Les mystères de Paris, Tome II
J'ai du bon tabac, tu n'en auras pas.
—Oh! mon Dieu! mon Dieu! ils veulent me rendre fou! s'écria le brigand, devenu véritablement presque insensé par une sorte d'éréthisme de vengeance sanguinaire, ardente, implacable, qui cherchait en vain à s'assouvir.
L'exubérance des forces de ce monstre ne pouvait être égalée que par leur impuissance.
Qu'on se figure un loup affamé, furieux, hydrophobe, harcelé pendant tout un jour par un enfant à travers les barreaux de sa case, et sentant à deux pas de lui une victime qui satisferait à la fois et sa faim et sa rage.
Au dernier sarcasme de Tortillard, le brigand perdit presque la tête.
À défaut de victime, il voulut, dans sa frénésie, répandre son propre sang... le sang l'étouffait.
Un moment il fut décidé à se tuer, il aurait eu à la main un pistolet armé, qu'il n'eût pas hésité. Il fouilla dans sa poche, en tira un long couteau-poignard, l'ouvrit, le leva pour s'en frapper... Mais, si rapides que fussent ses mouvements, la réflexion, la peur, l'instinct vital les devancèrent.
Le courage manqua au meurtrier, son bras armé retomba sur ses genoux.
Tortillard avait suivi ses mouvements d'un œil attentif; lorsqu'il vit le dénoûment inoffensif de cette velléité tragique, il s'écria en ricanant:
—Garçon, un duel!... plumez les canards...
Le Maître d'école, craignant de perdre la raison dans un dernier et inutile éclat de fureur, ne voulut pas, si cela se peut dire, entendre cette nouvelle insulte de Tortillard, qui raillait si insolemment la lâcheté de cet assassin reculant devant le suicide. Désespérant d'échapper à ce qu'il appelait, par une sorte de fatalité vengeresse, la cruauté de cet enfant maudit, le brigand voulut tenter un dernier effort en s'adressant à la cupidité du fils de Bras-Rouge.
—Oh! lui dit-il d'une voix presque suppliante, conduis-moi à la porte de ma femme; tu prendras tout ce que tu voudras dans sa chambre, et puis tu te sauveras; tu me laisseras seul... tu crieras au meurtre, si tu veux! On m'arrêtera, on me tuera sur la place... tant mieux!... je mourrai vengé, puisque je n'ai pas le courage d'en finir... Oh! conduis-moi... conduis-moi; il y a, bien sûr, chez elle, de l'or, des bijoux: je te dis que tu prendras tout... pour toi tout seul... entends-tu?... pour toi tout seul... je ne te demande que de me conduire à la porte, près d'elle.
—Oui... j'entends bien; vous voulez que je vous mène à sa porte... et puis à son lit... et puis que je vous dise où frapper, et puis que je vous guide le bras, n'est-ce pas? Vous voulez enfin me faire servir de manche à votre couteau!... vieux monstre! reprit Tortillard avec une expression de mépris, de colère et d'horreur qui, pour la première fois de la journée, rendit sérieuse sa figure de fouine, jusqu'alors railleuse et effrontée. On me tuerait plutôt... entendez-vous... que de me forcer à vous conduire chez votre femme.
—Tu refuses?
Le fils de Bras-Rouge ne répondit rien.
Il s'approcha pieds nus, et sans être entendu, du Maître d'école, qui, assis sur son lit, tenait toujours son grand couteau à la main; puis, avec une adresse et une prestesse merveilleuses, Tortillard lui enleva cette arme et fut d'un bond à l'autre bout de la chambre.
—Mon couteau! mon couteau! s'écria le brigand en étendant les bras.
—Non, car vous seriez capable de demander demain matin à parler à votre femme et de vous jeter sur elle pour la tuer... puisque vous avez assez de la vie, comme vous dites, et que vous êtes assez poltron pour ne pas oser vous tuer vous-même...
—Il défend ma femme contre moi maintenant! s'écria le bandit, dont la pensée commençait à s'obscurcir. C'est donc le démon que ce petit monstre! Où suis-je? Pourquoi la défend-il?
—Pour te faire bisquer..., dit Tortillard; et sa physionomie reprit son masque d'impudente raillerie.
—Ah! c'est comme ça! murmura le Maître d'école dans un complet égarement, eh bien! je vais mettre le feu à la maison!... nous brûlerons tous!... tous!... j'aime mieux cette fournaise-là que l'autre... La chandelle?... la chandelle?...
—Ah! ah! ah! s'écria Tortillard en éclatant de rire de nouveau; si on ne t'avait pas soufflé ta chandelle... à toi... et pour toujours... tu verrais que la nôtre est éteinte depuis une heure...
Et Tortillard de dire en chantonnant:
Je n'ai plus de feu...
Le Maître d'école poussa un sourd gémissement, étendit les bras et tomba de toute sa hauteur sur le carreau, la face contre terre, frappé d'un coup de sang, et il resta sans mouvement.
—Connu, vieux! dit Tortillard; c'est une frime pour me faire venir auprès de toi et pour me ficher une ratapiole... Quand tu auras assez fait la planche sur le carreau, tu te relèveras.
Et le fils de Bras-Rouge, décidé à ne pas s'endormir, de crainte d'être surpris à tâtons par le Maître d'école, resta assis sur sa chaise, les yeux attentivement fixés sur le brigand, persuadé que celui-ci lui tendait un piège, et ne le croyant nullement en danger.
Pour s'occuper agréablement, Tortillard tira mystérieusement de sa poche une petite bourse de soie rouge et compta lentement et avec des regards de convoitise et de jubilation dix-sept pièces d'or qu'elle contenait.
Voici la source des richesses mal acquises de Tortillard:
On se souvient que Mme d'Harville allait être surprise par son mari lors du fatal rendez-vous qu'elle avait accordé au commandant. Rodolphe, en donnant une bourse à la jeune femme, lui avait dit de monter au cinquième étage chez les Morel, sous le prétexte de leur apporter des secours. Mme d'Harville gravissait rapidement l'escalier, tenant la bourse à la main, lorsque Tortillard, descendant de chez le charlatan, guigna la bourse de l'œil, fit semblant de tomber en passant auprès de la marquise, la heurta et, dans le choc, lui enleva subtilement la bourse. Mme d'Harville, éperdue, entendant les pas de son mari, s'était hâtée d'arriver au cinquième, sans pouvoir se plaindre du vol audacieux du petit boiteux.
Après avoir compté et recompté son or, Tortillard, n'entendant plus aucun bruit dans la ferme, alla pieds nus, l'oreille au guet, abritant sa lumière dans sa main, prendre des empreintes de quatre portes qui ouvraient sur le corridor, prêt à dire, si on le surprenait hors de sa chambre, qu'il allait chercher du secours pour son père.
En rentrant, Tortillard trouva le Maître d'école toujours étendu par terre... Un moment inquiet, il prêta l'oreille, il entendit le brigand respirer librement: il crut qu'il prolongeait indéfiniment sa ruse.
—Toujours du même, donc, vieux! lui dit-il.
Un hasard avait sauvé le Maître d'école d'une congestion cérébrale sans doute mortelle. Sa chute avait occasionné un salutaire et abondant saignement de nez.
Il tomba ensuite dans une sorte de torpeur fiévreuse, moitié sommeil, moitié délire; et il fit alors ce rêve étrange, ce rêve épouvantable!...
VIII
Le rêve
Tel est le rêve du Maître d'école.
Il revoit Rodolphe dans la maison de l'allée des Veuves.
Rien n'est changé dans le salon où le brigand a subi son horrible supplice.
Rodolphe est assis derrière la table où se trouvent les papiers du Maître d'école et le petit saint-esprit de lapis qu'il a donné à la Chouette.
La figure de Rodolphe est grave, triste.
À sa droite, le nègre David, impassible, silencieux, se tient debout; à sa gauche est le Chourineur; il regarde cette scène d'un air épouvanté.
Le Maître d'école n'est plus aveugle, mais il voit à travers un sang limpide qui remplit la cavité de ses orbites.
Tous les objets lui paraissent colorés d'une teinte rouge.
Ainsi que les oiseaux de proie planent immobiles dans les airs au-dessus de la victime qu'ils fascinent avant de la dévorer, une chouette monstrueuse, ayant pour tête le hideux visage de la borgnesse, plane au-dessus du Maître d'école... Elle attache incessamment sur lui un œil rond, flamboyant, verdâtre.
Ce regard continu pèse sur sa poitrine d'un poids immense.
De même qu'en s'habituant à l'obscurité on finit par y distinguer des objets d'abord imperceptibles, le Maître d'école s'aperçoit qu'un immense lac de sang le sépare de la table où siège Rodolphe.
Ce juge inflexible prend peu à peu, ainsi que le Chourineur et le nègre, des proportions colossales... Ces trois fantômes atteignent en grandissant les frises du plafond, qui s'élève à mesure.
Le lac de sang est calme, uni comme un miroir rouge.
Le Maître d'école voit s'y refléter sa hideuse image.
Mais bientôt cette image s'efface sous le bouillonnement des flots qui s'enflent.
De leur surface agitée s'élève comme l'exhalaison fétide d'un marécage, d'un brouillard livide de cette couleur violâtre particulière aux lèvres des trépassés.
Mais à mesure que ce brouillard monte, monte... les figures de Rodolphe, du Chourineur et du nègre continuent de grandir, de grandir d'une manière incommensurable, et dominent toujours cette vapeur sinistre.
Au milieu de cette vapeur, le Maître d'école voit apparaître des spectres pâles, des scènes meurtrières dont il est l'acteur...
Dans ce fantastique mirage, il voit d'abord un petit vieillard à crâne chauve: il porte une redingote brune et un garde-vue de soie verte; il est occupé, dans une chambre délabrée, à compter et à ranger des piles de pièces d'or, à la lueur d'une lampe.
Au travers de la fenêtre, éclairée par une lune blafarde, qui blanchit la cime de quelques grands arbres agités par le vent, le Maître d'école se voit lui-même en dehors... collant à la vitre son horrible visage.
Il suit les moindres mouvements du petit vieillard avec des yeux flamboyant... puis il brise un carreau, ouvre la croisée, saute d'un bond sur sa victime et lui enfonce un long couteau entre les deux épaules.
L'action est si rapide, le coup si prompt, si sûr, que le cadavre du vieillard reste assis sur la chaise...
Le meurtrier veut retirer son couteau de ce corps mort.
Il ne le peut pas...
Il redouble d'efforts...
Ils sont vains.
Il veut alors abandonner son couteau...
Impossible.
La main de l'assassin tient au manche du poignard, comme la lame du poignard tient au cadavre de l'assassiné.
Le meurtrier entend alors résonner des éperons et retentir des sabres sur les dalles d'une pièce voisine.
Pour s'échapper à tout prix, il veut emporter avec lui le corps chétif du vieillard, dont il ne peut détacher ni son couteau ni sa main...
Il ne peut y parvenir.
Ce frêle petit cadavre pèse comme une masse de plomb.
Malgré ses épaules d'Hercule, malgré ses efforts désespérés, le Maître d'école ne peut même pas soulever ce poids énorme.
Le bruit de pas retentissants et de sabres traînants se rapproche de plus en plus...
La clef tourne dans la serrure. La porte s'ouvre...
La vision disparaît...
Et alors la chouette bat des ailes, en criant:
—C'est le vieux richard de la rue du Roule... Ton début d'assassin... d'assassin... d'assassin!...
Un moment obscurcie, la vapeur qui couvre le lac de sang redevient transparente et laisse apercevoir un autre spectre...
Le jour commence à poindre, le brouillard est épais et sombre... Un homme, vêtu comme le sont les marchands de bestiaux, est étendu mort sur la berge d'un grand chemin. La terre foulée, le gazon arraché, prouvent que la victime a fait une résistance désespérée...
Cet homme a cinq blessures saignantes à la poitrine... Il est mort, et pourtant il siffle ses chiens, il appelle à son secours, en criant:—À moi! À moi!...
Mais il siffle, mais il appelle par ses cinq larges plaies dont les bords béants s'agitent comme des lèvres qui parlent...
Ces cinq appels, ces cinq sifflements simultanés, sortant de ce cadavre par la bouche de ses blessures, sont effrayants à entendre...
À ce moment, la chouette agite ses ailes et parodie les gémissements funèbres de la victime en poussant cinq éclats de rire, mais d'un rire strident, farouche comme le rire des fous, et elle s'écrie:
—Le marchand de bœufs de Poissy... Assassin!... Assassin!... Assassin!...
Des échos souterrains prolongés répètent d'abord très-haut les rires sinistres de la chouette, puis ils semblent aller se perdre dans les entrailles de la terre.
À ce bruit, deux grands chiens noirs comme l'ébène, aux yeux étincelants comme des tisons et toujours attachés sur le Maître d'école, commencent à aboyer et à tourner... à tourner... à tourner autour de lui avec une rapidité vertigineuse.
Ils le touchent presque, et leurs abois sont si lointains qu'ils paraissent apportés par le vent du matin.
Peu à peu les spectres pâlissent, s'effacent comme des ombres et disparaissent dans la vapeur livide qui monte toujours.
Une nouvelle exhalaison couvre la surface du lac de sang et s'y superpose.
C'est une sorte de brume verdâtre, transparente; on dirait la coupe verticale d'un canal rempli d'eau.
D'abord on voit le lit du canal recouvert d'une vase épaisse composée d'innombrables reptiles ordinairement imperceptibles à l'œil, mais qui, grossis comme si on les voyait au microscope, prennent des aspects monstrueux, des proportions énormes relativement à leur grosseur réelle.
Ce n'est plus de la bourbe, c'est une masse compacte vivante, grouillante, un enchevêtrement inextricable qui fourmille et pullule, si pressé, si serré, qu'une sourde et imperceptible ondulation soulève à peine le niveau de cette vase ou plutôt de ce banc d'animaux impurs.
Au-dessus coule lentement, lentement, une eau fangeuse, épaisse, morte, qui charrie dans son cours pesant des immondices incessamment vomis par les égouts d'une grande ville, des débris de toutes sortes, des cadavres d'animaux...
Tout à coup, le Maître d'école entend le bruit d'un corps qui tombe lourdement à l'eau.
Dans son brusque reflux, cette eau lui jaillit au visage...
À travers une foule de bulles d'air qui remontent à la surface du canal, il y voit s'y engouffrer rapidement une femme qui se débat... qui se débat...
Et il se voit, lui et la Chouette, se sauver précipitamment des bords du canal Saint-Martin, en emportant une caisse enveloppée de toile noire.
Néanmoins, il assiste à toutes les phases de l'agonie de la victime que lui et la Chouette viennent de jeter dans le canal.
Après cette première immersion, il voit la femme remonter à fleur d'eau et agiter précipitamment ses bras comme quelqu'un qui, ne sachant pas nager, essaye en vain de se sauver.
Puis il entend un grand cri.
Ce cri extrême, désespéré, se termine par le bruit sourd, saccadé d'une ingurgitation involontaire... et la femme redescend une seconde fois au-dessous de l'eau.
La chouette, qui plane toujours immobile, parodie le râle convulsif de la noyée, comme elle a parodié les gémissements du marchand de bestiaux.
Au milieu d'éclats de rire funèbres, la chouette répète:
—Glou... glou... glou...
Les échos souterrains redisent ces cris.
Submergée une seconde fois, la femme suffoque et fait, malgré elle, un violent mouvement d'aspiration; mais, au lieu d'air, c'est encore de l'eau qu'elle aspire...
Alors sa tête se renverse en arrière, son visage s'injecte et bleuit, son cou devient livide et gonflé, ses bras se roidissent et, dans une dernière convulsion, la noyée agonisante agite ses pieds, qui reposaient sur la vase.
Elle est alors entourée d'un nuage de bourbe noirâtre qui remonte avec elle à la surface de l'eau.
À peine la noyée exhale-t-elle son dernier souffle qu'elle est déjà couverte d'une myriade de reptiles microscopiques, vorace et horrible vermine de la bourbe...
Le cadavre reste un moment à flot, oscille encore quelque peu, puis s'abîme lentement, horizontalement, les pieds plus bas que la tête, et commence à suivre entre deux eaux le courant du canal.
Quelquefois le cadavre tourne sur lui-même, et son visage se trouve en face du Maître d'école; alors le spectre le regarde fixement de ses deux gros yeux glauques, vitreux, opaques... ses lèvres violettes s'agitent...
Le Maître d'école est loin de la noyée, et pourtant elle lui murmure à l'oreille: «Glou... glou... glou...» en accompagnant ces mots bizarres du bruit singulier que fait un flacon submergé en se remplissant d'eau.
La chouette répète: «Glou... glou... glou...» en agitant ses ailes, et s'écrie:
—La femme du canal Saint-Martin!... Assassin!... Assassin!... Assassin!...
Les échos souterrains lui répondent... mais, au lieu de se perdre peu à peu dans les entrailles de la terre, ils deviennent de plus en plus retentissants et semblent se rapprocher.
Le Maître d'école croit entendre ces éclats de rire retentir d'un pôle à l'autre.
La vision de la noyée disparaît.
Le lac de sang, au delà duquel le Maître d'école voit toujours Rodolphe, devient d'un noir bronzé; puis il rougit et se change bientôt en une fournaise liquide telle que du métal en fusion; puis ce lac de feu s'élève, monte... monte... vers le ciel ainsi qu'une trombe immense.
Bientôt, c'est un horizon incandescent comme du fer chauffé à blanc.
Cet horizon immense, infini, éblouit et brûle à la fois les regards du Maître d'école; cloué à sa place, il ne peut en détourner la vue.
Alors, sur ce fond de lave ardente, dont la réverbération le dévore, il voit lentement passer et repasser un à un les spectres noirs et gigantesques de ses victimes.
—La lanterne magique du remords... du remords!... du remords! s'écrie la chouette en battant des ailes et en riant aux éclats.
Malgré les douleurs intolérables que lui cause cette contemplation incessante, le Maître d'école a toujours les yeux attachés sur les spectres qui se meuvent dans la nappe enflammée.
Il éprouve alors quelque chose d'épouvantable.
Passant par tous les degrés d'une torture sans nom, à force de regarder ce foyer torréfiant, il sent ses prunelles, qui ont remplacé le sang dont ses orbites étaient remplies, devenir chaudes, brûlantes, se fondre à cette fournaise, fumer, bouillonner, et enfin se calciner dans leurs cavités comme dans deux creusets de fer rouge.
Par une effroyable faculté, après avoir vu autant que senti les transformations successives de ses prunelles en cendres, il retombe dans les ténèbres de sa première cécité.
Mais voilà que tout à coup ses douleurs intolérables s'apaisent par enchantement.
Un souffle aromatique d'une fraîcheur délicieuse a passé sur ses orbites brûlantes encore.
Ce souffle est un suave mélange des senteurs printanières qu'exhalent les fleurs champêtres baignées d'une humide rosée.
Le Maître d'école entend autour de lui un bruissement léger comme celui de la brise qui se joue dans le feuillage, comme celui d'une source d'eau vive qui ruisselle et murmure sur son lit de cailloux et de mousse.
Des milliers d'oiseaux gazouillent de temps à autre les plus mélodieuses fantaisies; s'ils se taisent, des voix enfantines d'une angélique pureté chantent des paroles étranges, inconnues, des paroles pour ainsi dire ailées, que le Maître d'école entend monter aux cieux avec un léger frémissement.
Un sentiment de bien-être moral, d'une mollesse, d'une langueur indéfinissables, s'empare peu à peu de lui.
Épanouissement de cœur, ravissement d'esprit, rayonnement d'âme dont aucune impression physique, si enivrante qu'elle soit, ne saurait donner une idée!
Le Maître d'école se sent doucement planer dans une sphère lumineuse, éthérée; il lui semble qu'il s'élève à une distance incommensurable de l'humanité.
Après avoir goûté quelques moments cette félicité sans nom, il se retrouve dans le ténébreux abîme de ses pensées habituelles.
Il rêve toujours, mais il n'est plus que le brigand musclé qui blasphème et se damne dans des accès de fureur impuissante.
Une voix retentit, sonore, solennelle.
C'est la voix de Rodolphe!
Le Maître d'école frémit d'épouvante; il a vaguement la conscience de rêver, mais l'effroi que lui inspire Rodolphe est si formidable qu'il fait, mais en vain, tous ses efforts pour échapper à cette nouvelle vision.
La voix parle... il écoute.
L'accent de Rodolphe n'est pas courroucé; il est rempli de tristesse, de compassion.
—Pauvre misérable, dit-il au Maître d'école, l'heure du repentir n'a pas encore sonné pour vous. Dieu seul sait quand elle sonnera. La punition de vos crimes est incomplète encore. Vous avez souffert, vous n'avez pas expié; la destinée poursuit son œuvre de haute justice. Vos complices sont devenus vos tourmenteurs; une femme, un enfant vous domptent, vous torturent...
«En vous infligeant un châtiment terrible comme vos crimes, je vous l'avais dit... je vous l'avais dit! rappelez-vous mes paroles:
«Tu as criminellement abusé de ta force... je paralyserai ta force... Les plus vigoureux, les plus féroces tremblaient devant toi... tu trembleras devant les plus faibles!
«Vous avez quitté l'obscure retraite où vous pouviez vivre pour le repentir et pour l'expiation...
«Vous avez eu peur du silence et de la solitude...
«Tout à l'heure vous avez un moment envié la vie paisible des laboureurs de cette ferme: mais il était trop tard... trop tard!
«Presque sans défense, vous vous rejetez au milieu d'une tourbe de scélérats et d'assassins, et vous avez craint de demeurer plus longtemps auprès d'honnêtes gens chez lesquels on vous avait placé...
«Vous avez voulu vous étourdir par de nouveaux forfaits... Vous avez jeté un farouche défi à celui qui avait voulu vous mettre hors d'état de nuire à vos semblables, et ce criminel défi a été vain. Malgré votre audace, malgré votre scélératesse, malgré votre force, vous êtes enchaîné. La soif du crime vous dévore... vous ne pouvez la satisfaire... Tout à l'heure, dans un épouvantable et sanguinaire éréthisme, vous avez voulu tuer votre femme; elle est là, sous le même toit que vous; elle dort sans défense; vous avez un couteau, sa chambre est à deux pas; aucun obstacle ne vous empêche d'arriver jusqu'à elle, rien ne peut la soustraire à votre rage... rien que votre impuissance!
«Le rêve de tout à l'heure, celui que maintenant vous rêvez, vous pourraient être d'un grand enseignement. Ils pourraient vous sauver... Les images mystérieuses de ce songe ont un sens profond...
«Le lac de sang où vous sont apparues vos victimes... c'est le sang que vous avez versé. La lave ardente qui l'a remplacé... c'est le remords dévorant qui aurait dû vous consumer afin qu'un jour Dieu, prenant en pitié vos longues tortures, vous appelât à lui... et vous fît goûter les douceurs ineffables du pardon. Mais il n'en sera point ainsi. Non! non! ces avertissements seront inutiles; loin de vous repentir, vous regretterez chaque jour, avec d'horribles blasphèmes, le temps où vous commettiez vos crimes... Hélas! de cette lutte continuelle entre vos ardeurs sanguinaires et l'impossibilité de les satisfaire, entre vos habitudes d'oppression féroce et la nécessité de vous soumettre à des êtres aussi faibles que cruels, il résultera pour vous un sort si affreux, si horrible Oh! pauvre misérable!»
Et la voix de Rodolphe s'altéra.
Et il se tut un moment, comme si l'émotion et l'effroi l'eussent empêché de continuer.
Le Maître d'école sentit ses cheveux se hérisser sur son front.
Quel était donc ce sort qui apitoyait même son bourreau?
—Le sort qui vous attend est si épouvantable, reprit Rodolphe, que Dieu, dans sa vengeance inexorable et toute-puissante, voudrait vous faire expier à vous seul les crimes de tous les hommes qu'il n'imaginerait pas un supplice plus effroyable. Malheur, malheur à vous! La fatalité veut que vous sachiez l'effroyable châtiment qui vous attend, et elle veut que vous ne fassiez rien pour vous y soustraire. Que l'avenir vous soit connu!
