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Les misères de Londres, 4. Les tribulations de Shoking

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XV


Revenons maintenant à Shoking que nous avons vu, la veille de ce même jour où Paddy rejoignait Nicolas et l'Écossais Macferson, quitter l'homme gris qu'il laissait dans le clocher de Saint-George, et s'en aller, muni de cette ordonnance mystérieuse au moyen de laquelle John Colden devait changer de peau et de couleur.

Il était trop tard ce soir-là pour trouver un chemin ouvert.

D'ailleurs, d'après la conversation qu'il avait entendue, Shoking pensa qu'il n'y avait pas absolument péril en la demeure et qu'il pouvait attendre au lendemain.

Il s'éloigna donc de Saint-George, gagna la Tamise et le pont de Westminster, de l'autre côté duquel il était à peu près sûr de trouver, sinon une station de voitures, au moins quelque cab errant à vide.

En effet, il en vit un qui débouchait en ce moment devant l'église, par l'avenue Victoria.

Shoking héla le cocher, monta dans la voiture et se fit conduire à Hampsteadt.

Depuis que l'homme gris se cachait, c'est-à-dire depuis l'enlèvement de John Colden, Shoking seul prenait soin de la fille de Jefferies.

Parfaitement au courant du traitement imaginé par l'homme gris, Shoking faisait aspirer deux fois par jour à la jeune fille les émanations de phénol et de goudron mélangés qui devaient guérir ses poumons.

Jérémiah revenait promptement à la vie; elle commençait même à quitter son lit, et, sur l'ordre de Shoking, si vers midi un furtif rayon de soleil traversait le brouillard, les domestiques la portaient auprès de la fenêtre.

Chaque matin et chaque soir Jefferies venait; mais il ne venait plus seulement pour voir sa fille; il venait encore pour savoir si l'homme gris était toujours bien caché.

Shoking s'en retourna donc à Hampsteadt.

Au milieu de ses perplexités et de ses terreurs, Shoking n'avait pu rester cependant indifférent aux agréments et aux avantages de sa nouvelle position.

Les domestiques continuaient à l'appeler mylord; il était bien logé, bien nourri, et son valet de chambre ne le laissait jamais sortir sans mettre de l'or dans ses poches.

Enfin, ce soir-là, sa dernière inquiétude venait de disparaître. Il s'était débarrassé de John le rough.

Du moment où il était établi que Shoking était un lord excentrique, il était tout naturel qu'il changeât de costume et revînt souvent à ses premiers habits.

Chez la jolie fille du fripier Sam, il avait troqué ses vêtements mouillés contre un costume de matelot.

Le cocher du cab n'avait fait aucune difficulté de le prendre, car il savait que le marin qui a reçu sa paye est généreux et ne marchande pas.

Shoking ne le fit pas repentir de sa confiance, il lui donna une belle demi-couronne toute neuve et une autre pièce de six pence.

Puis il tira de sa poche la clef de la grille et entra dans le jardin.

Tout le monde était couché au cottage, à l'exception du valet de chambre qui avait ordre de toujours attendre mylord.

Shoking ne daigna pas donner à ce valet la moindre explication sur son changement de costume; il se borna à demander des nouvelles de Jérémiah auprès de qui Jefferies avait passé la soirée, et il gagna sa chambre et se coucha après avoir vidé un petit verre de sherry.

Puis il dormit huit heures de suite et ne s'éveilla que pour déjeuner.

Hampsteadt, nous l'avons déjà dit, est à peu près désert en hiver.

Cependant, au coin du Heath Mount, on trouve un pharmacien chimiste.

Comme c'était chez cet industriel patenté que Shoking avait déjà commandé plusieurs remèdes pour Jérémiah, ce fut dans cette officine qu'il porta la nouvelle ordonnance de l'homme gris.

Le chemist dispensary savait que lord Wilmot avait chez lui une jeune fille malade et que le médecin qui la soignait était un docteur français.

Plusieurs fois il avait témoigné quelque étonnement à la vue des ordonnances que Shoking lui apportait.

Mais en pharmacien qui a le plus grand respect du médecin, son chef direct dans l'échelle scientifique, il avait toujours préparé les drogues demandées.

Ce jour-là cependant il ne put s'empêcher de manifester une véritable surprise.

—Excentrique! murmura-t-il en relisant deux fois l'ordonnance, très-excentrique!

—Ah! vraiment? fit Shoking.

—Est-ce encore pour la jeune fille?

—Oui, répondit Shoking. Faut-il longtemps pour préparer cela?

—Quatre heures.

—Soit, dit Shoking. Je reviendrai ce soir.

Et il retourna au cottage.

La journée s'écoula, la nuit vint. Shoking retourna chez le chemist, qui lui remit une petit fiole de trois pouces de long sur un pouce de diamètre, et lui demanda en échange deux livres sterling.

—Ah ça, pensa le naïf lord Wilmot, c'est donc du diamant dissous qu'on me donne là?

Et il emporta la fiole.

Mais il était beaucoup trop tôt encore pour aller à Rotherithe.

Avec la nuit, la peur reprenait Shoking.

John le rough était mort, il en avait la conviction; mais les deux policemen qui l'avaient remis, lui Shoking, aux mains des matelots du Royalist, mais ces derniers aussi étaient peut-être de service, et Shoking ne voulait pas se trouver de nouveau face à face avec eux.

—Pourvu que j'aille à Rotherithe vers minuit, c'est tout ce qu'il faut, se dit-il.

Il retourna au cottage et y changea de nouveau de vêtements, reprenant ainsi la vareuse, le pantalon flottant et le chapeau ciré du matelot que la jolie fille du fripier Sam lui avait loué la veille. Shoking ne songea pas à prendre le bateau à vapeur. Il monta dans un cab et se fit conduire au pont de Londres, sur la rive gauche.

Il y a là, un public-house qui demeure ouvert toute la nuit et qui est fréquenté surtout par de gros marchands de poissons du quartier. Shoking y passa le reste de la soirée, avalant des verres de gin et des sandwiches. Ce ne fut que lorsque minuit sonna qu'il se décida à quitter l'établissement. Il traversa le pont de Londres, s'enfonça dans l'est de Borough et gagna Rotherithe, toujours silencieux et désert à pareille heure. Il arriva ainsi jusqu'auprès du cimetière, lorgnant du coin de l'oeil le public-house dans la cave duquel était caché John Colden.

Soudain quatre hommes qui paraissaient sortir de dessous terre surgirent autour de lui, l'un d'eux le prit à la gorge et s'écria:

—Ah! cette fois, tu ne m'échapperas pas!

Shoking sentit ses cheveux se hérisser, car dans cet homme il venait de reconnaître John le rough, qu'il croyait mort et la proie des poissons grands et petits qui grouillent dans les flots bourbeux de la Tamise.




XVI


Pour comprendre la scène qui allait suivre cette arrestation de Shoking il est nécessaire de nous reporter au moment où Nichols et John le rough s'étaient reconnus sous un bec de gaz. L'explication n'avait pas été longue.

—Tiens, avait dit Nichols, tu restes donc à Rotherithe maintenant?

—Non, mais j'y viens pour mes affaires.

Il n'y a pourtant pas grand'chose à faire à Rotherithe? C'est un pauvre quartier... Et les gens qui courent après six pence sont plus communs que ceux qui ont une guinée en poche.

—Je ne dis pas non, fit le rough. Mais s'il n'y a rien à faire pour moi ici, comment peut-il y avoir de la besogne pour toi?

—Oh! moi, c'est différent... Et je suis ici...

—Peut-être pour la même affaire que moi.

—Là-dessus les deux, roughs s'étaient regardés dans le blanc des yeux.

—Tu cherches quelque chose, hein! fit Nichols. Moi aussi. C'est une belle somme, hein?

—La prime.

—Bon! fit Nichols, nous y sommes; mais la place est déjà prise, mon garçon.

—Eh bien! part à deux.

—Ce n'est plus à deux, c'est à quatre.

—Oh! oh! pourquoi donc çà?

—Parce que nous sommes déjà trois, ce qui fait que c'est beaucoup trop.

—Bon! dit froidement le rough, alors cherchons chacun de notre côté. Seulement... Peut-être moi tout seul ferai-je de meilleure besogne que vous trois.

—Et pourquoi donc?

—Mais, parce que j'ai des renseignements.

—S'il en est ainsi, dit-il, cherchons ensemble. John parut réfléchir une minute. Écoute, dit-il enfin, hier je n'aurais pas accepté; mais, aujourd'hui ce n'est plus seulement l'appât de la prime qui me tient.

—Qu'est-ce donc?

—C'est le désir de me venger.

Et John raconta à Nichols ses aventures de la nuit précédente, jusques et y compris le coup d'aviron qu'il avait reçu sur la tête.

—A partir de ce moment, continua-t-il, je ne sais pas trop ce qui s'est passé. Je suis allé au fond de l'eau. Comment ne me suis-je pas noyé? Je n'en sais rien. J'étais évanoui. Quand je suis revenu à moi, je n'étais plus dans la Tamise. Je me trouvais couché sur le dos, étendu sur un lit de gravier. Quelque chose de chaud était auprès de moi et j'avais comme une haleine brûlante sur le visage. Le jour commençait à poindre et j'ai pu me rendre compte de ma situation. J'étais sur le sable au bord de l'eau. A demi courbé sur moi, un gros chien me réchauffait de son corps, et sa gueule ouverte au-dessus de mon visage laissait passer un souffle qui avait fini par me ranimer. Je me suis levé, j'ai caressé le chien, et je me suis mis à me promener un moment, cherchant à me souvenir de ce qui s'était passé. J'ai d'abord eu l'espoir que les matelots de la chaloupe avaient repris le prétendu lord Wilmot, et je me suis dit:

—Évidemment, quand ils me verront revenir, ils verront bien que j'étais un homme de la police et ils me laisseront emmener le prisonnier à Scotland yard. C'était logique, n'est-ce pas?

—Oui, fit Nichols, mais les matelots ne l'avaient pas rattrapé?

—Hélas! non. Seulement, je me suis fait un autre raisonnement que je t'engage à suivre bien attentivement.—Puisque tu es comme moi à la recherche du condamné John Colden, tu dois savoir comment il a été sauvé?

—On a coupé la corde avec un fusil à vent.

—Et celui qui l'a coupée est un homme que nous avons connu au Black horse et qu'on appelait l'homme gris.

—Shoking était son ami, donc Shoking, que j'ai trouvé hier ici, venait pour voir John Colden; donc John Colden est caché par ici.

—Tout cela s'enchaîne à merveille, dit Nichols.

—Quand on a flanqué un coup d'aviron sur la tête d'un homme et qu'on l'a vu couler à pic dans l'eau, on a toutes les raisons du monde de le croire mort, poursuivit John.

Donc Shoking me croit mort et il reviendra ici, s'il n'est déjà revenu.

—Alors nous le suivrons?

—Non pas: nous nous emparerons de lui, et nous le forcerons de parler.

—Comment?

—Cela me regarde. Qu'il te suffise de savoir que du Royalist je suis allé à Scotland yard, où on m'a donné des pouvoirs plus étendus encore.

Voilà comment John le rough était entré dans l'association déjà formée entre Nichols, Macferson et Paddy pour gagner la prime offerte, et comment, s'étant blottis auprès du mur du cimetière, tous les quatre avaient arrêté Shoking qui s'en allait, sans défiance, porter à John Colden le moyen de changer de physionomie et presque de peau.

—Ah! s'était alors écrié John, je te tiens, cette fois, et nous sommes en nombre: tu ne nous échapperas pas.

Shoking était devenu pâle comme la mort.

Il n'essaya même pas de se défendre, il ne songea pas à crier. John lui donna un croc-en-jambe et le jeta par terre. En même temps Paddy prit son mouchoir et le bâillonna, tandis que Nichols et l'Écossais Macferson tiraient un paquet de cordes de leur poche et lui liaient les bras et les jambes.

—Maintenant, dit Nichols, qu'allons-nous en faire?

John regarda l'Écossais:—Tu es solide, toi, dit-il.

—Assez, fit modestement Macferson.

—Eh bien! charge-le sur ton épaule.

—C'est fait, dit l'Écossais, qui enleva Shoking de terre aussi facilement qu'un paquet de plumes.

—Et où allons-nous? demanda Nichols.

—A la Tamise, répondit John.

Shoking frissonna jusqu'à la moelle des os.

Évidemment on allait le jeter à l'eau tout garrotté, et cette fois Sultan, le bon terre-neuve, ne serait plus là pour l'empêcher de se noyer.




XVII


La Tamise, dans son trajet à travers Londres, ressemble bien plus à un port qu'à un fleuve.

Pendant le jour, on a peine à compter les bateaux à vapeur; la nuit, on aperçoit à gauche et à droite, en amont et en aval, des forêts de mâts et des quantités d'embarcations grandes et petites, à l'ancre.

En descendant de Rotherithe au bord de l'eau, si on tourne à gauche, au lieu de prendre à droite, pour aller rejoindre le ponton d'embarquement du penny-boat, on trouve amarrée tout au bord, une grosse barque pontée, à la proue arrondie, ressemblant à ces lourdes péniches hollandaises qui remontent les canaux à l'intérieur des terres, après avoir bravement tenu la mer.

Cette barque n'a pas de mâts. On dirait une maison plutôt qu'un navire. Que fait-elle là? Sert-elle de magasin ou d'arsenal? A sa première vue il serait difficile de le dire. Un nom est écrit en lettres blanches sur la proue: MANNING. Qu'est-ce que Manning?

Un marchand de chevaux célèbre par toute l'Angleterre, qui fait des explois considérables sur tout le continent. Une fois par mois, la grosse embarcation, remorquée par un petit bateau à vapeur, quitte Rotherithe et descend la Tamise jusqu'à la mer.

Elle a quelquefois cent chevaux à son bord.

A l'intérieur, elle est emménagée comme une immense écurie; et chaque cheval, soutenu par des sangles, a son box particulier.

Ce fut vers cette barque singulière que John, qui précédait ses trois compagnons, dont l'un portait Shoking sur ses épaules, dirigea la petite troupe nocturne.

Il n'est pas un vagabond sans feu ni lieu qui n'ait couché une fois dans Manning house, comme on appelle la barque pontée.

Il suffit de se hisser à bord et de descendre du pont à l'intérieur par le panneau, qu'on ne songe jamais à fermer, attendu qu'il n'y a absolument rien à voler.

M. Manning n'habite pas Londres; il a ses écuries à sept ou huit lieues, sur la route de Manchester, et sa barque, dont on ne saurait que faire, quand elle est revenue à Rotherithe, n'est gardée par personne.

—Ici, dit John qui grimpa le premier sur le pont, nous serons tout à fait chez nous, et nous pourrons causer avec Sa Seigneurie lord Wilmot.

Shoking, voyant qu'on ne le jetait pas à l'eau sur-le-champ, commençait à respirer un peu et rassemblait tout ce qu'il avait de courage et de présence d'esprit.

