Les mystères de Paris, Tome II
VI
Découverte
—Faut avouer, monsieur, dit la mère Bouvard à Rodolphe, après le départ de Rigolette, faut avouer que vous avez là une fameuse petite ménagère. Peste!... elle s'entend joliment à acheter; et puis elle est gentille! Rose et blanche, avec de grands beaux yeux noirs et les cheveux pareils... c'est rare!...
—N'est-ce pas qu'elle est charmante, et que je suis un heureux mari, madame Bouvard?
—Aussi heureux mari qu'elle est heureuse femme... j'en suis bien sûre.
—Vous ne vous trompez guère: mais, dites-moi, combien vous dois-je?
—Votre petite ménagère n'a pas voulu démordre de trois cent trente francs pour le tout. Comme il n'y a qu'un Dieu, je ne gagne que quinze francs, car je n'ai pas payé ces objets aussi bon marché que j'aurais pu... je n'ai pas eu le cœur de les marchander... les gens qui vendaient avaient l'air par trop malheureux!
—Vraiment! Ne sont-ce pas les mêmes personnes à qui vous avez aussi acheté ce petit secrétaire?
—Oui, monsieur... tenez, ça fend le cœur, rien que d'y songer! Figurez-vous qu'avant-hier il arrive ici une dame jeune et belle encore, mais si pâle, si maigre, qu'elle faisait peine à voir... et puis nous connaissons ça, nous autres. Quoiqu'elle fût, comme on dit, tirée à quatre épingles, son vieux châle de laine noir râpé, sa robe d'alépine aussi noire et tout éraillée, son chapeau de paille au mois de janvier (cette dame était en deuil) annonçaient ce que nous appelons une misère bourgeoise, car je suis sûre que c'est une dame très-comme il faut; enfin, elle me demande en rougissant si je veux acheter la fourniture de deux lits complets et un vieux petit secrétaire, je lui réponds que puisque je vends, faut bien que j'achète; que si ça me convient, c'est une affaire faite, mais que je voudrais voir les objets. Elle me prie alors de venir chez elle, pas loin d'ici, de l'autre côté du boulevard, dans une maison sur le quai du canal Saint-Martin. Je laisse ma boutique à ma nièce, je suis la dame, nous arrivons dans une maison à petites gens, comme on dit, tout au fond de la cour; nous montons au quatrième, la dame frappe, une jeune fille de quatorze ans vient ouvrir: elle était aussi en deuil, et aussi pâle et bien maigre; mais malgré ça, belle comme le jour... si belle que je restai en extase.
—Et cette belle jeune fille?
—Était la fille de la dame en deuil... Malgré le froid, une pauvre robe de cotonnade noire à pois blancs et un petit châle de deuil tout usé, voilà ce qu'elle avait sur elle.
—Et leur logis était misérable?
—Figurez-vous, monsieur, deux pièces bien propres, mais nues, mais glaciales que ça en donnait la petite mort; d'abord une cheminée où on ne voyait pas une miette de cendre; il n'y avait pas eu de feu là depuis bien longtemps. Pour tout mobilier, deux lits, deux chaises, une commode, une vieille malle et le petit secrétaire; sur la malle un paquet dans un foulard... Ce petit paquet, c'était tout ce qui restait à la mère et à la fille, une fois leur mobilier vendu. Le propriétaire s'arrangeait des deux bois de lits, des chaises, de la malle, de la table pour ce qu'on lui devait, nous dit le portier, qui était monté avec nous. Alors cette dame me pria bien honnêtement d'estimer, les matelas, les draps, les rideaux, les couvertures. Foi d'honnête femme, monsieur, quoique mon état soit d'acheter bon marché et de vendre cher, quand j'ai vu cette pauvre demoiselle les yeux tout pleins de larmes, et sa mère qui, malgré son sang-froid, avait l'air de pleurer en dedans, j'ai estimé à quinze francs près ce que ça valait, et ça bien au juste, je vous le jure. J'ai même consenti, pour les obliger, à prendre ce petit secrétaire, quoique ce ne soit pas ma partie...
—Je vous l'achète, madame Bouvard...
—Ma foi! tant mieux, monsieur, il me serait resté longtemps sur les bras... Je ne m'en étais chargée que pour lui rendre service, à cette pauvre dame. Je lui dis donc le prix que j'offrais de ces effets... Je m'attendais qu'elle allait marchander, demander plus... Ah! bien oui... C'est encore à ça que j'ai vu que ce n'était pas une dame du commun; misère bourgeoise, allez, monsieur, bien sûr! Je lui dis donc: «C'est tant.» Elle me répond: «C'est bien. Retournons chez vous, vous me payerez, car je ne dois plus revenir dans cette maison.» Alors elle dit à sa fille, qui pleurait assise sur la malle: «—Claire, prends le paquet...» (je me suis bien souvenue du nom, elle l'a appelée Claire). La jeune demoiselle se lève; mais en passant à côté du petit secrétaire, voilà qu'elle se jette à genoux devant et qu'elle se met à sangloter. «—Mon enfant, du courage! On nous regarde», lui dit sa mère à demi-voix, ce qui ne m'a pas empêchée de l'entendre. Vous concevez, monsieur, c'est des gens pauvres, mais fiers malgré ça. Quand la dame m'a donné la clef du petit secrétaire, j'ai vu aussi une larme dans ses yeux rougis; le cœur avait l'air de lui saigner en se séparant de ce vieux meuble, mais elle tâchait de garder son sang-froid et sa dignité devant des étrangers. Enfin elle a averti le portier que je viendrais enlever tout ce que le propriétaire ne gardait pas, et nous sommes revenues ici. La jeune demoiselle donnait le bras à sa mère et portait le petit paquet renfermant tout ce qu'elles possédaient. Je leur ai compté leur argent, trois cent quinze francs, et je ne les ai plus revues.
—Mais leur nom?
—Je ne le sais pas; la dame m'avait vendu ses effets en présence du portier: je n'avais pas besoin de m'informer de son nom... ce qu'elle vendait était bien à elle.
—Mais leur nouvelle adresse?
—Je n'en sais rien non plus.
—Sans doute on la connaît dans son ancien logement?
—Non, monsieur. Quand j'y ai retourné pour chercher mes effets, le portier m'a dit en me parlant de la mère et de la fille: «C'étaient des personnes bien tranquilles, bien respectables et bien malheureuses! Pourvu qu'il ne leur arrive pas malheur! Elles ont l'air comme ça calmes; mais au fond, je suis sûr qu'elles sont désespérées.—Et où vont-elles aller loger à cette heure? que je lui demande.—Ma foi! je n'en sais rien, qu'il me répond; elles sont parties sans me le dire... bien sûr qu'elles ne reviendront plus.»
Les espérances que Rodolphe avait un moment conçues s'évanouirent. Comment découvrir ces deux malheureuses femmes, ayant pour tout indice le nom de la jeune fille, Claire, et ce fragment de brouillon de lettre dont nous avons parlé, au bas duquel se trouvaient ces mots: «Écrire à Mme de Lucenay?» La seule et bien faible chance de retrouver les traces de ces infortunées reposait donc sur Mme de Lucenay, qui se trouvait heureusement de la société de Mme d'Harville.
—Tenez, madame, payez-vous, dit Rodolphe à la marchande, en lui présentant un billet de cinq cents francs.
—Je vas vous rendre, monsieur...
—Où trouverons-nous une charrette pour transporter ces effets?
—Si ça n'est pas trop loin, une grande charrette à bras suffira... il y a celle du père Jérôme, ici près: c'est mon commissionnaire habituel... Quelle est votre adresse, monsieur?
—Rue du Temple, nº 17.
—Rue du Temple, nº 17?... oh! bien, bien, je ne connais que ça!
—Vous êtes allée dans cette maison?
—Plusieurs fois... d'abord, j'ai acheté les hardes à une prêteuse sur gages qui demeure là... c'est vrai qu'elle ne fait pas un beau métier... mais ça ne me regarde pas... elle vend, j'achète, nous sommes quittes... Une autre fois, il n'y a pas six semaines, j'y suis retournée pour le mobilier d'un jeune homme qui demeurait au quatrième et qui déménageait.
—M. François Germain, peut-être? s'écria Rodolphe.
—Juste! Vous le connaissez?
—Beaucoup; malheureusement il n'a pas laissé rue du Temple sa nouvelle adresse, et je ne sais plus où le trouver.
—Si ce n'est que ça, je peux vous tirer d'embarras.
—Vous savez où il demeure?
—Pas précisément, mais je sais où vous pourrez bien sûr le rencontrer.
—Et où cela?
—Chez le notaire où il travaille.
—Un notaire?
—Oui, qui demeure rue du Sentier.
—M. Jacques Ferrand! s'écria Rodolphe.
—Lui-même, un bien saint homme; il y a un crucifix et du bois bénit dans son étude; ça sent la sacristie comme si on y était.
—Mais comment avez-vous su que M. Germain travaillait chez ce notaire?
—Voilà... Ce jeune homme est venu me proposer d'acheter en bloc son petit mobilier. Cette fois-là encore, quoique ce ne soit pas ma partie, j'ai fait affaire du tout, et j'ai ensuite détaillé ici; puisque ça l'arrangeait, ce jeune homme, je ne voulais pas le désobliger. Je lui achète donc son mobilier de garçon... bon...; je le lui paie... bon... Il avait sans doute été content de moi, car au bout de quinze jours il revient pour m'acheter une garniture de lit. Une petite charrette et un commissionnaire l'accompagnaient: on emballe le tout, bon...; mais voilà qu'au moment de payer il s'aperçoit qu'il a oublié sa bourse. Il avait l'air d'un si honnête jeune homme que je lui dis: «Emportez tout de même les effets, je passerai chez vous pour le paiement.—Très-bien, me dit-il, mais je ne suis jamais chez moi: venez demain, rue du Sentier, chez M. Jacques Ferrand, notaire, où je suis employé, je vous payerai.» J'y suis allée le lendemain, il m'a payée; seulement ce que je trouve de drôle, c'est qu'il ait vendu son mobilier pour en acheter un autre quinze jours après.
Rodolphe crut deviner et devina la raison de cette singularité: Germain voulait faire perdre ses traces aux misérables qui le poursuivaient. Craignant sans doute que son déménagement ne les mît sur la voie de sa nouvelle demeure, il avait préféré, pour éviter ce danger, vendre ses meubles et en racheter ensuite.
Rodolphe tressaillit de joie en songeant au bonheur de Mme Georges, qui allait enfin revoir ce fils si longtemps, si vainement cherché.
Rigolette rentra bientôt, l'œil joyeux, la bouche souriante.
—Eh bien! quand je vous le disais! s'écria-t-elle, je ne me suis point trompée... nous aurons dépensé en tout six cent quarante francs, et les Morel seront établis comme des princes... Tenez, tenez... voyez les marchands qui arrivent... sont-ils chargés! Rien ne manquera au ménage de la famille, il y a tout ce qu'il faut, jusqu'à un gril, deux belles casseroles étamées à neuf, et une cafetière... Je me suis dit: «Puisqu'on veut faire les choses en grand, faisons les choses en grand!...» et avec tout ça, c'est au plus si j'aurais perdu trois heures... mais payez vite, mon voisin, et allons-nous-en... Voilà bientôt midi; il va falloir que mon aiguille aille un fameux train pour rattraper cette matinée-là.
Rodolphe paya et quitta le Temple avec Rigolette.
VII
Apparition
Au moment où la grisette et son compagnon entraient dans l'allée de leur maison, ils furent presque renversés par Mme Pipelet, qui courait, troublée, éperdue, effarée...
—Ah! mon Dieu! dit Rigolette, qu'est-ce que vous avez donc, madame Pipelet? Où courez-vous comme cela?
—C'est vous! Mademoiselle Rigolette... s'écria Anastasie; c'est le bon Dieu qui vous envoie... aidez-moi à sauver la vie d'Alfred...
—Que dites-vous?
—Ce pauvre vieux chéri est évanoui, ayez pitié de nous!... courez-moi chercher pour deux sous d'absinthe chez le rogomiste, de la plus forte... c'est son remède quand il est indisposé... du pylore... ça le remettra peut-être; soyez charitable, ne me refusez pas, je pourrai retourner auprès d'Alfred. Je suis tout ahurie.
Rigolette abandonna le bras de Rodolphe et courut chez le rogomiste.
—Mais qu'est-il arrivé, madame Pipelet? demanda Rodolphe en suivant la portière, qui retournait à la loge.
—Est-ce que je sais, mon digne monsieur! J'étais sortie pour aller à la mairie, à l'église et chez le traiteur, pour éviter ces trottes-là à Alfred... Je rentre... qu'est-ce que je vois... ce vieux chéri les quatre fers en l'air! Tenez, monsieur Rodolphe, dit Anastasie en ouvrant la porte de sa tanière, voyez si ça ne fend pas le cœur!
Lamentable spectacle!... Toujours coiffé de son chapeau tromblon, plus coiffé même que d'habitude, car le castor douteux, enfoncé violemment sans doute (à en juger par une cassure transversale), cachait ses yeux, M. Pipelet était assis par terre et adossé au pied de son lit.
L'évanouissement avait cessé; Alfred commençait à faire quelques légers mouvements de mains, comme s'il eût voulu repousser quelqu'un ou quelque chose; puis il essaya de se débarrasser de sa visière improvisée.
—Il gigote!... c'est bon signe!... il revient!... s'écria la portière. Et, se baissant, elle lui cria aux oreilles:—Qu'est-ce que tu as, mon Alfred?... C'est ta Stasie qui est là... Comment vas-tu?... On va t'apporter de l'absinthe, ça te remettra. Puis, prenant une voix de fausset des plus caressantes, elle ajouta:—On l'a donc écharpé, assassiné, ce pauvre vieux chéri à sa maman, hein?
Alfred poussa un profond soupir et laissa échapper comme un gémissement ce mot fatidique:
—CABRION!!!
Et ses mains frémissantes semblèrent vouloir de nouveau repousser une vision effrayante.
—Cabrion! encore ce gueux de peintre! s'écria Mme Pipelet. Alfred en a tant rêvé toute la nuit qu'il m'a abîmée de coups de pied. Ce monstre-là est son cauchemar! Non-seulement il a empoisonné ses jours, mais il empoisonne ses nuits; il le poursuit jusque dans son sommeil; oui, monsieur, comme si Alfred serait un malfaiteur, et que ce Cabrion, que Dieu confonde! serait son remords acharné.
Rodolphe sourit discrètement, prévoyant quelque nouveau tour de l'ancien voisin de Rigolette.
—Alfred... réponds-moi, ne fais pas le muet, tu me fais peur, dit Mme Pipelet; voyons, remets-toi... Aussi, pourquoi vas-tu penser à ce gredin-là!... tu sais bien que quand tu y songes, ça te fait le même effet que les choux... ça te porte au pylore et ça t'étouffe.
—Cabrion! répéta M. Pipelet en relevant avec effort son chapeau démesurément enfoncé sur ses yeux, qu'il roula autour de lui d'un air égaré.
Rigolette entra, portant une petite bouteille d'absinthe.
—Merci, mam'zelle; êtes-vous complaisante! dit la vieille; puis elle ajouta: Tiens, vieux chéri, siffle-moi ça, ça va te remettre.
Et Anastasie, approchant vivement la fiole des lèvres de M. Pipelet, entreprit de lui faire avaler l'absinthe.
Alfred eut beau se débattre courageusement, sa femme, profitant de la faiblesse de sa victime, lui maintint la tête d'une main ferme et, de l'autre, lui introduisit le goulot de la petite bouteille entre les dents, et le força de boire l'absinthe; après quoi elle s'écria triomphalement:
—Et alllllez donc! Te voilà sur tes pattes, vieux chéri!
En effet, Alfred, après s'être essuyé la bouche du revers de la main, ouvrit ses yeux, se leva debout et demanda d'un ton encore effarouché:
—L'avez-vous vu?
—Qui?
—Est-il parti?
—Mais qui, Alfred?
—Cabrion!
—Il a osé! s'écria la portière.
M. Pipelet, aussi muet que la statue du commandeur, baissa, comme le spectre, deux fois la tête d'un air affirmatif.
—M. Cabrion est venu ici? demanda Rigolette en retenant une violente envie de rire.
—Ce monstre-là est-il déchaîné après Alfred! s'écria Mme Pipelet. Oh! si j'avais été là avec mon balai... Il l'aurait mangé jusqu'au manche. Mais parle donc, Alfred, raconte-nous donc ton malheur!
M. Pipelet fit signe de la main qu'il allait parler.
On écouta l'homme au chapeau tromblon dans un religieux silence.
Il s'exprima en ces termes d'une voix profondément émue:
—Mon épouse venait de me quitter pour m'éviter la peine d'aller, selon le commandement de monsieur (il s'inclina devant Rodolphe), à la mairie, à l'église et chez le traiteur...
—Ce vieux chéri avait eu le cauchemar toute la nuit; j'ai préféré lui éviter ça, dit Anastasie.
—Ce cauchemar m'était envoyé comme un avertissement d'en haut, reprit religieusement le portier. J'avais rêvé Cabrion... je devais souffrir de Cabrion; la journée avait commencé par un attentat sur la taille de mon épouse...
—Alfred... Alfred... tais-toi donc! Ça me gêne devant le monde..., dit Mme Pipelet en minaudant, roucoulant et baissant les yeux d'un air pudique.
—Je croyais avoir payé ma dette de malheur à cette journée de malheur après le départ de ces luxurieux malfaiteurs, reprit M. Pipelet, lorsque... Dieu! mon Dieu!
—Voyons, Alfred, du courage!
—J'en aurai, répondit héroïquement M. Pipelet; il m'en faut... J'en aurai... J'étais donc là, assis tranquillement devant ma table, réfléchissant à un changement que je voulais opérer dans l'empeigne de cette botte, confiée à mon industrie... lorsque j'entends un bruit... un frôlement au carreau de ma loge... Fut-ce un pressentiment... un avis d'en haut? Mon cœur se serra; je levai la tête... et, à travers la vitre, je vis... je vis...
—Cabrion! s'écria Anastasie en joignant les mains.
—Cabrion! répondit sourdement M. Pipelet. Sa figure hideuse était là, collée à la fenêtre, me regardant avec ses yeux de chat... qu'est-ce que je dis?... de tigre!... juste comme dans un rêve... Je voulus parler, ma langue était collée à mon palais; je voulus me lever, j'étais collé à mon siège... ma botte me tomba des mains, et, comme dans tous les événements critiques et importants de ma vie... je restai complètement immobile... Alors la clef tourna dans la serrure, la porte s'ouvrit, Cabrion entra!
—Il entra!... Quel front! reprit Mme Pipelet, aussi atterrée que son mari de cette audace.
—Il entra lentement, reprit Alfred, s'arrêta un moment à la porte, comme pour me fasciner de son regard atroce... puis il s'avança vers moi, s'arrêtant à chaque pas, me transperçant de l'œil, sans dire un mot, droit, muet, menaçant comme un fantôme!...
—C'est-à-dire que j'en ai le dos qui m'en hérisse, dit Anastasie.
—Je restais de plus en plus immobile et assis sur ma chaise... Cabrion s'avançait toujours lentement... me tenant sous son regard comme le serpent l'oiseau... car il me faisait horreur, et malgré moi je le fixais. Il arrive tout près de moi... Je ne puis davantage supporter son aspect révoltant... c'était trop fort... je n'y tiens plus... je ferme les yeux... Alors, je le sens qui ose porter ses mains sur mon chapeau; il le prend par le haut, l'ôte lentement de dessus ma tête... et me met le chef à nu! Je commençais à être saisi d'un vertige... ma respiration était suspendue... les oreilles me bourdonnaient... j'étais de plus en plus collé à mon siège, je fermais les yeux de plus en plus fort. Alors, Cabrion se baisse, me prend ma tête chauve; que j'ai le droit de dire, ou plutôt que j'avais le droit de dire vénérable avant son attentat... il me prend donc la tête entre ses mains froides comme des mains de mort... et sur mon front glacé de sueur il dépose... un baiser effronté! impudique!!!
Anastasie leva les bras au ciel.
—Mon ennemi le plus acharné venir me baiser au front!... me forcer à subir ses dégoûtantes caresses, après m'avoir odieusement persécuté pour posséder de mes cheveux!... une pareille monstruosité me donna beaucoup à penser et me paralysa... Cabrion profita de ma stupeur pour me remettre mon chapeau sur la tête, puis, d'un coup de poing, il me l'enfonça jusque sur les yeux, comme vous l'avez vu. Ce dernier outrage me bouleversa, la mesure fut comblée, tout tourna autour de moi, et je m'évanouis au moment où je le voyais, par-dessous les bords de mon chapeau, sortir de la loge aussi tranquillement, aussi lentement qu'il y était entré.
Puis, comme si ce récit eût épuisé ses forces, M. Pipelet retomba sur sa chaise en levant ses mains au ciel en manière de muette imprécation.
Rigolette sortit brusquement, son courage était à bout, son envie de rire l'étouffait; elle ne put se contraindre plus longtemps. Rodolphe avait lui-même difficilement gardé son sérieux.
Tout à coup, cette rumeur confuse qui annonce l'arrivée d'un rassemblement populaire retentit dans la rue; on entendit un grand tumulte en dehors de la porte de l'allée, et bientôt des crosses de fusil résonnèrent sur la dalle de la porte.
VIII
L'arrestation
—Mon Dieu! monsieur Rodolphe, s'écria Rigolette en accourant pâle et tremblante, il y a là un commissaire de police et la garde!
—La justice divine veille sur moi! dit M. Pipelet dans un élan de religieuse reconnaissance; on vient arrêter Cabrion... Malheureusement il est trop tard!
Un commissaire de police, reconnaissable à l'écharpe que l'on apercevait sous son habit noir, entra dans la loge; sa physionomie était grave, digne et sévère.
—Monsieur le commissaire, il est trop tard, le malfaiteur s'est évadé! dit tristement M. Pipelet; mais je puis vous donner son signalement... Sourire atroce, regards effrontés... manières...
—De qui parlez-vous? demanda le magistrat.
—De Cabrion! monsieur le commissaire... Mais, en se hâtant, il serait peut-être encore temps de l'atteindre, répondit M. Pipelet.
—Je ne sais pas ce que c'est que Cabrion, dit impatiemment le magistrat; le nommé Jérôme Morel, ouvrier lapidaire, demeure dans cette maison?
—Oui, mon commissaire, dit Mme Pipelet, se mettant au port d'arme.
—Conduisez-moi à son logement.