Il sembla au Maître d'école que la vue lui était rendue.
Il ouvrit les yeux... il vit...
Mais ce qu'il vit le frappa d'une telle épouvante qu'il jeta un cri perçant et s'éveilla en sursaut de ce rêve horrible.
IX
La lettre
Neuf heures du matin sonnaient à l'horloge de la ferme de Bouqueval, lorsque Mme Georges entra doucement dans la chambre de Fleur-de-Marie.
Le sommeil de la jeune fille était si léger qu'elle s'éveilla presque à l'instant. Un brillant soleil d'hiver, dardant ses rayons à travers les persiennes et les rideaux de toile perse doublée de guingan rose, répandait une teinte vermeille dans la chambre de la Goualeuse et donnait à son pâle et doux visage les couleurs qui lui manquaient.
—Eh bien! mon enfant, dit Mme Georges en s'asseyant sur le lit de la jeune fille et en la baisant au front, comment vous trouvez-vous?
—Mieux, madame... je vous remercie.
—Vous n'avez pas été réveillée ce matin de très-bonne heure?
—Non, madame.
—Tant mieux. Ce malheureux aveugle et son fils, auxquels on a donné hier à coucher, ont voulu quitter la ferme au point du jour; je craignais que le bruit qu'on a fait en ouvrant les portes ne vous eût éveillée.
—Pauvres gens! Pourquoi sont-ils partis si tôt?
—Je ne sais; hier soir, en vous laissant un peu calmée, je suis descendue à la cuisine pour les voir; mais tous deux s'étaient trouvés si fatigués qu'ils avaient demandé la permission de se retirer. Le père Châtelain m'a dit que l'aveugle paraissait ne pas avoir la tête très-saine; et tous nos gens ont été frappés des soins touchants que l'enfant de ce malheureux lui donnait. Mais dites-moi, Marie, vous avez eu un peu de fièvre; je ne veux pas que vous vous exposiez au froid aujourd'hui: vous ne sortirez pas du salon.
—Madame, pardonnez-moi; il faut que je me rende ce soir, à cinq heures, au presbytère; M. le curé m'attend.
—Cela serait imprudent; vous avez, j'en suis sûre, passé une mauvaise nuit. Vos yeux sont fatigués, vous avez mal dormi.
—Il est vrai... j'ai encore eu des rêves effrayants. J'ai revu en songe la femme qui m'a tourmentée quand j'étais enfant; je me suis réveillée en sursaut tout épouvantée. C'est une faiblesse ridicule dont j'ai honte.
—Et moi cette faiblesse m'afflige, puisqu'elle vous fait souffrir, pauvre petite! dit Mme Georges avec un tendre intérêt, en voyant les yeux de la Goualeuse se remplir de larmes.
Celle-ci, se jetant au cou de sa mère adoptive, cacha son visage dans son sein.
—Mon Dieu! qu'avez-vous, Marie? Vous m'effrayez!
—Vous êtes si bonne pour moi, madame, que je me reproche de ne pas vous avoir confié ce que j'ai confié à M. le curé; demain il vous dira tout lui-même: il me coûterait trop de vous répéter cette confession.
—Allons, allons, enfant, soyez raisonnable; je suis sûre qu'il y a plus à louer qu'à blâmer dans ce grand secret que vous avez dit à notre bon abbé. Ne pleurez pas ainsi, vous me faites mal.
—Pardon, madame; mais je ne sais pourquoi, depuis deux jours, par instants mon cœur se brise... Malgré moi les larmes me viennent aux yeux... J'ai de noirs pressentiments... Il me semble qu'il va m'arriver quelque malheur.
—Marie... Marie... je vous gronderai si vous vous affectez ainsi de terreurs imaginaires. N'est-ce donc pas assez des chagrins réels qui nous accablent?
—Vous avez raison, madame; j'ai tort, je tâcherai de surmonter cette faiblesse... Si vous saviez, mon Dieu! combien je me reproche de ne pas être toujours gaie, souriante, heureuse... comme je devrais l'être! Hélas! ma tristesse doit vous paraître de l'ingratitude!
Mme Georges allait rassurer la Goualeuse, lorsque Claudine entra, après avoir frappé à la porte.
—Que voulez-vous, Claudine?
—Madame, c'est Pierre qui arrive d'Arnouville dans le cabriolet de Mme Dubreuil; il apporte cette lettre pour vous, il dit que c'est très-pressé.
Mme Georges lut tout haut ce qui suit:
«Ma chère madame Georges, vous me rendriez bien service, et vous pourriez me tirer d'un grand embarras, en venant tout de suite à la ferme: Pierre vous emmènerait et vous reconduirait cette après-dînée. Je ne sais vraiment où donner de la tête. M. Dubreuil est à Pontoise pour la vente de ses laines; j'ai donc recours à vous et à Marie. Clara embrasse sa bonne petite sœur et l'attend avec impatience. Tâchez de venir à onze heures pour déjeuner.
Votre bien sincère amie.
| Femme DUBREUIL.» |
—De quoi peut-il être question? dit Mme Georges à Fleur-de-Marie. Heureusement le ton de la lettre de Mme Dubreuil prouve qu'il ne s'agit pas de quelque chose de grave...
—Vous accompagnerai-je, madame? demanda la Goualeuse.
—Cela n'est peut-être pas prudent, car il fait très-froid. Mais, après tout, reprit Mme Georges, cela vous distraira; en vous enveloppant bien, cette petite course ne vous sera que favorable...
—Mais, madame, dit la Goualeuse en réfléchissant, M. le curé m'attend ce soir, à cinq heures, au presbytère.
—Vous avez raison; nous serons de retour avant cinq heures, je vous le promets.
—Oh! merci, madame; je serai si contente de revoir Mlle Clara...
—Encore! dit Mme Georges d'un ton de doux reproche, Mlle Clara!... Est-ce qu'elle dit Mlle Marie en parlant de vous?
—Non, madame..., répondit la Goualeuse en baissant les yeux. C'est que moi... je...
—Vous! vous êtes une cruelle enfant qui ne songez qu'à vous tourmenter; vous oubliez déjà les promesses que vous m'avez faites tout à l'heure encore. Habillez-vous vite et bien chaudement. Nous pourrons arriver avant onze heures à Arnouville.
Puis, sortant avec Claudine, Mme Georges lui dit:
—Que Pierre attende un moment, nous serons prêtes dans quelques minutes.
X
Reconnaissance
Une demi-heure après cette conversation, Mme Georges et Fleur-de-Marie montaient dans un de ces grands cabriolets dont se servent les riches fermiers des environs de Paris. Bientôt cette voiture, attelée d'un vigoureux cheval de trait conduit par Pierre, roula rapidement sur le chemin gazonné qui, de Bouqueval, conduit à Arnouville.
Les vastes bâtiments et les nombreuses dépendances de la ferme exploitée par M. Dubreuil témoignaient de l'importance de cette magnifique propriété que Mlle Césarine de Noirmont avait apportée en mariage à M. le duc de Lucenay.
Le bruit retentissant du fouet de Pierre avertit Mme Dubreuil de l'arrivée de Fleur-de-Marie et de Mme Georges. Celles-ci, en descendant de voiture, furent joyeusement accueillies par la fermière et par sa fille.
Mme Dubreuil avait cinquante ans environ; sa physionomie était douce et affable; les traits de sa fille, jolie brune aux yeux bleus, aux joues fraîches et vermeilles, respiraient la candeur et la bonté.
À son grand étonnement, lorsque Clara vint lui sauter au cou, la Goualeuse vit son amie vêtue comme elle en paysanne, au lieu d'être habillée en demoiselle.
—Comment, vous aussi, Clara, vous voici déguisée en campagnarde? dit Mme Georges en embrassant la jeune fille.
—Est-ce qu'il ne faut pas qu'elle imite en tout sa sœur Marie? dit Mme Dubreuil. Elle n'a pas eu de cesse qu'elle n'ait eu aussi son casaquin de drap, sa jupe de futaine, tout comme votre Marie... Mais il s'agit bien des caprices de ces petites filles, ma pauvre Mme Georges! dit Mme Dubreuil en soupirant; venez, que je vous conte tous mes embarras.
En arrivant dans le salon avec sa mère et Mme Georges, Clara s'assit auprès de Fleur-de-Marie, lui donna la meilleure place au coin du feu, l'entoura de mille soins, prit ses mains dans les siennes pour s'assurer si elles n'étaient plus froides, l'embrassa encore et l'appela sa méchante petite sœur, en lui faisant tout bas de doux reproches sur le long intervalle qu'elle mettait entre ses visites.
Si l'on se souvient de l'entretien de la pauvre Goualeuse et du curé, on comprendra qu'elle devait recevoir ces caresses tendres et ingénues avec un mélange d'humilité, de bonheur et de crainte.
—Et que vous arrive-t-il, donc, ma chère madame Dubreuil? dit Mme Georges, et à quoi pourrais-je vous être utile?
—Mon Dieu! à bien des choses. Je vais vous expliquer cela. Vous ne savez pas, je crois, que cette ferme appartient en propre à Mme la duchesse de Lucenay. C'est à elle que nous avons directement affaire... sans passer par les mains de l'intendant de M. le duc.
—En effet, j'ignorais cette circonstance.
—Vous allez savoir pourquoi je vous en instruis... C'est donc à Mme la duchesse ou à Mme Simon, sa première femme de chambre, que nous payons les fermages. Mme la duchesse est si bonne, si bonne, quoiqu'un peu vive, que c'est un vrai plaisir d'avoir des rapports avec elle; Dubreuil et moi nous nous mettrions dans le feu pour l'obliger... Dame! c'est tout simple: je l'ai vue petite fille, quand elle venait ici avec son père, feu M. le prince de Noirmont... Encore dernièrement elle nous a demandé six mois de fermage d'avance... Quarante mille francs, ça ne se trouve pas sous le pas d'un cheval, comme on dit... mais nous avions cette somme en réserve, la dot de notre Clara, et du jour au lendemain Mme la duchesse a eu son argent en beaux louis d'or. Ces grandes dames, ça a tant besoin de luxe! Pourtant il n'y a guère que depuis un an que Mme la duchesse est exacte à toucher ses fermages aux échéances; autrefois elle paraissait n'avoir jamais besoin d'argent... Mais maintenant c'est bien différent!
—Jusqu'à présent, ma chère madame Dubreuil, je ne vois pas encore à quoi je puis vous être bonne.
—M'y voici, m'y voici; je vous disais cela pour vous faire comprendre que Mme la duchesse a toute confiance en nous... Sans compter qu'à l'âge de douze ou treize ans elle a été, avec son père pour compère, marraine de Clara... qu'elle a toujours comblée... Hier soir donc, je reçois par un exprès cette lettre de Mme la duchesse:
«Il faut absolument, ma chère madame Dubreuil, que le petit pavillon du verger soit en état d'être occupé après-demain soir: faites-y transporter tous les meubles nécessaires, tapis, rideaux, etc. Enfin, que rien n'y manque, et qu'il soit surtout aussi confortable que possible...»
—Confortable! vous entendez, madame Georges: et c'est souligné encore! dit Mme Dubreuil, en regardant son amie d'un air à la fois méditatif et embarrassé; puis elle continua:
«Faites faire du feu jour et nuit dans le pavillon pour en chasser l'humidité, car il y a longtemps qu'on ne l'a habité. Vous traiterez la personne qui viendra s'y établir comme vous me traiteriez moi-même; une lettre que cette personne vous remettra vous instruira de ce que j'attends de votre zèle toujours si obligeant. J'y compte cette fois encore, sans crainte d'en abuser; je sais combien vous êtes bonne et dévouée. Adieu, ma chère madame Dubreuil. Embrassez ma jolie filleule, et croyez à mes sentiments bien affectionnés.
NOIRMONT DE LUCENAY.»
«P. S. La personne dont il s'agit arrivera après-demain dans la soirée. Surtout n'oubliez pas, je vous prie, de rendre le pavillon aussi confortable que possible.»
—Vous voyez; encore ce diable de mot souligné! dit Mme Dubreuil en remettant dans sa poche la lettre de la duchesse de Lucenay.
—Eh bien! rien de plus simple, reprit Mme Georges.
—Comment, rien de plus simple!... Vous n'avez donc pas entendu? Mme la duchesse veut surtout que le pavillon soit aussi confortable que possible; c'est pour ça que je vous ai priée de venir. Nous deux Clara, nous nous sommes tuées à chercher ce que voulait dire confortable, et nous n'avons pu y parvenir... Clara a pourtant été en pension à Villiers-le-Bel, et a remporté je ne sais combien de prix d'histoire et de géographie... eh bien! c'est égal, elle n'est pas plus avancée que moi au sujet de ce mot baroque; il faut que ce soit un mot de la cour ou du grand monde... Mais c'est égal, vous concevez combien c'est embarrassant: Mme la duchesse veut surtout que le pavillon soit confortable, elle souligne le mot, elle le répète deux fois, et nous ne savons pas ce que cela veut dire!
—Dieu merci! je puis expliquer ce grand mystère, dit Mme Georges en souriant: confortable, dans cette occasion, veut dire un appartement commode, bien arrangé, bien clos, bien chaud; une habitation, enfin, où rien ne manque de ce qui est nécessaire et même superflu...
—Ah! mon Dieu! je comprends; mais alors je suis encore plus embarrassée!
—Comment cela?
—Mme la duchesse parle de tapis, de meubles et de beaucoup d'et cætera, mais nous n'avons pas de tapis ici, nos meubles sont des plus communs; et puis enfin je ne sais pas si la personne que nous devons attendre est un monsieur ou une dame, et il faut que tout soit prêt demain soir... Comment faire? comment faire? Ici il n'y a aucune ressource. En vérité, madame Georges, c'est à en perdre la tête.
—Mais, maman, dit Clara, si tu prenais les meubles qui sont dans ma chambre, en attendant qu'elle soit remeublée j'irais passer trois ou quatre jours à Bouqueval avec Marie.
—Ta chambre! ta chambre! mon enfant, est-ce que c'est assez beau! dit Mme Dubreuil en haussant les épaules, est-ce que c'est assez... assez confortable? comme dit Mme la duchesse... Mon Dieu! mon Dieu! où va-t-on chercher des mots pareils!
—Ce pavillon est donc ordinairement inhabité? demanda Mme Georges.
—Sans doute; c'est cette petite maison blanche qui est toute seule au bout du verger. M. le prince l'a fait bâtir pour Mme la duchesse quand elle était demoiselle; lorsqu'elle venait à la ferme avec son père, c'est là qu'ils se reposaient. Il y a trois jolies chambres, et au bout du jardin une laiterie suisse, où Mme la duchesse, étant enfant, s'amusait à jouer à la laitière; depuis son mariage, nous ne l'avons vue à la ferme que deux fois, et chaque fois elle a passé quelques heures dans le petit pavillon. La première fois, il y a de cela six ans, elle est venue à cheval avec...
Puis, comme si la présence de Fleur-de-Marie et de Clara l'empêchait d'en dire davantage, Mme Dubreuil reprit:
—Mais je cause, je cause, et tout cela ne me sort pas d'embarras... Venez donc à mon secours, ma pauvre madame Georges, venez donc à mon secours!
—Voyons, dites-moi comment à cette heure est meublé ce pavillon?
—Il l'est à peine; dans la pièce principale, une natte de paille sur le carreau, un canapé de jonc, des fauteuils pareils, une table, quelques chaises, voilà tout. De là à être confortable il y a loin, comme vous le voyez.
—Eh bien! moi, à votre place, voici ce que je ferais: il est onze heures, j'enverrais à Paris un homme intelligent.
—Notre prend-garde-à-tout[28], il n'y en a pas de plus actif.
—À merveille... en deux heures au plus tard il est à Paris; il va chez un tapissier de la Chaussée-d'Antin, peu importe lequel; il lui remet la liste que je vais vous faire, après avoir vu ce qui manque dans le pavillon, et il lui dira que, coûte que coûte...
—Oh! bien sûr... pourvu que Mme la duchesse soit contente, je ne regarderai à rien...
—Il lui dira donc que, coûte que coûte, il faut que ce qui est noté sur cette liste soit ici ce soir ou dans la nuit, ainsi que trois ou quatre garçons tapissiers pour tout mettre en place.
—Ils pourront venir par la voiture de Gonesse, elle part à huit heures du soir de Paris.
—Et comme il ne s'agit que de transporter des meubles, de clouer des tapis et de poser des rideaux, tout peut être facilement prêt demain soir.
—Ah! ma bonne madame Georges, de quel embarras vous me sauvez!... Je n'aurais jamais pensé à cela... Vous êtes ma providence... Vous allez avoir la bonté de me faire la liste de ce qu'il faut pour que le pavillon soit...
—Confortable?... oui, sans doute.
—Ah! mon Dieu... une autre difficulté!... Encore une fois, nous ne savons pas si c'est un monsieur ou une dame que nous attendons. Dans sa lettre, Mme la duchesse dit: «Une personne»; c'est bien embrouillé!...
—Agissez comme si vous attendiez une femme, ma chère madame Dubreuil; si c'est un homme, il ne s'en trouvera que mieux.
—Vous avez raison... toujours raison...
Une servante de ferme vint annoncer que le déjeuner était servi.
—Nous déjeunerons tout à l'heure, dit Mme Georges; mais, pendant que je vais écrire la liste de ce qui est nécessaire, faites prendre la mesure des trois pièces en hauteur et en étendue, afin qu'on puisse d'avance disposer les rideaux et les tapis.
—Bien, bien... je vais aller dire tout cela à mon prend-garde-à-tout.
—Madame, reprit la servante de ferme, il y a aussi là cette laitière de Stains: son ménage est dans une petite charrette traînée par un âne! Dame... il n'est pas lourd, son ménage!
—Pauvre femme!... dit Mme Dubreuil avec intérêt.
—Quelle est donc cette femme? demanda Mme Georges.
—Une paysanne de Stains, qui avait quatre vaches et qui faisait un petit commerce en allant vendre tous les matins son lait à Paris. Son mari était maréchal-ferrant; un jour, ayant besoin d'acheter du fer, il accompagne sa femme, convenant avec elle de venir la reprendre au coin de la rue où d'habitude elle vendait son lait. Malheureusement la laitière s'était établie dans un vilain quartier, à ce qu'il paraît; quand son mari revient, il la trouve aux prises avec des mauvais sujets ivres qui avaient eu la méchanceté de renverser son lait dans le ruisseau. Le forgeron tâche de leur faire entendre raison, ils le maltraitent; il se défend, et dans la rixe il reçoit un coup de couteau qui l'étend roide mort.
—Ah! quelle horreur!... s'écria Mme Georges. Et a-t-on arrêté l'assassin?
—Malheureusement non; dans le tumulte il s'est échappé; la pauvre veuve assure qu'elle le reconnaîtrait bien, car elle l'a vu plusieurs fois avec d'autres de ses camarades, habitués de ce quartier; mais jusqu'ici toutes les recherches ont été inutiles pour le découvrir. Bref, depuis la mort de son mari, la laitière a été obligée, pour payer diverses dettes, de vendre ses vaches et quelques morceaux de terre qu'elle avait; le fermier du château de Stains m'a recommandé cette brave femme comme une excellente créature, aussi honnête que malheureuse, car elle a trois enfants dont le plus âgé n'a que douze ans; j'avais justement une place vacante, je la lui ai donnée, et elle vient s'établir à la ferme.
—Cette bonté de votre part ne m'étonne pas, ma chère madame Dubreuil.
—Dis-moi, Clara, reprit la fermière, veux-tu aller installer cette brave femme dans son logement, pendant que je vais prévenir le prend-garde-à-tout de se préparer à partir pour Paris?
—Oui, maman; Marie va venir avec moi.
—Sans doute; est-ce que vous pouvez vous passer l'une de l'autre? dit la fermière.
—Et moi, reprit Mme Georges en s'asseyant devant une table, je vais commencer ma liste pour ne pas perdre de temps, car il faut que nous soyons de retour à Bouqueval à quatre heures.
—À quatre heures!... vous êtes donc bien pressée? dit Mme Dubreuil.
—Oui, il faut que Marie soit au presbytère à cinq heures.
—Oh! s'il s'agit du bon abbé Laporte... c'est sacré, dit Mme Dubreuil. Je vais donner les ordres en conséquence... Ces deux enfants ont bien... bien des choses à se dire... Il faut leur donner le temps de se parler.
—Nous partirons donc à trois heures, ma chère madame Dubreuil.
—C'est entendu... Mais que je vous remercie donc encore!... quelle bonne idée j'ai eue de vous prier de venir à mon aide! dit Mme Dubreuil. Allons, Clara; allons, Marie!...
Pendant que Mme Georges écrivait, Mme Dubreuil sortit d'un côté, les deux jeunes filles d'un autre, avec la servante qui avait annoncé l'arrivée de la laitière de Stains.
—Où est-elle, cette pauvre femme? demanda Clara.
—Elle est avec ses enfants, sa petite charrette et son âne, dans la cour des granges, mademoiselle.
—Tu vas la voir, Marie, la pauvre femme, dit Clara en prenant le bras de la Goualeuse; comme elle est pâle et comme elle a l'air triste avec son grand deuil de veuve! La dernière fois qu'elle est venue voir maman, elle m'a navrée; elle pleurait à chaudes larmes en parlant de son mari, et puis tout à coup ses larmes s'arrêtaient, et elle entrait dans des accès de fureur contre l'assassin. Alors... elle me faisait peur, tant elle avait l'air méchant; mais au fait, son ressentiment est bien naturel!... l'infortunée!... Comme il y a des gens malheureux!... n'est-ce pas, Marie?
—Oh! oui, oui... sans doute..., répondit la Goualeuse en soupirant d'un air distrait. Il y a des gens bien malheureux, vous avez raison, mademoiselle...
—Allons! s'écria Clara en frappant du pied avec une impatience chagrine, voilà encore que tu me dis vous... et que tu m'appelles mademoiselle; mais tu es donc fâchée contre moi, Marie?
—Moi, grand Dieu!
—Eh bien! alors, pourquoi me dis-tu vous?... Tu le sais, ma mère et Mme Georges t'ont déjà réprimandée pour cela. Je t'en préviens, je te ferai encore gronder: tant pis pour toi...
—Clara, pardon, j'étais distraite...
—Distraite... quand tu me revois après plus de huit grands jours de séparation? dit tristement Clara. Distraite... cela serait déjà bien mal; mais non, non, ce n'est pas cela: tiens, vois-tu, Marie... je finirai par croire que tu es fière.
Fleur-de-Marie devint pâle comme une morte et ne répondit pas...
À sa vue, une femme portant le deuil de veuve avait poussé un cri de colère et d'horreur.
Cette femme était la laitière qui, chaque matin, vendait du lait à la Goualeuse lorsque celle-ci demeurait chez l'ogresse du tapis-franc.
XI
La laitière
La scène que nous allons raconter se passait dans une des cours de la ferme, en présence des laboureurs et des femmes de service qui rentraient de leurs travaux pour prendre leur repas de midi.
Sous un hangar, on voyait une petite charrette attelée d'un âne, et contenant le rustique et pauvre mobilier de la veuve; un petit garçon de douze ans, aidé de deux enfants moins âgés, commençait à décharger cette voiture.