Les quatre roughs montèrent donc à bord du Manning house avec leur prisonnier. Puis ils descendirent à l'intérieur par l'échelle du grand panneau. La nuit était sombre, et le dedans de la péniche était plongé dans une obscurité profonde. John tira de sa poche un briquet phosphorique et alluma une petite mèche de cire jaune repliée sur elle-même comme un écheveau de fil.

Alors les reflets de la mèche éclairèrent l'intérieur de la barque, disposée, nous l'avons dit, comme une écurie. Mais il y avait une cale asez profonde au-dessous du plancher des chevaux et dans laquelle on pénétrait par une ouverture pratiquée au milieu même de l'écurie.

—C'est en bas que nous serons à l'aise, dit John, qui descendit encore le premier.

L'Écossais le suivit, portant toujours Shoking dans ses bras. Personne ne savait ce que voulait faire John; mais Shoking avait les plus affreux pressentiments. La calle était à peu près vide. Cependant quelques bribes de fumier et une brassée de paille se trouvaient dans un coin.

—Mes enfants, dit alors John le rough, nous sommes ici au-dessous du niveau de l'eau; d'ailleurs la calle n'a pas de sabords. Je vais fermer le grand panneau et nous serons chez nous. S'il plaît à Sa Seigneurie de crier, elle le fera tout à son aise; je ne pense pas que ses cris soient entendus.

—Les misérables! pensait Shoking, dont le coeur ne battait plus, ils vont peut-être m'écorcher vif.

John prit une poignée de paille, la porta au milieu de la calle et y mit le feu.

—Je ne comprends pas, dit Macferson qui avait déposé son fardeau sur le plancher.

Shoking non plus ne comprenait pas.

Mais il fut bientôt fixé, lorsqu'il vit John lui délier les jambes et lui ôter ses chaussures.

—Mylord, dit alors le rough avec un ton d'ironie parfaite, nous allons avoir l'honneur de vous interroger et nous aurons la douleur de nous porter à certaines extrémités, si vous n'êtes pas gentil. Et il lui ôta son bâillon.

—Misérables! dit Shoking qui retrouva alors l'usage de la parole, et à qui la peur donna du courage; vous serez tous pendus, un jour ou l'autre, si vous me faites le moindre mal.

—Cela dépend de Votre Seigneurie, dit John. Puis il ajouta après un moment de silence:

—Votre Seigneurie ne demeure pas à Rotherithe, je suppose?

—Non, dit Shoking.

—Cependant elle y est venue hier.

—Que vous importe!

—Elle y est revenue aujourd'hui... nous désirerions savoir pourquoi; vous le voyez, mylord, je suis un homme sans rancune, ricana John. Je ne vous demande nullement compte du coup d'aviron que vous m'avez flanqué sur la tête, hier.

Nous ne sommes ni des gens méchants, ni des malfaiteurs, mylord, poursuivit John; nous sommes d'honnêtes industriels, à la recherche d'un homme en échange duquel la police de Scotland yard nous comptera de belles guinées toutes neuves. Puisque vous venez à Rotherithe, c'est que vous savez bien certainement où se trouve John Colden.

—J'ignore ce que vous voulez dire, répondit Shoking d'une voix étranglée.

John se tourna vers Macferson l'Écossais.—As-tu compris maintenant? lui dit-il.

Eh bien, toi qui es fort...

L'Écossais prit dans ses robustes bras les deux bras de Shoking et les tira en arrière, ce qui fit casser la corde qui les liait.

En même temps John s'empara des jambes et, tirant à lui de son côté, il approcha la plante des pieds de la paille qui flambait. Shoking poussa un cri de douleur au contact de la flamme.

—Voilà qui délie singulièrement la langue la plus paresseuse, dit John en ricanant.

Shoking poussa un véritable hurlement. La flamme caressait toujours ses pieds nus.

Mais Shoking se disait, au milieu des souffrances inouïes qu'il endurait:

—Mieux vaut mourir mille fois que de trahir l'homme gris.

Cependant John le vit, une seconde après, faire de la main un signe désespéré.

—Ah! ah! fit-il.

—Retirez-moi du feu, s'écria Shoking et je parlerai!

—A la bonne heure? dit John.

Et il poussa du pied les débris de paille enflammée.




XVIII


Shoking n'était pourtant pas un traître; il fût mort au milieu des plus affreux supplices, plutôt que de vendre l'homme gris.

Comment donc pouvait-il consentir à parler?

Au milieu de ses souffrances, Shoking n'avait pas complétement perdu la tête.

Il lui était même venu une fort belle idée qu'il songeait à mettre à exécution; et s'il parlait de révéler la retraite de John Colden, c'est qu'il voulait à tout prix gagner du temps.

—Eh bien! Votre Seigneurie, dit John le rough, qui acheva d'éteindre la paille sous ses pieds, nous vous écoutons.

Shoking avait préparé son petit roman.

—Ah! mon pauvre John, c'est pourtant l'orgueil qui m'a perdu. J'ai consenti, pour le vain plaisir de faire quelques heures le rôle de lord, à un esclavage qui met ma vie en danger.

—Il est certain, dit John toujours railleur, que Votre Seigneurie aurait été rôtie à petit feu, si elle n'était redevenue raisonnable.

—Mon bon John, poursuivit Shoking, j'ai encore moins peur de toi et des tiens que d'eux.

Et il souligna ce mot d'un geste d'effroi. S'ils savent que je les ai trahis, ils me tueront; je crois même qu'ils me couperont par morceaux.

—Et nous, si tu ne parles pas, nous te mettrons une pierre au cou et nous t'enverrons au fond de la Tamise deviser avec les poissons.

—Je parlerai, dit Shoking.—Mais il faut que vous me fassiez la promesse, de me protéger, de me défendre. Oh! il me vient une idée, acheva Shoking en se frappant le front.

—Voyons? fit John.

—Veux-tu me conduire tout de suite à Scotland yard? tu toucheras la prime... et moi je serai bien tranquille en prison. Les autres ne pourront pas venir m'assassiner à Newgate ou à Mil-bank.

—Je te conduirai à Scotland yard quand tu nous auras conduits à la maison où est John Colden.

—C'est impossible! dit Shoking.

—Alors je vais rallumer la paille, dit froidement le rough.

—Mais attend donc, reprit Shoking, et tu vas voir que tu n'as pas besoin de moi. Je vais vous indiquer la rue, la maison, vous donner le mot de passe à l'aide duquel vous entrerez et serez considérés comme des amis.

—Et pendant que nous nous embarquerons avec les prétendues indications que tu nous donneras, tu prendras la fuite?

—Oh! non, dit John, nous ne sommes pas simples à ce point.

—Vous vous trompez, dit Shoking, et la preuve, c'est que je veux bien rester ici prisonnier, sous la surveillance de deux d'entre vous, pendant que les deux autres iront s'assurer que je vous ai dit la vérité.

—Mais pourquoi ne veux-tu pas venir avec nous?

—Parce que j'ai peur. D'eux, et, mourir pour mourir, j'aime autant que ce soit de votre main.

Shoking avait prononcé ces mots avec cet accent, d'entêtement auquel John ne se trompa point.

Les Anglais sont peut-être le peuple le plus têtu de la terre. Quand un fils de John Bull a dit une chose d'une certaine façon, rien ne saurait le faire changer d'avis.

—Eh bien! répondit John après un moment de silence, je veux bien consentir à ce que tu me demandes, mais à une condition: si tu nous as trompés, ce que nous saurons dans une heure, nous t'étranglerons, et tu iras passer la nuit au fond de la Tamise.

—Je n'ai pas l'intention de vous tromper, dit Shoking avec un accent de franchise dont John fut la dupe.

—Maintenant, parle.

Shoking avait son idée, car sans cela, il n'eût point menti avec tant de calme.

—Vous perdez votre temps à tourner autour de la chapelle de Rotherithe et à errer dans le cimetière, dit-il.

—C'est pourtant à Rotherithe que se cache John Colden, dit John.

—Oui, mais pas où vous croyez.

—Où est-il donc?

—Dans Love lane, au numéro dix-neuf. Vous verrez une maison noire à trois étages. Avec une porte basse et un judas percé dans le milieu.

—Vous frapperez au judas et vous direz à la personne qui viendra vous ouvrir: La Mersey charrie ses glaçons!

—Pourquoi ces paroles?

—C'est le mot de passe.

—Et on nous ouvrira?

—Oui, et on vous fera ce signe-ci.

Et Shoking eut un geste de fantaisie que John répéta sur-le-champ.

—Et que répondrons-nous?

—Vous répondrez par celui-là.

Et Shoking eut un autre geste.

—Alors, poursuivit-il, vous passerez pour des amis de l'Irlande et vous serez admis à voir John Colden, qui passe, parmi les Irlandais, pour avoir le don de guérir les malades, depuis qu'il a miraculeusement échappé à la corde de Calcraff.

Shoking avait su imprimer à sa voix un accent de sincérité, à son visage une expression de franchise telles que John en fut dupe.

—Eh bien! dit-il en se tournant vers Nichols et Paddy, qu'en pensez-vous?

—Je pense qu'il faut faire ainsi. Mais que deux de nous doivent rester ici et garder Shoking jusqu'à notre retour.

—Oh! fit l'Écossais Macferson, vous pouvez bien vous en aller tous les trois.

—Je suffirai bien, ajouta-t-il, à garder notre homme.

—Dans la calle?

—Oui, et tenez, dit Macferson, pour plus de sûreté, quand vous serez remontés, fermez le panneau.

—C'est ce que nous comptions faire, dit John.

Et tous trois remontèrent l'échelle, et quand ils furent dans l'entre-pont, John laissa retomber le panneau. Macferson l'entendit pousser la clavette qui servait de fermeture.

—Maintenant, dit-il, nous sommes prisonniers tous les deux.

—Prisonniers et dans les ténèbres, fit Shoking.

—Ça m'est égal, fit encore l'Écossais, je n'ai pas peur de la nuit.

La paille avait, en brûlant, dégagé une fumée épaisse qui était montée dans l'entre-pont et devait sortir par les écoutilles de la barque. Shoking avait fait cette réflexion, pleine de sagesse, que cette fumée serait peut-être signalée par la police de la Tamise, et qu'une chaloupe du Royalist, venant à passer par là, s'imaginerait que le feu était à bord et viendrait le délivrer avant le retour de John. Mais Shoking avait encore une autre corde à son arc.

—J'ai gardé l'ordonnance de l'homme gris, se dit-il, et il y a encore des pharmaciens dans Londres.

Sur ces mots, qu'il s'adressa in petto, Shoking, favorisé par l'obscurité, tira de sa poche le flacon destiné à convertir John Colden en nègre, le déboucha sans bruit et, le portant à ses lèvres, avala les deux tiers de son contenu.




XIX


A peine eut-il bu que Shoking éprouva une bizarre sensation de froid. On eût dit qu'on le prenait par les cheveux et qu'on le plongeait sous la glace. Puis à cette impression en succéda une autre tout à fait opposée. Après avoir eu froid, Shoking eut trop chaud. Cependant il ne perdit ni sa présence d'esprit, ni son sang-froid.

—C'est la drogue qui agit, pensa-t-il.

En ce moment, Shoking ne pensait qu'à une chose, devenir méconnaisable pour John, à ce point que le rough ne pût jamais le reconnaître.

Depuis une heure que cette merveilleuse idée lui était venue, de se servir pour lui-même de cette fiole qu'il portait à John Colden quand il était tombé aux mains de ses ennemis, Shoking n'avait nullement songé à son physique, lequel, si l'homme gris avait dit vrai, serait singulièrement modifié et probablement d'une façon peu avantageuse.

D'ailleurs Shoking était revenu des enthousiasmes de la jeunesse et de l'amour, et il estimait qu'un morceau de roastbeef, un pot de bière et une bonne pipe auprès d'un poèle bien chaud, valent mieux que toutes les femmes du monde. Donc, au premier abord, Shoking n'avait vu aucun inconvénient à devenir noir.

La sensation de chaleur ayant succédé à la sensation de froid, Shoking se rappela que l'homme gris lui avait dit qu'il suffirait à John Golden de frotter sa barbe et ses cheveux avec le reste de la mystérieuse liqueur pour en changer la couleur. Il versa donc dans le creux de sa main le reste du liquide contenu dans le flacon et se frotta la tête en tous sens. Shoking n'avait pas de barbe, en outre il commençait à devenir chauve.

Il avait accompli tout cela dans les ténèbres les plus profondes, n'entendant auprès de lui que le souffle bruyant de l'Écossais, son gardien.

De temps en temps ce dernier allongeait la main et touchait Shoking. Shoking n'avait rien dit tout d'abord, mais quand il pensa que sa métamorphose était opérée, il s'écria:

—Ah ça! qu'est-ce que tu me veux, camarade?

—Rien, dit Macferson. Je m'assure que tu es toujours là.

—Je suis là parce que ça me plaît, dit Shoking.

—Et que je te garde, dit Macferson.

Shoking partit d'un éclat de rire. Si je voulais m'en aller, dit-il, je m'en irais.

—Voilà ce que je voudrais voir pour le croire, dit l'Écossais.

—Sais-tu qui je suis? reprit Shoking.

—Oui, tu t'appelles Shoking et tu te fais passer pour lord.

—Aujourd'hui, je suis Shoking en effet, demain je serai lord, et après demain autre chose, si ça me plaît, attendu, fit gravement Shoking, que je ne suis pas un homme.

—Bah! ricana l'Écossais.

—Je suis le diable, ajouta Shoking.

Macferson, nous l'avons dit, n'était pas précisément un homme intelligent. C'était un de ces épais montagnards d'Écosse qui viennent à Londres, comme les Auvergnats viennent à Paris. L'Écossais est superstitieux, le diable joue un assez grand rôle dans ses récits d'hiver, sous le toit de sa chaumière. Les fées, les willis et les nains ne sont pas étrangers à son éducation. Macferson, dans son enfance, avait beaucoup entendu parler du diable. S'il ne l'avait pas vu réellement, il croyait néanmoins s'être trouvé avec lui, par une froide nuit de brouillard, dans un vallon des monts Cheviot, alors qu'il était berger.

Cependant Shoking, en disant être le diable, ne le convainquit point.

—Tu te moques de moi, lui dit il.

—Alors tu penses que je suis un homme?

—En chair et en os: la preuve en est que je te touche.

Sur ces mots, Macferson serra le bras de Shoking à le lui broyer. Shoking continuait à ricaner, et son rire avait quelque chose de diabolique qui ne laissait pas que d'émouvoir l'Écossais.

—As-tu des allumettes sur toi? dit Shoking.

—Toujours.

—Eh bien! je vais te prouver que je suis le diable.

—Et comment cela?

—Tout à l'heure, quand la paille flambait et que je me moquais de vous en poussant des cris, car le feu ne me fait pas peur, tu m'as bien regardé, n'est-ce pas?

