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Les mystères de Paris, Tome II

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The Project Gutenberg eBook of Les mystères de Paris, Tome II

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Title: Les mystères de Paris, Tome II

Author: Eugène Sue

Release date: July 27, 2006 [eBook #18922]
Most recently updated: January 8, 2007

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MYSTÈRES DE PARIS, TOME II ***

Eugène Sue

LES MYSTÈRES DE PARIS

Tome II

(1842—1843)


Table des matières

TROISIÈME PARTIE.

I L'embuscade.
II Le presbytère.
III La rencontre.
IV La veillée.
V L'hospitalité.
VI Une ferme modèle.
VII La nuit.
VIII Le rêve.
IX La lettre.
X Reconnaissance.
XI La laitière.
XII Consolations.
XIII Réflexion.
XIV Le chemin creux.
XV Clémence d'Harville.
XVI Les aveux.
XVII La charité.
XVIII Misère.
XIX La dette.
XX Le jugement.

QUATRIÈME PARTIE.

I Louise.
II Rigolette.
III Voisin et voisine.
IV Le budget de Rigolette.
V Le Temple.
VI Découverte.
VII Apparition.
VIII L'arrestation.
IX Confession.
X Le crime.
XI L'entretien.
XII La folie.
XIII Jacques Ferrand.
XIV L'étude.
XV M. de Saint-Remy.
XVI Le testament.
XVII La comtesse Mac-Gregor.
XVIII M. Charles Robert XIX Mme de Lucenay.
XIXMme de Lucenay.
XX Dénonciation.

TROISIÈME PARTIE


I

L'embuscade

L'église et le presbytère de Bouqueval s'élevaient à mi-côte au milieu d'une châtaigneraie, d'où l'on dominait le village.

Fleur-de-Marie et l'abbé gagnèrent un sentier sinueux qui conduisait à la maison curiale, en traversant le chemin creux dont cette colline était diagonalement coupée.

La Chouette, le Maître d'école et Tortillard, tapis dans une des anfractuosités de ce chemin, virent le prêtre et Fleur-de-Marie descendre dans la ravine et en sortir par une pente escarpée. Les traits de la jeune fille étant cachés sous le capuchon de sa mante, la borgnesse ne reconnut pas son ancienne victime.

—Silence, mon homme! dit la vieille au Maître d'école, la gosseline [1] et le sanglier [2] viennent de passer la traviole[3]; c'est bien elle, d'après le signalement que nous a donné le grand homme en deuil: tenue campagnarde, taille moyenne, jupe rayée de brun, mante de laine à bordure noire. Elle reconduit comme ça tous les jours le sanglier à sa cassine, et elle revient toute seule. Quand elle va repasser tout à l'heure, là, au bout du chemin, il faudra tomber dessus, l'enlever pour la porter dans la voiture.

—Et si elle crie au secours? reprit le Maître d'école, on l'entendra à la ferme, puisque vous dites que l'on en voit les bâtiments d'ici; car vous voyez... vous autres, ajouta-t-il d'une voix sourde.

—Bien sûr que d'ici on voit les bâtiments tout proche, dit Tortillard. Il y a un instant, j'ai grimpé au haut du talus en me traînant sur le ventre. J'ai entendu un charretier qui parlait à ses chevaux dans cette cour là-bas...

—Alors voilà ce qu'il faut faire, reprit le Maître d'école après un moment de silence: Tortillard va se mettre au guet à l'entrée du sentier. Quand il verra la petite venir de loin, il ira au-devant d'elle en criant qu'il est fils d'une pauvre vieille femme qui s'est blessée en tombant dans le chemin creux, et il suppliera la jeune fille de venir à son secours.

—J'y suis, Fourline. La pauvre vieille, ça sera ta Chouette. Bien sorbonné[4]. Mon homme, tu es toujours le roi des têtards[5]! Et après, qu'est-ce que je ferai?

—Tu t'enfonceras bien dans le chemin creux du côté où attend Barbillon avec le fiacre... Je me cacherai tout près. Quand Tortillard t'aura amené la petite au milieu de la ravine, cesse de geindre et saute dessus, une main autour de son colas[6], et l'autre dans sa bavarde pour lui arquepincer le chiffon rouge[7] et l'empêcher de crier...

—Connu, Fourline... comme pour la femme du canal Saint-Martin, quand nous l'avons fait flotter, après lui avoir grinchi la négresse[8] qu'elle portait sous le bras; même jeu, n'est-ce pas?

—Oui, toujours du même... Pendant que tu tiendras ferme la petite, Tortillard accourra me chercher; à nous trois, nous embaluchonnons la jeune fille dans mon manteau, nous la portons à la voiture de Barbillon, et de là plaine Saint-Denis, où l'homme en deuil nous attend.

—C'est ça qui est enflanqué! Tiens, vois-tu, Fourline, tu n'as pas ton pareil. Si j'avais de quoi, je te tirerais un feu d'artifice sur ta boule, et je t'illuminerais en verres de couleur à la saint Charlot, patron du béquillard[9]. Entends-tu ça, toi, moutard, si tu veux devenir passé-singe[10], dévisage mon gros têtard; voilà un homme!... dit orgueilleusement la Chouette à Tortillard.

Puis, s'adressant au Maître d'école:

—À propos, tu ne sais pas: Barbillon a une peur de chien d'avoir une fièvre cérébrale[11].

—Pourquoi ça?

—Il a buté[12], il y a quelque temps, dans une dispute, le mari d'une laitière, qui venait tous les matins de la campagne, dans une petite charrette conduite par un âne, vendre du lait dans la Cité, au coin de la rue de la Vieille-Draperie, proche chez l'ogresse du Lapin-Blanc.

Le fils de Bras-Rouge, ne comprenant pas l'argot, écoutait la Chouette avec une sorte de curiosité désappointée.

—Tu voudrais bien savoir ce que nous disons là, hein! moutard?

—Dame! c'est sûr...

—Si tu es gentil, je t'apprendrai l'argot. Tu as bientôt l'âge où ça peut servir. Seras-tu content, fifi?

—Oh! je crois bien! Et puis j'aimerais mieux rester avec vous qu'avec mon vieux filou de charlatan, à piler ses drogues et à brosser son cheval. Si je savais où il cache sa mort-aux-rats pour les hommes, je lui en mettrais dans sa soupe, pour n'être plus forcé de trimer avec lui. La Chouette se prit à rire et dit à Tortillard en l'attirant à elle:

—Venez tout de suite baiser maman loulou... Es-tu drôlet!... Mais comment sais-tu qu'il a de la mort-aux-rats pour les hommes, ton maître?

—Tiens! Je lui ai entendu dire ça, un jour que j'étais caché dans le cabinet noir de sa chambre où il met ses bouteilles, ses machines d'acier, et où il tripote dans ses petits pots...

—Tu l'as entendu quoi dire?... demanda la Chouette.

—Je l'ai entendu dire à un monsieur, en lui donnant une poudre dans un papier: «Quelqu'un qui prendrait ça en trois fois irait dormir sous terre... sans qu'on sache ni pourquoi ni comment, et sans qu'il reste aucune trace...»

—Et qui était ce monsieur? demanda le Maître d'école.

—Un beau jeune monsieur, qui avait des moustaches noires et une jolie figure comme une dame... Il est revenu une autre fois; mais cette fois-là, quand il est parti, je l'ai suivi par ordre de M. Bradamanti pour savoir où il irait percher. Ce joli monsieur, il est entré rue de Chaillot, dans une belle maison. Mon maître m'avait dit: «N'importe où ce monsieur ira, suis-le et attends-le à la porte; s'il ressort, resuis-le jusqu'à ce qu'il ne ressorte plus de l'endroit où il sera entré, ça prouvera qu'il demeure dans ce dernier lieu; alors, Tortillard, mon garçon, tortille-toi pour savoir son nom... ou sinon, moi, je te tortillerai les oreilles d'une drôle de manière.»

—Eh bien?

—Eh bien! je m'ai tortillé et j'ai su le nom du joli monsieur.

—Et comment as-tu fait? demanda le Maître d'école.

—Tiens... moi pas bête, j'ai entré chez le portier de la maison de la rue de Chaillot, d'où ce monsieur ne ressortait pas; un portier poudré avec un bel habit brun à collet jaune galonné d'argent... Je lui ai dit comme ça: «Mon bon monsieur, je viens pour chercher cent sous que le maître d'ici m'a promis pour avoir retrouvé son chien que je lui ai rendu, une petite bête noire qui s'appelle Trompette; à preuve que ce monsieur, qui est brun, qui a des moustaches noires, une redingote blanchâtre et un pantalon bleu clair, m'a dit qu'il demeurait rue de Chaillot, nº 11, et qu'il se nommait Dupont. «—Le monsieur dont tu parles est mon maître et s'appelle M. le vicomte de Saint-Remy; il n'y a pas d'autre chien ici que toi-même, méchant gamin; ainsi, file, ou je t'étrille pour t'apprendre à vouloir me filouter cent sous», me répond le portier en ajoutant à ça un grand coup de pied. C'est égal, reprit philosophiquement Tortillard, je savais le nom du joli monsieur à moustaches noires, qui venait chez mon maître chercher de la mort-aux-rats pour les hommes; il s'appelle le vicomte de Saint-Remy, my, my, Saint-Remy, ajouta le fils de Bras-Rouge en fredonnant ces derniers mots, selon son habitude.

—Tu veux donc que je te mange, petit momacque? dit la Chouette en embrassant Tortillard; est-il finaud! Tiens, tu mériterais que je serais ta mère, scélérat!

Ces mots firent une singulière impression sur le petit boiteux; sa physionomie méchante, narquoise et rusée devint subitement triste; il parut prendre au sérieux les démonstrations maternelles de la Chouette et répondit:

—Et moi, je vous aime bien aussi, parce que vous m'avez embrassé le premier jour où vous êtes venue me chercher au Cœur-Saignant, chez mon père... Depuis défunte maman, il n'y a que vous qui m'avez caressé, tout le monde me bat ou me chasse comme un chien galeux; tout le monde, jusqu'à la mère Pipelet, la portière.

—Vieille loque! Je lui conseille de faire la dégoûtée, dit la Chouette en prenant un air révolté dont Tortillard fut dupe, repousser un amour d'enfant comme celui-là!...

Et la borgnesse embrassa de nouveau Tortillard avec une affection grotesque.

Le fils de Bras-Rouge, profondément touché de cette nouvelle preuve d'affection, y répondit avec expansion et s'écria, dans sa reconnaissance:

—Vous n'avez qu'à ordonner, vous verrez comme je vous obéirai bien... comme je vous servirai!...

—Vrai? Eh bien! tu ne t'en repentiras pas...

—Oh! je voudrais rester avec vous!

—Si tu es sage, nous verrons ça; tu ne nous quitteras pas nous deux mon homme.

—Oui, dit le Maître d'école, tu me conduiras comme un pauvre aveugle, tu diras que tu es mon fils; nous nous introduirons dans les maisons; et, mille massacres! ajouta le meurtrier avec colère, la Chouette aidant, nous ferons encore de bons coups; je montrerai à ce démon de Rodolphe... qui m'a aveuglé, que je ne suis pas au bout de mon rouleau!... Il m'a ôté la vue, mais il ne m'a pas ôté la pensée du mal; je serai la tête, Tortillard les yeux, et toi la main, la Chouette; tu m'aideras, hein?

—Est-ce que je ne suis pas à toi à corde et à potence, Fourline? Est-ce que quand, en sortant de l'hôpital, j'ai appris que tu m'avais fait demander chez l'ogresse par ce sinve[13] de Saint-Mandé, j'ai pas couru tout de suite à ton village, chez ces colasses de pays, en disant que j'étais ta largue[14]?

Ces mots de la borgnesse rappelèrent un mauvais souvenir au Maître d'école. Changeant brusquement de ton et de langage avec la Chouette, il s'écria d'une voix courroucée:

—Oui, je m'ennuyais, moi, tout seul, avec ces honnêtes gens; au bout d'un mois, je n'y pouvais plus tenir... j'avais peur... Alors j'ai eu l'idée de te faire dire de venir me trouver. Et bien m'en a pris! ajouta-t-il d'un ton de plus en plus irrité, le lendemain de ton arrivée, j'étais dépouillé du reste de l'argent que ce démon de l'allée des Veuves m'avait donné. Oui... on m'a volé ma ceinture pleine d'or pendant mon sommeil... Toi seule tu as pu faire le coup: voilà pourquoi je suis maintenant à ta merci... Tiens, toutes les fois que je pense à ça, je ne sais pourquoi je ne te tue pas sur la place... vieille voleuse!

Et il fit un pas dans la direction de la borgnesse.

—Prenez garde à vous, si vous faites mal à la Chouette! s'écria Tortillard.

—Je vous écraserai tous les deux, toi et elle, méchantes vipères que vous êtes! s'écria le brigand avec rage. Et, en entendant le fils de Bras-Rouge parler auprès de lui, il lui lança au hasard un si furieux coup de poing qu'il l'aurait assommé s'il l'eût atteint.

Tortillard, autant pour se venger que pour venger la Chouette, ramassa une pierre, visa le Maître d'école et l'atteignit au front.

Le coup ne fut pas dangereux, mais la douleur fut vive.

Le brigand se leva furieux, terrible comme un taureau blessé; il fit quelques pas en avant et au hasard; mais il trébucha.

—Casse-cou! cria la Chouette en riant aux larmes.

Malgré les liens sanglants qui l'attachaient à ce monstre, elle voyait, pour plusieurs raisons, et avec une sorte de joie féroce, l'anéantissement de cet homme jadis si redoutable et si vain de sa force athlétique.

La borgnesse justifiait ainsi à sa manière cette effrayante pensée de La Rochefoucauld que «nous trouvons toujours quelque chose de satisfaisant dans le malheur de nos meilleurs amis».

Le hideux enfant aux cheveux jaunes et à la figure de fouine partageait l'hilarité de la borgnesse. À un nouveau faux pas du Maître d'école, il s'écria:

—Ouvre donc l'œil, mon vieux, ouvre donc!... Tu vas de travers, tu festonnes... Est-ce que tu n'y vois pas clair!... Essuie donc mieux les verres de tes lunettes!

Dans l'impossibilité d'atteindre l'enfant, le meurtrier herculéen s'arrêta, frappa du pied avec rage, mit ses deux énormes poings velus sur ses yeux et poussa un rugissement rauque comme un tigre muselé.

—Tu tousses, vieux! dit le fils de Bras-Rouge. Tiens, voilà de la fameuse réglisse; c'est un gendarme qui me l'a donnée, faut pas que ça t'en dégoûte!

Et il ramassa une poignée de sable fin qu'il jeta au visage de l'assassin.

Fouettée à la figure par cette pluie de gravier, le Maître d'école souffrit plus cruellement de cette nouvelle insulte que du coup de pierre; blêmissant sous ses cicatrices livides, il étendit brusquement ses deux bras en croix par un mouvement de désespoir inexprimable, et, levant vers le ciel sa face épouvantable, il s'écria d'une voix profondément suppliante:

—Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu!

De la part d'un homme souillé de tous les crimes, et devant qui naguère tremblaient les plus déterminés scélérats, cet appel involontaire à la commisération divine avait quelque chose de providentiel.

—Ah! ah! ah! Fourline qui fait les grands bras, s'écria la Chouette en ricanant. La langue te tourne, mon homme, c'est le boulanger[15] qu'il faut appeler à ton secours.

—Mais un couteau au moins, que je me tue!... un couteau!!! puisque tout le monde m'abandonne..., cria le misérable en se mordant les poings avec une furie sauvage.

—Un couteau? Tu en as un dans ta poche, Fourline, et qui a le fil. Le petit vieux de la rue du Roule et le marchand de bœufs ont dû en aller dire de bonnes nouvelles aux taupes.

