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Les misères de Londres, 4. Les tribulations de Shoking

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XXVI


En entendant sonner, Tom était allé ouvrir sans défiance. Il était même persuadé que c'était le jeune clergyman, le secrétaire du révérend Peters Town qui entrait. Quel n'avait pas été son étonnement en se trouvant face à face avec M. Simouns, car ce n'était pas la première fois qu'il voyait le prétendu agent de police, celui-ci ayant eu affaire la veille au révérend qui s'était concerté avec lui pour l'enlèvement du petit Irlandais. M. Simouns était suivi d'un nègre, et la vue de ce nègre effrayait quelque peu le valet de chambre sacristain.—Mon maître est sorti, disait-il.

—Oui, répondit M. Simouns en pénétrant dans le vestibule, mais il y a en haut une femme que nous venons arrêter.

—Voilà ce que je ne souffrirai pas, répondit Tom. Je suis le serviteur fidèle de mon maître, reprit Tom, et ce qu'il me commande je le fais.

—Que vous a-t-il donc commandé, votre maître, monsieur Tom?

—De ne laisser la femme dont vous parlez sortir d'ici sous aucun prétexte. Et si vous ne me tuez, ou ne me garrottez....

—Mon cher monsieur Tom, dit M. Simouns, il n'y a qu'un malheur à toutes vos belles résolutions. C'est que c'est le révérend qui m'envoie.

—Alors, dit Tom, il vous a certainement donné un mot de sa main?

—Non, il a fait mieux que cela, il m'a donné son portefeuille pour vous le remettre, en vous priant de le serrer dans son secrétaire. Et M. Simouns tendit à Tom, un peu interdit, le portefeuille du révérend, duquel il avait extrait, du reste, l'ordre d'arrestation signé par le lord chief justice. Si Tom eût vu M. Simouns pour la première fois, peut-être se fût-il défié tout de même, et fût-il allé jusqu'à supposer que le révérend était tombé aux mains d'une bande de voleurs. Mais Tom avait déjà vu M. Simouns en grande conférence avec son maître. En outre, le portefeuille renfermait des banknotes, et quel est le voleur qui rend un portefeuille ainsi meublé? Tom ajouta donc une foi pleine et entière aux paroles de M. Simouns.—Ah! fit-il, s'il en est ainsi, venez. Je vais vous livrer la petite dame.

Mistress Fanoche, on le sait, avait entr'ouvert sa porte sans bruit et elle avait entendu une partie de ce dialogue. Alors, la peur s'était emparée d'elle. On venait l'arrêter! Et elle avait essayé de se traîner jusqu'à la fenêtre et de sauter dans le jardin.

Mais elle n'en avait pas eu la force et lorsque M. Simouns et le nègre, conduits par Tom qui s'était armé d'un flambeau, arrivèrent, ils la trouvèrent étendue sans connaissance sur le parquet.

—Eh bien dit M. Simouns, j'aime autant cela. Nous n'aurons pas besoin de lui mettre un bâillon pour l'empêcher de crier. Il fit un signe au nègre Shoking,—car on doit l'avoir reconnu,—prit mistress Fanoche à bras le corps et la chargea sur son épaule.—En route, dit M. Simouns. Shoking et lui avaient laissé à la porte un fiacre à quatre places. Ils y déposèrent mistress Fanoche évanouie; puis M. Simouns souhaita le bonsoir à Tom, l'engageant à se coucher, car, disait-il, le révérend Peters Town ne devait pas rentrer cette nuit-là; et ils montèrent dans le fiacre en disant au cabman: Conduis-nous à la station de police.

—Mais, dit alors Shoking, je croyais que nous allions à Newgate, maître. Alors, qu'allons nous faire à la station de police?

—C'est ce que tu vas voir. Nous allons chercher le dossier de mistress Fanoche. Tu penses bien, dit-il, qu'il faut que la misérable soit pendue. Et pour qu'elle soit pendue, il faut que le magistrat qui l'a interrogée et l'a laissée libre sous caution, remette son interrogatoire et son dossier au gouverneur de Newgate.

—Mais puisqu'il l'a admise à fournir caution?

—Aussi ne saura-t-il pas ce que je veux faire du dossier que je vais lui réclamer de la part du révérend en lui montrant l'ordre écrit par le lord chief justice.

La station de police était à deux pas de la maison du révérend. Quand la voiture s'arrêta, mistress Fanoche était toujours évanouie.—Je te la confie, dit M. Simouns. Et il sauta lestement à terre et tira la sonnette de nuit de la station. Peu après, la porte s'ouvrit et se referma sur lui. Mistress Fanoche était toujours évanouie; cependant un soupir souleva sa poitrine, et Shoking se dit: Je crois qu'elle revient à elle. En effet, le premier soupir fut suivi d'un second, puis d'un troisième, et la nourrisseuse s'agita convulsivement sur la banquette du fiacre. Mais, en ce moment, on ouvrit la portière, et M. Simouns reparut, un immense portefeuille sous le bras. C'était le dossier de mistress Fanoche.—A Newgate cria-t-il au cocher.

A peine la voiture se fut-elle remise en mouvement, que la nourrisseuse ouvrit les yeux.—Où suis-je? dit-elle. Les lanternes projetaient une faible clarté à l'intérieur du fiacre. Mistress Fanoche aperçut d'abord le nègre, puis M. Simouns, et crut avoir affaire à des inconnus.—Mon Dieu! répéta-t-elle, où suis-je? quels sont ces hommes? que me veulent-ils? Mais alors, une voix qui la fit tressaillir lui répondit:—Ma chère, vous êtes au pouvoir de deux agents de police, qui vous conduisent à Newgate, d'où vous ne sortirez que le jour de votre mort.—Mistress Fanoche jeta un cri aigu.

—Oh! cette voix, dit-elle, où donc ai-je entendu cette voix? M. Simouns se mit à rire:

—Cela t'apprendra, ma chère, dit-il, à trahir l'homme gris. A ces paroles, mistress Fanoche poussa un nouveau cri et retomba évanouie sur les coussins du fiacre. Une demi-heure après les portes de Newgate se refermaient sur elle, et M. Simouns remettait son dossier au gouverneur. Dès lors, aucune puissance humaine ne pouvait plus sauver mistress Fanoche de la potence qu'elle avait si bien méritée....—L'heure de Dieu vient tôt ou tard, murmurait l'homme gris en s'en allant, et Dieu, c'est la suprême justice.




XXVII


Le fiacre qui avait conduit l'homme gris et Shoking à Newgate, les attendit à la porte, tandis qu'ils faisaient écrouer mistress Fanoche. L'opération n'avait pas duré dix minutes. Avec de vrais agents de police mistress Fanoche se serait peut-être débattue; peut-être même aurait-elle crié; mais avec l'homme gris, elle ne souffla mot. Cet homme exerçait sur elle un tel empire, il lui inspirait une si grande épouvante qu'elle n'avait opposé aucune résistance, et n'était sortie de son évanouissement que pour s'abandonner à une prostration sans limites. L'homme gris et Shoking étaient donc remontés en voiture.—Où allons-nous? demanda alors Shoking.

Le maître consulta sa montre:—Quatre heures du matin, dit-il. Il ne fera pas jour avant sept heures et demie. Nous avons du temps devant nous.—Mais où allons-nous? répéta Shoking qui avait ouvert la portière.—A Hampsteadt. Shoking transmit l'ordre au cocher. Maître, reprit-il, quand le fiacre roula, vous avez mis Jenny, son fils et John Colden en sûreté, c'est bien. Mais... vous?... Et il y avait dans cette timide question, comme une vague et mystérieuse terreur.—Moi, dit l'homme gris en souriant, je n'ai pas encore accompli ma tâche. Écoute-moi, et tu comprendras que je n'ai pas le droit de quitter Londres. Les Irlandais attendaient un chef; ce chef est un enfant et jusqu'à l'heure où devenu homme, il pourra prendre en mains ce pouvoir occulte qui lui fera une royauté dans l'ombre, en attendant le triomphe du jour, il faut qu'une main plus ferme, une pensée plus intelligente, fasse mouvoir tous les fils de cette vaste intrigue, tous les soldats de cette immense conspiration qui enveloppe peu à peu l'Angleterre. L'abbé Samuel a besoin d'un homme auprès de lui, et cet homme c'est moi. Shoking secoua la tête.—Oui, dit-il, tout cela est fort bien; mais deux personnes presque aussi fortes que vous, ont juré votre perte, le révérend Peters Town et miss Ellen.—Je ne crains que cette dernière, répondit l'homme gris; je la crains jusqu'à l'heure où elle m'aimera.—Mais vous avez donc encore cet espoir? fit naïvement Shoking.—Oui.