—Morel le lapidaire! reprit la portière au comble de la surprise; mais c'est la brebis du bon Dieu! Il est incapable de...
—Jérôme Morel demeure-t-il ici, oui ou non?
—Il y demeure, mon commissaire... avec sa famille, dans une mansarde.
—Conduisez-moi donc à cette mansarde.
Puis s'adressant à un homme qui l'accompagnait, le magistrat lui dit:
—Que les deux gardes municipaux attendent en bas et ne quittent pas l'allée. Envoyez Justin chercher un fiacre.
L'homme s'éloigna pour exécuter ces ordres.
—Maintenant, reprit le magistrat en s'adressant à M. Pipelet, conduisez-moi chez Morel.
—Si ça vous est égal, mon commissaire, je remplacerai Alfred; il est indisposé des suites de Cabrion... qui, comme les choux, lui reste sur le pylore.
—Vous ou votre mari, peu importe, allons!
Et, précédé de Mme Pipelet, il commença de monter l'escalier; mais bientôt il s'arrêta, se voyant suivi par Rodolphe et par Rigolette.
—Qui êtes-vous? Que voulez-vous? leur demanda-t-il.
—C'est les deux locataires du quatrième, dit Mme Pipelet.
—Pardon! monsieur, j'ignorais que vous fussiez de la maison, dit-il à Rodolphe.
Celui-ci, augurant bien des manières polies du magistrat, lui dit:
—Vous allez trouver une famille désespérée, monsieur; je ne sais quel nouveau coup menace ce malheureux artisan, mais il a été cruellement éprouvé cette nuit... Une de ses filles, déjà épuisée par la maladie, est morte... sous ses yeux... morte de froid et de misère...
—Serait-il possible?
—C'est la vérité, mon commissaire, dit Mme Pipelet. Sans monsieur, qui vous parle, et qui est le roi des locataires, puisqu'il a sauvé par ses bienfaits le pauvre Morel de la prison, toute la famille du lapidaire serait morte de faim.
Le commissaire regardait Rodolphe avec autant d'intérêt que de surprise.
—Rien de plus simple, monsieur, reprit celui-ci; une personne très-charitable, sachant que Morel, dont je vous garantis l'honneur et la probité, était dans une position aussi déplorable que peu méritée, m'a chargé de payer une lettre de change pour laquelle les recors allaient traîner en prison ce pauvre ouvrier, seul soutien d'une famille nombreuse.
À son tour, frappé de la noble physionomie de Rodolphe et de la dignité de ses manières, le magistrat lui répondit:
—Je ne doute pas de la probité de Morel; je regrette seulement d'avoir à remplir une pénible mission devant vous, monsieur, qui vous intéressez si vivement à cette famille.
—Que voulez-vous dire, monsieur?
—D'après les services que vous avez rendus aux Morel, d'après votre langage, je vois, monsieur, que vous êtes un galant homme. N'ayant d'ailleurs aucune raison de cacher l'objet du mandat que j'ai à exercer, je vous avouerai qu'il s'agit de l'arrestation de Louise Morel, la fille du lapidaire.
Le souvenir du rouleau d'or offert aux gardes du commerce par la jeune fille revint à la pensée de Rodolphe.
—De quoi est-elle donc accusée, mon Dieu?
—Elle est sous le coup d'une prévention d'infanticide.
—Elle! Elle!... Oh! son pauvre père!
—D'après ce que vous m'apprenez, monsieur, je conçois que, dans les tristes circonstances où se trouve cet artisan, ce nouveau coup lui sera terrible... Malheureusement je dois obéir aux ordres que j'ai reçus.
—Mais il s'agit seulement d'une simple prévention? s'écria Rodolphe. Les preuves manquent, sans doute?
—Je ne puis m'expliquer davantage à ce sujet... La justice a été mise sur la voie de ce crime, ou plutôt de cette présomption, par la déclaration d'un homme respectable à tous égards... le maître de Louise Morel.
—Jacques Ferrand le notaire? dit Rodolphe indigné.
—Oui, monsieur... Mais pourquoi cette vivacité?
—M. Jacques Ferrand est un misérable, monsieur!
—Je vois avec peine que vous ne connaissez pas celui dont vous parlez, monsieur; M. Jacques Ferrand est l'homme le plus honorable du monde; il est d'une probité reconnue de tous.
—Je vous répète, monsieur, que ce notaire est un misérable... Il a voulu faire emprisonner Morel parce que sa fille a repoussé ses propositions infâmes. Si Louise n'est accusée que sur la dénonciation d'un pareil homme... avouez, monsieur, que cette présomption mérite peu de créance.
—Il ne m'appartient pas, monsieur, et il ne me convient pas de discuter la valeur des déclarations de M. Ferrand, dit froidement le magistrat; la justice est saisie de cette affaire, les tribunaux décideront; quant à moi, j'ai l'ordre de m'assurer de la personne de Louise Morel, et j'exécute mon mandat.
—Vous avez raison, monsieur, je regrette qu'un mouvement d'indignation peut-être légitime m'ait fait oublier que ce n'était en effet ni le lieu ni le moment d'élever une discussion pareille. Un mot seulement: le corps de l'enfant que Morel a perdu est resté dans sa mansarde, j'ai offert ma chambre à cette famille pour lui épargner le triste spectacle de ce cadavre; c'est donc chez moi que vous trouverez le lapidaire et probablement sa fille. Je vous en conjure, monsieur, au nom de l'humanité, n'arrêtez pas brusquement Louise au milieu de ces infortunés, à peine arrachés à un sort épouvantable. Morel a éprouvé tant de secousses cette nuit que sa raison n'y résisterait pas; sa femme est aussi dangereusement malade, un tel coup la tuerait.
—J'ai toujours, monsieur, exécuté mes ordres avec tous les ménagements possibles, j'agirai de même dans cette circonstance.
—Si vous me permettiez, monsieur, de vous demander une grâce? Voici ce que je vous proposerais: la jeune fille qui nous suit avec la portière occupe une chambre voisine de la mienne, je ne doute pas qu'elle ne la mette à votre disposition; vous pourriez d'abord y mander Louise, puis, s'il le faut, Morel, pour que sa fille lui fasse ses adieux... Au moins vous éviterez à une pauvre mère malade et infirme une scène déchirante.
—Si cela peut s'arranger ainsi, monsieur... volontiers.
La conversation que nous venons de rapporter avait eu lieu à demi-voix, pendant que Rigolette et Mme Pipelet se tenaient discrètement à plusieurs marches de distance du commissaire et de Rodolphe; celui-ci descendit auprès de la grisette, que la présence du commissaire rendait toute tremblante, et lui dit:
—Ma pauvre voisine, j'attends de vous un nouveau service; il faudrait me laisser libre de disposer de votre chambre pendant une heure.
—Tant que vous voudrez, monsieur Rodolphe... Vous avez ma clef. Mais, mon Dieu, qu'est-ce qu'il y a donc?
—Je vous l'apprendrai tantôt; ce n'est pas tout, il faudrait être assez bonne pour retourner au Temple dire qu'on n'apporte que dans une heure ce que nous avons acheté.
—Bien volontiers, monsieur Rodolphe; mais est-ce qu'il arrive encore malheur aux Morel?
—Hélas! oui, il leur arrive quelque chose de bien triste, vous ne le saurez que trop tôt.
—Allons, mon voisin, je cours au Temple... Mon Dieu! moi qui, grâce à vous, croyais ces braves gens hors de peine... dit la grisette; et elle descendit rapidement l'escalier.
Rodolphe avait voulu surtout épargner à Rigolette le triste tableau de l'arrestation de Louise.
—Mon commissaire, dit Mme Pipelet, puisque mon roi des locataires vous conduit, je peux aller retrouver Alfred? Il m'inquiète; c'est à peine si tout à l'heure il était remis de son indisposition de Cabrion.
—Allez... allez, dit le magistrat; et il resta seul avec Rodolphe. Tous deux arrivèrent sur le palier du quatrième, en face de la chambre où étaient alors provisoirement établis le lapidaire et sa famille.
Tout à coup la porte s'ouvrit.
Louise, pâle, éplorée, sortit brusquement.
—Adieu! Adieu! mon père, s'écria-t-elle, je reviendrai, il faut que je parte.
—Louise, mon enfant, écoute-moi donc, reprit Morel en suivant sa fille et en tâchant de la retenir.
À la vue de Rodolphe, du magistrat, Louise et le lapidaire restèrent immobiles.
—Ah! monsieur, vous notre sauveur, dit l'artisan en reconnaissant Rodolphe, aidez-moi donc à empêcher Louise de partir. Je ne sais ce qu'elle a, elle me fait peur; elle veut s'en aller. N'est-ce pas, monsieur, qu'il ne faut plus qu'elle retourne chez son maître? N'est-ce pas que vous m'avez dit: «Louise ne vous quittera plus, ce sera votre récompense.» Oh! à cette bienheureuse promesse, je l'avoue, un moment j'ai oublié la mort de ma pauvre petite Adèle; mais aussi je veux n'être plus séparé de toi, Louise, jamais! jamais!
Le cœur de Rodolphe se brisa, il n'eut pas la force de répondre une parole.
Le commissaire dit sévèrement à Louise:
—Vous vous appelez Louise Morel?
—Oui, monsieur, répondit la jeune fille interdite.
Rodolphe avait ouvert la chambre de Rigolette.
—Vous êtes Jérôme Morel, son père? ajouta le magistrat en s'adressant au lapidaire.
—Oui... monsieur... mais...
—Entrez là avec votre fille.
Et le magistrat montra la chambre de Rigolette, où se trouvait déjà Rodolphe.
Rassurés par la présence de ce dernier, le lapidaire et Louise, étonnés, troublés, obéirent au commissaire; celui-ci ferma la porte et dit à Morel avec émotion:
—Je sais combien vous êtes honnête et malheureux; c'est donc à regret que je vous apprends qu'au nom de la loi... je viens arrêter votre fille.
—Tout est découvert... je suis perdue!... s'écria Louise épouvantée, en se jetant dans les bras de son père.
—Qu'est-ce que tu dis?... Qu'est-ce que tu dis?... reprit Morel stupéfait. Tu es folle... pourquoi perdue?... T'arrêter!... Pourquoi t'arrêter?... Qui viendrait t'arrêter?...
—Moi... au nom de la loi! et le commissaire montra son écharpe.
—Oh! malheureuse!... Malheureuse!... s'écria Louise en tombant agenouillée.
—Comment! Au nom de la loi? dit l'artisan, dont la raison, fortement ébranlée par ce nouveau coup, commençait à s'affaiblir; pourquoi arrêter ma fille au nom de la loi?... Je réponds de Louise, moi; c'est ma fille, ma digne fille... pas vrai, Louise? Comment? t'arrêter, quand notre bon ange te rend à nous pour nous consoler de la mort de ma petite Adèle? Allons donc! Ça ne se peut pas!... Et puis, monsieur le commissaire, parlant par respect, on n'arrête que les misérables, entendez-vous?... Et Louise, ma fille, n'est pas une misérable. Bien sûr, vois-tu, mon enfant, ce monsieur se trompe... Je m'appelle Morel; il y a plus d'un Morel... tu t'appelles Louise; il y a plus d'une Louise... c'est ça; voyez-vous, monsieur le commissaire, il y a erreur, certainement il y a erreur!
—Il n'y a malheureusement pas erreur!... Louise Morel, faites vos adieux à votre père.
—Vous m'enlevez ma fille, vous!... s'écria l'ouvrier furieux de douleur, en s'avançant vers le magistrat d'un air menaçant.
Rodolphe saisit le lapidaire par le bras et lui dit:
—Calmez-vous, espérez; votre fille vous sera rendue... son innocence sera prouvée; elle n'est sans doute pas coupable.
—Coupable de quoi?... Elle ne peut être coupable de rien... Je mettrai ma main au feu que... Puis, se souvenant de l'or que Louise avait apporté pour payer la lettre de change, Morel s'écria: Mais cet argent!... cet argent de ce matin, Louise?
Et il jeta sur sa fille un regard terrible.
Louise comprit.
—Moi, voler! s'écria-t-elle, et les joues colorées d'une généreuse indignation, son accent, son geste rassurèrent son père.
—Je le savais bien! s'écria-t-il. Vous voyez, monsieur le commissaire... Elle le nie... et de sa vie, elle n'a menti, je vous le jure... Demandez à tous ceux qui la connaissent, ils vous l'affirmeront comme moi. Elle, mentir! Ah! bien oui... elle est trop fière pour ça; d'ailleurs, la lettre de change a été payée par notre bienfaiteur... Cet or, elle ne veut pas le garder; elle allait le rendre à la personne qui le lui a prêté en lui défendant de la nommer... n'est-ce pas, Louise?
—On n'accuse pas votre fille d'avoir volé, dit le magistrat.
—Mais, mon Dieu! de quoi l'accuse-t-on alors? Moi, son père, je vous jure que, de quoi qu'on puisse l'accuser, elle est innocente; et de ma vie non plus je n'ai menti.
—À quoi bon connaître cette accusation? lui dit Rodolphe, ému de ses douleurs; l'innocence de Louise sera prouvée; la personne qui s'intéresse vivement à vous protégera votre fille... Allons, du courage... cette fois encore la Providence ne vous faillira pas. Embrassez votre fille, vous la reverrez bientôt...
—Monsieur le commissaire, s'écria Morel sans écouter Rodolphe, on n'enlève pas une fille à son père sans lui dire au moins de quoi on l'accuse! Je veux tout savoir... Louise, parleras-tu?
—Votre fille est accusée d'infanticide, dit le magistrat.
—Je... je... ne comprends pas... je vous...
Et Morel, atterré, balbutia quelques mots sans suite.
—Votre fille est accusée d'avoir tué son enfant, reprit le commissaire profondément ému de cette scène, mais il n'est pas encore prouvé qu'elle ait commis ce crime.
—Oh! non, cela n'est pas, monsieur, cela n'est pas! s'écria Louise avec force en se relevant. Je vous jure qu'il était mort! Il ne respirait plus... il était glacé... j'ai perdu la tête... voilà mon crime... Mais tuer mon enfant, oh! jamais!...
—Ton enfant, misérable! s'écria Morel en levant ses deux mains sur Louise, comme s'il eût voulu l'anéantir sous ce geste et sous cette imprécation terrible.
—Grâce, mon père! Grâce!... s'écria-t-elle.
Après un moment de silence effrayant, Morel reprit avec un calme plus effrayant encore:
—Monsieur le commissaire, emmenez cette créature... ce n'est pas là ma fille...
Le lapidaire voulut sortir; Louise se jeta à ses genoux, qu'elle embrassa de ses deux bras, et la tête renversée en arrière, éperdue et suppliante, elle s'écria:
—Mon père! écoutez-moi seulement... écoutez-moi!
—Monsieur le commissaire, emmenez-la donc, je vous l'abandonne, disait le lapidaire en faisant tous ses efforts pour se dégager des étreintes de Louise.
—Écoutez-la, lui dit Rodolphe en l'arrêtant, ne soyez pas maintenant impitoyable.
—Elle!!! mon Dieu! mon Dieu!... Elle!!! répétait Morel en portant ses deux mains à son front, elle déshonorée!... Oh! l'infâme!... l'infâme!
—Et si elle s'est déshonorée pour vous sauver?... lui dit tout bas Rodolphe.
Ces mots firent sur Morel une impression foudroyante; il regarda sa fille éplorée, toujours agenouillée à ses pieds; puis, l'interrogeant d'un coup d'œil impossible à peindre, il s'écria d'une voix sourde, les dents serrées par la rage:
—Le notaire?
Une réponse vint sur les lèvres de Louise... Elle allait parler, mais, la réflexion l'arrêtant sans doute, elle baissa la tête en silence et resta muette.
—Mais non, il voulait me faire emprisonner ce matin! reprit Morel en éclatant, ce n'est donc pas lui?... Oh! tant mieux!... tant mieux!... Elle n'a pas même d'excuse à sa faute, je ne serai pour rien dans son déshonneur... Je pourrai sans remords la maudire!...
—Non! non!... ne me maudissez pas, mon père!... À vous, je dirai tout... à vous seul; et vous verrez... vous verrez si je ne mérite pas votre pardon...
—Écoutez-la, par pitié! lui dit Rodolphe.
—Que m'apprendra-t-elle? Son infamie?... Elle va être publique; j'attendrai...
—Monsieur!... s'écria Louise en s'adressant au magistrat, par pitié! laissez-moi dire quelques mots à mon père... avant de le quitter pour jamais, peut-être... Et devant vous aussi, notre sauveur, je parlerai... mais seulement devant vous et devant mon père...
—J'y consens, dit le magistrat.
—Serez-vous donc insensible? Refuserez-vous cette dernière consolation à votre enfant? demanda Rodolphe à Morel. Si vous croyez me devoir quelque reconnaissance pour les bontés que j'ai attirées sur vous, rendez-vous à la prière de votre fille.
Après un moment de farouche et morne silence, Morel répondit: «Allons!...»
—Mais... où irons-nous?... demanda Rodolphe, votre famille est à côté...
—Où nous irons? s'écria le lapidaire avec une ironie amère; où nous irons? là-haut... dans la mansarde... à côté du corps de ma fille... le lieu est bien choisi pour cette confession... n'est-ce pas? Allons... nous verrons si Louise osera mentir en face du cadavre de sa sœur. Allons!
Et Morel sortit précipitamment, d'un air égaré, sans regarder Louise.
—Monsieur, dit tout bas le commissaire à Rodolphe, de grâce, dans l'intérêt de ce pauvre père, ne prolongez pas cet entretien. Vous disiez vrai, sa raison n'y résisterait pas; tout à l'heure son regard était presque celui d'un fou...
—Hélas! monsieur, je crains comme vous un terrible et nouveau malheur; je vais abréger autant que possible ces adieux déchirants.
Et Rodolphe rejoignit le lapidaire et sa fille.
Si étrange, si lugubre que fût la détermination de Morel, elle était d'ailleurs, pour ainsi dire, commandée par les localités; le magistrat consentait à attendre l'issue de cet entretien dans la chambre de Rigolette, la famille Morel occupait le logement de Rodolphe, il ne restait que la mansarde.
Ce fut dans ce funèbre réduit que se rendirent Louise, son père et Rodolphe.
IX
Confession
Sombre et cruel spectacle!
Au milieu de la mansarde, telle que nous l'avons dépeinte, reposait, sur la couche de l'idiote, le corps de la petite fille morte le matin; un lambeau de drap la recouvrait.
La rare et vive clarté filtrée par l'étroite lucarne jetait sur les figures des trois acteurs de cette scène des lumières et des ombres durement tranchées.
Rodolphe, debout et adossé au mur, était péniblement ému.
Morel, assis sur le bord de son établi, la tête baissée, les mains pendantes, le regard fixe, farouche, ne quittait pas des yeux le matelas où étaient déposés les restes de la petite Adèle.
À cette vue, le courroux, l'indignation du lapidaire s'affaiblirent et se changèrent en une tristesse d'une amertume inexprimable; son énergie l'abandonnait, il s'affaissait sous ce nouveau coup.
Louise, d'une pâleur mortelle, se sentait défaillir; la révélation qu'elle devait faire l'épouvantait. Pourtant elle se hasarda à prendre en tremblant la main de son père, cette pauvre main amaigrie, déformée par l'excès du travail.
Il ne la retira pas; alors sa fille, éclatant en sanglots, la couvrit de baisers et la sentit bientôt se presser légèrement contre ses lèvres. La colère de Morel avait cessé; ses larmes, longtemps contenues, coulèrent enfin.
—Mon père! si vous saviez? s'écria Louise, si vous saviez comme je suis à plaindre!
—Oh! tiens, vois-tu, ce sera le chagrin de toute ma vie, Louise, de toute ma vie, répondit le lapidaire en pleurant. Toi, mon Dieu!... toi en prison... sur le banc des criminels... toi, si fière... quand tu avais le droit d'être fière... Non! reprit-il dans un nouvel accès de douleur désespérée, non! je préférerais te voir sous le drap de mort à côté de ta pauvre petite sœur...
—Et moi aussi, je voudrais y être! répondit Louise.
—Tais-toi, malheureuse enfant, tu me fais mal... J'ai eu tort de te dire cela; j'ai été trop loin... Allons, parle; mais, au nom de Dieu, ne mens pas... Si affreuse que soit la vérité, dis-la-moi... que je l'apprenne de toi... elle me paraîtra moins cruelle... Parle, hélas! les moments nous sont comptés; en bas... on t'attend. Oh! les tristes... tristes adieux, juste ciel!
—Mon père, je vous dirai tout..., reprit Louise, s'armant de résolution; mais promettez-moi, et que notre sauveur me promette aussi de ne répéter ceci à personne... à personne... S'il savait que j'ai parlé, voyez-vous... Oh! ajouta-t-elle en frissonnant de terreur, vous seriez perdus... perdus comme moi... car vous ne savez pas la puissance et la férocité de cet homme!
—De quel homme?
—De mon maître...
—Le notaire?
—Oui..., dit Louise à voix basse et en regardant autour d'elle, comme si elle eût craint d'être entendue.
—Rassurez-vous, reprit Rodolphe; cet homme est cruel et puissant, peu importe, nous le combattrons! Du reste, si je révélais ce que vous allez nous dire, ce serait seulement dans votre intérêt ou dans celui de votre père.
—Et moi aussi, Louise, si je parlais, ce serait pour tâcher de te sauver. Mais qu'a-t-il encore fait, ce méchant homme?
—Ce n'est pas tout, dit Louise, après un moment de réflexion, dans ce récit il sera question de quelqu'un qui m'a rendu un grand service... qui a été pour mon père et pour notre famille plein de bonté; cette personne était employée chez M. Ferrand lorsque j'y suis entrée, elle m'a fait jurer de ne pas la nommer.
Rodolphe, pensant qu'il s'agissait peut-être de Germain, dit à Louise:
—Si vous voulez parler de François Germain... soyez tranquille, son secret sera bien gardé par votre père et par moi.
Louise regarda Rodolphe avec surprise.
—Vous le connaissez? dit-elle.
—Comment! ce bon, cet excellent jeune homme qui a demeuré ici pendant trois mois était employé chez le notaire quand tu y es entrée? dit Morel. La première fois que tu l'as vu ici, tu as eu l'air de ne pas le connaître?...
—Cela était convenu entre nous, mon père; il avait de graves raisons pour cacher qu'il travaillait chez M. Ferrand. C'est moi qui lui avais indiqué la chambre du quatrième qui était à louer ici, sachant qu'il serait pour vous un bon voisin...