—Sans doute.

—Comment suis-je? demanda Shoking.

—Mais tu es un homme comme un autre.

—Bon! et mes cheveux de quelle couleur sont-ils?

—Ils sont roux.

—Et ma peau?

—Elle est blanche.

—Tu te trompes, dit Shoking, ma peau est noire.

—Allons donc!

—Mes cheveux sont blancs.

L'Écossais serra les poings.

—Si tu continues à te moquer de moi, fit-il, je t'assomme.

—Je ne me moque pas, répondit Shoking. Puisque tu as des allumettes sur toi, frottes en une par terre, et tu vas voir si je n'ai pas changé de peau.

L'Écossais qu'une sorte de terreur superstitieuse commençait à envahir, prit dans sa poche un briquet qui renfermait de ces allumettes bougies qui éclairent près de deux minutes. La bougie frottée sur le briquet crépita et la flamme jaillit.

—Mais regarde donc! dit Shoking.

Il ne s'était pas vu encore mais il avait tellement foi dans la prédiction de l'homme gris, qu'il ne doutait pas un seul instant que la métamorphose annoncée ne se fût opérée.

Soudain l'Écossais jeta un cri. La clarté répandue par l'allumette s'était projetée sur son compagnon et l'Écossais épouvanté venait d'apercevoir un homme tout noir avec des cheveux blancs comme neige.

—Tu vois bien que je suis le diable, répéta Shoking avec un éclat de rire strident.

Mais le rustre en doutait maintenant si peu qu'il se mit à pousser des cris affreux et se réfugia tout en haut de l'échelle qui conduisait à l'entre-pont.

Alors Shoking s'écria:

—Je suis le diable! crains ma vengeance!

Et il se leva et posa un pied sur l'échelle.

L'allumette venait de s'éteindre et tout était rentré dans les ténèbres.

Mais Shoking, lui aussi, avait un briquet; et l'Écossais, qui faisait de vains efforts pour soulever le panneau de l'entre-pont, revit tout à coup la cale éclairée et Shoking, noir comme le plus noir démon, mettant le feu au reste de paille qui était dans un coin.

Alors l'épouvante de l'Écossais tripla ses forces. Il s'arc-bouta sur l'échelle, fit un levier de ses deux épaules et donna une si violente secousse que la clavette du panneau se brisa et que le panneau s'ouvrit. Et Macferson, éperdu, les cheveux hérissés, se sauva dans l'entre-pont d'abord, puis sur le pont. Shoking s'était fait un brandon avec de la paille enflammée et il poursuivait l'Écossais.

—Ah! tu as osé garder le diable! disait-il. Attends... tu vas voir!...

Et il monta sur le pont à son tour.

Alors Macferson se mit à courir en poussant des cris et, arrivé à la muraille du pont, sentant déjà sur lui la flamme que brandissait Shoking, il n'hésita plus et sauta dans la Tamise.

—Tu vas te noyer! lui cria encore Shoking; cela t'apprendra à braver le diable!

Et, tandis que l'Écossais, fou de terreur, fendait l'eau glacée, Shoking, libre et méconnaissable, s'assit sur le pont et se dit:—Maintenant, je ne serai pas fâché de voir revenir John le rough.




XX


Love Lane, c'est-à-dire la ruelle de l'Amour, dans Rotherithe est une petite rue assez triste, habitée par des gens paisibles et qui n'ont jamais connu les orages et les grandes passions.

Il ne s'y trouve pas non plus la moindre maison de nuit, le moindre public-house mal famé, et on y chercherait vainement un échantillon de ce fleuve de nudités qui se répand chaque soir, dans le beau quartier, sous les arcades de Regent street, et dans Hay-markett.

Love Lane, à neuf heures du soir, est désert; et le watchman évite d'y passer, de peur de réveiller les habitants, en criant les heures de la nuit.

Ce fut pourtant dans cette rue que John le rough, Nichols et Paddy arrivèrent un quart d'heure après avoir laissé Shoking dans la péniche, sous la garde de Macferson l'Écossais.

—Je ne sais pas, dit-il en entrant, pourquoi cet animal de Shoking a eu si grand'peur de venir avec nous. Les rues sont désertes, et je ne vois pas le moindre Irlandais sur pied.

—Moi, dit Nichols, je n'ai pas bonne idée. Je crois qu'il a été plus malin que nous, et que la maison qu'il nous indique pourrait bien être une souricière où nous tomberions tous les trois.

—Puisque nous avons le mot de passe...

Nichols haussa les épaules.

—Nous allons bien voir, dit John: si la figure qui viendra nous ouvrir ne nous revient qu'à moitié, nous n'entrerons pas.

—Il faut pourtant, observa Paddy, que nous retrouvions John Colden, mais moi j'ai une autre idée...—Je crois que ce Shoking s'est moqué de nous et que le condamné n'est pas à Rotherithe.

—Où serait-il donc, selon toi?

—Dans le Southwark.

—Allons donc!

—Enfin, nous verrons, dit Paddy. En attendant, frappons ici.

Et il s'arrêta devant la maison qui portait le numéro dix-neuf, et qui était bien celle désignée par Shoking. Une première déception les attendait. La porte n'avait pas de judas grillé. Néanmoins John sonna. Aucun bruit ne se fit à l'intérieur. John sonna une seconde fois, puis une troisième. Enfin une fenêtre s'ouvrit au premier étage et une voix chevrotante dit:

—Si vous venez chercher monsieur le curé, vous venez trop tard. Il est parti depuis une heure pour aller assister un malade auprès de la chapelle.

John et Paddy se regardèrent avec stupeur. La porte à laquelle ils sonnaient était celle d'un clergyman. Néanmoins John ne se tint pas pour battu. Il voulut faire usage du prétendu mot de passe que lui avait donné Shoking:

—La Mersey est prise, dit-il.

—Cela m'est bien égal, répondit la voix chevrotante. Et le sacristain referma la fenêtre.

—Eh bien! fit Nichols, me croirez-vous. Shoking s'est moqué de nous.

—Il nous le payera, dit John furieux, et tout de suite, encore.

Et John prit sa course, remonta Love Lane et ne voulut rien entendre. Nichols et Paddy prirent le parti de le suivre. La colère donnait à John des jambes et de la force; il ne mit pas dix minutes à regagner le bord de la Tamise. Ses deux compagnons avaient peine à le suivre. Cependant, au moment où il s'accrochait à la corde qui servait d'échelle pour monter sur le pont du bateau-écurie, Nichols l'arrêta.

—Voyons, dit-il, calme-toi et pas de bêtises. Que vas-tu faire?

—Étrangler Shoking.

—Ce à quoi je m'oppose, dit Nichols. La police ne t'a-t-elle pas promis une prime si tu lui, amenais le prétendu lord Wilmot?

—Oui, certes.

—Eh bien! nous voulons notre part de cette prime, comme tu auras celle de l'autre. Par conséquent, au lieu de noyer ou d'étrangler Shoking, il faut le conduire à Scotland yard.

John soupira; il lui en coûtait de ne pas se venger tout de suite. Néanmoins, comme il était Anglais, et que tout Anglais est un homme pratique, il se résigna, pensant que les guinées de sir Richardson valaient mieux que le stupide plaisir de tordre le cou à Shoking.

—Soit, dit-il, je ferai ce que vous voudrez.

Et il monta le premier. Paddy et Nichols le suivirent. La nuit était toujours noire, et John traversa tout l'avant de la péniche, sans rien voir d'extraordinaire, et sans apercevoir une ombre noire, immobile et adossée à la muraille du pont. Il arriva au panneau de l'entrepont, posa le pied sur l'échelle, tira un briquet de sa poche et se procura de la lumière. Mais soudain un cri d'étonnement lui échappa. Le panneau de la cale qui se trouvait au bas de l'échelle et qu'il avait pris soin de fermer eu s'en allant, était grand'ouvert...

—Par saint George! exclama-t-il, qu'est-ce que cela veut dire?

Il sauta à pieds joints dans la cale. La cale était vide. Macferson et Shoking avaient disparu. Paddy et Nichols répétèrent ce cri d'étonnement qu'avait poussé John.

—Macferson n'est pourtant pas un traître! disait Nichols.

John furieux remonta sur le pont et, tout à coup, il aperçut l'ombre noire. Il courut à elle et le rayonnement de la bougie qu'il portait tomba sur un homme entièrement noir et à demi-nu.

—Un nègre! exclama Nichols.

—Joli moricaud! dit Paddy.

Le nègre riait de ce rire moitié hébété et moitié craintif qui est familier aux fils du Congo. John le prit par le bras et le secoua:

—Où sont-ils? lui dit-il, faisant allusion à Macferson et à Shoking.

—Massa, pardon, li Neptune, bon nègre, aimé les blancs, répondit le noir avec un accent guttural et empreint d'un certain grasseyement.

—Je ne te demande pas si tu aimes les blancs, dit John. Je te demande où ils sont.

—Massa, pardon, répondit encore le nègre. Neptune li pas savoir ce que mossié blanc veut dire. Neptune sauvé a bord d'un navire, parce que maître à li battait Neptune bien fort. Neptune venir en Angleterre, promener dans Londres... toujours... pas trouver d'ouvrage... avoir grand faim...

—Que le diable t'emporte! s'écria John, ce n'est pas là ce que je veux savoir. Il y avait deux hommes ici?

—Oh! non... Neptune les avoir pas vus... Neptune tout seul... pas savoir où li coucher. Li venir ici pour dormir... Massa, pardon... bon nègre, Neptune... aimé les blancs, si blancs pas maltraiter li....

—Mon cher, dit Nichols, tu n'obtiendras rien de cet homme. C'est un nègre à moitié idiot, tu le vois bien, et ce qu'il dit est vrai sans doute.... Il est venu ici et n'a vu personne....

—Et Macferson nous aura trahis, dit Paddy.

—Oh! répondit Nichols, c'est impossible.

—Bah! Shoking avait de l'argent, il le lui aura donné.

—C'est la vérité pure, cela! s'écria John, qui se souvint avoir vu le le prétendu lord Wilmot jeter des poignées de guinées. Nous sommes mystifiés comme des enfants.

—En ce moment, on entendit sur le fleuve le sifflement d'une machine à vapeur.

—Hé! dit Nichols, voici une des chaloupes du Royalist. Il ne fait pas bon ici, filons!

—Filons! répéta John qui, pour calmer sa fureur, donna un violent coup de pied au nègre.

—Blancs toujours méchants, massa, toujours maltraite Neptune... pauvre!...

Et Shoking, car c'était bien toujours lui, vit John et ses deux compagnons, gagner en toute hâte la corde de tribord et disparaître.

—Maintenant, murmura-t-il, je suis bien sûr que John ne me reconnaîtra jamais.

Il se coucha sur le pont et ne bougea.

La chaloupe du Royalist passa auprès de la péniche et ne s'arrêta point. Alors Shoking monta sur la muraille du bord et piqua une tête dans la Tamise, préférant s'en aller par ce chemin, plutôt que de descendre une seconde fois à Rotherithe, théâtre de toutes ses mésaventures.




XXI


Il était plus de deux heures du matin, lorsque, cette même nuit, le révérend Peters Town avait quitté miss Ellen.

Quel plan ténébreux avaient-ils conçu tous deux, le clergyman haineux et fanatique et la patricienne orgueilleuse et cruelle?

Nul n'aurait pu le dire.

Mais, après le départ du révérend, miss Ellen quitta le pavillon du fond du jardin et regagna l'hôtel d'un pas leste, la tête fièrement rejetée en arrière, et les lèvres frémissantes d'une âpre joie.

Jamais peut-être elle ne s'était senti au coeur plus de haine que cette nuit-là; jamais la perspective d'une vengeance terrible et prochaine ne lui était apparue aussi nettement.

Les jeunes filles anglaises sont élevées avec une telle liberté que les domestiques eux-mêmes trouvent naturelles, de leur part, les démarches les plus excentriques.

Miss Ellen rentrait à toute heure du jour et de la nuit, et la valetaille ne s'en inquiétait pas.

Ses femmes de chambre l'avaient attendue jusqu'à minuit, puis elles s'étaient allées coucher, obéissant ainsi à miss Ellen, qui leur avait enjoint de ne pas demeurer, passé ce temp-là, dans son appartement.

Arrivée dans le vestibule, miss Ellen, qui avait traversé le jardin sans lumière, alluma une lampe qu'elle avait laissée en bas de l'escalier; puis elle s'apprêtait à monter chez elle lorsqu'elle aperçut une clarté dans la cour.

Cette clarté était la réverbération des croisées du premier étage sur le mur de clôture, et ces croisées-là étaient précisément celle du cabinet de travail de lord Palmure.

Le parlement, nous l'avons déjà dit, siége la nuit. A l'issue de chaque séance, lord Palmure avait coutume d'aller à son club et il en sortait rarement avant l'aube.

Miss Ellen fut donc peu étonnée de voir de la lumière dans son cabinet.

Le noble lord était-il déjà rentré?

Miss Ellen gagna son appartement, se déshabilla toute seule, comme une fille de bourgeois, s'enveloppa ensuite dans une robe de chambre, et ouvrit une porte qui, du fond de sa chambre, donnait sur une galerie qui séparait son appartement de l'appartement de son père.

Puis, un bougeoir à la main, elle traversa cette galerie et arriva à la porte du cabinet.

Elle frappa deux coup discrets. On ne lui répondit pas. Elle frappa une seconde fois, même silence. Pensant que son père s'était endormi en travaillant, elle appliqua son oeil au trou de la serrure.

La grande table chargée de journaux, de livres et de papiers était placée en face de la porte. Devant cette table, un homme était assis, tournant le dos à miss Ellen et paraissant absorbé dans une méditation profonde.

Miss Ellen reconnut la robe de chambre de velours gris et la calotte de soie qui constituaient le costume d'intérieur de lord Palmure.

Alors elle tourna la clef qui était dans la serrure, ouvrit la porte et entra. Le rêveur ne bougea point. Un sourire vint aux lèvres de miss Ellen.

—En ce moment, pensa-t-elle, mon père, qui se croit un grand politique, s'imagine qu'il tient dans ses mains les destinées du monde.

Et miss Ellen fit un pas encore.

Mais soudain la robe de chambre se dressa, l'homme se retourna et miss Ellen recula épouvantée et muette. L'homme qui était enveloppé dans la robe de chambre de lord Palmure et assis devant sa table, ce n'était pas lui!... C'était l'homme gris!... Et d'un bond, cet homme fut à la porte dont miss Ellen venait de franchir le seuil, et il la ferma.

Miss Ellen voulut crier, mais sa gorge aride ne rendit aucun son. Elle voulut fuir, mais ses jambes se trouvèrent rivées au parquet. L'homme gris souriait.

—Miss Ellen, dit-il, je vous avais promis une visite, je tiens ma promesse. Et il lui prit la main.