L'accent de l'homme gris était net et convaincu; mais il ne persuada point Shoking.—Singulière idée, murmura-t-il après un silence, que de vouloir se faire aimer de cette femme hautaine et cruelle, et qui n'a d'humain que l'apparence.

Le jour où elle m'aimera, elle sera mon esclave, dit l'homme gris. J'en ferai un des serviteurs les plus dévoués de l'Irlande.

Shoking murmura à part lui:—Tous les hommes de génie ont leur marotte. Celui-là a mis dans sa tête qu'il serait aimé de miss Ellen. Mais il en sera, je crois, pour ses frais d'espérance, et il a le temps d'attendre. Le fiacre atteignit Hampsteadt assez rapidement. Alors, comme il s'arrêtait à la grille du cottage, un souvenir traversa l'esprit de Shoking:—Maître, dit-il, ne m'avez-vous pas dit que vous me rendriez ma couleur naturelle? Quand donc le ferez-vous?

—C'est pour cela que je t'amène ici. Et Shoking éprouva en même temps un mouvement de joie et un sentiment de regret. Il fut joyeux de penser qu'il allait redevenir blanc; mais il soupira en songeant qu'il cesserait, du même coup, d'être marquis, décoré d'une foule d'ordres et porteur d'un nom si long qu'il aurait fait trois lignes du journal le Times.

Le cottage était silencieux et perdu dans l'ombre des grands arbres qui l'environnaient.—Tu n'es pas revenu ici depuis que je t'ai fait marquis? demanda l'homme gris.—Non, répondit Shoking.—Alors, tu ne sais pas comment va la fille de Jefferies?—Non. Mais Suzannah doit toujours être auprès d'elle.

L'homme gris traversa le jardin et pénétra dans le vestibule de la maison où brûlait une petite lampe suspendue au plafond.

Ce valet de chambre modèle qui, le premier, avait appelé Shoking mylord, dormait tout vêtu sur une banquette. L'homme gris l'éveilla. Le valet ne témoigna aucune surprise à la vue de Shoking devenu nègre.—Suis-nous, dit l'homme gris, ou plutôt éclaire-nous, nous allons à la chambre de lord Wilmot.

Le valet prit un flambeau et monta le premier les marches du large escalier. Tous trois arrivèrent ainsi dans ce cabinet de toilette où Shoking avait pris son premier bain.—Tu ne reconnais pas mylord? dit alors l'homme gris au valet de chambre. Mylord a eu une fantaisie, il s'est teint en noir pour pénétrer dans une taverne où les nègres se réunissent.—Excentrique! murmura le valet avec flegme.—Prépare un bain, dit encore l'homme gris, et va me chercher cette caisse en bois des îles dans laquelle se trouvent plusieurs flacons.

Le valet ouvrit les robinets à tête de cygne, et l'eau chaude et l'eau froide tombèrent en même temps dans la baignoire de marbre blanc. Puis il sortit pour aller chercher la caisse demandée par l'homme gris. Alors celui-ci dit à Shoking:—Tu penses bien que ce n'est pas l'affaire d'une heure. Ton traitement durera quinze jours, et pendant quinze jours tu prendras soir et matin un bain comme celui que je vais te préparer. Déshabille-toi.

Shoking poussa un dernier soupir en regardant du coin de l'oeil cette rosette multicolore qui ornait la boutonnière de son paletot. Puis il obéit. Et comme il se glissait dans le bain et fermait les deux robinets, le valet de chambre revint avec la caisse aux flacons mystérieux.




XXVIII


L'homme gris ouvrit alors la caisse et y prit une fiole qu'il fit miroiter à la bougie et qui contenait une essence incolore. Puis il la déboucha et en versa le contenu dans le bain. Aussitôt l'eau se colora en vert tendre et Shoking s'écria:—Mais c'est un bain d'absinthe que vous me faites prendre.

—Attends, dit l'homme gris. Il prit un second flacon qu'on eût dit plein de vin, et il versa dans le bain. L'eau, verte tout à l'heure, passa subitement au rouge vif; puis ce rouge devint écarlate, s'assombrit un peu et Shoking épouvanté murmura.—Bon! voici que je suis dans le sang à présent.

—Tu vas rester deux heures dans ce bain, dit le maître, et puis, ton valet de chambre te lèvera, t'essuiera, t'enveloppera dans un peignoir bien chaud et te mettra au lit. Comme tu es fatigué, tu dormiras. Quand tu t'éveilleras, tu te feras apporter un miroir.—Et je me retrouverais blanc?

—Non, mais tu t'apercevras que ton noir est moins vif et que ta peau se marbre par places.—Et ce soir, je prendrai un autre bain?—Oui.

L'homme gris s'approcha alors d'une table sur laquelle il y avait de quoi écrire. Puis il prit la plume et traça quelques mots sur une feuille de papier. Et, remettant ce papier au valet de chambre:—Chaque soir, dit-il, tu iras chez le chimiste du quartier et tu lui feras emplir ces deux flacons de la composition que je viens de prescrire, puis tu les verseras l'un après l'autre dans le bain de mylord. Le valet s'inclina.

—Mais, dit Shoking, est-ce que je ne pourrai pas sortir durant ces quinze jours?—Non, car à mesure que le traitement opérera, ton corps passera par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, et tu seras hideux à voir. On te jetterait des pierres, si tu te montrais dans la rue. Shoking, soupira de nouveau,—Mais au moins, dit-il, je reviendrai blanc?—Comme neige.—Et mes cheveux?—Tes cheveux retourneront au roux, leur couleur naturelle.

Alors l'homme gris laissa Shoking au bain, et passa dans une pièce voisine, où il procéda, lui aussi, à une nouvelle toilette. Il se débarrassa de sa perruque de cheveux blancs, de son crâne plissé, et de tout ce qui constituait M. Simouns, pour redevenir ce gentleman de trente-six à trente-huit ans, à l'oeil bleu, au visage pâle et distingué, aux favoris châtain-clair, cet homme enfin d'une rare distinction que les dandys de Hyde Park avaient pris pour le gentilhomme russe amoureux de miss Ellen. Quand il fut ainsi métamorphosé, il revint dans la pièce où Shoking était toujours au bain.—Je viens te dire adieu, fit-il, et m'occuper de trouver au révérend une prison digne de lui, et plus sûre que la première.

Shoking, à qui l'homme gris avait raconté la manière dont le révérend Peters Town était tombé en son pouvoir, ne put réprimer un éclat de rire. L'homme gris lui serra main, puis il s'enveloppa de son waterproof et quitta le cottage. Comme il avait renvoyé le fiacre qui les avait amenés, il descendit Heath-mount à pied, fumant son cigare, et du pas tranquille d'un bourgeois de Londres qui quitte le club après une partie de whist. Il rentra ainsi dans Londres, en moins d'une heure et demie, et quelque chose qui ressemblait à un rayon de jour commençait à percer le brouillard lorsqu'il arriva dans la cité.

Une taverne qui avait une licence de nuit, était ouverte dans Farringdon street à peu près en face de l'imprimerie du Times. Comme l'homme gris n'avait pas eu le temps de manger depuis la veille au matin, il y entra, s'installa dans le box des gentlemen et se fit servir des sandwich et du vin de Porto. Son repas fini, il s'aperçut que le jour grandissait, et jetant une couronne sur le comfort il se remit en route, à petits pas, sans se presser, comme un homme qui roule de vastes projets dans sa tête.