Le Maître d'école, ainsi mis en demeure de s'exécuter, changea de conversation et reprit d'une voix sourde et lâche:

—Le Chourineur était bon, lui... il ne m'a pas volé, il a eu pitié de moi.

—Pourquoi m'as-tu dit que j'avais grinchi ton orient[16]! reprit la Chouette en contenant à peine son envie de rire.

—Toi seule tu es entrée dans ma chambre, dit le brigand; on m'a volé la nuit de ton arrivée, qui veux-tu que je soupçonne? Ces paysans étaient incapables de cela.

—Pourquoi donc qu'ils ne grinchiraient pas comme d'autres, les paysans? Parce qu'ils boivent du lait et qu'ils vont à l'herbe pour leurs lapins?

—Enfin on m'a volé, toujours.

—Est-ce que c'est la faute de ta Chouette? Ah çà, voyons, penses-y donc! Est-ce que, si j'avais effarouché ta nature, je serais restée avec toi après le coup? Es-tu bête! Bien sûr que je te l'aurais rincé ton argent, si je l'avais pu; mais, foi de Chouette, tu m'aurais revue quand l'argent aurait été mangé parce que tu me plais tout de même avec tes yeux blancs, brigand! Voyons, sois donc gentil, ne t'ébrèche pas comme ça tes quenottes en les grinçant.

—On croirait qu'il casse des noix! dit Tortillard.

—Ah! ah! ah! il a raison, le môme. Voyons, calme-toi, mon homme, et laisse-le rire, c'est de son âge! Mais avoue que t'es pas juste: quand le grand homme en deuil, qui a l'air d'un croque-mort, m'a dit: «Il y a mille francs pour vous si vous enlevez une jeune fille qui est dans la ferme de Bouqueval, et si vous l'amenez à un endroit de la plaine Saint-Denis que je vous indiquerai», réponds, Fourline, est-ce que je ne t'ai pas tout de suite proposé d'être du coup, au lieu de choisir quelqu'un qui aurait vu clair? C'est donc comme qui dirait l'aumône que je te fais. Car, excepté pour tenir la petite pendant que nous l'embaluchonnerons avec Tortillard, tu me serviras comme une cinquième roue à un omnibus. Mais, c'est égal, à part que je t'aurais volé si j'avais pu, j'aime à te faire du bien. Je veux que tu doives tout à ta Chouette chérie; c'est mon genre, à moi!! Nous donnerons deux cents balles à Barbillon pour avoir conduit la voiture et être venu ici une fois, avec un domestique du grand monsieur en deuil, reconnaître l'endroit où il fallait nous cacher pour attendre la petite... et il nous restera huit cents balles à nous deux pour nocer. Qu'est-ce que tu dis de ça! Eh bien! es-tu encore fâché contre ta vieille?

—Qui m'assure que tu me donneras quelque chose, une fois le coup fait? dit le brigand avec une sombre défiance.

—Je pourrais ne te rien donner du tout, c'est vrai, car tu es dans ma poêle, mon homme, comme autrefois la Goualeuse. Faut donc te laisser frire à mon idée, en attendant qu'à son tour le boulanger t'enfourne, eh! eh! eh!... Eh bien! Fourline, est-ce que tu boudes toujours ta Chouette? ajouta la borgnesse en frappant sur l'épaule du brigand, qui restait muet et accablé.

—Tu as raison, dit-il avec un soupir de rage concentrée; c'est mon sort. Moi! moi! à la merci d'un enfant et d'une femme qu'autrefois j'aurais tués d'un souffle! Oh! si je n'avais pas si peur de la mort! dit-il en retombant assis sur le talus.

—Es-tu poltron, maintenant! es-tu poltron! dit la Chouette avec mépris. Parle donc tout de suite de ta muette[17], ça sera plus farce. Tiens, si tu n'as pas plus de courage que ça, je prends de l'air et je te lâche.

—Et ne pouvoir me venger de cet homme qui, en me martyrisant ainsi, m'a mis dans l'affreuse position où je me trouve et dont je ne sortirai jamais! s'écria le Maître d'école dans un redoublement de rage. Oh! j'ai bien peur de la mort! oui... j'en ai bien peur; mais on me dirait: «On va te le donner entre tes deux bras, cet homme... entre tes deux bras... puis après on vous jettera dans un abîme»; je dirais: «Qu'on m'y jette... oui»; car je serais bien sûr de ne pas le lâcher avant d'arriver au fond avec lui. Et pendant que nous roulerions tous les deux, je le mordrais au visage, à la gorge, au cœur; je le tuerais avec mes dents, enfin! Je serais jaloux d'un couteau!

—À la bonne heure, Fourline, voilà comme je t'aime. Sois calme... nous le retrouverons, ce gueux de Rodolphe, et le Chourineur aussi. En sortant de l'hôpital, j'ai été rôder allée des Veuves... tout était fermé. Mais j'ai dit au grand monsieur en deuil: «Dans le temps, vous vouliez nous payer pour faire quelque chose à ce monstre de M. Rodolphe; est-ce qu'après l'affaire de la jeune fille que nous attendons, il n'y aurait pas à monter un coup contre lui?—Peut-être...» m'a-t-il répondu. Entends-tu, Fourline? Peut-être... Courage, mon homme! nous en mangerons, du Rodolphe; c'est moi qui te le dis, nous en mangerons!

—Bien vrai, tu ne m'abandonneras pas? dit le brigand à la Chouette d'un ton soumis mais défiant. Maintenant, si tu m'abandonnais, qu'est-ce que je deviendrais?

—Ça, c'est vrai. Dis donc, Fourline, quelle farce si nous deux Tortillard, nous nous esbignions avec la voiture, et que nous te laissions là, au milieu des champs, par cette nuit où le froid va pincer dur! C'est ça qui serait drôle, hein, brigand?

À cette menace, le Maître d'école frémit; il se rapprocha de la Chouette et lui dit en tremblant:

—Non, non, tu ne feras pas ça, la Chouette... ni toi non plus, Tortillard... ça serait trop méchant.

—Ah! ah! ah! trop méchant... est-il simple! Et le petit vieux de la rue du Roule! et le marchand de bœufs! et la femme du canal Saint-Martin! et le monsieur de l'allée des Veuves! Est-ce que tu crois qu'ils t'ont trouvé caressant, avec ton grand couteau? Pourquoi donc qu'à ton tour on ne te ferait pas de farce?

—Eh bien! je l'avouerai, dit sourdement le Maître d'école; voyons, j'ai eu tort de te soupçonner, j'ai eu tort aussi de vouloir battre Tortillard: je t'en demande pardon, entends-tu... et à toi aussi, Tortillard... oui, je vous demande pardon à tous deux.

—Moi, je veux qu'il demande pardon à genoux d'avoir voulu battre la Chouette, dit Tortillard.

—Gueux de momacque! Est-il amusant! dit la Chouette en riant; il me donne pourtant envie de voir quelle frimousse tu feras comme ça, mon homme. Allons, à genoux, comme si tu jaspinais d'amour à ta Chouette; dépêche-toi, ou nous te lâchons; et, je t'en préviens, dans une demi-heure il fera nuit.

—Nuit ou jour qu'est-ce que ça lui fait? dit Tortillard en goguenardant. Ce monsieur garde toujours ses volets fermés, il a peur de gâter son teint.

—Me voici à genoux. Je te demande pardon, la Chouette... et à toi aussi, Tortillard. Eh bien! êtes-vous contents? dit le brigand en s'agenouillant au milieu du chemin. Maintenant, vous ne m'abandonnerez pas, dites?

Ce groupe étrange, encadré dans les talus du ravin, éclairé par les lueurs rougeâtres du crépuscule, était hideux à voir.

Au milieu du chemin, le Maître d'école, suppliant, étendait vers la borgnesse ses mains puissantes; sa rude et épaisse chevelure retombait comme une crinière sur son front livide; ses paupières rouges, démesurément écartées par la frayeur, laissaient alors voir la moitié de sa prunelle immobile, terne, vitreuse, morte... le regard d'un cadavre.

Ses formidables épaules se courbaient humblement. Cet hercule s'agenouillait tremblant aux pieds d'une vieille femme et d'un enfant.

La borgnesse, enveloppée d'un châle de tartan rouge, la tête couverte d'un vieux bonnet de tulle noir qui laissait échapper quelques mèches de cheveux gris, dominait le Maître d'école de toute sa hauteur. Le visage osseux, tanné, ridé, plombé, de cette vieille au nez crochu exprimait une joie insultante et féroce; son œil fauve étincelait comme un charbon ardent; un rictus sinistre retroussait ses lèvres ombragées de longs poils et montrait trois ou quatre grandes dents jaunes et déchaussées.

Tortillard, vêtu de sa blouse à ceinture de cuir, debout sur un pied, s'appuyait au bras de la Chouette pour se maintenir en équilibre.

La figure maladive et rusée de cet enfant, au teint aussi blafard que ses cheveux, exprimait en ce moment une méchanceté railleuse et diabolique.

L'ombre projetée par l'escarpement du ravin redoublait l'horreur de cette scène, que l'obscurité croissante voilait à demi.

—Mais promettez-moi donc, au moins, de ne pas m'abandonner!... répéta le Maître d'école, effrayé du silence de la Chouette et de Tortillard, qui jouissaient de son effroi. Est-ce que vous n'êtes plus là? ajouta le meurtrier en se penchant pour écouter et avançant machinalement les bras.

—Si, si, mon homme nous sommes là; n'aie pas peur. T'abandonner! plutôt baiser la camarde[18]! Une fois pour toutes, il faut que je te rassure et que je te dise pourquoi je ne t'abandonnerai jamais. Écoute-moi bien: j'ai toujours adoré avoir quelqu'un à qui faire sentir mes ongles... bêtes ou gens. Avant la Pégriotte (que le boulanger me la renvoie! car j'ai toujours mon idée... de la débarbouiller avec du vitriol), avant la Pégriotte, j'avais un môme qui s'est refroidi[19] à la peine: c'est pour cela que j'ai été au clou[20] six ans; pendant ce temps-là je faisais la misère à des oiseaux: je les apprivoisais pour les plumer tout vifs... mais je ne faisais pas mes frais, ils ne duraient rien. En sortant de prison, la Goualeuse est tombée sous ma griffe; mais la petite gueuse s'est sauvée pendant qu'il y avait encore de quoi s'amuser sur sa peau. Après, j'ai eu un chien qui a pâti autant qu'elle; j'ai fini par lui couper une patte de derrière et une patte de devant: ça lui faisait une si drôle de dégaine que j'en riais, mais que j'en riais à crever.

«Il faudra que je fasse ça à un chien que je connais et qui m'a mordu», se dit Tortillard.

—Quand je t'ai rencontré, mon homme, continua la Chouette, j'étais en train d'abîmer un chat... Eh bien! à cette heure, c'est toi qui seras mon chat, mon chien, mon oiseau, ma Pégriotte; tu seras... ma bête de souffrance enfin... Comprends-tu, mon homme? Au lieu d'un oiseau ou d'un enfant à tourmenter, comme qui dirait un loup ou un tigre, c'est ça qui est un peu chenu, hein?

—Vieille furie! s'écria le Maître d'école en se relevant de rage.

—Allons! voilà encore que tu boudes ta vieille!... Eh bien! quitte-la, tu es le maître. Je ne te prends pas en traître.

—Oui, la porte est ouverte, file sans yeux, et toujours tout droit! dit Tortillard en éclatant de rire.

—Oh! mourir!... mourir!... cria le Maître d'école en se tordant les bras.

—Tu rabâches, mon homme, tu as déjà dit ça. Toi, mourir! tu blagues, tu es solide comme le Pont-Neuf; laisse donc, tu vivras pour le bonheur de ta Chouette. Je te ferai de la misère de temps en temps, parce que c'est ma jouissance, et qu'il faudra que tu gagnes le pain que je te donnerai; mais si tu es gentil, tu m'aideras dans de bons coups, comme aujourd'hui, et dans d'autres meilleurs où tu pourras servir; tu seras ma bête, enfin! Quand je te dirai: Apporte, tu apporteras; mords, tu mordras. Après ça, dis donc, mon homme, je ne veux pas te prendre de force, au moins; si, au lieu de la vie que je te propose, t'aimes mieux avoir des rentes, rouler carrosse avec une jolie petite femme, être décoré de la croix d'honneur, être nommé grand curieux[21], et y voir clair au lieu d'être aveugle, faut pas te gêner; c'est facile, t'as qu'à le dire, on te servira ça tout chaud... N'est-ce pas Tortillard?

—Tout chaud, tout bouillant, tout de suite! répondit le fils de Bras-Rouge en ricanant. Mais, se penchant, tout à coup vers la terre, il dit à voix basse:

—J'entends marcher dans le sentier, cachons-nous... Ça n'est pas la jeune fille, car on vient par le même côté où elle est venue.

En effet, une paysanne robuste, dans la force de l'âge, suivie d'un gros chien de ferme, et portant sur sa tête un panier couvert, parut au bout de quelques minutes, traversa le ravin et prit le sentier que suivaient le prêtre et la Goualeuse.

Nous rejoindrons ces deux personnages, et nous laisserons les trois complices embusqués dans le chemin creux.


II

Le presbytère

Les dernières lueurs du soleil s'éteignaient lentement derrière la masse importante du château d'Écouen et des bois qui l'environnaient; de tous côtés s'étendaient à perte de vue des plaines immenses aux sillons bruns, durcis par la gelée... vaste solitude dont le hameau de Bouqueval semblait l'oasis.

Le ciel, d'une sérénité parfaite, se marbrait au couchant de longues traînées de pourpre, signe certain de vent et de froid; ces tons, d'abord d'un rouge vif, devenaient violets à mesure que le crépuscule envahissait l'atmosphère.

Le croissant de la lune, fin, délié comme la moitié d'un anneau d'argent, commençait à briller doucement dans un milieu d'azur et d'ombre.

Le silence était absolu, l'heure solennelle.

Le curé s'arrêta un moment sur la colline, pour jouir de l'aspect de cette belle soirée.

Après quelques moment de recueillement, étendant sa main tremblante vers les profondeurs de l'horizon à demi voilé par la brume de soir, il dit à Fleur-de-Marie, qui marchait pensive à côté de lui:

—Voyez donc, mon enfant, cette immensité dont on n'aperçoit plus les bornes... on n'entend pas le moindre bruit... il me semble que le silence et l'infini nous donnent presque une idée de l'éternité... Je vous dis cela, Marie, parce que vous êtes sensible aux beautés de la création. Souvent j'ai été touché de l'admiration religieuse qu'elles vous inspiraient, à vous... qui en avez été si longtemps déshéritée. N'êtes-vous pas frappée comme moi du calme imposant qui règne à cette heure?

La Goualeuse ne répondit rien.

Étonné, le curé la regarda; elle pleurait.

—Qu'avez-vous donc, mon enfant?

—Mon père, je suis bien malheureuse!

—Malheureuse? Vous... maintenant malheureuse?

—Je sais que je n'ai pas le droit de me plaindre de mon sort, après tout ce qu'on a fait pour moi... et pourtant...

—Et pourtant?

—Ah! mon père, pardonnez-moi ces chagrins; ils offensent peut-être mes bienfaiteurs...

—Écoutez, Marie, nous vous avons souvent demandé le motif de la tristesse dont vous êtes quelquefois accablée, et qui cause à votre seconde mère de vives inquiétudes... Vous avez évité de nous répondre; nous avons respecté votre secret en nous affligeant de ne pouvoir soulager vos peines.

—Hélas! mon père, je ne puis vous dire ce qui se passe en moi. Ainsi que vous, tout à l'heure, je me suis sentie émue à l'aspect de cette soirée calme et triste... mon cœur s'est brisé... et j'ai pleuré...