A ce contact, miss Ellen sentit le charme se briser; elle retrouva sa voix, elle retrouva son énergie physique.—Ah! misérable, dit-elle, vous ne sortirez pas d'ici! Et se dégageant, elle courut à la cheminée, aux deux côtés de laquelle pendaient des cordons de sonnette. Mais l'homme gris y arriva avant elle, et saisissant le cordon il le releva assez haut pour qu'elle ne put l'atteindre.

—Miss Ellen, dit-il tout bas, je ne veux ni vous assassiner, ni vous manquer de respect, et je vous jure que je n'opposerai aucune résistance à vos gens, que vous serez libre d'appeler, après m'avoir entendu.

—Vous! vous encore! disait miss Ellen avec un accent plein de fureur.

L'homme gris ne perdit rien de son calme.

—Écoutez-moi, dit-il, et puis vous ferez ce que vous voudrez.

Et, une fois encore, il laissa peser sur elle ce regard plein de mystérieux engourdissements qui l'avait déjà fascinée.

—Miss Ellen, votre père est au club, où il joue le whist avec deux de ses amis qui sont les miens. La partie durera jusqu'à quatre heures du matin.

Si, à ce moment-là, j'ai fait mon apparition au club, votre père aura échappé à un grand danger.

—Deux hommes sont apostés au coin de Chester street. Ils ont ordre de poignarder lord Palmure, si, quand il sortira du club, je ne les ai point relevés de leur faction. Comprenez-vous? Maintenant, acheva-t-il en laissant retomber le cordon de sonnette, appelez vos gens, si vous l'osez.

Miss Ellen, tandis qu'il parlait, avait eu le temps de maîtriser son épouvante et de reconquérir son sang-froid. A son tour elle le regarda et soutint l'éclat de ses yeux.

—Allons, dit l'homme gris, j'aime mieux cela; vous êtes une ennemie avec laquelle il faut compter. La nature de la femme n'est pas maîtresse d'un premier effroi, mais vous avez l'âme d'un homme, et cette âme a bientôt réagi. Causons donc, nous avons une heure devant nous.

Et il la prit de nouveau par la main. Cette fois elle ne se dégagea point et se laissa conduire vers le canapé qui faisait face à la cheminée. L'homme gris demeura debout devant elle.

—Miss Ellen, vous me haïssez, soyez franche.

—Oui, répondit-elle je vous hais... et je vous brave!

—Vous avez juré ma perte. Et ce sera un beau jour pour vous celui où je pendrai les pieds dans le vide, devant la porte de Newgate.

—Oh! oui! fit-elle en affrontant de nouveau son regard; et tenez, je veux être une ennemie loyale. Aujourd'hui encore, je suis en votre pouvoir et vous pouvez m'assassiner. Faites-le donc ou vous aurez tort.

—Non, dit-il en souriant.

—Ah! reprit-elle, je sais bien que vous possédez des lettres qui peuvent me déshonorer, et cette possession est, dans votre esprit, la meilleure des sauvegardes. Eh bien! vous vous trompez, une femme comme moi sacrifie, au besoin, sa réputation à sa haine.

L'homme gris ouvrit alors la robe de chambre qu'il avait croisée sur sa poitrine, et il apparut à miss Ellen en toilette de ville, frac noir et cravate blanche. Puis il tira un portefeuille de sa poche.

—Tenez, dit-il, vos lettres sont là, elles y sont toutes, comptez-les, vérifiez-les et jetez-les au feu.

Miss Ellen étouffa un cri.—Prenez garde! dit-elle en étendant vers le portefeuille une main frémissante... prenez garde!

—Je ne vous crains pas, répondit-il.

Miss Ellen était pâle de fureur:—Oh! dit-elle en saisissant le portefeuille, vous vous croyez donc bien fort?

—Assez, répondit-il. Et un nouveau sourire glissa sur ses lèvres.




XXII


Miss Ellen eut un élan de générosité, alors.

Elle avait pris le portefeuille dans ses mains convulsives. Au lieu de le jeter au feu, elle le posa sur la table.

—Non, dit-elle, vous vous méprenez sur moi, à votre tour, et je ne veux pas frapper un ennemi désarmé. Reprenez ces lettres, la lutte engagée entre nous n'en sera que plus ardente et plus acharnée.

L'homme gris souriait toujours.

—Écoutez-moi encore, dit-il. Tout à l'heure, je vous ai dit que si je ne reparaissais pas au club de votre père avant quatre heures du matin, lord Palmure, en sortant, serait poignardé.

—Oui, vous m'avez dit cela.

—Eh bien, je mentais. Je n'ai pas vu votre père, je ne sais pas s'il est au club, je n'ai donné aucun ordre et il ne court pas le moindre danger.

—Enfin, vous le voyez, je suis sans armes. Donc, vous avez vos lettres, vous ne craignez pas pour la vie de votre père, et rien ne vous empêche de sonner vos gens, de me faire arrêter par eux et d'avertir Scotland-yard que vous tenez enfin cet homme après qui toute la police de Londres court inutilement depuis huit jours.

Et toujours calme, toujours souriant, l'homme gris avait croisé ses bras sur sa poitrine et regardait miss Ellen.

Miss Ellen avait les narines frémissantes, l'oeil en feu, et tout son corps était agité d'un tremblement convulsif.

—Monsieur, lui dit-elle, vous êtes bien hardi ou bien imprudent de me parler ainsi.

—Vous trouvez?

—J'ai juré de vous livrer à la justice anglaise, vous le savez, et vous venez vous mettre à ma discrétion.

—Oui, fit-il d'un signe de tête.

—Eh bien! oui, dit-elle, vous avez raison, après tout. Je veux votre perte, mais je ne la veux pas par une trahison. Vous avez eu raison de vous désarmer devant moi, car je ne vous frapperai pas. Emportez mes lettres, si bon vous semble, allez-vous en librement dans tous les cas; ce n'est pas sous le toit de lord Palmure que les policemen viendront vous arrêter.

Le sourire abandonna les lèvres de l'homme gris.—Miss Ellen, dit-il, vous n'êtes pas encore la femme que je rêve, mais vous avez déjà fait un pas vers mon but.

—En vérité! fit-elle avec ironie.

—Votre haine devient plus loyale.

—Oui, dit-elle, mais cette haine est féroce.

—Soit, mais elle sert mes projets dans l'avenir.

—Vraiment, vous avez des projets qui me concernent? fit la patricienne avec un accent de dédain suprême.

—Peut-on les connaître?

Je suis venu ici pour vous en parler.

—Eh bien! je vous écoute...

Et une fois encore elle supporta son regard.

Cela tenait peut-être, du reste, à ce que cet homme étrange chargeait plus ou moins ce regard de ce fluide électrique et fascinateur qui était en son pouvoir. Elle était assise en face de la cheminée et l'homme gris, qui s'y était adossé, demeurait debout. N'eût été l'heure avancée de la nuit, on eût pu croire que miss Ellen recevait la visite d'un gentleman, son parent, son ami ou son fiancé.

—Miss Ellen, reprit-il avec cet accent de courtoisie parfaite et cette aisance de manières qui faisaient de lui, à l'occasion, un gentilhomme accompli, vous êtes jeune, vous êtes belle, vous êtes douée d'une haute intelligence et d'une rare énergie; vous serez une des plus riches héritières du Royaume-Uni. La cause que vous servirez triomphera.

—Je l'espère.

—Pardon, vous vous méprenez. Ce n'est pas celle que vous servez maintenant, mais celle que vous servirez plus tard.

—Et qu'elle est cette cause? dit-elle.

—Celle de l'Irlande.

Un nouvel éclat de rire, plein de mépris, mit à nu ses dents éblouissantes.

—Votre père avait un frère qui est mort pour elle, poursuivit-il gravement.

—Ce frère était un rebelle et un traître.

—Miss Ellen, un jour viendra où le traître, à vos yeux, ne sera pas sir Edmund, mais...

—N'achevez pas! dit-elle avec un geste de colère superbe, vous allez parler de mon père, je crois!

—Donc, reprit-il, un jour viendra, et ce jour n'est pas loin, où votre jeunesse, votre beauté, votre fortune, votre intelligence seront au service de l'Irlande, le berceau de vos aïeux.

L'assurance avec laquelle parlait l'homme gris, avait fini par troubler profondément miss Ellen.

—Oh! dit-elle, allez-vous-en, monsieur... allez-vous-en!

—Pas avant de vous avoir dit comment s'opérera la métamorphose que je prédis.—Elle se résume en deux mots.

—Vous m'aimerez!

Miss Ellen étouffa un cri. Le rouge lui monta au visage, tout son sang patricien se révolta.—Mais sortez donc! dit-elle, sortez donc! ou je perds la tête et j'appelle à mon aide... sortez, monsieur!

L'homme gris, en parlant, s'était éloigné de la cheminée et il avait gagné peu à peu un angle de cette vaste pièce qui servait de cabinet de travail à lord Palmure, et dont les murs étaient couverts d'une boiserie à panneaux.

Tout à coup et comme miss Ellen répétait pour la troisième fois, en lui montrant la porte:—Mais sortez donc!

L'homme gris poussa un ressort derrière lui, un des panneaux s'entr'ouvrit, et miss Ellen se trouva seule. Son étrange visiteur avait disparu. Non par la porte, mais par une issue secrète que miss Ellen ne connaissait pas, que lord Palmure ignorait aussi peut-être, bien qu'ils fussent chez eux. Ainsi donc, l'homme gris pouvait pénétrer chez lord Palmure sans que personne le vît, et il en pouvait sortir de la même manière... Miss Ellen était comme pétrifiée.

Enfin, elle fit un effort suprême, elle secoua la torpeur léthargique qui s'était emparée d'elle, elle courut à cet angle, dans lequel une porte s'était ouverte. D'une main elle tenait un flambeau, de l'autre elle cherchait ce ressort mystérieux qu'avait pressé l'homme gris. Mais elle ne trouva rien.

En vain, sonda-t-elle les moulures du panneau; il n'offrait ni fente ni rainure. Elle frappa dessus à poing fermé: le panneau rendit un son mat. Alors elle reposa le flambeau sur la cheminée et se dit: —Suis-je folle? ou bien fais-je un rêve?

Le portefeuille laissé par l'homme gris était là pour lui répondre: Elle s'en saisit avidement, elle l'ouvrit et les lettres qu'elle avait écrites à Dick Harrisson s'en échappèrent. Alors elle se mit à les compter, car elle en savait le nombre, et soudain, elle pâlit. Il en manquait une, et c'était celle précisément qui établissait clairement qu'elle avait succombé à la séduction.

Alors miss Ellen se redressa, échevelée; on eût dit une furie.—Oh! le misérable! s'écria-t-elle, il m'a donc encore jouée!... Et elle jeta les lettres au feu, et avec elles le portefeuille, ajoutant:—Cette fois je serai sans pitié.

Tandis que la dernière lettre flambait, le bruit de la porte de l'hôtel se refermant arriva jusqu'à elle. C'était lord Palmure qui rentrait.




XXIII


Miss Ellen hésita un instant. Attendrait-elle son père dans le cabinet, ou bien rentrerait-elle chez elle par la galerie? Si l'homme gris se fût en allé par la porte, peut-être eût-elle jugé inutile de rien dire à son père. Mais après cette sortie bizarre, cette évasion plutôt, de son ennemi, miss Ellen avait besoin de lord Palmure, ne fût ce que pour savoir s'il connaissait ce passage mystérieux.

Ellen resta donc dans le cabinet et attendit.

Lord Palmure entra et s'arrêta ébahi sur le seuil.—Que faites-vous donc ici, Ellen, lui dit-il, et à pareille heure?

—Mon père, dit froidement la jeune fille, vous savez nos conditions.

—Oui, je dois être le bras qui agit et vous la tête qui dirige, n'est-ce pas?

—Vous devez être aussi le père qui conseille, et qui apprend à sa fille les choses qu'elle ignore.

—Que voulez-vous dire, Ellen?

—Mon père, avant de vous expliquer ma présence ici, laissez-moi vous questionner, et ne vous étonnez pas de mes questions.

—Cette maison que nous habitons est-elle à nous?

—Sans doute. Je la tiens de mon père. Pourquoi?

—Attendez, dit encore miss Ellen. Les boiseries de cette salle sont-elles anciennes?

—Oui, je les ai toujours vues.

—Et cette salle n'a que deux portes?

—Vous le voyez bien.

—Mon père, vous vous trompez. Il y a ici une troisième porte.

Elle reprit le flambeau et dit:—Venez avec moi.

Lord Palmure la suivit dans cet angle où elle avait fait de vaines recherches.

—Cette porte doit être là, dit-elle.

Lord Palmure prit le flambeau à son tour et le promena tout près de la boiserie, en haut et en bas, en long et en large.—Où diable voyez-vous une porte? dit-il.

—Je ne la vois pas, mais je suis sûre qu'elle existe.—Il y a mieux, dit miss Ellen avec un accent de conviction qui acheva de stupéfier lord Palmure, je l'ai vu fonctionner. Elle s'est ouverte...

—Il y a vingt minutes,—devant un homme qui était ici il y a une heure.

Lord Palmure fit un pas en arrière.

—Il était ici, revêtu de votre robe de chambre, coiffé de votre calotte de soie, assis devant votre table et tournant le dos à cette porte qui donne dans la galerie et par laquelle je suis entrée.

Lord Palmure regarda sa fille et parut se demander si elle n'avait pas perdu la raison. Mais elle lui montra du doigt la robe de chambre que l'homme gris avait jetée sur un siége.

—Enfin, s'écria lord Palmure, cet homme?

—C'est lui.

Et dans ce mot, il eut un tel accent de haine que lord Palmure ne s'y trompa point.

Lui! c'était cet homme qui avait osé braver sa fille, cet homme qui était l'âme et la tête des Irlandais qui conspiraient, c'était cet homme gris, enfin, que la police traquait et qui, au mépris de la police, osait pénétrer de nuit dans la maison d'un pair d'Angleterre et rechercher un tête-à-tête avec sa fille! C'était encore ce même homme qui avait eu l'audace de lui couvrir le visage d'un masque de poix et de le jeter garrotté dans un coin du jardin de mistress Fanoche. Tant d'audace confondait le noble pair.

—Ellen, dit-il, je vais vous donner un conseil.

—Ne vous obstinez point à lutter contre cet homme. Nous allons quitter l'Angleterre, nous voyagerons, nous...

—Ah! mon père! s'écria la jeune fille, vous manquez donc de courage pour la lutte!

—Non, mais j'ai peur pour toi...

Mon père! le dernier jour de triomphe a lui pour ce misérable, et je le terrasserai.

Lord Palmure cherchait toujours avec les mains une fente quelconque: à ce panneau qui, au dire de sa fille, s'était entr'ouvert.

—Rien, rien, disait-il. Cela tient de la magie... à moins que vous n'ayez eu une hallucination.

Mais Ellen ne répondit pas. Elle courut à la fenêtre, l'ouvrit et prêta l'oreille...