Le Black-Friars ou pont des Moines-Noirs est au bout de Farringdon street. L'homme gris le traversa et gagna ainsi la rive droite de la Tamise. Une fois là, il hâta tout à coup le pas. Sans doute il avait trouvé ce qu'il cherchait depuis son départ de Hampsteadt, c'est-à-dire l'endroit où il pourrait mettre le révérend Peters Town en sûreté et dans l'impossibilité de recouvrer sa liberté. Au lieu de s'enfoncer dans les ruelles sombres du Borough, l'homme gris remonta alors vers le Southwark. Et suivant toujours le bord de la Tamise, il se dirigea vers Queen's Élisabeth Tavern, l'établissement auprès duquel, le bateau dans lequel on avait enlevé le révérend, était retourné stationner. Au coup de sifflet qu'il fit entendre, un autre répondit, puis le bruit de deux avirons, et la barque vint chercher le maître.—As-tu fait ce que je t'ai commandé? dit l'hommage gris à l'Irlandais.

—Oui, j'ai porté un panier de provisions à Harris.—Et le prisonnier.—Il se tenait tranquille.

—C'est bien. Pousse au large. A bord de la péniche.

La barque fila sur la Tamise encore chargée de brouillard, bien que le jour eût grandi; elle repassa sous le pont des Moines et le pont de Londres et mit le cap sur Rotherithe. Mais tout à coup l'homme gris poussa un cri d'étonnement et de stupeur. Il écarquillait vainement les yeux; vainement il cherchait la péniche du regard... La péniche avait disparu... et sans doute le révérend Peters Town avec elle!...




XXIX


Où avait donc passé la péniche et avec elle le révérend Peters Town, que l'homme gris croyait si bien tenir en son pouvoir? Pour le savoir, il faut rétrograder de quelques heures, et pénétrer, bien avant le jour, dans une taverne de Rotherithe où se réunissait une population d'ouvriers des ports et des matelots, plus hideuse encore que celle qui se presse, la nuit, sur l'autre rive de la Tamise, dans les bouges du Wapping. Cette taverne avait un singulier nom, l'hôtellerie de l'Ange On y buvait, on s'y querellait, on y échangeait à toute heure des coups de poings et quelquefois des coups de couteau. Quand venait minuit, le landlord posait les volets à sa devanture et avait l'air de fermer boutique; mais les habitués ne s'en allaient pas pour cela. Quelquefois un policeman se montrait au bout de la rue, mais il avait bien soin de ne pas passer devant l'hôtel de l'Ange. Or, cette nuit-là, un homme entra en disant:—Si personne ne me paye à boire, ou si le landlord ne me fait pas crédit d'un verre de gin ou d'ale, je mourrai très-certainement de soif, car je n'ai pas un demi-penny dans ma poche.

—Hé! c'est Nichols, dit un matelot de commerce en levant la tête.—Oui, c'est moi, Robert, répondit Nichols, l'ancien associé de John le rough et de l'Écossais Mac Ferson, pour la capture du condamné à mort John Colden.—Tu as soif? dit le matelot.—Ma gorge est plus sèche que le four d'un pâtissier.

—Et pas d'argent?—J'ai bu mon dernier shilling hier soir.—Viens t'asseoir ici, je t'invite, dit encore le matelot.

Nichols ne se le fit pas répéter, et, sur un signe de Robert, une servante apporta un pot de bière brune.—Ça ne va donc pas? reprit celui-ci.—Non, dit Nichols.—Tu ne veux donc plus travailler aux docks?—Ah! dame! soupira Nichols, c'est l'ambition qui m'a perdu et pour avoir été trop gourmand...—Tu n'as plus de quoi manger? —Hélas!

Et Nichols fit à Robert le matelot, le récit de ses aventures et de ses mésaventures, c'est-à-dire du temps qu'il avait perdu à rechercher John Colden, alléché qu'il était par la prime annoncée. Le matelot, qui était un honnête garçon, haussa les épaules:—C'est des bêtises tout ça, dit-il. Veux-tu travailler? J'ai de l'ouvrage à te proposer.—Quel ouvrage? fit Nichols.—Cinquante shillings et la nourriture pour une semaine.—Plaît-il? fit Nichols.

—Tel que tu me vois, dit le matelot, je suis venu ici pour embaucher quatre hommes. Si tu veux en être, c'est marché conclu.

—Mais pour quelle besogne? demanda Nichols. —Tout ce qu'il y a de plus simple et de plus honnête. Tu as navigué?—Dix ans.—Fort bien. Nous embarquons au point du jour.—Et où allons-nous?—A Boulogne, par la Tamise; nous allons conduire un convoi de chevaux pour le compte de master Manning, le marchand célèbre.

A ce nom, Nichols tressaillit et se souvint de ses aventures sur la péniche.—Cela te va-t-il? insista le matelot.—Oui.—Eh bien! bois encore un coup. As-tu faim?—Oui, dit encore Nichols.

Robert fit servir de la choucroute et du jambon à Nichols, qui se mit à dévorer. Une heure après ils quittaient le cabaret en compagnie de deux autres ouvriers des ports, comme Nichols, anciens matelots.—Les chevaux arriveront par le convoi de cinq heures du matin, à la gare de London-Bridge, dit alors Robert; et il faut que nous soyons à bord pour les recevoir. Mais il nous manque un matelot, où le prendre?—Bah! fit Nichols. Je gagerais tout ce qu'on voudra que nous allons le trouver à bord de la péniche.—Comment cela?—Il n'y a pas de nuit où quelque pauvre diable, qui ne sait où coucher, n'aille s'y réfugier.—Tiens, dit Robert, c'est une idée cela!

Et ils se dirigèrent vers le bord de l'eau, et, un quart d'heure après, ils montaient à bord de la péniche. L'Irlandais Harris n'avait pas quitté son poste, seulement, il avait absorbé les provisions que lui avait apportées le batelier, il avait bu un pot de bière tout entier, et s'était endormi ensuite. Seulement il s'était couché tout de son long sur le panneau qui fermait la cale, au fond de laquelle le révérend Peters Town était prisonnier, et, si celui-ci avait essayé de sortir ou de briser le panneau, Harris se fût certainement éveillé.—Quand je te disais que nous trouverions notre affaire ici, s'écria Nichols en apparaissant, en haut de l'échelle qui plongeait dans les flancs de la péniche. Et, à la lueur du bout de chandelle allumé par Nichols, le matelot Robert et les deux autres compagnons aperçurent Harris l'Irlandais endormi.




XXX


La lumière éveilla Harris en sursaut. En un clin d'oeil il fut sur ses pieds et regarda les gens à qui il avait affaire. Harris, nous l'avons dit, était un véritable colosse et il était doué d'une force herculéenne. Mais il était en présence de quatre hommes, et quatre hommes viennent toujours à bout d'un seul. Mais Harris, en dépit de ses proportions gigantesques, était intelligent et possédait un grand sang-froid.—Que voulez-vous? dit-il.—Tiens, dit Nichols, c'est un Irlandais.—Et je m'en vante, fit Harris. Je vous demande ce que vous me voulez. Et il prit l'attitude d'un boxeur qui se met en défense. Mais le matelot Robert lui dit:

—Tu es ombrageux, camarade. Sois bien persuadé que nous ne te voulons pas de mal, au contraire... et tu me parais homme à ne pas refuser cinquante shillings.—Cela dépend, dit froidement Harris.—Que faisais-tu ici?... demanda encore Robert. Harris avait les deux pieds sur le panneau de la cale, et il était par conséquent toujours maître de son prisonnier.—Et vous-même, répondit-il, qu'y venez-vous faire?...—Je suis le capitaine du bâtiment.—De cette péniche.—Oui.—Eh bien! dit Harris, excusez-moi, mais ne sachant où coucher...

—Je m'en doute bien, reprit le matelot. Seulement, il va falloir choisir, camarade.—Choisir quoi?—Ou aller finir ta nuit ailleurs, ou être des nôtres, car nous allons partir. Harris tressaillit.—Avec la péniche?...—Et un convoi de chevaux.—Diable! pensa l'Irlandais, le maître n'avait pas prévu ça. Comment vais-je tirer le révérend de la cale?