—Mais qu'avez-vous, Marie? Vous savez combien l'on vous aime... Voyons, avouez-moi tout. D'ailleurs, je puis vous dire cela; le jour approche où Mme Georges et M. Rodolphe vous présenteront aux fonts du baptême, en prenant devant Dieu l'engagement de vous protéger toujours.

—M. Rodolphe? Lui... qui m'a sauvée! s'écria Fleur-de-Marie en joignant les mains; il daignerait me donner cette nouvelle preuve d'affection! Oh! tenez, je ne vous cacherai rien, mon père, je crains trop d'être ingrate.

—Ingrate! Et comment?

—Pour me faire comprendre, il faut que je vous parle des premiers jours où je suis venue à la ferme.

—Je vous écoute; nous causerons en marchant.

—Vous serez indulgent, n'est-ce pas, mon père? Ce que je vais vous dire est peut-être bien mal.

—Le Seigneur vous a prouvé qu'il était miséricordieux. Prenez courage.

—Lorsque j'ai su, en arrivant ici, que je ne quitterais pas la ferme et Mme Georges, dit Fleur-de-Marie après un moment de recueillement, j'ai cru faire un beau rêve. D'abord j'éprouvais comme un étourdissement de bonheur; à chaque instant, je songeais à M. Rodolphe. Bien souvent, toute seule et malgré moi, je levais les yeux au ciel comme pour l'y chercher et le remercier. Enfin... je m'en accuse, mon père... je pensais plus à lui qu'à Dieu; car il avait fait pour moi ce que Dieu seul aurait pu faire. J'étais heureuse... heureuse comme quelqu'un qui a échappé pour toujours à un grand danger. Vous et Mme Georges, vous étiez si bons pour moi que je me croyais plus à plaindre qu'à blâmer.

Le curé regarda la Goualeuse avec surprise; elle continua:

—Peu à peu, je me suis habituée à cette vie si douce: je n'avais plus peur, en me réveillant, de me retrouver chez l'ogresse; je me sentais, pour ainsi dire, dormir avec sécurité; toute ma joie était d'aider Mme Georges dans ses travaux, de m'appliquer aux leçons que vous me donniez, mon père... et aussi de profiter de vos exhortations. Sauf quelques moments de honte, quand je songeais au passé, je me croyais l'égale de tout le monde, parce que tout le monde était bon pour moi, lorsqu'un jour...

Ici les sanglots interrompirent Fleur-de-Marie.

—Voyons, calmez-vous, pauvre enfant, courage! Et continuez.

La Goualeuse, essuyant ses yeux, reprit:

—Vous vous souvenez, mon père, que, lors des fêtes de la Toussaint, Mme Dubreuil, fermière de M. le duc de Lucenay à Arnouville, est venue ici passer quelque temps avec sa fille.

—Sans doute, et je vous ai vue avec plaisir faire connaissance avec Clara Dubreuil; elle est douée des meilleures qualités.

—C'est un ange, mon père... un ange... Quand je sus qu'elle devait venir pendant quelques jours à la ferme, mon bonheur fut bien grand, je ne songeais qu'au moment où je verrais cette compagne si désirée. Enfin elle arriva. J'étais dans ma chambre; je devais la partager avec elle, je la parais de mon mieux; on m'envoya chercher. J'entrai dans le salon, mon cœur battait; Mme Georges, me montrant cette jolie jeune personne, qui avait l'air aussi doux que modeste et bon, me dit: «Marie, voilà une amie pour vous. Et j'espère que vous et ma fille serez bientôt comme deux sœurs», ajouta Mme Dubreuil. À peine sa mère avait-elle dit ces mots, que Mlle Clara accourut m'embrasser... Alors, mon père, dit Fleur-de-Marie en pleurant, je ne sais ce qui se passa tout à coup en moi... mais quand je sentis le visage pur et frais de Clara s'appuyer sur ma joue flétrie... ma joue est devenue brûlante de honte... de remords... je me suis souvenue de ce que j'étais... Moi!... moi, recevoir les caresses d'une jeune personne si honnête!... Oh! cela me semblait une tromperie... une hypocrisie indigne...

—Mais, mon enfant...

—Ah! mon père, s'écria Fleur-de-Marie en interrompant le curé avec une exaltation douloureuse, lorsque M. Rodolphe m'a emmenée de la Cité, j'avais déjà vaguement la conscience de ma dégradation... Mais croyez-vous que l'éducation, que les conseils, que les exemples que j'ai reçus de Mme Georges et de vous, en éclairant tout à coup mon esprit, ne m'aient pas, hélas! fait comprendre que j'avais été encore plus coupable que malheureuse?... Avant l'arrivée de Mlle Clara, lorsque ces pensées me tourmentaient, je m'étourdissais en tâchant de contenter Mme Georges et vous, mon père... Si je rougissais du passé, c'était à mes propres yeux... Mais la vue de cette jeune personne de mon âge, si charmante, si vertueuse, m'a fait songer à la distance qui existerait à jamais entre elle et moi... Pour la première fois, j'ai senti qu'il est des flétrissures que rien n'efface... Depuis ce jour, cette pensée ne me quitte plus... Malgré moi, je m'y appesantis sans cesse; depuis ce jour, enfin, je n'ai plus un moment de repos.

La Goualeuse essuya ses yeux remplis de larmes.

Après l'avoir regardée pendant quelques instants avec une tendre commisération, le curé reprit:

—Réfléchissez donc, mon enfant, que si Mme Georges voulait vous voir l'amie de Mlle Dubreuil, c'est qu'elle vous savait digne de cette liaison par votre bonne conduite. Les reproches que vous vous faites s'adressent presque à votre seconde mère.

—Je le sais, mon père, j'avais tort, sans doute; mais je ne pouvais surmonter ma honte et ma crainte... Ce n'est pas tout... il me faut du courage pour achever...

—Continuez, Marie; jusqu'ici vos scrupules, ou plutôt vos remords, prouvent en faveur de votre cœur.

—Une fois Clara établie à la ferme, je fus aussi triste que j'avais d'abord cru être heureuse en pensant au plaisir d'avoir une compagne de mon âge; elle, au contraire, était toute joyeuse. On lui avait fait un lit dans ma chambre. Le premier soir, avant de se coucher, elle m'embrassa et me dit qu'elle m'aimait déjà, qu'elle se sentait beaucoup d'attrait pour moi; elle me demanda de l'appeler Clara, comme elle m'appellerait Marie. Ensuite elle pria Dieu, en me disant qu'elle joindrait mon nom à ses prières, si je voulais joindre son nom aux miennes. Je n'osai pas lui refuser cela. Après avoir encore causé quelque temps, elle s'endormit; moi, je ne m'étais pas couchée; je m'approchai d'elle; je regardais en pleurant sa figure d'ange; et puis, en pensant qu'elle dormait dans la même chambre que moi... que moi, qu'on avait trouvée chez l'ogresse avec des voleurs et des assassins... je tremblais comme si j'avais commis une mauvaise action, j'avais de vagues frayeurs... Il me semblait que Dieu me punirait un jour... Je me couchai, j'eus des rêves affreux, je revis les figures sinistres que j'avais presque oubliées, le Chourineur, le Maître d'école, la Chouette, cette femme borgne qui m'avait torturée étant petite. Oh! quelle nuit!... mon Dieu! quelle nuit! quels rêves! dit la Goualeuse en frémissant encore à ce souvenir.

—Pauvre Marie! reprit le curé avec émotion; que ne m'avez-vous fait plus tôt ces tristes confidences! Je vous aurais rassurée... Mais continuez.

—Je m'étais endormie bien tard: Mlle Clara vint m'éveiller en m'embrassant. Pour vaincre ce qu'elle appelait ma froideur et me prouver son amitié, elle voulut me confier un secret; elle devait s'unir, lorsqu'elle aurait dix-huit ans accomplis, au fils d'un fermier de Goussainville, qu'elle aimait tendrement; le mariage était depuis longtemps arrêté entre les deux familles. Ensuite, elle me raconta en peu de mots sa vie passée... vie simple, calme, heureuse: elle n'avait jamais quitté sa mère, elle ne la quitterait jamais; car son fiancé devait partager l'exploitation de la ferme avec M. Dubreuil. «Maintenant, Marie, me dit-elle, vous me connaissez comme si vous étiez ma sœur; racontez-moi donc votre vie...» À ces mots, je crus mourir de honte... je rougis, je balbutiai. J'ignorais ce que Mme Georges avait dit de moi; je craignais de la démentir. Je répondis vaguement qu'orpheline et élevée par des personnes sévères, je n'avais pas été très-heureuse pendant mon enfance, et que mon bonheur datait de mon séjour auprès de Mme Georges. Alors, Clara, bien plus par intérêt que par curiosité, me demanda où j'avais été élevée: était-ce à la ville, ou à la campagne? Comment se nommait mon père? Elle me demanda surtout si je me rappelais d'avoir vu ma mère. Chacune de ces questions m'embarrassait autant qu'elle me peinait; car il me fallait y répondre par des mensonges, et vous m'avez appris, mon père, combien il est mal de mentir... Mais Clara n'imagina pas que je pouvais la tromper. Attribuant l'hésitation de mes réponses au chagrin que me causaient les tristes souvenirs de mon enfance, Clara me crut, me plaignit avec une bonté qui me navra. Ô mon père! vous ne saurez jamais ce que j'ai souffert dans ce premier entretien! Combien il me coûtait de ne pas dire une parole qui ne fût hypocrite et fausse!...

—Infortunée! Que la colère de Dieu s'appesantisse sur ceux qui, en vous jetant dans une abominable voie de perditions, vous forceront peut-être de subir toute votre vie les inexorables conséquences d'une première faute!

—Oh! oui, ceux-là ont été bien méchants, mon père, reprit amèrement Fleur-de-Marie, car ma honte est ineffaçable. Ce n'est pas tout; à mesure que Clara me parlait du bonheur qui l'attendait, de son mariage, de sa douce vie de famille, je ne pouvais m'empêcher de comparer mon sort au sien; car, malgré les bontés dont on me comble, mon sort sera toujours misérable; vous et Mme Georges, en me faisant comprendre la vertu, vous m'avez fait aussi comprendre la profondeur de mon abjection passée; rien ne pourra m'empêcher d'avoir été le rebut de ce qu'il y a de plus vil au monde. Hélas! puisque la connaissance du bien et du mal devait m'être si funeste, que ne me laissait-on à mon malheureux sort!

—Oh! Marie! Marie!...

—N'est-ce pas, mon père... ce que je dis est bien mal? Hélas voilà ce que je n'osais vous avouer... Oui, quelquefois je suis assez ingrate pour méconnaître les bontés dont on me comble, pour me dire: «Si l'on ne m'eût pas arrachée à l'infamie, eh bien! la misère, les coups m'eussent tuée bien vite; au moins je serais morte dans l'ignorance d'une pureté que je regretterai toujours.»

—Hélas! Marie, cela est fatal! Une nature, même généreusement douée par le Créateur, n'eût-elle été plongée qu'un jour dans la fange dont on vous a tirée, en garde un stigmate ineffaçable... Telle est l'immutabilité de la justice divine!

—Vous le voyez bien, mon père, s'écria douloureusement Fleur-de-Marie, je dois désespérer jusqu'à la mort!

—Vous devez désespérer d'effacer de votre vie cette page désolante, dit le prêtre d'une voix triste et grave, mais vous devez espérer en la miséricorde infinie du Tout-Puissant. Ici-bas, pour vous, pauvre enfant, larmes, remords, expiation, mais un jour, là-haut, ajouta-t-il en élevant sa main vers le firmament qui commençait à s'étoiler, là-haut, pardon, félicité éternelle!

—Pitié... pitié, mon Dieu!... je suis si jeune... et ma vie sera peut-être encore si longue!... dit la Goualeuse d'une voix déchirante, en tombant à genoux aux pieds du curé par un mouvement involontaire.

Le prêtre était debout au sommet de la colline, non loin de laquelle s'élevait le presbytère; sa soutane noire, sa figure vénérable, encadrée de longs cheveux blancs et doucement éclairée par les dernières clartés du crépuscule, se dessinaient sur l'horizon, d'une transparence, d'une limpidité profondes: or pâle au couchant, saphir au zénith.

Le prêtre levait au ciel une de ses mains tremblantes, et abandonnait l'autre à Fleur-de-Marie, qui la couvrait de larmes.

Le capuchon de sa mante grise, à ce moment rabattu sur ses épaules, laissait voir le profil enchanteur de la jeune fille, son charmant regard suppliant et baigné de larmes... son cou d'une blancheur éblouissantes, où se voyait l'attache soyeuse de ses jolis cheveux blonds.

Cette scène simple et grande offrait un contraste, une coïncidence bizarre, avec l'ignoble scène qui, presque au même instant, se passait dans les profondeurs du chemin creux entre le Maître d'école et la Chouette.

Caché dans les ténèbres d'un noir ravin, assailli de lâches terreurs, un effroyable meurtrier, portant la peine de ses forfaits, s'était aussi agenouillé... mais devant sa complice, furie railleuse, vengeresse, qui le tourmentait sans merci et le poussait à de nouveaux crimes... sa complice... cause première des malheurs de Fleur-de-Marie.

De Fleur-de-Marie que torturait un remords incessant.

L'exagération de sa douleur n'était-elle pas concevable? Entourée depuis son enfance d'êtres dégradés, méchants, infâmes; quittant sa prison pour l'antre de l'ogresse, autre prison horrible; n'étant jamais sortie des cours de sa geôle ou des rues caverneuses de la Cité, cette malheureuse jeune fille n'avait-elle pas vécu jusqu'alors dans l'ignorance profonde du beau et du bien, aussi étrangère aux sentiments nobles et religieux qu'aux splendeurs magnifiques de la nature?

Et voilà que tout à coup elle abandonne son cloaque infect pour une retraite charmante et rustique, sa vie immonde, pour partager une existence heureuse et paisible avec les êtres les plus vertueux; les plus tendres, les plus compatissants à ses infortunes...

Enfin tout ce qu'il y a d'admirable dans la créature et dans la création se révèle à la fois et en un moment à son âme étonnée. À ce spectacle imposant, son esprit s'agrandit, son intelligence se développe, ses nobles instincts s'éveillent... Et c'est parce que son esprit s'est agrandi, parce que son intelligence s'est développée, parce que ses nobles instincts se sont éveillés... qu'ayant la conscience de la dégradation première, elle ressent pour sa vie passée une douloureuse et incurable horreur, et comprend, hélas! ainsi qu'elle le dit, qu'il est des souillures qui ne s'effacent jamais...

—Ô malheur à moi! disait la Goualeuse désespérée, ma vie tout entière, fût-elle aussi longue, aussi pure que la vôtre, mon père, sera désormais flétrie par la conscience et par le souvenir du passé... Malheur à moi!

—Bonheur pour vous, au contraire, Marie, bonheur pour vous, à qui le Seigneur envoie ces remords pleins d'amertume, mais salutaires! Ils prouvent la religieuse susceptibilité de votre âme! Tant d'autres, moins noblement bien douées que vous, eussent, à votre place, vite oublié le passé pour ne songer qu'à jouir de la félicité présente! Une âme délicate comme la vôtre rencontre des souffrances là où le vulgaire ne ressent aucune douleur! Mais chacune de ces souffrances vous sera comptée là-haut. Croyez-moi, Dieu ne vous a laissé un moment dans la voie mauvaise que pour vous réserver la gloire du repentir et la récompense éternelle due à l'expiation! Ne l'a-t-il pas dit lui-même: «Ceux-là qui font le bien sans combat, et qui viennent à moi le sourire aux lèvres, ceux-là sont mes élus; mais ceux-là qui, blessés dans la lutte, viennent à moi saignants et meurtris, ceux-là sont les élus d'entre mes élus!...» Courage donc, mon enfant!... soutien, appui, conseils, rien ne vous manquera... Je suis bien vieux, mais Mme Georges, mais M. Rodolphe ont encore de longues années à vivre... M. Rodolphe, surtout... qui vous témoigne tant d'intérêt... qui suit vos progrès avec une sollicitude si éclairée... Dites, Marie, dites, pourriez-vous jamais regretter de l'avoir rencontré?