—Mais, reprit Rodolphe, qui a donc placé votre fille chez le notaire?
—Lors de la maladie de ma femme, j'avais dit à Mme Burette, la prêteuse sur gages, qui loge ici, que Louise voulait entrer en maison pour nous aider. Mme Burette connaissait la femme de charge du notaire; elle m'a donné pour elle une lettre où elle lui recommandait Louise comme un excellent sujet. Maudite... maudite soit cette lettre!... elle est la cause de tous nos malheurs... Enfin, monsieur, voilà comment ma fille est entrée chez le notaire.
—Quoique je sois instruit de quelques-uns des faits qui ont causé la haine de M. Ferrand contre votre père, dit Rodolphe à Louise, je vous prie, racontez-moi en peu de mots ce qui s'est passé entre vous et le notaire depuis votre entrée à son service... cela pourra servir à vous défendre.
—Pendant les premiers temps de mon séjour chez M. Ferrand, reprit Louise, je n'ai pas eu à me plaindre de lui. J'avais beaucoup de travail, la femme de charge me rudoyait souvent, la maison était triste, mais j'endurais avec patience; le service est le service; ailleurs j'aurais eu d'autres désagréments. M. Ferrand avait une figure sévère, il allait à la messe, il recevait souvent des prêtres; je ne me défiais pas de lui. Dans les commencements, il me regardait à peine; il me parlait très-durement, surtout en présence des étrangers.
«Excepté le portier, qui logeait sur la rue, dans le corps de logis où est l'étude, j'étais seule de domestique avec Mme Séraphin, la femme de charge. Le pavillon que nous occupions était une grande masure isolée, entre la cour et le jardin. Ma chambre était tout en haut. Bien souvent j'avais peur, restant le soir toujours seule, ou dans la cuisine, qui est souterraine, ou dans ma chambre. La nuit, il me semblait quelquefois entendre des bruits sourds et extraordinaires à l'étage au-dessous de moi, que personne n'habitait, et où seulement M. Germain venait souvent travailler dans le jour; deux des fenêtres de cet étage étaient murées, et une des portes, très-épaisse, était renforcée de lames de fer. La femme de charge m'a dit depuis que dans cet endroit se trouvait la caisse de M. Ferrand.
«Un jour j'avais veillé très-tard pour finir des raccommodages pressés; j'allais pour me coucher, lorsque j'entendis marcher doucement dans le petit corridor au bout duquel était ma chambre; on s'arrêta à ma porte; d'abord je supposai que c'était la femme de charge; mais, comme on n'entrait pas, cela me fit peur; je n'osais bouger, j'écoutais, on ne remuait pas, j'étais pourtant sûre qu'il y avait quelqu'un derrière ma porte: je demandai par deux fois qui était là... on ne me répondit rien. De plus en plus effrayée, je poussai ma commode contre la porte, qui n'avait ni verrou, ni serrure. J'écoutai toujours, rien ne bougea; au bout d'une demi-heure, qui me parut bien longue, je me jetai sur mon lit; la nuit se passa tranquillement. Le lendemain, je demandai à la femme de charge la permission de faire mettre un verrou à ma chambre, qui n'avait pas de serrure, lui racontant ma peur de la nuit; elle me répondit que j'avais rêvé, qu'il fallait d'ailleurs m'adresser à M. Ferrand pour ce verrou. À ma demande, il haussa les épaules, me dit que j'étais folle; je n'osai plus en parler.
«À quelque temps de là, arriva le malheur du diamant. Mon père, désespéré, ne savait comment faire. Je contai son chagrin à Mme Séraphin, elle me répondit: «Monsieur est si charitable qu'il fera peut-être quelque chose pour votre père.» Le soir même, je servais à table, M. Ferrand me dit brusquement: «Ton père a besoin de treize cents francs; va ce soir lui dire de passer demain à mon étude, il aura son argent. C'est un honnête homme, il mérite qu'on s'intéresse à lui.» À cette marque de bonté, je fondis en larmes: je ne savais comment remercier mon maître; il me dit avec sa brusquerie ordinaire: «C'est bon, c'est bon; ce que je fais est tout simple...» Le soir, après mon ouvrage, je vins annoncer cette bonne nouvelle à mon père, et le lendemain...
—J'avais les treize cents francs contre une lettre de change à trois mois de date, acceptée en blanc par moi, dit Morel; je fis comme Louise, je pleurai de reconnaissance; j'appelai cet homme mon bienfaiteur... mon sauveur. Oh! il a fallu qu'il fût bien méchant pour détruire la reconnaissance et la vénération que je lui avais vouées...
—Cette précaution de vous faire souscrire une lettre de change en blanc, à une échéance tellement rapprochée que vous ne pouviez la payer, n'éveilla pas vos soupçons? lui demanda Rodolphe.
—Non, monsieur; j'ai cru que le notaire prenait ses sûretés, voilà tout; d'ailleurs, il me dit que je n'avais pas besoin de songer à rembourser cette somme avant deux ans; tous les trois mois je lui renouvellerais seulement la lettre de change pour plus de régularité; cependant, à la première échéance, on l'a présentée ici, elle n'a pas été payée, il a obtenu jugement contre moi, sous le nom d'un tiers; mais il m'a fait dire que ça ne devait pas m'inquiéter... que c'était une erreur de son huissier.
—Il voulait ainsi vous tenir en sa puissance, dit Rodolphe.
—Hélas! oui, monsieur; car ce fut à dater de ce jugement qu'il commença de... Mais continue, Louise... continue... Je ne sais plus où j'en suis... la tête me tourne... j'ai comme des absences... j'en deviendrai fou!... C'est par trop aussi... c'est par trop!...
Rodolphe calma le lapidaire... Louise reprit:
—Je redoublais de zèle, afin de reconnaître, comme je le pouvais, les bontés de M. Ferrand pour nous. La femme de charge me prit dès lors en grande aversion; elle trouvait du plaisir à me tourmenter, à me mettre dans mon tort en ne me répétant pas les ordres que M. Ferrand lui donnait pour moi; je souffrais de ces désagréments, j'aurais préféré une autre place; mais l'obligation que mon père avait à mon maître m'empêchait de m'en aller. Depuis trois mois M. Ferrand avait prêté cet argent; il continuait de me brusquer devant Mme Séraphin; cependant il me regardait quelquefois à la dérobée d'une manière qui m'embarrassait, et il souriait en me voyant rougir.
—Vous comprenez, monsieur? Il était alors en train d'obtenir contre moi une contrainte par corps.
—Un jour, reprit Louise, la femme de charge sort après le dîner, contre son habitude; les clercs quittent l'étude; ils logeaient dehors. M. Ferrand envoie le portier en commission, je reste à la maison seule avec mon maître; je travaillais dans l'antichambre, il me sonne. J'entre dans sa chambre à coucher, il était debout devant la cheminée; je m'approche de lui, il se retourne brusquement, me prend dans ses bras... Sa figure était rouge comme du sang, ses yeux brillaient. J'eus une peur affreuse, la frayeur m'empêcha d'abord de faire un mouvement; mais, quoiqu'il soit très-fort, je me débattis si vivement que je lui échappai; je me sauvai dans l'antichambre, dont je poussai la porte, la tenant de toutes mes forces; la clef était de son côté.
—Vous l'entendez, monsieur, vous l'entendez, dit Morel à Rodolphe, voilà la conduite de ce digne bienfaiteur.
—Au bout de quelques moments la porte céda sous ses efforts, reprit Louise, heureusement la lampe était à ma portée, j'eus le temps de l'éteindre. L'antichambre était éloignée de la pièce où il se tenait; il se trouva tout à coup dans l'obscurité, il m'appela, je ne répondis pas; il me dit alors d'une voix tremblante de colère: «Si tu essaies de m'échapper, ton père ira en prison pour les treize cents francs qu'il me doit et qu'il ne peut payer.» Je le suppliai d'avoir pitié de moi, je lui promis de faire tout au monde pour le bien servir, pour reconnaître ses bontés, mais je lui déclarai que rien ne me forcerait à m'avilir.
—C'est pourtant bien là le langage de Louise, dit Morel, de ma Louise quand elle avait le droit d'être fière. Mais comment?... Enfin, continue, continue...
—Je me trouvais toujours dans l'obscurité; j'entends, au bout d'un moment, fermer la porte de sortie de l'antichambre, que mon maître avait trouvée, à tâtons. Il me tenait ainsi en son pouvoir; il court chez lui et revient bientôt avec une lumière. Je n'ose vous dire, mon père, la lutte nouvelle qu'il me fallut soutenir, ses menaces, ses poursuites de chambre en chambre: heureusement le désespoir, la peur, la colère me donnèrent des forces: ma résistance le rendait furieux, il ne se possédait plus. Il me maltraita, me frappa; j'avais la figure en sang...
—Mon Dieu! Mon Dieu! s'écria le lapidaire en levant les mains au ciel, ce sont là des crimes pourtant... et il n'y a pas de punition pour un tel monstre... il n'y en a pas...
—Peut-être, dit Rodolphe, qui semblait réfléchir profondément; puis, s'adressant à Louise: Courage! Dites tout.
—Cette lutte durait depuis longtemps; mes forces m'abandonnaient, lorsque le portier, qui était rentré, sonna deux coups: c'était une lettre qu'on annonçait. Craignant, si je n'allais pas la chercher, que le portier ne l'apportât lui-même, M. Ferrand me dit: «—Va-t'en!... Dis un mot, et ton père est perdu; si tu cherches à sortir de chez moi, il est encore perdu; si on vient aux renseignements sur toi, je t'empêcherai de te placer, en laissant entendre, sans l'affirmer, que tu m'as volé. Je dirai de plus que tu es une détestable servante...» Le lendemain de cette scène, malgré les menaces de mon maître, j'accourus ici tout dire à mon père. Il voulait me faire à l'instant quitter cette maison... mais la prison était là... Le peu que je gagnais devenait indispensable à notre famille depuis la maladie de ma mère... Et les mauvais renseignements que M. Ferrand me menaçait de donner sur moi m'auraient empêchée de me placer ailleurs pendant bien longtemps peut-être.
—Oui, dit Morel avec une sombre amertume, nous avons eu la lâcheté, l'égoïsme de laisser notre enfant retourner là... Oh! je vous le disais bien, la misère... la misère... que d'infamies elle fait commettre!...
—Hélas! mon père, n'avez-vous pas essayé de toutes manières de vous procurer ces treize cents francs? Cela étant impossible, il a bien fallu nous résigner.
—Va, va, continue... Les tiens ont été tes bourreaux; nous sommes plus coupables que toi du malheur qui t'arrive, dit le lapidaire en cachant sa figure dans ses mains.
—Lorsque je revis mon maître, reprit Louise, il fut pour moi, comme il avait été avant la scène dont je vous ai parlé, brusque et dur; il ne me dit pas un mot du passé; la femme de charge continua de me tourmenter; elle me donnait à peine ce qui m'était nécessaire pour me nourrir, enfermait le pain sous clef; quelquefois, par méchanceté, elle souillait devant moi les restes du repas qu'on me laissait, car presque toujours elle mangeait avec M. Ferrand. La nuit, je dormais à peine, je craignais à chaque instant de voir le notaire entrer dans ma chambre, qui ne fermait pas; il m'avait fait ôter la commode que je mettais devant ma porte pour me garder; il ne me restait qu'une chaise, une petite table et ma malle. Je tâchais de me barricader avec cela comme je pouvais, et je me couchais tout habillée. Pendant quelque temps il me laissa tranquille; il ne me regardait même pas. Je commençais à me rassurer un peu, pensant qu'il ne songeait plus à moi. Un dimanche, il m'avait permis de sortir; je vins annoncer cette bonne nouvelle à mon père et à ma mère: nous étions tous bien heureux!... C'est jusqu'à ce moment que vous avez tout su, mon père... Ce qui me reste à vous dire—et la voix de Louise trembla—est affreux... je vous l'ai toujours caché.
—Oh! j'en étais bien sûr... bien sûr... que tu me cachais un secret, s'écria Morel avec une sorte d'égarement et une singulière volubilité d'expression qui étonna Rodolphe. Ta pâleur, tes traits... auraient dû m'éclairer. Cent fois je l'ai dit à ta mère... mais bah! bah! bah! elle me rassurait... La voilà bien! La voilà bien! Pour échapper au mauvais sort, laisser notre fille chez ce monstre!... Et notre fille, où va-t-elle? sur le banc des criminels... La voilà bien! Ah! mais aussi... enfin... qui sait?... Au fait... parce qu'on est pauvre... oui... mais les autres?... Bah... bah... les autres... Puis, s'arrêtant comme pour rassembler ses pensées qui lui échappaient, Morel se frappa le front et s'écria: Tiens! je ne sais plus ce que je dis... la tête me fait un mal horrible... il me semble que je suis gris...
Et il cacha sa tête dans ses deux mains.
Rodolphe ne voulut pas laisser voir à Louise combien il était effrayé de l'incohérence du langage du lapidaire; il reprit gravement:
—Vous n'êtes pas juste, Morel; ce n'est pas pour elle seule, mais pour sa mère, pour ses enfants, pour vous-même, que votre pauvre femme redoutait les funestes conséquences de la sortie de Louise de chez le notaire... N'accusez personne... Que toutes les malédictions, que toutes les haines retombent sur un seul homme... sur ce monstre d'hypocrisie, qui plaçait une fille entre le déshonneur et la ruine... la mort peut-être de son père et de sa famille; sur ce maître qui abusait d'une manière infâme de son pouvoir de maître... Mais patience, je vous l'ai dit, la Providence réserve souvent au crime des vengeances surprenantes et épouvantables.
Les paroles de Rodolphe étaient, pour ainsi dire, empreintes d'un tel caractère de certitude et de conviction en parlant de cette vengeance providentielle, que Louise regarda son sauveur avec surprise, presque avec crainte.
—Continuez, mon enfant, reprit Rodolphe en s'adressant à Louise, ne nous cachez rien... cela est plus important que vous ne le pensez.
—Je commençais donc à me rassurer un peu, dit Louise, lorsqu'un soir M. Ferrand et la femme de charge sortirent chacun de leur côté. Ils ne dînèrent pas à la maison, je restai seule; comme d'habitude, on me laissa ma ration d'eau, de pain et de vin, après avoir fermé à clef les buffets. Mon ouvrage terminé, je dînai, et puis, ayant peur toute seule dans les appartements, je remontai dans ma chambre, après avoir allumé la lampe de M. Ferrand. Quand il sortait le soir, on ne l'attendait jamais. Je me mis à travailler, et, contre mon ordinaire, peu à peu le sommeil me gagna... Ah! mon père! s'écria Louise en s'interrompant avec crainte, vous allez ne pas me croire... vous allez m'accuser de mensonge... et pourtant, tenez, sur le corps de ma pauvre petite sœur, je vous jure que je vous dis bien la vérité...
—Expliquez-vous, dit Rodolphe.
—Hélas! monsieur, depuis sept mois je cherche en vain à m'expliquer à moi-même cette nuit affreuse... sans pouvoir y parvenir; j'ai manqué perdre la raison en tâchant d'éclaircir ce mystère.
—Mon Dieu! Mon Dieu! Que va-t-elle dire? s'écria le lapidaire, sortant de l'espèce de stupeur indifférente qui l'accablait par intermittence depuis le commencement de ce récit.
—Je m'étais, contre mon habitude, endormie sur ma chaise..., reprit Louise. Voilà la dernière chose dont je me souviens... Avant, avant... oh! mon père, pardon... Je vous jure que je ne suis pas coupable pourtant...
—Je te crois! Je te crois! Mais parle.
—Je ne sais depuis combien de temps je dormais lorsque je m'éveillai, toujours dans ma chambre, mais couchée et déshonorée par M. Ferrand, qui était auprès de moi.
—Tu mens, tu mens! s'écria le lapidaire furieux. Avoue-moi que tu as cédé à la violence, à la peur de me voir traîner en prison, mais ne mens pas ainsi!
—Mon père, je vous jure...
—Tu mens, tu mens!... Pourquoi le notaire aurait-il voulu me faire emprisonner, puisque tu lui avais cédé?
—Cédé, oh! non, mon père! Mon sommeil fut si profond que j'étais comme morte... Cela vous semble extraordinaire, impossible... Mon Dieu, je le sais bien, car à cette heure je ne peux encore le comprendre.
—Et moi je comprends tout, reprit Rodolphe en interrompant Louise, ce crime manquait à cet homme. N'accusez pas votre fille de mensonge, Morel... Dites-moi, Louise, en dînant, avant de monter dans votre chambre, n'avez-vous pas remarqué quelque goût étrange à ce que vous avez bu? Tâchez de bien vous rappeler cette circonstance.
Après un moment de réflexion, Louise répondit:
—Je me souviens, en effet, que le mélange d'eau et de vin que Mme Séraphin me laissa, selon son habitude, avait un goût un peu amer; je n'y ai pas alors fait attention parce que quelquefois la femme de charge s'amusait à mettre du sel ou du poivre dans ce que je buvais.
—Et ce jour-là cette boisson vous a semblé amère?
—Oui, monsieur, mais pas assez pour m'empêcher de la boire; j'ai cru que le vin était tourné.
Morel, l'œil fixe, un peu hagard, écoutait les questions de Rodolphe et les réponses de Louise sans paraître comprendre leur portée.
—Avant de vous endormir sur votre chaise, n'avez-vous pas senti votre tête pesante, vos jambes alourdies?
—Oui, monsieur; les tempes me battaient, j'avais un léger frisson, j'étais mal à mon aise.
—Oh! le misérable! le misérable! s'écria Rodolphe. Savez-vous, Morel, ce que cet homme a fait boire à votre fille?
L'artisan regarda Rodolphe sans lui répondre.
—La femme de charge, sa complice, avait mêlé dans le breuvage de Louise un soporifique, de l'opium, sans doute; les forces, la pensée de votre fille, ont été paralysées pendant quelques heures; en sortant de ce sommeil léthargique, elle était déshonorée!...
—Ah! maintenant, s'écria Louise, mon malheur s'explique. Vous le voyez, mon père, je suis moins coupable que je ne le paraissais. Mon père, mon père, réponds-moi donc!
Le regard du lapidaire était d'une effrayante fixité.
Une si horrible perversité ne pouvait entrer dans l'esprit de cet homme naïf et honnête. Il comprenait à peine cette affreuse révélation.
Et puis, faut-il le dire, depuis quelques moments sa raison lui échappait; par instants ses idées s'obscurcissaient; alors il tombait dans ce néant de la pensée qui est à l'intelligence ce que la nuit est à la vue... formidable symptôme de l'aliénation mentale.
Pourtant Morel reprit d'une voix sourde, brève et précipitée:
—Oh! oui, c'est bien mal, bien mal, très-mal.
Et il retomba dans son apathie.
Rodolphe le regarda avec anxiété, il crut que l'énergie de l'indignation commençait à s'épuiser chez ce malheureux, de même qu'à la suite de violents chagrins souvent les larmes manquent.
Voulant terminer le plus tôt possible ce triste entretien, Rodolphe dit à Louise:
—Courage, mon enfant, achevez de nous dévoiler ce tissu d'horreurs.
—Hélas! monsieur, ce que vous avez entendu n'est rien encore. En voyant M. Ferrand auprès de moi, je jetai un cri de frayeur. Je voulus fuir, il me retint de force; je me sentais encore si faible, si appesantie, sans doute, à cause de ce breuvage dont vous m'avez parlé, que je ne pus m'échapper de ses mains. «Pourquoi te sauver maintenant? me dit M. Ferrand d'un air étonné qui me confondit. Quel est ton caprice? Ne suis-je pas là de ton consentement?—Ah! monsieur, c'est indigne, m'écriai-je; vous avez abusé de mon sommeil, pour me perdre! Mon père le saura.» Mon maître éclata de rire: «J'ai abusé, de ton sommeil, moi! mais tu plaisantes? À qui feras-tu croire ce mensonge? Il est quatre heures du matin. Je suis ici depuis dix heures; tu aurais dormi bien longtemps et bien opiniâtrement. Avoue donc plutôt que je n'ai fait que profiter de ta bonne volonté. Allons, ne sois pas ainsi capricieuse, ou nous nous fâcherons. Ton père est en mon pouvoir; tu n'as plus de raisons maintenant pour me repousser; sois soumise et nous serons bons amis: sinon, prends garde.—Je dirai tout à mon père! m'écriai-je; il saura me venger. Il y a une justice.» M. Ferrand me regarda avec surprise: «Mais tu es donc décidément folle? Et que diras-tu à ton père? Qu'il t'a convenu de me recevoir ici? Libre à toi... tu verras comme il t'accueillera.—Mon Dieu! mais cela n'est pas vrai. Vous savez bien que vous êtes ici malgré moi.—Malgré toi? Tu aurais l'effronterie de soutenir ce mensonge, de parler de violences! Veux-tu une preuve de ta fausseté? J'avais ordonné à Germain, mon caissier, de revenir hier soir, à dix heures, terminer un travail pressé; il a travaillé jusqu'à une heure du matin dans une chambre au-dessous de celle-ci. N'aurait-il pas entendu tes cris, le bruit d'une lutte pareille à celle que j'ai soutenue en bas contre toi, méchante, quand tu n'étais pas aussi raisonnable qu'aujourd'hui? Eh bien! interroge demain Germain, il affirmera ce qui est: que cette nuit tout a été parfaitement tranquille dans la maison.»
—Oh! toutes les précautions étaient prises pour assurer son impunité, dit Rodolphe.
—Oui, monsieur, car j'étais atterrée. À tout ce que me disait M. Ferrand, je ne trouvais rien à répondre. Ignorant quel breuvage il m'avait fait prendre, je ne m'expliquais pas à moi-même la persistance de mon sommeil. Les apparences étaient contre moi. Si je me plaignais, tout le monde m'accuserait; cela devait être, puisque pour moi-même cette nuit affreuse était un mystère impénétrable.
X
Le crime
Rodolphe restait confondu de l'effroyable hypocrisie de M. Ferrand.
—Ainsi, dit-il à Louise, vous n'avez pas osé vous plaindre à votre père de l'odieux attentat du notaire?
—Non, monsieur; il m'aurait crue sans doute la complice de M. Ferrand; et puis je craignais que dans sa colère mon père n'oubliât que sa liberté, que l'existence de notre famille dépendaient toujours de mon maître.
—Et probablement, reprit Rodolphe, pour éviter à Louise une partie de ces pénibles aveux, cédant à la contrainte, à la frayeur de perdre votre père par un refus, vous avez continué d'être la victime de ce misérable?