La laitière, complètement vêtue de noir, était une femme de quarante ans environ, à la figure rude, virile et résolue; ses paupières étaient rougies par des larmes récentes. En apercevant Fleur-de-Marie, elle jeta d'abord un cri d'effroi; mais bientôt la douleur, l'indignation, la colère, contractèrent ses traits; elle se précipita sur la Goualeuse, la prit brutalement par le bras et s'écria en la montrant aux gens de la ferme:
—Voilà une malheureuse qui connaît l'assassin de mon pauvre mari... Je l'ai vue vingt fois parler à ce brigand! Quand je vendais du lait au coin de la rue de la Vieille-Draperie, elle venait m'en acheter pour un sou tous les matins; elle doit savoir quel est le scélérat qui a fait le coup, comme toutes ses pareilles, elle est de la clique de ces bandits... Oh! tu ne m'échapperas pas, coquine que tu es!... s'écria la laitière exaspérée par d'injustes soupçons; et elle saisit l'autre bras de Fleur-de-Marie, qui, tremblante, éperdue, voulait fuir.
Clara, stupéfaite de cette brusque agression, n'avait pu jusqu'alors dire un mot; mais, à ce redoublement de violence, elle s'écria en s'adressant à la veuve:
—Mais vous êtes folle!... le chagrin vous égare!... vous vous trompez!...
—Je me trompe!... reprit la paysanne avec une ironie amère, je me trompe! Oh! que non!... je ne me trompe pas... Tenez, regardez comme la voilà déjà pâle... la misérable!... comme ses dents claquent!... La justice te forcera de parler; tu vas venir avec moi chez M. le maire... entends-tu?... Oh! il ne s'agit pas de résister... j'ai une bonne poigne... je t'y porterai plutôt...
—Insolente que vous êtes! s'écria Clara exaspérée, sortez d'ici... Oser ainsi manquer à mon amie, à ma sœur!
—Votre sœur... mademoiselle, allons donc! C'est vous, vous qui êtes folle! répondit grossièrement la veuve. Votre sœur!... une fille des rues, que, durant six mois, j'ai vue traîner dans la Cité!
À ces mots, les laboureurs firent entendre de longs murmures contre Fleur-de-Marie; ils prenaient naturellement parti pour la laitière, qui était de leur classe, et dont le malheur les intéressait.
Les trois enfants, entendant leur mère élever la voix, accoururent auprès d'elle et l'entourèrent en pleurant, sans savoir de quoi il s'agissait. L'aspect de ces pauvres petits, aussi vêtus de deuil, redoubla la sympathie qu'inspirait la veuve et augmenta l'indignation des paysans contre Fleur-de-Marie.
Clara, effrayée de ces démonstrations presque menaçantes, dit aux gens de la ferme d'une voix émue:
—Faites sortir cette femme d'ici; je vous répète que le chagrin l'égare. Marie, Marie, pardon! Mon Dieu, cette folle ne sait pas ce qu'elle dit...
La Goualeuse, pâle, la tête baissée pour échapper à tous les regards, restait muette, anéantie, inerte, et ne faisait pas un mouvement pour échapper aux rudes étreintes de la robuste laitière.
Clara, attribuant cet abattement à l'effroi qu'une pareille scène devait inspirer à son amie, dit de nouveau aux laboureurs:
—Vous ne m'entendez donc pas? Je vous ordonne de chasser cette femme... Puisqu'elle persiste dans ses injures, pour la punir de son insolence, elle n'aura pas ici la place que ma mère lui avait promise; de sa vie elle ne remettra les pieds à la ferme.
Aucun laboureur ne bougea pour obéir aux ordres de Clara; l'un d'eux osa même dire:
—Dame... mademoiselle, si c'est une fille des rues et qu'elle connaisse l'assassin du mari de cette pauvre femme... faut qu'elle vienne s'expliquer chez le maire...
—Je vous répète que vous n'entrerez jamais à la ferme, dit Clara à la laitière, à moins qu'à l'instant vous ne demandiez pardon à mademoiselle Marie de vos grossièretés.
—Vous me chassez, mademoiselle!... à la bonne heure, répondit la veuve avec amertume. Allons, mes pauvres orphelins, ajouta-t-elle en embrassant ses enfants, rechargez la charrette, nous irons gagner notre pain ailleurs, le bon Dieu aura pitié de nous; mais au moins, en nous en allant, nous emmènerons chez M. le maire cette malheureuse, qui va être bien forcée de dénoncer l'assassin de mon pauvre mari... puisqu'elle connaît toute la bande!... Parce que vous êtes riche, mademoiselle, reprit-elle en regardant insolemment Clara, parce que vous avez des amies dans ces créatures-là... faut pas pour cela... être si dure aux pauvres gens!
—C'est vrai, dit un laboureur, la laitière a raison...
—Pauvre femme!
—Elle est dans son droit...
—On a assassiné son mari... faut-il pas qu'elle soit contente?
—On ne peut pas l'empêcher de faire son possible pour découvrir les brigands qui ont fait le coup.
—C'est une injustice de la renvoyer.
—Est-ce que c'est sa faute, à elle, si l'amie de Mlle Clara se trouve être... une fille des rues?
—On ne met pas à la porte une honnête femme... une mère de famille... à cause d'une malheureuse pareille!
Et les murmures devenaient menaçants, lorsque Clara s'écria:
—Dieu soit loué... voici ma mère...
En effet, Mme Dubreuil, revenant du pavillon du verger, traversait la cour.
—Eh bien! Clara, eh bien! Marie, dit la fermière en approchant du groupe, venez-vous déjeuner? Allons, mes enfants, il est déjà tard!
—Maman, s'écria Clara, défendez ma sœur des insultes de cette femme, et elle montra la veuve; de grâce, renvoyez-la d'ici. Si vous saviez toutes les insolences qu'elle a l'audace de dire à Marie...
—Comment? Elle oserait?...
—Oui, maman... Voyez, pauvre petite sœur, comme elle est tremblante... elle peut à peine se soutenir... Ah! c'est une honte qu'une telle scène se passe chez nous... Marie, pardonne-nous, je t'en supplie!
—Mais qu'est-ce que cela signifie? demanda Mme Dubreuil en regardant autour d'elle d'un air inquiet, après avoir remarqué l'accablement de la Goualeuse.
—Madame sera juste, elle... bien sûr..., murmurèrent les laboureurs.
—Voilà Mme Dubreuil; c'est toi qui vas être mise à la porte, dit la veuve à Fleur-de-Marie.
—Il est donc vrai! s'écria Mme Dubreuil à la laitière, qui tenait toujours Fleur-de-Marie par le bras, vous osez parler de la sorte à l'amie de ma fille! Est-ce ainsi que vous reconnaissez mes bontés? Voulez-vous laisser cette jeune personne tranquille!
—Je vous respecte, madame, et j'ai de la reconnaissance pour vos bontés, dit la veuve en abandonnant le bras de Fleur-de-Marie; mais avant de m'accuser et de me chasser de chez vous avec mes enfants, interrogez donc cette malheureuse. Elle n'aura peut-être pas le front de nier que je la connais et qu'elle me connaît aussi.
—Mon Dieu, Marie, entendez-vous ce que dit cette femme? demanda Mme Dubreuil au comble de la surprise.
—T'appelles-tu, oui ou non, la Goualeuse? dit la laitière à Marie.
—Oui, dit la malheureuse à voix basse d'un air atterré et sans regarder Mme Dubreuil; oui, on m'appelait ainsi...
—Ah! voyez-vous! s'écrièrent les laboureurs courroucés, elle l'avoue! elle l'avoue!...
—Elle l'avoue... mais quoi? Qu'avoue-t-elle? s'écria Mme Dubreuil, à demi effrayée de l'aveu de Fleur-de-Marie.
—Laissez-la répondre, madame, reprit la veuve, elle va encore avouer qu'elle était dans une maison infâme de la rue aux Fèves, dans la Cité, où je lui vendais pour un sou de lait tous les matins; elle va encore avouer qu'elle a souvent parlé de moi à l'assassin de mon pauvre mari. Oh! elle le connaît bien, j'en suis sûre... un jeune homme pâle qui fumait toujours et qui portait une casquette, une blouse et de grands cheveux; elle doit savoir son nom... est-ce vrai? Répondras-tu, malheureuse! s'écria la laitière.
—J'ai pu parler à l'assassin de votre mari, car il y a malheureusement plus d'un meurtrier dans la Cité, dit Fleur-de-Marie d'une voix défaillante, mais je ne sais pas de qui vous voulez me parler.
—Comment... que dit-elle? s'écria Mme Dubreuil avec effroi. Elle a parlé à des assassins...
—Les créatures comme elle ne connaissent que ça..., répondit la veuve.
D'abord stupéfaite d'une si étrange révélation, confirmée par les dernières paroles de Fleur-de-Marie, Mme Dubreuil, comprenant tout alors, se recula avec dégoût et horreur, attira violemment et brusquement à elle sa fille Clara, qui s'était approchée de la Goualeuse pour la soutenir, et s'écria:
—Ah! quelle abomination! Clara, prenez garde! N'approchez pas de cette malheureuse. Mais comment Mme Georges a-t-elle pu la recevoir chez elle? Comment a-t-elle osé me la présenter, et souffrir que ma fille... Mon Dieu! mon Dieu! mais c'est horrible, cela! C'est à peine si je peux croire ce que je vois! Mais non, non, Mme Georges est incapable d'une telle indignité! Elle aura été trompée comme nous. Sans cela... Oh! ce serait infâme de sa part!
Clara, désolée, effrayée de cette scène cruelle, croyait rêver. Dans sa candide ignorance, elle ne comprenait pas les terribles récriminations dont on accablait son amie; son cœur se brisa, ses yeux se remplirent de larmes en voyant la stupeur de la Goualeuse, muette, atterrée comme une criminelle devant les juges.
—Viens, viens, ma fille, dit Mme Dubreuil à Clara; puis se retournant vers Fleur-de-Marie: Et vous, indigne créature, le bon Dieu vous punira de votre infâme hypocrisie. Oser souffrir que ma fille... un ange de vertu, vous appelle son amie, sa sœur... son amie!... sa sœur!... vous... le rebut de ce qu'il y a de plus vil au monde! Quelle effronterie! Oser vous mêler aux honnêtes gens, quand vous méritez sans doute d'aller rejoindre vos semblables en prison!
—Oui, oui, s'écrièrent les laboureurs; il faut qu'elle aille en prison; elle connaît l'assassin.
—Elle est peut-être sa complice, seulement!
—Vois-tu qu'il y a une justice au ciel! dit la veuve en montrant le poing à la Goualeuse.
—Quant à vous, ma brave femme, dit Mme Dubreuil à la laitière, loin de vous renvoyer, je reconnaîtrai le service que vous me rendez en dévoilant cette malheureuse.
—À la bonne heure! Notre maîtresse est juste, elle..., murmurèrent les laboureurs.
—Viens, Clara, reprit la fermière, Mme Georges va nous expliquer sa conduite, ou sinon je ne la revois de ma vie; car si elle n'a pas été trompée, elle se conduit envers nous d'une manière affreuse.
—Mais, ma mère, voyez donc cette pauvre Marie...
—Qu'elle crève de honte si elle veut, tant mieux! Méprise-la... Je ne veux pas que tu restes un moment auprès d'elle. C'est une de ces créatures auxquelles une jeune fille comme toi ne parle pas sans se déshonorer.
—Mon Dieu! mon Dieu! maman, dit Clara en résistant à sa mère qui voulait l'emmener, je ne sais pas ce que cela signifie... Marie peut bien être coupable, puisque vous le dites; mais, voyez, elle est défaillante; ayez pitié d'elle au moins.
—Oh! mademoiselle Clara, vous êtes bonne, vous me pardonnez. C'est bien malgré moi, croyez-moi, que je vous ai trompée. Je me le suis bien souvent reproché, dit Fleur-de-Marie en jetant sur sa protectrice un regard de reconnaissance ineffable.
—Mais, ma mère, vous êtes donc sans pitié? s'écria Clara d'une voix déchirante.
—De la pitié pour elle? Allons donc! Sans Mme Georges qui va nous en débarrasser, je ferais mettre cette misérable à la porte de la ferme comme une pestiférée, répondit durement Mme Dubreuil. Et elle entraîna sa fille, qui, se retournant une dernière fois vers la Goualeuse, s'écria:
—Marie, ma sœur! je ne sais pas de quoi l'on t'accuse, mais je suis sûre que tu n'es pas coupable, et je t'aime toujours.
—Tais-toi, tais-toi! dit Mme Dubreuil en mettant sa main sur la bouche de sa fille, tais-toi; heureusement que tout le monde est témoin qu'après cette odieuse révélation tu n'es pas restée un moment seule avec cette fille perdue. N'est-ce pas, mes amis?
—Oui, oui, madame, dit le laboureur, nous sommes témoins que Mlle Clara n'est pas restée un moment avec cette fille, qui est bien sûr une voleuse, puisqu'elle connaît des assassins.
Mme Dubreuil entraîna Clara.
La Goualeuse resta seule au milieu du groupe menaçant qui s'était formé autour d'elle.
Malgré les reproches dont l'accablait Mme Dubreuil, la présence de la fermière et de Clara avait quelque peu rassuré Fleur-de-Marie sur les suites de cette scène; mais, après le départ des deux femmes, se trouvant à la merci des paysans, les forces lui manquèrent; elle fut obligée de s'appuyer sur le parapet du profond abreuvoir des chevaux de la ferme.
Rien de plus touchant que la pose de cette infortunée.
Rien de plus menaçant que les paroles, que l'attitude des paysans qui l'entouraient.
Assise presque debout sur cette margelle de pierre, la tête baissée, cachée entre ses deux mains, son cou et son sein voilés par les bouts carrés du mouchoir d'indienne rouge qui entourait son petit bonnet rond, la Goualeuse, immobile, offrait l'expression la plus saisissante de la douleur et de la résignation.
À quelques pas d'elle, la veuve de l'assassiné, triomphante et encore exaspérée contre Fleur-de-Marie par les imprécations de Mme Dubreuil, montrait la jeune fille à ses enfants et aux laboureurs avec des gestes de haine et de mépris.
Les gens de la ferme, groupés en cercle, ne dissimulaient pas les sentiments hostiles qui les animaient; leurs rudes et grossières physionomies exprimaient à la fois l'indignation, le courroux, et une sorte de raillerie brutale et insultante; les femmes se montraient les plus furieuses, les plus révoltées. La beauté touchante de la Goualeuse n'était pas une des moindres causes de leur acharnement contre elle.
Hommes et femmes ne pouvaient pardonner à Fleur-de-Marie d'avoir été jusqu'alors traitée d'égal à égal par leurs maîtres.
Et puis encore quelques laboureurs d'Arnouville n'ayant pu justifier d'assez bons antécédents pour obtenir à la ferme de Bouqueval une de ces places si enviées dans le pays, il existait chez ceux-là, contre Mme Georges, un sourd mécontentement dont sa protégée devait se ressentir.
Les premiers mouvements des natures incultes sont toujours extrêmes...
Excellents ou détestables.
Mais ils deviennent horriblement dangereux lorsqu'une multitude croit ses brutalités autorisées par les torts réels ou apparents de ceux que poursuit sa haine ou sa colère.
Quoique la plupart des laboureurs de cette ferme n'eussent peut-être pas tous les droits possibles à afficher une susceptibilité farouche à l'endroit de la Goualeuse, ils semblaient contagieusement souillés par sa seule présence; leur pudeur se révoltait en songeant à quelle classe avait appartenu cette infortunée, qui de plus avouait qu'elle parlait souvent à des assassins. En fallait-il davantage pour exalter la colère de ces campagnards, encore excités par l'exemple de Mme Dubreuil?
—Il faut la conduire chez le maire, s'écria l'un.
—Oui, oui; et si elle ne veut pas marcher, on la poussera.
—Et ça ose s'habiller comme nous autres honnêtes filles de campagne, ajouta une des plus laides maritornes de la ferme.
—Avec son air de sainte-nitouche, reprit une autre, on lui aurait donné le bon Dieu sans confession.
—Est-ce qu'elle n'avait pas le front d'aller à la messe?
—L'effrontée!... Pourquoi ne pas communier tout de suite?
—Et il lui fallait frayer avec les maîtres encore!
—Comme si nous étions de trop petites gens pour elle!
—Heureusement chacun a son tour.
—Oh! il faudra bien que tu parles et que tu dénonces l'assassin! s'écria la veuve. Vous êtes tous de la même bande... Je ne suis pas même bien sûre de ne pas t'avoir vue ce jour-là avec eux. Allons, allons, il ne s'agit pas de pleurnicher, maintenant que tu es reconnue. Montre-nous ta face, elle est belle à voir!
Et la veuve abaissa brutalement les deux mains de la jeune fille, qui cachait son visage baigné de larmes.
La Goualeuse, d'abord écrasée de honte, commençait à trembler d'effroi en se trouvant seule à la merci de ces forcenés; elle joignit les mains, tourna vers la laitière ses yeux suppliants et craintifs et dit de sa voix douce:
—Mon Dieu, madame, il y a deux mois que je suis retirée à la ferme de Bouqueval... je n'ai donc pu être témoin du malheur dont vous parlez, et...
La timide voix de Fleur-de-Marie fut couverte par ces cris furieux:
—Menons-la chez M. le maire... elle s'expliquera.
—Allons! en marche, la belle!
Et le groupe menaçant se rapprochant de plus en plus de la Goualeuse, celle-ci, croisant ses mains par un mouvement machinal, regardait de côté et d'autre avec épouvante et semblait implorer du secours.
—Oh! reprit la laitière, tu as beau chercher autour de toi, Mlle Clara n'est plus là pour te défendre; tu ne nous échapperas pas.
—Hélas! madame, dit-elle toute tremblante, je ne veux pas vous échapper; je ne demande pas mieux que de répondre à ce qu'on me demandera... puisque cela peut vous être utile... Mais quel mal ai-je fait à toutes les personnes qui m'entourent et me menacent?...
—Tu nous a fait que tu as eu le front d'aller avec nos maîtres, quand nous, qui valons mille fois mieux que toi, nous n'y allons pas... Voilà ce que tu nous as fait.
—Et puis, pourquoi as-tu voulu que l'on chasse d'ici cette pauvre veuve et ses enfants? dit un autre.
—Ce n'est pas moi, c'est Mlle Clara qui voulait...
—Laisse-nous donc tranquilles, reprit le laboureur en l'interrompant, tu n'as pas seulement demandé grâce pour elle: tu étais contente de lui voir ôter son pain!
—Non, non, elle n'a pas demandé grâce!
—Est-elle mauvaise!
—Une pauvre veuve... mère de trois enfants!
—Si je n'ai pas demandé sa grâce, dit Fleur-de-Marie, c'est que je n'avais pas la force de dire un mot...
—Tu avais bien la force de parler à des assassins!
Ainsi qu'il arrive toujours dans les émotions populaires, ces paysans, plus bêtes que méchants, s'irritaient, s'excitaient, se grisaient au bruit de leurs propres paroles, et s'animaient en raison des injures et des menaces qu'ils prodiguaient à leur victime.
Ainsi le populaire arrive quelquefois, à son insu, par une exaltation progressive, à l'accomplissement des actes les plus injustes et les plus féroces.
Le cercle menaçant des métayers se rapprochait de plus en plus de Fleur-de-Marie; tous gesticulaient en parlant; la veuve du forgeron ne se possédait plus.
Seulement séparée du profond abreuvoir par le parapet où elle s'appuyait, la Goualeuse eut peur d'être renversée dans l'eau et s'écria, en étendant vers eux des mains suppliantes:
—Mais, mon Dieu! que voulez-vous de moi? Par pitié, ne me faites pas de mal!...
Et comme la laitière, gesticulant toujours, s'approchait de plus en plus et lui mettait ses deux poings presque sur le visage, Fleur-de-Marie s'écria, en se renversant en arrière avec effroi:
—Je vous en supplie, madame, n'approchez pas autant; vous allez me faire tomber à l'eau.
Ces paroles de Fleur-de-Marie éveillèrent chez ces gens grossiers une idée cruelle. Ne pensant qu'à faire une de ces plaisanteries de paysans, qui souvent vous laissent à moitié mort sur place, un des plus enragés s'écria:
—Un plongeon!... donnons-lui un plongeon!
—Oui... oui... À l'eau!... à l'eau!... répéta-t-on avec des éclats de rire et des applaudissements frénétiques.
—C'est ça, un bon plongeon!... Elle n'en mourra pas!
—Ça lui apprendra à venir se mêler aux honnêtes gens!
—Oui, oui... À l'eau! à l'eau!
—Justement on a cassé la glace ce matin.
—La fille des rues se souviendra des braves gens de la ferme d'Arnouville!
En entendant ces cris inhumains, ces railleries barbares, en voyant l'exaspération de toutes ces figures stupidement irritées qui s'avançaient pour l'enlever, Fleur-de-Marie se crut morte.
À son premier effroi succéda bientôt une sorte de contentement amer: elle entrevoyait l'avenir sous de si noires couleurs qu'elle remercia mentalement le ciel d'abréger ses peines; elle ne prononça plus un mot de plainte, se laissa glisser à genoux, croisa religieusement ses deux mains sur sa poitrine, ferma les yeux et attendit en priant.
Les laboureurs, surpris de l'attitude et de la résignation muette de la Goualeuse, hésitèrent un moment à accomplir leurs projets sauvages; mais, gourmandés sur leur faiblesse par la partie féminine de l'assemblée, ils recommencèrent de vociférer pour se donner le courage d'accomplir leurs méchants desseins.
Deux des plus furieux allaient saisir Fleur-de-Marie, lorsqu'une voix émue, vibrante, leur cria:
—Arrêtez!
Au même instant, Mme Georges, qui s'était frayé un passage au milieu de cette foule, arriva auprès de la Goualeuse, toujours agenouillée, la prit dans ses bras, la releva en s'écriant:
—Debout, mon enfant!... debout, ma fille chérie! On ne s'agenouille que devant Dieu.
L'expression, l'attitude de Mme Georges furent si courageusement impérieuses que la foule recula et resta muette.
L'indignation colorait vivement les traits de Mme Georges, ordinairement pâles. Elle jeta sur les laboureurs un regard ferme et leur dit d'une voix haute et menaçante:
—Malheureux!... n'avez-vous pas honte de vous porter à de telles violences contre cette malheureuse enfant!...
—C'est une...
—C'est ma fille! s'écria Mme Georges en interrompant un des laboureurs. M. l'abbé Laporte, que tout le monde bénit et vénère, l'aime et la protège, et ceux qu'il estime doivent être respectés par tout le monde.
Ces simples paroles imposèrent aux laboureurs.
Le curé de Bouqueval était, dans le pays, regardé comme un saint; plusieurs paysans n'ignoraient pas l'intérêt qu'il portait à la Goualeuse. Pourtant quelques sourds murmures se firent encore entendre; Mme Georges en comprit le sens et s'écria:
—Cette malheureuse fille fût-elle la dernière des créatures, fût-elle abandonnée de tous, votre conduite envers elle n'en serait pas moins odieuse. De quoi voulez-vous la punir? Et de quel droit d'ailleurs? Quelle est votre autorité? La force? N'est-il pas lâche, honteux à des hommes de prendre pour victime une jeune fille sans défense! Viens, Marie, viens, mon enfant bien-aimée, retournons chez nous; là, du moins, tu es connue et appréciée...
Mme Georges prit le bras de Fleur-de-Marie; les laboureurs, confus et reconnaissant la brutalité de leur conduite, s'écartèrent respectueusement.
La veuve seule s'avança et dit résolument à Mme Georges:
—Cette fille ne sortira pas d'ici qu'elle n'ait fait sa déposition chez le maire au sujet de l'assassinat de mon pauvre mari.
—Ma chère amie, dit Mme Georges en se contraignant, ma fille n'a aucune déposition à faire ici; plus tard, si la justice trouve bon d'invoquer son témoignage, on la fera appeler, et je l'accompagnerai... Jusque-là personne n'a le droit de l'interroger.
—Mais, madame... je vous dis...
Mme Georges interrompit la laitière et lui répondit sévèrement:
—Le malheur dont vous êtes victime peut à peine excuser votre conduite; un jour vous regretterez les violences que vous avez si imprudemment excitées. Mlle Marie demeure avec moi à la ferme de Bouqueval, instruisez-en le juge qui a reçu votre première déclaration, nous attendrons ses ordres.