La Goualeuse allait répondre lorsqu'elle fut interrompue par la paysanne dont nous avons parlé, qui, suivant la même route que la jeune fille et l'abbé, venait de les rejoindre. C'était une des servantes de la ferme.

—Pardon, excuse, monsieur le curé, dit-elle au prêtre, mais Mme Georges m'a dit d'apporter ce panier de fruits au presbytère, et qu'en même temps je ramènerais Mlle Marie, car il se fait tard; mais j'ai pris Turc avec moi, dit la fille de ferme en caressant un énorme chien des Pyrénées, qui eût défié un ours au combat. Quoiqu'il n'y ait jamais de mauvaise rencontre dans le pays, c'est toujours plus prudent.

—Vous avez raison, Claudine; nous voici d'ailleurs arrivés au presbytère; vous remercierez Mme Georges pour moi.

Puis, s'adressant tout bas à la Goualeuse, le curé lui dit d'un ton grave:

—Il faut que je me rende demain à la conférence du diocèse; mais je serai de retour sur les cinq heures. Si vous le voulez, mon enfant, je vous attendrai au presbytère. Je vois, à l'état de votre esprit, que vous avez besoin de vous entretenir longuement encore avec moi.

—Je vous remercie, mon père, répondit Fleur-de-Marie; demain je viendrai, puisque vous voulez bien me le permettre.

—Mais nous voici arrivés à la porte du jardin, dit le prêtre; laissez ce panier là, Claudine, ma gouvernante le prendra. Retournez vite à la ferme avec Marie; car la nuit est presque venue et le froid augmente. À demain, Marie, à cinq heures!

—À demain, mon père.

L'abbé rentra dans son jardin.

La Goualeuse et Claudine, suivies de Turc, reprirent le chemin de la métairie.


III

La rencontre

La nuit était venue, claire et froide.

Suivant les avis du Maître d'école, la Chouette avait gagné avec ce brigand un endroit du chemin creux plus éloigné du sentier et plus rapproché du carrefour où Barbillon attendait avec le fiacre.

Tortillard, posté en vedette, guettait le retour de Fleur-de-Marie, qu'il devait attirer dans ce guet-apens en la suppliant de venir à son aide pour secourir une pauvre vieille femme.

Le fils de Bras-Rouge avait fait quelques pas en dehors du ravin pour aller à la découverte, lorsque, prêtant l'oreille, il entendit au loin la Goualeuse parler à la paysanne qui l'accompagnait.

La Goualeuse n'étant plus seule, tout était manqué. Tortillard se hâta de redescendre dans le ravin et de courir avertir la Chouette.

—Il y a quelqu'un avec la jeune fille, dit-il d'une voix basse et essoufflée.

—Que le béquilleur lui fauche le colas[22], à cette petite gueuse! s'écria la Chouette en fureur.

—Avec qui est-elle? demanda le Maître d'école.

—Sans doute avec la paysanne qui tout à l'heure a passé dans le sentier, suivie d'un gros chien. J'ai reconnu la voix d'une femme, dit Tortillard; tenez... entendez-vous... entendez-vous le bruit de leurs sabots?...

En effet, dans le silence de la nuit, les semelles de bois résonnaient au loin sur la terre durcie par la gelée.

—Elles sont deux... Je peux me charger de la petite à la mante grise; mais l'autre! Comment faire? Fourline n'y voit pas... et Tortillard est trop faible pour amortir cette camarade que le diable étrangle! Comment faire? répéta la Chouette.

—Je ne suis pas fort; mais si vous voulez, je me jetterai aux jambes de la paysanne qui a un chien, je m'y accrocherai des mains et des dents: je ne lâcherai pas, allez!... Pendant ce temps-là vous entraînerez bien la petite... vous, la Chouette.

—Et si elles crient, si elles regimbent, on les entendra de la ferme, reprit la borgnesse, et on aura le temps de venir à leur secours avant que nous ayons rejoint le fiacre de Barbillon... C'est pas déjà si commode à emporter une femme qui se débat!

—Et elles ont un gros chien avec elles! dit Tortillard.

—Bah! bah! si ce n'était que ça, d'un coup de soulier je lui casserai la gargoine, à leur chien, dit la Chouette.

—Elles approchent, reprit Tortillard en prêtant de nouveau l'oreille au bruit de pas lointains, elles vont descendre dans le ravin.

—Mais parle donc, Fourline, dit la Chouette au Maître d'école; qu'est-ce que tu conseilles, gros têtard?... Est-ce que tu deviens muet?

—Il n'y a rien à faire aujourd'hui, répondit le brigand.

—Et les mille francs du monsieur en deuil, s'écria la Chouette, ils seront donc flambés? Plus souvent!... Ton couteau! ton couteau, Fourline! Je tuerai la camarade pour qu'elle ne nous gêne pas; quant à la petite, nous deux, Tortillard et moi, nous viendrons bien à bout de la bâillonner.

—Mais l'homme en deuil ne s'attend pas à ce que l'on tue quelqu'un...

—Eh bien! nous mettrons ce sang-là en extra sur son mémoire; faudra bien qu'il nous paye, puisqu'il sera notre complice.

—Les voilà!... Elles descendent, dit Tortillard à voix basse.

—Ton couteau, mon homme! s'écria la Chouette aussi à voix basse.

—Oh! la Chouette..., s'écria Tortillard avec effroi en étendant ses mains vers la borgnesse, c'est trop fort... la tuer... Oh! non, non!

—Ton couteau! je te dis..., répéta tout bas la Chouette, sans faire attention aux supplications de Tortillard et en se déchaussant à la hâte. Je vas ôter mes souliers, ajouta-t-elle, pour les surprendre en marchant à pas de loup derrière elles; il fait déjà sombre; mais je reconnaîtrai bien la petite à sa mante, et je refroidirai[23] l'autre.

—Non! dit le brigand, aujourd'hui c'est inutile; il sera toujours temps demain.

—Tu as peur, frileux! dit la Chouette avec un mépris farouche...

—Je n'ai pas peur, répondit le Maître d'école; mais tu peux manquer ton coup et tout perdre.

Le chien qui accompagnait la paysanne, éventant sans doute les gens embusqués dans le chemin creux, s'arrêta court, aboya avec furie et ne répondit pas aux appels réitérés de Fleur-de-Marie.

—Entends-tu leur chien? Les voilà... vite, ton couteau... ou sinon!... s'écria la Chouette d'un air menaçant.

—Viens donc me le prendre... de force! dit le Maître d'école.

—C'est fini! il est trop tard! s'écria la Chouette après avoir écouté un moment avec attention, les voilà passées... Tu me payeras ça! va, potence! ajouta-t-elle furieuse, en montrant le poing à son complice, mille francs de perdus par ta faute!

—Mille, deux mille, peut-être trois mille de gagnés, au contraire, reprit le Maître d'école d'un ton d'autorité. Écoute-moi, la Chouette, ajouta-t-il, et tu verras si j'ai eu tort de te refuser mon couteau... Tu vas retourner auprès de Barbillon... vous vous en irez tous les deux avec sa voiture au rendez-vous où vous attend le monsieur en deuil... vous lui direz qu'il n'y a rien à faire aujourd'hui, mais que demain ce sera enlevé...

—Et toi? murmura la Chouette toujours courroucée.

—Écoute encore: la petite va seule tous les soirs reconduire le prêtre; c'est un hasard si aujourd'hui elle a rencontré quelqu'un; il est probable que demain nous aurons meilleure chance: demain donc tu reviendras à cette heure, au carrefour, avec Barbillon et sa voiture.

—Mais toi? mais toi?

—Tortillard va me conduire à la ferme où demeure cette fille; il dira que nous sommes égarés, que je suis son père, un pauvre ouvrier mécanicien, aveuglé par accident; que nous allions à Louvres, chez un de nos parents qui pouvait nous donner quelques secours, et que nous nous sommes perdus dans les champs en voulant couper au court. Nous demanderons à passer la nuit à la ferme, dans un coin de l'étable. Jamais ça ne se refuse. Ces paysans nous croiront et nous donneront à coucher. Tortillard examinera bien les portes, les fenêtres, les issues de la maison: il y a toujours de l'argent chez ces gens-là à l'approche des fermages. Moi qui ai eu des terres, ajouta-t-il avec amertume, je sais ça. Nous sommes dans la première quinzaine de janvier... c'est le bon moment, c'est le temps où on paye les termes échus... La ferme est située, dites-vous, dans un endroit désert; une fois que nous en connaîtrons les entrées et les sorties, on pourra y revenir avec les amis: c'est une affaire à mitonner...

—Toujours têtard, et quelle sorbonne! dit la Chouette en se radoucissant; continue, Fourline.

—Demain matin, au lieu de quitter la ferme, je me plaindrai d'une douleur qui m'empêchera de marcher. Si on ne me croit pas, je montrerai la plaie que j'ai gardée depuis que j'ai brisé ma manille[24], et dont je souffre toujours. Je dirai que c'est une brûlure que je me suis faite avec une barre de fer rouge dans mon état de mécanicien; on me croira. Ainsi je resterai à la ferme une partie de la journée, pour que Tortillard ait encore le temps de tout bien examiner. Quand le soir arrivera, au moment où la petite sortira, comme d'habitude, avec le prêtre, je dirai que je suis mieux, et que je me trouve en état de partir. Moi et Tortillard nous suivrons la jeune fille de loin, nous reviendrons l'attendre ici en dehors du ravin. Nous connaissant déjà, elle n'aura pas de défiance en nous revoyant; nous l'aborderons... nous deux Tortillard... et une fois qu'elle sera à portée de mon bras, j'en réponds; elle est enflanquée, et les mille francs sont à nous. Ce n'est pas tout... dans deux ou trois jours nous pourrons donner l'affaire de la ferme au Barbillon ou à d'autres, et partager ensuite avec eux s'il y a quelque chose, puisque c'est nous qui auront nourri le poupart[25].

—Tiens, sans mirettes[26], t'as pas ton pareil, dit la Chouette en embrassant le Maître d'école. Mais si par hasard la petite ne reconduit pas le prêtre demain soir?

—Nous recommencerons après-demain, c'est un de ces morceaux qui se mangent froids et lentement; d'ailleurs ça fera des frais qui augmenteront la mémoire du monsieur en deuil; et puis, une fois dans la ferme, je saurai bien juger, d'après ce que j'entendrai dire, si nous avons chance d'enlever la petite par le moyen que nous tentons; sinon nous en chercherons un autre.

—Ça va, mon homme! Il est fameux, ton plan! Dis donc, Fourline, quand tu seras tout à fait infirme, faudra te faire grinche consultant; tu gagneras autant d'argent qu'un rat de prison[27]. Allons, embrasse ta Chouette, et dépêche-toi... ces paysans, ça se couche comme les poules. Je me sauve retrouver Barbillon; demain à quatre heures nous serons à la croix du carrefour avec lui et sa roulante à moins que d'ici là on ne l'arrête pour avoir escarpé le mari de la laitière... de la rue de la Vieille-Draperie. Mais, si ça n'est pas lui, ça sera un autre, puisque le faux fiacre appartient au monsieur en deuil, qui s'en est déjà servi. Un quart d'heure après notre arrivée au carrefour, je serai ici à t'attendre.

—C'est dit... À demain, la Chouette.

—Et moi, qui oubliais de donner de la cire à Tortillard, s'il y a quelque empreinte à prendre à la ferme! Tiens, sauras-tu bien t'en servir, fifi? dit la borgnesse en donnant un morceau de cire à Tortillard.

—Oui, oui, allez; papa m'a montré. J'ai pris pour lui l'empreinte de la serrure d'une petite cassette de fer que mon maître le charlatan garde dans son cabinet noir.

—À la bonne heure, et pour qu'elle ne colle pas, n'oublie pas de mouiller la cire après l'avoir bien échauffée dans ta main.

—Connu, connu! répondit Tortillard. Mais vous voyez, je fais tout ce que vous me dites, et ça... parce que vous m'aimez un petit peu? n'est-ce pas, la Chouette?

—Si je t'aime!... Je t'aime comme si je t'avais eu de feu le grand Napoléon! dit la Chouette en embrassant Tortillard, qui fut immodérément flatté de cette comparaison impériale. À demain, Fourline.

—À demain, reprit le Maître d'école.

La Chouette alla rejoindre le fiacre.

Le Maître d'école et Tortillard sortirent du chemin creux et se dirigèrent du côté de la ferme; la lumière qui brillait à travers les fenêtres leur servait de guide.

Étrange fatalité qui rapprochait ainsi Anselme Duresnel de sa femme, qu'il n'avait pas vue depuis sa condamnation aux travaux forcés.


IV

La veillée

Est-il quelque chose de plus réjouissant à voir que la cuisine d'une grande métairie à l'heure du repas du soir, dans l'hiver surtout? Est-il quelque chose qui rappelle davantage le calme et le bien-être de la vie rustique!

On aurait pu trouver une preuve de ce que nous avançons dans l'aspect de la cuisine de la ferme de Bouqueval.

Son immense cheminée, haute de six pieds, large de huit, ressemblait à une grande baie de pierre ouverte sur une fournaise: dans l'âtre noir flamboyait un véritable bûcher de hêtre et de chêne. Ce brasier énorme envoyait autant de clarté que de chaleur dans toutes les parties de la cuisine et rendait inutile la lumière d'une lampe suspendue à la maîtresse poutre qui traversait le plafond.

De grandes marmites et des casseroles de cuivre rouge rangées sur des tablettes étincelaient de propreté; une antique fontaine du même métal brillait comme un miroir ardent non loin d'une huche de noyer, soigneusement cirée, d'où s'exhalait une appétissante odeur de pain tout chaud. Une table longue, massive, recouverte d'une nappe de grosse toile d'une extrême propreté, occupait le milieu de la salle; la place de chaque convive était marquée par une de ces assiettes de faïence, brunes au dehors, blanches au dedans, et par un couvert de fer luisant comme de l'argent.

Au milieu de la table, une grande soupière remplie de potage aux légumes fumait comme un cratère et couvrait de sa vapeur savoureuse un plat formidable de choucroute au jambon et un autre plat non moins formidable de ragoût de mouton aux pommes de terre; enfin un quartier de veau rôti, flanqué de deux salades d'hiver accostées de deux corbeilles de pommes et de deux fromages, complétait l'abondante symétrie de ce repas. Trois ou quatre cruches de cidre pétillant, autant de miches de pain bis, grandes comme des meules de moulin, étaient à la discrétion des laboureurs.

Un vieux chien de berger, griffon noir, presque édenté, doyen émérite de la gent canine de la métairie, devait à son grand âge et à ses anciens services la permission de rester au coin du feu. Usant modestement et discrètement de ce privilège, le museau allongé sur ses deux pattes de devant, il suivait d'un œil attentif les différentes évolutions culinaires qui précédaient le souper.

Ce chien vénérable répondait au nom quelque peu bucolique de Lysandre.

Peut-être l'ordinaire des gens de cette ferme, quoique fort simple, semblera-t-il un peu somptueux; mais Mme Georges (en cela fidèle aux vues de Rodolphe) améliorait autant que possible le sort de ses serviteurs, exclusivement choisis parmi les gens les plus honnêtes et les plus laborieux du pays. On les payait largement, on rendait leur sort très-heureux, très-enviable; aussi, entrer comme métayer à la ferme de Bouqueval était le but de tous les bons laboureurs de la contrée: innocente ambition qui entretenait parmi eux une émulation d'autant plus louable qu'elle tournait au profit des maîtres qu'ils servaient, car on ne pouvait se présenter pour obtenir une des places vacantes à la métairie qu'avec l'appui des plus excellents antécédents.