Louise baissa les yeux en rougissant.
—Et ensuite sa conduite fut-elle moins brutale envers vous?
—Non, monsieur; pour éloigner les soupçons, lorsque par hasard il avait le curé de Bonne-Nouvelle et son vicaire à dîner, mon maître m'adressait devant eux de durs reproches; il priait M. le curé de m'admonester; il lui disait que tôt ou tard je me perdrais, que j'avais des manières trop libres avec les clercs de l'étude, que j'étais fainéante, qu'il me gardait par charité pour mon père, un honnête père de famille qu'il avait obligé. Sauf le service rendu à mon père, tout cela était faux. Jamais je ne voyais les clercs de l'étude; ils travaillaient dans un corps de logis séparé du nôtre.
—Et quand vous vous trouviez seule avec M. Ferrand, comment expliquait-il sa conduite à votre égard devant le curé?
—Il m'assurait qu'il plaisantait. Mais le curé prenait ces accusations au sérieux; il me disait sévèrement qu'il faudrait être doublement vicieuse pour se perdre dans une sainte maison où j'avais continuellement sous les yeux de religieux exemples. À cela je ne savais que répondre, je baissais la tête en rougissant; mon silence, ma confusion, tournaient encore contre moi; la vie m'était si à charge que bien des fois j'ai été sur le point de me détruire; mais je pensais à mon père, à ma mère, à mes frères et sœurs que je soutenais un peu, je me résignais; au milieu de mon avilissement, je trouvais une consolation: au moins mon père était sauvé de la prison. Un nouveau malheur m'accabla, je devins mère... je me vis perdue tout à fait. Je ne sais pourquoi je pressentis que M. Ferrand, en apprenant un événement qui aurait pourtant dû le rendre moins cruel pour moi, redoublerait de mauvais traitements à mon égard; j'étais pourtant loin encore de supposer ce qui allait arriver.
Morel, revenu de son aberration momentanée, regarda autour de lui avec étonnement, passa sa main sur son front, rassembla ses souvenirs et dit à sa fille:
—Il me semble que j'ai eu un moment d'absence; la fatigue, le chagrin... Que disais-tu?
—Lorsque M. Ferrand apprit que j'étais mère...
Le lapidaire fit un geste de désespoir; Rodolphe le calma d'un regard.
—Allons, j'écouterai jusqu'au bout, dit Morel. Va, va.
Louise reprit:
—Je demandai à M. Ferrand par quels moyens je cacherais ma honte et les suites d'une faute dont il était l'auteur. Hélas! c'est à peine si vous me croirez, mon père...
—Eh bien?...
—M'interrompant avec indignation et une feinte surprise, il eut l'air de ne pas me comprendre; il me demanda si j'étais folle. Effrayée, je m'écriai: «Mais, mon Dieu! que voulez-vous donc que je devienne maintenant? Si vous n'avez pas pitié de moi, ayez au moins pitié de votre enfant.—Quelle horreur! s'écria M. Ferrand en levant les mains au ciel. Comment, misérable! tu as l'audace de m'accuser d'être assez bassement corrompu pour descendre jusqu'à une fille de ton espèce!... Tu es assez effrontée pour m'attribuer les suites de tes débordements, moi qui t'ai cent fois répété devant les témoins les plus respectables que tu te perdais, vile débauchée! Sors de chez moi à l'instant; je te chasse.»
Rodolphe et Morel restaient frappés d'épouvante; une hypocrisie si infernale les foudroyait.
—Oh! je l'avoue, dit Rodolphe, cela passe les prévisions les plus horribles.
Morel ne dit rien; ses yeux s'agrandirent d'une manière effrayante, un spasme convulsif contracta ses traits; il descendit de l'établi où il était assis, ouvrit brusquement un tiroir, y prit une forte lime très-longue, très-acérée, emmanchée dans une poignée de bois et s'élança vers la porte.
Rodolphe devina sa pensée, le saisit par le bras et l'arrêta.
—Morel, où allez-vous? Vous vous perdez, malheureux!
—Prenez garde! s'écria l'artisan furieux en se débattant, je ferais deux malheurs au lieu d'un.
Et l'insensé menaça Rodolphe.
—Mon père, c'est notre sauveur! s'écria Louise.
—Il se moque bien de nous! bah! bah! Il veut sauver le notaire! répondit Morel complètement égaré en luttant contre Rodolphe.
Au bout d'une seconde, celui-ci le désarma avec ménagement, ouvrit la porte et jeta la lime sur l'escalier.
Louise courut au lapidaire, le serra dans ses bras et lui dit:
—Mon père, c'est notre bienfaiteur! Tu as levé la main sur lui, reviens donc à toi!
Ces mots rappelèrent Morel à lui-même, il cacha sa figure dans ses mains, et, muet, il tomba aux genoux de Rodolphe.
—Relevez-vous, pauvre père, reprit Rodolphe avec bonté. Patience... patience... je comprends votre fureur, je partage votre haine; mais au nom de votre vengeance, ne la compromettez pas...
—Mon Dieu! Mon Dieu! s'écria le lapidaire en se relevant. Mais que peut la justice... la loi... contre cela? Pauvres gens que nous sommes! Quand nous irons accuser cet homme riche, puissant, respecté, on nous rira au nez, ah! ah! ah! Et il se prit à rire d'un rire convulsif. Et on aura raison... Où seront nos preuves? oui, nos preuves? On ne nous croira pas. Aussi, je vous dis, moi, s'écria-t-il dans un redoublement de folle fureur, je vous dis que je n'ai confiance que dans l'impartialité du couteau...
—Silence, Morel, la douleur vous égare, lui dit tristement Rodolphe... Laissez parler votre fille... les moments sont précieux, le magistrat l'attend, il faut que je sache tout... vous dis-je... tout... Continuez, mon enfant.
Morel retomba sur son escabeau avec accablement.
—Il est inutile, monsieur, reprit Louise, de vous dire mes larmes, mes prières; j'étais anéantie. Ceci s'était passé à dix heures du matin dans le cabinet de M. Ferrand, le curé devait venir déjeuner avec lui ce jour-là; il entra au moment où mon maître m'accablait de reproches et d'outrages... il parut vivement contrarié à la vue du prêtre.
—Et que dit-il alors?...
—Il eut bientôt pris son parti; il s'écria, en me montrant: «Eh bien! monsieur l'abbé, je le disais bien, que cette malheureuse se perdrait... Elle est perdue... à tout jamais perdue; elle vient de m'avouer sa faute et sa honte... en me priant de la sauver. Et penser que j'ai, par pitié, reçu dans ma maison une telle misérable!—Comment! me dit M. l'abbé avec indignation, malgré les conseils salutaires que votre maître vous a donnés maintes fois devant moi... vous vous êtes avilie à ce point! Oh! cela est impardonnable... Mon ami, après les bontés que vous avez eues pour cette malheureuse et pour sa famille, de la pitié serait faiblesse... Soyez inexorable», dit l'abbé, dupe comme tout le monde de l'hypocrisie de M. Ferrand.
—Et vous n'avez pas à cet instant démasqué l'infâme? dit Rodolphe.
—Mon Dieu! monsieur, j'étais terrifiée, ma tête se perdait, je n'osais, je ne pouvais prononcer une parole; pourtant je voulus parler, me défendre: «Mais, monsieur... m'écriai-je...—Pas un mot de plus, indigne créature, me dit M. Ferrand en m'interrompant. Tu as entendu M. l'abbé. De la pitié serait de la faiblesse... Dans une heure tu auras quitté ma maison!» Puis, sans me laisser le temps de répondre, il emmena l'abbé dans une autre pièce.
«Après le départ de M. Ferrand, reprit Louise, je fus un moment comme en délire; je me voyais chassée de chez lui, ne pouvant me replacer ailleurs, à cause de l'état où je me trouvais et des mauvais renseignements que mon maître donnerait sur moi; je ne doutais pas non plus que dans sa colère il ne fît emprisonner mon père; je ne savais que devenir; j'allai me réfugier dans ma chambre.
«Au bout de deux heures, M. Ferrand y parut: «Ton paquet est-il fait? me dit-il.—Grâce! lui dis-je en tombant à ses pieds, ne me renvoyez pas de chez vous dans l'état où je suis. Que vais-je devenir? Je ne puis me placer nulle part!—Tant mieux, Dieu te punira de ton libertinage et de tes mensonges.—Vous osez dire que je mens? m'écriai-je indignée, vous osez dire que ce n'est pas vous qui m'avez perdue?—Sors à l'instant de chez moi, infâme, puisque tu persistes dans tes calomnies, s'écria-t-il d'une voix terrible. Et pour te punir, demain je ferai emprisonner ton père.—Eh bien! non, non, lui dis-je épouvantée, je ne vous accuserai plus, monsieur... je vous le promets, mais ne me chassez pas... Ayez pitié de mon père; le peu que je gagne ici soutient ma famille... Gardez-moi chez vous... je ne dirai rien... je tâcherai qu'on ne s'aperçoive de rien, et quand je ne pourrai plus cacher ma triste position, eh bien! alors seulement vous me renverrez.»
«Après de nouvelles supplications de ma part, M. Ferrand consentit à me garder chez lui; je regardai cela comme un grand service, tant mon sort était affreux. Pourtant, pendant les cinq mois qui suivirent cette scène cruelle, je fus bien malheureuse, bien maltraitée; quelquefois, seulement, M. Germain, que je voyais rarement, m'interrogeait avec bonté au sujet de mes chagrins; mais la honte m'empêchait de lui rien avouer.
—N'est-ce pas à peu près à cette époque qu'il vint habiter ici?
—Oui, monsieur, il cherchait une chambre du côté de la rue du Temple ou de l'Arsenal; il y en avait une à louer ici, je lui ai enseigné celle que vous occupez maintenant, monsieur; elle lui a convenu. Lorsqu'il l'a quittée, il y a près de deux mois, il m'a priée de ne pas dire ici sa nouvelle adresse, que l'on savait chez M. Ferrand.
L'obligation où était Germain d'échapper aux poursuites dont il était l'objet expliquait ces précautions aux yeux de Rodolphe...
—Et vous n'avez jamais songé à faire vos confidences à Germain? demanda-t-il à Louise.
—Non, monsieur; il était aussi dupe de l'hypocrisie de M. Ferrand; il le disait dur, exigeant; mais il le croyait le plus honnête homme de la terre.
—Germain, lorsqu'il logeait ici, n'entendait-il pas votre père accuser quelquefois le notaire d'avoir voulu vous séduire?
—Mon père ne parlait jamais de ses craintes devant les étrangers; et d'ailleurs, à cette époque, je trompais ses inquiétudes: je le rassurais en lui disant que M. Ferrand ne songeait plus à moi... Hélas! mon pauvre père maintenant, vous me pardonnerez ces mensonges. Je ne les faisais que pour vous tranquilliser; vous le voyez bien, n'est-ce pas?
Morel ne répondit rien: le front appuyé à ses deux bras croisés sur son établi, il sanglotait.
Rodolphe fit signe à Louise de ne pas adresser de nouveau la parole à son père. Elle continua:
—Je passai ces cinq mois dans des larmes, dans des angoisses continuelles. À force de précautions, j'étais parvenue à cacher mon état à tous les yeux; mais je ne pouvais espérer de le dissimuler ainsi pendant les deux derniers mois qui me séparaient du terme fatal... L'avenir était pour moi de plus en plus effrayant; M. Ferrand m'avait déclaré qu'il ne voulait plus me garder chez lui... J'allais être ainsi privée du peu de ressources qui aidaient notre famille à vivre. Maudite, chassée par mon père, car, d'après les mensonges que je lui avais faits jusqu'alors pour le rassurer, il me croirait complice et non victime de M. Ferrand... que devenir? Où me réfugier, où me placer... dans la position où j'étais? J'eus alors une idée bien criminelle. Heureusement j'ai reculé devant son exécution; je vous fais cet aveu, monsieur, parce que je ne veux rien cacher, même de ce qui peut m'accuser, et aussi pour vous montrer à quelles extrémités m'a réduite la cruauté de M. Ferrand. Si j'avais cédé à une funeste pensée, n'aurait-il pas été le complice de mon crime?
Après un moment de silence, Louise reprit avec effort, et d'une voix tremblante:
—J'avais entendu dire par la portière qu'un charlatan demeurait dans la maison... et...
Elle ne put achever.
Rodolphe se rappela qu'à sa première entrevue avec Mme Pipelet il avait reçu du facteur, en l'absence de la portière, une lettre écrite sur gros papier d'une écriture contrefaite, et sur laquelle il avait remarqué les traces de quelques larmes...
—Et vous lui avez écrit, malheureuse enfant... il y a de cela trois jours!... Sur cette lettre vous aviez pleuré, votre écriture était déguisée.
Louise regardait Rodolphe avec effroi...
—Comment savez-vous, monsieur?...
—Rassurez-vous. J'étais seul dans la loge de Mme Pipelet quand on a apporté cette lettre, et, par hasard, je l'ai remarquée...
—Eh bien! oui, monsieur. Dans cette lettre sans signature j'écrivais à M. Bradamanti que, n'osant pas aller chez lui, je le priais de se trouver le soir près du Château-d'Eau... J'avais la tête perdue. Je voulais lui demander ses affreux conseils... Je sortis de chez mon maître dans l'intention de les suivre; mais au bout d'un instant la raison me revint, je compris quel crime j'allais commettre... Je regagnai la maison et je manquai ce rendez-vous. Ce soir-là se passa une scène dont les suites ont causé le dernier malheur qui m'accable.
«M. Ferrand me croyait sortie pour deux heures, tandis qu'au bout de très-peu de temps j'étais de retour. En passant devant la petite porte du jardin, à mon grand étonnement je la vis entr'ouverte; j'entrai par là et je rapportai la clef dans le cabinet de M. Ferrand, où on la déposait ordinairement. Cette pièce précédait sa chambre à coucher, le lieu le plus retiré de la maison; c'était là qu'il donnait ses audiences secrètes, traitant ses affaires courantes dans le bureau de son étude. Vous allez savoir, monsieur, pourquoi je vous donne ces détails: connaissant très-bien les êtres du logis, après avoir traversé la salle à manger, qui était éclairée, j'entrai sans lumière dans le salon, puis dans le cabinet qui précédait sa chambre à coucher. La porte de cette dernière pièce s'ouvrit au moment où je posais la clef sur une table. À peine mon maître m'eut-il aperçue à la clarté de la lampe qui brûlait dans sa chambre qu'il referma brusquement la porte sur une personne que je ne pus voir; puis, malgré l'obscurité, il se précipita sur moi, me saisit au cou comme s'il eût voulu m'étrangler et me dit à voix basse... d'un ton à la fois furieux et effrayé: «Tu espionnais, tu écoutais à la porte! qu'as-tu entendu?... Réponds! Réponds! ou je t'étouffe.» Mais, changeant d'idée, sans me donner le temps de dire un mot, il me fit reculer dans la salle à manger: l'office était ouverte, il m'y jeta brutalement et la referma.
—Et vous n'aviez rien entendu de sa conversation?
—Rien, monsieur; si je l'avais su dans sa chambre avec quelqu'un, je me serais bien gardée d'entrer dans le cabinet; il le défendait même à Mme Séraphin.
—Et lorsque vous êtes sortie de l'office, que vous a-t-il dit?
—C'est la femme de charge qui est venue me délivrer, et je n'ai pas revu M. Ferrand ce soir-là. Le saisissement, l'effroi que j'avais eus me rendirent très-souffrante. Le lendemain, au moment où je descendais, je rencontrai M. Ferrand; je frissonnai en songeant à ses menaces de la veille... Quelle fut ma surprise! Il me dit presque avec calme: «Tu sais pourtant que je défends d'entrer dans mon cabinet quand j'ai quelqu'un dans ma chambre; mais pour le peu de temps que tu as à rester ici, il est inutile que je te gronde davantage.» Et il se rendit à son étude.
«Cette modération m'étonna après ses violences de la veille. Je continuai mon service, selon mon habitude, et j'allai mettre en ordre sa chambre à coucher... J'avais beaucoup souffert toute la nuit: je me trouvais faible, abattue. En rangeant quelques habits dans mon cabinet très-obscur situé près de l'alcôve, je fus tout à coup prise d'un étourdissement douloureux; je sentis que je perdais connaissance... En tombant, je voulus machinalement me retenir en saisissant un manteau suspendu à la cloison, et dans ma chute j'entraînai ce vêtement, dont je fus presque entièrement couverte.
«Quand je revins à moi, la porte vitrée de ce cabinet d'alcôve était fermée... j'entendis la voix de M. Ferrand... Il parlait très-haut... Me souvenant de la scène de la veille, je me crus morte si je faisais un mouvement; je supposais que, cachée sous le manteau qui était tombé sur moi, mon maître, en fermant la porte de ce vestiaire obscur, ne m'avait pas aperçue. S'il me découvrait, comment lui faire croire à ce hasard presque inexplicable? Je retins donc ma respiration, et malgré moi j'entendis la fin de cet entretien sans doute commencé depuis quelque temps.
XI
L'entretien
—Et quelle était la personne qui, enfermée dans la chambre du notaire, causait avec lui? demanda Rodolphe à Louise.
—Je l'ignore, monsieur; je ne connaissais pas cette voix.
—Et que disaient-ils?
—La conversation durait depuis quelque temps sans doute, car voici seulement ce que j'entendis: «Rien de plus simple, disait cette voix inconnue; un drôle nommé Bras-Rouge, contrebandier déterminé, m'a mis, pour l'affaire dont je vous parlais tout à l'heure, en rapport avec une famille de pirates d'eau douce[38] établie à la pointe d'une petite île près d'Asnières: ce sont les plus grands bandits de la terre; le père et le grand-père ont été guillotinés, deux des fils sont aux galères à perpétuité; mais il reste à la mère trois garçons et deux filles, tous aussi scélérats les uns que les autres. On dit que, la nuit, pour voler sur les deux rives de la Seine, ils font quelquefois des descentes en bateau jusqu'à Bercy. Ce sont des gens à tuer le premier venu pour un écu; mais nous n'avons pas besoin d'eux, il suffit qu'ils donnent l'hospitalité à votre dame de province. Les Martial (c'est le nom de mes pirates) passeront à ses yeux pour une honnête famille de pêcheurs; j'irai de votre part faire deux ou trois visites à votre jeune dame; je lui ordonnerai certaines potions... et au bout de huit jours elle fera connaissance avec le cimetière d'Asnières. Dans les villages, les décès passent comme une lettre à la poste, tandis qu'à Paris on y regarde de trop près. Mais quand enverrez-vous votre provinciale à l'île d'Asnières, afin que j'aie le temps de prévenir les Martial du rôle qu'ils ont à jouer?—Elle arrivera demain ici, après-demain elle sera chez eux, reprit M. Ferrand, et je la préviendrai que le docteur Vincent ira lui donner des soins de ma part.—Va pour le nom de Vincent, dit la voix; j'aime autant celui-là qu'un autre...»
—Quel est ce nouveau mystère de crime et d'infamie? dit Rodolphe de plus en plus surpris.
—Nouveau! Non, monsieur; vous allez voir qu'il se rattachait à un autre crime que vous connaissez, reprit Louise, et elle continua: J'entendis le mouvement des chaises, l'entretien était terminé. «Je ne vous demande pas le secret, dit M. Ferrand; vous me tenez comme je vous tiens.—Ce qui fait que nous pouvons nous servir et jamais nous nuire, répondit la voix. Voyez mon zèle! j'ai reçu votre lettre hier à dix heures du soir, ce matin je suis chez vous. Au revoir, complice, n'oubliez pas l'île d'Asnières, le pêcheur Martial et le docteur Vincent. Grâce à ces trois mots magiques, votre provinciale n'en a pas pour huit jours.—Attendez, dit M. Ferrand, que j'aille tirer le verrou de précaution que j'avais mis dans mon cabinet et que je voie s'il n'y a personne dans l'antichambre pour que vous puissiez sortir par la ruelle du jardin comme vous y êtes entré...» M. Ferrand sortit un moment, puis il revint, et je l'entendis enfin s'éloigner avec la personne dont j'avais entendu la voix... Vous devez comprendre ma terreur, monsieur, pendant cet entretien, et mon désespoir d'avoir malgré moi surpris un tel secret. Deux heures après cette conversation, Mme Séraphin vint me chercher dans ma chambre où j'étais montée, toute tremblante et plus malade que je ne l'avais été jusqu'alors. «Monsieur vous demande, me dit-elle; vous avez plus de bonheur que vous n'en méritez; allons, descendez. Vous êtes bien pâle, ce qu'il va vous apprendre vous donnera des couleurs.»
«Je suivis Mme Séraphin; M. Ferrand était dans son cabinet. En le voyant, je frissonnai malgré moi; pourtant il avait l'air moins méchant que d'habitude; il me regarda longtemps fixement, comme s'il eût voulu lire au fond de ma pensée. Je baissai les yeux. «Vous paraissez très-souffrante? me dit-il.—Oui, monsieur, lui répondis-je, très-étonnée de ce qu'il ne me tutoyait pas comme d'habitude.—C'est tout simple, ajouta-t-il, c'est la suite de votre état et des efforts que vous avez faits pour le dissimuler; mais malgré vos mensonges, votre mauvaise conduite et votre indiscrétion d'hier, reprit-il d'un ton plus doux, j'ai pitié de vous; dans quelques jours il vous serait impossible de cacher votre grossesse. Quoique je vous aie traitée comme vous le méritez devant le curé de la paroisse, un tel événement aux yeux du public serait la honte d'une maison comme la mienne; de plus, votre famille serait au désespoir... Je consens, dans cette circonstance, à venir à votre secours.—Ah! monsieur, m'écriai-je, ces mots de bonté de votre part me font tout oublier.—Oublier quoi? me demanda-t-il durement.—Rien, rien... pardon monsieur, repris-je, de crainte de l'irriter et le croyant dans de meilleures dispositions, à mon égard.—Écoutez-moi donc reprit-il; vous irez voir votre père aujourd'hui; vous lui annoncerez que je vous envoie deux ou trois mois à la campagne pour garder une maison que je viens d'acheter; pendant votre absence je lui ferai parvenir vos gages. Demain vous quitterez Paris; je vous donnerai une lettre de recommandation pour Mme Martial, mère d'une honnête famille de pêcheurs qui demeure près d'Asnières. Vous aurez soin de dire que vous venez de province sans vous expliquer davantage. Vous saurez plus tard le but de cette recommandation, toute dans votre intérêt. La mère Martial vous traitera comme son enfant; un médecin de mes amis, le docteur Vincent, ira vous donner les soins que nécessite votre position... Vous voyez combien je suis bon pour vous!»