La veuve ne put rien répondre à ces sages paroles; elle s'assit sur le parapet de l'abreuvoir et se mit à pleurer amèrement en embrassant ses enfants.
Quelques minutes après cette scène, Pierre amena le cabriolet; Mme Georges et Fleur-de-Marie y montèrent pour retourner à Bouqueval.
En passant devant la maison de la fermière d'Arnouville, la Goualeuse aperçut Clara: elle pleurait, à demi cachée derrière une persienne entr'ouverte, et fit à Fleur-de-Marie un signe d'adieu avec son mouchoir.
XII
Consolations
—Ah! madame! quelle honte pour moi! quel chagrin pour vous! dit Fleur-de-Marie à sa mère adoptive, lorsqu'elle se retrouva seule avec elle dans le petit salon de la ferme de Bouqueval. Vous êtes sans doute pour toujours fâchée avec Mme Dubreuil, et cela à cause de moi. Oh! mes pressentiments!... Dieu m'a punie d'avoir ainsi trompé cette dame et sa fille... je suis un sujet de discorde entre vous et votre amie...
—Mon amie... est une excellente femme, ma chère enfant, mais une pauvre tête faible... Du reste, comme elle a très-bon cœur, demain elle regrettera, j'en suis sûre, son fol emportement d'aujourd'hui...
—Hélas! madame, ne croyez pas que je veuille la justifier en vous accusant, mon Dieu!... Mais votre bonté pour moi vous a peut-être aveuglée... Mettez-vous à la place de Mme Dubreuil... Apprendre que la compagne de sa fille chérie... était... ce que j'étais... dites? Peut-on blâmer son indignation maternelle?
Mme Georges ne trouva malheureusement rien à répondre à cette question de Fleur-de-Marie, qui reprit avec exaltation:
—Cette scène flétrissante que j'ai subie aux yeux de tous, demain tout le pays le saura! Ce n'est pas pour moi que je crains; mais qui sait maintenant si la réputation de Clara... ne sera pas à tout jamais entachée... parce qu'elle m'a appelée son amie, sa sœur! J'aurais dû suivre mon premier mouvement... résister au penchant qui m'attirait vers Mlle Dubreuil... et, au risque de lui inspirer de l'aversion, me soustraire à l'amitié qu'elle m'offrait... Mais j'ai oublié la distance qui me séparait d'elle... Aussi, vous le voyez, j'en suis punie, oh! cruellement punie... car j'aurai peut-être causé un tort irréparable à cette jeune personne, si vertueuse et si bonne...
—Mon enfant, dit Mme Georges après quelques moments de réflexion, vous avez tort de vous faire de si douloureux reproches: votre passé est coupable... oui, très-coupable... Mais n'est-ce rien que d'avoir, par votre repentir, mérité la protection de notre vénérable curé? N'est-ce pas sous ses auspices, sous les miens, que vous avez été présentée à Mme Dubreuil? Vos seules qualités ne lui ont-elles pas inspiré l'attachement qu'elle vous avait librement voué?... N'est-ce pas elle qui vous a demandé d'appeler Clara votre sœur? Et puis enfin, ainsi que je lui ai dit tout à l'heure, car je ne voulais ni ne devais rien lui cacher, pouvais-je, certaine que j'étais de votre repentir, ébruiter le passé, et rendre ainsi votre réhabilitation plus pénible... impossible, peut-être, en vous désespérant, en vous livrant au mépris de gens qui, aussi malheureux, aussi abandonnés que vous l'avez été, n'auraient peut-être pas, comme vous, conservé le secret instinct de l'honneur et de la vertu? La révélation de cette femme est fâcheuse, funeste; mais devais-je, en la prévenant, sacrifier votre repos futur à une éventualité presque improbable?
—Ah! madame, ce qui prouve que ma position est à jamais fausse et misérable, c'est que, par affection pour moi, vous avez eu raison de cacher le passé, et que la mère de Clara a aussi raison de me mépriser au nom de ce passé; de me mépriser... comme tout le monde me méprisera désormais, car la scène de la ferme d'Arnouville va se répandre, tout va se savoir... Oh! je mourrai de honte... je ne pourrai plus supporter les regards de personne!
—Pas même les miens! Pauvre enfant! dit Mme Georges en fondant en larmes et en ouvrant ses bras à Fleur-de-Marie, tu ne trouveras pourtant jamais dans mon cœur que la tendresse, que le dévouement d'une mère... Courage donc, Marie! Ayez la conscience de votre repentir. Vous êtes ici entourée d'amis, eh bien! cette maison sera le monde pour vous... Nous irons au-devant de la révélation que vous craignez: notre bon abbé assemblera les gens de la ferme, qui vous aiment déjà tant; il leur dira la vérité sur le passé... Croyez-moi, mon enfant, sa parole a une telle autorité que cette révélation vous rendra plus intéressante encore.
—Je vous crois, madame, et je me résignerai; hier, dans notre entretien, M. le curé m'avait annoncé les douloureuses expiations: elles commencent, je ne dois pas m'étonner. Il m'a dit encore que mes souffrances me seraient un jour comptées... Je l'espère... Soutenue dans ces épreuves par vous et par lui, je ne me plaindrai pas.
—Vous allez d'ailleurs le voir dans quelques moments, jamais ses conseils ne vous auront été plus salutaires... Voici déjà quatre heures et demie; disposez-vous à aller au presbytère, mon enfant... Je vais écrire à M. Rodolphe pour lui apprendre ce qui est arrivé à la ferme d'Arnouville... Un exprès lui portera ma lettre... puis j'irai vous rejoindre chez notre bon abbé... car il est urgent que nous causions tous trois.
Peu d'instants après, la Goualeuse sortait de la ferme afin de se rendre au presbytère par le chemin creux où la veille le Maître d'école et Tortillard étaient convenus de se retrouver.
XIII
Réflexion
Ainsi qu'on a pu le voir par ses entretiens avec Mme Georges et avec le curé de Bouqueval, Fleur-de-Marie avait si noblement profité des conseils de ses bienfaiteurs, s'était tellement assimilé leurs principes, qu'elle se désespérait de plus en plus en songeant à son abjection passée.
Malheureusement encore, son esprit s'était développé à mesure que ses excellents instincts grandissaient au milieu de l'atmosphère d'honneur et de pureté où elle vivait.
D'une intelligence moins élevée, d'une sensibilité moins exquise, d'une imagination moins vive, Fleur-de-Marie se serait facilement consolée.
Elle s'était repentie, un vénérable prêtre l'avait pardonnée, elle aurait oublié les horreurs de la Cité au milieu des douceurs de la vie rustique qu'elle partageait avec Mme Georges; elle se fût enfin livrée sans crainte à l'amitié que lui témoignait Mlle Dubreuil, et cela, non par insouciance des fautes qu'elle avait commises, mais par confiance aveugle dans la parole de ceux dont elle reconnaissait l'excellence.
Ils lui disaient: «Maintenant votre bonne conduite vous rend l'égale des honnêtes gens»; elle n'aurait vu aucune différence entre elle et les honnêtes gens.
La scène douloureuse de la ferme d'Arnouville l'eût péniblement affectée, mais elle n'aurait pas, pour ainsi dire, prévu, devancé cette scène, en versant des larmes amères, en éprouvant de vagues remords à la vue de Clara dormant, innocente et pure, dans la même chambre que l'ancienne pensionnaire de l'ogresse.
Pauvre fille!... ne s'était-elle pas bien souvent adressé elle-même, dans le silence de ses longues insomnies, des récriminations bien plus poignantes que celles dont les habitants de la ferme l'avaient accablée?
Ce qui tuait lentement Fleur-de-Marie, c'était l'analyse, c'était l'examen incessant de ce qu'elle se reprochait; c'était surtout la comparaison constante de l'avenir que l'inexorable passé lui imposait, et de l'avenir qu'elle eût rêvé sans cela.
L'esprit d'analyse, d'examen et de comparaison est presque toujours inhérent à la supériorité de l'intelligence. Chez les âmes altières et orgueilleuses, cet esprit amène le doute et la révolte contre les autres.
Chez les âmes timides et délicates, cet esprit amène le doute et la révolte contre soi.
On condamne les premiers, ils s'absolvent.
On absout les seconds, ils se condamnent.
Le curé de Bouqueval, malgré sa sainteté, Mme Georges, malgré ses vertus, ou plutôt tous deux à cause de leurs vertus et de leur sainteté, ne pouvaient imaginer ce que souffrait la Goualeuse depuis que son âme, dégagée de ses souillures, pouvait contempler toute la profondeur de l'abîme où on l'avait plongée.
Ils ne savaient pas que les affreux souvenirs de la Goualeuse avaient presque la puissance, la force de la réalité; ils ne savaient pas que cette jeune fille, d'une sensibilité exquise, d'une imagination rêveuse et poétique, d'une finesse d'impression douloureuse à force de susceptibilité; ils ne savaient pas que cette jeune fille ne passait pas un jour sans se rappeler, mais aussi sans ressentir, avec une souffrance mêlée de dégoût et d'épouvante, les honteuses misères de son existence d'autrefois.
Qu'on se figure une enfant de seize ans, candide et pure, ayant la conscience de sa candeur et de sa pureté, jetée par quelque pouvoir infernal dans l'infâme taverne de l'ogresse et invinciblement soumise au pouvoir de cette mégère!... Telle était pour Fleur-de-Marie la réaction du passé sur le présent.
Ferons-nous ainsi comprendre l'espèce de ressentiment rétrospectif, ou plutôt le contrecoup moral dont la Goualeuse souffrait si cruellement qu'elle regrettait, plus souvent qu'elle n'avait osé l'avouer à l'abbé, de n'être pas morte étouffée dans la fange?
Pour peu qu'on réfléchisse et qu'on ait d'expérience de la vie, on ne prendra pas ce que nous allons dire pour un paradoxe:
Ce qui rendait Fleur-de-Marie digne d'intérêt et de pitié, c'est que non-seulement elle n'avait jamais aimé, mais que ses sens étaient toujours restés endormis et glacés. Si bien souvent, chez des femmes peut-être moins délicatement douées que Fleur-de-Marie, de chastes répulsions succèdent longtemps au mariage, s'étonnera-t-on que cette infortunée, enivrée par l'ogresse, et jetée à seize ans au milieu de la horde de bêtes sauvages ou féroces qui infestaient la Cité, n'ait éprouvé qu'horreur et effroi, et soit sortie moralement pure de ce cloaque?...
Les naïves confidences de Clara Dubreuil au sujet de son candide amour pour le jeune fermier qu'elle devait épouser avaient navré Fleur-de-Marie; elle aussi sentait qu'elle aurait aimé vaillamment, qu'elle aurait éprouvé l'amour dans tout ce qu'il avait de dévoué, de noble, de pur et de grand; et pourtant il ne lui était plus permis d'inspirer ou d'éprouver ce sentiment; car si elle aimait... elle choisirait en raison de l'élévation de son âme... et plus ce choix serait digne d'elle, plus elle devrait s'en croire indigne.
XIV
Le chemin creux
Le soleil se couchait à l'horizon; la plaine était déserte, silencieuse.
Fleur-de-Marie approchait de l'entrée du chemin creux qu'il lui fallait traverser pour se rendre au presbytère, lorsqu'elle vit sortir de la ravine un petit garçon boiteux, vêtu d'une blouse grise et d'une casquette bleue; il semblait éploré, et, du plus loin qu'il aperçut la Goualeuse, il accourut près d'elle.
—Oh! ma bonne dame, ayez pitié de moi, s'il vous plaît! s'écria-t-il en joignant les mains d'un air suppliant.
—Que voulez-vous? Qu'avez-vous, mon enfant? lui demanda la Goualeuse avec intérêt.
—Hélas! ma bonne dame, ma pauvre grand'mère, qui est bien vieille, bien vieille, est tombée là-bas, en descendant le ravin; elle s'est fait beaucoup de mal... j'ai peur qu'elle se soit cassé la jambe... Je suis trop faible pour l'aider à se relever... Mon Dieu, comment faire, si vous ne venez pas à mon secours? Pauvre grand'mère! elle va mourir peut-être!
La Goualeuse, touchée de la douleur du petit boiteux, s'écria:
—Je ne suis pas très-forte non plus, mon enfant, mais je pourrai peut-être vous aider à secourir votre grand'mère... Allons vite près d'elle... Je demeure à cette ferme là-bas... si la pauvre vieille ne peut s'y transporter avec nous, je l'enverrai chercher.
—Oh! ma bonne dame, le bon Dieu vous bénira, bien sûr... C'est par ici... à deux pas, dans le chemin creux, comme je vous le disais; c'est en descendant la berge qu'elle a tombé.
—Vous n'êtes donc pas du pays? demanda la Goualeuse en suivant Tortillard, que l'on a sans doute déjà reconnu.
—Non, ma bonne dame, nous venons d'Écouen.
—Et où alliez-vous?
—Chez un bon curé qui demeure sur la colline là-bas..., dit le fils de Bras-Rouge, pour augmenter la confiance de Fleur-de-Marie.
—Chez M. l'abbé Laporte, peut-être?
—Oui, ma bonne dame, chez M. l'abbé Laporte, ma pauvre grand'mère le connaît beaucoup, beaucoup...
—J'allais justement chez lui; quelle rencontre! dit Fleur-de-Marie en s'enfonçant de plus en plus dans le chemin creux.
—Grand'maman! me voilà, me voilà!... Prends patience, je t'amène du secours! cria Tortillard pour prévenir le Maître d'école et la Chouette de se tenir prêts à saisir leur victime.
—Votre grand'mère n'est donc pas tombée loin d'ici? demanda la Goualeuse.
—Non, ma bonne dame, derrière ce gros arbre là-bas, où le chemin tourne, à vingt pas d'ici.
Tout à coup Tortillard s'arrêta.
Le bruit du galop d'un cheval retentit dans le silence de la plaine.
—Tout est encore perdu, se dit Tortillard.
Le chemin faisait un coude très-prononcé à quelques toises de l'endroit où le fils de Bras-Rouge se trouvait avec la Goualeuse.
Un cavalier parut à ce détour; lorsqu'il fut auprès de la jeune fille, il s'arrêta.
On entendit alors le trot d'un autre cheval, et quelques moments après survint un domestique vêtu d'une redingote brune à boutons d'argent, d'une culotte de peau blanche et de bottes à revers. Une étroite ceinture de cuir fauve serrait derrière sa taille le mackintosh de son maître.
Le maître, vêtu simplement d'une épaisse redingote bronze et d'un pantalon gris clair, montait avec une grâce parfaite un cheval bai, de pur sang, d'une beauté singulière; malgré la longue course qu'il venait de faire, le lustre éclatant de sa robe à reflets dorés ne se ternissait pas même d'une légère moiteur.
Le cheval du groom, qui resta immobile à quelques pas de son maître, était aussi plein de race et de distinction.
Dans ce cavalier, d'une figure brune et charmante, Tortillard reconnut M. le vicomte de Saint-Remy, que l'on supposait être l'amant de Mme la duchesse de Lucenay.
—Ma jolie fille, dit le vicomte à la Goualeuse, dont la beauté le frappa, auriez-vous l'obligeance de m'indiquer la route du village d'Arnouville?
Marie, baissant les yeux devant le regard profond et hardi de ce jeune homme, répondit:
—En sortant du chemin creux, monsieur, vous prendrez le premier sentier à main droite: ce sentier vous conduira à une avenue de cerisiers qui mène directement à Arnouville.
—Mille grâces, ma belle enfant... Vous me renseignez mieux qu'une vieille femme que j'ai trouvée à deux pas d'ici, étendue au pied d'un arbre; je n'ai pu en tirer d'elle autre chose que des gémissements.
—Ma pauvre grand'mère!... murmura Tortillard d'une voix dolente.
—Maintenant, encore un mot, reprit M. de Saint-Remy en s'adressant à la Goualeuse, pouvez-vous me dire si je trouverai facilement, à Arnouville, la ferme de M. Dubreuil?
La Goualeuse ne put s'empêcher de tressaillir à ces mots qui lui rappelaient la pénible scène de la matinée; elle répondit:
—Les bâtiments de la ferme bordent l'avenue que vous allez suivre pour vous rendre à Arnouville, monsieur.
—Encore une fois, merci, ma belle enfant! dit M. de Saint-Remy. Et il partit au galop, suivi de son groom.
Les traits charmants du vicomte s'étaient quelque peu déridés pendant qu'il parlait à Fleur-de-Marie; dès qu'il fut seul, ils redevinrent sombres et contractés par une inquiétude profonde.
Fleur-de-Marie, se souvenant de la personne inconnue pour qui l'on préparait à la hâte un pavillon de la ferme d'Arnouville par les ordres de Mme de Lucenay, ne douta pas qu'il ne s'agît de ce jeune et beau cavalier.
Le galop des chevaux ébranla quelque temps encore la terre durcie par la gelée; il s'amoindrit, cessa...
Tout redevint silencieux.
Tortillard respira.
Voulant rassurer et avertir ses complices, dont l'un, le Maître d'école, s'était dérobé à la vue des cavaliers, le fils de Bras-Rouge s'écria:
—Grand'mère!... me voilà... avec une bonne dame qui vient à ton secours!...
—Vite, vite, mon enfant! Ce monsieur à cheval nous a fait perdre quelques minutes, dit la Goualeuse en hâtant le pas, afin d'atteindre le tournant du chemin creux.
À peine y arriva-t-elle que la Chouette, qui s'y tenait embusquée, dit à voix basse:
—À moi, Fourline!
Puis, sautant sur la Goualeuse, la borgnesse la saisit au cou d'une main, et de l'autre lui comprima les lèvres, pendant que Tortillard, se jetant aux pieds de la jeune fille, se cramponnait à ses jambes pour l'empêcher de faire un pas.
Ceci s'était passé si rapidement que la Chouette n'avait pas eu le temps d'examiner les traits de la Goualeuse; mais dans le peu d'instants qu'il fallut au Maître d'école pour sortir du trou où il s'était tapi et pour venir à tâtons avec son manteau, la vieille reconnut son ancienne victime.
—La Pégriotte!... s'écria-t-elle d'abord stupéfaite; puis elle ajouta avec une joie féroce: C'est encore toi?... Ah! c'est le boulanger qui t'envoie... C'est ton sort de retomber toujours sous ma griffe!... J'ai mon vitriol dans le fiacre... cette fois, ta jolie frimousse y passera... car tu m'enrhumes avec ta figure de vierge... À toi, mon homme! prends garde qu'elle ne te morde, et tiens-la bien pendant que nous allons l'embaluchonner...
De ses deux mains puissantes, le Maître d'école saisit la Goualeuse; et, avant qu'elle eût pu pousser un cri, la Chouette lui jeta le manteau sur la tête et l'enveloppa étroitement.
En un instant, Fleur-de-Marie, liée, bâillonnée, fut mise dans l'impossibilité de faire un mouvement ou d'appeler à son secours.
—Maintenant, à toi le paquet, Fourline..., dit la Chouette. Eh! eh! eh!... c'est seulement pas si lourd que la négresse de la femme noyée du canal Saint-Martin... n'est-ce pas, mon homme? Et comme le brigand tressaillait à ces mots qui lui rappelaient son épouvantable rêve de la nuit, la borgnesse reprit:—Ah çà! qu'est-ce que tu as donc, Fourline?... On dirait que tu grelottes?... Depuis ce matin, par instants, les dents te claquent comme si tu avais la fièvre, et alors tu regardes en l'air comme si tu cherchais quelque chose.
—Gros feignant!... il regarde les mouches voler, dit Tortillard.
—Allons, vite, filons, mon homme! Emballe-moi la Pégriotte... À la bonne heure! ajouta la Chouette en voyant le brigand prendre Fleur-de-Marie entre ses bras comme on prend un enfant endormi. Vite, au fiacre, vite!...
—Mais qui est-ce qui va me conduire, moi?... demanda le Maître d'école d'une voix sourde, en étreignant son souple et léger fardeau dans ses bras d'Hercule.
—Vieux têtard! il pense à tout, dit la Chouette.
Et, écartant son châle, elle dénoua un foulard rouge qui couvrait son cou décharné, tordit à moitié ce mouchoir dans sa longueur et dit au Maître d'école:
—Ouvre la gargoine, prends le bout de ce foulard dans tes quenottes, serre bien... Tortillard prendra l'autre bout à la main, tu n'auras qu'à le suivre... À bon aveugle bon chien. Ici, moutard!
Le petit boiteux fit une gambade, murmura à voix basse un jappement imitatif et grotesque, prit dans sa main l'autre bout du mouchoir et conduisit ainsi le Maître d'école, pendant que la Chouette hâtait le pas pour prévenir Barbillon.
Nous avons renoncé à peindre la terreur de Fleur-de-Marie, lorsqu'elle s'était vue au pouvoir de la Chouette et du Maître d'école. Elle se sentit défaillir et ne put opposer la moindre résistance.
Quelques minutes après, la Goualeuse était transportée dans le fiacre conduit par Barbillon; quoiqu'il fît nuit, les stores de cette voiture étaient soigneusement fermés, et les trois complices se dirigèrent, avec leur victime presque expirante, vers la plaine Saint-Denis, où Tom les attendait.
XV
Clémence d'Harville
Le lecteur nous excusera d'abandonner une de nos héroïnes dans une situation si critique, situation dont nous dirons plus tard le dénoûment.
Les exigences de ce récit multiple, malheureusement trop varié dans son unité, nous forcent de passer incessamment d'un personnage à un autre, afin de faire, autant qu'il est en nous, marcher et progresser l'intérêt général de l'œuvre (si toutefois il y a de l'intérêt dans cette œuvre, aussi difficile que consciencieuse et impartiale).
Nous avons encore à suivre quelques-uns des acteurs de ce récit dans ces mansardes où frissonne de froid et de faim une misère timide, résignée, probe et laborieuse...
Dans ces prisons d'hommes et de femmes, prisons souvent coquettes et fleuries, souvent noires et funèbres, mais toujours vastes écoles de perdition, atmosphère nauséabonde et viciée, où l'innocence s'étiole et se flétrit... sombres pandémoniums où un prévenu peut entrer pur, mais d'où il sort presque toujours corrompu...
Dans ces hôpitaux où le pauvre, traité parfois avec une touchante humanité, regrette aussi parfois le grabat solitaire qu'il trempait de la sueur glacée de la fièvre...
Dans ces mystérieux asiles où la fille séduite et délaissée met au jour, en l'arrosant de larmes amères, l'enfant qu'elle ne doit plus revoir...
Dans ces lieux terribles où la folie, touchante, grotesque, stupide, hideuse ou féroce, se montre sous des aspects toujours effrayants... depuis l'insensé paisible qui rit tristement de ce rire qui fait pleurer... jusqu'au frénétique qui rugit comme une bête féroce en s'accrochant aux grilles de son cabanon.
Nous avons enfin à explorer...
Mais à quoi bon cette trop longue énumération? Ne devons-nous pas craindre d'effrayer le lecteur? Il a déjà bien voulu nous faire la grâce de nous suivre en des lieux assez étranges, il hésiterait peut-être à nous accompagner dans de nouvelles pérégrinations.
Cela dit, passons.
On se souvient que, la veille du jour où s'accomplissaient les événements que nous venons de raconter (l'enlèvement de la Goualeuse par la Chouette), Rodolphe avait sauvé Mme d'Harville d'un danger imminent, danger suscité par la jalousie de Sarah, qui avait prévenu M. d'Harville du rendez-vous si imprudemment accordé par la marquise à M. Charles Robert.