Rodolphe créait ainsi sur une très-petite échelle une sorte de ferme modèle, non-seulement destinée à l'amélioration des bestiaux et des procédés aratoires, mais surtout à l'amélioration des hommes, et il atteignait ce but en intéressant les hommes à être probes, actifs, intelligents.

Après avoir terminé les apprêts du souper, et posé sur la table un broc de vin vieux destiné à accompagner le dessert, la cuisinière de la ferme alla sonner la cloche.

À ce joyeux appel, laboureurs, valets de ferme, laitières, filles de basse-cour, au nombre de douze ou quinze, entrèrent gaiement dans la cuisine. Les hommes avaient l'air mâle et ouvert; les femmes étaient avenantes et robustes, les jeunes filles alertes et gaies; toutes ces physionomies placides respiraient la bonne humeur, la quiétude et le contentement de soi; ils s'apprêtaient avec une sensibilité naïve à faire honneur à ce repas bien gagné par les rudes labeurs de la journée.

Le haut de la table fut occupé par un vieux laboureur à cheveux blancs, au visage loyal, au regard franc et hardi, à la bouche un peu moqueuse; véritable type du paysan de bon sens, de ces esprits fermes et droits, nets et lucides, rustiques et malins, qui sentent leur vieux Gaulois d'une lieue.

Le père Châtelain (ainsi se nommait ce Nestor), n'ayant pas quitté la ferme depuis son enfance, était alors employé comme maître laboureur. Lorsque Rodolphe acheta la métairie, le vieux serviteur lui fut justement recommandé; il le garda et l'investit, sous les ordres de Mme Georges, d'une sorte de surintendance des travaux de culture. Le père Châtelain exerçait sur ce personnel de la ferme une haute influence due à son âge, à son savoir, à son expérience.

Tous les paysans se placèrent.

Après avoir dit le Benedicite à haute voix, le père Châtelain, suivant un vieil et saint usage, traça une croix sur un des pains avec la pointe de son couteau et en coupa un morceau représentant la part de la Vierge ou la part du pauvre: il versa ensuite un verre de vin sous la même invocation, et plaça le tout sur une assiette qui fut pieusement placée au milieu de la table.

À ce moment les chiens de garde aboyèrent avec force; le vieux Lysandre leur répondit par un grognement sourd, retroussa sa lèvre et laissa voir deux ou trois crocs encore respectables.

—Il y a quelqu'un le long des murs de la cour, dit le père Châtelain.

À peine avait-il dit ces paroles que la cloche de la grande porte tinta.

—Qui peut venir si tard? dit le vieux laboureur, tout le monde est rentré... Va toujours voir, Jean-René.

Jean-René, jeune garçon de ferme, remit avec regret dans son assiette une énorme cuillerée de soupe brûlante sur laquelle il soufflait d'une force à désespérer Éole, et sortit de la cuisine.

—Voilà depuis bien longtemps la première fois que Mme Georges et Mlle Marie ne viennent pas s'asseoir au coin du feu pour assister à notre souper, dit le père Châtelain; j'ai une rude faim, mais je mangerai de moins bon appétit.

—Mme Georges est montée dans la chambre de Mlle Marie, car, en revenant de reconduire M. le curé, mademoiselle s'est trouvée un peu souffrante et s'est couchée, répondit Claudine, la robuste fille qui avait ramené la Goualeuse du presbytère, et ainsi renversé sans le savoir les sinistres desseins de la Chouette.

—Notre bonne Mlle Marie est seulement indisposée... mais elle n'est pas malade, n'est-ce pas? demanda le vieux laboureur avec inquiétude.

—Non, non, Dieu merci! père Châtelain; Mme Georges a dit que ça ne serait rien, reprit Claudine; sans cela elle aurait envoyé chercher à Paris M. David, ce médecin nègre... qui a déjà soigné Mlle Marie lorsqu'elle a été malade. C'est égal, c'est tout de même bien étonnant, un médecin noir! Si c'était pour moi, je n'aurais pas du tout de confiance. Un médecin blanc, à la bonne heure... c'est chrétien.

—Est-ce que M. David n'a pas guéri Mlle Marie qui était languissante dans les premiers temps?

—Si, père Châtelain.

—Eh bien?

—C'est égal, un médecin noir, ça a comme quelque chose d'effrayant.

—Est-ce qu'il n'a pas remis sur pied la vieille Anique, qui, à la suite d'une plaie aux jambes, ne pouvait tant seulement bouger de son lit depuis trois ans?

—Si, si, père Châtelain.

—Eh bien! ma fille?

—Oui, père Châtelain; mais un médecin noir... pensez donc... tout noir, tout noir...

—Écoute, ma fille: de quelle couleur est ta génisse Musette?

—Blanche, père Châtelain, blanche comme un cygne et fameuse laitière; on peut dire cela sans l'exposer à rougir.

—Et ta génisse Rosette?

—Noire comme un corbeau, père Châtelain; fameuse laitière aussi, faut être juste pour tout le monde.

—Et le lait de cette génisse noire, de quelle couleur est-il?

—Mais... blanc, père Châtelain... C'est tout simple, blanc comme neige.

—Aussi blanc et aussi bon que celui de Musette?

—Mais, oui, père Châtelain.

—Quoique Rosette soit noire?

—Quoique Rosette soit noire... Qu'est-ce que ça fait au lait que la vache soit noire, rousse ou blanche?

—Ça ne fait rien?

—Rien de rien, père Châtelain.

—Eh bien! alors, ma fille, pourquoi ne veux-tu pas qu'un médecin noir soit aussi bon qu'un médecin blanc?

—Dame... père Châtelain, c'était par rapport à la peau, dit la jeune fille après un moment de cogitation profonde. Mais au fait, puisque Rosette la noire a d'aussi bon lait que Musette la blanche, la peau n'y fait rien.

Ces réflexions physiognomoniques de Claudine sur la différence des races blanche et noire furent interrompues par le retour de Jean-René, qui soufflait dans ses doigts avec autant de vigueur qu'il avait soufflé sur sa soupe.

—Oh! quel froid! quel froid il fait cette nuit... il gèle à pierre fendre, dit-il en entrant; vaut mieux être dedans que dehors par un temps pareil. Quel froid!

—Gelée commencée par un vent d'est sera rude et longue; tu dois savoir ça, garçon. Mais qui a sonné? demanda le doyen des laboureurs.

—Un pauvre aveugle et un enfant qui le conduit, père Châtelain.


V

L'hospitalité

—Et qu'est-ce qu'il veut, cet aveugle? demanda le père Châtelain à Jean-René.

—Ce pauvre homme et son fils se sont égarés en voulant aller à Louvres par la traverse; comme il fait un froid de loup et que la nuit est noire, car le ciel se couvre, l'aveugle et son enfant demandent à passer la nuit à la ferme, dans un coin de l'étable.

—Mme Georges est si bonne qu'elle ne refuse jamais l'hospitalité à un malheureux; elle consentira, bien sûr, à ce qu'on donne à coucher à ces pauvres gens... mais il faut la prévenir. Vas-y, Claudine.

Claudine disparut.

—Et où attend-il ce brave homme? demanda le père Châtelain.

—Dans la petite grange.

—Pourquoi l'as-tu mis dans la grange?

—S'il était resté dans la cour, les chiens l'auraient mangé tout cru, lui et son petit. Oui, père Châtelain, j'avais beau dire: «Tout beau, Médor... ici, Turc... à bas, Sultan!...» J'ai jamais vu des déchaînés pareils. Et pourtant, à la ferme, on ne les dresse pas à mordre sur le pauvre, comme dans bien des endroits...

—Ma foi, mes enfants, la part du pauvre aura été ce soir réservée pour tout de bon... Serrez-vous un peu... Bien! Mettons deux couverts de plus, l'un pour l'aveugle, l'autre pour son fils; car sûrement Mme Georges leur laissera passer la nuit ici.

—C'est tout de même étonnant que les chiens soient furieux comme ça, dit Jean-René; il y avait surtout Turc, que Claudine a emmené en allant ce soir au presbytère... il était comme un possédé... En le flattant pour l'apaiser, j'ai senti les poils de son dos tout hérissés... on aurait dit d'un porc-épic. Qu'est-ce que vous dites de cela, hein! père Châtelain, vous qui savez tout?

—Je dis, mon garçon, moi qui sais tout, que les bêtes en savent encore plus long que moi... Lors de l'ouragan de cet automne, qui avait changé la petite rivière en torrent, quand je m'en revenais à nuit noire, avec mes chevaux de labour, assis sur le vieux cheval rouan, que le diable m'emporte si j'aurais su où passer à gué, car on n'y voyait pas plus que dans un four!... Eh bien! j'ai laissé la bride sur le cou du vieux rouan, et il a trouvé tout seul ce que nous n'aurions trouvé ni les uns ni les autres... Qui est-ce qui lui a appris cela?

—Oui, père Châtelain, qui est-ce qui lui a appris cela, au vieux cheval rouan?

—Celui qui apprend aux hirondelles à faire leur nid sur les toits, et aux bergeronnettes à faire leur nid au milieu des roseaux, mon garçon... Eh bien! Claudine, dit le vieil oracle à la laitière qui rentrait portant sous ses deux bras deux paires de draps bien blancs qui jetaient une suave odeur de sauge et de verveine, eh bien! Mme Georges a ordonné de faire souper et coucher ici ce pauvre aveugle et son fils, n'est-ce pas?

—Voilà des draps pour faire leurs lits dans la petite chambre au bout du corridor, dit Claudine.

—Allons, va les chercher, Jean-René... Toi, ma fille, approche deux chaises du feu, ils se réchaufferont un moment avant de se mettre à table... car le froid est dur cette nuit.

On entendit de nouveau les aboiements furieux des chiens et la voix de Jean-René qui tâchait de les apaiser.

La porte de la cuisine s'ouvrit brusquement: le Maître d'école et Tortillard entrèrent avec précipitation, comme s'ils eussent été poursuivis.

—Prenez donc garde à vos chiens! s'écria le Maître d'école avec frayeur; ils ont manqué nous mordre.

—Ils m'ont arraché un morceau de ma blouse, dit Tortillard encore pâle d'effroi.

—Excusez, mon brave homme, dit Jean-René en fermant la porte; mais je n'ai jamais vu nos chiens si méchants... C'est, bien sûr, le froid qui les agace... Ces bêtes n'ont pas de raison; elles veulent peut-être mordre pour se réchauffer!

—Allons, à l'autre maintenant! dit le laboureur en arrêtant le vieux Lysandre au moment où, grondant d'un air menaçant, il allait s'élancer sur les nouveaux venus. Il a entendu les autres chiens aboyer de furie, il veut faire comme eux. Veux-tu aller te coucher tout de suite, vieux sauvage!... Veux-tu...

À ces mots du père Châtelain, accompagnés d'un coup de pied significatif, Lysandre regagna, toujours grondant, sa place de prédilection au coin du foyer.

Le Maître d'école et Tortillard restaient à la porte de la cuisine, n'osant pas avancer.

Enveloppé d'un manteau bleu à collet de fourrure, son chapeau enfoncé sur le bonnet noir qui lui cachait presque entièrement le front, le brigand tenait la main de Tortillard, qui se pressait contre lui en regardant les paysans avec défiance; l'honnêteté de ces physionomies déroutait et effrayait presque le fils de Bras-Rouge.

Les natures mauvaises ont aussi leurs répulsions et leurs sympathies.

Les traits du Maître d'école étaient si hideux que les habitants de la ferme restèrent un instant frappés, les uns de dégoût, les autres d'effroi. Cette impression n'échappa pas à Tortillard; la frayeur des paysans le rassura, et il fut fier de l'épouvante qu'inspirait son compagnon. Ce premier mouvement passé, le père Châtelain, ne songeant qu'à remplir les devoirs de l'hospitalité, dit au Maître d'école:

—Mon brave homme, avancez près du feu, vous vous réchaufferez d'abord. Vous souperez ensuite avec nous, car vous arrivez au moment où nous allions nous mettre à table. Tenez, asseyez-vous là. Mais à quoi ai-je la tête! ajouta le père Châtelain; ce n'est pas à vous, mais à votre fils que je dois m'adresser, puisque, malheureusement, vous êtes aveugle. Voyons, mon enfant, conduis ton père auprès de la cheminée.

—Oui, mon bon monsieur, répondit Tortillard d'un ton nasillard, patelin et hypocrite; que le bon Dieu vous rende votre bonne charité!... Suis-moi, pauvre papa, suis-moi... prends bien garde. Et l'enfant guida les pas du brigand.

Tous deux arrivèrent près de la cheminée.

D'abord Lysandre gronda sourdement; mais, ayant flairé un instant le Maître d'école, il poussa tout à coup cette sorte d'aboiement lugubre qui fait dire communément que les chiens hurlent à la mort.

«Enfer! se dit le Maître d'école. Est-ce donc le sang qu'ils flairent, ces maudits animaux? J'avais ce pantalon-là pendant la nuit de l'assassinat du marchand de bœufs...»

—Tiens, c'est étonnant, dit tout bas Jean-René, le vieux Lysandre qui hurle à la mort en sentant le bonhomme!

Alors il arriva une chose étrange.

Les cris de Lysandre étaient si perçants, si plaintifs que les autres chiens l'entendirent (la cour de la ferme n'étant séparée de la cuisine que par une fenêtre vitrée), et, selon l'habitude de la race canine, ils répétèrent à l'envi ces gémissements lamentables.

Quoique peu superstitieux, les métayers s'entre-regardèrent presque avec effroi.

En effet, ce qui se passait était singulier.

Un homme qu'ils n'avaient pu envisager sans horreur entrait dans la ferme. Les animaux jusqu'alors paisibles devenaient furieux et jetaient ces clameurs sinistres qui, selon les croyances populaires, prédisent les approches de la mort.

Le brigand lui-même, malgré son endurcissement, malgré son audace infernale, tressaillit un moment en entendant ces hurlements funèbres, mortuaires... qui éclataient à son arrivée, à lui... assassin.

Tortillard, sceptique, effronté comme un enfant de Paris, corrompu pour ainsi dire à la mamelle, resta seul indifférent à l'effet moral de cette scène. Délivré de la crainte d'être mordu, cet avorton railleur se moqua de ce qui atterrait les habitants de la ferme et de ce qui faisait frissonner le Maître d'école.

La première stupeur passée, Jean-René sortit, et l'on entendit bientôt les claquements de son fouet, qui dissipèrent les lugubres pressentiments de Turc, de Sultan et de Médor. Peu à peu les visages contristés des laboureurs se rassérénèrent. Au bout de quelques moments l'épouvantable laideur du Maître d'école leur inspira plus de pitié que d'horreur; ils plaignirent le petit boiteux de son infirmité, lui trouvèrent une mine futée très-intéressante et le louèrent beaucoup des soins empressés qu'il prodiguait à son père.

L'appétit des laboureurs, un moment oublié, se réveilla avec une nouvelle énergie, et l'on n'entendit pendant quelques instants que le bruit des fourchettes.

Tout en s'escrimant de leur mieux sur leurs mets rustiques, métayers et métayères remarquaient avec attendrissement les prévenances de l'enfant pour l'aveugle, auprès duquel on l'avait placé. Tortillard lui préparait ses morceaux, lui coupait son pain, lui versait à boire avec une attention toute filiale.