Un coup de sifflet avait traversé l'espace.

—Qu'est-ce que cela? demanda lord Palmure.

—Attendez-moi ici, mon père, répliqua-t-elle.

Elle courut vers la porte de la galerie et disparut.

Au bout de cette galerie, il y avait un petit escalier tournant qui descendait dans le jardin. Il était alors quatre heures du matin et le jour était loin encore. Miss Ellen traversa le jardin et alla ouvrir la petite porte. Ce coup de sifflet qu'elle venait d'entendre, c'était le signal convenu entre elle et Paddy. Celui-ci, en la quittant pour aller rejoindre Nichols et Macferson, lui avait promis de revenir, s'il surgissait quelque chose de nouveau.

—Eh bien? lui dit miss Ellen.

Paddy lui raconta de point en point les événements qui avaient précédé l'arrestation de Shoking et ce qui s'en était suivi. Puis ce récit achevé, il ajouta:

—Moi, j'ai une toute autre idée et je crois savoir où est le condamné à mort.

—Ah! fit miss Ellen, que la capture de John Colden n'intéressait que médiocrement.

—Vous êtes venue plusieurs fois dans le Southwark, n'est-ce pas, milady?

—Alors vous savez où est l'église Saint-George?

Miss Ellen tressaillit en pensant que c'était dans le cimetière que Dick Harrisson était enterré.

—Eh bien! il y a de la lumière toute la nuit dans le clocher, et John Colden serait caché là que ça ne m'étonnerait pas.

—Et tu as fait part, sans doute, de cette observation à tes compagnons de cette nuit? demanda miss Ellen avec anxiété.

—Non, milady. J'ai réfléchi qu'il valait mieux vous en parler auparavant.

—Eh bien! dit vivement miss Ellen, si tu tiens à nos conventions, souviens-toi de ce que je vais te dire.—Garde pour toi cette découverte. Nous n'avons plus besoin d'eux.

Et miss Ellen se disait à part elle:

—Ce n'est point John Colden qui est dans le clocher, je le sens au battement de mon coeur: c'est lui. Puis elle dit tout haut:—Viens avec moi.

Et lorsque Paddy fut entrée dans le jardin, elle referma la porte. Paddy la suivait docilement. Elle le conduisit au pavillon, dans un coin duquel le jardinier serrait ses outils, et, lui montrant une pioche, un marteau et un ciseau à froid:—Prends cela et suis-moi, dit-elle.




XXIV


Paddy ne savait pas trop ce que miss Ellen attendait de lui. Mais il avait fait le sacrifice de sa volonté, du moment où il s'était remis dans les mains de cette femme dont il connaissait tous les instincts pervers. Paddy pensait, du reste, ce que pensent beaucoup de gens du peuple, à qui l'éducation a fait défaut, et dans l'esprit desquels il n'y a qu'heur et malheur dans ce monde. Il était si pauvre, il avait femme et enfants, il n'avait donc pas le moyen d'être honnête. Dès l'instant qu'il vendait sa conscience, il devait observer scrupuleusement les conditions du marché.

Miss Ellen le conduisit à travers le jardin jusqu'à l'hôtel, lui fit gravir le petit escalier, traversa la galerie et l'introduisit dans le cabinet de lord Palmure. Celui-ci, qui n'était pas encore revenu de la stupéfaction que lui avait fait éprouver le récit de sa fille, fronça le sourcil en voyant entrer Paddy.

—Quel est cet homme déguenillé? dit-il.

—Un homme que j'emploie.

—Mais, pourquoi ces outils?

—Mon père, dit la jeune fille, je n'ai pas été le jouet d'une hallucination; il y a là une porte secrète, un passage, et il faut savoir où ils conduisent.

Sur ces mots, elle prit un flambeau et se dirigea vers l'angle du cabinet où son père et elle s'étaient vainement livrés aux plus minutieuses investigations. Une dernière fois elle promena le flambeau sur tous les points du panneau de boiserie, et toujours avec le même insuccès. Alors elle dit à Paddy:

—Prends le ciseau et le marteau, et pratique-moi un trou là-dedans.

Lord Palmure, cédant à l'ascendant que sa fille exerçait sur lui, ne s'opposa point à ce travail. Docile comme un esclave, Paddy se mit donc à l'ouvrage; il enfonça le ciseau à froid dans le milieu du panneau, à coups de marteau.

—Mais, observa lord Palmure, nous allons réveiller toute la maison, et mettre nos gens dans le secret.

—Fermez la porte au verrou, dit tranquillement miss Ellen.

Paddy continuait sa tâche. Le ciseau traversa la boiserie dans toute son épaisseur, mais alors il rencontra un corps dur.

—C'est la muraille, dit lord, Palmure.

—Non, répondit Paddy, c'est comme une plaque de tôle.

—Eh bien? il faut arracher le morceau, ordonna encore miss Ellen. La besogne était facile. Attaqué adroitement en plusieurs endroits, le panneau fut soulevé avec la pince et se brisa. Alors miss Ellen eut un cri de triomphe. Le panneau recouvrait une porte de fer sur laquelle on avait appliqué un enduit couleur de plâtre. On n'apercevait ni gonds ni serrures, mais un petit bouton de cuivre se trouvait dans un angle, et un coup de marteau fut donné dessus par le rough. Soudain la porte s'ouvrit toute grande, et une bouffée d'air humide vint frapper au visage lord Palmure et sa fille. La porte ouverte laissait voir un étroit corridor pratiqué dans l'épaisseur du mur, et plongé dans l'obscurité.

—Allons, mon père, dit miss Ellen il faut avoir le coeur net de tout cela.

—C'est mon avis. Mais avant de se mettre en route, il alla prendre deux revolvers qui se trouvaient sur sa cheminée, et il en tendit un à sa fille.

Miss Ellen s'en empara. Puis elle remit le flambeau à Paddy et lui dit: Passe le premier.

Paddy serait allé en enfer, du moment où miss Ellen ordonnait. Le couloir n'avait que quatre ou cinq pas de longueur. Au bout du couloir, il y avait un escalier. Paddy s'y engagea. Il élevait le flambeau au-dessus de sa tête afin de guider les pas de miss Ellen, qui venait derrière lui, et de lord Palmure, qui fermait la marche.

L'escalier, également pratiqué dans l'épaisseur du mur, tournait sur lui-même avec une raideur extrême. Il y régnait un air humide et fétide. A la trentième marche, Paddy s'arrêta.

—Qu'est-ce? demanda miss Ellen.

—J'entends du bruit.

Miss Ellen prêta l'oreille. Un mouvement sourd assez semblable au bruit lointain de la mer se brisant sur des rochers arriva jusqu'à elle.

—Si tu as peur, dit-elle, donne moi le flambeau, je passerai la première.

—Non, milady, répondit Paddy, je n'ai jamais peur.

Et il continua à descendre.

Un changement de température s'opérait peu à peu; l'air devenait plus vif et il était plus pur.

Miss Ellen en conclut qu'ils avaient dépassé le niveau de la maison et qu'ils s'enfonçaient sous terre.

Enfin l'escalier eut un terme. Paddy foula tout à coup une terre fine, humide, presque boueuse et tous trois se trouvèrent dans une espèce de cave de forme ronde, au fond de laquelle s'ouvrait un boyau souterrain qui paraissait s'éloigner horizontalement. Ce boyau était assez large; cependant, avant de s'y engager, miss Ellen se tourna vers son père:

—Ainsi, dit-elle, vous n'avez jamais eu connaissance, ni de ce souterrain, ni de cet escalier?

Tous deux doivent exister depuis plusieurs siècles. Regardez ces pierres de voûte, ces murailles, comme tout cela est noir.

—C'est vrai. Puis, tout à coup, et comme ce murmure sourd qu'ils avaient déjà entendu paraissait grandir, lord Palmure se frappa le front.

—Attendez donc, je crois me rappeler à présent. Nous devons être tout près de White-Hall.

Ce souterrain a dû être creusé au temps de la captivité du roi Charles 1er que ses partisans essayèrent de délivrer.

Et si je ne me trompe, il aboutit à la Tamise, presque au niveau du pont de Westminster, et ce que nous entendons, c'est le bruit de l'eau qui se brise contre les piles, car, vous le savez, la Tamise fait un coude assez brusque en cet endroit. —Eh bien! allons, dit miss Ellen. Et prenant le flambeau des mains de Paddy, elle s'engagea la première dans le souterrain, s'adressant mentalement cette question: Comment l'homme gris a-t-il découvert ce passage?




XXV


Lord Palmure avait raison sans doute en disant que ce souterrain avait dû être creusé par les partisans du malheureux roi Charles Ier.

En de certains endroits, à mesure que miss Ellen et ses deux compagnons avançaient, ils remarquaient des éboulements déjà anciens, et, n'eût été, sur le sol, qui était naturellement humide, une trace de pas toute fraîche, on aurait pu croire que depuis deux siècles aucun être humain n'avait passé par là. Ces traces devaient être celles de l'homme gris. Miss Ellen continuait à marcher la première. A mesure qu'ils avançaient, ce bruit sourd, ce clapottement, qui annonçait le voisinage de la Tamise, devenait plus strident.

Bientôt la flamme des flambeaux oscilla sous l'effort du vent qui s'engouffrait dans le boyau souterrain. Miss Ellen l'abrita de sa main, avançant toujours. Mais tout à coup le vent survint si violent que le flambeau s'éteignit, et que les trois voyageurs nocturnes se trouvèrent dans l'obscurité. Miss Ellen eut une exclamation de rage. Elle n'avait emporté ni allumettes ni briquet. Heureusement Paddy avait sur lui une de ces boîtes d'allumettes anglaises, à l'usage des fumeurs, qui ne flambent pas, mais qui pétillent quelques instants, et deviennent toutes rouges.

—En voilà assez, dit-il, pour battre en retraite.

—Battre en retraite? fit miss Ellen.

—Sans doute, fit lord Palmure.

—Non pas, dit miss Ellen: devrais-je marcher dans les ténèbres, j'irai jusqu'au bout. Et elle continua à marcher dans une demi-obscurité, car les allumettes de Paddy ne projetaient que des lueurs douteuses et qui s'éteignaient presque aussitôt. Comme le vent avait soufflé la bougie, miss Ellen ne s'était pas aperçue que le souterrain formait un coude assez prononcé, et c'était ce coude qui avait permis au vent d'arriver plus violent et plus direct. Mais la jeune fille, en revanche, sentit que le sol devenait de plus en plus humide sous ses pieds, et bientôt elle marcha dans l'eau. Une seconde fois, lord Palmure proposa de revenir en arrière, miss Ellen s'y opposa. Tout à coup une lueur vint la frapper au visage. C'était un point rougeâtre qui brillait dans l'éloignement. On eût dit une lampe suspendue à la voûte du souterrain.

—Nous n'avons plus besoin des allumettes de Paddy, dit alors miss Ellen. Et, bien qu'elle eût de l'eau jusqu'à la cheville, elle doubla le pas.

Lord Palmure allait toujours, le doigt sur la détente de son revolver, prêt à faire feu si quelque danger venait à surgir et menaçait sa fille. Miss Ellen avait pris la lumière pour guide. Chose assez étrange! tandis que cette lueur paraissait lointaine encore, le bruit devenait assourdissant, si bien qu'on aurait pu croire que le fleuve roulait au milieu du souterrain et le traversait. Le souterrain aboutissait à la Tamise et cette lumière qu'elle voyait, c'était un bec de gaz qui était placé de l'autre côté, sur l'eau, juste en face de l'orifice. Tous trois atteignirent l'extrémité du souterrain, qui se terminait par une ouverture pratiquée dans la digue du fleuve à deux pieds au-dessus de l'eau. Miss Ellen, arrivée la première, put se rendre compte alors du chemin qu'avait suivi l'homme gris. Un anneau de fer scellé dans une pierre attestait qu'on y avait amarré un bateau. Ainsi l'homme gris était venu en barque et s'en était allé de même.

—Eh bien! dit lord Palmure, à quoi a servi cette exploration?

—A me donner une idée, dit miss Ellen.

—Ah! laquelle.

—C'est mon secret pour le moment, mon père. Vous savez nos conditions. Eh bien! permettez-moi de les maintenir. A présent, revenons sur nos pas. Nous n'avons pas le moindre danger à courir, car le souterrain n'a ni bifurcation ni irrigation, et Paddy fera bien de ménager ses allumettes pour l'escalier.

Ils s'en retournèrent donc dans les ténèbres, tâtant avec la main, les parois humides du souterrain. Lorsque ces parois s'élargirent tout à coup, miss Ellen, qui avait continué à marcher la première, comprit qu'ils étaient dans la salle ronde. Alors Paddy fit usage des allumettes, sans la lueur desquelles ils eussent tâtonné longtemps avant de retrouver l'escalier; et un quart d'heure après, tous trois étaient de retour dans le cabinet de lord Palmure. Miss Ellen mit alors une bourse dans la main de Paddy:

—Voilà, dit-elle, pour t'encourager à garder le silence. C'est une gratification en dehors de tout ce que je t'ai promis.

Paddy prit la bourse sans joie, en baissant la tête, comme un homme résigné à tout.

—Vous n'avez pas besoin d'acheter mon silence, milady, dit-il: du moment où j'ai accepté le rôle d'esclave, je vous appartiens.

Miss Ellen haussa imperceptiblement les épaules, puis, s'adressant à son père:

—Les ouvriers habiles ne manquent pas dans Londres.

Ce panneau brisé, cette porte enfoncée, il faut que tout soit réparé aujourd'hui même, car l'homme gris peut revenir et il faut qu'il ne s'aperçoive de rien.

Sur ces mots, miss Ellen fit signe à Paddy de le suivre. Les premiers rayons de l'aube glissaient au travers de ce brouillard jaune qui pèse sur Londres six mois de l'année. Conduit par la jeune fille, le rough traversa de nouveau la galerie, descendit par l'escalier de service et arriva dans le jardin. Quand ils furent à la petite porte, Paddy parut attendre de nouveaux ordres.

—C'est aujourd'hui dimanche, c'est aujourd'hui par conséquent, que l'abbé Samuel viendra visiter ta femme et tes enfants.

Tu m'as parlé, d'une lumière dans le clocher de Saint-George? et tu crois que c'est John Colden qui s'y trouve caché?

—Je le jurerais.

—Eh bien! tu diras à l'abbé Samuel ceci: il y a trois hommes à la recherche du condamné à mort, et tu nommeras les hommes dont tu m'as parlé;—ces hommes ont formé le projet d'entrer dans l'église la nuit prochaine et de s'emparer de celui qui se cache dans le clocher.

—Mais, si je préviens l'abbé, qui est Irlandais...

Un sourire passa sur les lèvres de miss Ellen.

—Fais ce que je dis, et ne cherche pas à comprendre.




XXVI


Miss Ellen avait parfaitement deviné le moyen employé par l'homme gris pour quitter le souterrain et retourner dans le Southwark.