Rodolphe, profondément ému de cette scène, était rentré chez lui en sortant de la maison de la rue du Temple, remettant au lendemain la visite qu'il comptait faire à Mlle Rigolette et à la famille de malheureux artisans dont nous avons parlé; car il les croyait à l'abri du besoin, grâce à l'argent qu'il avait remis pour eux à la marquise, afin de rendre sa prétendue visite de charité plus vraisemblable aux yeux de M. d'Harville. Malheureusement Rodolphe ignorait que Tortillard s'était emparé de cette bourse, et l'on sait comment le petit boiteux avait commis ce vol audacieux.
Vers les quatre heures, le prince reçut la lettre suivante...
Une femme âgée l'avait apportée et s'en était allée sans attendre la réponse.
«Monseigneur,
Je vous dois plus que la vie; je voudrais vous exprimer aujourd'hui même ma profonde reconnaissance. Demain peut-être la honte me rendrait muette... Si vous pouviez me faire l'honneur de venir chez moi ce soir, vous finirez cette journée comme vous l'avez commencée, monseigneur, par une généreuse action.
| D'ORBIGNY-D'HARVILLE.» |
«P. S. Ne prenez pas la peine de me répondre, monseigneur, je serai chez moi toute la soirée.»
Rodolphe, heureux d'avoir rendu à Mme d'Harville un service éminent, regrettait pourtant l'espèce d'intimité forcée que cette circonstance établissait tout à coup entre lui et la marquise.
Incapable de trahir l'amitié de M. d'Harville, mais profondément touché de la grâce spirituelle et de l'attrayante beauté de Clémence, Rodolphe, s'apercevant de son goût trop vif pour elle, avait presque renoncé à la voir après un mois d'assiduités.
Aussi se rappelait-il avec émotion l'entretien qu'il avait surpris à l'ambassade de *** entre Tom et Sarah... Celle-ci, pour motiver sa haine et sa jalousie, avait affirmé, non sans raison, que Mme d'Harville ressentait toujours, presque à son insu, une sérieuse affection pour Rodolphe. Sarah était trop sagace, trop fine, trop initiée à la connaissance du cœur humain pour n'avoir pas compris que Clémence, se croyant négligée, dédaignée peut-être par un homme qui avait fait sur elle une impression profonde; que Clémence, dans son dépit, cédant aux obsessions d'une amie perfide, avait pu s'intéresser, presque par surprise, aux malheurs imaginaires de M. Charles Robert, sans pour cela oublier complètement Rodolphe.
D'autres femmes, fidèles au souvenir de l'homme qu'elles avaient d'abord distingué, seraient restées indifférentes aux regards du commandant. Clémence d'Harville fut donc doublement coupable, quoiqu'elle n'eût cédé qu'à la séduction du malheur, et qu'un vif sentiment du devoir, joint peut-être au souvenir du prince, souvenir salutaire qui veillait au fond de son cœur, l'eût préservée d'une faute irréparable.
Rodolphe, en songeant à son entrevue avec Mme d'Harville, était en proie à mille contradictions. Bien résolu de résister au penchant qui l'entraînait vers elle, tantôt il s'estimait heureux de pouvoir la désaimer, en lui reprochant un choix aussi fâcheux que celui de M. Charles Robert; tantôt, au contraire, il regrettait amèrement de voir tomber le prestige dont il l'avait jusqu'alors entourée.
Clémence d'Harville attendait aussi cette entrevue avec anxiété; les deux sentiments qui prédominaient en elle étaient une douloureuse confusion lorsqu'elle pensait à Rodolphe... une aversion profonde lorsqu'elle pensait à M. Charles Robert.
Beaucoup de raisons motivaient cette aversion, cette haine.
Une femme risquera son repos, son honneur pour un homme; mais elle ne lui pardonnera jamais de l'avoir mise dans une position humiliante ou ridicule.
Or, Mme d'Harville, en butte aux sarcasmes et aux insultants regards de Mme Pipelet, avait failli mourir de honte.
Ce n'était pas tout.
Recevant de Rodolphe l'avis du danger qu'elle courait, Clémence avait monté précipitamment au cinquième; la direction de l'escalier était telle qu'en le gravissant elle aperçut M. Charles Robert vêtu de son éblouissante robe de chambre, au moment où reconnaissant le pas léger de la femme qu'il attendait, il entrebâillait sa porte d'un air souriant, confiant et conquérant... L'insolente fatuité du costume significatif du commandant apprit à la marquise combien elle s'était grossièrement trompée sur cet homme. Entraînée par la bonté de son cœur, par la générosité de son caractère à une démarche qui pouvait la perdre, elle lui avait accordé ce rendez-vous, non par amour, mais seulement par commisération, afin de le consoler du rôle ridicule que le mauvais goût de M. le duc de Lucenay lui avait fait jouer devant elle à l'ambassade de ***.
Qu'on juge de la déconvenue, du dégoût de Mme d'Harville, à l'aspect de M. Charles Robert... vêtu en triomphateur!...
Neuf heures venaient de sonner à la pendule du petit salon où Mme d'Harville se tenait habituellement.
Les modistes et les cabaretiers ont tellement abusé du style Louis XV et du style Renaissance que la marquise, femme de beaucoup de goût, avait prohibé de son appartement cette espèce de luxe devenu si vulgaire, le reléguant dans la partie de l'hôtel d'Harville destinée aux grandes réceptions.
Rien de plus élégant et de plus distingué que l'ameublement du salon où la marquise attendait Rodolphe.
La tenture et les rideaux, sans pentes ni draperies, étaient d'une étoffe de l'Inde couleur paille; sur ce fond brillant se dessinaient, brodées en soie mate de même nuance, des arabesques du goût le plus charmant et le plus capricieux. De doubles rideaux de point d'Alençon cachaient entièrement les vitres.
Les portes, en bois de rose, étaient rehaussées de moulures d'argent doré très-délicatement ciselées qui encadraient dans chaque panneau un médaillon ovale en porcelaine de Sèvres de près d'un pied de diamètre, représentant des oiseaux et des fleurs d'un fini, d'un éclat admirables. Les bordures des glaces et les baguettes de la tenture étaient aussi de bois de rose relevé des mêmes ornements d'argent doré.
La frise de la cheminée, de marbre blanc, et ses deux cariatides d'une beauté antique et d'une grâce exquise étaient dues au ciseau magistral de Marochetti, cet artiste éminent ayant consenti à sculpter ce délicieux chef-d'œuvre, se souvenant sans doute que Benvenuto ne dédaignait pas de modeler des aiguières et des armures.
Deux candélabres et deux flambeaux de vermeil, précieusement travaillés par Gouthière, accompagnaient la pendule, bloc carré de lapis-lazuli, élevé sur un socle de jaspe oriental et surmonté d'une large et magnifique coupe d'or émaillée, enrichie de perles et de rubis, et appartenant au plus beau temps de la Renaissance florentine.
Plusieurs excellents tableaux de l'école vénitienne, de moyenne grandeur, complétaient un ensemble d'une haute magnificence.
Grâce à une innovation charmante, ce joli salon était doucement éclairé par une lampe dont le globe de cristal dépoli disparaissait à demi au milieu d'une touffe de fleurs naturelles contenues dans une profonde et immense coupe de japon bleue, pourpre et or, suspendue au plafond, comme un lustre, par trois grosses chaînes de vermeil, auxquelles s'enroulaient les tiges vertes de plusieurs plantes grimpantes; quelques-uns de leurs rameaux flexibles et chargés de fleurs, débordant la coupe, retombaient gracieusement, comme une frange de fraîche verdure, sur la porcelaine émaillée d'or, de pourpre et d'azur.
Nous insistons sur ces détails, sans doute puérils, pour donner une idée du bon goût naturel de Mme d'Harville (symptôme presque toujours sûr d'un bon esprit), et parce que certaines misères ignorées, certains mystérieux malheurs semblent encore plus poignants lorsqu'ils contrastent avec les apparences de ce qui fait aux yeux de tous la vie heureuse et enviée.
Plongée dans un grand fauteuil totalement recouvert d'étoffe couleur paille, comme les autres sièges, Clémence d'Harville, coiffée en cheveux, portait une robe de velours noir montante, sur laquelle se découpait le merveilleux travail de son large col et de ses manchettes plates en point d'Angleterre, qui empêchaient le noir du velours de trancher trop crûment sur l'éblouissante blancheur de ses mains et de son cou.
À mesure qu'approchait le moment de son entrevue avec Rodolphe, l'émotion de la marquise redoublait. Pourtant sa confusion fit place à des pensées plus résolues: après de longues réflexions, elle prit le parti de confier à Rodolphe un grand... un cruel secret, espérant que son extrême franchise lui concilierait peut-être une estime dont elle se montrait si jalouse.
Ravivé par la reconnaissance, son premier penchant pour Rodolphe se réveillait avec une nouvelle force. Un de ces pressentiments qui trompent rarement les cœurs aimants lui disait que le hasard seul n'avait pas amené le prince si à point pour la sauver et qu'en cessant depuis quelques mois de la voir il avait cédé à un sentiment tout autre que celui de l'aversion. Un vague instinct élevait aussi dans l'esprit de Clémence des doutes sur la sincérité de l'affection de Sarah.
Au bout de quelques minutes, un valet de chambre, après avoir discrètement frappé, entra et dit à Clémence:
—Madame la marquise veut-elle recevoir Mme Asthon et mademoiselle?
—Mais sans doute, comme toujours..., répondit Mme d'Harville. Et sa fille entra lentement dans le salon.
C'était une enfant de quatre ans, qui eût été d'une charmante figure sans sa pâleur maladive et sa maigreur extrême. Mme Asthon, sa gouvernante, la tenait par la main; Claire (c'était le nom de l'enfant), malgré sa faiblesse, se hâta d'accourir vers sa mère en lui tendant les bras. Deux nœuds de rubans cerise rattachaient au-dessus de chaque tempe ses cheveux bruns, nattés et roulés de chaque côté de son front; sa santé était si frêle qu'elle portait une petite douillette de soie brune ouatée au lieu d'une de ces jolies robes de mousseline blanche, garnies de rubans pareils à la coiffure, et bien décolletées, afin qu'on puisse voir ces bras roses, ces épaules fraîches et satinées, si charmants chez les enfants bien portants.
Les grands yeux noirs de cette enfant semblaient énormes, tant ses joues étaient creuses. Malgré cette apparence débile, un sourire plein de gentillesse et de grâce épanouit les traits de Claire lorsqu'elle fut placée sur les genoux de sa mère, qui l'embrassait avec une sorte de tendresse triste et passionnée.
—Comment a-t-elle été depuis tantôt, madame Asthon? demanda Mme d'Harville à la gouvernante.
—Assez bien, madame la marquise, quoiqu'un moment j'aie craint...
—Encore! s'écria Clémence en serrant sa fille contre son cœur avec un mouvement d'effroi involontaire.
—Heureusement, madame, je m'étais trompée, dit la gouvernante; l'accès n'a pas eu lieu, Mlle Claire s'est calmée; elle n'a éprouvé qu'un moment de faiblesse... Elle a peu dormi cette après-dînée; mais elle n'a pas voulu se coucher sans venir embrasser Mme la marquise.
—Pauvre petit ange aimé! dit Mme d'Harville en couvrant sa fille de baisers.
Celle-ci lui rendait ses caresses avec une joie enfantine, lorsque le valet de chambre ouvrit les deux battants de la porte du salon et annonça:
—Son Altesse Sérénissime monseigneur le grand-duc de Gerolstein!
Claire, montée sur les genoux de sa mère, lui avait jeté ses deux bras autour du cou et l'embrassait étroitement. À l'aspect de Rodolphe, Clémence rougit, posa doucement sa fille sur le tapis, fit signe à Mme Asthon d'emmener l'enfant et se leva.
—Vous me permettrez, madame, dit Rodolphe en souriant après avoir salué respectueusement la marquise, de renouveler connaissance avec mon ancienne petite amie, qui, je le crains bien, m'aura oublié.
Et se courbant un peu, il tendit la main à Claire.
Celle-ci attacha d'abord curieusement sur lui ses deux grands yeux noirs; puis, le reconnaissant, elle fit un gentil signe de tête et lui envoya un baiser du bout de ses doigts amaigris.
—Vous reconnaissez monseigneur, mon enfant? demanda Clémence à Claire.
Celle-ci baissa la tête affirmativement et envoya un nouveau baiser à Rodolphe.
—Sa santé paraît s'être améliorée depuis que je ne l'ai vue, dit-il avec intérêt en s'adressant à Clémence.
—Monseigneur, elle va un peu mieux, quoique toujours souffrante.
La marquise et le prince, aussi embarrassés l'un que l'autre en songeant à leur prochain entretien, étaient presque satisfaits de le voir reculé de quelques minutes par la présence de Claire; mais la gouvernante ayant discrètement emmené l'enfant, Rodolphe et Clémence se trouvèrent seuls.
XVI
Les aveux
Le fauteuil de Mme d'Harville était placé à droite de la cheminée, où Rodolphe, resté debout, s'accoudait légèrement.
Jamais Clémence n'avait été plus frappée du noble et gracieux ensemble des traits du prince; jamais sa voix ne lui avait semblé plus douce et plus vibrante.
Sentant combien il était pénible pour la marquise de commencer cette conversation, Rodolphe lui dit:
—Vous avez été, madame, victime d'une trahison indigne: une lâche délation de la comtesse Sarah Mac-Gregor a failli vous perdre.
—Il serait vrai, monseigneur? s'écria Clémence. Mes pressentiments ne me trompaient donc pas... Et comment Votre Altesse a-t-elle pu savoir?...
—Hier, par hasard, au bal de la comtesse ***, j'ai découvert le secret de cette infamie. J'étais assis dans un endroit écarté du jardin d'hiver. Ignorant qu'un massif de verdure me séparait d'eux et me permettait de les entendre, la comtesse Sarah et son frère vinrent s'entretenir près de moi de leurs projets et du piège qu'ils vous tendaient. Voulant vous prévenir du péril dont vous étiez menacée, je me rendis à la hâte au bal de Mme de Nerval, croyant vous y trouver: vous n'y aviez pas paru. Vous écrire ici ce matin, c'était exposer ma lettre à tomber entre les mains du marquis, dont les soupçons devaient être éveillés. J'ai préféré aller vous attendre rue du Temple, pour déjouer la trahison de la comtesse Sarah. Vous me pardonnez, n'est-ce pas, de vous entretenir si longtemps d'un sujet qui doit vous être désagréable? Sans la lettre que vous avez eu la bonté de m'écrire... de ma vie je ne vous eusse parlé de tout ceci...
Après un moment de silence, Mme d'Harville dit à Rodolphe:
—Je n'ai qu'une manière, monseigneur, de vous prouver ma reconnaissance... c'est de vous faire un aveu que je n'ai fait à personne. Cet aveu ne me justifiera pas à vos yeux, mais il vous fera peut-être trouver ma conduite moins coupable.
—Franchement, madame, dit Rodolphe en souriant, ma position envers vous est très-embarrassante...
Clémence, étonnée de ce ton presque léger, regarda Rodolphe avec surprise.
—Comment, monseigneur?
—Grâce à une circonstance que vous devinerez sans doute, je suis obligé de faire... un peu le grand-parent, à propos d'une aventure qui, dès que vous aviez échappé au piège odieux de la comtesse Sarah, ne méritait pas d'être prise si gravement... Mais, ajouta Rodolphe avec une nuance de gravité douce et affectueuse, votre mari est pour moi presque un frère; mon père avait voué à son père la plus affectueuse gratitude. C'est donc très-sérieusement que je vous félicite d'avoir rendu à votre mari le repos et la sécurité.
—Et c'est aussi parce que vous honorez M. d'Harville de votre amitié, monseigneur, que je tiens à vous apprendre la vérité tout entière... et sur un choix qui doit vous sembler aussi malheureux qu'il l'est réellement... et sur ma conduite, qui offense celui que Votre Altesse appelle presque son frère.
—Je serai toujours, madame, heureux et fier de la moindre preuve de votre confiance. Cependant, permettez-moi de vous dire, à propos du choix dont vous parlez, que je sais que vous avez cédé autant à un sentiment de pitié sincère qu'à l'obsession de la comtesse Sarah Mac-Gregor, qui avait ses raisons pour vouloir vous perdre... Je sais encore que vous avez hésité longtemps avant de vous résoudre à la démarche que vous regrettez tant à cette heure.
Clémence regarda le prince avec surprise.
—Cela vous étonne! Je vous dirai mon secret un autre jour, afin de ne pas passer à vos yeux pour sorcier, reprit Rodolphe en souriant. Mais votre mari est-il complètement rassuré?
—Oui, monseigneur, dit Clémence en baissant les yeux avec confusion; et, je vous l'avoue, il m'est pénible de l'entendre me demander pardon de m'avoir soupçonnée, et s'extasier sur mon modeste silence à propos de mes bonnes œuvres.
—Il est heureux de son illusion, ne vous la reprochez pas, maintenez-le toujours, au contraire, dans sa douce erreur... S'il ne m'était interdit de parler légèrement de cette aventure, et s'il ne s'agissait pas de vous, madame... je dirais que jamais une femme n'est plus charmante pour son mari que lorsqu'elle a quelque tort à dissimuler. On n'a pas idée de toutes les séduisantes câlineries qu'une mauvaise conscience inspire, on n'imagine pas toutes les fleurs ravissantes que fait souvent éclore une perfidie... Quand j'étais jeune, ajouta Rodolphe, en souriant, j'éprouvais toujours, malgré moi, une vague défiance lors de certains redoublements de tendresse; et comme de mon côté je ne me sentais jamais plus à mon avantage que lorsque j'avais quelque chose à me faire pardonner, dès qu'on se montrait pour moi aussi perfidement aimable que je voulais le paraître, j'étais bien sûr que ce charmant accord... cachait une infidélité mutuelle.
Mme d'Harville s'étonnait de plus en plus d'entendre Rodolphe parler en raillant d'une aventure qui aurait pu avoir pour elle des suites si terribles; mais devinant bientôt que le prince, par cette affectation de légèreté, tâchait d'amoindrir l'importance du service qu'il lui avait rendu, elle lui dit, profondément touchée de cette délicatesse:
—Je comprends votre générosité, monseigneur... Permis à vous maintenant de plaisanter et d'oublier le péril auquel vous m'avez arrachée... Mais ce que j'ai à vous dire, moi, est si grave, si triste, cela a tant de rapport avec les événements de ce matin, vos conseils peuvent m'être si utiles, que je vous supplie de vous rappeler que vous m'avez sauvé l'honneur et la vie... oui, monseigneur, la vie... Mon mari était armé; il me l'a avoué dans l'excès de son repentir; il voulait me tuer!...
—Grand Dieu! s'écria Rodolphe avec une vive émotion.
—C'était son droit, reprit amèrement Mme d'Harville.
—Je vous en conjure, madame, répondit Rodolphe très-sérieusement cette fois, croyez-moi, je suis incapable de rester indifférent à ce qui vous intéresse; si tout à l'heure j'ai plaisanté, c'est que je ne voulais pas appesantir tristement votre pensée sur cette matinée, qui a dû vous causer une si terrible émotion. Maintenant, madame, je vous écoute religieusement, puisque vous me faites la grâce de me dire que mes conseils peuvent vous être bons à quelque chose.
—Oh! bien utiles, monseigneur! Mais, avant de vous les demander, permettez-moi de vous dire quelques mots d'un passé que vous ignorez... des années qui ont précédé mon mariage avec M. d'Harville.
Rodolphe s'inclina, Clémence continua:
—À seize ans je perdis ma mère, dit-elle sans pouvoir retenir une larme. Je ne vous dirai pas combien je l'adorai; figurez-vous, monseigneur, l'idéal de la bonté sur la terre; sa tendresse pour moi était extrême, elle y trouvait une consolation profonde à d'amers chagrins... Aimant peu le monde, d'une santé délicate, naturellement très-sédentaire, son plus grand plaisir avait été de se charger seule de mon instruction: car ses connaissances solides, variées, lui permettaient de remplir mieux que personne la tâche qu'elle s'était imposée.
«Jugez, monseigneur, de son étonnement, du mien, lorsque à seize ans, au moment où mon éducation était presque terminée, mon père, prétextant la faiblesse de la santé de ma mère, nous annonça qu'une jeune veuve fort distinguée, que de grands malheurs rendaient très-intéressante, se chargerait d'achever ce que ma mère avait commencé... Ma mère se refusa d'abord au désir de mon père. Moi-même je le suppliai de ne pas mettre entre elle et moi une étrangère; il fut inexorable, malgré nos larmes. Mme Roland, veuve d'un colonel mort dans l'Inde, disait-elle, vint habiter avec nous et fut chargée de remplir auprès de moi les fonctions d'institutrice.
—Comment! c'est cette Mme Roland que monsieur votre père a épousée presque aussitôt après votre mariage?
—Oui, monseigneur.
—Elle était donc très-belle?
—Médiocrement jolie, monseigneur.
—Très-spirituelle, alors?
—De la dissimulation, de la ruse, rien de plus. Elle avait vingt-cinq ans environ, des cheveux blonds très-pâles, des cils presque blancs, de grands yeux ronds d'un bleu clair; sa physionomie était humble et doucereuse; son caractère, perfide jusqu'à la cruauté, était en apparence prévenant jusqu'à la bassesse.
—Et son instruction?
—Complètement nulle, monseigneur; et je ne puis comprendre comment mon père, jusqu'alors si esclave des convenances, n'avait pas songé que l'incapacité de cette femme trahirait scandaleusement le véritable motif de sa présence chez lui. Ma mère lui fit observer que Mme Roland était d'une ignorance profonde; il lui répondit, avec un accent qui n'admettait pas de réplique, que, savante ou non, cette jeune et intéressante veuve garderait chez lui la position qu'il lui avait faite. Je l'ai su plus tard: dès ce moment ma pauvre mère comprit tout et s'affecta profondément, déplorant moins, je pense, l'infidélité de mon père que les désordres intérieurs que cette liaison devait amener et dont le bruit pouvait parvenir jusqu'à moi.
—Mais, en effet, même au point de vue de sa folle passion, monsieur votre père faisait, ce me semble, un mauvais calcul, en introduisant cette femme chez lui.
—Votre étonnement redoublerait encore, monseigneur, si vous saviez que mon père est l'homme du caractère le plus formaliste et le plus entier que je connaisse; il fallait, pour l'amener à un pareil oubli de toute convenance, l'influence excessive de Mme Roland, influence d'autant plus certaine qu'elle la dissimulait sous les dehors d'une violente passion pour lui.
—Mais quel âge avait donc alors monsieur votre père?
—Soixante ans environ.
—Et il croyait à l'amour de cette jeune femme?
—Mon père a été un des hommes les plus à la mode de son temps; Mme Roland, obéissant à son instinct ou à d'habiles conseils...
—Des conseils! Et qui pouvait la conseiller?
—Je vous le dirai tout à l'heure, monseigneur. Devinant qu'un homme à bonnes fortunes, lorsqu'il atteint la vieillesse, aime d'autant plus à être flatté sur ses agréments extérieurs que ces louanges lui rappellent le plus beau temps de sa vie, cette femme, le croiriez-vous, monseigneur? flatta mon père sur la grâce et sur le charme de ses traits, sur l'élégance inimitable de sa taille et de sa tournure; et il avait soixante ans... Tout le monde apprécie sa haute intelligence, et il a donné aveuglément dans ce piège grossier. Telle a été, telle est encore, je n'en doute pas, la cause de l'influence de cette femme sur lui. Tenez, monseigneur, malgré mes tristes préoccupations, je ne puis m'empêcher de sourire en me rappelant avoir, avant mon mariage, souvent entendu dire et soutenir par Mme Roland que ce qu'elle appelait la «maturité réelle» était le plus bel âge de la vie. Cette «maturité réelle» ne commençait guère, il est vrai, que vers cinquante-cinq ou soixante ans.
—L'âge de monsieur votre père?