—Quelle horrible trame! s'écria Rodolphe. Je comprends tout maintenant. Croyant que la veille vous aviez surpris un secret terrible pour lui, il voulait se défaire de vous. Il avait probablement un intérêt à tromper son complice en vous désignant à lui comme une femme de province. Quelle dut être votre frayeur à cette proposition!
—Cela me porta un coup violent; j'en fus bouleversée. Je ne pouvais répondre; je regardais M. Ferrand avec effroi, ma tête s'égarait. J'allais peut-être risquer ma vie en lui disant que le matin j'avais entendu ses projets lorsque heureusement je me rappelai les nouveaux dangers auxquels cet aveu m'exposerait. «—Vous ne me comprenez donc pas? me demanda-t-il avec impatience.—Si... monsieur... Mais, lui dis-je en tremblant, je préférerais ne pas aller à la campagne.—Pourquoi cela? Vous serez parfaitement traitée là où je vous envoie.—Non! Non! je n'irai pas; j'aime mieux rester à Paris, ne pas m'éloigner de ma famille; j'aime mieux tout lui avouer, mourir de honte s'il le faut.—Tu me refuses? dit M. Ferrand, contenant encore sa colère et me regardant avec attention. Pourquoi as-tu si brusquement changé d'avis? Tu acceptais tout à l'heure...» Je vis que, s'il me devinait, j'étais perdue; je lui répondis que je ne croyais pas qu'il fût question de quitter Paris, ma famille. «—Mais tu la déshonores, ta famille, misérable! s'écria-t-il; et, ne se possédant plus, il me saisit par le bras et me poussa si violemment qu'il me fit tomber. Je te donne jusqu'à après-demain! s'écria-t-il, demain tu sortiras d'ici pour aller chez les Martial ou pour aller apprendre à ton père que je t'ai chassée, et qu'il ira le jour même en prison.»
«Je restai seule, étendue par terre; je n'avais pas la force de me relever. Mme Séraphin était accourue en entendant son maître élever la voix; avec son aide, et faiblissant à chaque pas, je pus regagner ma chambre. En rentrant je me jetai sur mon lit; j'y restai jusqu'à la nuit; tant de secousses m'avaient porté un coup terrible! Aux douleurs atroces qui me surprirent vers une heure du matin, je sentis que j'allais mettre au monde ce malheureux enfant bien avant terme.
—Pourquoi n'avez-vous pas appelé à votre secours?
—Oh! je n'ai pas osé. M. Ferrand voulait se défaire de moi; il aurait, bien sûr, envoyé chercher le docteur Vincent, qui m'aurait tuée chez mon maître, au lieu de me tuer chez les Martial... ou bien M. Ferrand m'aurait étouffée pour dire ensuite que j'étais morte en couches. Hélas! monsieur, ces terreurs étaient peut-être folles... mais dans ce moment elles m'ont assaillie, c'est ce qui a causé mon malheur; sans cela j'aurais bravé la honte, et je ne serais pas accusée d'avoir tué mon enfant. Au lieu d'appeler du secours, et de peur qu'on n'entendît mes souffrances horribles... seule au milieu de l'obscurité, je donnai le jour à cette malheureuse créature dont la mort fut sans doute causée par cette délivrance prématurée... car je ne l'ai pas tuée, mon Dieu... je ne l'ai pas tuée... oh! non! au milieu de cette nuit j'ai eu un moment de joie amère, c'est quand j'ai pressé mon enfant dans mes bras...
Et la voix de Louise s'éteignit dans les sanglots.
Morel avait écouté le récit de sa fille avec une apathie, une indifférence morne qui effrayèrent Rodolphe.
Pourtant, la voyant fondre en larmes, le lapidaire, qui, toujours accoudé sur son établi, tenait ses deux mains collées à ses tempes, regarda Louise fixement et dit:
—Elle pleure... elle pleure... pourquoi donc qu'elle pleure? Puis il reprit après un moment d'hésitation: Ah! oui... je sais, je sais... le notaire... Continue, ma pauvre Louise... tu es ma fille... je t'aime toujours... tout à l'heure... je ne te reconnaissais plus... mes larmes étaient comme obscures. Oh! mon Dieu! mon Dieu, ma tête... elle me fait bien du mal.
—Vous voyez que je ne suis pas coupable, n'est-ce pas, mon père?
—Oui... oui...
—C'est un grand malheur... mais j'avais si peur du notaire!
—Le notaire!... Oh! je te crois... il est si méchant, si méchant!...
—Vous me pardonnez maintenant?
—Oui...
—Bien vrai?
—Oui... bien vrai... Oh! je t'aime toujours... va... quoique... je ne puisse... pas dire... vois-tu... parce que... Oh! ma tête... ma tête...
Louise regarda Rodolphe avec frayeur.
—Il souffre, laissez-le un peu se calmer. Continuez.
Louise reprit, après avoir deux ou trois fois regardé Morel avec inquiétude:
—Je serrais mon enfant contre moi... j'étais étonnée de ne pas l'entendre respirer; mais je me disais: «La respiration d'un si petit enfant... ça s'entend à peine...» et puis aussi il me semblait bien froid... Je ne pouvais me procurer de lumière, on ne m'en laissait jamais... J'attendis qu'il fît clair, tâchant de le réchauffer comme je le pouvais; mais il me semblait de plus en plus glacé. Je me disais encore: «Il gèle si fort, que c'est le froid qui l'engourdit ainsi.»
«Au point du jour, j'approchai mon enfant de ma fenêtre... je le regardai... il était roide... glacé... Je collai ma bouche à sa bouche pour sentir son souffle... je mis ma main sur son cœur... il ne battait pas... il était mort!...
Et Louise fondit en larmes.
—Oh! dans ce moment, reprit-elle, il se passa en moi quelque chose d'impossible à rendre. Je ne me souviens plus du reste que confusément, comme d'un rêve; c'était à la fois du désespoir, de la terreur, de la rage, et par-dessus tout, j'étais saisie d'une autre épouvante: je ne redoutais plus que M. Ferrand m'étouffât; mais je craignais que si l'on trouvait mon enfant mort à côté de moi on ne m'accusât de l'avoir tué: alors je n'eus plus qu'une seule pensée, celle de cacher son corps à tous les yeux; comme cela, mon déshonneur ne serait pas connu, je n'aurais plus à redouter la colère de mon père, j'échapperais à la vengeance de M. Ferrand, puisque je pourrais, étant ainsi délivrée, quitter sa maison, me placer ailleurs et continuer de gagner de quoi soutenir ma famille...
«Hélas! monsieur, telles sont les raisons qui m'ont engagée à ne rien avouer, à soustraire le corps de mon enfant à tous les yeux. J'ai eu tort, sans doute; mais dans la position où j'étais accablée de tous côtés, brisée par la souffrance, presque en délire, je n'ai pas réfléchi à quoi je m'exposais si j'étais découverte.
—Quelles tortures!... Quelles tortures!... dit Rodolphe avec accablement.
—Le jour grandissait, reprit Louise, je n'avais plus que quelques moments avant qu'on fût éveillé dans la maison... Je n'hésitai plus; j'enveloppai mon enfant du mieux que je pus; je descendis bien doucement; j'allai au fond du jardin afin de faire un trou dans la terre pour l'ensevelir, mais il avait gelé toute la nuit, la terre était trop dure. Alors je cachai le corps au fond d'une espèce de caveau où l'on n'entrait jamais pendant l'hiver; je le recouvris d'une caisse à fleurs vide, et je rentrai dans ma chambre sans que personne m'eût vue sortir.
«De tout ce que je vous dis, monsieur, il ne me reste qu'une idée confuse. Faible comme j'étais, je suis encore à m'expliquer comment j'ai eu le courage et la force de faire tout cela. À neuf heures, Mme Séraphin vint savoir pourquoi je n'étais pas encore levée; je lui dis que j'étais si malade que je la suppliais de me laisser couchée pendant la journée; le lendemain je quitterais la maison, puisque M. Ferrand me renvoyait. Au bout d'une heure, il vint lui-même. «Vous êtes plus souffrante: voilà les suites de votre entêtement, me dit-il; si vous aviez profité de mes bontés, aujourd'hui vous auriez été établie chez de braves gens qui auraient de vous tous les soins possibles; du reste, je ne serai pas assez inhumain pour vous laisser sans secours dans l'état où vous êtes; ce soir le docteur Vincent viendra vous voir.»
«À cette menace je frissonnai de peur. Je répondis à M. Ferrand que la veille j'avais eu tort de refuser ses offres, que je les acceptais; mais qu'étant encore trop souffrante pour partir, je me rendrais seulement le surlendemain chez les Martial, et qu'il était inutile de demander le docteur Vincent. Je ne voulais que gagner du temps; j'étais bien décidée à quitter la maison et aller le surlendemain chez mon père; j'espérais qu'ainsi il ignorerait tout. Rassuré par ma promesse, M. Ferrand fut presque affectueux pour moi, et me recommanda, pour la première fois de sa vie, aux soins de Mme Séraphin.
«Je passai la journée dans des transes mortelles, tremblant à chaque minute que le hasard ne fît découvrir le corps de mon enfant. Je ne désirais qu'une chose, c'était que le froid cessât, afin que, la terre n'étant plus aussi dure, il me fût possible de la creuser... Il tomba de la neige... cela me donna de l'espoir... je restai tout le jour couchée.
«La nuit venue, j'attendis que tout le monde fût endormi; j'eus la force de me lever, d'aller au bûcher chercher une hachette à fendre du bois, pour faire un trou dans la terre couverte de neige... Après des peines infinies, j'y réussis... Alors je pris le corps, je pleurai encore bien sur lui, et je l'ensevelis comme je pus dans la petite caisse à fleurs. Je ne savais pas la prière des morts, je dis un Pater et un Ave, priant le bon Dieu de le recevoir dans son paradis... Je crus que le courage me manquerait lorsqu'il fallut couvrir de terre l'espèce de bière que je lui avais faite... Une mère... enterrer son enfant! Enfin, j'y parvins... Oh! que cela m'a coûté, mon Dieu! Je remis de la neige par-dessus la terre, pour qu'on ne s'aperçût de rien... La lune m'avait éclairée. Quand tout fut fini, je ne pouvais me résoudre à m'en aller... Pauvre petit, dans la terre glacée... sous la neige... Quoiqu'il fût mort... il me semblait qu'il devait ressentir le froid... Enfin, je revins dans ma chambre... je me couchai avec une fièvre violente. Au matin, M. Ferrand envoya savoir comment je me trouvais; je répondis que je me sentais un peu mieux et que je serais, bien sûr, en état de partir le lendemain pour la campagne. Je restai encore cette journée couchée, afin de reprendre un peu de force. Sur le soir, je me levai, je descendis à la cuisine pour me chauffer; j'y restai tard, toute seule. J'allai au jardin dire une dernière prière.
«Au moment où je remontais dans ma chambre, je rencontrai M. Germain sur le palier du cabinet où il travaillait quelquefois; il était très-pâle... il me dit bien vite, en me mettant un rouleau dans la main: «On doit arrêter votre père demain de grand matin pour une lettre de change de treize cents francs; il est hors d'état de la payer... voilà l'argent... dès qu'il fera jour, courez chez lui... D'aujourd'hui seulement je connais M. Ferrand... c'est un méchant homme... je le démasquerai... Surtout ne dites pas que vous tenez cet argent de moi...» Et M. Germain ne me laissa pas le temps de le remercier; il descendit en courant.
XII
La folie
—Ce matin, reprit Louise, avant que personne fût levé chez M. Ferrand, je suis venue ici avec l'argent que m'avait donné M. Germain pour sauver mon père; mais la somme ne suffisait pas, et sans votre générosité je n'aurais pu le délivrer des mains des recors... Probablement, après mon départ de chez M. Ferrand, on sera monté dans ma chambre, et on aura trouvé des traces qui auront mis sur la voie de cette funeste découverte... Un dernier service, monsieur, dit Louise en tirant le rouleau d'or de sa poche: Voudrez-vous faire remettre cet argent à M. Germain?... Je lui avais promis de ne dire à personne qu'il était employé chez M. Ferrand; mais puisque vous le saviez, je n'ai pas été indiscrète... Maintenant, monsieur, je vous le répète... devant Dieu qui m'entend, je n'ai pas dit un mot qui ne fût vrai... Je n'ai pas cherché à affaiblir mes torts, et...
Mais s'interrompant brusquement, Louise effrayée s'écria:
—Monsieur! regardez mon père... regardez... qu'est-ce qu'il a donc?
Morel avait écouté la dernière partie de ce récit avec une sombre indifférence que Rodolphe s'était expliquée, l'attribuant à l'accablement de ce malheureux. Après des secousses si violentes, si rapprochées, ses larmes avaient dû se tarir, sa sensibilité s'émousser; il ne devait même plus lui rester la force de s'indigner, pensait Rodolphe.
Rodolphe se trompait.
Ainsi que la flamme tour à tour mourante et renaissante d'un flambeau qui s'éteint, la raison de Morel, déjà fortement ébranlée, vacilla quelque temps, jeta çà et là quelques dernières lueurs d'intelligence, puis tout à coup... s'obscurcit.
Absolument étranger à ce qui se disait, à ce qui se passait autour de lui, depuis quelques instants le lapidaire était devenu fou.
Quoique sa meule fût placée de l'autre côté de son établi, et qu'il n'eût entre les mains ni pierreries ni outils, l'artisan, attentif, occupé, simulait les opérations de son travail habituel à l'aide d'instruments imaginaires.
Il accompagnait cette pantomime d'une sorte de frôlement de sa langue contre son palais, afin d'imiter le bruit de la meule dans ses mouvements de rotation.
—Mais, monsieur, reprit Louise avec une frayeur croissante, regardez donc mon père!
Puis, s'approchant de l'artisan, elle lui dit:
—Mon père!... mon père!...
Morel regarda sa fille de ce regard troublé, vague, distrait, indécis, particulier aux aliénés...
Sans discontinuer sa manœuvre insensée, il répondit tout bas d'une voix douce et triste:
—Je dois treize cents francs au notaire... le prix du sang de Louise... Il faut travailler, travailler, travailler! Oh! je payerai, je payerai, je payerai...
—Mon Dieu, monsieur, mais ce n'est pas possible... cela ne peut pas durer!... Il n'est pas tout à fait fou, n'est-ce pas? s'écria Louise d'une voix déchirante. Il va revenir à lui... ce n'est qu'un moment d'absence.
—Morel!... Mon ami! lui dit Rodolphe, nous sommes là... Votre fille est auprès de vous, elle est innocente...
—Treize cents francs! dit le lapidaire sans regarder Rodolphe; et il continua son simulacre de travail.
—Mon père..., dit Louise en se jetant à ses genoux et serrant malgré lui ses mains dans les siennes, c'est moi, Louise!
—Treize cents francs!... répéta-t-il en se dégageant avec effort des étreintes de sa fille.
—Treize cents francs... ou sinon, ajouta-t-il à voix basse et comme en confidence, ou sinon... Louise est guillotinée...
Et il se remit à feindre de tourner sa meule.
Louise poussa un cri terrible.
—Il est fou! s'écria-t-elle, il est fou!... et c'est moi... C'est moi qui en suis cause... Oh! mon Dieu! Mon Dieu! ce n'est pas ma faute pourtant... je ne voulais pas mal faire... c'est ce monstre!...
—Allons, pauvre enfant, du courage! dit Rodolphe, espérons... cette folie ne sera que momentanée. Votre père... a trop souffert; tant de chagrins précipités étaient au-dessus de la force d'un homme... Sa raison faiblit un moment... elle reprendra le dessus.
—Mais ma mère... ma grand'mère... mes sœurs... mes frères... que vont-ils devenir? s'écria Louise, les voilà privés de mon père et de moi... ils vont donc mourir de faim, de misère et de désespoir!
—Ne suis-je pas là?... Soyez tranquille, ils ne manqueront de rien... Courage! vous dis-je; votre révélation provoquera la punition d'un grand criminel. Vous m'avez convaincu de votre innocence, elle sera reconnue, proclamée, je n'en doute pas.
—Ah! monsieur, vous le voyez... le déshonneur, la folie, la mort... Voilà les maux qu'il cause, cet homme! Et on ne peut rien contre lui! rien!... Ah! cette pensée complète tous mes maux!...
—Loin de là, que la pensée contraire vous aide à les supporter.
—Que voulez-vous dire, monsieur?
—Emportez avec vous la certitude que votre père, que vous et les vôtres vous serez vengés.
—Vengés?...
—Oui!... Et je vous jure, moi, répondit Rodolphe avec solennité, je vous jure que, ses crimes prouvés, cet homme expiera cruellement le déshonneur, la folie, la mort qu'il a causés. Si les lois sont impuissantes à l'atteindre, et si sa ruse et son adresse égalent ses forfaits, à sa ruse on opposera la ruse, à son adresse l'adresse, à ses forfaits des forfaits; mais qui seront aux siens ce que le supplice juste et vengeur, infligé au coupable par une main inexorable, est au meurtre lâche et caché.
—Ah! monsieur, que Dieu vous entende! Ce n'est plus moi que je voudrais venger, c'est mon père insensé... c'est mon enfant mort en naissant...
Puis tentant un dernier effort pour tirer Morel de sa folie, Louise s'écria encore:
—Mon père, adieu! On m'emmène en prison... Je ne te verrai plus! C'est ta Louise qui te dit adieu. Mon père! Mon père! Mon père!...
À ces appels déchirants rien ne répondit.
Rien ne retentit dans cette pauvre âme anéantie... rien.
Les cordes paternelles, toujours les dernières brisées, ne vibrèrent pas...
La porte de la mansarde s'ouvrit.
Le commissaire entra.
—Mes moments sont comptés, monsieur, dit-il à Rodolphe. Je vous déclare à regret qu'il m'est impossible de laisser cet entretien se prolonger plus longtemps.
—Cet entretien est terminé, monsieur, répondit amèrement Rodolphe en montrant le lapidaire. Louise n'a plus rien à dire à son père... il n'a plus rien à entendre de sa fille... il est fou!
—Grand Dieu! voilà ce que je redoutais... Ah! c'est affreux! s'écria le magistrat.
Et s'approchant vivement de l'ouvrier, au bout d'une minute d'examen, il fut convaincu de cette douloureuse réalité.
—Ah! monsieur, dit-il tristement à Rodolphe, je faisais déjà des vœux sincères pour que l'innocence de cette jeune fille fût reconnue! Mais, après un tel malheur, je ne me bornerai pas à des vœux... non, non; je dirai cette famille si probe, si désolée; je dirai l'affreux et dernier coup qui l'accable, et, n'en doutez pas, les juges auront un motif de plus de trouver une innocente dans l'accusée.
—Bien, bien, monsieur, dit Rodolphe; en agissant ainsi, ce ne sont pas des fonctions que vous remplissez... c'est un sacerdoce que vous exercez.
—Croyez-moi, monsieur, notre mission est presque toujours si pénible que c'est avec bonheur, avec reconnaissance, que nous nous intéressons à ce qui est honnête et bon.
—Un mot encore, monsieur. Les révélations de Louise Morel m'ont évidemment prouvé son innocence. Pouvez-vous m'apprendre comment son prétendu crime a été découvert ou plutôt dénoncé?
—Ce matin, dit le magistrat, une femme de charge au service de M. Ferrand, notaire, est venue me déclarer qu'après le départ précipité de Louise Morel, qu'elle savait grosse de sept mois, elle était montée dans la chambre de cette jeune fille, et qu'elle y avait trouvé des traces d'un accouchement clandestin. Après quelques investigations, des pas marqués sur la neige avaient conduit à la découverte du corps d'un enfant nouveau-né enterré dans le jardin.
«Après la déclaration de cette femme, je me suis transporté rue du Sentier; j'ai trouvé M. Jacques Ferrand indigné de ce qu'un tel scandale se fût passé chez lui. M. le curé de l'église Bonne-Nouvelle, qu'il avait envoyé chercher, m'a aussi déclaré que la fille Morel avait avoué sa faute devant lui, un jour qu'elle implorait à ce propos l'indulgence et la pitié de son maître; que de plus il avait souvent entendu M. Ferrand donner à Louise Morel les avertissements les plus sévères, lui prédisant que tôt ou tard elle se perdrait; prédiction qui venait de se réaliser si malheureusement, ajouta l'abbé. L'indignation de M. Ferrand, reprit le magistrat, me parut si légitime, que je la partageai. Il me dit que sans doute Louise Morel était réfugiée chez son père. Je me rendis ici à l'instant; le crime était flagrant, j'avais le droit de procéder à une arrestation immédiate.
Rodolphe se contraignit en entendant parler de l'indignation de M. Ferrand. Il dit au magistrat:
—Je vous remercie mille fois, monsieur, de votre obligeance et de l'appui que vous voudrez bien prêter à Louise; je vais faire conduire ce malheureux dans une maison de fous, ainsi que la mère de sa femme.
Puis s'adressant à Louise, qui, toujours agenouillée près de son père, tâchait en vain de le rappeler à la raison:
—Résignez-vous, mon enfant, à partir sans embrasser votre mère... épargnez-lui des adieux déchirants... Soyez rassurée sur son sort, rien ne manquera désormais à votre famille; on trouvera une femme qui soignera votre mère et s'occupera de vos frères et sœurs sous la surveillance de votre bonne voisine Mlle Rigolette. Quant à votre père, rien ne sera épargné pour que sa guérison soit aussi rapide que complète... Courage, croyez-moi, les honnêtes gens sont souvent rudement éprouvés par le malheur, mais ils sortent toujours de ces luttes plus purs, plus forts, plus vénérés.
Deux heures après l'arrestation de Louise, le lapidaire et la vieille idiote furent, d'après les ordres de Rodolphe, conduits par David à Charenton; ils devaient y être traités en chambre et recevoir des soins particuliers.
Morel quitta la maison de la rue du Temple sans résistance; indifférent, il alla où on le mena; sa folie était douce, inoffensive et triste.
La grand'mère avait faim: on lui montra de la viande et du pain, elle suivit le pain et la viande.
Les pierreries du lapidaire, confiées à sa femme, furent, le même jour, remises à Mme Mathieu, la courtière, qui vint les chercher.