Robert ajouta:—Tu ne me parais pas riche.—Je suis pauvre comme tous les Irlandais, répondit fièrement Harris.—Mais tu ne refuses pas de gagner ta vie honnêtement.—Non, certes.

—J'ai besoin d'un quatrième matelot. Nous allons à Boulogne et nous revenons. Tu seras nourri et tu auras cinquante shillings.—Mais fit Harris qui tenait à gagner du temps, avant de m'embarquer comme matelot, il faudrait savoir si j'ai navigué. Cependant, rassurez-vous, j'ai dix ans de mer et j'ai été pilote-côtier.—Alors, tu tiendras la barre, fit Robert.

Harris eut un frisson de joie à ces derniers mots. Une inspiration, rapide comme un éclair, traversa son esprit. Il était peu probable qu'on eût affaire dans la cale avant le départ, et l'épaisseur du panneau avait dû empêcher le révérend Peters Town d'entendre ce qui se disait dans l'entre-pont.

Or, comme il pouvait tout aussi bien supposer que la péniche était pleine d'Irlandais, il était présumable qu'il continuerait à se tenir tranquille.

Donc, une fois en route, et lui tenant, la barre, Harris était sûr de son plan, c'est-à-dire de la réalisation de cette idée qui venait de lui passer par l'esprit. Cette idée, comme on va le voir, était fort simple. Harris s'était dit:—Je connais la Tamise comme le quartier de Drury lane, où j'habite depuis quinze ans. Je sais qu'à l'embouchure du fleuve il y a des rochers à fleur d'eau, que les pilotes évitent avec soin. Je passerai au travers avec mon habileté merveilleuse, et je me gagnerai ainsi la confiance de mes compagnons, qui ne se défieront plus de moi. Mais, un peu plus loin, à un quart de lieue des côtes, il y a un autre récif; je gouvernerai droit dessus, et la péniche sombrera. Je suis assez bon nageur pour gagner la côte à la nage, et probablement mes compagnons en feront autant. Il n'y aura que le prêtre qui, enfermé à fond de cale, se noiera. Le maître m'avait commandé de le garder prisonnier; mais, à l'impossible nul n'est tenu. Je le noie, c'est tout ce que je puis faire.

Et dès lors, Harris parut accepter avec empressement les offres du matelot Robert. Les mâts, couchés sur le pont, furent redressés et gréés; puis on attendit le convoi de chevaux. Le convoi arriva un peu après six heures, et fut embarqué immédiatement. Les premiers rayons du jour perçaient le brouillard, lorsque Robert prenant le commandement de la péniche, ordonna l'appareillage, et bientôt après, la péniche, toutes voiles dehors; quitta le mouillage de Rotherithe et s'élança sur les flots de la Tamise. Une heure plus tard, Robert disait à Nichols, en lui montrant Harris qui tenait la barre:—Je crois que nous avons fait là une fière rencontre. C'est un matelot fini.—Oui, mais il me déplaît, murmura Nichols. Le révérend Peters Town était toujours à fond de cale et personne n'avait songé à y descendre.




XXXI


Déjà la péniche avait passé devant Gravesend et approchait de l'embouchure de la Tamise; déjà Harris était sûr du triomphe, et le matelot Robert, embauché par M. Manning comme capitaine, s'extasiait sur son habileté à tenir la barre, lorsque Nichols, qui n'était pas un travailleur de premier ordre, se dit:—Je ne me suis pas encore reposé, je vais descendre dans l'entre-pont, et je dormirai un brin sur la paille, entre deux chevaux. Le hasard voulut que la place qu'il choisit pour son lit de repos fût tout auprès du panneau de la cale. —Hé! hé! dit-il, c'est pourtant là que j'avais enfermé Shoking, et que cet imbécile de Mac Ferson l'a laissé échapper.

Et faisant cette réflexion, il se souvint que dans la cale, il devait y avoir un amas de paille, et qu'il y serait mieux, et plus confortablement encore que dans l'entre-pont. Il ouvrit donc le panneau et se laissa glisser dans les ténèbres. Mais ses pieds, au lieu de toucher le sol, heurtèrent un corps mou, et, tout aussitôt, il entendit une sorte de gémissement.—Par Saint-George! s'écria-t-il, il y a quelqu'un ici!—Oui, répondit une voix, il y a quelqu'un qui fera la fortune de celui qui lui viendra en aide. Nichols était un homme de sang-froid. Il frotta une allumette sur son pantalon en guenilles; la flamme pétilla et il aperçut alors le révérend garrotté et couché sur le dos.—Un prêtre? murmura-t-il, aussi vrai que je me nomme Nichols.—Nichols! s'exclama le révérend, tu te nommes Nichols? Tu as connu John le rough?—C'était mon ami.—Alors, dit le révérend, c'est toi qui recherchais John Colden.—Oui, dit encore Nichols.

Peters Town comprit que le ciel ou plutôt l'enfer lui envoyait un secours.—Nichols, dit-il, si tu me délivres, tu auras deux cents livres demain. —Deux cents livres!—Oui, c'est l'homme gris et ces abominables Irlandais qui m'ont enfermé ici.

Nichols s'empressa de débarrasser le révérend de ses liens.—Oui, certes, dit-il, je veux vous délivrer, mais comment? Il y avait un homme qui vous gardait à bord de la péniche.—Oui, un Irlandais appelé Harris.—C'est lui qui tient la barre, dit Nichols, et certainement il aura assez d'ascendant sur les autres pour vous retenir ici.

Puis Nichols eut une inspiration:—Savez-vous nager? dit-il,—Un peu.—Alors je vous délivrerai et je vous sauverai. Ne bougez pas, tenez-vous tranquille et comptez sur moi.

Nichols regrimpa dans l'entre-pont et ferma le panneau. Une seconde après il était sur le pont. La péniche venait d'entrer dans cette partie de la Tamise qui, voisine de l'embouchure, est souvent, en hiver, chargée de brumes épaisses. Harris tenait toujours la barre.—Il ne quittera pas son poste en ce moment, pensa Nichols. Et il sonda du regard l'épaisseur de la brume qui masquait les côtes.

La péniche était à peu près en face de Stanford. Nichols redescendit dans l'entre-pont, souleva de nouveau le panneau de la cale et dit au révérend qu'il avait débarrassé de ses liens:—Vite! montez! Peters Town se hissa dans l'entre-pont. —Otez vos habits et vos souliers, dit encore Nichols. Le révérend obéit. Alors Nichols ouvrit un sabord.—Si les forces vous manquent, dit-il, je vous soutiendrai. Ne craignez rien, j'ai sauvé plus d'un homme qui se noyait. Et il poussa le révérend, qui sauta résolument à l'eau. Puis Nichols s'élança après lui dans la Tamise. La brume était si épaisse que ceux qui étaient sur le pont n'entendirent qu'un bruit sourd. Mais ils ne virent rien...




XXXII


Quinze jours s'étaient écoulés depuis le jour où l'homme gris stupéfait, constatait la disparition de la péniche et du révérend, et où celui-ci s'était sauvé à la nage en compagnie du rough Nichols. Pendant ces quinze jours bien des événements avaient eu lieu. D'abord Shoking était redevenu blanc; ensuite on avait instruit deux procès criminels, celui de John le rough, le meurtrier de Paddy et celui de mistress Fanoche, la nourrisseuse d'enfants. John avait été pendu la veille devant la prison de Horsemonger. L'exécution de mistress Fanoche était pour ce jour-là même où nous retrouvons Shoking et l'homme gris. Il était six heures du matin, nuit encore par conséquent; et une pluie fine se dégageait du brouillard.

Cependant grande était l'agitation dans la cité. Aux environs de Newgate street et d'Old Bailey, immense la foule, et il fallait jouer des coudes pour se frayer un passage au travers de ce monde avide de spectacles sanglants et d'émotions. Tous les public-houses étaient ouverts et pleins de buveurs. Il y en avait même un au coin d'Old-Bailey dont le publican avait loué toutes les fenêtres à des lords, à des gentlemen et à des ladies. Les fenêtres se louent, à Londres, pour une exécution, comme à Paris une stalle d'Opéra. Or, parmi les gens élégants qui venaient dans cette maison dont nous parlons, assister au supplice de mistress Fanoche se trouvait une élégante personne dont le visage était couvert d'un voile épais, mais dont la taille svelte annonçait la jeunesse, et les cheveux luxuriants, la beauté. Elle avait loué pour elle et sa femme de chambre, une croisée tout entière à l'étage au-dessus du public-house, et elle était arrivée à quatre heures du matin, alors que la foule encore clair-semée, permettait aux voitures d'approcher.