—Oui, monseigneur. Alors seulement, disait Mme Roland, l'esprit et l'expérience avaient acquis leur dernier développement; alors seulement un homme éminemment placé dans le monde jouissait de toute la considération à laquelle il pouvait prétendre; alors seulement aussi l'ensemble de ses traits, la bonne grâce de ses manières atteignaient leur perfection, la physionomie offrant à cette époque de la vie un rare et divin mélange de gracieuse sérénité et de douce gravité. Enfin, une légère teinte de mélancolie, causée par les déceptions qu'amène toujours l'expérience, complétait le charme irrésistible de la «maturité réelle»; charme seulement appréciable, se hâtait d'ajouter Mme Roland, pour les femmes d'esprit et de cœur qui ont le bon goût de hausser les épaules aux éclats de la jeunesse effarée de ces petits étourdis de quarante ans, dont le caractère n'offre aucune sûreté et dont les traits d'une insignifiante juvénilité ne sont pas encore poétisés par cette majestueuse expression qui décèle la science profonde de la vie.
Rodolphe ne put s'empêcher de sourire de la verve ironique avec laquelle Mme d'Harville traçait le portrait de sa belle-mère.
—Il est une chose que je ne pardonne jamais aux gens ridicules, dit-il à la marquise.
—Quoi donc, monseigneur?
—C'est d'être méchants... cela empêche de rire d'eux tout à son aise.
—C'est peut-être un calcul de leur part, dit Clémence.
—Je le croirais assez, et c'est dommage; car, par exemple, si je pouvais oublier que cette Mme Roland vous a nécessairement fait beaucoup de mal, je m'amuserais fort de cette invention de «maturité réelle» opposée à la folle jeunesse de ces étourneaux de quarante ans, qui, selon cette femme, semblent à peine «sortir de page», comme auraient dit nos grands-parents.
—Du moins, mon père est, je crois, heureux des illusions dont, à cette heure, ma belle-mère l'entoure.
—Et sans doute, dès à présent, punie de sa fausseté, elle subit les conséquences de son semblant d'amour passionné; monsieur votre père l'a prise au mot, il l'entoure de solitude et d'amour. Or, permettez-moi de vous le dire, la vie de votre belle-mère doit être aussi insupportable que celle de son mari doit être heureuse: figurez-vous l'orgueilleuse joie d'un homme de soixante ans, habitué au succès, qui se croit encore assez passionnément aimé d'une jeune femme pour lui inspirer le désir de s'enfermer avec lui dans un complet isolement.
—Aussi, monseigneur, puisque mon père se trouve heureux, je n'aurais peut-être pas à me plaindre de Mme Roland; mais son odieuse conduite envers ma mère... mais la part malheureusement trop active qu'elle a prise à mon mariage causent mon aversion pour elle, dit Mme d'Harville après un moment d'hésitation.
Rodolphe la regarda avec surprise.
—M. d'Harville est votre ami, monseigneur, reprit Clémence d'une voix ferme. Je sais la gravité des paroles que je viens de prononcer... Tout à l'heure vous me direz si elles sont justes. Mais je reviens à Mme Roland, établie auprès de moi comme institutrice, malgré son incapacité reconnue. Ma mère eut à ce sujet une explication pénible avec mon père, et lui signifia que, voulant au moins protester contre l'intolérable position de cette femme, elle ne paraîtrait plus désormais à table si Mme Roland ne quittait pas à l'instant la maison. Ma mère était la douceur, la bonté même; mais elle devenait d'une indomptable fermeté lorsqu'il s'agissait de sa dignité personnelle. Mon père fut inflexible, elle tint sa promesse; de ce moment, nous vécûmes complètement retirées dans son appartement. Mon père me témoigna dès lors autant de froideur qu'à ma mère, pendant que Mme Roland faisait presque publiquement les honneurs de notre maison, toujours en qualité de mon institutrice.
—À quelles extrémités une folle passion ne porte-t-elle pas les esprits les plus éminents! Et puis on nous enorgueillit bien plus en nous louant des qualités ou des avantages que nous ne possédons pas ou que nous ne possédons plus, qu'en nous louant de ceux que nous avons. Prouver à un homme de soixante ans qu'il n'en a que trente, c'est l'a b c de la flatterie... et plus une flatterie est grossière, plus elle a de succès... Hélas nous autres princes, nous savons cela.
—On fait à ce sujet tant d'expériences sur vous; monseigneur...
—Sous ce rapport, monsieur votre père a été traité en roi... Mais votre mère devait horriblement souffrir.
—Plus encore pour moi que pour elle, monseigneur, car elle songeait à l'avenir... Sa santé, déjà très-délicate, s'affaiblit encore; elle tomba gravement malade; la fatalité voulut que le médecin de la maison, M. Sorbier, mourût; ma mère avait toute confiance en lui, elle le regretta vivement. Mme Roland avait pour médecin et pour ami un docteur italien d'un grand mérite, disait-elle; mon père, circonvenu, le consulta quelquefois, s'en trouva bien, et le proposa à ma mère, qui le prit, hélas! et ce fut lui qui la soigna pendant sa dernière maladie... (À ces mots, les yeux de Mme d'Harville se remplirent de larmes.) J'ai honte de vous avouer cette faiblesse, monseigneur, ajouta-t-elle, mais, par cela seulement que ce médecin avait été donné à mon père par Mme Roland, il m'inspirait (alors sans aucune raison) un éloignement involontaire; je vis avec une sorte de crainte ma mère lui accorder sa confiance; pourtant, sous le rapport de la science, le docteur Polidori...
—Que dites-vous, madame? s'écria Rodolphe.
—Qu'avez-vous, monseigneur? dit Clémence stupéfaite de l'expression des traits de Rodolphe.
«Mais non, se dit le prince en se parlant à lui-même, je me trompe sans doute... il y a cinq ou six ans de cela, tandis que l'on m'a dit que Polidori n'était à Paris que depuis deux ans environ, caché sous un faux nom... c'est bien lui que j'ai vu hier... ce charlatan Bradamanti... Pourtant... deux médecins de ce nom[29]... quelle singulière rencontre!...»
—Madame, quelques mots sur ce docteur Polidori, dit Rodolphe à Mme d'Harville, qui le regardait avec une surprise croissante; quel âge avait cet Italien?
—Mais cinquante ans environ.
—Et sa figure... sa physionomie?
—Sinistre... Je n'oublierai jamais ses yeux d'un vert clair... son nez recourbé comme le bec d'un aigle.
—C'est lui!... c'est bien lui!... s'écria Rodolphe. Et croyez-vous, madame, que le docteur Polidori habite encore Paris? demanda Rodolphe à Mme d'Harville.
—Je ne sais, monseigneur. Environ un an après le mariage de mon père, il a quitté Paris; une femme de mes amies, dont cet Italien était aussi le médecin à cette époque, Mme de Lucenay...
—La duchesse de Lucenay! s'écria Rodolphe.
—Oui, monseigneur... Pourquoi cet étonnement?
—Permettez-moi de vous en taire la cause... Mais, à cette époque, que vous disait Mme de Lucenay sur cet homme?
—Qu'il lui écrivait souvent, depuis son départ de Paris, des lettres fort spirituelles sur les pays qu'il visitait; car il voyageait beaucoup... Maintenant... je me rappelle qu'il y a un mois environ, demandant à Mme de Lucenay si elle recevait toujours des nouvelles de M. Polidori, elle me répondit d'un air embarrassé que depuis longtemps on n'en entendait plus parler, qu'on ignorait ce qu'il était devenu, que quelques personnes même le croyaient mort.
—C'est singulier, dit Rodolphe, se souvenant de la visite de Mme de Lucenay au charlatan Bradamanti.
—Vous connaissez donc cet homme, monseigneur?
—Oui, malheureusement pour moi... Mais, de grâce, continuez votre récit; plus tard je vous dirai ce que c'est que ce Polidori...
—Comment? Ce médecin...
—Dites plutôt cet homme souillé des crimes les plus odieux.
—Des crimes!... s'écria Mme d'Harville avec effroi; il a commis des crimes, cet homme... l'ami de Mme Roland et le médecin de ma mère! Ma mère est morte entre ses mains après quelques jours de maladie!... Ah! monseigneur, vous m'épouvantez!... vous m'en dites trop ou pas assez!...
—Sans accuser cet homme d'un crime de plus, sans accuser votre belle-mère d'une effroyable complicité, je dis que vous devez peut-être remercier Dieu de ce que votre père, après son mariage avec Mme Roland, n'ait pas eu besoin des soins de Polidori...
—Ô mon Dieu! s'écria Mme d'Harville avec une expression déchirante, mes pressentiments ne me trompaient donc pas!
—Vos pressentiments!
—Oui... tout à l'heure, je vous parlais de l'éloignement que m'inspirait ce médecin, parce qu'il avait été introduit chez nous par Mme Roland; je ne vous ai pas tout dit, monseigneur...
—Comment?
—Je craignais d'accuser un innocent, de trop écouter l'amertume de mes regrets. Mais je vais tout vous dire, monseigneur. La maladie de ma mère durait depuis cinq jours; je l'avais toujours veillée. Un soir j'allai respirer l'air du jardin sur la terrasse de notre maison. Au bout d'un quart d'heure, je rentrai par un long corridor obscur. À la faible clarté d'une lumière qui s'échappait de la porte de l'appartement de Mme Roland, je vis sortir M. Polidori. Cette femme l'accompagnait. J'étais dans l'ombre; ils ne m'apercevaient pas. Mme Roland lui dit à voix très-basse quelques paroles que je ne pus entendre. Le médecin répondit d'un ton plus haut ces seuls mots: «Après-demain.» Et comme Mme Roland lui parlait encore à voix basse, il reprit avec un accent singulier: «Après-demain, vous dis-je, après-demain...»
—Que signifiaient ces paroles?
—Ce que cela signifiait, monseigneur? Le mercredi soir, M. Polidori disait: Après-demain... Le vendredi... ma mère était morte!...
—Oh! c'est affreux!...
—Lorsque je pus réfléchir et me souvenir, ce mot «après-demain», qui semblait avoir prédit l'époque de la mort de ma mère, me revint à la pensée; je crus que M. Polidori, instruit par la science du peu de temps que ma mère avait encore à vivre, s'était hâté d'en aller instruire Mme Roland... Mme Roland, qui avait tant de raisons de se réjouir de cette mort. Cela seul m'avait fait prendre cet homme et cet femme en horreur... Mais jamais je n'aurais osé supposer... Oh! non, non, encore à cette heure, je ne puis croire à un pareil crime!
—Polidori est le seul médecin qui ait donné ses soins à votre malheureuse mère?
—La veille du jour où je l'ai perdue, cet homme avait amené en consultation un de ses confrères. Selon ce que m'apprit ensuite mon père, ce médecin avait trouvé ma mère dans un état très-dangereux... Après ce funeste événement, on me conduisit chez une de nos parentes. Elle avait tendrement aimé ma mère. Oubliant la réserve que mon âge lui commandait, cette parente m'apprit sans ménagement combien j'avais de raisons de haïr Mme Roland. Elle m'éclaira sur les ambitieuses espérances que cette femme devait dès lors concevoir.
«Cette révélation m'accabla; je compris enfin tout ce que ma mère avait dû souffrir. Lorsque je revis mon père, mon cœur se brisa: il venait me chercher pour m'emmener en Normandie; nous devions y passer les premiers temps de notre deuil. Pendant la route, il pleura beaucoup et me dit qu'il n'avait que moi pour l'aider à supporter ce coup affreux. Je lui répondis avec expansion qu'il ne me restait non plus que lui depuis la perte de la plus adorée des mères. Après quelques mots sur l'embarras où il se trouverait s'il était forcé de me laisser seule pendant les absences que ses affaires le forçaient de faire de temps à autre, il m'apprit sans transition, et comme la chose la plus naturelle du monde, que, par bonheur pour lui et pour moi, Mme Roland consentait à prendre la direction de sa maison et à me servir de guide et d'amie.
«L'étonnement, la douleur, l'indignation me rendirent muette; je pleurai en silence. Mon père me demanda la cause de mes larmes; je m'écriai, avec trop d'amertume sans doute, que jamais je n'habiterais la même maison que Mme Roland; car je méprisais cette femme autant que je la haïssais à cause des chagrins qu'elle avait causés à ma mère. Il resta calme, combattit ce qu'il appelait mon enfantillage et me dit froidement que sa résolution était inébranlable, et que je m'y soumettrais.
«Je le suppliai de me permettre de me retirer au Sacré-Cœur, où j'avais quelques amies: j'y resterais jusqu'au moment où il jugerait à propos de me marier. Il me fit observer que le temps était passé où l'on se mariait à la grille d'un couvent; que mon empressement à le quitter lui serait très-sensible, s'il ne voyait dans mes paroles une exaltation excusable, mais peu sensée, qui se calmerait nécessairement; puis il m'embrassa au front en m'appelant mauvaise tête.
«Hélas! en effet, il fallait me soumettre. Jugez, monseigneur, de ma douleur! Vivre de la vie de chaque jour avec une femme à qui je reprochais presque la mort de ma mère... Je prévoyais les scènes les plus cruelles entre mon père et moi, aucune considération ne pouvant m'empêcher de témoigner mon aversion pour Mme Roland. Il me semblait qu'ainsi je vengerais ma mère, tandis que la moindre parole d'affection dite à cette femme m'eût paru une lâcheté sacrilège.
—Mon Dieu, que cette existence dut vous être pénible... que j'étais loin de penser que vous eussiez déjà tant souffert lorsque j'avais le plaisir de vous voir davantage! Jamais un mot de vous ne m'avait fait soupçonner...
—C'est qu'alors, monseigneur, je n'avais pas à m'excuser à vos yeux d'une faiblesse impardonnable... Si je vous parle si longuement de cette époque de ma vie, c'est pour vous faire comprendre dans quelle position j'étais lorsque je me suis mariée... et pourquoi, malgré un avertissement qui aurait dû m'éclairer, j'ai épousé M. d'Harville.
«En arrivant aux Aubiers (c'est le nom de la terre de mon père), la première personne qui vint à notre rencontre fut Mme Roland. Elle avait été s'établir dans cette terre le jour de la mort de ma mère. Malgré son air humble et doucereux, elle laissait déjà percer une joie triomphante mal dissimulée. Je n'oublierai jamais le regard à la fois ironique et méchant qu'elle me jeta lors de mon arrivée; elle semblait me dire: «Je suis ici chez moi, c'est vous qui êtes l'étrangère.» Un nouveau chagrin m'était réservé: soit manque de tact impardonnable, soit impudence éhontée, cette femme occupait l'appartement de ma mère. Dans mon indignation, je me plaignis à mon père d'une pareille inconvenance; il me répondit sévèrement que cela devait d'autant moins m'étonner qu'il fallait m'habituer à considérer et à respecter Mme Roland comme une seconde mère. Je lui dis que ce serait profaner ce nom sacré, et à son grand courroux je ne manquai aucune occasion de témoigner mon aversion à Mme Roland; plusieurs fois il s'emporta et me réprimanda durement devant cette femme. Il me reprochait mon ingratitude, ma froideur envers l'ange de consolation que la Providence nous avait envoyé. «Je vous en prie, mon père, parlez pour vous», lui dis-je un jour. Il me traita cruellement. Mme Roland, de sa voix mielleuse, intercéda pour moi avec une profonde hypocrisie. «Soyez indulgent pour Clémence, disait-elle: les regrets que lui inspire l'excellente personne que nous pleurons tous sont si naturels, si louables, qu'il faut avoir égard à sa douleur, et la plaindre même dans ses emportements.—Eh bien! me disait mon père en me montrant Mme Roland avec admiration, vous l'entendez! Est-elle assez bonne, assez généreuse? C'est en vous jetant dans ses bras que vous devriez lui répondre.—Cela est inutile, mon père; madame me hait... et je la hais.—Ah! Clémence! vous me faites bien du mal, mais je vous pardonne, ajouta Mme Roland en levant les yeux au ciel.—Mon amie! ma noble amie! s'écria mon père d'une voix émue, calmez-vous, je vous en conjure: par égard pour moi, ayez pitié d'une folle assez à plaindre pour vous méconnaître ainsi! Puis, me lançant des regards irrités:—Tremblez, s'écria-t-il, si vous osez encore outrager l'âme la plus belle qu'il y ait au monde; faites-lui à l'instant vos excuses.—Ma mère me voit et m'entend... elle ne me pardonnerait pas cette lâcheté», dis-je à mon père; et je sortis, le laissant occupé de consoler Mme Roland et d'essuyer ses larmes menteuses... Pardon, monseigneur, de m'appesantir sur ces puérilités, mais elles peuvent seules vous donner une idée de la vie que je menais alors.
—Je crois assister à ces scènes intérieures si tristement et si humainement vraies... Dans combien de familles elles ont dû se renouveler, et combien de fois elles se renouvelleront encore!... Rien de plus vulgaire, et pourtant rien de plus habile que la conduite de Mme Roland; cette simplicité de moyens dans la perfidie la met à la portée de tant d'intelligences médiocres... Et encore ce n'est pas cette femme qui était habile, c'est votre père qui était aveugle; mais en quelle qualité présentait-il Mme Roland au voisinage?
—Comme mon institutrice et son amie... et on l'acceptait ainsi.
—Je n'ai pas besoin de vous demander s'il vivait dans le même isolement?
—À l'exception de quelques rares visites, forcées par des relations de voisinage et d'affaires, nous ne voyions personne; mon père, complètement dominé par sa passion et cédant sans doute aux instances de Mme Roland, quitta au bout de trois mois à peine le deuil de ma mère, sous prétexte que le deuil... se portait dans le cœur... Sa froideur pour moi augmenta de plus en plus, son indifférence allait à ce point qu'il me laissait une liberté incroyable pour une jeune personne de mon âge. Je le voyais à l'heure du déjeuner: il rentrait ensuite chez lui avec Mme Roland, qui lui servait de secrétaire pour sa correspondance d'affaires; puis il sortait avec elle en voiture ou à pied et ne rentrait qu'une heure avant le dîner... Mme Roland faisait une fraîche et charmante toilette; mon père s'habillait avec une recherche étrange à son âge; quelquefois, après dîner, il recevait les gens qu'il ne pouvait s'empêcher de voir; il faisait ensuite, jusqu'à dix heures, une partie de trictrac avec Mme Roland, puis il lui offrait le bras pour la conduire à la chambre de ma mère, lui baisait respectueusement la main et se retirait. Quant à moi, je pouvais disposer de ma journée, monter à cheval suivie d'un domestique, ou faire à ma guise de longues promenades dans les bois qui environnaient le château; quelquefois, accablée de tristesse, je ne parus pas au déjeuner, mon père ne s'en inquiéta même pas...
—Quel singulier oubli!... quel abandon!...
—Ayant plusieurs fois de suite rencontré un de nos voisins dans les bois où je montais ordinairement à cheval, je renonçai à ces promenades et je ne sortis plus du parc.
—Mais quelle était la conduite de cette femme envers vous lorsque vous étiez seule avec elle?
—Ainsi que moi, elle évitait autant que possible ces rencontres. Une seule fois, faisant allusion à quelques paroles dures que je lui avais adressées la veille, elle me dit froidement: «Prenez garde, vous voulez lutter avec moi... vous serez brisée.—Comme ma mère? lui dis-je; il est fâcheux, madame, que M. Polidori ne soit pas là pour vous affirmer que ce sera... après-demain.» Ces mots firent sur Mme Roland une impression profonde qu'elle surmonta bientôt. Maintenant que je sais, grâce à vous, monseigneur, ce que c'est que le docteur Polidori, et de quoi il est capable, l'espèce d'effroi que témoigna Mme Roland en m'entendant lui rappeler ces mystérieuses paroles confirmerait peut-être d'horribles soupçons... Mais non... non, je ne veux pas croire cela... Je serais trop épouvantée en songeant que mon père est à cette heure presque à la merci de cette femme.
—Et que vous répondit-elle lorsque vous lui avez rappelé ces mots de Polidori?
—Elle rougit d'abord; puis, surmontant son émotion, elle me demanda froidement ce que je voulais dire. «Quand vous serez seule, madame, interrogez-vous à ce sujet, vous vous répondrez.» À peu de temps de là eut lieu une scène qui décida pour ainsi dire de mon sort. Parmi un grand nombre de tableaux de famille ornant un salon où nous nous rassemblions le soir, se trouvait le portrait de ma mère. Un jour je m'aperçus de sa disparition. Deux de nos voisins avaient dîné avec nous: l'un d'eux, M. Dorval, notaire du pays, avait toujours témoigné à ma mère la plus profonde vénération. En arrivant dans le salon: «Où est donc le portrait de ma mère? dis-je à mon père.—La vue de ce tableau me causait trop de regrets, me répondit mon père d'un air embarrassé, en me montrant d'un coup d'œil les étrangers témoins de cet entretien.—Et où est ce portrait maintenant, mon père?» Se tournant vers Mme Roland et l'interrogeant du regard avec un mouvement d'impatience: «—Où a-t-on mis le portrait? lui demanda-t-il.—Au garde-meuble, répondit-elle en me jetant cette fois un coup d'œil de défi, croyant que la présence de nos voisins m'empêcherait de lui répondre.—Je conçois, madame, lui dis-je froidement, que le regard de ma mère devait vous peser beaucoup; mais ce n'était pas une raison pour reléguer au grenier le portrait d'une femme qui, lorsque vous étiez misérable, vous a charitablement permis de vivre dans sa maison.»
—Très-bien! s'écria Rodolphe. Ce dédain glacial était écrasant.
«—Mademoiselle! s'écria mon père.—Vous avouerez pourtant, lui dis-je en l'interrompant, qu'une personne qui insulte lâchement à la mémoire d'une femme qui lui a fait l'aumône ne mérite que dédain et aversion.»
«Mon père resta un moment stupéfait: Mme Roland devint pourpre de honte et de colère; les voisins très-embarrassés baissèrent les yeux et gardèrent le silence. «—Mademoiselle, reprit mon père, vous oubliez que madame était l'amie de votre mère; vous oubliez que madame a veillé et veille encore sur votre éducation avec une sollicitude maternelle... vous oubliez enfin que je professe pour elle la plus respectueuse estime... Et puisque vous vous permettez une si inconvenante sortie devant ces messieurs, je vous dirai, moi, que les ingrats et les lâches sont ceux qui, oubliant les soins les plus tendres, osent reprocher une noble infortune à une personne qui mérite l'intérêt et le respect.—Je ne me permettrai pas de discuter cette question avec vous, mon père, dis-je d'une voix soumise.—Peut-être, mademoiselle, serai-je plus heureuse, moi! s'écria Mme Roland, emportée cette fois par la colère au delà des bornes de sa prudence habituelle. Peut-être me ferez-vous la grâce, non de discuter, reprit-elle, mais d'avouer que, loin de devoir la moindre reconnaissance à votre mère, je n'ai à me souvenir que de l'éloignement qu'elle m'a toujours témoigné; car c'est bien contre sa volonté que j'ai...—Ah! madame, lui dis-je, en l'interrompant, par respect pour mon père, par pudeur pour vous-même, dispensez-vous de ces honteuses révélations, vous me feriez regretter de vous avoir exposée à de si humiliants aveux.—Comment! mademoiselle!... s'écria-t-elle presque insensée de colère, vous osez dire...—Je dis, madame, repris-je en l'interrompant encore, je dis que ma mère, en daignant vous permettre de vivre chez elle au lieu de vous en faire chasser selon son droit, a dû vous prouver, par son mépris, que sa tolérance à votre égard lui était imposée.»
—De mieux en mieux, s'écria Rodolphe, c'était une exécution complète. Et cette femme?...
—Mme Roland, par un moyen fort vulgaire, mais fort commode, termina cet entretien; elle s'écria: «Mon Dieu! mon Dieu!» et se trouva mal. Grâce à cet incident, les deux témoins de cette scène sortirent sous le prétexte d'aller chercher des secours; je les imitai, pendant que mon père prodiguait à Mme Roland les soins les plus empressés.
—Quel dut être le courroux de votre père lorsque ensuite vous l'avez revu...