Malheureusement, cette femme fut épiée et suivie par Tortillard, qui connaissait la valeur des pierres prétendues fausses, par l'entretien qu'il avait surpris lors de l'arrestation de Morel par les recors... Le fils de Bras-Rouge s'assura que la courtière demeurait boulevard Saint-Denis, nº 11.
Rigolette apprit à Madeleine Morel avec beaucoup de ménagement l'accès de folie du lapidaire et l'emprisonnement de Louise. D'abord Madeleine pleura beaucoup, se désola, poussa des cris désespérés; puis, cette première effervescence de douleur passée, la pauvre créature, faible et mobile, se consola peu à peu en se voyant, elle et ses enfants, entourés du bien-être qu'ils devaient à la générosité de leur bienfaiteur.
Quant à Rodolphe, ses pensées étaient amères en songeant aux révélations de Louise.
«Rien de plus fréquent, se disait-il, que cette corruption plus ou moins violemment imposée par le maître à la servante: ici, par la terreur ou par la surprise; là, par l'impérieuse nature des relations que crée la servitude.
«Cette dépravation par ordre, descendant du riche au pauvre, et méprisant, pour s'assouvir, l'inviolabilité tutélaire du foyer domestique, cette dépravation, toujours déplorable quand elle est acceptée volontairement, devient hideuse, horrible, lorsqu'elle est forcée.
«C'est un asservissement impur et brutal, un ignoble et barbare esclavage de la créature, qui, dans son effroi, répond aux désirs du maître par des larmes, à ses baisers par le frisson du dégoût et de la peur.
«Et puis, pensait encore Rodolphe, pour la femme quelles conséquences! presque toujours l'avilissement, la misère, la prostitution, le vol, quelquefois l'infanticide!
«Et c'est encore à ce sujet que les lois sont étranges!
«Tout complice d'un crime porte la peine de ce crime.
«Tout receleur est assimilé au voleur.
«Cela est juste.
«Mais qu'un homme, par désœuvrement, séduise une jeune fille innocente et pure, la rende mère, l'abandonne, ne lui laisse que honte, infortune, désespoir, et la pousse ainsi à l'infanticide, crime qu'elle doit payer de sa tête...
«Cet homme sera-t-il regardé comme son complice?
«Allons donc!
«Qu'est-ce que cela! Rien, moins que rien... une amourette, un caprice d'un jour pour un minois chiffonné... Le tour est fait... À une autre!
«Bien plus, pour peu que cet homme soit d'un caractère original et narquois (au demeurant le meilleur fils du monde), il peut aller voir sa victime à la barre des assises.
«S'il est d'aventure cité comme témoin, il peut s'amuser à dire à ces gens très-curieux de faire guillotiner la jeune fille le plus tôt possible, pour la plus grande gloire de la morale publique:
«—J'ai quelque chose d'important à révéler à la justice.
«—Parlez.
«—Messieurs les jurés.
«Cette malheureuse était vertueuse et pure, c'est vrai...
«Je l'ai séduite, c'est encore vrai...
«Je lui ai fait un enfant, c'est toujours vrai...
«Après quoi, comme elle était blonde, je l'ai complètement abandonnée pour une autre qui était brune, c'est de plus en plus vrai.
«Mais en cela j'ai usé d'un droit imprescriptible, d'un droit sacré que la société me reconnaît et m'accorde...
«—Le fait est que ce garçon est complètement dans son droit, se diront tout bas les jurés les uns aux autres. Il n'y a pas de loi qui défende de faire un enfant à une jeune fille blonde et de l'abandonner ensuite pour une jeune fille brune. C'est tout bonnement un gaillard...
«—Maintenant, messieurs les jurés, cette malheureuse prétend avoir tué son enfant... je dirai même notre enfant...
«Parce que je l'ai abandonnée...
«Parce que, se trouvant seule et dans la plus profonde misère, elle s'est épouvantée, elle a perdu la tête. Et pourquoi? Parce qu'ayant, disait-elle, à soigner, à nourrir son enfant, il lui devenait impossible d'aller de longtemps travailler dans son atelier, et de gagner ainsi sa vie et celle du résultat de notre amour.
«Mais je trouve ces raisons-là pitoyables, permettez-moi de vous le dire, messieurs les jurés.
«Est-ce que mademoiselle ne pouvait pas aller accoucher à la Bourbe... s'il y avait de la place?
«Est-ce que mademoiselle ne pouvait pas, au moment critique, se rendre à temps chez le commissaire de son quartier, lui faire sa déclaration de... honte, afin d'être autorisée à déposer son enfant aux Enfants-Trouvés?
«Est-ce qu'enfin mademoiselle, pendant que je faisais la poule à l'estaminet, en attendant mon autre maîtresse, ne pouvait pas trouver moyen de se tirer d'affaire par un procédé moins sauvage?
«Car je l'avouerai, messieurs les jurés, je trouve trop commode et trop cavalière cette façon de se débarrasser du fruit de plusieurs moments d'erreur et de plaisir, et d'échapper ainsi aux soucis de l'avenir.
«Que diable! ce n'est pas tout, pour une jeune fille, que de perdre l'honneur, de braver le mépris, l'infamie, et de porter un enfant illégitime neuf mois dans son sein... il lui faut encore l'élever, cet enfant! Le soigner, le nourrir, lui donner un état, en faire enfin un honnête homme comme son père, ou une honnête fille qui ne se débauche pas comme sa mère... Car enfin la maternité a des devoirs sacrés, que diable! Et les misérables qui les foulent aux pieds, ces devoirs sacrés, sont des mères dénaturées, qui méritent un châtiment exemplaire et terrible...
«En foi de quoi, messieurs les jurés, livrez-moi lestement cette scélérate au bourreau, et vous ferez acte de citoyens vertueux, indépendants, fermes et éclairés... Dixi!
«—Ce monsieur envisage la question sous un point de vue très-moral, dira d'un air paterne quelque bonnetier enrichi ou quelque vieil usurier déguisé en chef du jury; il a fait, pardieu! ce que nous aurions tous fait à sa place, car elle est fort gentille, cette petite blondinette, quoiqu'un peu pâlotte... Ce gaillard-là, comme dit Joconde, «a courtisé la brune et la blonde»; il n'y a pas de loi qui le défende. Quant à cette malheureuse, après tout, c'est sa faute! Pourquoi ne s'est-elle pas défendue? Elle n'aurait pas eu à commettre un crime... un... crime monstrueux qui fait... qui fait... rougir la société... jusque dans ses fondements.»
«Et ce bonnetier enrichi ou cet usurier aura raison, parfaitement raison.
«En vertu de quoi ce monsieur peut-il être incriminé? De quelle complicité directe ou indirecte, morale ou matérielle, peut-on l'accuser?
«Cet heureux coquin a séduit une jolie fille, ensuite il l'a plantée là, il l'avoue; où est la loi qui défend ceci et cela?
«La société, en cas pareil, ne dit-elle pas comme ce père de je ne sais plus quel conte grivois:
«—Prenez garde à vos poules, mon coq est lâché... je m'en lave les mains!»
«Mais qu'un pauvre misérable, autant par besoin que par stupidité, contrainte, ou ignorance des lois qu'il ne sait pas lire, achète sciemment une guenille provenant d'un vol... il ira vingt ans aux galères comme receleur, si le voleur va vingt ans aux galères.
«Ceci est un raisonnement logique, puissant.
«Sans receleurs, il n'y aurait pas de voleurs.
«Sans voleurs pas de receleurs.
«Non... pas plus de pitié... moins de pitié, même... pour celui qui excite au mal que pour celui qui fait le mal!
«Que la plus légère complicité soit donc punie d'un châtiment terrible!...
«Bien... il y a là une pensée sévère et féconde, haute et morale.
«On va s'incliner devant la société qui a dicté cette loi... mais on se souvient que cette société, si inexorable envers les moindres complicités de crimes contre les choses, est ainsi faite qu'un homme simple et naïf qui essaierait de prouver qu'il y a au moins solidarité morale, complicité matérielle entre le séducteur inconstant et la fille séduite et abandonnée passerait pour un visionnaire.
«Et si cet homme simple se hasardait d'avancer que, sans père... il n'y aurait peut-être pas d'enfant, la société crierait à l'atrocité, à la folie.
«Et elle aurait raison, toujours raison... car, après tout, ce monsieur, qui pourrait dire de si belles choses au jury, pour peu qu'il fût amateur d'émotions tragiques, pourrait aussi aller tranquillement voir couper le cou de sa maîtresse, exécutée pour crime d'infanticide, crime dont il est le complice, disons mieux... l'auteur, par son horrible abandon.
«Cette charmante protection, accordée à la partie masculine de la société pour certaines friponnes espiègleries relevant du petit dieu d'amour, ne montre-t-elle pas que le Français sacrifie encore aux Grâces, et qu'il est toujours le peuple le plus galant de l'univers?»
XIII
Jacques Ferrand
Au temps où se passaient les événements que nous racontons, à l'une des extrémités de la rue du Sentier, s'étendait un long mur crevassé, chaperonné d'une couche de plâtre hérissée de morceaux de bouteilles; ce mur, bornant de ce côté le jardin de Jacques Ferrand le notaire, aboutissait à un corps de logis, bâti sur la rue et élevé seulement d'un étage surmonté de greniers.
Deux larges écussons de cuivre doré, insignes du notariat, flanquaient la porte cochère vermoulue, dont on ne distinguait plus la couleur primitive sous la boue qui la couvrait.
Cette porte conduisait à un passage couvert; à droite se trouvait la loge d'un vieux portier à moitié sourd, qui était au corps des tailleurs ce que M. Pipelet était au corps des bottiers; à gauche, une écurie servant de cellier, de buanderie, de bûcher et d'établissement à une naissante colonie de lapins, parqués dans la mangeoire par le portier, qui se distrayait des chagrins d'un récent veuvage en élevant de ces animaux domestiques.
À côté de la loge s'ouvrait la baie d'un escalier tortueux, étroit, obscur, conduisant à l'étude, ainsi que l'annonçait aux clients une main peinte en noir, dont l'index se dirigeait vers ces mots aussi peints en noir sur le mur: L'étude est au premier.
D'un côté d'une grande cour pavée, envahie par l'herbe, on voyait des remises inoccupées; de l'autre côté, une grille de fer rouillé, qui fermait le jardin; au fond, le pavillon, seulement habité par le notaire.
Un perron de huit ou dix marches de pierres disjointes, branlantes, moussues, verdâtres, usées par le temps, conduisait à ce pavillon carré, composé d'une cuisine et autres dépendances souterraines, d'un rez-de-chaussée, d'un premier et d'un comble où avait habité Louise.
Ce pavillon paraissait aussi dans un grand état de délabrement; de profondes lézardes sillonnaient les murs; les fenêtres et les persiennes, autrefois peintes en gris, étaient, avec les années, devenues presque noires; les six croisées du premier étage, donnant sur la cour, n'avaient pas de rideaux; une espèce de rouille grasse et opaque couvrait les vitres; au rez-de-chaussée on voyait, à travers les carreaux, plus transparents, des rideaux de cotonnade jaune passée à rosaces rouges.
Du côté du jardin, le pavillon n'avait que quatre fenêtres; deux étaient murées.
Ce jardin, encombré de broussailles parasites, semblait abandonné; on n'y voyait pas une plate-bande, pas un arbuste; un bouquet d'ormes, cinq ou six gros arbres verts, quelques acacias et sureaux, un gazon clair et jaune, rongé par la mousse et par le soleil d'été; des allées de terre crayeuse, embarrassées de ronces; au fond, une serre à demi souterraine; pour horizon, les grands murs nus et gris des maisons mitoyennes, percés çà et là de jours de souffrance, grillés comme des fenêtres de prison; tel était le triste ensemble du jardin et de l'habitation du notaire.
À cette apparence, ou plutôt à cette réalité, M. Ferrand attachait une grande importance.
Aux yeux du vulgaire, l'insouciance du bien-être passe presque toujours pour du désintéressement; la malpropreté, pour de l'austérité.
Comparant le gros luxe financier de quelques notaires, ou les toilettes fabuleuses de mesdames leurs notairesses, à la sombre maison de M. Ferrand, si dédaigneux de l'élégance, de la recherche et de la somptuosité, les clients éprouvaient une sorte de respect ou plutôt de confiance aveugle pour cet homme, qui, d'après sa nombreuse clientèle et la fortune qu'on lui supposait, aurait pu dire, comme maint confrère: «Mon équipage (cela se dit ainsi), mon raout (sic), ma campagne (sic), mon jour à l'Opéra (sic)», etc., et qui, loin de là, vivait avec une sévère économie; aussi, dépôts, placements, fidéicommis, toutes ces affaires enfin qui reposent sur l'intégrité la plus reconnue, sur la bonne foi la plus retentissante, affluaient-elles chez M. Ferrand.
En vivant de peu, ainsi qu'il vivait, le notaire cédait à son goût... Il détestait le monde, le faste, les plaisirs chèrement achetés; en eût-il été autrement, il aurait sans hésitation sacrifié ses penchants les plus vifs à l'apparence qu'il lui importait de se donner.
Quelques mots sur le caractère de cet homme.
C'était un de ces fils de la grande famille des avares.
On montre presque toujours l'avare sous un jour ridicule ou grotesque; les plus méchants ne vont pas au delà de l'égoïsme ou de la dureté.
La plupart augmentent leur fortune en thésaurisant; quelques-uns, en bien petit nombre, s'aventurent à prêter au denier trente; à peine les plus déterminés osent-ils sonder du regard le gouffre de l'agiotage... mais il est presque inouï qu'un avare, pour acquérir de nouveaux biens, aille jusqu'au crime, jusqu'au meurtre.
Cela se conçoit.
L'avarice est surtout une passion négative, passive.
L'avare, dans ses combinaisons incessantes, songe bien plus à s'enrichir en ne dépensant pas, en rétrécissant de plus en plus autour de lui les limites du strict nécessaire, qu'il ne songe à s'enrichir aux dépens d'autrui: il est, avant tout, le martyr de la conservation.
Faible, timide, rusé, défiant, surtout prudent et circonspect, jamais offensif, indifférent aux maux du prochain, du moins l'avare ne causera pas ces maux; il est, avant tout et surtout, l'homme de la certitude, du positif, ou plutôt il n'est l'avare que parce qu'il ne croit qu'au fait, qu'à l'or qu'il tient en caisse.
Les spéculations, les prêts les plus sûrs le tentent peu; car, si improbable qu'elle soit, ils offrent toujours une chance de perte, et il aime mieux encore sacrifier l'intérêt de son argent que d'exposer le capital.
Un homme aussi timoré, aussi contempteur des éventualités, aura donc rarement la sauvage énergie du scélérat qui risque le bagne ou sa tête pour s'approprier une fortune.
Risquer est un mot rayé du vocabulaire de l'avare.
C'est donc en ce sens que Jacques Ferrand était, disons-nous, une assez curieuse exception, une variété peut-être nouvelle de l'espèce avare.
Car Jacques Ferrand risquait, et beaucoup.
Il comptait sur sa finesse, elle était extrême; sur son hypocrisie, elle était profonde; sur son esprit, il était souple et fécond; sur son audace, elle était infernale, pour assurer l'impunité de ses crimes, et ils étaient déjà nombreux.
Jacques Ferrand était une double exception.
Ordinairement aussi, ces gens aventureux, énergiques, qui ne reculent devant aucun forfait pour se procurer de l'or, sont harcelés par des passions fougueuses: le jeu, le luxe, la table, la grande débauche.
Jacques Ferrand ne connaissait aucun de ces besoins violents, désordonnés; fourbe et patient comme un faussaire, cruel et déterminé comme un meurtrier, il était sobre et régulier comme Harpagon.
Une seule passion, ou plutôt un seul appétit, mais honteux, mais ignoble, mais presque féroce dans son animalité, l'exaltait souvent jusqu'à la frénésie.
C'était la luxure.
La luxure de la bête, la luxure du loup ou du tigre.
Lorsque ce ferment acre et impur fouettait le sang de cet homme robuste, des chaleurs dévorantes lui montaient à la face, l'effervescence charnelle obstruait son intelligence; alors, oubliant quelquefois sa prudence rusée, il devenait, nous l'avons dit, tigre ou loup, témoin ses premières violences envers Louise.
Le soporifique, l'audacieuse hypocrisie avec laquelle il avait nié son crime étaient, si cela peut se dire, beaucoup plus dans sa manière que la force ouverte.
Désir grossier, ardeur brutale, dédain farouche, voilà les différentes phases de l'amour chez cet homme.
C'est dire, ainsi que l'a prouvé sa conduite avec Louise, que la prévenance, la bonté, la générosité lui étaient absolument inconnues. Le prêt de treize cents francs fait à Morel à gros intérêts était à la fois pour Ferrand un piège, un moyen d'oppression et une bonne affaire. Sûr de la probité du lapidaire, il savait être remboursé tôt ou tard; cependant, il fallut que la beauté de Louise eût produit sur lui une impression bien profonde pour qu'il se dessaisît d'une somme si avantageusement placée.
Sauf cette faiblesse, Jacques Ferrand n'aimait que l'or.
Il aimait l'or pour l'or.
Non pour les jouissances qu'il procurait, il était stoïque.
Non pour les jouissances qu'il pouvait procurer, il n'était pas assez poëte pour jouir spéculativement comme certains avares. Quant à ce qui lui appartenait, il aimait la possession pour la possession. Quant à ce qui appartenait aux autres, s'il s'agissait d'un riche dépôt, par exemple, loyalement remis à sa seule probité, il éprouvait à rendre ce dépôt le même déchirement, le même désespoir qu'éprouvait l'orfèvre Cardillac à se séparer d'une parure dont son goût exquis avait fait un chef-d'œuvre d'art.
C'est que, pour le notaire, c'était aussi un chef-d'œuvre d'art que son éclatante réputation de probité... C'est qu'un dépôt était aussi pour lui un joyau dont il ne pouvait se dessaisir qu'avec des regrets furieux.
Que de soins, que d'astuce, que de ruses, que d'habileté, que d'art en un mot, n'avait-il pas employés pour attirer cette somme dans son coffre, pour parfaire cette étincelante renommée d'intégrité où les plus précieuses marques de confiance venaient pour ainsi dire s'enchâsser, ainsi que les perles et les diamants dans l'or des diadèmes de Cardillac!
Plus le célèbre orfèvre se perfectionnait, dit-on, plus il attachait de prix à ses parures, regardant toujours la dernière comme son chef-d'œuvre, et se désolant de l'abandonner.
Plus Jacques Ferrand se perfectionnait dans le crime, plus il tenait aux marques de confiance sonnantes et trébuchantes qu'on lui accordait... regardant toujours aussi sa dernière fourberie comme son chef-d'œuvre.
On verra, par la suite de cette histoire, à l'aide de quels moyens, vraiment prodigieux de composition et de machination, il parvint à s'approprier impunément plusieurs sommes très-considérables.
Sa vie souterraine, mystérieuse, lui donnait les émotions incessantes, terribles, que le jeu donne au joueur.
Contre la fortune de tous, Jacques Ferrand mettait pour enjeu son hypocrisie, sa ruse, son audace, sa tête... et il jouait sur le velours, comme on dit; car, hormis l'atteinte de la justice humaine, qu'il caractérisait vulgairement et énergiquement d'une «cheminée qui pouvait lui tomber sur la tête», perdre, pour lui, c'était ne pas gagner; et encore était-il si criminellement doué que, dans son ironie amère, il voyait un gain continu dans l'estime sans bornes, dans la confiance illimitée qu'il inspirait, non-seulement à la foule de ses riches clients, mais encore à la petite bourgeoisie et aux ouvriers de son quartier.
Un grand nombre d'entre eux plaçaient de l'argent chez lui, disant: «Il n'est pas charitable, c'est vrai; il est dévot, c'est un malheur; mais il est plus sûr que le gouvernement et que les caisses d'épargne.»
Malgré sa rare habileté, cet homme avait commis deux de ces erreurs auxquelles les plus rusés criminels n'échappent presque jamais.
Forcé par les circonstances, il est vrai, il s'était adjoint deux complices; cette faute immense, ainsi qu'il disait, avait été réparée en partie; nul des deux complices ne pouvait le perdre sans se perdre lui-même, et tous deux n'auraient retiré de cette extrémité d'autre profit que celui de dénoncer à la vindicte publique eux-mêmes et le notaire.
Il était donc, de ce côté, assez tranquille.
Du reste, n'étant pas au bout de ses crimes, les inconvénients de la complicité étaient balancés par l'aide criminelle qu'il en tirait parfois encore.
Quelques mots maintenant du physique de M. Ferrand, et nous introduirons le lecteur dans l'étude du notaire, où nous retrouverons les principaux personnages de ce récit.
M. Ferrand avait cinquante ans, et il n'en paraissait pas quarante; il était de stature moyenne, voûté, large d'épaules, vigoureux, carré, trapu, roux, velu comme un ours.
Ses cheveux s'aplatissaient sur ses tempes, son front était chauve, ses sourcils à peine indiqués; son teint bilieux disparaissait presque sous une innombrable quantité de taches de rousseur; mais, lorsqu'une vive émotion l'agitait, ce masque fauve et terreux s'injectait de sang et devenait d'un rouge livide.
Sa figure était plate comme une tête de mort, ainsi que le dit le vulgaire; son nez, camus et punais; ses lèvres, si minces, si imperceptibles, que sa bouche semblait incisée dans sa face; lorsqu'il souriait d'un air méchant et sinistre, on voyait le bout de ses dents, presque toutes noires et gâtées. Toujours rasé jusqu'aux tempes, ce visage blafard avait une expression à la fois austère et béate, impassible et rigide, froide et réfléchie; ses petits yeux noirs, vifs, perçants, mobiles, disparaissaient sous de larges lunettes vertes.
Jacques Ferrand avait une vue excellente; mais, abrité par ses lunettes, il pouvait—avantage immense!—observer sans être observé; il savait combien un coup d'œil est souvent et involontairement significatif. Malgré son imperturbable audace, il avait rencontré deux ou trois fois dans sa vie certains regards puissants, magnétiques, devant lesquels il avait été forcé de baisser la vue; or, dans quelques circonstances souveraines, il est funeste de baisser les yeux devant l'homme qui vous interroge, vous accuse ou vous juge.
Les larges lunettes de M. Ferrand étaient donc une sorte de retranchement couvert d'où il examinait attentivement les moindres manœuvres de l'ennemi... car tout le monde était l'ennemi du notaire, parce que tout le monde était plus ou moins sa dupe, et que les accusateurs ne sont que les dupes éclairées ou révoltées.