A Londres, où la Tamise est cinq ou six fois plus large que la Seine, il y a des milliers de barques sur le fleuve.

L'absence de quais force les négociants à avoir leurs magasins ouverts sur le fleuve: de là pour eux, la nécessité d'avoir une barque.

De distance en distance une rue étroite descend jusqu'à la rivière. C'est presque toujours en face de cette rue qu'on amarre les bateaux.

La nuit, le premier venu est libre de détacher un bateau, et de s'aller promener sur la Tamise à ses risques et périls, par exemple, car il peut manoeuvrer maladroitement son embarcation et chavirer; ou bien encore rencontrer les gens de police du Royalist et ne pas leur donner des explications suffisantes pour qu'ils lui laissent continuer sa promenade.

Ces deux chances à courir n'avaient probablement pas beaucoup ému l'homme gris, car il avait traversé la première fois la Tamise dans un étroit bateau, et avait amarré cette petite embarcation à l'anneau de fer remarqué par miss Ellen.

Le bateau, solidement attaché, n'avait été vu par personne sans doute, car l'homme gris, après sa brusque et mystérieuse sortie du cabinet de lord Palmure, regagnant la Tamise par le souterrain, le trouva à la place où il l'avait laissé.

Il remonta dedans, prit l'unique aviron qui s'embossait à la poupe dans une entaille et se mit à godiller, pour nous servir du terme consacré.

En moins d'un quart d'heure, l'homme gris eut traversé la Tamise. Il atteignit le Southwark, laissa la barque où il l'avait prise et s'enfonça dans le dédale de petites rues noires qui environnent Saint-George. Les abords de l'église étaient plongés dans le brouillard et le silence.

La lampe s'était éteinte en haut du clocher, et il ne passait personne au long du cimetière dont la grille, au lieu d'être fermée, avait été poussée tout contre, de façon que l'homme gris pût rentrer quand bon lui semblerait.

Cependant, comme il arrivait à cette grille, il lui sembla qu'il entendait une sorte de gémissement.

Il entra dans le cimetière et prit le sentier qui conduisait à la petite porte du choeur.

Alors il entendit plus distinctement les gémissements, et, ayant fait quelques pas encore, il vit une forme noire accroupie sur le seuil de la porte. Cette forme noire était un homme, et cet homme tenait son front dans ses mains.

Comme la nuit était sombre et le brouillard épais, il eût été difficile à l'homme gris de voir le visage de cet homme. Aussi s'arrêta-t-il brusquement et s'écria-t-il: Qui est là?

La forme noire se dressa et une voix lamentable répondit: C'est moi... moi, Shoking....

—Ah! c'est toi, dit l'homme gris, dont Shoking avait pareillement reconnu la voix.

—Qu'est-ce que tu as donc? on dirait que tu pleures. Que t'est-il donc arrivé?

—Un grand malheur. Tout à fait personnel, maître; cela ne regarde que moi.

L'homme gris tira une petite clé de sa poche, ouvrit la porte du choeur, et introduisit Shoking dans l'église.

L'obscurité était plus grande encore à l'intérieur qu'au dehors.

—Ne fais pas de bruit, dit l'homme gris en prenant Shoking par la main et en l'entraînant vers l'escalier du clocher, il ne faut pas réveiller le vieux sacristain.

Shoking monta, sans souffler mot de son malheur; mais il poussa des soupirs à fendre l'âme, et l'homme gris disait:

—Qu'est-ce qu'il peut donc bien avoir, l'ami Shoking.

Après être arrivé dans la chambrette qu'il habitait en reclus, l'homme gris, qui s'était procuré de la lumière, devina, sinon la vérité tout entière, au moins une partie de la vérité. L'homme qu'il avait devant lui avait bien la voix de Shoking, mais plus rien que la voix.

Ce n'étaient plus les cheveux roux de Shoking, la peau blanche de Shoking.

L'homme gris avait devant lui un vieux nègre à cheveux blancs, lequel pleurait comme s'il avait reçu des centaines de coup de fouet.

—Ah! mon Dieu! dit-il, qu'as-tu donc fait? est-ce que tu as bu, par hasard, la potion préparée pour John Colden?

—Hélas! oui, dit Shoking en levant au plafond des yeux pleins de larmes.

—Mais pourquoi?

—Pour sauver ma vie.

Et Shoking, appelant à lui tout son courage, raconta comment il était tombé dans les mains de John le rough et de ses associés et s'était trouvé dans la cruelle alternative de devenir nègre ou d'aller servir, au fond de la Tamise, de nourriture aux poissons.

Cependant il ne put s'empêcher de sourire à travers ses larmes, quand il fit le récit de son entrevue sur le pont de la péniche avec John, qui ne le reconnaissait pas et l'avait pris pour un véritable nègre.

—Eh! bien dit alors l'homme gris, pourquoi te désoles-tu. Parce que tu crains de rester nègre? Tu tenais donc bien à ton physique? As-tu donc une maîtresse? Es-tu amoureux?

—Ni l'un ni l'autre, je suis trop vieux.

—Eh bien! alors qu'est-ce que cela peut te faire d'être noir ou blanc?

—Mais, maître, comment, à présent, pourrai-je redevenir lord Wilmot?

L'homme gris partit d'un éclat de rire.

D'un mot, Shoking avait éclairé la situation.

Une fois hors de danger, le vaniteux mendiant s'était pris à songer que jamais on n'avait vu un nègre devenir lord, et il avait déjà joué le rôle de lord Wilmot assez souvent pour y tenir.

De là ce désespoir auquel il était en proie.

Ce que regrettait Shoking désormais, c'était la ruine de ses espérances vaniteuses. Mais l'homme gris se hâta de lui dire: Console-toi, tout peut s'arranger. Tu ne t'appelleras plus lord Wilmot, mais tu peux: devenir le marquis de Valdemar-y Mendoza-y-Perez.

—Qu'est-ce que cela? dit Shoking ébloui par un titre pompeux.

—Un Brésilien fort riche, un mulâtre héritier d'un seigneur portugais et qui remue des millions et des pierreries. Et puisque je t'avais crée lord, rien ne m'empêche de te faire marquis. Il y a mieux, tu seras d'autant plus sérieusement marquis que personne, désormais, ne pourra plus reconnaître le mendiant Shoking.

Et Shoking, qui ne pleurait plus, finit par sourire, et l'homme gris murmura:

—O vanité! tu seras donc toujours la reine de ce bétail méprisable qu'on appelle les hommes.

Shoking n'entendit point ces paroles. Shoking songeait que les Brésiliens sont bardés de décorations, et que le grand cordon d'un ordre de l'Éléphant blanc ou noir, lui irait à ravir. Shoking était consolé.




XXVII


Revenons à présent à un personnage de notre récit que nous avons un peu perdu de vue.

Nous voulons parler de l'abbé Samuel, ce jeune et ardent apôtre, que le peuple du Wapping, du Southwark et de Rotherithe adorait.

On était au dimanche matin. L'abbé Samuel avait célébré la messe dans la pauvre église de Saint-Gilles, devant une assistance de fidèles agenouillés sur les dalles, car les catholiques de Londres sont trop indigents pour payer des bancs et des chaises. Il était monté en chaire, et son sermon, d'une éloquente simplicité, avait eu pour thème: la charité. Il disait: Donnez, vous qui êtes pauvres, l'obole du publicain est plus agréable au Seigneur que les richesses du pharisien. Donnez la moitié du morceau de pain noir que vous avez à ceux qui ont faim, et Dieu tiendra cette aumône pour agréable.

Puis il avait parlé du peuple d'Israël, poursuivant à travers le désert sa marche vers la terre promise, et il avait comparé l'Église d'Irlande à ces antiques serviteurs de Dieu que les Égyptiens avaient bannis.

Et tandis qu'il parlait, ni lui, ni aucun des fidèles n'avait remarqué deux hommes vêtus de noir, qui se trouvaient derrière un pilier, écoutant attentivement ses paroles.

Quand il descendit de la tribune sacrée pour reprendre l'office, ces deux hommes se glissèrent hors de l'église, s'éloignèrent d'un pas rapide dans la direction de Soho square et ne s'arrêtèrent que sur la petite place de Craven chapel. Alors ces deux hommes, dont l'un était vieux et l'autre jeune encore se regardèrent.—Eh bien! dit le dernier, que pensez-vous de cet homme?

—Je pense, répondit le vieux, qui n'était autre que le clergyman Peters Town, je pense que si de tels hommes étaient nombreux dans le clergé catholique, la moitié du Royaume-Uni finirait par se convertir à leur foi.

—Heureusement qu'il est presque seul à Londres.

—Oui, mais il a su se créer de nombreux disciples. Il est un des deux hommes que nous redoutons. L'autre est ce personnage introuvable qui met la police sur les dents, et qu'on appelle du singulier nom de l'homme gris.

—N'avez-vous pas reçu un billet de miss Ellen Palmure, ce matin?

—Oui. Elle me dit que dans trois jours, cet homme sera en notre pouvoir. Mais c'est celui-là que je voudrais avoir, ajouta le révérend Peters Town, faisant allusion à l'abbé Samuel.

—Hélas! dit le jeune clergyman, c'est impossible. La liberté anglaise tolère le culte catholique, et aucune preuve n'existe de la complicité de l'abbé Samuel avec les rebelles Irlandais.

—Écoutez, mon jeune ami, reprit le révérend Peters Town, tandis qu'il débitait son sermon, j'ai beaucoup réfléchi. Cet homme est peut-être ambitieux... et peut-être pourrions-nous le gagner...

—Pas en lui offrant des richesses toujours; il a distribué son patrimoine en aumônes.

—Les honneurs le séduiraient peut-être, et je donnerais beaucoup à la seule fin de causer une heure avec lui.

—Quelle singulière idée!

—J'ai formé un projet.

—C'est d'avoir avec lui une entrevue.

—Et vous lui demanderiez cette entrevue?

—Non pas moi, mais vous.

Le jeune clergyman était stupéfait et regardait le révérend Peters Town d'un oeil effaré.

—Comment, seigneur, dit-il, vous le plus haut personnage occulte de notre Église, vous qui dictez secrètement des lois à l'archevêque de Cantorbéry, vous daigneriez?...

—Tous les moyens sont bons quand on veut atteindre son but, dit sévèrement Peters Town.

Écoutez mes instructions et suivez-les de point en point.

—Il y a dans le Southwark, auprès de Saint-George, une rue qui se nomme Adams' street.

—Je la connais.

—Dans cette rue, il y a un passage, et dans ce passage loge un homme du nom de Paddy. Il a une femme et deux enfants, et bien qu'ils soient de notre religion, ils sont si misérables qu'ils acceptent les aumônes de l'abbé Samuel.

Ce prêtre se rendra chez eux entre dix et onze heures, ce matin. Je suis renseigné.

—Bien, fit le jeune clergyman.

—Vous vous trouverez, comme par hasard, dans le passage, et lorsqu'il sortira de chez ses protégés, vous l'aborderez. Vous lui direz ceci: il y a un homme qui se meurt. Cet homme est catholique, bien qu'il ait toujours caché avec soin sa communion, afin de ne pas perdre son emploi de gardien de Saint-Paul. Cet homme, qui va mourir, réclame le secours de votre ministère.

—Et vous pensez qu'il me suivra?

—J'en suis sûr.

—Mais y a-t-il vraiment à Saint-Paul un homme en cet état?

—Oui: c'est lui qui a donné le signal, avec une gerbe de lumière électrique, aux fenians qui ont délivré le condamné John Colden.

—Mais cet homme a été chassé.

—Je lui ai rendu son emploi ce matin, et il a juré de me servir.

Le clergyman s'inclina et se sépara du révérend Peters Town pour aller exécuter ses ordres.

Une heure après, il était dans le Southwark, et quelques minutes plus tard, l'abbé Samuel arrivait à son tour dans Adam's street.

Il allait faire sa visite hebdomadaire à la femme et aux enfants de Paddy. L'abbé Samuel avait passé sans faire attention au clergyman effacé sous une porte.




XXVIII


L'abbé Samuel frappa doucement à la porte de ce misérable rez-de-chaussée où grouillait toute la famille.—Entrez! dit une voix d'homme.

Le jeune prêtre eut un battement de coeur. Cette voix était celle du malheureux prisonnier pour dettes? La porte ouverte, le prêtre aperçut Paddy.

—Comment! dit-il en allant à lui et lui tendant la main, c'est vous?

—Oui, mon révérend, dit Paddy qui baisa la main du prêtre avec une vive émotion.

—Et libre! Vous ne vous êtes pas échappé?

—Non, on a payé pour moi.

—Allons! dit l'abbé Samuel avec un soupir de satisfaction, il y a toujours de nobles coeurs; même dans cette nouvelle Babylone qu'on appelle Londres.

—Ne me félicitez point, mon révérend, dit Paddy en courbant la tête, si vous saviez de qui je tiens ma liberté. Et se tournant vers sa femme et ses enfants qui étaient venus baiser, eux aussi, les mains de leur bienfaiteur:—Allez vous-en, dit-il durement: toi, femme, va acheter du pain, et vous autres, allez jouer; il faut que je reste seul avec notre révérend.

La femme et les enfants sortirent sur-le-champ et sans faire la moindre observation.

L'abbé Samuel était étonné et inquiet de l'attitude morne et presque désolée de Paddy. Qu'était-il donc arrivé et qu'allait lui dire cet homme? Paddy baissait la tête.

Enfin, quand le bruit de la porte se refermant lui apprit qu'ils étaient seuls, il dit:

—Je suis Anglais et de la religion anglicane; mais sans les Irlandais et vous, qui êtes un prêtre catholique, ma femme et mes enfants seraient morts de faim. Je ne veux donc pas faire de tort à l'Irlande et à vous, mon révérend, qui êtes notre bienfaiteur.

J'étais donc en prison pour la somme de dix guinées. Ce n'est rien pour beaucoup de gens, mais pour des gens comme nous, cela équivaut à tous les trésors de l'Angleterre.

Hier soir, comme on allait fermer les portes de White-cross, nous entendons la cloche du dehors.

Les hommes ne sont pas bons naturellement, mais le malheur les rend tout à fait méchants. Il y avait autour de moi des prisonniers endurcis qui me raillaient d'un bout à l'autre du jour, parce que je pleurais en songeant à ma femme et à mes enfants.

—Tiens, dit l'un, voici ta femme qui vient payer ta rançon. Et tous de rire, et moi de me remettre à pleurer. Ce n'était pas ma femme qui venait, mais c'était bien pour moi qu'on avait sonné.

Le père Goldmish m'appelle; je me lève étonné.

—On vient de payer pour vous, me dit-il.

Je croyais qu'il se moquait de moi. Mais il a bien fallu me rendre à l'évidence, quand j'ai vu arriver Nichols.

—Qu'est-ce que Nichols? demanda l'abbé.