Le premier étage, dont le public-house proprement dit composait le rez-de-chaussée, était destiné à des meetings et des repas de corps. Aussi était-ce une longue et vaste salle percée de dix croisées donnant toutes sur Old Bailey; or, cette salle était pleine lorsque six heures sonnèrent.

La femme au voile épais et sa camérière étaient donc à leur fenêtre et assistaient avec un empressement et une curiosité dignes en tous points du peuple anglais, à la construction de l'échafaud. Toutes les fenêtres louées étaient occupées, sauf une seule. Il avait suffi cependant de placer dessus une pancarte annonçant qu'elle avait un locataire, pour que personne ne songeât à s'en emparer. Or, la femme au voile épais occupait précisément la croisée voisine. De temps en temps elle tournait à demi la tête vers la porte de la salle. On eût dit qu'elle était plus curieuse de savoir à qui cette fenêtre appartenait pour une heure, qu'elle n'était friande du sinistre spectacle qu'on préparait sur la petite place triangulaire d'Old-Bailey.

Enfin, nous l'avons dit, six heures sonnèrent. Presque aussitôt deux nouvelles personnes entrèrent dans la salle. Il y eut parmi celles qui s'y trouvaient déjà un moment d'étonnement et presque un mouvement de curiosité. Ces deux personnes étaient des gens du peuple, un homme encore jeune, un autre plus vieux, de véritables roughs en guenilles et qui venaient, de par la toute-puissance de la liberté anglaise, s'asseoir, pour leur argent, au milieu de ces gentlemen et de ces ladies. Quelques-unes de ces dernières laissèrent même échapper un geste de répugnance.

Une seule personne ne broncha point, c'était la femme au voile épais. Or, ces deux nouveaux venus qui avaient sans doute donné plus d'un coup de poing pour se frayer un passage à travers la foule qui encombrait les abords de Newgate, n'étaient autres que Shoking et l'homme gris. Ce dernier était venu, dans la journée précédente, vêtu en gentleman et avait loué sa fenêtre, puis il avait parcouru des yeux la liste que lui avait présentée le publican et qui contenait les noms des personnes qui avaient déjà loué des fenêtres. Un de ces noms l'avait fait tressaillir et il n'avait pu s'empêcher de murmurer:—Enfin, je vais donc la retrouver quelque part. Or donc, l'homme gris et Shoking, qui avaient eu leurs raisons sans doute pour se vêtir ainsi, venaient de faire leur apparition, au moment même où l'échafaud était dressé. Les aides de Calcraff allaient et venaient à l'entour, portant des torches, et sur la plate-forme on aurait pu voir le pauvre Jefferies plus pâle encore qu'à l'ordinaire. La femme au voile s'était penchée au dehors. L'homme gris en fit autant. Tout à coup la lueur d'une torche éclaira son visage une seconde et la femme au voile étouffa un cri de surprise: alors l'homme gris s'approcha et avec une courtoisie que ses haillons semblaient vouloir démentir.—Ne serait-ce pas à miss Ellen Palmure que j'aurais l'honneur de parler?

—Silence! murmura-t-elle d'une voix émue. En voyant le prétendu rough s'approcher de cette élégante personne, les ladies et les gentlemen croyaient deviner la vérité. Le rough n'était autre qu'un excentrique gentleman empruntant au peuple anglais ses haillons pour mieux voir à son aise pendre mistress Fanoche la nourrisseuse d'enfants. Et l'homme gris et miss Ellen causèrent dès lors familièrement et personne ne fit plus attention à eux.




XXXIII


Que disaient donc entre eux miss Ellen et l'homme gris? Dès les premiers mots, l'entretien avait pris une tournure tout à fait distinguée et même chevaleresque. Cet homme en guenilles s'était approché de la patricienne en lui disant:

—J'étais sûr, miss Ellen, de vous trouver ici. Miss Ellen eut un dernier éclair dans les yeux, puis elle tendit sa main à l'anglaise à son ennemi.

—Pouvez-vous douter, fit-elle, que je vinsse à votre triomphe?—Ah! c'est juste, dit-il en souriant.—Vous êtes la cause de la mort de cette pauvre nourrisseuse d'enfants, hein?—Mon Dieu! répliqua-t-il en souriant toujours, puisque j'ai usurpé un bout du rôle de la Providence, il faut bien que je le joue en conscience.—Voyons n'a-t-elle pas mérité la mort? et toutes les innocentes créatures qu'elle a martyrisées n'ont-elles par le droit d'être vengées?—Incontestablement.

—Il y a bien longtemps que je n'ai eu l'honneur de vous rencontrer, miss Ellen.—Quinze jours au moins, cher.—Me haïssez-vous toujours?—Plus que jamais.

L'homme gris tenait toujours dans sa main la main de miss Ellen, et il lui sembla que cette main tremblait légèrement.—Ah! vraiment, fit-il, vous me haïssez?—De toute mon âme.—Tant mieux!... l'heure approche.—L'heure où je vous aimerai?—Oui. Elle ne répondit pas; mais quelque chose comme un soupir souleva sa poitrine. Puis comme si elle eût voulut se donner une contenance, elle regarda l'heure à sa montre.

—Nous avons sept ou huit minutes encore, dit-elle, me permettez-vous une question?—Parlez, miss Ellen.—Vous avez donc mis mon cher petit cousin en sûreté?

—Oui certes, et je puis vous donner de ses nouvelles, il est en France, dans une pension où on l'élève et où on en fera un homme. Vous verrez, miss Ellen. Quand il en sera temps, l'Irlande aura en lui un chef digne d'elle. Il tenait toujours la main de miss Ellen et cette main continuait à trembler.—Monsieur, reprit-elle, puisque vous m'avez donné des nouvelles de Raph, pourriez-vous me dire ce que vous avez fait du révérend Peters Town!

L'homme gris tressaillit; son regard pesa sur miss Ellen comme s'il eût voulu descendre au fond de son âme, en scruter les pensées les plus secrètes et mettre sa sincérité à la torture.—Vous ne le savez donc pas! dit-il enfin, voyant que miss Ellen continuait à le regarder avec curiosité.

—Depuis le jour où vous m'êtes apparu sous le nom de M. Simouns, je ne l'ai plus revu, dit-elle. Pour la première fois, peut-être, cet homme qui savait lire au fond des coeurs, se trompa. Il crut que miss Ellen disait vrai. Miss Ellen dit-il, j'ai enlevé le révérend comme j'avais fait de l'enfant, et cela le même soir. Je l'ai enfermé à bord de la péniche Manning, sous la garde d'un géant appelé Harris. Malheureusement on a eu besoin de la péniche pour transporter des chevaux en France. Alors Harris n'a pas trouvé d'autre moyen de conserver son prisonnier que d'accepter à bord le rôle de pilote. Miss Ellen paraissait écouter l'homme gris avec avidité. Celui-ci continua.—La péniche a pris le large et descendu la Tamise. A Hampsteadt, un brouillard épais couvrait le fleuve, mais ce brouillard servait les projets d'Harris. Cependant, à un certain moment, il a entendu comme le bruit de deux corps qui tombent à l'eau, et il a soupçonné qu'un des hommes de l'équipage avait délivré le révérend qui était enfermé dans la cale et que tous deux s'étaient sauvés par un sabord. Mais, comme il ne pouvait quitter la barre, il lui a été impossible de vérifier le fait. Alors il a donné suite à son projet.—Ah! il avait un projet!—Oui. Une fois en pleine mer il a dirigé la péniche sur un écueil, et elle a sombré. La brune était si épaisse que Harris, qui s'est sauvé à la nage, n'a pu savoir si ses compagnons s'étaient tous noyés. Mais nous avons tout lieu d'espérer que le révérend...