Ceci était le beau côté de la médaille, voici le revers:

Autant par cruauté que par l'esprit d'imitation naturel à son âge, Tortillard trouvait une jouissance cruelle à tourmenter le Maître d'école, à l'exemple de la Chouette, qu'il était fier de copier ainsi, et qu'il aimait avec une sorte de dévouement. Comment cet enfant pervers sentait-il le besoin d'être aimé? Comment se trouvait-il heureux du semblant d'affection que lui témoignait la borgnesse? Comment pouvait-il, enfin, s'émouvoir au lointain souvenir des caresses de sa mère? C'était encore une de ces fréquentes et nombreuses anomalies qui, de temps à autre, protestent heureusement contre l'unité dans le vice.

Nous l'avons dit, éprouvant, ainsi que la Chouette, un charme extrême à avoir, lui chétif, pour bête de souffrance un tigre muselé... Tortillard, assis à la table des laboureurs, eut la méchanceté de vouloir raffiner son plaisir en forçant le Maître d'école à supporter ses mauvais traitements sans sourciller.

Il compensa donc chacune de ses attentions ostensibles pour son père supposé par un coup de pied souterrain particulièrement adressé à une plaie très-ancienne que le Maître d'école, comme beaucoup de forçats, avait à la jambe droite, à l'endroit où pesait l'anneau de sa chaîne pendant son séjour au bagne.

Il fallut à ce brigand un courage d'autant plus stoïque pour cacher sa souffrance à chaque atteinte de Tortillard que ce petit monstre, afin de mettre sa victime dans une position plus difficile encore, choisissait pour ses attaques tantôt le moment où le Maître d'école buvait, tantôt le moment où il parlait.

Néanmoins l'impassibilité de ce dernier ne se démentit pas; il contint merveilleusement sa colère et sa douleur, pensant (et le fils de Bras-Rouge y comptait bien) qu'il serait très-dangereux pour le succès de ses desseins de laisser deviner ce qui se passait sous la table.

—Tiens, pauvre papa, voilà une noix tout épluchée, dit Tortillard en mettant dans l'assiette du Maître d'école un de ces fruits soigneusement détaché de sa coque.

—Bien, mon enfant, dit le père Châtelain; puis, s'adressant au brigand: Vous êtes sans doute bien à plaindre, brave homme; mais vous avez un si bon fils... que cela doit vous consoler un peu!

—Oui, oui, mon malheur est grand; et sans la tendresse de mon cher enfant... je...

Le Maître d'école ne put retenir un cri aigu. Le fils de Bras-Rouge avait cette fois rencontré le vif de la plaie; la douleur fut intolérable.

—Mon Dieu!... Qu'as-tu donc, pauvre papa? s'écria Tortillard d'une voix larmoyante, et, se levant, il se jeta au cou du Maître d'école.

Dans son premier mouvement de colère et de rage, le brigand voulut étouffer le petit boiteux entre ses bras d'Hercule et le pressa si violemment contre sa poitrine que l'enfant, perdant sa respiration, laissa entendre un sourd gémissement.

Mais, réfléchissant aussitôt qu'il ne pouvait se passer de Tortillard, le Maître d'école se contraignit et le repoussa sur sa chaise.

Dans tout ceci les paysans ne virent qu'un échange de tendresses paternelles et filiales: la pâleur et la suffocation de Tortillard leur parurent causées par l'émotion de ce bon fils.

—Qu'avez-vous donc, mon brave? demanda le père Châtelain. Votre cri de tout à l'heure a fait pâlir votre enfant... Pauvre petit... Tenez, il peut à peine respirer!

—Ce n'est rien, répondit le Maître d'école en reprenant son sang-froid. Je suis de mon état serrurier-mécanicien; il y a quelque temps, en travaillant au marteau une barre de fer rougie, je l'ai laissée tomber sur mes jambes, et je me suis fait une brûlure si profonde qu'elle n'est pas encore cicatrisée... Tout à l'heure je me suis heurté au pied de la table, et je n'ai pu retenir un cri de douleur.

—Pauvre papa! dit Tortillard, remis de son émotion et jetant un regard diabolique sur le Maître d'école, pauvre papa! C'est pourtant vrai, mes bons messieurs, on n'a jamais pu le guérir de sa jambe... Hélas! non, jamais! Oh! je voudrais bien avoir son mal, moi... pour qu'il ne l'ait plus, ce pauvre papa...

Les femmes regardèrent Tortillard avec attendrissement.

—Eh bien! mon brave homme, reprit le père Châtelain, il est malheureux pour vous que vous ne soyez pas venu à la ferme il y a trois semaines, au lieu d'y venir ce soir.

—Pourquoi cela?

—Parce que nous avons eu ici, pendant quelques jours, un docteur de Paris qui a un remède souverain pour les maux de jambe. Une bonne vieille femme du village ne pouvait pas marcher depuis trois ans; le docteur lui a mis de son onguent sur ses blessures. À présent, elle court comme un Basque, et elle se promet, au premier jour, d'aller à pied remercier son sauveur, allée des Veuves, à Paris... Vous voyez que d'ici il y a un bon bout de chemin. Mais qu'est-ce que vous avez donc? Encore cette maudite blessure?

Ces mots, «allée des Veuves», rappelaient de si terribles souvenirs au Maître d'école, qu'il n'avait pu s'empêcher de tressaillir et de contracter ses traits hideux.

—Oui, répondit-il en se remettant, encore un élancement...

—Bon papa, sois tranquille, je te bassinerai bien soigneusement ta jambe ce soir, dit Tortillard.

—Pauvre petit! dit Claudine, aime-t-il son père!

—C'est vraiment dommage, reprit le père Châtelain en s'adressant au Maître d'école, que ce digne médecin ne soit pas ici; mais, j'y pense, il est aussi charitable que savant; en retournant à Paris, faites-vous conduire chez lui par votre petit garçon, il vous guérira, j'en suis sûr; son adresse n'est pas difficile à retenir: allée des Veuves, nº 17. Si vous oubliez le numéro... peu importe, ils ne sont pas beaucoup de médecins dans cet endroit-là, et surtout de médecins nègres... car figurez-vous qu'il est nègre, cet excellent docteur David.

Les traits du Maître d'école étaient tellement couturés de cicatrices que l'on ne put s'apercevoir de sa pâleur.

Il pâlit pourtant... pâlit affreusement en entendant d'abord citer le numéro de la maison de Rodolphe, et ensuite parler de David... le docteur noir...

De ce Noir qui, par ordre de Rodolphe, lui avait infligé un supplice épouvantable, dont à chaque instant il subissait des terribles conséquences.

La journée était funeste au Maître d'école.

Le matin, il avait enduré les tortures de la Chouette et du fils de Bras-Rouge; il arrive à la ferme, les chiens hurlent à la mort à son aspect homicide et veulent le dévorer; enfin le hasard le conduit dans une maison où quelques jours auparavant se trouvait son bourreau.

Séparément, ces circonstances auraient suffi pour exciter tour à tour la rage ou la crainte de ce brigand; mais, se précipitant dans l'espace de quelques heures, elles lui portèrent un coup violent.

Pour la première fois de sa vie, il éprouva une sorte de terreur superstitieuse... il se demanda si le hasard amenait seul des incidents si étranges.

Le père Châtelain, ne s'étant pas aperçu de la pâleur du Maître d'école, reprit:

—Du reste, mon brave homme, lorsque vous partirez, on donnera l'adresse du docteur à votre fils, et ce sera obliger M. David que le mettre à même de rendre service à quelqu'un: il est si bon, si bon! C'est dommage qu'il ait toujours l'air triste... Mais, tenez, buvons un coup à la santé de votre futur sauveur.

—Merci, je n'ai plus soif, dit le Maître d'école d'un air sombre.

—Bois donc, cher bon papa, bois donc, ça te fera du bien... à ton pauvre estomac, ajouta Tortillard en mettant le verre dans les mains de l'aveugle.

—Non, non, je ne veux plus boire, dit celui-ci.

—Ce n'est plus du cidre que je vous ai versé, mais du vieux vin, dit le laboureur. Il y a bien des bourgeois qui n'en boivent pas de pareil. Dame! ce n'est pas une ferme comme une autre que celle-ci. Qu'est-ce que vous dites de notre ordinaire?

—Il est très-bon, répondit machinalement le Maître d'école de plus en plus absorbé dans de sinistres pensées.

—Eh bien! c'est tous les jours comme ça: bon travail et bon repas, bonne conscience et bon lit; en quatre mots, voilà notre vie: nous sommes sept cultivateurs ici, et, sans nous vanter, nous faisons autant de besogne que quatorze, mais on nous paye comme quatorze. Aux simples laboureurs, cent cinquante écus par an; aux laitières et aux filles de ferme, soixante écus! Et à partager entre nous un cinquième des produits de la ferme. Dame! vous comprenez que nous ne laissons pas la terre un brin se reposer, car la pauvre vieille nourricière, tant plus elle produit, tant plus nous avons.

—Votre maître ne doit guère s'enrichir en vous avantageant de la sorte, dit le Maître d'école.

—Notre maître!... Oh! ça n'est pas un maître comme les autres. Il a une manière de s'enrichir qui n'est qu'à lui.

—Que voulez-vous dire? demanda l'aveugle, qui désirait engager la conversation pour échapper aux noires idées qui le poursuivaient; votre maître est donc bien extraordinaire?

—Extraordinaire en tout, mon brave homme; mais, tenez, le hasard vous a amené ici, puisque ce village est éloigné de tout grand chemin. Vous n'y reviendrez sans doute jamais; vous ne le quitterez pas du moins sans savoir ce qu'est notre maître et ce qu'il fait de cette ferme; en deux mots, je vas vous dire ça, à condition que vous le répéterez à tout le monde. Vous verrez, c'est aussi bon à dire qu'à entendre.

—Je vous écoute, reprit le Maître d'école.


VI

Une ferme modèle

—Et vous ne serez pas fâché de m'avoir entendu, dit le père Châtelain au Maître d'école. Figurez-vous qu'un jour notre maître s'est dit: «Je suis très-riche, c'est bon; mais, comme ça ne me fait pas dîner deux fois, si je faisais dîner ceux qui ne dînent pas du tout, et dîner mieux de braves gens qui ne mangent pas à leur faim?... Ma foi, ça me va: vite à l'œuvre!» Et notre maître s'est mis à l'œuvre. Il a acheté cette ferme, qui alors n'avait pas un grand faire-valoir, et n'employait guère plus de deux charrues: je sais cela, je suis né ici. Notre maître a augmenté les terres, vous saurez tout à l'heure pourquoi. À la tête de la ferme il a mis une digne femme aussi respectable que malheureuse, c'est toujours comme ça qu'il choisit, et il lui a dit: «Cette maison sera, comme la maison du bon Dieu, ouverte aux bons, fermée aux méchants; on en chassera les mendiants paresseux, mais on y donnera toujours l'aumône du travail à ceux qui ont bon courage: cette aumône-là n'humilie pas qui la reçoit et profite à qui la donne: le riche qui ne la fait pas est un mauvais riche.» C'est notre maître qui dit ça; par ma foi! il a raison, mais il fait mieux que de dire, il agit. Autrefois il y avait un chemin direct d'ici à Écouen qui raccourcissait d'une bonne lieue; mais, dame! il était si effondré, qu'on n'y pouvait plus passer, c'était la mort aux chevaux et aux voitures; quelques corvées et un peu d'argent fournis par un chacun des fermiers du pays auraient remis la route en état; mais, tant plus un chacun avait envie de voir cette route en état, tant plus un chacun renâclait à fournir argent et corvée. Notre maître, voyant ça, dit: «Le chemin sera fait; mais, comme ceux qui pourraient y contribuer n'y contribuent pas, comme c'est environ un chemin de luxe, il profitera un jour à ceux qui ont chevaux et voitures; mais il profitera d'abord à ceux qui n'ont que leurs deux bras, du cœur et pas de travail.» Ainsi, par exemple, un gaillard robuste frappe-t-il à la ferme en disant: «J'ai faim et je manque d'ouvrage.—Mon garçon, voilà une bonne soupe, une pioche, une pelle: on va vous conduire au chemin d'Écouen, faites chaque jour deux toises de cailloutis, et chaque soir vous aurez quarante sous, une toise vingt sous, une demi-toise, dix sous, sinon rien.» Moi, à la brune, en revenant des champs, je vais inspecter le chemin et m'assurer de ce que chacun a fait.

—Et quand on pense qu'il y a eu deux sans-cœur assez gredins pour manger la soupe et voler la pioche et la pelle! dit Jean-René avec indignation, ça dégoûterait de faire le bien.

—Ça, c'est vrai, dirent quelques laboureurs.

—Allons donc, mes enfants! reprit le père Châtelain. Voire... on ne ferait donc ni plantations ni semailles, parce qu'il y a des chenilles, des charançons, et autres mauvaises bestioles rongeuses de feuilles ou grugeuses de grain? Non, non, on écrase les vermines; le bon Dieu, qui n'est pas chiche, fait pousser de nouveaux bourgeons, de nouveaux épis, le dommage est réparé, et l'on ne s'aperçoit tant seulement pas que les bêtes malfaisantes ont passé par là. N'est-ce pas, mon brave homme? dit le vieux laboureur au Maître d'école.

—Sans doute, sans doute, reprit celui-ci, qui semblait depuis quelques moments réfléchir profondément.

—Quant aux femmes et aux enfants, il y a aussi du travail pour eux et pour leurs forces, ajouta le père Châtelain.

—Et malgré ça, dit Claudine la laitière, le chemin n'avance pas vite.

—Dame, ma fille, ça prouve qu'heureusement dans le pays les braves gens ne manquent pas d'ouvrage.

—Mais à un infirme, à moi, par exemple, dit tout à coup le Maître d'école, est-ce qu'on ne m'accorderait pas la charité d'une place dans un coin de la ferme, un morceau de pain et un abri, pour le peu de temps qui me reste à vivre? Oh! si cela se pouvait, mes bonnes gens, je passerais ma vie à remercier votre maître.

Le brigand parlait alors sincèrement. Il ne se repentait pas pour cela de ses crimes; mais l'existence paisible, heureuse, des laboureurs excitait d'autant plus son envie qu'il songeait à l'avenir effrayant que lui réservait la Chouette; avenir qu'il avait été loin de prévoir et qui lui faisait regretter davantage encore d'avoir, en rappelant sa complice auprès de lui, perdu pour jamais la possibilité de vivre auprès des honnêtes gens chez lesquels le Chourineur l'avait placé.

Le père Châtelain regarda le Maître d'école avec étonnement.

—Mais, mon pauvre homme, lui dit-il, je ne vous croyais pas tout à fait sans ressources.

—Hélas! mon Dieu, si... j'ai perdu la vue par un accident de mon métier. Je vais à Louvres chercher des secours chez un parent éloigné; mais vous comprenez, quelquefois les gens sont si égoïstes, si durs..., dit le Maître d'école.

—Oh! il n'y a pas d'égoïsme qui tienne, reprit le père Châtelain; un bon et honnête ouvrier comme vous, malheureux comme vous avec un enfant si gentil, si bon, ça attendrirait des pierres. Mais le maître qui vous employait avant votre accident, comment ne fait-il rien pour vous?

—Il est mort, dit le Maître d'école après un moment d'hésitation; et c'était mon seul protecteur.

—Mais l'hospice des aveugles?

—Je n'ai pas l'âge d'y entrer.

—Pauvre homme! vous êtes bien à plaindre!

—Eh bien! vous croyez que si je ne trouve pas à Louvres les secours que j'espère, votre maître, que je respecte déjà sans le connaître, n'aura pas pitié de moi?

—Malheureusement, voyez-vous, la ferme n'est pas un hospice. Ordinairement, ici, on accorde aux infirmes de passer une nuit ou un jour à la ferme, puis on leur donne un secours, et que le bon Dieu les ait en aide!

—Ainsi je n'ai aucun espoir d'intéresser votre maître à mon triste sort? dit le brigand avec un soupir de regret.