Il affectait dans son habillement une négligence qui allait jusqu'à la malpropreté, ou plutôt il était naturellement sordide; son visage rasé tous les deux jours, son crâne sale et rugueux, ses ongles plats cerclés de noir, son odeur de bouc, ses vieilles redingotes râpées, ses chapeaux graisseux, ses cravates en corde, ses bas de laine noirs, ses gros souliers, recommandaient encore singulièrement sa vertu auprès de ses clients, en donnant à cet homme un air de détachement du monde, un parfum de philosophie pratique qui les charmait.
À quels goûts, à quelle passion, à quelle faiblesse, le notaire avait-il, disait-on, sacrifié la confiance qu'on lui témoignait?... Il gagnait peut-être soixante mille francs par an, et sa maison se composait d'une servante et d'une vieille femme de charge; son seul plaisir était d'aller chaque dimanche à la messe et à vêpres; il ne connaissait pas d'opéra comparable au chant grave de l'orgue, pas de société mondaine qui valût une soirée paisiblement passée au coin de son feu avec le curé de sa paroisse après un dîner frugal; il mettait enfin sa joie dans la probité, son orgueil dans l'honneur, sa félicité dans la religion.
Tel était le jugement que les contemporains de M. Jacques Ferrand portaient sur ce rare et grand homme de bien.
XIV
L'étude
L'étude de M. Ferrand ressemblait à toutes les études; ses clercs à tous les clercs. On y arrivait par une antichambre meublée de quatre vieilles chaises. Dans l'étude proprement dite, entourée de casiers garnis des cartons renfermant les dossiers des clients de M. Ferrand, cinq jeunes gens, courbés sur des pupitres de bois noir, riaient, causaient, ou griffonnaient incessamment.
Une salle d'attente, encore remplie de cartons, et dans laquelle se tenait d'habitude M. le premier clerc; puis une autre pièce vide, qui, pour plus de secret, séparait le cabinet du notaire de cette salle d'attente, tel était l'ensemble de ce laboratoire d'actes de toutes sortes.
Deux heures venaient de sonner à une antique pendule à coucou placée entre les deux fenêtres de l'étude; une certaine agitation régnait parmi les clercs, quelques fragments de leur conversation feront connaître la cause de cet émoi.
—Certainement, si quelqu'un m'avait soutenu que François Germain était un voleur, dit l'un des jeunes gens, j'aurais répondu: «Vous en avez menti!»
—Moi aussi!...
—Moi aussi!...
—Moi, ça m'a fait un tel effet de le voir arrêter et emmener par la garde que je n'ai pas pu déjeuner... J'en ai été récompensé, car ça m'a épargné de manger la ratatouille quotidienne de la mère Séraphin.
—Dix-sept mille francs, c'est une somme!
—Une fameuse somme!
—Dire que, depuis quinze mois que Germain est caissier, il n'avait pas manqué un centime à la caisse du patron!...
—Moi, je trouve que le patron a eu tort de faire arrêter Germain, puisque ce pauvre garçon jurait ses grands dieux qu'il n'avait pris que mille trois cents francs en or.
—D'autant plus qu'il les rapportait ce matin pour les remettre dans la caisse, ces mille trois cents francs, au moment où le patron venait d'envoyer chercher la garde...
—Voilà le désagrément des gens d'une probité féroce comme le patron, ils sont impitoyables.
—C'est égal, on doit y regarder à deux fois avant de perdre un pauvre jeune homme qui s'est bien conduit jusque-là.
—M. Ferrand dit à cela que c'est pour l'exemple.
—L'exemple de quoi? Ça ne sert à rien à ceux qui sont honnêtes, et ceux qui ne le sont pas savent bien qu'ils sont exposés à être découverts s'ils volent.
—La maison est tout de même une bonne pratique pour le commissaire.
—Comment?
—Dame! ce matin cette pauvre Louise... tantôt Germain...
—Moi, l'affaire de Germain ne me paraît pas claire...
—Puisqu'il a avoué!
—Il a avoué qu'il avait pris mille trois cents francs, oui; mais il soutient comme un enragé qu'il n'a pas pris les autres quinze mille francs en billets de banque et les autres sept cents francs qui manquent à la caisse.
—Au fait, puisqu'il avoue une chose, pourquoi n'avouerait-il pas l'autre?
—C'est vrai; on est aussi puni pour quinze cents francs que pour quinze mille francs.
—Oui, mais on garde les quinze mille francs, et en sortant de prison, ça fait un petit établissement, dirait un coquin.
—Pas si bête!
—On aura beau dire et beau faire, il y a quelque chose là-dessous.
—Et Germain qui défendait toujours le patron quand nous l'appelions jésuite!
—C'est pourtant vrai. «Pourquoi le patron n'aurait-il pas le droit d'aller à la messe? nous disait-il, vous avez bien le droit de n'y pas aller.»
—Tiens, voilà Chalamel qui rentre de course; c'est lui qui va être étonné!
—De quoi, de quoi, mes braves? Est-ce qu'il y a quelque chose de nouveau sur cette pauvre Louise?
—Tu le saurais, flâneur, si tu n'étais pas resté si longtemps en course.
—Tiens, vous croyez peut-être qu'il n'y a qu'un pas de clerc d'ici à la rue de Chaillot.
—Oh! mauvais!... mauvais!...
—Eh bien! ce fameux vicomte de Saint-Remy?
—Il n'est pas encore venu?
—Non.
—Tiens, sa voiture était attelée, et il m'a fait dire par son valet de chambre qu'il allait venir tout de suite; mais il n'a pas l'air content, a dit le domestique... Ah! messieurs, voilà un joli petit hôtel!... Un crâne luxe... On dirait d'une de ces petites maisons des seigneurs d'autrefois... dont on parle dans Faublas. Oh! Faublas... voilà mon héros, mon modèle! dit Chalamel en déposant son parapluie et en désarticulant ses socques.
—Je crois bien alors qu'il a des dettes et des contraintes par corps, ce vicomte.
—Une recommandation de trente-quatre mille francs que l'huissier a envoyée ici, puisque c'est à l'étude qu'on doit venir payer; le créancier aime mieux ça, je ne sais pas pourquoi.
—Il faut bien qu'il puisse payer maintenant, ce beau vicomte, puisqu'il est revenu hier soir de la campagne, où il était caché depuis trois jours pour échapper aux gardes du commerce.
—Mais comment n'a-t-on pas déjà saisi chez lui?
—Lui, pas bête! La maison n'est pas à lui, son mobilier est au nom de son valet de chambre, qui est censé lui louer en garni, de même que ses chevaux et ses voitures sont au nom de son cocher, qui dit, lui, qu'il donne à loyer au vicomte des équipages magnifiques à tant par mois. Oh! c'est un malin, allez, M. de Saint-Remy. Mais qu'est-ce que vous disiez? qu'il est arrivé encore du nouveau ici?
—Figure-toi qu'il y a deux heures le patron entre ici comme un furieux: «Germain n'est pas là? nous crie-t-il.—Non, monsieur.—Eh bien! le misérable m'a volé hier soir dix-sept mille francs», reprit le patron.
—Germain... voler... allons donc!
—Tu vas voir.
«Comment donc, monsieur, vous êtes sûr? Mais ce n'est pas possible, que nous nous écrions.—Je vous dis, messieurs, que j'avais mis hier dans le tiroir du bureau où il travaille quinze billets de mille, plus deux mille francs en or dans une petite boîte: tout a disparu.» À ce moment, voilà le père Marriton, le portier, qui arrive en disant: «Monsieur, la garde va venir.»
—Et Germain?
—Attends donc... Le patron dit au portier: «Dès que M. Germain viendra, envoyez-le ici, à l'étude, sans lui rien dire... Je veux le confondre devant vous, messieurs», reprend le patron. Au bout d'un quart d'heure, le pauvre Germain arrive comme si de rien n'était; la mère Séraphin venait d'apporter notre ratatouille: il salue le patron, nous dit bonjour très-tranquillement. «Germain, vous ne déjeunez pas? dit M. Ferrand.—Non, monsieur; merci, je n'ai pas faim.—Vous venez bien tard?—Oui, monsieur... j'ai été obligé d'aller à Belleville ce matin. Sans doute pour cacher l'argent que vous m'avez volé?» s'écria M. Ferrand d'une voix terrible.
—Et Germain...?
—Voilà le pauvre garçon qui devient pâle comme un mort, et qui répond tout de suite en balbutiant: «Monsieur, je vous en supplie, ne me perdez pas...»
—Il avait volé?
—Mais attendez donc, Chalamel. «—Ne me perdez pas! dit-il au patron.—Vous avouez donc, misérable?—Oui, monsieur... mais voici l'argent qui manque. Je croyais pouvoir le remettre ce matin avant que vous fussiez levé: malheureusement, une personne qui avait à moi une petite somme, et que je croyais trouver hier soir chez elle, était à Belleville depuis deux jours; il m'a fallu y aller ce matin. C'est ce qui a causé mon retard. Grâce, monsieur, ne me perdez pas! En prenant cet argent, je savais bien que je pourrais le remettre ce matin. Voici les treize cents francs en or.—Comment, les treize cents francs! s'écria M. Ferrand. Il s'agit bien de treize cents francs! Vous m'avez volé, dans le bureau de la chambre du premier, quinze billets de mille francs dans un portefeuille vert et deux mille francs en or.—Moi! jamais! s'écria ce pauvre Germain d'un air renversé. Je vous avais pris treize cents francs en or... mais pas un sou de plus. Je n'ai pas vu de portefeuille dans le tiroir; il n'y avait que deux mille francs en or dans une boîte.—Oh! l'infâme menteur!... s'écria le patron. Vous avez volé treize cents francs, vous pouvez bien en avoir volé davantage; la justice prononcera... Oh! je serai impitoyable pour un si affreux abus de confiance. Ce sera un exemple...»—Enfin, mon pauvre Chalamel, la garde arrive sur ce coup de temps-là, avec le secrétaire du commissaire, pour dresser procès-verbal; on empoigne Germain, et voilà!
—C'est-il bien possible? Germain, la crème des honnêtes gens!
—Ça nous a paru aussi bien singulier.
—Après ça, il faut avouer une chose: Germain était maniaque, il ne voulait jamais dire où il demeurait.
—Ça, c'est vrai.
—Il avait toujours l'air mystérieux.
—Ce n'est pas une raison pour qu'il ait volé dix-sept mille francs.
—Sans doute.
—C'est une remarque que je fais.
—Ah bien!... voilà une nouvelle!... c'est comme si on me donnait un coup de poing sur la tête... Germain... Germain... qui avait l'air si honnête... à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession!
—On dirait qu'il avait comme un pressentiment de son malheur...
—Pourquoi?
—Depuis quelque temps il avait comme quelque chose qui le rongeait.
—C'était peut-être à propos de Louise.
—De Louise?
—Après ça, je ne fais que répéter ce que disait ce matin la mère Séraphin.
—Quoi donc? Quoi donc?
—Qu'il était l'amant de Louise... et le père de l'enfant...
—Voyez-vous le sournois!
—Tiens, tiens, tiens!
—Ah! bah!
—Ça n'est pas vrai!
—Comment sais-tu ça, Chalamel?
—Il n'y a pas quinze jours que Germain m'a dit, en confidence, qu'il était amoureux fou, mais fou, fou, d'une petite ouvrière, bien honnête, qu'il avait connue dans une maison où il avait logé; il avait les larmes aux yeux en me parlant d'elle.
—Ohé, Chalamel! ohé, Chalamel! Est-il rococo!
—Il dit que Faublas est son héros, et il est assez bon enfant, assez cruche, assez actionnaire pour ne pas comprendre qu'on peut être amoureux de l'une et être l'amant de l'autre.
—Je vous dis, moi, que Germain parlait sérieusement.
À ce moment, le maître clerc entra dans l'étude.
—Eh bien! dit-il, Chalamel, avez-vous fait toutes les courses?
—Oui, monsieur Dubois, j'ai été chez M. de Saint-Remy, il va venir tout à l'heure pour payer.
—Et chez Mme la comtesse Mac-Gregor?
—Aussi... voilà la réponse.
—Et chez la comtesse d'Orbigny?
—Elle remercie bien le patron; elle est arrivée hier matin de Normandie, elle ne s'attendait pas à avoir sitôt sa réponse: voilà la lettre. J'ai aussi passé chez l'intendant de M. le marquis d'Harville, comme il l'avait demandé, pour les frais du contrat que j'ai été faire signer l'autre jour à l'hôtel.
—Vous lui aviez bien dit que ce n'était pas si pressé?
—Oui, mais l'intendant a voulu payer tout de même. Voilà l'argent. Ah! j'oubliais cette carte qui était ici en bas chez le portier, avec un mot au crayon écrit dessus (pas sur le portier); ce monsieur a demandé le patron, il a laissé cela.
—WALTER MURPH, lut le maître clerc, et plus bas, au crayon: «reviendra à trois heures pour affaires importantes». Je ne connais pas ce nom.
—Ah! j'oubliais encore, reprit Chalamel, M. Badinot a dit que c'était bon, que M. Ferrand fasse comme il l'entendrait, que ça serait toujours bien.
—Il n'a pas donné de réponse par écrit?
—Non, monsieur, il a dit qu'il n'avait pas le temps.
—Très-bien.
—M. Charles Robert viendra aussi dans la journée parler au patron; il paraît qu'il s'est battu hier en duel avec le duc de Lucenay.
—Est-il blessé?
—Je ne crois pas, on me l'aurait dit chez lui.
—Tiens! une voiture qui s'arrête...
—Oh! les beaux chevaux! Sont-ils fougueux!
—Et ce gros cocher anglais, avec sa perruque blanche et sa livrée brune à galons d'argent, et ses épaulettes comme un colonel!
—C'est un ambassadeur, bien sûr.
—Et le chasseur en a-t-il aussi, de cet argent sur le corps!
—Et de grandes moustaches!
—Tiens, dit Chalamel, c'est la voiture du vicomte de Saint-Remy.
—Que ça de genre? Merci!
Bientôt après, M. de Saint-Remy entrait dans l'étude.
XV
M. de Saint-Remy
Nous avons dépeint la charmante figure, l'élégance exquise, la tournure ravissante de M. de Saint-Remy, arrivé la veille de la ferme d'Arnouville (propriété de Mme la duchesse de Lucenay), où il avait trouvé un refuge contre les poursuites des gardes du commerce Malicorne et Bourdin.
M. de Saint-Remy entra brusquement dans l'étude, son chapeau sur la tête, l'air haut et fier, fermant à demi les yeux, et demandant d'un air souverainement impertinent, sans regarder personne:
—Le notaire, où est-il?
—M. Ferrand travaille dans son cabinet, dit le maître clerc, si vous voulez attendre un instant, monsieur, il pourra vous recevoir.
—Comment, attendre?
—Mais, monsieur...
—Il n'y a pas de mais, monsieur; allez lui dire que M. de Saint-Remy est là... Je trouve encore singulier que ce notaire me fasse faire antichambre... Ça empeste le poêle ici!
—Veuillez passer dans la pièce à côté, monsieur, dit le premier clerc, j'irai tout de suite prévenir M. Ferrand.
M. de Saint-Remy haussa les épaules et suivit le maître clerc. Au bout d'un quart d'heure qui lui sembla fort long et qui changea son dépit en colère, M. de Saint-Remy fut introduit dans le cabinet du notaire.
Rien de plus curieux que le contraste de ces deux hommes, tous deux profondément physionomistes et généralement habitués à juger presque du premier coup d'œil à qui ils avaient affaire.
M. de Saint-Remy voyait Jacques Ferrand pour la première fois. Il fut frappé du caractère de cette figure blafarde, rigide, impassible, au regard caché par d'énormes lunettes vertes, au crâne disparaissant à demi sous un vieux bonnet de soie noire.
Le notaire était assis devant son bureau, sur un fauteuil de cuir, à côté d'une cheminée dégradée, remplie de cendre, où fumaient deux tisons noircis. Des rideaux de percaline verte, presque en lambeaux, ajustés à de petites tringles de fer sur les croisées, cachaient les vitres inférieures et jetaient dans ce cabinet, déjà sombre, un reflet livide et sinistre. Des casiers de bois noir remplis de cartons étiquetés, quelques chaises de merisier recouvertes de velours d'Utrecht jaune, une pendule d'acajou, un carrelage jaunâtre, humide et glacial, un plafond sillonné de crevasses et orné de guirlandes de toiles d'araignée, tel était le sanctus sanctorum de M. Jacques Ferrand.
Le vicomte n'avait pas fait deux pas dans ce cabinet, n'avait pas dit une parole, que le notaire, qui le connaissait de réputation, le haïssait déjà. D'abord il voyait en lui, pour ainsi dire, un rival en fourberies; et puis, par cela même que M. Ferrand était d'une mine basse et ignoble, il détestait chez les autres l'élégance, la grâce et la jeunesse, surtout lorsqu'un air suprêmement insolent accompagnait ces avantages.
Le notaire affectait ordinairement une sorte de brusquerie rude, presque grossière, envers ses clients, qui n'en ressentaient que plus d'estime pour lui en raison de ces manières de paysan du Danube. Il se promit de redoubler de brutalité envers M. de Saint-Remy.
Celui-ci, ne connaissant aussi Jacques Ferrand que de réputation, s'attendait à trouver en lui une sorte de tabellion, bonhomme ou ridicule, le vicomte se représentant toujours sous des dehors presque niais les hommes de probité proverbiale, dont Jacques Ferrand était, disait-on, le type achevé.
Loin de là, la physionomie, l'attitude du tabellion, imposaient au vicomte un ressentiment indéfinissable, moitié crainte, moitié haine, quoiqu'il n'eût aucune raison sérieuse de le craindre ou de le haïr. Aussi, en conséquence de son caractère résolu, M. de Saint-Remy exagéra-t-il encore son insolence et sa fatuité habituelles. Le notaire gardait son bonnet sur sa tête, le vicomte garda son chapeau et s'écria, dès la porte, d'une voix haute et mordante:
—Il est pardieu! fort étrange, monsieur, que vous me donniez la peine de venir ici, au lieu d'envoyer chercher chez moi l'argent des traites que j'ai souscrites à ce Badinot, et pour lesquelles ce drôle-là m'a poursuivi... Vous me dites, il est vrai, qu'en outre vous avez une communication très-importante à me faire... soit... mais alors vous ne devriez pas m'exposer à attendre un quart d'heure dans votre antichambre; cela n'est pas poli, monsieur.
M. Ferrand, impassible, termina un calcul qu'il faisait, essuya méthodiquement sa plume sur l'éponge imbibée d'eau qui entourait son encrier de faïence ébréchée, et leva vers le vicomte sa face glaciale, terreuse et camuse, chargée d'une paire de lunettes.
On eût dit une tête de mort dont les orbites auraient été remplacées par de larges prunelles fixes, glauques et vertes.
Après l'avoir considéré un moment en silence, le notaire dit au vicomte, d'une voix brusque et brève:
—Où est l'argent?
Ce sang-froid exaspéra M. de Saint-Remy.
Lui... lui, l'idole des femmes, l'envie des hommes, le parangon de la meilleure compagnie de Paris, le duelliste redouté, ne pas produire plus d'effet sur un misérable notaire! Cela était odieux; quoiqu'il fût en tête-à-tête avec Jacques Ferrand, son orgueil intime se révoltait.
—Où sont les traites? reprit-il aussi brièvement.
Du bout d'un de ses doigts durs comme du fer et couverts de poils roux, le notaire, sans répondre, frappa sur un large portefeuille de cuir posé près de lui.
Décidé à être aussi laconique, mais frémissant de colère, le vicomte prit dans la poche de sa redingote un petit agenda de cuir de Russie fermé par des agrafes d'or, en tira quarante billets de mille francs et les montra au notaire.
—Combien? demanda celui-ci.
—Quarante mille francs.
—Donnez...
—Tenez, et finissons vite, monsieur; faites votre métier, payez-vous, remettez-moi les traites, dit le vicomte en jetant impatiemment le paquet de billets de banque sur la table.
Le notaire les prit, se leva, les examina près de la fenêtre, les tournant un à un, avec une attention si scrupuleuse et pour ainsi dire si insultante pour M. de Saint-Remy, que ce dernier en blêmit de rage.
Le notaire, comme s'il eût deviné les pensées qui agitaient le vicomte, hocha la tête, se tourna à demi vers lui, et lui dit avec un accent indéfinissable:
—Ça s'est vu...
Un moment interdit, M. de Saint-Remy reprit sèchement:
—Quoi?
—Des billets de banque faux, répondit le notaire en continuant de soumettre ceux qu'il tenait à un examen attentif.
—À propos de quoi me faites-vous cette remarque, monsieur?
Jacques Ferrand s'arrêta un moment, regarda fixement le vicomte à travers ses lunettes; puis, haussant imperceptiblement les épaules, il se remit à inventorier les billets sans prononcer une parole.
—Mort-Dieu, monsieur le notaire, sachez que, lorsque j'interroge, on me répond! s'écria M. de Saint-Remy irrité par le calme de Jacques Ferrand.
—Ceux-là sont bons..., dit le notaire en retournant vers son bureau où il prit une petite liasse de papiers timbrés auxquels étaient annexées deux lettres de change; il mit ensuite un des billets de mille francs et trois rouleaux de cent francs sur le dossier de la créance, puis il dit à M. de Saint-Remy, en lui indiquant du bout du doigt l'argent et les titres: «Voici ce qui vous revient des quarante mille francs; mon client m'a chargé de percevoir la note des frais.»
Le vicomte s'était contenu à grand-peine pendant que Jacques Ferrand établissait ses comptes. Au lieu de lui répondre et de prendre l'argent, il s'écria d'une voix tremblante de colère:
—Je vous demande, monsieur, pourquoi vous m'avez dit, à propos des billets de banque que je viens de vous remettre, qu'on en avait vu de faux?
—Pourquoi?
—Oui.
—Parce que... je vous ai mandé ici pour une affaire de faux...
Et le notaire braqua ses lunettes vertes sur le vicomte.
—En quoi cette affaire de faux me concerne-t-elle?
Après un moment de silence, M. Ferrand dit au vicomte, d'un air triste et sévère:
—Vous rendez-vous compte, monsieur, des fonctions que remplit un notaire?
—Le compte et les fonctions sont parfaitement simples, monsieur; j'avais tout à l'heure quarante mille francs, il m'en reste treize cents...
—Vous êtes très-plaisant, monsieur... Je vous dirai, moi, qu'un notaire est aux affaires temporelles ce qu'un confesseur est aux affaires spirituelles... Par état, il connaît souvent d'ignobles secrets.