—Nichols, c'est un mauvais sujet, un homme d'affaires, un organisateur de chantage. Quand on est misérable, il faut vivre, et souvent j'ai accepté de la besogne que me donnait Nichols. D'abord je n'ai pensé qu'à la joie de revoir ma femme et mes enfants; et puis, quand j'ai été dehors, je lui ai dit:

—Tu es donc riche, et tu as donc bien besoin de moi, que tu viens de payer ma liberté au prix de dix guinées?

—On m'a avancé de l'argent pour une affaire, me répondit-il, et il y a un joli denier à toucher pour chacun si la chose réussit. Nous sommes quatre: toi, moi, Macferson et John le rough.

Ce dernier nom fit tressaillir l'abbé Samuel.

—Nichols ne voulut pas s'expliquer plus clairement. Il me quitta au pont de Waterloo en me disant: Va voir ta femme et tes enfants, et trouve-toi ici à minuit.

—Et vous y êtes allé? demanda l'abbé Samuel. De quoi s'agissait-il?

—De nous mettre à la recherche du condamné à mort que les Irlandais ont sauvé.

—Mon ami, dit l'abbé Samuel, je comprends vos scrupules; mais je crois que vous pouvez vous rassurer. Personne ne trouvera John Colden.

—Hélas! monsieur, répondit Paddy, si j'avais cette idée-là, je ne vous aurais parlé de rien, mais il faut bien vous dire que Nichols sait où il est. Et la nuit prochaine, nous devons nous introduire dans l'église Saint-George, garrotter le vieux gardien, monter dans le clocher et nous emparer de John.

L'abbé Samuel était devenu pâle tout à coup.

Ce n'était pas John, c'était l'homme gris qui était dans le clocher; mais mieux eût valu, peut-être, que ce fût John.

Paddy poursuivit:

—La police est prévenue. Elle attendra dans la rue, car elle ne veut pas entrer dans l'église.

Ici Paddy eut un profond soupir et il se jeta aux pieds de l'abbé Samuel.

—Mon révérend, dit-il, je ne trahirai pas ceux qui ont donné du pain à mes enfants. Je vous attendais... Vous avez tout le jour devant vous... sauvez John...

—Vous êtes un brave homme, Paddy, fit l'abbé Samuel, et vous serez récompensé. A combien se serait élevée votre part de prime?

—A cent livres.

—L'Irlande est pauvre, mais elle sait reconnaître les services rendus. Dimanche prochain, Paddy, je vous apporterai les cent livres.

En même temps le prêtre voulut poser une guinée sur la table. Mais Paddy refusa.

—Non, pas aujourd'hui, monsieur l'abbé, dit-il. Nous avons de l'argent. Nichols m'a donné deux couronnes. C'est de quoi vivre quinze jours, et il y a de plus malheureux que nous à qui ce que vous nous offrez fera grande joie.

L'abbé reprit la guinée, mais il tendit les bras à Paddy et l'embrassa avec effusion, en répétant:

—Vous êtes un brave homme, Paddy, et Dieu vous tiendra compte de ce que vous avez fait.

Et l'abbé sortit, visiblement ému.


Quand le prêtre fut parti, la femme de Paddy rentra. Paddy avait des larmes dans les yeux.

—Qu'as-tu donc? fit la mégère. Le prêtre a gobé ce que tu lui as dit? Miss Ellen sera contente, alors?

Paddy serra les poings!—Ah! misérable que je suis! Mais sa femme eut un éclat de rire.—Tu me fais pitié, dit-elle. Quand on est de pauvres gens comme nous, on sert qui nous paye!...

Paddy ne répondit point, mais il sortit et s'en alla du côté de la Tamise. Il avait besoin du grand air. Sa trahison lui remontait à la gorge et l'étouffait. Car évidemment cet avis charitable qu'il venait de donner à l'abbé Samuel était une trahison, puisque miss Ellen l'avait inspiré!




XXIX


Comme on le pense bien, l'abbé Samuel était sorti de chez Paddy en proie à une vive agitation. La retraite de l'homme gris était découverte. Il est vrai qu'on le prenait pour John Colden, mais il pouvait arriver que les misérables qui recherchaient le condamné à mort le prissent pour lui et le livrassent à la police, qui le reconnaîtrait et le déclarerait de bonne prise. L'abbé Samuel savait, du reste, une chose, c'est qu'en Angleterre l'industrie privée est toujours plus intelligente et plus hardie que les institutions publiques.

La police, rouage municipal, recherchait l'homme gris et John Colden. Le danger était réel, mais on pouvait le conjurer. Mais quatre hommes se réunissaient et, en vue de partager la prime offerte, entreprenaient la même besogne, le danger était mille fois plus grand. L'Anglais qui veut gagner de l'argent fait des prodiges. Donc l'abbé Samuel, en sortant de chez Paddy, n'hésita pas un moment; il prit le chemin de l'église Saint-George qui, d'ailleurs, était à deux pas.

Le jeune clergyman qui l'avait suivit et s'était effacé sous une porte pour le laisser entrer dans la maison de Paddy, s'apprêtait à l'aborder, mais il avait, pour cela, compté sur deux choses, la première, que le prêtre irlandais aurait, en sortant, le visage calme de tout à l'heure, la seconde, qu'il reprendrait le même chemin.

L'abbé était si agité que le clergyman hésita; puis, au lieu de revenir dans Adams street, il se dirigea vers l'autre bout du passage, gagnant Saint-George par un dédale de courts et de ruelles.

Le clergyman avait peine à le suivre; mais il hâta le pas, hésitant toujours à l'aborder.

L'abbé, dans son trouble, ne remarqua point qu'un pas retentissait régulièrement derrière le sien et qu'un homme le suivait.

Le clergyman le voyant entrer dans l'église s'arrêta.—Il finira bien par sortir, pensa-t-il.

En effet, l'abbé Samuel n'avait nullement l'intention de rester longtemps à Saint-George; il se disait que très-certainement les misérables qui voulaient arrêter John Colden avaient établi une surveillance aux abords de l'église, et que par ce seul fait qu'il avait assisté le condamné sur l'échafaud, avant l'enlèvement, il était probable qu'ils le soupçonnaient de connaître la retraite de John Colden et que, par conséquent, entrer dans Saint-George, c'était le trahir.

Il est vrai que c'était dimanche, que les fidèles se pressaient dans l'église, et que cela expliquait jusqu'à un certain point la présence de l'abbé bien qu'il fût de la paroisse de Saint-Gilles.

Un prédicateur était en chaire et on l'écoutait avec attention, cela permit à l'abbé Samuel d'entrer sans attirer les regards et de se glisser jusqu'à la porte du clocher qui demeurait ouverte.

Alors il gravit rapidement l'escalier et arriva dans cette chambre du gardien où l'homme gris s'était constitué prisonnier volontaire. L'homme gris dormait. Il avait été sur pied une partie de la nuit et n'était rentré que fort tard. Il dormait d'un sommeil calme, régulier, qui laissait à sa physionomie son expression de douceur mélancolique. Le prêtre, en présence de cette tranquillité, sentit ses angoisses redoubler.

—Peut-être aurait-il dormi ainsi, la nuit prochaine, quand les misérables seraient venus. Et il le toucha du doigt à l'épaule. L'homme gris ouvrit les yeux. Il est certaines natures privilégiées qui passent du sommeil le plus profond au réveil, sans transition aucune et n'éprouvent, ni ces hésitations, ni ces absences de mémoire que subissent ordinairement ceux qu'on éveille en sursaut. L'homme gris était du nombre. Il ne se frotta pas même les yeux, et souriant à l'abbé Samuel, il lui dit:—Je ne m'attendais pas à votre visite ce matin. Pardonnez-moi donc de m'avoir trouvé endormi.

Le prêtre était fort pâle et son visage trahissait les perplexités de son âme.

—Qu'arrive-t-il donc, que je vous vois ainsi bouleversé? poursuivit-il, sans se départir de sa tranquillité.

—Votre retraite est découverte!...

—Cela devait arriver. Et l'homme gris se leva sans précipitation aucune.—Parlez, monsieur l'abbé, dit-il froidement.

L'abbé Samuel lui raconta alors ce qu'il avait appris de Paddy.

—Je le savais; Shoking est tombé cette nuit dans les mains de ces gens-là, et parmi eux il y avait ce Paddy dont vous me parlez.

Le prêtre eut un mouvement de surprise.

—Monsieur l'abbé, reprit l'homme gris, ne m'avez-vous pas dit tout à l'heure que cet homme était sorti de White-cross hier soir?

—Du moins c'est ce qu'il m'a dit.

—Eh bien! il vous a menti: voici deux jours qu'il est dehors. Quel est son but en vous disant cela? Pourquoi trahit-il ses associés à mon profit? Voilà ce que je ne sais pas aujourd'hui, mais ce que je saurai demain. Le calme de l'homme gris stupéfiait l'abbé.

—Mais, dit-il, vous n'allez pas rester ici?

—Je ne suis pas John Colden.

—Mais on vous cherche aussi.

—Oh! moi, c'est différent. Quand ils viendront, je leur prouverai que je ne suis pas plus l'homme gris que John Colden.

L'abbé Samuel leva les yeux au ciel:—Mon Dieu! dit-il, que va-t-il advenir de tout cela?

L'homme gris était devenu pensif tout à coup.

—Monsieur l'abbé, dit-il enfin, je vous ai dit que je resterais ici: je veux dire que je reviendrais ce soir; mais, pour le moment, je vais sortir. J'ai un rendez-vous à Hyde-Park.

—Un rendez-vous?

—C'est-à-dire, j'espère y rencontrer miss Ellen; ce qui est absolument la même chose.

—La fille de lord Palmure, votre implacable ennemie?

—J'en veux faire une servante fidèle de la cause irlandaise. Ayant ainsi parlé, il ouvrit une grande malle qui se trouvait dans un coin.

—Pour peu que vous demeuriez en bas, dans l'église, ajouta-t-il, vous me verrez sortir, et vous ne me reconnaîtrez pas. De cette façon vous serez rassuré sur mon compte.

La tranquillité parfaite de l'homme gris avait fini par gagner l'abbé Samuel. Il descendit dans l'église et s'agenouilla derrière un pilier, tout auprès de la porte du clocher. Pendant ce temps, l'homme gris procédait à sa toilette.




XXX


L'abbé Samuel tournait de temps en temps la tête vers l'escalier du clocher, tandis que le prédicateur continuait son sermon, mais l'homme gris ne reparaissait pas. Le sermon fini, le prêtre remonta à l'autel et comme l'office divin allait être terminé, un homme vint s'agenouiller auprès de l'abbé Samuel. Ce dernier leva la tête et regarda ce nouveau venu avec indifférence. C'était un personnage vêtu avec cette élégante simplicité que les Anglais de haut rang, fanatiques de l'habit noir pour la soirée, affectent le matin. Une grosse bague chevalière brillait à l'annulaire de la main gauche; il avait dans la main un stick à pomme d'argent sculpté, et son col droit et raide accusait l'origine britannique, bien qu'il eût les cheveux et les favoris d'un noir luisant. L'office fini, cet homme regarda l'abbé Samuel et le salua, au grand étonnement de ce dernier, qui croyait voir ce gentleman pour la première fois.

Puis, il se dirigea lentement vers la porte.

A Londres, la population catholique est pauvre, souffreteuse, presque entièrement composée d'Irlandais, et un gentleman paraissant favorisé des dons de la fortune était chose rare, sinon inouïe, dans l'humble église de Saint-George.

Aussi, l'abbé Samuel obéit-il en ce moment à une sorte de curiosité vague en suivant le gentleman de loin.

De l'autre côté de la grille du cimetière, un groom, monté sur un robuste poney d'Écosse, tenait en main une admirable jument de pur sang.

L'étonnement de l'abbé Samuel redoubla en voyant le gentleman se diriger vers la jument, dont le groom lui présenta respectueusement la bride, mettre le pied à l'étrier et sauter en selle.

Néanmoins, ce personnage ne s'éloigna pas tout de suite. Les Irlandais se pressaient autour de lui et quelques femmes déguenillées, portant leurs enfants demi nus, lui tendirent la main. Le gentleman fit un signe, et son groom se mit à distribuer des shillings et des demi-couronnes. Un vieillard s'approcha à son tour: c'était un vieux soldat de marine, qui avait perdu un bras. Le gentleman lui mit une guinée dans sa main unique et lui dit, en lui désignant le prêtre irlandais qui s'était arrêté à quelques pas.

—Mon ami, vous voyez ce digne homme? c'est l'abbé Samuel.

—Oh! je le connais bien, dit le vieillard. Et quel est le malheureux, à Londres, qui ne le connaît pas?

—Eh bien! veuillez aller à lui et priez-le de s'approcher de moi.

Mais le prêtre avait compris le geste, le regard, et il s'empressa de venir au gentleman.

—Monsieur l'abbé, lui dit-il, voulez-vous accepter une modeste offrande pour votre église?

Et il tendit au prêtre stupéfait un petit portefeuille en cuir de Russie, qui renfermait sans doute une poignée de bank-notes.

Mais l'étonnement de l'abbé Samuel ne provenait plus de la générosité du gentleman; il avait une tout autre cause. Le prêtre avait reconnu cette voix, la seule chose qui restât de l'homme gris, dans ce parfait et respectable gentleman. La foule se tenait respectueusement à distance, et ne pouvait entendre ce qu'ils disaient.

—Eh bien! fit le gentleman en souriant, puisque vous ne me reconnaissez pas, pourquoi voulez-vous que les hommes de Scotland-yard me reconnaissent?

Et s'il me prenait fantaisie de me présenter chez vous demain en mendiant, et le front couvert de cheveux blancs, vous me feriez l'aumône. Ainsi donc, rassurez-vous, et à demain...

Sur ces derniers mots, il salua le prêtre avec respect, jeta une dernière poignée de shillings et de couronnes autour de lui, et rendit la main à sa monture, qui partit à ce trot magistral auquel on reconnaît les steppeurs de premier ordre.

La foule s'était écoulée peu à peu dans les petites rues avoisinantes, l'homme gris avait disparu depuis longtemps, que l'abbé Samuel était encore là, auprès de la grille du cimetière, plongé dans une rêverie profonde.

Alors le jeune clergyman chargé d'exécuter les ordres du révérend Peters Town s'approcha. Il y avait plus d'une heure qu'il attendait.

Prêtres catholiques ou clergymen, c'est-à-dire ministres du culte anglican, ont à peu près le même costume, qui consiste en un pantalon noir, une longue redingote boutonnée, un chapeau rond. Un étranger s'y trompe, mais le peuple anglais ne s'y trompe pas. Le clergyman a un cravate blanche. Le prêtre catholique porte un col noir assez haut, duquel s'échappe un mince liseré blanc formé par la chemise. Toute la nuance est là. Les deux cultes n'ont aucun rapport entre eux, et les prêtres des deux églises s'évitent soigneusement.