—Il vint chez moi le lendemain matin, et me dit: «Afin qu'à l'avenir des scènes pareilles à celle d'hier ne se renouvellent plus, je vous déclare que, dès que le temps rigoureux de mon deuil et du vôtre sera expiré, j'épouserai Mme Roland. Vous aurez donc désormais à la traiter avec le respect et les égards que mérite... ma femme... Pour des raisons particulières, il est nécessaire que vous vous mariiez avant moi; la fortune de votre mère s'élève à plus d'un million; c'est votre dot. Dès ce jour je m'occuperai activement de vous assurer une union convenable en donnant suite à quelques propositions qui m'ont été faites à votre sujet. La persistance avec laquelle vous attaquez, malgré mes prières, une personne qui m'est si chère me donne la mesure de votre attachement pour moi. Mme Roland dédaigne ces attaques; mais je ne souffrirai pas que de telles inconvenances se renouvellent devant des étrangers dans ma propre maison. Désormais, vous n'entrerez ou ne resterez dans le salon que lorsque Mme Roland ou moi, nous y serons seuls.»
«Après ce dernier entretien, je vécus encore plus isolée. Je ne voyais mon père qu'aux heures de repas, qui se passaient dans un morne silence. Ma vie était si triste que j'attendais avec impatience le moment où mon père me proposerait un mariage quelconque pour accepter. Mme Roland, ayant renoncé à mal parler de ma mère, se vengeait en me faisant souffrir un supplice de tous les instants: elle affectait, pour m'exaspérer, de se servir de mille choses qui avaient appartenu à ma mère: son fauteuil, son métier à tapisserie, les livres de sa bibliothèque particulière, jusqu'à un écran à tablette que j'avais brodé pour elle et au milieu duquel se voyait son chiffre. Cette femme profanait tout...
—Oh! je conçois l'horreur que ces profanations devaient vous causer.
—Et puis l'isolement rend les chagrins plus douloureux encore...
—Et vous n'aviez personne... personne à qui vous confier?
—Personne... Pourtant je reçus une preuve d'intérêt qui me toucha, et qui aurait dû m'éclairer sur l'avenir: un des deux témoins de cette scène où j'avais si durement traité Mme Roland était M. Dorval, vieux et honnête notaire, à qui ma mère avait rendu quelques services en s'intéressant à une de ses pièces. D'après la défense de mon père, je ne descendais jamais au salon lorsque des étrangers s'y trouvaient... je n'avais donc pas revu M. Dorval, lorsque, à ma grande surprise, il vint un jour, d'un air mystérieux, me trouver dans une allée du parc, lieu habituel de ma promenade. «Mademoiselle, me dit-il, je crains d'être surpris par M. le comte; lisez cette lettre, brûlez-la ensuite, il s'agit d'une chose très-importante pour vous.» Et il disparut.
«Dans cette lettre, il me disait qu'il s'agissait de me marier à M. le marquis d'Harville; ce parti semblait convenable de tout point; on me répondait des bonnes qualités de M. d'Harville: il était jeune, fort riche, d'un esprit distingué, d'une figure agréable; et pourtant les familles des deux jeunes personnes que M. d'Harville avait dû épouser successivement avaient brusquement rompu le mariage projeté. Le notaire ne pouvait me dire la raison de cette rupture, mais il croyait de son devoir de m'en prévenir, sans toutefois prétendre que la cause de ces ruptures fût préjudiciable à M. d'Harville. Les deux jeunes personnes dont il s'agissait étaient filles, l'une de M. de Beauregard, pair de France; l'autre, de lord Boltrop. M. Dorval me faisait cette confidence, parce que mon père, très-impatient de conclure mon mariage, ne paraissait pas attacher assez d'importance aux circonstances qu'on me signalait.
—En effet, dit Rodolphe, après quelques moments de réflexion, je me souviens maintenant que votre mari, à une année d'intervalle, me fit successivement part de deux mariages projetés qui, près de se conclure, avaient été brusquement rompus, m'écrivait-il, pour quelques discussions d'intérêt.
Mme d'Harville sourit avec amertume et répondit:
—Vous saurez la vérité tout à l'heure, monseigneur... Après avoir lu la lettre du vieux notaire, je ressentis autant de curiosité que d'inquiétude. Qui était M. d'Harville? Mon père ne m'en avait jamais parlé. J'interrogeais en vain mes souvenirs; je ne me rappelais pas ce nom. Bientôt Mme Roland, à mon grand étonnement, partit pour Paris. Son voyage devait durer huit jours au plus; pourtant mon père ressentit un profond chagrin de cette séparation passagère; son caractère s'aigrit; il redoubla de froideur envers moi. Il lui échappa même de me répondre un jour que je lui demandais comment il se portait: «—Je suis souffrant, et c'est de votre faute.—De ma faute, mon père?—Certes. Vous savez combien je suis habitué à Mme Roland, et cette admirable femme que vous avez outragée fait dans votre seul intérêt ce voyage, qui la retient loin de moi.»
«Cette marque d'intérêt de Mme Roland m'effraya; j'eus vaguement l'instinct qu'il s'agissait de mon mariage. Je vous laisse à penser, monseigneur, la joie de mon père au retour de ma future belle-mère. Le lendemain, il me fit prier de passer chez lui; il était seul avec elle.—J'ai, me dit-il, depuis longtemps songé à votre établissement. Votre deuil finit dans un mois. Demain arrivera ici M. le marquis d'Harville, jeune homme extrêmement distingué, fort riche, et en tout capable d'assurer votre bonheur. Il vous a vue dans le monde; il désire vivement cette union; toutes les affaires d'intérêt sont réglées. Il dépendra donc absolument de vous d'être mariée avant six semaines. Si, au contraire, par un caprice, que je ne veux pas prévoir, vous refusiez ce parti presque inespéré, je me marierais toujours, selon mon intention, dès que le temps de mon deuil serait expiré. Dans ce dernier cas, je dois vous le déclarer... votre présence chez moi ne me serait agréable que si vous me promettiez de témoigner à ma femme la tendresse et le respect qu'elle mérite.—Je vous comprends, mon père. Si je n'épouse pas M. d'Harville, vous vous marierez; et alors, pour vous et pour... madame, il n'y a plus aucun inconvénient à ce que je me retire au Sacré-Cœur.—Aucun», me répondit-il froidement.
—Ah! ce n'est plus de la faiblesse, c'est de la cruauté!... s'écria Rodolphe.
—Savez-vous, monseigneur, ce qui m'a toujours empêchée de garder contre mon père le moindre ressentiment? C'est qu'une sorte de prévision m'avertissait qu'un jour il payerait, hélas! bien cher son aveugle passion pour Mme Roland... Et, Dieu merci, ce jour est encore à venir.
—Et ne lui dites-vous rien de ce que vous avait appris le vieux notaire sur les deux mariages si brusquement rompus par les familles auxquelles M. d'Harville devait s'allier?
—Si, monseigneur... Ce jour-là même je priai mon père de m'accorder un moment d'entretien particulier. «Je n'ai pas de secret pour Mme Roland, vous pouvez parler devant elle», me répondit-il. Je gardai le silence. Il reprit sévèrement: «Encore une fois, je n'ai pas de secret pour Mme Roland... Expliquez-vous donc clairement.—Si vous le permettez, mon père, j'attendrai que vous soyez seul.» Mme Roland se leva brusquement et sortit. «Vous voilà satisfaite... me dit-il. Eh bien! parlez.—Je n'éprouve aucun éloignement pour l'union que vous me proposez, mon père; seulement j'ai appris que M. d'Harville ayant été deux fois sur le point d'épouser...—Bien, bien, reprit-il en m'interrompant; je sais ce que c'est. Ces ruptures ont eu lieu en suite de discussions d'intérêt dans lesquelles d'ailleurs la délicatesse de M. d'Harville a été complètement à couvert. Si vous n'avez pas d'autre objection que celle-là, vous pouvez vous regarder comme mariée... et heureusement mariée, car je ne veux que votre bonheur.»
—Sans doute Mme Roland fut ravie de cette union?
—Ravie? Oui, monseigneur, dit amèrement Clémence. Oh! bien ravie!... car cette union était son œuvre. Elle en avait donné la première idée à mon père... Elle savait la véritable cause de la rupture des deux premiers mariages de M. d'Harville... voilà pourquoi elle tenait tant à me le faire épouser.
—Mais dans quel but?
—Elle voulait se venger de moi en me vouant ainsi à un sort affreux.
—Mais votre père...
—Trompé par Mme Roland, il crut qu'en effet des discussions d'intérêt avaient seules fait manquer les projets de M. d'Harville.
—Quelle horrible trame!... Mais cette raison mystérieuse?
—Tout à l'heure je vous la dirai, monseigneur. M. d'Harville arriva aux Aubiers; ses manières, son esprit, sa figure me plurent: il avait l'air bon; son caractère était doux, un peu triste. Je remarquai en lui un contraste qui m'étonnait et qui m'agréait à la fois: son esprit était cultivé, sa fortune très-enviable, sa naissance illustre; et pourtant quelquefois sa physionomie, ordinairement énergique et résolue, exprimait une sorte de timidité presque craintive, d'abattement et de défiance de soi, qui me touchait beaucoup. J'aimais aussi à le voir témoigner une bonté charmante à un vieux valet de chambre qui l'avait élevé, et duquel seul il voulait recevoir des soins. Quelque temps après son arrivée, M. d'Harville resta deux jours renfermé chez lui; mon père désira le voir... Le vieux domestique s'y opposa, prétextant que son maître avait une migraine si violente qu'il ne pouvait recevoir absolument personne. Lorsque M. d'Harville reparut, je le trouvai très-pâle, très-changé... Plus tard il éprouvait toujours une sorte d'impatience presque chagrine lorsqu'on lui parlait de cette indisposition passagère... À mesure que je connaissais M. d'Harville, je découvrais en lui des qualités qui m'étaient sympathiques. Il avait tant de raisons d'être heureux que je lui savais gré de sa modestie dans le bonheur... L'époque de notre mariage convenue, il alla toujours au-devant de mes moindres volontés dans nos projets d'avenir. Si quelquefois je lui demandais la cause de sa mélancolie, il me parlait de sa mère, de son père, qui eussent été fiers et ravis de le voir marié selon son cœur et son goût. J'aurais eu mauvaise grâce à ne pas admettre des raisons si flatteuses pour moi... M. d'Harville devina les rapports dans lesquels j'avais d'abord vécu avec Mme Roland et avec mon père, quoique celui-ci, heureux de mon mariage, qui hâtait le sien, fût redevenu pour moi d'une grande tendresse. Dans plusieurs entretiens, M. d'Harville me fit sentir avec beaucoup de tact et de réserve qu'il m'aimait peut-être encore davantage en raison de mes chagrins passés... Je crus devoir, à ce sujet, le prévenir que mon père songeait à se remarier; et comme je lui parlais du changement que cette union apporterait dans ma fortune, il ne me laissa pas achever et fit preuve du plus noble désintéressement; les familles auxquelles il avait été sur le point de s'allier devaient être bien sordides, pensai-je alors, pour avoir eu de graves difficultés d'intérêt avec lui.
—Le voilà bien tel que je l'ai toujours connu, dit Rodolphe, rempli de cœur, de dévouement, de délicatesse... Mais ne lui avez-vous jamais parlé de ces deux mariages rompus?
—Je vous l'avoue, monseigneur, le voyant si loyal, si bon, plusieurs fois cette question me vint aux lèvres... mais bientôt, de crainte même de blesser cette loyauté, cette bonté, je n'osai aborder un tel sujet. Plus le jour fixé pour notre mariage approchait, plus M. d'Harville se disait heureux... Cependant deux ou trois fois je le vis accablé d'une morne tristesse... Un jour, entre autres, il attacha sur moi ses yeux, où roulait une larme: il semblait oppressé, on eût dit qu'il voulait et qu'il n'osait me confier un secret important... Le souvenir de la rupture de ces deux mariages me revint à la pensée... Je l'avoue, j'eus peur... Un secret pressentiment m'avertit qu'il s'agissait peut-être du malheur de ma vie entière... mais j'étais si torturée chez mon père que je surmontai mes craintes...
—Et M. d'Harville ne vous confia rien?
—Rien... Quand je lui demandais la cause de sa mélancolie, il me répondait: «Pardonnez-moi, mais j'ai le bonheur triste...» Ces mots, prononcés d'une voix touchante, me rassurèrent un peu... Et puis, comment oser... à ce moment même, où ses yeux étaient baignés de larmes, lui témoigner une défiance outrageante à propos du passé?
«Les témoins de M. d'Harville, M. de Lucenay et M. de Saint-Remy, arrivèrent aux Aubiers quelques jours avant mon mariage; mes plus proches parents y furent seuls invités. Nous devions, aussitôt après la messe, partir pour Paris... Je n'éprouvais pas d'amour pour M. d'Harville, mais je ressentais pour lui de l'intérêt: son caractère m'inspirait de l'estime. Sans les événements qui suivirent cette fatale union, un sentiment plus tendre m'aurait sans doute attachée à lui. Nous fûmes mariés.
À ces mots, Mme d'Harville pâlit légèrement, sa résolution parut l'abandonner. Puis elle reprit:
—Aussitôt après mon mariage, mon père me serra tendrement dans ses bras. Mme Roland aussi m'embrassa, je ne pouvais devant tout le monde me dérober à cette nouvelle hypocrisie; de sa main sèche et blanche elle me serra la main à me faire mal et me dit à l'oreille d'une voix doucereusement perfide ces paroles que je n'oublierai jamais: «Songez quelquefois à moi au milieu de votre bonheur, car c'est moi qui fais votre mariage.» Hélas! j'étais loin de comprendre alors le véritable sens de ses paroles. Notre mariage avait eu lieu à onze heures; aussitôt après nous montâmes en voiture... suivis d'une femme à moi et du vieux valet de chambre de M. d'Harville; nous voyagions si rapidement que nous devions être à Paris avant dix heures du soir.
«J'aurais été étonnée du silence et de la mélancolie de M. d'Harville, si je n'avais su qu'il avait, comme il disait, le bonheur triste. J'étais moi-même péniblement émue, je revenais à Paris pour la première fois depuis la mort de ma mère; et puis, quoique je n'eusse guère de raison de regretter la maison paternelle, j'y étais chez moi... et je la quittais pour une maison où tout me serait nouveau, inconnu; où j'allais arriver seule avec mon mari, que je connaissais à peine depuis six semaines, et qui la veille encore ne m'eût pas dit un mot qui ne fût empreint d'une formalité respectueuse. Peut-être ne tient-on pas assez compte de la crainte que nous cause ce brusque changement de ton et de manières auquel les hommes bien élevés sont même sujets dès que nous leur appartenons... On ne songe pas que la jeune femme ne peut en quelques heures oublier sa timidité, ses scrupules de jeune fille.
—Rien ne m'a toujours paru plus barbare et plus sauvage que cette coutume d'emporter brutalement une jeune femme comme une proie, tandis que le mariage ne devrait être que la consécration du droit d'employer toutes les ressources de l'amour, toutes les séductions de la tendresse passionnée pour se faire aimer.
—Vous comprenez alors, monseigneur, le brisement de cœur et la vague frayeur avec lesquels je revenais à Paris, dans cette ville où ma mère était morte il y avait un an à peine. Nous arrivons à l'hôtel d'Harville.
L'émotion de la jeune femme redoubla, ses joues se couvrirent d'une rougeur brûlante, et elle ajouta d'une voix déchirante:
—Il faut pourtant que vous sachiez tout... sans cela... je vous paraîtrais trop méprisable... Eh bien!... reprit-elle avec une résolution désespérée, on me conduisit dans l'appartement qui m'était destiné... on m'y laissa seule... M. d'Harville vint m'y rejoindre... Malgré ses protestations de tendresse, je me mourais d'effroi... les sanglots me suffoquaient... j'étais à lui... il fallut me résigner... Mais bientôt mon mari, poussant un cri terrible, me saisit le bras à me le briser... je veux en vain me délivrer de cette étreinte de fer... implorer sa pitié... il ne m'entend plus... son visage est contracté par d'effrayantes convulsions... ses yeux roulent dans leurs orbites avec une rapidité qui me fascine... sa bouche contournée est remplie d'une écume sanglante... sa main m'étreint toujours... Je fais un effort désespéré... ses doigts roidis abandonnent enfin mon bras... et je m'évanouis au moment où M. d'Harville se débat dans le paroxysme de cette horrible attaque... Voilà ma nuit de noces, monseigneur... Voilà la vengeance de Mme Roland!...
—Malheureuse femme! dit Rodolphe avec accablement, je comprends... épileptique! Ah! c'est affreux!...
—Et ce n'est pas tout..., ajouta Clémence d'une voix déchirante. Oh! que cette nuit fatale... soit à jamais maudite!... Ma fille... ce pauvre petit ange a hérité de cette épouvantable maladie!...
—Votre fille... aussi? Comment! sa pâleur... sa faiblesse?
—C'est cela... mon Dieu! C'est cela, et les médecins pensent que le mal est incurable!... parce qu'il est héréditaire...
Mme d'Harville cacha sa tête dans ses mains; accablée par cette douloureuse révélation, elle n'avait plus le courage de dire une parole.
Rodolphe aussi resta muet.
Sa pensée reculait effrayée devant les terribles mystères de cette première nuit de noces... Il se figurait cette jeune fille, déjà si attristée par son retour dans la ville où sa mère était morte, arrivant dans cette maison inconnue, seule avec un homme pour qui elle ressentait de l'intérêt, de l'estime, mais pas d'amour, mais rien de ce qui trouble délicieusement, rien de ce qui enivre, rien de ce qui fait qu'une femme oublie son chaste effroi dans le ravissement d'une passion légitime et partagée.
Non, non; tremblante d'une crainte pudique, Clémence arrivait là... triste, froide, le cœur brisé, le front pourpre de honte, les yeux remplis de larmes... Elle se résigne... et puis, au lieu d'entendre des paroles remplies de reconnaissance, d'amour et de tendresse, qui la consolent du bonheur qu'elle a donné... elle voit rouler à ses pieds un homme égaré, qui se tord, écume, rugit, dans les affreuses convulsions d'une des plus effrayantes infirmités dont l'homme soit incurablement frappé!
Et ce n'est pas tout... Sa fille... pauvre petit ange innocent, est aussi flétrie en naissant...
Ces douloureux et tristes aveux faisaient naître chez Rodolphe des réflexions amères.
«Telle est la loi de ce pays, se disait-il: une jeune fille belle et pure, loyale et confiante, victime d'une funeste dissimulation, unit sa destinée à celle d'un homme atteint d'une épouvantable maladie, héritage fatal qu'il doit transmettre à ses enfants; la malheureuse femme découvre cet horrible mystère: que peut-elle? Rien...
«Rien que souffrir et pleurer, rien que tâcher de surmonter son dégoût et son effroi... rien que passer ses jours dans des angoisses, dans des terreurs infinies... rien que chercher peut-être des consolations coupables en dehors de l'existence désolée qu'on lui a faite.
«Encore une fois, disait Rodolphe, ces lois étranges forcent quelquefois à des rapprochements honteux, écrasants pour l'humanité...
«Dans ces lois, les animaux semblent toujours supérieurs à l'homme par les soins qu'on leur donne, par les améliorations dont on les poursuit, par la protection dont on les entoure, par les garanties dont on les couvre...
«Ainsi achetez un animal quelconque: qu'une infirmité prévue par la loi se déclare chez lui après l'emplette... la vente est nulle... C'est qu'aussi, voyez donc, quelle indignité, quel crime de lèse-société! condamner un homme à conserver un animal qui parfois tousse, corne ou boite! Mais c'est un scandale, mais c'est un crime, mais c'est une monstruosité sans pareille! Jugez donc, être forcé de garder, mais de garder toujours, toute leur vie durant, un mulet qui tousse, un cheval qui corne, un âne qui boite! Quelles effroyables conséquences cela ne peut-il pas entraîner pour le salut de l'humanité tout entière!... Aussi il n'y a pas là de marché qui tienne, de parole qui fasse, de contrat qui engage... La loi toute-puissante vient délier tout ce qui était lié.
«Mais qu'il s'agisse d'une créature faite à l'image de Dieu, mais qu'il s'agisse d'une jeune fille qui, dans son innocente foi à la loyauté d'un homme, s'est unie à lui, et qui se réveille la compagne d'un épileptique, d'un malheureux que frappe une maladie terrible, dont les conséquences morales et physiques sont effroyables; une maladie qui peut jeter le désordre et l'aversion dans la famille, perpétuer un mal horrible; vicier des générations...
«Oh! cette loi si inexorable à l'endroit des animaux boitants, cornants ou toussants; cette loi, si admirablement prévoyante, qui ne veut pas qu'un cheval taré soit apte à la reproduction... cette loi se gardera bien de délivrer la victime d'une pareille union...
«Ces liens sont sacrés... indissolubles; c'est offenser les hommes et Dieu que de les briser.
«En vérité, disait Rodolphe, l'homme est quelquefois d'une humilité bien honteuse et d'un égoïsme d'orgueil bien exécrable... Il se ravale au-dessous de la bête en la couvrant de garanties qu'il se refuse; et il impose, consacre, perpétue ses plus redoutables infirmités en les mettant sous la sauvegarde de l'immutabilité des lois divines et humaines.»
XVII
La charité
Rodolphe blâmait beaucoup M. d'Harville, mais il se promit de l'excuser aux yeux de Clémence, quoique bien convaincu, d'après les tristes révélations de celle-ci, que le marquis s'était à jamais aliéné son cœur.
De pensée en pensée, Rodolphe se dit:
«Par devoir, je me suis éloigné d'une femme que j'aimais... et qui déjà peut-être ressentait pour moi un secret penchant. Soit désœuvrement de cœur, soit commisération, elle a failli perdre l'honneur, la vie, pour un sot qu'elle croyait malheureux. Si, au lieu de m'éloigner d'elle, je l'avais entourée de soins, d'amour et de respects, ma réserve eût été telle que sa réputation n'aurait pas reçu la plus légère atteinte, les soupçons de son mari n'eussent jamais été éveillés; tandis qu'à cette heure elle est presque à la merci de la fatuité de M. Charles Robert, et il sera, je le crains, d'autant plus indiscret qu'il a moins de raisons de l'être.
«Et puis encore, qui sait maintenant si, malgré les périls qu'elle a courus, le cœur de Mme d'Harville restera toujours inoccupé? Tout retour vers son mari est désormais impossible... Jeune, belle, entourée, d'un caractère sympathique à tout ce qui souffre... pour elle, que de dangers! que d'écueils! Pour M. d'Harville, que d'angoisses, que de chagrins! À la fois jaloux et amoureux de sa femme, qui ne peut vaincre l'éloignement, la frayeur qu'il lui inspire depuis la première et funeste nuit de son mariage... quel sort est le sien!»
Clémence, le front appuyé sur sa main, les yeux humides, la joue brûlante de confusion, évitait le regard de Rodolphe, tant cette révélation lui avait coûté.
—Ah! maintenant, reprit Rodolphe après un long silence, je comprends la cause de la tristesse de M. d'Harville, tristesse que je ne pouvais pénétrer... je comprends ses regrets...
—Ses regrets! s'écria Clémence, dites donc ses remords, monseigneur... s'il en éprouve... car jamais crime pareil n'a été plus froidement médité...
—Un crime... madame?
—Et qu'est-ce donc, monseigneur, que d'enchaîner à soi, par des liens indissolubles, une jeune fille qui se fie à votre honneur, lorsqu'on se sait fatalement frappé d'une maladie qui inspire l'épouvante et l'horreur? Qu'est-ce donc que de vouer sûrement un malheureux enfant aux mêmes misères?... Qui forçait M. d'Harville à faire deux victimes? Une passion aveugle et insensée?... Non, il trouvait à son gré ma naissance, ma fortune et ma personne... il a voulu faire un mariage convenable, parce que la vie de garçon l'ennuyait sans doute.