L'homme gris fut interrompu par une immense clameur de la foule. Mistress Fanoche venait d'apparaître sur l'échafaud. Elle criait et pleurait, et se débattait aux mains des aides de Calcraff.

Ce fut rapide comme l'éclair. Le bonnet noir s'enfonça sur ses yeux, la trappe joua... Mistress Fanoche se balança dans l'espace.

Alors l'homme gris entraîna miss Ellen loin de la croisée.—Eh bien! dit-il.—Oh! fit-elle avec une émotion qui le fit tressaillir, vous êtes un homme terrible... je vous hais, mais je vous admire... Et elle voulut s'esquiver au milieu de cette foule de curieux qui avait envahi la salle du public-house. Mais il la retint.—Je voudrais vous voir, dit-il, donnez-moi un rendez-vous!—Oseriez-vous donc y venir!—Oui, car vous allez m'aimer, si vous ne m'aimez déjà.—Eh bien! fit-elle, avec une voix qui tremblait d'émotion, si vous l'osez, venez dans le souterrain qui vous a servi à pénétrer une fois chez moi.—Quand!—Demain.—A quelle heure!—Minuit.—J'y serai. Et l'homme gris la salua et fit signe à Shoking de le suivre.

Le lendemain, en effet, un peu avant minuit, une barque se détacha de la rive droite de la Tamise et glissa silencieusement dans le brouillard. Deux hommes la montaient: Shoking et l'homme gris. Shoking assis à l'avant, maniait les deux avirons. Debout, à l'arrière, l'homme gris, tête nue, enveloppé dans un manteau couleur de muraille, paraissait absorbé par une rêverie profonde. La barque descendait au fil de l'eau et le brouillard était si épais que les réverbères du pont de Westminster apparaissaient, dans l'éloignement, comme des charbons couverts de cendres. Shoking soupirait de temps à autre. Tout à coup, et comme ils approchaient du pont. il dit vivement:—Maître, c'est donc bien vrai? Vous allez à ce rendez-vous?

Cette question directe arracha l'homme gris à sa contemplation.—Sans doute, dit-il. Shoking eut un nouveau soupir.—A votre place, murmura-t-il, je sais bien ce que je ferais.—Que ferais-tu?—Je n'irais pas.—Ah! et pourquoi?

—Je craindrais un piége. Un sourire passa sur les lèvres de l'homme gris, mais il ne répondit pas. Shoking ne se tint pas pour battu.—Qu'est-ce que vous voulez! dit-il, on n'est pas maître de ses pressentiments.—Ah! tu as des pressentiments?—Oui, maître.—Quels sont-ils?—J'ai l'idée que si vous allez plus loin...—Eh bien?—Il vous arrivera malheur.

L'homme gris haussa les épaules; puis il tira sa montre, et en approcha son cigare, dont il se fit un flambeau pour voir l'heure.—Minuit moins un quart, dit-il. Au lieu de bavarder, ami Shoking, fais-moi le plaisir de nager plus vigoureusement. Il ne faut pas faire attendre miss Ellen.

—Vous croyez à donc l'amour de cette vipère? —Oui. Shoking leva les yeux aux ciel, et il eut un regard qui voulait dire:—Pardonnez-lui, mon Dieu! mais l'amour le rend aveugle. Ce n'est pas miss Ellen qui l'aime, c'est lui qui est fou.

—Hâte-toi! dit brusquement l'homme gris, comme s'il eût deviné les secrètes pensées de Shoking.

Shoking se mit alors à frapper l'eau de ses deux avirons avec une sorte de rage, et comme s'il eût eu hâte à quelque tragique dénoûment. L'homme gris était retombé dans sa rêverie. La barque rasa les murs du Parlement, passa sous la dernière arche du pont, du côté de la rive gauche, puis vint stopper à ce même endroit où elle s'était arrêtée déjà, cette nuit-là où l'homme gris avait pénétré dans l'hôtel Palmure par le souterrain. La Tamise avait grossi et l'homme gris fit cette remarque, qu'à la marée haute l'eau monterait jusqu'à l'orifice du souterrain. Shoking, désespérant d'arrêter son maître, avait saisi l'anneau de fer enfoncé dans une des pierres de la digue. Puis, au moyen d'une corde, il y avait fixé la barque de telle sorte que l'homme gris pouvait atteindre l'entrée du boyau en se haussant sur le banc où tout à l'heure il était assis avec Shoking.—Tu vas m'attendre, dit-il.—Ainsi, maître, dit Shoking, tentant un dernier effort, vous ne me croyez pas?—Non.—Vous croyez à l'amour de miss Ellen?—J'en serai sûr dans une heure.

Shoking leva un dernier regard vers le ciel nuageux, comme pour le prendre à témoin de la folie de son maître.—Avez-vous vos pistolets, au moins? dit-il encore.—Non.—Votre poignard.

—Pas davantage.—Mais c'est de la folie! s'écria Shoking au désespoir.—Imbécile! dit l'homme gris, où as-tu vu qu'on allait armé à un rendez-vous d'amour? En même temps, il saisit à deux mains la pierre qui servait d'entablement à l'orifice du souterrain, se hissa lestement dessus et dit:—Attends-moi! Puis, Shoking le vit disparaître et se trouva seul...—Oh! j'ai peur... j'ai peur... murmura-t-il alors.

[Note du transcripteur: Il n'y a pas de chapitre XXXIV dans la version originale.]




XXXV


Shoking avait peur... Non pour lui, à cette heure, bien que nous ayons pu voir que Shoking tenait assez à la vie et n'en faisait nullement fi; mais il s'oubliait, en ce moment, pour ne songer qu'à l'homme gris. Or, cela tenait peut-être à ce que Shoking n'ayant jamais été ni beau ni riche, ne s'était pas par conséquent jamais trouvé l'enfant gâté du beau sexe, mais il ne croyait guère à l'amour et estimait que la femme n'a d'autre mission sérieuse en ce monde que de tromper l'homme du soir au matin. Et quand il fut seul dans la barque. Shoking soupira de plus belle et se dit:—Décidément, il n'y a pas d'homme complétement fort. Chacun a sa faiblesse, et mon pauvre maître, l'homme gris a la sienne. Il croit à l'amour! Moi j'ai dans l'idée qu'il va donner tête baissée dans un piége que lui a tendu ce diable en jupons qui nous a déjà joué tant de mauvais tours... Et je n'ai plus qu'un espoir, c'est qu'une fois dans le piége, il s'en tirera.

Ceci n'était pas, au demeurant, trop mal raisonné, attendu que si Shoking croyait au piége, il n'abandonnait pas sa foi robuste dans les ressources prodigieuses de l'homme gris. Il y avait bien un quart d'heure que celui-ci était entré dans le souterrain. Les suppositions les plus épouvantables s'étaient tout à coup présentées à l'esprit troublé de Shoking. D'abord il avait cru qu'on allait assassiner l'homme gris, et qu'il entendrait ses cris d'agonie; puis il s'était imaginé que le souterrain était plein de barils poudre et qu'on allait le faire sauter, puis encore une foule d'autres dénoûments tragiques. Mais rien de tout cela n'arrivait, et le plus grand calme paraissait régner dans le souterrain. Cependant tout à coup, un bruit frappa l'oreille inquiète de Shoking. Ce bruit ne venait pas du souterrain, mais bien du milieu de la Tamise, et c'était un bruit d'avirons frappant l'eau avec une cadence et une régularité parfaite. Shoking se dit:—Ce sont des mariniers ou des pêcheurs, ou peut-être même des agents de police du bateau le Royalist. Tenons-nous tranquille, ils ne me verront pas. Le bruit cependant, devenait plus distinct et la barque paraissait approcher de plus en plus, viendrait raser la berge au point de se trouver bord à bord avec celle de Shoking.

