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Les mystères de Paris, Tome II

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XVIII

Misère

On n'a peut-être pas oublié qu'une famille malheureuse dont le chef, ouvrier lapidaire, se nommait Morel, occupait la mansarde de la maison de la rue du Temple.

Nous conduirons le lecteur dans ce triste logis.

Il est cinq heures du matin.

Au-dehors le silence est profond, la nuit noire, glaciale; il neige.

Une chandelle, soutenue par deux brins de bois sur une petite planche carrée, perce à peine de sa lueur jaune et blafarde les ténèbres de la mansarde; réduit étroit, bas, aux deux tiers lambrissé par la pente rapide du toit qui forme avec le plancher un angle très-aigu. Partout on voit le dessous des tuiles verdâtres.

Les cloisons recrépies de plâtre noirci par le temps, et crevassées de nombreuses lézardes, laissent apercevoir les lattes vermoulues qui forment ces minces parois; dans l'une d'elles, une porte disjointe s'ouvre sur l'escalier.

Le sol, d'une couleur sans nom, infect, gluant, est semé çà et là de brins de paille pourrie, de haillons sordides, et de ces gros os que le pauvre achète aux plus infimes revendeurs de viande corrompue pour ronger les cartilages qui y adhèrent encore[30]...

Une si effroyable incurie annonce toujours ou l'inconduite, ou une misère honnête, mais si écrasante, si désespérée, que l'homme anéanti, dégradé, ne sent plus ni la volonté, ni la force, ni le besoin de sortir de sa fange: il y croupit comme une bête dans sa tanière.

Durant le jour, ce taudis est éclairé par une lucarne étroite, oblongue, pratiquée dans la partie déclive de la toiture, et garnie d'un châssis vitré qui s'ouvre et se ferme au moyen d'une crémaillère.

À l'heure dont nous parlons, une couche épaisse de neige recouvrait cette lucarne.

La chandelle, posée à peu près au centre de la mansarde, sur l'établi du lapidaire, projette en cet endroit une sorte de zone de pâle lumière qui, se dégradant peu à peu, se perd dans l'ombre où reste enseveli le galetas, ombre au milieu de laquelle se dessinent vaguement quelques formes blanchâtres.

Sur l'établi, lourde table carrée en chêne brut grossièrement équarri, tachée de graisse et de suif, fourmillent, étincellent, scintillent une poignée de diamants et de rubis d'une grosseur et d'un éclat admirables.

Morel était lapidaire en fin, et non pas lapidaire en faux, comme il le disait, et comme on le pensait dans la maison de la rue du Temple... Grâce à cet innocent mensonge, les pierreries qu'on lui confiait semblaient de si peu de valeur qu'il pouvait les garder chez lui sans crainte d'être volé.

Tant de richesses, mises à la merci de tant de misère, nous dispensent de parler de la probité de Morel...

Assis sur un escabeau sans dossier, vaincu par la fatigue, par le froid, par le sommeil, après une longue nuit d'hiver passée à travailler, le lapidaire a laissé tomber sur son établi sa tête appesantie, ses bras engourdis; son front s'appuie à une large meule, placée horizontalement sur la table, et ordinairement mise en mouvement par une petite roue à main; une scie de fin acier, quelques autres outils sont épars à côté; l'artisan, dont on ne voit que le crâne chauve, entouré de cheveux gris, est vêtu d'une vieille veste de tricot brun qu'il porte à nu sur la peau, et d'un mauvais pantalon de toile; ses chaussons de lisière en lambeaux cachent à peine ses pieds bleuis posés sur le carreau.

Il fait dans cette mansarde un froid si glacial, si pénétrant, que l'artisan, malgré l'espèce de somnolence où le plonge l'épuisement de ses forces, frissonne parfois de tout son corps.

La longueur et la carbonisation de la mèche de la chandelle annoncent que Morel sommeille depuis quelque temps; on n'entend que sa respiration oppressée; car les six autres habitants de cette mansarde ne dorment pas...

Oui, dans cette étroite mansarde vivent sept personnes...

Cinq enfants, dont le plus jeune a quatre ans, le plus âgé douze ans à peine.

Et puis leur mère infirme.

Et puis une octogénaire idiote, la mère de leur mère.

La froidure est bien âpre, puisque la chaleur naturelle de sept personnes entassées dans un si petit espace n'attiédit pas cette atmosphère glacée; c'est qu'aussi ces sept corps grêles, chétifs, grelottants, épuisés, depuis le petit enfant jusqu'à l'aïeule, dégagent peu de calorique, comme dirait un savant.

Excepté le père de famille, un moment assoupi, parce que ses forces sont à bout, personne ne dort; non, parce que le froid, la faim, la maladie tiennent les yeux ouverts, bien ouverts.

On ne sait pas combien est rare et précieux pour le pauvre le sommeil profond, salutaire, dans lequel il répare ses forces et oublie ses maux. Il s'éveille si allègre, si dispos, si vaillant au plus rude labeur, après une de ces nuits bienfaisantes, que les moins religieux, dans le sens catholique du mot, éprouvent un vague sentiment de gratitude, sinon envers Dieu, du moins envers... le sommeil, et qui bénit l'effet bénit la cause.

À l'aspect de l'effrayante misère de cet artisan, comparée à la valeur des pierreries qu'on lui confie, on est frappé d'un de ces contrastes qui tout à la fois désolent et élèvent l'âme.

Incessamment cet homme a sous les yeux le déchirant spectacle des douleurs des siens; tout les accable, depuis la faim jusqu'à la folie, et il respecte ces pierreries, dont une seule arracherait sa femme, ses enfants, aux privations qui les tuent lentement.