—Après, monsieur?
—Il se trouve souvent forcé d'être en relation avec des fripons...
—Ensuite, monsieur?
—Il doit, autant qu'il le peut, empêcher un nom honorable d'être traîné dans la boue.
—Qu'ai-je de commun avec tout cela?
—Votre père vous avait laissé un nom respecté que vous déshonorez, monsieur!...
—Qu'osez-vous dire?
—Sans l'intérêt qu'inspire ce nom à tous les honnêtes gens, au lieu d'être cité ici, devant moi, vous le seriez à cette heure devant le juge d'instruction.
—Je ne vous comprends pas.
—Il y a deux mois, vous avez escompté, par l'intermédiaire d'un agent d'affaires, une traite de cinquante-huit mille francs, souscrite par la maison Meulaert et compagnie de Hambourg, au profit d'un William Smith, et payable dans trois mois chez M. Grimaldi, banquier à Paris.
—Eh bien?
—Cette traite est fausse.
—Cela n'est pas vrai...
—Cette traite est fausse!... La maison Meulaert n'a jamais contracté d'engagement avec William Smith; elle ne le connaît pas.
—Serait-il vrai! s'écria M. de Saint-Remy avec autant de surprise que d'indignation; mais alors j'ai été horriblement trompé, monsieur... car j'ai reçu cette valeur comme argent comptant.
—De qui?
—De M. William Smith lui-même; la maison Meulaert est si connue... je connaissais moi-même tellement la probité de M. William Smith que j'ai accepté cette traite en payement d'une somme qu'il me devait...
—William Smith n'a jamais existé... c'est un personnage imaginaire...
—Monsieur, vous m'insultez!
—Sa signature est fausse et supposée comme le reste.
—Je vous dis, monsieur, que M. William Smith existe; mais j'ai sans doute été dupe d'un horrible abus de confiance.
—Pauvre jeune homme!...
—Expliquez-vous.
—En quatre mots, le dépositaire actuel de la traite est convaincu que vous avez commis le faux...
—Monsieur!...
—Il prétend en avoir la preuve; avant-hier, il est venu me prier de vous mander chez moi et de vous proposer de vous rendre cette fausse traite... moyennant transaction... Jusque-là tout était loyal; voici qui ne l'est plus, et je ne vous en parle qu'à titre de renseignements: il demande cent mille francs... écus... aujourd'hui même; ou sinon, demain, à midi, le faux est déposé au parquet du procureur du roi.
—C'est une indignité!
—Et de plus une absurdité... Vous êtes ruiné, vous étiez poursuivi pour une somme que vous venez de me payer, grâce à je ne sais quelle ressource... voilà ce que j'ai déclaré à ce tiers porteur... Il m'a répondu à cela... que certaine grande dame très-riche ne vous laisserait pas dans l'embarras...
—Assez, monsieur!... assez!...
—Autre indignité, autre absurdité! d'accord.
—Enfin, monsieur, que veut-on?
—Indignement exploiter une action indigne. J'ai consenti à vous faire savoir cette proposition tout en la flétrissant comme un honnête homme doit la flétrir. Maintenant cela vous regarde. Si vous êtes coupable, choisissez entre la cour d'assises ou la rançon qu'on vous impose... Ma démarche est tout officieuse, et je ne me mêlerai pas davantage d'une affaire aussi sale. Le tiers porteur s'appelle M. Petit-Jean, négociant en huiles; il demeure sur le bord de la Seine, quai de Billy, 10. Arrangez-vous avec lui. Vous êtes dignes de vous entendre... si vous êtes faussaire, comme il l'affirme.
M. de Saint-Remy était entré chez Jacques Ferrand le verbe insolent, la tête haute. Quoiqu'il eût commis dans sa vie quelques actions honteuses, il restait encore en lui une certaine fierté de race, un courage naturel qui ne s'était jamais démenti. Au commencement de cet entretien, regardant le notaire comme un adversaire indigne de lui, il s'était contenté de le persifler.
Lorsque Jacques Ferrand eut parlé de faux... le vicomte se sentit écrasé. À son tour il se trouvait dominé par le notaire.
Sans l'empire absolu qu'il avait sur lui-même, il n'aurait pu cacher l'impression terrible que lui causa cette révélation inattendue; car elle pouvait avoir pour lui des suites incalculables, que le notaire ne soupçonnait même pas.
Après un moment de silence et de réflexion il se résigna, lui si orgueilleux, si irritable, si vain de sa bravoure, à implorer cet homme grossier qui lui avait si rudement parlé l'austère langage de la probité.
—Monsieur, vous me donnez une preuve d'intérêt dont je vous remercie; je regrette la vivacité de mes premières paroles..., dit M. de Saint-Remy d'un ton cordial.
—Je ne m'intéresse pas du tout à vous, reprit brutalement le notaire. Votre père étant l'honneur même, je n'aurais pas voulu voir son nom à la cour d'assises: voilà tout.
—Je vous répète, monsieur, que je suis incapable de l'infamie dont on m'accuse.
—Vous direz cela à M. Petit-Jean.
—Mais je l'avoue, l'absence de M. Smith, qui a indignement abusé de ma bonne foi...
—Infâme Smith!
—L'absence de M. Smith me met dans un cruel embarras; je suis innocent; qu'on m'accuse, je le prouverai; mais une telle accusation flétrit toujours un galant homme.
—Après?
—Soyez assez généreux pour employer la somme que je viens de vous remettre à désintéresser en partie la personne qui a cette traite entre les mains.
—Cet argent appartient à mon client, il est sacré!
—Mais dans deux ou trois jours je le rembourserai.
—Vous ne le pourrez pas.
—J'ai des ressources.
—Aucunes... d'avouables du moins. Votre mobilier, vos chevaux ne vous appartiennent plus, dites-vous... ce qui m'a l'air d'une fraude indigne.
—Vous êtes bien dur, monsieur. Mais, en admettant cela, ne ferai-je pas argent de tout dans une extrémité aussi désespérée? Seulement, comme il m'est impossible de me procurer d'ici à demain midi cent mille francs, je vous en conjure, employez l'argent que je viens de vous remettre à retirer cette malheureuse traite; ou bien... vous qui êtes si riche... faites-moi cette avance, ne me laissez pas dans une position pareille...
—Moi, répondre de cent mille francs pour vous! Ah çà! vous êtes donc fou?
—Monsieur, je vous en supplie... au nom de mon père... dont vous m'avez parlé... soyez assez bon pour...
—Je suis bon pour ceux qui le méritent, dit rudement le notaire; honnête homme, je hais les escrocs, et je ne serais pas fâché de voir un de ces beaux fils sans foi ni loi, impies et débauchés, une bonne fois attaché au pilori pour servir d'exemple aux autres... Mais j'entends vos chevaux qui s'impatientent, monsieur le vicomte, dit le notaire en souriant du bout de ses dents noires.
À ce moment on frappa à la porte du cabinet.
—Qu'est-ce? dit Jacques Ferrand.
—Madame la comtesse d'Orbigny, dit le maître clerc.
—Priez-la d'attendre un moment.
—C'est la belle-mère de la marquise d'Harville! s'écria M. de Saint-Remy.
—Oui, monsieur; elle a rendez-vous avec moi; ainsi, serviteur.
—Pas un mot de ceci, monsieur! s'écria M. de Saint-Remy d'un ton menaçant.
—Je vous ai dit, monsieur, qu'un notaire était aussi discret qu'un confesseur.
Jacques Ferrand sonna; le clerc parut.
—Faites entrer Mme d'Orbigny. Puis, s'adressant au vicomte: «Prenez ces treize cent francs, monsieur, ce sera toujours un à-compte pour M. Petit-Jean.»
Mme d'Orbigny (autrefois Mme Roland) entra au moment où M. de Saint-Remy sortait, les traits contractés par la rage de s'être inutilement humilié devant le notaire.
—Eh! bonjour, monsieur de Saint-Remy, lui dit Mme d'Orbigny; combien il y a de temps que je ne vous ai vu...
—En effet, madame, depuis le mariage de d'Harville, dont j'étais témoin, je n'ai pas eu l'honneur de vous rencontrer, dit M. de Saint-Remy en s'inclinant et en donnant tout à coup à ses traits une expression affable et souriante. Depuis lors, vous êtes toujours restée en Normandie?
—Mon Dieu! oui; M. d'Orbigny ne peut vivre maintenant qu'à la campagne... et ce qu'il aime, je l'aime... Aussi, vous voyez en moi une vraie provinciale: je ne suis pas venue à Paris depuis le mariage de ma chère belle-fille avec cet excellent M. d'Harville... Le voyez-vous souvent?
—D'Harville est devenu très-sauvage et très-morose. On le rencontre assez peu dans le monde, dit M. de Saint-Remy avec une nuance d'impatience, car cet entretien lui était insupportable, et par son inopportunité, et parce que le notaire semblait s'en amuser beaucoup. Mais la belle-mère de Mme d'Harville, enchantée de cette rencontre avec un élégant, n'était pas femme à lâcher sitôt sa proie.
—Et ma chère belle-fille, reprit-elle, n'est pas, je l'espère, aussi sauvage que son mari?
—Mme d'Harville est fort à la mode et toujours fort entourée, ainsi qu'il convient à une jolie femme; mais je crains, madame, d'abuser de vos moments... et...
—Mais pas du tout, je vous assure. C'est une bonne fortune pour moi de rencontrer l'élégant des élégants, le roi de la mode; en dix minutes, je vais être au fait de Paris comme si je ne l'avais jamais quitté... Et votre cher M. de Lucenay, qui était avec vous le témoin du mariage de M. d'Harville?
—Plus original que jamais: il part pour l'Orient, et il en revient juste à temps pour recevoir hier matin un coup d'épée, fort innocent du reste.
—Ce pauvre duc! Et sa femme, toujours belle et ravissante?
—Vous savez, madame, que j'ai l'honneur d'être un de ses meilleurs amis, mon témoignage à ce sujet serait suspect... Veuillez, madame, à votre retour aux Aubiers, me faire la grâce de ne pas m'oublier auprès de M. d'Orbigny.
—Il sera très-sensible, je vous assure, à votre aimable souvenir; car il s'informe souvent de vous, de vos succès... Il dit toujours que vous lui rappelez le duc de Lauzun.
—Cette comparaison seule est tout un éloge; mais, malheureusement pour moi, elle est beaucoup plus bienveillante que vraie. Adieu, madame; car je n'ose espérer que vous puissiez me faire l'honneur de me recevoir avant votre départ.
—Je serais désolée que vous prissiez la peine de venir chez moi!... Je suis tout à fait campée pour quelques jours en hôtel garni, mais si, cet été ou cet automne, vous passez sur notre route en allant à quelqu'un de ces châteaux à la mode où les merveilleuses se disputent le plaisir de vous recevoir... accordez-nous quelques jours, seulement par curiosité de contraste, et pour vous reposer chez de pauvres campagnards de l'étourdissement de la vie de château si élégante et si folle... car c'est toujours fête où vous allez!...
—Madame...
—Je n'ai pas besoin de vous dire combien M. d'Orbigny et moi nous serons heureux de vous recevoir... Mais, adieu, monsieur; je crains que le bourru bienfaisant (elle montra le notaire) ne s'impatiente de nos bavardages.
—Bien au contraire, madame, bien au contraire, dit Ferrand avec un accent qui redoubla la rage contenue de M. de Saint-Remy.
—Avouez que M. Ferrand est un homme terrible, reprit Mme d'Orbigny en faisant l'évaporée. Mais prenez garde; puisqu'il est heureusement pour vous chargé de vos affaires, il vous grondera furieusement, c'est un homme impitoyable. Mais que dis-je?... au contraire... un merveilleux comme vous... avoir M. Ferrand pour notaire... mais c'est un brevet d'amendement; car on sait bien qu'il ne laisse jamais faire de folies à ses clients, sinon il leur rend leurs comptes... Oh! il ne veut pas être le notaire de tout le monde... Puis, s'adressant à Jacques Ferrand:—Savez-vous, monsieur le puritain, que c'est une superbe conversion que vous avez faite là... rendre sage l'élégant par excellence, le roi de la mode?
—C'est justement une conversion, madame, M. le vicomte sort de mon cabinet tout autre qu'il n'y était entré.
—Quand je vous dis que vous faites des miracles!... ce n'est pas étonnant, vous êtes un saint.
—Ah! madame... vous me flattez, dit Jacques Ferrand avec componction.
M. de Saint-Remy salua profondément Mme d'Orbigny; puis, au moment de quitter le notaire, voulant tenter une dernière fois de l'apitoyer, il lui dit d'un ton dégagé, qui laissait pourtant deviner une anxiété profonde:
—Décidément, mon cher monsieur Ferrand, vous ne voulez pas m'accorder ce que je vous demande?
—Quelque folie, sans doute?... Soyez inexorable, mon cher puritain, s'écria Mme d'Orbigny en riant.
—Vous entendez, monsieur, je ne puis contrarier une aussi belle dame...
—Mon cher monsieur Ferrand, parlons sérieusement... des choses sérieuses... et vous savez que celle-là... l'est beaucoup... Décidément vous me refusez? demanda le vicomte avec une angoisse à peine dissimulée.
Le notaire fut assez cruel pour paraître hésiter, M. de Saint-Remy eut un moment d'espoir.
—Comment, homme de fer, vous cédez? dit en riant la belle-mère de Mme d'Harville, vous subissez aussi le charme de l'irrésistible?...
—Ma foi, madame, j'étais sur le point de céder, comme vous dites; mais vous me faites rougir de ma faiblesse, reprit M. Ferrand. Puis, s'adressant au vicomte, il lui dit, avec une expression dont celui-ci comprit toute la signification: Là, sérieusement (et il appuya sur ce mot), c'est impossible... Je ne souffrirai pas que, par caprice, vous fassiez une étourderie pareille... Monsieur le vicomte, je me regarde comme le tuteur de mes clients; je n'ai pas d'autre famille, et je me regarderais comme complice des folies que je le leur laisserais faire.
—Oh! le puritain! Voyez-vous le puritain! dit Mme d'Orbigny.
—Du reste, voyez M. Petit-Jean; il pensera, j'en suis sûr, absolument comme moi; et, comme moi, il vous dira... non!
M. de Saint-Remy sortit désespéré.
Après un moment de réflexion, il dit:—Il le faut. Puis, à son chasseur, qui tenait ouverte la portière de sa voiture:
—À l'hôtel de Lucenay.
Pendant que M. de Saint-Remy se rend chez la duchesse, nous ferons assister nos lecteurs à l'entretien de M. Ferrand et de la belle-mère de Mme d'Harville.
XVI
Le testament
Le lecteur a peut-être oublié le portrait de la belle-mère de Mme d'Harville, tracé par celle-ci.
Répétons que Mme d'Orbigny est une petite femme blonde, mince, ayant les cils presque blancs, les yeux ronds et d'un bleu pâle; sa parole est mielleuse, son regard hypocrite, ses manières insinuantes et insidieuses. En étudiant sa physionomie fausse et perfide, on y découvre quelque chose de sournoisement cruel.
—Quel charmant jeune homme que M. de Saint-Remy! dit Mme d'Orbigny à Jacques Ferrand lorsque le vicomte fut sorti.
—Charmant. Mais, madame, causons d'affaires... Vous m'avez écrit de Normandie que vous vouliez me consulter sur de graves intérêts...
—N'avez-vous pas toujours été mon conseil depuis que ce bon docteur Polidori m'a adressée à vous?... À propos, avez-vous de ses nouvelles? demanda Mme d'Orbigny d'un air parfaitement détaché.
—Depuis son départ de Paris il ne m'a pas écrit une seule fois, répondit non moins indifféremment le notaire.
Avertissons le lecteur que ces deux personnages se mentaient effrontément l'un à l'autre. Le notaire avait vu récemment Polidori (un de ses deux complices) et lui avait proposé d'aller à Asnières, chez les Martial, pirates d'eau douce dont nous parlerons plus tard, d'aller, disons-nous, empoisonner Louise Morel, sous le nom du Dr Vincent.
La belle-mère de Mme d'Harville se rendait à Paris afin d'avoir aussi une conférence secrète avec ce scélérat, depuis assez longtemps caché, nous l'avons dit, sous le nom de César Bradamanti.
—Mais il ne s'agit pas du bon docteur, reprit la belle-mère de Mme d'Harville; vous me voyez très-inquiète: mon mari est indisposé; sa santé s'affaiblit de plus en plus. Sans me donner de craintes graves... son état me tourmente... ou plutôt le tourmente, dit Mme d'Orbigny en essuyant ses yeux légèrement humectés.
—De quoi s'agit-il?
—Il parle incessamment de dernières dispositions à prendre... de testament...
Ici Mme d'Orbigny cacha son visage dans son mouchoir pendant quelques minutes.
—Cela est triste, sans doute, reprit le notaire, mais cette précaution n'a en elle-même rien de fâcheux... Quelles seraient d'ailleurs les intentions de M. d'Orbigny, madame?
—Mon Dieu, que sais-je?... Vous sentez bien que, lorsqu'il met la conversation sur ce sujet, je ne l'y laisse pas longtemps.
—Mais, enfin, à ce propos, ne vous a-t-il rien dit de positif?
—Je crois, reprit Mme d'Orbigny d'un air parfaitement désintéressé, je crois qu'il veut non-seulement me donner tout ce que la loi lui permet de me donner... mais... Oh! tenez, je vous en prie, ne parlons pas de cela...
—De quoi parlerons-nous?
—Hélas! vous avez raison, homme impitoyable! Il faut, malgré moi, revenir au triste sujet qui m'amène auprès de vous. Eh bien! M. d'Orbigny pousse la bonté jusqu'à vouloir... dénaturer une partie de sa fortune et me faire don... d'une somme considérable.
—Mais sa fille, sa fille? s'écria sévèrement M. Ferrand. Je dois vous déclarer que depuis un an M. d'Harville m'a chargé de ses affaires. Je lui ai dernièrement encore fait acheter une terre magnifique. Vous connaissez ma rudesse en affaires, peu m'importe que M. d'Harville soit un client; ce que je plaide, c'est la cause de la justice; si votre mari veut prendre envers sa fille, Mme d'Harville, une détermination qui ne semble pas convenable... je vous le dirai brutalement, il ne faudra pas compter sur mon concours. Nette et droite, telle a toujours été ma ligne de conduite.
—Et la mienne donc! Ainsi je répète sans cesse à mon mari ce que vous me dites là: «Votre fille a de grands torts envers vous, soit; mais ce n'est pas une raison pour la déshériter.»
—Très-bien, à la bonne heure. Et que répondit-il?
—Il répond: «Je laisserai à ma fille vingt-cinq mille francs de rentes. Elle a eu plus d'un million de sa mère; son mari a personnellement une fortune énorme; ne puis-je pas vous abandonner le reste, à vous, ma tendre amie, le seul soutien, la seule consolation de mes vieux jours, mon ange gardien?»
«Je vous répète ces paroles trop flatteuses, dit Mme d'Orbigny avec un soupir de modestie, pour vous montrer combien M. d'Orbigny est bon pour moi; mais, malgré cela, j'ai toujours refusé ses offres; ce que voyant, il s'est décidé à me prier de venir vous trouver.
—Mais je ne connais pas M. d'Orbigny.
—Mais lui, comme tout le monde, connaît votre loyauté.
—Mais comment vous a-t-il adressée à moi?
—Pour couper court à mes refus, à mes scrupules, il m'a dit: «Je ne vous propose pas de consulter mon notaire, vous le croiriez trop à ma dévotion; mais je m'en rapporterai absolument à la décision d'un homme dont le rigorisme de probité est proverbial, M. Jacques Ferrand. S'il trouve votre délicatesse compromise par votre acquiescement à mes offres, nous n'en parlerons plus; sinon vous vous résignerez.—J'y consens, dis-je à M. d'Orbigny, et voilà comment vous êtes devenu notre arbitre.—S'il m'approuve, ajouta mon mari, je lui enverrai un plein pouvoir pour réaliser, en mon nom, mes valeurs de rentes et de portefeuille; il gardera cette somme en dépôt, et après moi, ma tendre amie, vous aurez au moins une existence digne de vous.»
Jamais peut-être M. Ferrand ne sentit plus qu'en ce moment l'utilité de ses lunettes. Sans elles, Mme d'Orbigny eût sans doute été frappée du regard étincelant du notaire, dont les yeux semblèrent s'illuminer à ce mot de dépôt.
Il répondit néanmoins d'un ton bourru:
—C'est impatientant... voilà la dix ou douzième fois qu'on me choisit ainsi pour arbitre... toujours sous le prétexte de ma probité... on n'a que ce mot à la bouche... Ma probité!... ma probité!... bel avantage... ça ne me vaut que des ennuis... que des tracas...
—Mon bon monsieur Ferrand... voyons... ne me rudoyez pas. Vous écrirez donc à M. d'Orbigny, il attend votre lettre afin de vous adresser ses pleins pouvoirs... pour réaliser cette somme...
—Combien à peu près?...
—Il m'a parlé, je crois, de quatre à cinq cent mille francs.
—La somme est moins considérable que je ne le croyais; après tout, vous vous êtes dévouée à M. d'Orbigny... Sa fille est riche... vous n'avez rien... je puis approuver cela; il me semble que loyalement vous devez accepter...
—Vrai... vous croyez? dit Mme d'Orbigny, dupe comme tout le monde de la probité proverbiale du notaire, et qui n'avait pas été détrompée à cet égard par Polidori.
—Vous pouvez accepter, répéta-t-il.
—J'accepterai donc, dit Mme d'Orbigny avec un soupir.
Le premier clerc frappa à la porte.
—Qu'est-ce? demanda M. Ferrand.
—Mme la comtesse Mac-Gregor.
—Faites attendre un moment...
—Je vous laisse donc, mon cher monsieur Ferrand, dit Mme d'Orbigny, vous écrirez à mon mari... puisqu'il le désire, et il vous enverra ses pleins pouvoirs demain...
—J'écrirai...
—Adieu, mon digne et bon conseil.
—Ah! vous ne savez pas, vous autres gens du monde, combien il est désagréable de se charger de pareils dépôts... la responsabilité qui pèse sur nous. Je vous dis qu'il n'y a rien de plus détestable que cette belle réputation de probité, qui ne vous attire que des corvées!
—Et l'admiration des gens de bien!
—Dieu merci! je place ailleurs qu'ici-bas la récompense que j'ambitionne! dit M. Ferrand d'un ton béat.
À Mme d'Orbigny succéda Sarah Mac-Gregor.