Les anglicans, les dominateurs qui font observer et respecter la religion de l'État et touchent de grosses prébendes, ont un profond mépris pour ce pauvre homme, apôtre d'une foi tolérée et à peine respectée, qui ne touche, lui, aucun traitement somptueux, et qui en est réduit pour vivre aux aumônes des fidèles, presque aussi pauvres que lui. Le prêtre catholique, évite aussi soigneusement tout contact avec les clergymen.

Ce n'est point par dédain, mais par humilité, et peut-être aussi par crainte, tant la persécution séculaire l'a accoutumé à passer la tête inclinée. L'abbé Samuel fit donc un pas en arrière et eut même un mouvement de surprise inquiète et craintive, en se trouvant face à face avec un ministre de la foi inventée par le roi Henri VIII.

Mais le clergyman était jeune, il avait un visage sympathique, une voix pleine de douceur, et il salua le prêtre catholique avec respect.

—Monsieur l'abbé, lui dit-il, il est un terrain neutre sur lequel nos deux églises peuvent se rencontrer, c'est le terrain de la charité.

—Vous avez raison, monsieur, répondit l'abbé Samuel en rendant son salut au clergyman.

Celui-ci continua:—Je me suis d'abord rendu à Saint-Gilles, mais, ne vous ayant point trouvé, je suis venu ici.

Il vous est arrivé souvent, nous le savons, de prodiguer vos soins et vos aumônes à des malheureux appartenant à notre communion.

—Tous les hommes sont mes frères, répondit simplement l'abbé Samuel.

—Nous aussi, reprit le clergyman, nous pratiquons votre maxime, et c'est ce qui fait qu'un malheureux catholique est entre mes mains et va mourir, en dépit de nos efforts et de nos soins. A la dernière heure, le pauvre homme réclame vos consolations; les lui refuserez-vous?

—Je suis prêt à vous suivre, dit l'abbé.

—Eh bien! venez...

Et le clergyman héla un cab qui passait vide, au coin de la place.




XXXI


Le cab monta rapidement vers le pont de Londres. L'abbé Samuel était tellement absorbé qu'il n'avait pas entendu les indications données au cabman par le clergyman. Le pont de Londres est peut-être le plus encombré du monde. Des milliers de voitures s'y croisent en tous sens et à toute heure, et souvent la circulation s'y trouve momentanément interrompue. Quand le cab fut au milieu, il fut contraint de s'arrêter. Alors l'abbé Samuel put embrasser d'un regard cet immense panorama de la Tamise, et cet horizon, sans limite, de toits, de chapelles et de clochers qu'on appelle Londres. Le clergyman, étendant la main, lui montra la coupole étincelante de Saint-Paul, qui resplendissait sous un pâle rayon de soleil, à travers le brouillard. Regardez, lui dit-il, c'est là que nous allons.

—A Saint-Paul? fit l'abbé Samuel en tressaillant.

—Comment donc un catholique se trouve-t-il dans votre église?

—Je ne sais pas, répondit le clergyman, je ne sais, en ce moment, qu'obéir aux ordres que j'ai reçus, car c'est le révérend Péters Town qui m'a envoyé vers vous.

—Ah! fit l'abbé qui se prit à songer à cet homme qui avait servi les fenians, dans la nuit qui avait précédé l'enlèvement de John Colden.

Au bout du pont de Londres, le cab se reprit à rouler avec rapidité, et il monta au grand trot la large voie de Cannon street. Un quart d'heure après, le prêtre catholique et le ministre anglican entraient à Saint-Paul. L'office du matin était fini et l'église était déserte. Un bedeau éteignait les cierges du choeur. Saint-Paul a plutôt l'air d'un panthéon que d'une église. Avec ses statues de généraux et d'amiraux, ses murs blancs, ses boiseries froides et d'un effet monotone, ses dorures d'un goût médiocre, ça et là, ce temple fait regretter la plus modeste des églises catholiques, avec ses vieux vitraux, ses tableaux de sainteté, et cette atmosphère chargée d'encens qui éveille dans l'âme la moins croyante de mystérieuses aspirations. Le clergyman conduisit l'abbé Samuel qui, pour la première fois, entrait dans Saint-Paul.

—Le moribond est là haut dans la lanterne. Et il le mena à la porte de cet escalier de plusieurs centaines de marches qui monte à l'intérieur de la coupole.—En haut, lui dit-il, vous trouverez le révérend Peters Town et le malheureux qui vous attend. Et le clergyman resta dans l'église, tandis que l'abbé Samuel commençait cette pénible ascension. En montant, l'abbé se posait cette question qui lui paraissait insoluble:

—Comment un catholique se trouvait-il dans la lanterne de Saint-Paul, l'église métropole du culte anglican? Tout en haut de l'escalier, l'abbé Samuel leva la tête et vit l'austère révérend Peters Town debout sur les dernières marches, qui le salua de la main et lui dit:—Venez, monsieur, suivez-moi. Et il le conduisit dans une chambre ménagée dans la coupole, où le prêtre catholique vit un homme couché dans un lit et qui paraissait prêt à rendre l'âme. Il s'approcha de lui et prit sa main. Le prétendu moribond leva sur lui un oeil plein de gratitude. Puis son regard alla chercher le révérend Peters Town et devint suppliant.

—Monsieur l'abbé, dit ce dernier, je vous laisse seul avec ce malheureux. Vous me retrouverez sur la terrasse de la coupole.

L'abbé Samuel s'inclina. Puis, le révérend parti, il ferma la porte et revint auprès de cet homme qui réclamait son ministère.

—Vous êtes donc bien malade, mon ami?

—Non, répondit cet homme tout bas; mais il y va de ma vie, et c'est pour cela que j'ai consenti à vous faire demander. Et le prétendu moribond, qui était Irlandais, se mit à parler dans ce patois des côtes de la verte Érin qui est incompréhensible pour les Anglais.

—Je suis un misérable, lui dit-il. Catholique, je me suis mis au service des ennemis de notre foi et je suis sacristain ici depuis près de dix ans, mais le repentir m'a touché et j'ai servi nos frères une heure. C'est moi qui ai allumé le feu électrique.

—Je le sais, dit l'abbé Samuel. Mais ne vous a-t-on pas mis en prison?

—Oui d'abord, mais on m'a relâché, faute de preuves.

—Alors on vous a chassé d'ici. Comment y êtes-vous revenu?

—C'est le révérend Peters Town qui est venu me chercher et m'a dit que mon emploi me serait rendu si je consentais à jouer le rôle d'un homme qui va mourir et si je vous appelais à mon chevet.

Pourquoi? je ne sais pas. Que veulent-ils? je l'ignore...

—Mais défiez-vous... On m'a fait avaler je ne sais quelle médecine qui m'a donné la fièvre et m'a mis en cet état; mais j'ai conservé toute ma raison, et c'est pour cela que je vous préviens. Je ne veux plus trahir mes frères... défiez-vous.

Et pendant que cet homme parlait, le révérend attendait derrière la porte, et il crut que le prêtre catholique recevait la confession du sacristain.

Au bout d'une demi-heure, l'abbé Samuel rouvrit la porte. Le révérend feignit d'accourir.

L'abbé Samuel était pâle, mais la sérénité régnait sur son visage, et quelque piége qu'on lui eût tendu, il paraissait résolu à braver ses ennemis. Le révérend Peters Town le prit par la main et le conduisit sur cette étroite terrasse qui fait le tour du dôme, lui disant:

—Venez, monsieur, il faut que je vous parle!... Le jeune prêtre le suivit.

Saint-Paul est bâti au point culminant de la colline qui domine les deux rives de la Tamise.

Du haut de cette terrasse, pour peu que le temps soit clair, pour peu que le brouillard se déchire, la ville immense apparaît toute entière aux regards fascinés.

Comme Jésus, emporté par Satan sur la montagne, l'abbé Samuel avait été conduit là par le ministre anglican, qui voulait éblouir l'humble apôtre, en déroulant sous ses pieds les splendeurs titanesques de la cité colossale.—Regardez! lui dit-il.

—Pourquoi me montrez-vous cela?

—Londres est la reine du monde, et cette église où nous sommes, la reine de Londres, dit le révérend d'une voix solennelle et inspirée.

Vous êtes jeune, vous êtes éloquent, pourquoi ne vous laisseriez-vous point devenir grand?

—Je ne vous comprends pas?

—Regardez, non plus à vos pieds, dit le révérend, mais là-bas, à l'ouest, au bord du fleuve, voyez-vous ce palais dont le brouillard en lambeaux estompe les tourelles et les clochetons?

—Oui, dit l'abbé Samuel; c'est Lambeth palace.

—C'est la demeure du chef de notre religion à nous, fit le révérend avec orgueil; c'est un palais aux lambris dorés, aux escaliers de marbre, et ce palais, je vous l'offre.

—A moi? dit l'abbé Samuel.

Et l'abbé fit un pas en arrière, et, il regarda cet homme, comme Jésus dut regarder Satan lorsque celui-ci lui offrit l'empire du monde!...




XXXII


Le révérend Peters Town sembla vouloir profiter de la stupeur de l'abbé pour continuer:

—Voyez-vous cette ville immense? C'est Londres, la capitale des trois royaumes et du monde entier, car où que vous alliez, au fond des déserts, sur le moindre rescif perdu au milieu de l'océan, flotte le drapeau britannique.

Londres est la maîtresse du monde, et deux pouvoirs se partagent cette royauté, la noblesse et le clergé.

Le lord chancelier commande à l'un, l'archevêque de Canterbury est le chef de l'autre.

Voulez-vous être un jour celui qui gouverne sous les lambris de Lambeth palace? Vous avez le front vaste des hommes que Dieu fait rois par la pensée, vous devez être ambitieux, continua le révérend Peters Town. Abandonnez ce culte suranné, cette église vermoulue que vous avez condamnée chez nous à l'obscurité et au silence; nous vous tendons la main, venez avec nous.

La stupeur du jeune prêtre avait fait place à l'indignation, mais cette indignation était muette et contenue à ce point que le révérend Peters Town put croire que la tentation le mordait au coeur.

—Jusqu'à présent, poursuivit-il, quel a été votre lot? vous avez vécu pauvrement, obscurément, prêchant votre foi à des mendiants, servant une cause perdue d'avance.

Venez à nous et nous vous ferons grand et fort, vous serez riche et puissant, et vous deviendrez un de ces deux maîtres du monde dont je vous parlais tout à l'heure.

Enfin la voix de l'abbé Samuel se fit jour à travers sa gorge crispée.—Mais c'est une apostasie que vous me demandez! s'écria-t-il.

—Non point une apostasie, mais une conviction, dit le prêtre anglican avec audace.

Soudain l'abbé Samuel, qui d'abord avait reculé, fit un pas vers lui. A son tour, il prit la main du prêtre anglican et lui dit:

—Je vous ai écouté, écoutez-moi à votre tour.

Il était transfiguré en parlant ainsi.

Ce jeune homme, pâle et chétif en apparence, avait grandi tout à coup; son oeil bleu, si doux et si triste d'ordinaire, lançait des éclairs, sa voix était devenue sonore et vibrante, et le révérend Peters Town, ce grand dominateur de consciences, courba la tête sous ce regard plein d'éclairs.

—Écoutez-moi, répéta l'abbé, écoutez-moi!

Et, lui aussi, il s'avança vers la balustrade et il promena un long regard sur la ville colossale accroupie comme un monstre aux millions d'yeux et de têtes sur les deux rives de la Tamise.

—Oui, dit-il alors, vous avez raison: à vous les palais aux dômes d'or, à vous le fleuve sur lequel passent les grands navires aux opulentes cargaisons, à vous la puissance commerciale du monde et les biens de la terre. Vous m'avez montré Lambeth palace, et le Parlement, et Westminster...

Eh bien! regardez plus loin encore, sur la gauche, au milieu de ces pauvres maisons enfumées du Southwark? Voyez-vous cette humble église? Voyez-vous ce clocher qui monte dans le ciel brumeux, c'est Saint-George.

Saint-George est notre temple à nous, et il est l'égal de Saint-Pierre de Rome, la vieille basilique, et l'autel où nous montons est le même que celui où montaient les premiers prêtres chrétiens, il y a dix-huit cents ans.

La doctrine que vous prêchez est d'hier, et pourtant vous êtes aussi divisés que des frères ennemis, et chacun de vous a une foi nouvelle, et chacun veut être pontife et avoir ses disciples.

Nous, nous n'avons qu'un autel, comme nous n'avons qu'un chef.

Vous placez dans vos temples tout neufs les statues de vos grands hommes, mais nous, à travers les siècles, à travers les âges barbares, nous avons conservé les oeuvres des maîtres, qui étaient grands surtout parce qu'ils croyaient.

Que notre église soit la cathédrale orgueilleuse ou l'humble chapelle irlandaise, elle restera debout au milieu des orages, car la foi est éternelle.

Ah! vous me montrez Londres, la ville immense, et vous me dites: Voilà notre empire! Je vous montre, moi, ces pauvres maisons qui entourent une misérable église, et je vous dis: Nous sommes plus riches que vous!

La parole de l'abbé Samuel était devenue sonore comme les sons graves de l'orgue; à son tour il tenait courbé sous son regard cet homme qui avait méprisé sa jeunesse et sa foi.

Et, quand il eût fait un geste pour que le révérend Peters Town lui livrât passage, celui-ci s'écarta tout frémissant.

Et l'abbé Samuel, la tête haute, calme, sublime, quitta cette terrasse de la tentation, gagna l'escalier du dôme et descendit.

Le jeune clergyman était en bas, auprès de la chaire, attendant les ordres de son supérieur.

Le prêtre catholique passa près de lui sans le voir, et sortit de Saint-Paul. Alors le clergyman, frappé de cette démarche, de ce visage plein de sérénité, comprit qu'il avait dû se passer en haut quelque chose d'extraordinaire, et il monta.

Le révérend Peters Town, pâle, l'oeil en feu, les lèvres crispées, était toujours appuyé à la balustrade du dôme. Tel Satan devait être lorsque le Christ eut repoussé ses offres. Le clergyman s'approcha: le révérend ne le vit point. Pendant quelques minutes, le jeune homme se tint à l'écart, n'osant faire un pas, n'osant prononcer un mot. Enfin le révérend se retourna; il vit le clergyman et lui dit:

—Que peuvent-ils donc avoir au coeur ces hommes qui ont fait voeu de pauvreté et dont la vie est un combat perpétuel? J'ai parlé à son ambition, et son ambition est restée muette. Ah! ce jeune homme est notre ennemi le plus terrible, croyez-le... mais je le terrasserai...

Et le révérend, du haut de Saint-Paul, montra le poing à l'humble église de Saint-George.

—L'abbé Samuel m'a terrassé, murmura-t-il, mais j'aurai ma revanche, et elle sera terrible!...

Et il eut un accent de haine et une expression de fureur dans le visage et le regard qui firent frissonner le jeune clergyman.

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