Cependant elle se rapprochait de minute en minute. Shoking ne la voyait pas encore, mais il entendait un murmure confus de voix se mêler au bruit des avirons. Enfin, tout à coup, elle déchira le brouillard et apparut aux yeux de Shoking. Alors celui-ci se coucha à plat ventre dans le canot. Mais la barque gouvernait droit sur lui. Une vague inquiétude s'empara alors de Shoking. Il y avait trois hommes dedans: un qui se tenait debout à l'arrière; deux autres qui nageaient. La nuit était noire, on le sait; mais si Shoking ne pouvait voir le visage de ces trois hommes, il entendit tout à coup une voix qui le fit tressaillir. Cette voix, il l'avait entendue déjà; et cependant, il ne pouvait dire encore quel était l'homme à qui elle appartenait.—Oui, disait-elle, c'est pour demain matin.

—Ça va bien à Newgate, répondit une autre voix, celle du second batelier sans doute, mais qui était tout à fait inconnue à Shoking.—Hier, on a pendu la nourrisseuse. Demain...—Demain, reprit la première voix, ce sera le tour de ce pauvre John.

Cette fois, un souvenir traversa le cerveau de Shoking. Il savait enfin quelle était cette voix. C'était la voix de Nichols. Et la barque avançait toujours, et l'épouvante s'empara de Shoking, qui n'osait bouger et se disait:—S'ils me reconnaissent, je suis perdu!

En effet, en ce moment-là, Shoking se repentait amèrement d'avoir quitté cette bonne peau noire dans laquelle l'homme gris l'avait fait entrer. Tout à coup Nichols et son compagnon donnèrent un dernier coup d'aviron et la barque vint heurter le canot de Shoking, qui se redressa éperdu, tant la secousse avait été violente!...




XXXVI


En se redressant, Shoking avait obéi à une inspiration. Oubliant l'homme gris pour ne songer qu'à sa propre conservation, il avait voulu se jeter à l'eau et se sauver à la nage. Cela eût été facile peut-être, en admettant que la barque de Nichols eût heurté la sienne par hasard. Il était évident qu'alors Shoking avait le temps de se précipiter dans la rivière avant qu'on l'eut reconnu. Mais, hélas! le hasard n'était pour rien dans cette rencontre, comme on le va voir. A peine Shoking était-il debout que Nichols sauta dans le canot et prit le malheureux à la gorge. Shoking jeta un cri et voulut se débattre.—Me reconnais-tu, dit Nichols!

Shoking se débattit encore; mais alors, l'homme qui se tenait debout dans la barque, dit d'une voix impérieuse:—Garrottez-moi ce drôle... Et Shoking reconnut la voix du révérend Peters Town, comme il avait reconnu celle de Nichols. —S'il crie, tue-le! dit encore le prêtre.—Les morts reviennent, pensa Shoking, dont les cheveux se hérissaient.

—Tu es cause de la mort de John qu'on va pendre demain matin, dit Nichols, mais tu auras ton compte tout à l'heure.—Grâce! balbutia Shoking.—Vous ferez de ce garçon ce que vous voudrez plus tard, dit le révérend. Pour le moment, contentez-vous de le réduire à l'impuissance.

Nichols était assisté d'un solide gaillard. Tous deux se jetèrent sur Shoking, le renversèrent, et en un tour de main il fut garrotté et on lui mit un mouchoir dans la bouche pour l'empêcher de crier.—Maintenant, dit le révérend, poussez votre barque jusque sous l'escalier du pont de Westminster. On m'attend chez lord Palmure. Nichols et son compagnon repassèrent dans la barque, laissant Shoking dans le canot. Bien qu'il fût réduit à une impuissance complète, Shoking reprit courage en les voyant s'éloigner. Un moment même il espéra que l'homme gris reviendrait assez à temps pour le délivrer. Mais son espérance fut encore déçue. En trois coups d'aviron la barque de Nichols alla heurter la première marche de l'escalier du pont de Westminster. Alors le révérend quitta la barque, et la Tamise, portant sa voix comme un écho, Shoking l'entendit qui disait:—Vous savez ce que vous avez à faire à présent?—Oui, Votre Honneur, répondit Nichols.

Shoking, qui était parvenu à soulever sa tête jusqu'au niveau du bordage de son canot, vit alors le révérend mettre le pied sur l'escalier et monter rapidement, tandis que la barque virait de bord et revenait en droite ligne sur le canot.—Ah! pensait Shoking éperdu, c'est pourtant le maître qui l'a voulu. Du moment où le révérend n'est pas noyé, et où on l'attend chez lord Palmure, c'est que l'homme gris est tombé dans un piége. Il est perdu, et moi aussi. Nichols revint et son compagnon et lui passèrent de nouveau dans le canot. Seulement, ils avaient chacun à la main un instrument dont Shoking ne put tout d'abord définir la nature et la destination, mais qui ressemblait à un énorme bâton.—Ah! ah! mon camarade, ricana Nichols, tu as voulu nous jouer des tours, au révérend Peters Town et à moi. Eh bien! tu verras tout à l'heure, ce qu'il en coûte.

En même temps, il brandit l'instrument qu'il avait à la main et Shoking entendit un bruit sourd. Cet instrument, qui n'était autre qu'un pieu en fer venait de heurter la pierre qui servait d'entablement à l'orifice du souterrain.—A la besogne! répéta le compagnon de Nichols. Et tous deux se mirent à attaquer vigoureusement les pierres de la digue. Alors Shoking domina sa propre épouvante pour ne plus songer qu'au maître. Il avait compris!...

Nichols et l'homme qui était avec lui attaquaient la digue de façon à élargir la brèche du souterrain jusque au-dessous du niveau de l'eau; et l'eau se précipiterait alors dans le souterrain... Et l'homme gris serait noyé!... Et l'âme de Shoking s'éleva tout à coup jusqu'aux attitudes de la prière, et ses lèvres murmurèrent:—Mon Dieu! mon Dieu! vous qui protégez l'Irlande, ne nous sauverez-vous donc point?

Mais Nichols et son compagnon continuaient leur besogne; les pierres se détachaient une à une, et tout à coup le canot dans lequel Shoking était couché fut pris et agité comme par un tourbillon. La Tamise se précipitait en bouillonnant dans le boyau souterrain, où l'homme gris était allé, follement à un rendez-vous d'amour...




XXXVII


Suivons maintenant l'homme gris que Shoking avait en vain essayé de retenir. L'homme gris, sans armes, ayant même laissé son manteau dans le canot était résolument entré dans ce souterrain qui passait sous une partie de Belgrave square et aboutissait à l'hôtel Palmure. Si on se souvient de la promenade nocturne que miss Ellen, son père et Paddy, qui portait un flambeau, avaient faite quelques jours auparavant, on se rappellera la conformation exacte du souterrain. Si on le suivait en partant du côté de la rivière, on trouvait un plan incliné qui montait légèrement jusqu'à cette salle ronde dans laquelle descendait, comme un puisard, l'escalier qui prenait naissance derrière le mur du cabinet de lord Palmure. Cette salle ronde, entièrement taillée dans le roc et la pierre, avait dû, comme lord Palmure, l'avait expliqué à sa fille, servir de lieu de réunion aux partisans du roi Charles Ier, alors qu'ils travaillaient à le sauver. Il s'y trouvait trois issues: l'une, qui était la continuation du souterrain jusqu'à la Tamise, l'autre, qui menait à l'escalier, et une troisième, qui avait été murée, mais dont on apercevait parfaitement encore l'ouverture par les joints des pierres rapportées en forme de cintre. L'homme gris fit d'abord quelques pas dans les ténèbres; puis, comme il avançait toujours, un rayon de lumière le frappa au visage.