—Madame... de la pitié au moins...
—De la pitié!... Savez-vous qui la mérite, ma pitié? c'est ma fille... Pauvre victime de cette odieuse union, que de nuits, que de jours j'ai passés près d'elle! que de larmes amères m'ont arrachées ses douleurs!...
—Mais son père... souffrait des mêmes douleurs imméritées!
—Mais c'est son père qui l'a condamnée à une enfance maladive, à une jeunesse flétrie, et, si elle vit, à une vie d'isolement et de chagrins: car elle ne se mariera pas. Oh! non, je l'aime trop pour l'exposer un jour à pleurer sur son enfant fatalement frappé, comme je pleure sur elle... J'ai trop souffert de cette trahison pour me rendre coupable ou complice d'une trahison pareille!
—Oh! vous aviez raison... la vengeance de votre belle-mère est horrible... Patience... Peut-être, à votre tour, serez-vous vengée..., dit Rodolphe après un moment de réflexion.
—Que voulez-vous dire, monseigneur? lui demanda Clémence étonnée de l'inflexion de sa voix.
—J'ai presque toujours eu... le bonheur de voir punir, oh! cruellement punir les méchants que je connaissais, ajouta-t-il avec un accent qui fit tressaillir Clémence. Mais, le lendemain de cette malheureuse nuit, que vous dit votre mari?
—Il m'avoua, avec une étrange naïveté, que les familles auxquelles il devait s'allier avaient découvert le secret de sa maladie et rompu les unions projetées... Ainsi, après avoir été repoussé deux fois... il a encore... oh! cela est infâme!... Et voilà pourtant ce qu'on appelle dans le monde un gentilhomme de cœur et d'honneur!
—Vous toujours si bonne, vous êtes cruelle!...
—Je suis cruelle, parce que j'ai été indignement trompée. M. d'Harville me savait bonne; que ne s'adressait-il loyalement à ma bonté, en me disant toute la vérité!
—Vous l'eussiez refusé...
—Ce mot le condamne, monseigneur; sa conduite était une trahison indigne s'il avait cette crainte.
—Mais il vous aimait!
—S'il m'aimait, devait-il me sacrifier à son égoïsme?... Mon Dieu! j'étais si tourmentée, j'avais tant de hâte de quitter la maison de mon père, que, s'il eût été franc, peut-être m'aurait-il touchée, émue par le tableau de l'espèce de réprobation dont il était frappé, de l'isolement auquel le vouait un sort affreux et fatal... Oui, le voyant à la fois si loyal, si malheureux, peut-être n'aurais-je pas eu le courage de le refuser; et, si j'avais pris ainsi l'engagement sacré de subir les conséquences de mon dévouement, j'aurais vaillamment tenu ma promesse. Mais vouloir forcer mon intérêt et ma pitié en me mettant d'abord dans sa dépendance; mais exiger cet intérêt, cette pitié, au nom de mes devoirs de femme, lui qui a trahi ses devoirs d'honnête homme, c'est à la fois une folie et une lâcheté!... Maintenant, monseigneur, jugez de ma vie! jugez de mes cruelles déceptions! J'avais foi dans la loyauté de M. d'Harville, et il m'a indignement trompée... Sa mélancolie douce et timide m'avait intéressée; et cette mélancolie, qu'il disait causée par de pieux souvenirs, n'était que la conscience de son incurable infirmité...
—Mais enfin, vous fût-il étranger, ennemi, la vue de ses souffrances doit vous apitoyer: votre cœur est noble et généreux!
—Mais, puis-je les calmer, ces souffrances? Si encore ma voix était entendue, si un regard reconnaissant répondait à mon regard attendri!... Mais non... Oh! vous ne savez pas, monseigneur, ce qu'il y a d'affreux dans ces crises où l'homme se débat dans une furie sauvage, ne voit rien, n'entend rien, ne sent rien, et ne sort de cette frénésie que pour tomber dans une sorte d'accablement farouche. Quand ma fille succombe à une de ces attaques, je ne puis que me désoler; mon cœur se déchire, je baise en pleurant ces pauvres petits bras roidis par les convulsions qui la tuent... Mais c'est ma fille... c'est ma fille!... et quand je la vois souffrir ainsi, je maudis mille fois plus encore son père. Si les douleurs de mon enfant se calment, mon irritation contre mon mari se calme aussi; alors... oui, alors je le plains, parce que je suis bonne; à mon aversion succède un sentiment de pitié douloureuse... Mais enfin, me suis-je mariée à dix-sept ans pour n'éprouver jamais que ces alternatives de haine et de commisération pénible, pour pleurer sur un malheureux enfant que je ne conserverai peut-être pas? Et à propos de ma fille, monseigneur, permettez-moi d'aller au-devant d'un reproche que je mérite sans doute, et que peut-être vous n'osez pas me faire. Elle est si intéressante qu'elle aurait dû suffire à occuper mon cœur, car je l'aime passionnément; mais cette affection navrante est mêlée de tant d'amertumes présentes, de tant de craintes pour l'avenir, que ma tendresse pour ma fille se résout toujours par des larmes. Auprès d'elle, mon cœur est continuellement brisé, torturé, désespéré; car je suis impuissante à conjurer ses maux, que l'on dit incurables. Eh bien! pour sortir de cette atmosphère accablante et sinistre, j'avais rêvé un attachement dans la douceur duquel je me serais réfugiée, reposée... Hélas! je me suis abusée, indignement abusée, je l'avoue, et je retombe dans l'existence douloureuse que mon mari m'a faite. Dites, monseigneur, était-ce cette vie que j'avais le droit d'attendre? Suis-je donc seule coupable des torts que M. d'Harville voulait ce matin me faire payer de ma vie? Ces torts sont grands, je le sais, d'autant plus grands que j'ai à rougir de mon choix. Heureusement pour moi, monseigneur, ce que vous avez surpris de l'entretien de la comtesse Sarah et de son frère au sujet de M. Charles Robert m'épargnera la honte de ce nouvel aveu... Mais j'espère au moins que maintenant je vous semble mériter autant de pitié que de blâme, et que vous voudrez bien me conseiller dans la cruelle position où je me trouve.
—Je ne puis vous exprimer, madame, combien votre récit m'a ému; depuis la mort de votre mère jusqu'à la naissance de votre fille, que de chagrins dévorés, que de tristesses cachées!... Vous si brillante, si admirée, si enviée!...
—Oh! croyez-moi, monseigneur, lorsqu'on souffre de certains malheurs, il est affreux de s'entendre dire: «Est-elle heureuse!...»
—N'est-ce pas, rien n'est plus puéril? Eh bien vous n'êtes pas seule à souffrir de ce cruel contraste entre ce qui est et ce qui paraît.
—Comment, monseigneur?
—Aux yeux de tous, votre mari doit sembler encore plus heureux que vous, puisqu'il vous possède... Et pourtant, n'est-il pas aussi bien à plaindre? Est-il au monde une vie plus atroce que la sienne? Ses torts envers vous sont grands... Mais il en est affreusement puni! Il vous aime comme vous méritez d'être aimée... et il sait que vous ne pouvez avoir pour lui qu'un insurmontable éloignement... Dans sa fille souffrante, maladive, il voit un reproche incessant. Ce n'est pas tout, la jalousie vient encore le torturer...
—Et que puis-je à cela, monseigneur? ne pas lui donner le droit d'être jaloux? soit. Mais parce que mon cœur n'appartiendra à personne, lui appartiendra-t-il davantage? Il sait que non. Depuis l'affreuse scène que je vous ai racontée, nous vivons séparés; mais, aux yeux du monde, j'ai pour lui les égards que les convenances commandent... et je n'ai dit à personne, si ce n'est à vous, monseigneur, un mot de ce fatal secret.
—Et je vous assure, madame, que si le service que je vous ai rendu méritait une récompense, je me croirais mille fois payé par votre confiance. Mais, puisque vous voulez bien me demander mes conseils et que vous me permettez de vous parler franchement...
—Oh! je vous en supplie, monseigneur...
—Laissez-moi vous dire que, faute de bien employer une de vos plus précieuses qualités, vous perdez de grandes jouissances qui non-seulement satisferaient aux grands besoins de votre cœur, mais vous distrairaient de vos chagrins domestiques, et répondraient encore à ce besoin d'émotions vives, poignantes, et j'oserais presque ajouter (pardonnez-moi ma mauvaise opinion des femmes) à ce goût naturel pour le mystère et pour l'intrigue qui a tant d'empire sur elles.
—Que voulez-vous dire, monseigneur?
—Je veux dire que si vous vouliez vous amuser à faire le bien, rien ne vous plairait, rien ne vous intéresserait davantage.
Mme d'Harville regarda Rodolphe avec étonnement.
—Et vous comprenez, reprit-il, que je ne vous parle pas d'envoyer avec insouciance, presque avec dédain, une riche aumône à des malheureux que vous ne connaissez pas, et qui souvent ne méritent pas vos bienfaits. Mais si vous vous amusiez comme moi à jouer de temps à autre à la Providence, vous avoueriez que certaines bonnes œuvres ont quelquefois tout le piquant d'un roman.
—Je n'avais pas songé, monseigneur, à cette manière d'envisager la charité sous le point de vue amusant, dit Clémence en souriant à son tour.
—C'est une découverte que j'ai due à mon horreur de tout ce qui est ennuyeux; horreur qui m'a été surtout inspirée par mes conférences politiques avec mes ministres. Mais pour en revenir à notre bienfaisance amusante, je n'ai pas, hélas! la vertu de ces gens désintéressés qui confient à d'autres le soin de placer leurs aumônes. S'il s'agissait simplement d'envoyer un de mes chambellans porter quelques centaines de louis à chaque arrondissement de Paris, j'avoue à ma honte que je ne prendrais pas grand goût à la chose; tandis que faire le bien comme je l'entends, c'est ce qu'il y a au monde de plus amusant. Je tiens à ce mot, parce que pour moi il dit... tout ce qui plaît, tout ce qui charme, tout ce qui attache... Et vraiment, madame, si vous vouliez devenir ma complice dans quelques ténébreuses intrigues de ce genre, vous verriez, je vous le répète, qu'à part même la noblesse de l'action, rien n'est souvent plus curieux, plus attachant, plus attrayant... quelquefois même plus divertissant que ces aventures charitables... Et puis, que de mystères pour cacher son bienfait!... que de précautions à prendre pour n'être pas connu!... que d'émotions diverses et puissantes, à la vue de pauvres et bonnes gens qui pleurent de joie en vous voyant!... Mon Dieu! cela vaut autant quelquefois que la figure maussade d'un amant jaloux, infidèle, car ils ne sont guère que cela tour à tour... Tenez! les émotions dont je vous parle sont à peu près celles que vous avez ressenties ce matin en allant rue du Temple... Vêtue bien simplement pour n'être pas remarquée, vous sortiriez aussi de chez vous le cœur palpitant, vous monteriez aussi tout inquiète dans un modeste fiacre dont vous baisseriez les stores pour ne pas être vue, et puis, jetant aussi les yeux de côté et d'autre de peur d'être surprise, vous entreriez furtivement dans quelque maison de misérable apparence... tout comme ce matin, vous dis-je... La seule différence, c'est que vous vous disiez: «Si l'on me découvre, je suis perdue»; et que vous vous diriez: «Si l'on me découvre, je serai bénie!» Mais comme vous avez la modestie de vos adorables qualités, vous emploierez les ruses les plus perfides, les plus diaboliques pour n'être pas bénie.
—Ah! monseigneur, s'écria Mme d'Harville avec attendrissement, vous m'avez sauvée! Je ne puis vous exprimer les nouvelles idées, les consolantes espérances que vos paroles éveillent en moi. Vous dites bien vrai, occuper son cœur et son esprit à se faire adorer de ceux qui souffrent, c'est presque aimer... Que dis-je... c'est mieux qu'aimer... Quand je compare l'existence que j'entrevois à celle qu'une honteuse erreur m'aurait faite, les reproches que je m'adresse sont plus amers encore...
—J'en serais désolé, reprit Rodolphe en souriant, car tout mon désir serait de vous aider à oublier le passé et de vous prouver seulement que le choix des distractions de cœur est nombreux... Les moyens du bien et du mal sont souvent à peu près les mêmes... la fin seule diffère... En un mot, si le bien est aussi attrayant, aussi amusant que le mal, pourquoi préférer celui-ci? Tenez, je vais faire une comparaison bien vulgaire. Pourquoi beaucoup de femmes prennent-elles pour amants des hommes qui ne valent pas leurs maris? Parce que le plus grand charme de l'amour est l'attrait affriandant du fruit défendu... Avouez que, si on retranchait de cet amour les craintes, les angoisses, les difficultés, les dangers, il ne resterait rien, ou peu de chose, c'est-à-dire l'amant dans sa simplicité première; en un mot, ce serait toujours plus ou moins l'aventure de cet homme à qui l'on disait: «Pourquoi n'épousez-vous pas cette veuve, votre maîtresse?—Hélas! j'y ai bien pensé, répondait-il, mais c'est qu'alors je ne saurais plus où aller passer mes soirées.»
—C'est un peu trop vrai, monseigneur, dit Mme d'Harville en souriant.
—Eh bien! si je trouve le moyen de vous faire ressentir ces craintes, ces angoisses, ces inquiétudes qui vous affriandent, si j'utilise votre goût naturel pour le mystère et pour les aventures, votre penchant à la dissimulation et à la ruse (toujours mon exécrable opinion des femmes, vous voyez, qui perce malgré moi!), ajouta gaiement Rodolphe, ne changerai-je pas en qualités généreuses des instincts impérieux, inexorables, excellents si on les emploie bien, funestes si on les emploie mal?... Voyons, dites, voulez-vous que nous ourdissions à nous deux toutes sortes de machinations bienfaisantes, de roueries charitables dont seront victimes, comme toujours, de très-bonnes gens? Nous aurions nos rendez-vous, notre correspondance, nos secrets... et surtout nous nous cacherions bien du marquis; car votre visite de ce matin chez les Morel l'aura mis en éveil. Enfin, si vous le vouliez, nous serions... en intrigue réglée.
—J'accepte avec joie, avec reconnaissance cette association ténébreuse, monseigneur, dit gaiement Clémence. Et, pour commencer notre roman, je retournerai dès demain chez ces infortunés, auxquels ce matin je n'ai pu malheureusement apporter que quelques paroles de consolation; car, profitant de mon trouble et de mon effroi, un petit garçon boiteux m'a volé la bourse que vous m'aviez remise. Ah! monseigneur, ajouta Clémence, et sa physionomie perdit l'expression de douce gaieté qui l'avait un moment animée, si vous saviez quelle misère!... quel horrible tableau! Non, non... je ne croyais pas qu'il pût exister de telles infortunes!... Et je me plains!... et j'accuse ma destinée!
Rodolphe, ne voulant pas laisser voir à Mme d'Harville combien il était touché de ce retour sur elle-même, qui prouvait la beauté de son âme, reprit gaiement:
—Si vous le permettez, j'excepterai les Morel de notre communauté; vous me laisserez me charger de ces pauvres gens, et vous me promettrez surtout de ne pas retourner dans cette triste maison... car j'y demeure...
—Vous, monseigneur?... Quelle plaisanterie!...
—Rien de plus sérieux... un logement modeste, il est vrai... deux cents francs par an: de plus, six francs pour mon ménage libéralement accordés chaque mois à la portière, Mme Pipelet, cette horrible vieille que vous savez. Ajoutez à cela que j'ai pour voisine la plus jolie grisette du quartier du Temple, Mlle Rigolette; et vous conviendrez que, pour un commis marchand qui gagne dix-huit cents francs (je passe pour un commis), c'est assez sortable.
—Votre présence... si inespérée dans cette fatale maison, me prouve que vous parlez sérieusement, monseigneur... quelque généreuse action vous attire là sans doute. Mais pour quelle bonne œuvre me réservez-vous donc? quel sera le rôle que vous me destinez?
—Celui d'un ange de consolation, et, passez-moi ce vilain mot, d'un démon de finesse et de ruse... car il y a certaines blessures délicates et douloureuses que la main d'une femme peut seule soigner et guérir; il est aussi des infortunes si fières, si ombrageuses, si cachées, qu'il faut une rare pénétration pour les découvrir et un charme irrésistible pour attirer leur confiance.
—Et quand pourrai-je déployer cette pénétration, cette habileté que vous me supposez? demanda impatiemment Mme d'Harville.
—Bientôt, je l'espère, vous aurez à faire une conquête digne de vous; mais il faudra employer vos ressources les plus machiavéliques.
—Et quel jour, monseigneur, me confierez-vous ce grand secret?
—Voyez... nous voilà déjà au rendez-vous... Pouvez-vous me faire la grâce de me recevoir dans quatre jours?
—Si tard!... dit naïvement Clémence.
—Et le mystère? Et les convenances? Jugez donc! si l'on nous croyait complices, on se défierait de nous; mais j'aurai peut-être à vous écrire. Quelle est cette femme âgée qui m'a apporté ce soir votre lettre?
—Une ancienne femme de chambre de ma mère: la sûreté, la discrétion même.
—C'est donc à elle que j'adresserai mes lettres, elle vous les remettra. Si vous avez la bonté de me répondre, écrivez: «À M. Rodolphe, rue Plumet». Votre femme de chambre mettra vos lettres à la poste.
—Je les mettrai moi-même, monseigneur, en faisant comme d'habitude ma promenade à pied...
—Vous sortez souvent seule et à pied?
—Quand il fait beau, presque chaque jour.
—À merveille! C'est une habitude que toutes les femmes devraient prendre dès les premiers mois de leur mariage... Dans de bonnes... ou de mauvaises prévisions l'usage existe... C'est un précédent, comme disent les procureurs; et plus tard ces promenades habituelles ne donnent jamais lieu à des interprétations dangereuses... Si j'avais été femme (et, entre nous, j'aurais été, je le crains, à la fois très-charitable et très-légère), le lendemain de mon mariage, j'aurais pris le plus innocemment du monde les allures les plus mystérieuses... Je me serais ingénument enveloppée des apparences les plus compromettantes... toujours pour établir ce précédent que j'ai dit, afin de pouvoir un jour rendre visite à mes pauvres... ou à mon amant.
—Mais voilà qui est une affreuse perfidie, monseigneur! dit en souriant Mme d'Harville.
—Heureusement pour vous, madame, vous n'avez jamais été à même de comprendre la sagesse et l'humilité de ces prévoyances-là...
Mme d'Harville ne sourit plus; elle baissa les yeux, rougit et dit tristement:
—Vous n'êtes pas généreux, monseigneur!...
D'abord Rodolphe regarda la marquise avec étonnement, puis reprit:
—Je vous comprends, madame... Mais, une fois pour toutes, posons bien nettement votre position à l'égard de M. Charles Robert. Un jour, une femme de vos amies vous montre un de ces mendiants piteux qui roulent des yeux languissants et jouent de la clarinette d'un ton désespéré pour apitoyer les passants. «C'est un bon pauvre, vous dit votre amie, il a au moins sept enfants et une femme aveugle, sourde, muette, etc., etc.—Ah! le malheureux!» dites-vous en lui faisant charitablement l'aumône; et chaque fois que vous rencontrez le mendiant, du plus loin qu'il vous aperçoit ses yeux implorent, sa clarinette rend des sons lamentables, et votre aumône tombe dans son bissac. Un jour, de plus en plus apitoyée sur ce bon pauvre par votre amie, qui méchamment abusait de votre cœur, vous vous résignez à aller charitablement visiter votre infortuné au milieu de ses misères... Vous arrivez: hélas! plus de clarinette mélancolique, plus de regard piteux et implorant, mais un drôle alerte, jovial et dispos, qui entonne une chanson de cabaret... Aussitôt le mépris succède à la pitié... car vous avez pris un mauvais pauvre pour un bon pauvre, rien de plus, rien de moins. Est-ce vrai?...
Mme d'Harville ne put s'empêcher de sourire de ce singulier apologue et répondit à Rodolphe:
—Si acceptable que soit cette justification, monseigneur, elle me semble trop facile.
—Ce n'est pourtant, après tout, qu'une noble et généreuse imprudence que vous avez commise... Il vous reste trop de moyens de la réparer pour la regretter... Mais ne verrai-je pas ce soir M. d'Harville?
—Non, monseigneur... la scène de ce matin l'a si fort affecté qu'il est... souffrant, dit la marquise à voix basse.
—Ah! je comprends..., répondit tristement Rodolphe. Allons, du courage! Il manquait un but à votre envie, une distraction à vos chagrins, comme vous disiez... Laissez-moi croire que vous trouverez cette distraction dans l'avenir dont je vous ai parlé... Alors votre âme sera si remplie de douces consolations que votre ressentiment contre votre mari n'y trouvera peut-être plus de place. Vous éprouverez pour lui quelque chose de l'intérêt que vous portez à votre pauvre enfant... Et quant à ce petit ange, maintenant que je sais la cause de son état maladif, j'oserai presque vous dire d'espérer un peu...
—Il serait possible... monseigneur? Et comment? s'écria Clémence en joignant les mains avec reconnaissance.
—J'ai pour médecin ordinaire un homme très-inconnu et fort savant: il est resté longtemps en Amérique; je me souviens qu'il m'a parlé de deux ou trois cures presque merveilleuses faites par lui sur des esclaves atteints de cette effrayante maladie.
—Ah! monseigneur, il serait possible...
—Gardez-vous bien de trop espérer: la déception serait trop cruelle... Seulement ne désespérons pas tout à fait.
Clémence d'Harville jetait sur les nobles traits de Rodolphe un regard de reconnaissance ineffable. C'était presque un roi... qui la consolait avec tant d'intelligence, de grâce et de bonté.
Elle se demanda comment elle avait pu s'intéresser à M. Charles Robert.
Cette idée lui fut horrible.
—Que ne vous dois-je pas, monseigneur! dit-elle d'une voix émue. Vous me rassurez, vous me faites malgré moi espérer pour ma fille, entrevoir un nouvel avenir qui serait à la fois une consolation, un plaisir et un mérite... N'avais-je pas raison de vous écrire que, si vous vouliez bien venir ici ce soir, vous finiriez la journée comme vous l'avez commencée... par une bonne action?...
—Et ajoutez au moins, madame, une de ces bonnes actions comme je les aime dans mon égoïsme, pleines d'attrait, de plaisir et de charme, dit Rodolphe en se levant, car onze heures et demie venaient de sonner à la pendule du salon.
—Adieu, monseigneur, n'oubliez pas de me donner bientôt des nouvelles de ces pauvres gens de la rue du Temple.
—Je les verrai demain matin... car j'ignorais malheureusement que ce petit boiteux vous eût volé cette bourse, et ces malheureux sont peut-être dans une extrémité terrible. Dans quatre jours, daignez ne pas l'oublier, je viendrai vous mettre au courant du rôle que vous voulez bien accepter. Seulement je dois vous prévenir qu'un déguisement vous sera peut-être indispensable.
—Un déguisement! Oh! quel bonheur! Et lequel, monseigneur?
—Je ne puis vous le dire encore... Je vous laisserai le choix.
En revenant chez lui, le prince s'applaudissait assez de l'effet général de son entretien avec Mme d'Harville. Ces propositions étant données:
Occuper généreusement l'esprit et le cœur de cette jeune femme, qu'un éloignement insurmontable séparait de son mari; éveiller en elle assez de curiosité romanesque, assez d'intérêt mystérieux en dehors de l'amour, pour satisfaire aux besoins de son imagination, de son âme, et la sauvegarder ainsi d'un nouvel amour.
Ou bien encore:
Inspirer à Clémence d'Harville une passion si profonde, si incurable, et à la fois si pure et si noble, que cette jeune femme, désormais incapable d'éprouver un amour moins élevé, ne compromît plus jamais le repos de M. d'Harville, que Rodolphe aimait comme un frère.