—Je vous dis la règle, mon brave homme; mais notre maître est si compatissant, si généreux, qu'il est capable de tout.

—Vous croyez? s'écria le Maître d'école. Il serait possible qu'il consentit à me laisser vivre ici dans un coin? Je serais heureux de si peu!

—Je vous dis que notre maître est capable de tout. S'il consent à vous garder à la ferme, vous n'auriez pas à vous cacher dans un coin; vous seriez traité comme nous donc!... comme aujourd'hui. On trouverait de quoi occuper votre enfant selon ses forces; bons conseils et bons exemples ne lui manqueraient point; notre vénérable curé l'instruirait avec les autres enfants du village, et il grandirait dans le bien, comme on dit. Mais pour ça, tenez, il faudrait demain matin parler tout franchement à Notre-Dame-de-Bon-Secours.

—Comment? dit le Maître d'école.

—Nous appelons ainsi notre maîtresse. Si elle s'intéresse à vous, votre affaire est sûre. En fait de charité, notre maître ne sait rien refuser à notre dame.

—Oh! alors je lui parlerai, je lui parlerai! s'écria joyeusement le Maître d'école, se voyant déjà délivré de la tyrannie de la Chouette.

Cette espérance trouva peu d'écho chez Tortillard, qui ne se sentait nullement disposé à profiter des offres du vieux laboureur et à grandir dans le bien sous les auspices d'un vénérable curé. Le fils de Bras-Rouge avait des penchants très-peu rustiques et l'esprit très-peu tourné à la bucolique; d'ailleurs, fidèle aux traditions de la Chouette, il aurait vu avec un vif déplaisir le Maître d'école se soustraire à leur commun despotisme: il voulait donc rappeler à la réalité le brigand, qui s'égarait déjà parmi de champêtres et riantes illusions.

—Oh! oui, répéta le Maître d'école, je lui parlerai, à Notre-Dame-de-Bon-Secours... elle aura pitié de moi, et...

Tortillard donna en ce moment et sournoisement un vigoureux coup de pied au Maître d'école et l'atteignit au bon endroit.

La souffrance interrompit et abrégea la phrase du brigand, qui répéta, après un tressaillement douloureux:

—Oui, j'espère que cette bonne dame aura pitié de moi.

—Pauvre bon papa, reprit Tortillard; mais tu comptes pour rien ma bonne tante, Mme la Chouette, qui t'aime si fort. Pauvre tante la Chouette!... Oh! elle ne t'abandonnera pas comme ça, vois-tu! Elle serait plutôt capable de venir te réclamer ici avec notre cousin M. Barbillon.

—Ce brave homme a des parents chez les poissons et les oiseaux, dit tout bas Jean-René d'un air prodigieusement malicieux, en donnant un coup de coude à Claudine, sa voisine.

—Grand sans-cœur, allez! de rire de ces malheureux, répondit tout bas la fille de ferme, en donnant à son tour à Jean-René un coup de coude à lui briser trois côtes.

—Mme la Chouette est une de vos parentes? demanda le laboureur au Maître d'école.

—Oui, c'est une de nos parentes, répondit-il avec un morne et sombre accablement.

Dans le cas où il trouverait à la ferme un refuge inespéré, il craignait que la borgnesse ne vînt par méchanceté le dénoncer; il craignait aussi que les noms étranges de ses prétendus parents, Mme la Chouette et M. Barbillon, cités par Tortillard, n'éveillassent les soupçons; mais à cet endroit ses craintes furent vaines; Jean-René seul y vit le texte d'une plaisanterie faite à voix basse et très-mal accueillie par Claudine.

—C'est une parente que vous allez trouver à Louvres? demanda le père Châtelain.

—Oui, dit le brigand, mais je crois que mon fils se trompe en comptant trop sur elle.

—Oh! mon pauvre papa, je ne me trompe pas... va... Elle est si bonne, ma tante la Chouette!... Tu sais bien, c'est elle qui t'a envoyé l'eau avec laquelle je bassine ta jambe... et la manière de s'en servir... C'est elle qui m'a dit: «Fais pour ton pauvre papa ce que je ferais moi-même, et le bon Dieu te bénira...» Oh! ma tante la Chouette... elle t'aime, mais elle t'aime si fort que...

—C'est bien, c'est bien, dit le Maître d'école en interrompant Tortillard, ça ne m'empêchera pas, en tout cas, de parler demain matin à la bonne dame d'ici... et d'implorer son appui auprès du respectable propriétaire de cette ferme; mais, ajouta-t-il pour changer de conversation et mettre un terme aux imprudents propos de Tortillard, mais, à propos du propriétaire de cette ferme, on m'avait promis de me dire ce qu'il y a de particulier dans l'organisation de la métairie où nous sommes.

—C'est moi qui vous ai promis cela, dit le père Châtelain, et je vais remplir ma promesse. Notre maître, après avoir ainsi imaginé ce qu'il appelle l'aumône du travail, s'est dit: «Il y a des établissements et des prix pour encourager l'amélioration des chevaux, des bestiaux, des charrues et de bien d'autres choses encore... Ma foi!... m'est avis qu'il serait un brin temps de moyenner aussi de quoi améliorer les hommes... Bonnes bêtes, c'est bien; bonnes gens, ça serait mieux, mais plus difficile. Lourde avoine et pré dru, eau vive et air pur, soins constants et sûr abri, chevaux et bestiaux viendront comme à souhait et vous donneront contentement; mais, pour les hommes, voire! c'est autre chose: on ne met pas un homme en grand-vertu comme un bœuf en grand-chair. L'herbage profite au bœuf, parce que l'herbage, savoureux au goût, lui plaît en l'engraissant; eh bien! m'est avis que, pour que les bons conseils profitent bien à l'homme, faudrait faire qu'il trouve son compte à les suivre...»

—Comme le bœuf trouve son compte à manger de bonne herbe, n'est-ce pas, père Châtelain?

—Justement, mon garçon.

—Mais, père Châtelain, dit un autre laboureur, on a parlé dans les temps d'une manière de ferme où des jeunes voleurs, qui avaient eu, malgré ça, une très-bonne conduite tout de même, apprenaient l'agriculture, et étaient soignés, choyés comme de petits princes?

—C'est vrai, mes enfants; il y a du bon là-dedans; c'est humain et charitable de ne jamais désespérer des méchants; mais faudrait faire aussi espérer les bons. Un honnête jeune homme, robuste et laborieux, ayant envie de bien faire et de bien apprendre, se présenterait à cette ferme de jeunes ex-voleurs, qu'on lui dirait:—Mon gars, as-tu un brin volé et vagabondé?—Non.—Eh bien! il n'y a pas de place ici pour toi.

—C'est pourtant vrai ce que vous dites là, père Châtelain, dit Jean-René. On fait pour des coquins ce qu'on ne fait pas pour les honnêtes gens; on améliore les bêtes et non pas les hommes.

—C'est pour donner l'exemple et remédier à ça, mon garçon, que notre maître, comme je l'apprends à ce brave homme, a établi cette ferme... «Je sais bien, a-t-il dit, que là-haut il y a des récompenses pour les honnêtes gens; mais là-haut... dame! c'est bien haut, c'est bien loin; et d'aucuns (il faut les plaindre, mes enfants) n'ont point la vue et l'haleine assez longue pour atteindre là; et puis où trouveraient-ils le temps de regarder là-haut? Pendant le jour, de l'aurore au coucher du soleil, courbés sur la terre, ils la bêchent et la rebêchent pour un maître; la nuit, ils dorment harassés sur leur grabat... Le dimanche, ils s'enivrent au cabaret pour oublier les fatigues d'hier et celles de demain. C'est qu'aussi ces fatigues sont stériles pour eux, pauvres gens! Après un travail forcé, leur pain est-il moins noir, leur couche moins dure, leur enfant moins malingre, leur femme moins épuisée à le nourrir?... le nourrir!... elle qui ne mange pas à sa faim! Non! non! non! Après ça, je sais bien, mes enfants, que noir est leur pain, mais c'est du pain; dur est leur grabat, mais c'est un lit; chétifs sont leurs enfants, mais ils vivent. Les malheureux supporteraient peut-être allègrement leur sort, s'ils croyaient qu'un chacun est comme eux. Mais ils vont à la ville ou au bourg le jour du marché, et là ils voient du pain blanc, d'épais et chauds matelas, des enfants fleuris comme des rosiers de mai, et si rassasiés, si rassasiés, qu'ils jettent du gâteau à des chiens. Dame!... alors, quand ils reviennent à leur hutte de terre, à leur pain noir, à leur grabat, ces pauvres gens se disent, en voyant leur petit enfant souffreteux, maigre, affamé, à qui ils auraient bien voulu apporter un de ces gâteaux que les petits riches jetaient aux chiens: «Puisqu'il faut qu'il y ait des riches et des pauvres, pourquoi ne sommes-nous pas nés riches? C'est injuste... Pourquoi chacun n'a-t-il pas son tour?» Sans doute, mes enfants, ce qu'ils disent là est déraisonnable... et ne sert pas à leur faire paraître leur joug plus léger; et pourtant ce joug dur et pesant, qui quelquefois blesse, écrase, il leur faut le porter sans relâche, et cela sans espoir de se reposer jamais... et de connaître un jour, un seul jour, le bonheur que donne l'aisance... Toute la vie comme ça, dame! ça paraît long... long comme un jour de pluie sans un seul petit rayon de soleil. Alors on va à l'ouvrage avec tristesse et dégoût. Finalement la plupart des gagés se disent: «À quoi bon travailler mieux et davantage! Que l'épi soit lourd ou léger, ça m'est tout un! À quoi bon me crever de beau zèle? Restons strictement honnêtes; le mal est puni, ne faisons pas le mal; le bien est sans récompense, ne faisons pas le bien... Ayons les qualités des bonnes bêtes de somme: patience, force et docilité...» Ces pensers-là sont malsains, mes enfants; de cette insouciance à la fainéantise il n'y a pas loin, et de la fainéantise au vice il y a moins loin encore... Malheureusement, ceux-là qui, ni bons ni méchants, ne font ni bien ni mal, sont le plus grand nombre; c'est donc ceux-là, a dit notre maître, qu'il faut améliorer, ni plus ni moins que s'ils avaient l'honneur d'être des chevaux, des bêtes à cornes ou à laine... Faisons qu'ils aient intérêt à être actifs, sages, laborieux, instruits et dévoués à leurs devoirs... prouvons-leur qu'en devenant meilleurs ils deviendront matériellement plus heureux... tout le monde y gagnera... Pour que les bons conseils leur profitent, donnons-leur ici-bas comme qui dirait un brin l'avant-goût du bonheur qui attend les justes là-haut...»Son plan bien arrêté, notre maître a fait savoir dans les environs qu'il lui fallait six laboureurs et autant de femmes ou filles de ferme, mais il voulait choisir ce monde-là parmi les meilleurs sujets du pays, d'après les renseignements qu'il ferait prendre chez les maires, chez les curés ou ailleurs. On devait être payé comme nous le sommes, c'est-à-dire comme des princes, nourri mieux que des bourgeois, et partager entre tous les travailleurs un cinquième des produits de la récolte; on resterait deux ans à la ferme, pour faire ensuite place à d'autres laboureurs choisis aux mêmes conditions; après cinq ans révolus, on pourrait se représenter s'il y avait des vacances... Aussi, depuis la fondation de la ferme, laboureurs et journaliers se disent dans les environs: «Soyons actifs, honnêtes, laborieux, faisons-nous remarquer par notre bonne conduite, et nous pourrons un jour avoir une des places de la ferme de Bouqueval; là nous vivrons comme en paradis durant deux ans; nous nous perfectionnerons dans notre état; nous emporterons un bon pécule et par là-dessus, en sortant d'ici, c'est à qui voudra nous engager, puisque pour entrer ici il faut un brevet d'excellent sujet.

—Je suis déjà retenu pour entrer à la ferme d'Arnouville, chez M. Dubreuil, dit Jean-René.

—Et moi, je suis engagé pour Gonesse, reprit un autre laboureur.

—Vous le voyez, mon brave homme, à cela tout le monde gagne: les fermiers des environs profitent doublement: il n'y a que douze places d'hommes et de femmes à donner, mais il se forme peut-être cinquante bons sujets dans le canton pour y prétendre; or ceux qui n'auront pas eu les places n'en resteront pas moins bons sujets, n'est-ce pas? Et, comme on dit, les morceaux en seront et en resteront toujours bons, car si on n'a pas la chance une fois, on espère l'avoir une autre; en fin de compte, ça fait nombre de braves gens de plus. Tenez... parlant par respect, pour un cheval ou pour un bétail qui gagne le prix de vitesse, de force ou de beauté, on fait cent élèves capables de disputer ce prix. Eh bien! ceux de ces cent élèves qui ne l'ont pas remporté, ce prix, n'en restent pas moins bons et vaillants... Hein? mon brave homme, quand je vous disais que notre ferme n'était pas une ferme ordinaire, et que notre maître n'était pas un maître ordinaire?

—Oh! non, sans doute... s'écria le Maître d'école, et plus sa bonté, sa générosité me semblent grandes, plus j'espère qu'il prendra en pitié mon triste sort. Un homme qui fait le bien si noblement, avec tant d'intelligence, ne doit pas regarder à un bienfait de plus ou de moins.

—Au contraire, il y regarde, mon brave, dit le père Châtelain; mais pour avoir à se glorifier d'une bonne action nouvelle; ce m'est avis que nous nous reverrons, bien sûr, à la ferme, et que ce n'est pas la dernière fois que vous vous asseyez à cette table!

—N'est-ce pas? Tenez, malgré moi j'espère... Oh! si vous saviez comme je suis heureux et reconnaissant! s'écria le Maître d'école.

—Je n'en doute pas, il est si bon, notre maître!

—Mais que je sache au moins son nom et aussi celui de la Dame-de-Bon-Secours, dit vivement le Maître d'école, que je puisse bénir d'avance ces nobles noms.

—Je comprends votre impatience, dit le laboureur. Ah! dame, vous vous attendez peut-être à des noms à grand fracas? Ah bien oui! ce sont des noms simples et doux comme des saints. Notre-Dame-de-Bon-Secours s'appelle Mme Georges... notre maître s'appelle M. Rodolphe.

—Ma femme!... mon bourreau!... murmura le brigand, foudroyé par cette révélation.


VII

La nuit

Rodolphe!!! Mme Georges!!!

Le Maître d'école ne pouvait se croire abusé par une fortuite ressemblance de noms; avant de le condamner à un terrible supplice, Rodolphe lui avait dit porter à Mme Georges un vif intérêt. Enfin, la présence récente du nègre David dans cette ferme prouvait au Maître d'école qu'il ne se trompait pas.

Il reconnut quelque chose de providentiel, de fatal, dans cette dernière rencontre qui renversait les espérances qu'il avait un moment fondées sur la générosité du maître de cette ferme.

Son premier mouvement fut de fuir.

Rodolphe lui inspirait une invincible terreur; peut-être se trouvait-il à cette heure à la ferme... À peine remis de sa stupeur, le brigand se leva de table, prit la main de Tortillard et s'écria d'un air égaré:

—Allons-nous-en... conduis-moi... sortons d'ici!

Les laboureurs se regardèrent avec surprise.

—Vous en aller... maintenant! Vous n'y pensez pas, mon pauvre homme, dit le père Châtelain. Ah çà! quelle mouche vous pique? Est-ce que vous êtes fou?

Tortillard saisit adroitement cet à-propos, poussa un long soupir, et, mettant son index sur son front, il donna ainsi à entendre aux laboureurs que la raison de son prétendu père n'était pas fort saine.

Le vieux laboureur lui répondit par un signe d'intelligence et de compassion.

—Viens, viens, sortons! répéta le Maître d'école en cherchant à entraîner l'enfant.