Le souterrain, on s'en souvient sans doute, décrivait une courbe légère tout en montant, et cela expliquait pourquoi l'homme gris avait d'abord marché dans l'obscurité.—Elle m'attend! se dit-il. Et il doubla le pas. A mesure qu'elle avançait, la lumière devenait plus vive, mais elle était sans rayons; on eût dit la clarté de la lune par une belle nuit d'été, sur les collines de quelque pays méridional. L'homme gris avançait toujours. Tout à coup, il s'arrêta, un peu étonné, et comme ébloui. Il était au seuil de la salle ronde; mais de la salle ronde métamorphosée par la baguette de quelque fée invisible. Ce n'était plus un souterrain, c'était un boudoir. Un boudoir éclairé par une lampe à globe dépoli, tendu d'étoffes de soie aux couleurs harmonieuses, jonché d'un épais tapis, garni de meubles élégants. Miss Ellen avait, en une nuit et une journée, converti ce lieu mystérieux en une petite salle au demi-jour voluptueux, et telle que l'homme le plus épris aurait pu la rêver pour y recevoir son idole. Un sourire lui vint aux lèvres, et il entra dans le boudoir improvisé.—J'arrive le premier, se dit-il. En effet, la salle était vide encore. Mais l'homme gris avait fait quelques pas à peine, que miss Ellen parut. Elle avait mis une robe de velours noir qui rehaussait encore l'éclat de ses épaules blanches et de ses bras nus. Sa luxuriante chevelure dénouée retombait en boucles confuses des deux côtés de son col de cygne. Elle vint à l'homme gris et lui dit en lui tendant la main:—C'est bien. Vous êtes exact. Et elle se pelotonna comme une belle tigresse au fond d'une ottomane, lui indiqua un siége auprès d'elle, et dit encore:—M'aimez-vous toujours, monsieur.—Comme vous m'aimez, répondit-il. Et il se mit à genoux devant elle et se mit à lui parler cette langue éloquente et séductrice de la passion, qu'on ne parle que de l'autre côté du détroit, c'est-à-dire en France et en Italie, et que les Anglais ignoreront toujours. Mais soudain, miss Ellen l'interrompit par un éclat de rire.—Oh! fou que vous êtes! dit-elle. Il se releva lentement, mais sans surprise.—En vérité! dit-il, vous trouvez que je suis fou?—Oui, fou et niais.

—Vraiment? et pourquoi?—Mais parce que, fit-elle d'une voix qui devint sifflante et moqueuse, tandis qu'un regard plein de haine jaillissait de ses yeux, parce que vous avez pu croire un seul instant que je vous aimerais....—Je le crois encore, dit-il. Et il lui prit la main et y posa ses lèvres. Miss Ellen avait maintenant un rire de damnée:—Savez-vous, fit-elle, que vous êtes tombé dans un piége?—Ah! dit-il.—Un piége d'où l'Irlande entière ne saurait vous tirer. Je vous ai pourtant prévenu, dit-elle encore, je vous ai dit hier: prenez garde! oserez-vous donc venir?—C'est vrai, dit froidement l'homme gris, et je suis venu.

Elle montra du doigt la porte de l'escalier.—Tenez, dit-elle, la maison de mon père et cet escalier sont pleins de policemen et de soldats.—En vérité! fit-il avec calme.—Et peut-être, continua-t-elle, pensez-vous qu'il vous sera facile de vouen aller par là.... Et elle désignait l'entrée du souterrain qui descendait à la Tamise. L'homme gris ne répondit pas. En ce moment on entendit un bruit sourd qui ressemblait au roulement lointain du tonnerre.—Entendez-vous ce bruit dit encore miss Ellen.—Oui, dit l'homme gris, c'est le fleuve qui entre dans le souterrain et qui va monter lentement jusqu'ici, de telle sorte qu'il me reste à choisir: ou me noyer, ou me livrer aux policemen....—Ah! vous savez cela? dit-elle avec un rire de démon....—Je le sais depuis ce matin.—Et vous êtes venu?—Vous le voyez.—Mais vous êtes fou!—Non, car vous me haïssiez ce matin, il y a une heure, tout à l'heure encore, dit-il froidement; et maintenant que je suis perdu, vous allez m'aimer! Et il courba soudain miss Ellen sous la flamme magnétique de son regard. Le bruit sourd augmentait et la Tamise montait toujours....




XXXVIII


Que se passa-t-il alors? Ceux-là seuls qui comprennent ce pouvoir mystérieux qu'on appelle le magnétisme, pourraient le dire. Cela dura-t-il une minute, une heure ou un siècle? Nul ne le sut. Mais tout à coup miss Ellen, vaincue, palpitante comme la colombe sous la serre de l'épervier, miss Ellen se jeta aux genoux de l'homme gris.—Ah! dit-elle, pardonne-moi... pardonne-moi... car je t'aime!... Et elle disait vrai cette fois, car, tout à coup elle se releva et se suspendit brusquement à son cou.—Mon Dieu! dit-elle, mais il faut fuir.... il le faut.... sans cela... tu serais perdu.... Ah! mais il en est temps encore.... Et elle riait et pleurait en même temps. Et elle répétait:—Fuis... mais, fuis! mon bien-aimé... ou plutôt non, fuyons ensemble... emmène-moi... je te suivrai au bout du monde.... Et elle l'entraînait vers le souterrain; et souriant, impassible, il la laissait faire et disait:—Je savais bien que tu finirais par m'aimer....

Tout à coup, elle recula et poussa un cri. L'eau montait, écumante, terrible, amenant la mort avec elle.—Trop tard! s'écria miss Ellen.—Trop tard, dit l'homme gris, souriant toujours. Elle courut à cette porte qui avait été murée:—Ah! dit-elle, tu es fort, tu es habile, tu vas enfoncer cette porte.... Tu l'enfonceras, n'est-ce pas? Je ne sais pas où elle mène... mais qu'importe! Et elle s'était ruée sur la porte murée et y ensanglantait ses ongles.—C'est de la pierre, dit l'homme gris, impossible! Et son front n'avait rien perdu de sa sérénité. Miss Ellen haletait, son front était ruisselant, son visage baigné de larmes, ses yeux lançaient des éclairs....—Je savais bien que tu m'aimerais, dit encore l'homme gris, que cette pensée paraissait préoccuper uniquement.

La Tamise montait toujours, et le flot vint soudain leur mouiller les pieds, les forçant de se réfugier vers l'endroit le plus élevé de la salle ronde, qui était en même temps l'entrée de cet escalier qui montait chez lord Palmure. Alors miss Ellen fut prise d'un véritable désespoir; puis, comme elle se tordait les mains, une inspiration lui vint:—Ah! dit-elle, tu es assez brave, tu es assez fort, n'est-ce pas, pour passer sur le corps de trente misérables policemen? Prends tes pistolets, prends ton poignard...—Je n'ai pas d'armes, dit-il simplement.—Pas d'armes! s'écria-t-elle, tu n'as pas d'armes?—Non. Et il lui répéta ce qu'il avait déjà dit à Shoking:—«Vient-on avec des armes à un rendez-vous d'amour?»

Alors folle, désespérée, semblable à une tigresse qui fait à ses petits un rempart de son corps, elle se plaça devant lui, enlaçant son cou de ses deux bras, se cramponnant à lui avec furie:—Ils ne t'auront qu'après m'avoir tuée! dit-elle. Et comme elle parlait ainsi, un bruit se fit entendre dans l'escalier, et le révérend Peters Town apparut sur la dernière marche, précédant les policemen. —Arrêtez cet homme! ordonna-t-il.

Miss Ellen obéit à une dernière inspiration; elle tenta de séduire le coeur endurci de ce prêtre.—Laissez-nous passer, dit-elle. Arrière! laissez-nous passer... au nom de Dieu... au nom de tout ce que vous avez de plus cher... grâce! grâce! je l'aime!... Elle continuait à le masquer de son corps, le couvrant de larmes et de baisers.

Si elle avait eu un poignard, elle se fût ruée sur le révérend Peters Town et l'eût assassiné... Mais, comme l'homme gris, elle était sans armes. Et le révérend s'écria:—Miss Ellen, il y a longtemps que j'ai prévu ce qui m'arrive aujourd'hui. Mais, je ne suis pas une femme, moi, j'ai l'âme virile, et je ne fais pas grâce à mes ennemis...—Qu'on arrête cet homme!

Et, à ce dernier ordre donné d'une voix impérieuse, les policemen s'avancèrent vers l'homme gris et lui mirent la main sur l'épaule.—Je suis prêt à vous suivre, répondit-il. Il soutenait dans ses bras miss Ellen, éperdue et défaillante, et il attacha sur le révérend Peters Town un regard de défi.—Elle vient de me perdre, dit-il, mais elle me sauvera un jour!


FIN DU QUATRIÈME VOLUME

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