure que mon maître est absent.—Oui, mais il y a une femme là-haut, que nous avons ordre de conduire en prison, répondit une autre voix. Et mistress Fanoche, éperdue, courut vers sa fenêtre, avec l'intention de sauter dans le jardin au risque de se casser le cou. Malheureusement la force lui manqua, et ses jambes refusant de la supporter, tant son émotion était grande, elle s'affaissa au milieu de la chambre, en poussant un sourd gémissement.