Tortillard, absolument décidé à ne pas quitter un bon gîte pour courir les champs par cette froidure, dit d'une voix dolente:

—Mon Dieu! pauvre papa, c'est ton accès qui te reprend; calme-toi, ne sors pas par le froid de la nuit... ça te ferait mal... J'aimerais mieux, vois-tu, avoir le chagrin de te désobéir que de te conduire hors d'ici à cette heure. Puis, s'adressant aux laboureurs: N'est-ce pas, mes bons messieurs, que vous m'aiderez à empêcher mon pauvre papa de sortir?

—Oui, oui, sois tranquille, mon enfant, dit le père Châtelain, nous n'ouvrirons pas à ton père... Il sera bien forcé de coucher à la ferme!

—Vous ne me forcerez pas à rester ici! s'écria le Maître d'école; et puis d'ailleurs je gênerais votre maître... M. Rodolphe... Vous m'avez dit que la ferme n'était pas un hospice. Ainsi, encore une fois, laissez-moi sortir...

—Gêner notre maître! Soyez tranquille... Malheureusement, il n'habite pas la ferme, il n'y vient pas aussi souvent que nous le voudrions... Mais serait-il ici que vous ne le gêneriez pas du tout... Cette maison n'est pas un hospice, c'est vrai, mais je vous ai dit que les infirmes aussi à plaindre que vous pouvaient y passer un jour et une nuit.

—Votre maître n'est pas ici ce soir? demanda le Maître d'école d'un ton moins effrayé.

—Non; il doit venir, selon son habitude, dans cinq ou six jours. Ainsi, vous le voyez, vos craintes n'ont pas de sens. Il n'est pas probable que notre bonne dame descende maintenant, sans cela elle vous rassurerait. N'a-t-elle pas ordonné qu'on fasse votre lit ici? Du reste, si vous ne la voyez pas ce soir, vous lui parlerez demain avant votre départ... Vous lui ferez votre petite supplique, afin qu'elle intéresse notre maître à votre sort et qu'il vous garde à la ferme...

—Non, non! dit le brigand avec terreur, j'ai changé d'idée... mon fils a raison: ma parente de Louvres aura pitié de moi... J'irai la trouver.

—Comme vous voudrez, dit complaisamment le père Châtelain, croyant avoir affaire à un homme dont le cerveau était un peu fêlé. Vous partirez demain matin. Quant à continuer votre route ce soir avec ce pauvre petit, n'y comptez pas; nous y mettrons bon ordre.

Quoique Rodolphe ne fût pas à Bouqueval, les terreurs du Maître d'école étaient loin de se calmer. Bien qu'affreusement défiguré, il craignait encore d'être reconnu par sa femme qui d'un moment à l'autre pouvait descendre; et, dans ce cas, il était persuadé qu'elle le dénoncerait et le ferait arrêter, car il avait toujours pensé que Rodolphe, en lui infligeant un châtiment aussi terrible, avait voulu surtout satisfaire à la haine et à la vengeance de Mme Georges.

Mais le brigand ne pouvait quitter la ferme; il se trouvait à la merci de Tortillard. Il se résigna donc; et, pour éviter d'être surpris par sa femme, il dit au laboureur:

—Puisque vous m'assurez que cela ne gênera pas votre maître ni votre dame... j'accepte l'hospitalité que vous m'offrez; mais, comme je suis très-fatigué, je vais, si vous le permettez, aller me coucher; je voudrais repartir demain matin au point du jour.

—Oh! demain matin, à votre aise! On est matinal ici; et, de peur que vous ne vous égariez de nouveau, on vous mettra dans votre route.

—Moi, si vous voulez, j'irai conduire ce pauvre homme au bout du chemin, dit Jean-René, puisque Madame m'a dit de prendre la carriole pour aller chercher demain des sacs d'argent chez le notaire, à Villiers-le-Bel.

—Tu mettras ce pauvre aveugle dans sa route, mais tu iras sur tes jambes, dit le père Châtelain. Madame a changé d'avis tantôt; elle a réfléchi, avec raison, que ce n'était pas la peine d'avoir à la ferme et à l'avance une si grosse somme; il sera temps d'aller lundi prochain à Villiers-le-Bel; jusque-là, l'argent est aussi bien chez le notaire qu'ici.

—Madame sait mieux que moi ce qu'elle a à faire, mais qu'est-ce qu'il y a à craindre ici pour l'argent, père Châtelain?

—Rien, mon garçon, Dieu merci! Mais c'est égal, j'aimerais mieux avoir ici cinq cents sacs de blé que dix sacs d'écus.

—Voyons, reprit le père Châtelain en s'adressant au brigand et à Tortillard, venez, mon brave homme, et toi, suis-moi, mon petit enfant, ajouta-t-il en prenant un flambeau. Puis, précédant les deux hôtes de la ferme, il les conduisit dans une petite chambre du rez-de-chaussée, où ils arrivèrent après avoir traversé un long corridor sur lequel s'ouvraient plusieurs portes.

Le laboureur posa la lumière sur une table et dit au Maître d'école:

—Voici votre gîte; que le bon Dieu vous donne une nuit franche, mon brave homme! Quant à toi, mon enfant, tu dormiras bien, c'est de ton âge.

Le brigand alla s'asseoir, sombre et pensif, sur le bord du lit auprès duquel il fut conduit par Tortillard.

Le petit boiteux fit un signe d'intelligence au laboureur au moment où celui-ci sortit de la chambre, et le rejoignit dans le corridor.

—Que veux-tu, mon enfant? lui demanda le père Châtelain.

—Mon Dieu! mon bon monsieur, je suis bien à plaindre! Quelquefois mon pauvre papa a des attaques pendant la nuit, c'est comme des convulsions: je ne puis le secourir à moi tout seul: si j'étais obligé d'appeler du secours, est-ce qu'on m'entendrait d'ici?

—Pauvre petit! dit le laboureur avec intérêt, sois tranquille... Tu vois bien cette porte-là, à côté de l'escalier?

—Oui, mon bon monsieur, je la vois.

—Eh bien! un de nos valets de ferme couche toujours là, tu n'aurais qu'à aller l'éveiller, la clef est à sa porte; il viendrait t'aider à secourir ton père.

—Hélas! monsieur, ce garçon de ferme et moi nous ne viendrions peut-être pas à bout de mon pauvre papa si ses convulsions le prenaient... Est-ce que vous ne pourriez pas venir aussi, vous qui avez l'air si bon... si bon?

—Moi, mon enfant, je couche, ainsi que les autres laboureurs, dans un corps de logis tout au fond de la cour. Mais rassure-toi, Jean-René est vigoureux, il abattrait un taureau par les cornes. D'ailleurs, s'il fallait quelqu'un pour vous aider, il irait avertir notre vieille cuisinière: elle couche au premier à côté de notre dame et de notre demoiselle... et au besoin la bonne femme sert de garde-malade, tant elle est soigneuse.

—Oh! merci, merci! mon digne monsieur, je vas prier le bon Dieu pour vous, car vous êtes bien charitable d'avoir comme cela pitié de mon pauvre papa.

—Bien, mon enfant... Allons, bonsoir; il faut espérer que tu n'auras besoin du secours de personne pour contenir ton père. Rentre, il t'attend peut-être.

—J'y cours. Bonne nuit, monsieur.

—Dieu te garde, mon enfant!...

Et le vieux laboureur s'éloigna.

À peine eut-il le dos tourné que le petit boiteux lui fit ce geste suprêmement moqueur et insultant, familier aux gamins de Paris: geste qui consiste à se frapper la nuque du plat de la main gauche, et à plusieurs reprises, en lançant chaque fois en avant la main droite tout ouverte.

Avec une astuce diabolique, ce dangereux enfant venait de surprendre une partie des renseignements qu'il voulait avoir pour servir les sinistres projets de la Chouette et du Maître d'école. Il savait déjà que le corps du logis où il allait coucher n'était habité que par Mme Georges, Fleur-de-Marie, une vieille cuisinière et un garçon de ferme.

Tortillard, en rentrant dans la chambre qu'il occupait avec le Maître d'école, se garda bien de s'approcher de lui. Ce dernier l'entendit et lui dit à voix basse:

—D'où viens-tu encore, gredin?

—Vous êtes bien curieux, sans yeux...

—Oh! tu vas me payer tout ce que tu m'as fait souffrir et endurer ce soir, enfant de malheur! s'écria le Maître d'école: et il se leva furieux, cherchant Tortillard à tâtons, en s'appuyant aux murailles pour se guider. Je t'étoufferai, va, méchante vipère!...

—Pauvre papa... nous sommes donc bien gai, que nous jouons à colin-maillard avec notre petit enfant chéri? dit Tortillard en ricanant et en échappant le plus facilement du monde aux poursuites du Maître d'école.

Celui-ci, d'abord emporté par un mouvement de colère irréfléchi, fut bientôt obligé, comme toujours, de renoncer à atteindre le fils de Bras-Rouge.

Forcé de subir sa persécution effrontée jusqu'au moment où il pourrait se venger sans péril, le brigand, dévorant son courroux impuissant, se jeta sur son lit en blasphémant.

—Pauvre papa... est-ce que tu as une rage de dents... que tu jures comme ça? Et M. le curé, qu'est-ce qu'il dirait s'il t'entendait?... il te mettrait en pénitence...

—Bien! bien! reprit le brigand d'une voix sourde et contrainte après un long silence, raille-moi, abuse de mon malheur... lâche que tu es... C'est beau, va! C'est généreux!

—Oh! c'te balle! généreux! Que ça de toupet! s'écria Tortillard en éclatant de rire. Excusez!... avec ça que vous mettiez des mitaines pour ficher des volées à tout le monde à tort et à travers, quand vous n'étiez pas borgne de chaque œil!

—Mais je ne t'ai jamais fait de mal... à toi... pourquoi me tourmentes-tu ainsi?

—Parce que vous avez dit des sottises à la Chouette d'abord... Et quand je pense que Monsieur voulait se donner le genre de rester ici en faisant le câlin avec les paysans... monsieur voulait peut-être se mettre au lait d'ânesse?

—Gredin que tu es! Si j'avais eu la possibilité de rester à cette ferme, que le tonnerre écrase maintenant! tu m'en aurais presque empêché avec tes insolences.

—Vous! rester ici! En voilà une farce! Et qu'est-ce qui aurait été la bête de souffrance de Mme la Chouette? Moi peut-être? Merci, je sors d'en prendre.

—Méchant avorton!

—Avorton! tiens, raison de plus; je dis comme ma tante la Chouette, il n'y a rien de plus amusant que de vous faire rager à mort, vous qui me tueriez d'un coup de poing... c'est bien plus délicat que si vous étiez faible... Vous étiez joliment drôle, allez, ce soir, à table... Dieu de Dieu! quelle comédie je me donnais à moi tout seul... un vrai pourtour de la Gaîté! À chaque coup de pied que je vous allongeais en sourdine, la colère vous portait le sang à la tête et vos yeux blancs devenaient rouges au bord; il ne leur manquait qu'un peu de bleu au milieu; avec ça ils auraient été tricolores... deux vrais cocardes de sergent de ville, quoi!

—Allons, voyons, tu aimes à rire, tu es gai... bah!... c'est de ton âge; je ne me fâche pas, dit le Maître d'école d'un ton affectueux et dégagé, espérant apitoyer Tortillard; mais, au lieu de rester là à me blaguer, tu ferais mieux de te souvenir de ce que t'a dit la Chouette, que tu aimes tant; tu devrais tout examiner, prendre des empreintes. As-tu entendu? Ils ont parlé d'une grosse somme d'argent qu'ils auront ici lundi... Nous y reviendrions avec les amis et nous ferions un bon coup. Bah! j'étais bien bête de vouloir rester ici... j'en aurais eu assez au bout de huit jours, de ces bonasses de paysans... n'est-ce pas, mon garçon? dit le brigand pour flatter Tortillard.

—Vous m'auriez fait de la peine, parole d'honneur! dit le fils de Bras-Rouge en ricanant.

—Oui, oui, il y a un bon coup à faire ici... Et quand même il n'y aurait rien à voler, je reviendrai dans cette maison avec la Chouette pour me venger, dit le brigand d'une voix altérée par la fureur et par la haine; car c'est, bien sûr, ma femme qui a excité contre moi cet infernal Rodolphe; et en m'aveuglant ne m'a-t-il pas mis à la merci de tout le monde... de la Chouette, d'un gamin comme toi?... Eh bien! puisque je ne peux pas me venger sur lui... je me vengerai sur ma femme!... Oui, elle payera pour tous... quand je devrais mettre le feu à cette maison et m'ensevelir moi-même sous ses décombres... Oh! je voudrais... je voudrais...!

—Vous voudriez bien la tenir, votre femme, hein, vieux? Et dire qu'elle est à dix pas de vous... c'est ça qu'est vexant! Si je voulais, je vous conduirais à la porte de sa chambre... moi... car je sais où elle est, sa chambre... je le sais, je le sais, je le sais, ajouta Tortillard en chantonnant, selon son habitude.

—Tu sais où est sa chambre! s'écria le Maître d'école avec une joie féroce, tu le sais?...

—Je vous vois venir, dit Tortillard; je vas vous faire faire le beau sur vos pattes de derrière, comme un chien à qui on montre un os... Attention, vieux Azor!

—Tu sais où est la chambre de ma femme? répéta le brigand en se tournant du côté où il entendait la voix de Tortillard.

—Oui, je le sais; et ce qu'il y a de fameux, c'est qu'un seul garçon de ferme couche dans le corps de logis où nous sommes; je sais où est sa porte, la clef est après: crac! un tour, et il est enfermé... Allons, debout, vieux Azor!

—Qui t'a dit cela? s'écria le brigand en se levant involontairement.

—Bien, Azor... À côté de la chambre de votre femme couche une vieille cuisinière... un autre tour de clef, et nous sommes maîtres de la maison, maîtres de votre femme et de la jeune fille à la mante grise que nous venions enlever... Maintenant, la patte, vieux Azor, faites le beau pour ce maître! Tout de suite.

—Tu mens, tu mens!... Comment saurais-tu cela?

—Moi boiteux, mais moi pas bête... Tout à l'heure j'ai inventé de dire à ce vieux bibard de laboureur que la nuit vous aviez quelquefois des convulsions, et je lui ai demandé où je pourrais trouver du secours si vous aviez votre attaque... Alors il m'a répondu que, si ça vous prenait, je pourrais éveiller le valet et la cuisinière, et il m'a enseigné où ils couchaient... l'un en bas, l'autre en haut... au premier, à côté de votre femme, votre femme, votre femme!...

Et Tortillard de répéter son chant monotone.

Après un long silence, le Maître d'école lui dit d'une voix calme, avec une sincère et effrayante résolution:

—Écoute... J'ai assez de la vie... Tout à l'heure... eh bien! oui... je l'avoue... j'ai eu une espérance qui me fait maintenant paraître mon sort plus affreux encore... La prison, le bagne, la guillotine, ne sont rien auprès de ce que j'endure depuis ce matin... et cela, j'aurai à l'endurer toujours... Conduis-moi à la chambre de ma femme; j'ai là mon couteau... je la tuerai... On me tuera après, ça m'est égal... La haine m'étouffe... Je serai vengé... ça me soulagera... Ce que j'endure, c'est trop, c'est trop! pour moi devant qui tout tremblait. Tiens, vois-tu... si tu savais ce que je souffre... tu aurais pitié de moi... Depuis un instant il me semble que mon crâne va éclater... mes veines battent à se rompre... mon cerveau s'embarrasse...

—Un rhume de cerveau, vieux?... connu... Éternuez... ça le purge..., dit Tortillard en éclatant encore de rire. Voulez-vous une prise?

Et, frappant brusquement sur le dos de sa main gauche fermée, comme il eût frappé sur le couvercle d'une tabatière, il chantonna:

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