Sans doute il fait son devoir, simplement son devoir d'honnête homme; mais, parce que ce devoir est simple, son accomplissement est-il moins grand, moins beau? Ces conditions dans lesquelles s'exerce le devoir ne peuvent-elles pas d'ailleurs en rendre la pratique plus méritoire encore?

Et puis cet artisan, restant si malheureux et si probe auprès de ce trésor, ne représente-t-il pas l'immense et formidable majorité des hommes qui, voués à jamais aux privations, mais paisibles, laborieux, résignés, voient chaque jour sans haine et sans envie amère resplendir à leurs yeux la magnificence des riches!

N'est-il pas enfin noble, consolant, de songer que ce n'est pas la force, que ce n'est pas la terreur, mais le bon sens moral qui seul contient ce redoutable océan populaire dont le débordement pourrait engloutir la société tout entière, se jouant de ses lois de sa puissance, comme la mer en furie se joue des digues et des remparts!

Ne sympathise-t-on pas alors de toutes les forces de son âme et de son esprit avec ces généreuses intelligences qui demandent un peu de place au soleil pour tant d'infortune, tant de courage, tant de résignation!

Revenons à ce spécimen, hélas! trop réel, d'épouvantable misère que nous essaierons de peindre dans son effrayante nudité.

Le lapidaire ne possède plus qu'un mince matelas et un morceau de couverture dévolus à la grand'mère idiote, qui, dans son stupide et farouche égoïsme, ne voulait partager son grabat avec personne.

Au commencement de l'hiver, elle était devenue furieuse et avait presque étouffé le plus jeune des enfants qu'on avait voulu placer à côté d'elle, une petite fille de quatre ans, depuis quelque temps phtisique, et qui souffrait trop du froid dans la paillasse où elle couchait avec ses frères et sœurs.

Tout à l'heure nous expliquerons ce mode de couchage, fréquemment usité chez les pauvres. Auprès d'eux, les animaux sont traités en sybarites: on change leur litière.

Tel est le tableau complet que présente la mansarde de l'artisan, lorsque l'œil perce la pénombre où viennent mourir les faibles lueurs de la chandelle.

Le long du mur d'appui, moins humide que les autres cloisons, est placé sur le carreau le matelas où repose la vieille idiote.

Comme elle ne peut rien supporter sur sa tête, ses cheveux blancs, coupés très-ras, dessinent la forme de son crâne, au front aplati; ses épais sourcils gris ombragent ses orbites profondes où luit un regard d'un éclat sauvage, ses joues caves, livides, plissées de mille rides, se collent à ses pommettes et aux angles saillants de sa mâchoire; couchée sur le côté, repliée sur elle-même, son menton touchant presque ses genoux, elle tremble sous une couverture de laine grise, trop petite pour l'envelopper entièrement, et qui laisse apercevoir ses jambes décharnées et le bas d'un vieux jupon en lambeaux dont elle est vêtue. Ce grabat exhale une odeur fétide.

À peu de distance du chevet de la grand'mère s'étend aussi, parallèlement au mur, la paillasse qui sert de lit aux cinq enfants.

Et voici comment:

On a fait une incision à chaque bout de la toile dans le sens de sa longueur, puis on a glissé les enfants dans une paille humide et nauséabonde; la toile d'enveloppe leur sert ainsi de drap et de couverture.

Deux petites filles, dont l'une est gravement malade, grelottent d'un côté, trois petits garçons de l'autre.

Ceux-ci et celles-là couchés tout vêtus, si quelques misérables haillons peuvent s'appeler vêtements.

D'épaisses chevelures blondes, ternes, emmêlées, hérissées, que leur mère laisse croître parce que cela les garantit toujours un peu du froid, couvrent à demi leurs figures pâles, étiolées, souffrantes. L'un des garçons, de ses doigts roidis, tire à soi jusqu'à son menton l'enveloppe de sa paillasse pour se mieux couvrir; l'autre, de crainte d'exposer ses mains au froid, tient la toile entre ses dents qui se choquent; le troisième se serre contre ses deux frères.

La seconde des deux filles, minée par la phtisie, appuie languissamment sa pauvre petite figure, déjà d'une lividité bleuâtre et morbide, sur la poitrine glacée de sa sœur, âgée de cinq ans, qui tâche en vain de la réchauffer entre ses bras et la veille avec une sollicitude inquiète.

Sur une autre paillasse, placée au fond du taudis et en retour de celle des enfants, la femme de l'artisan est étendue gisante, épuisée par une fièvre lente et par une infirmité douloureuse qui ne lui permet pas de se lever depuis plusieurs mois.

Madeleine Morel a trente-six ans. Un vieux mouchoir de cotonnade bleue, serré autour de son front déprimé, fait ressortir davantage encore la pâleur bilieuse de son visage osseux. Un cercle brun cerne ses yeux caves, éteints; des gerçures saignantes fendent ses lèvres blafardes.

Sa physionomie chagrine, abattue, ses traits insignifiants, décèlent un de ces caractères doux, mais sans ressort, sans énergie, qui ne luttent pas contre la mauvaise fortune, mais qui se courbent, s'affaissent et se lamentent.

Faible, inerte, bornée, elle était restée honnête parce que son mari était honnête; livrée à elle-même, le malheur aurait pu la dépraver et la pousser au mal. Elle aimait ses enfants, son mari; mais elle n'avait ni le courage ni la force de retenir ses plaintes amères sur leur commune infortune. Souvent le lapidaire, dont le labeur opiniâtre soutenait seul cette famille, était forcé d'interrompre son travail pour venir consoler, apaiser la pauvre valétudinaire.

Par-dessus un méchant drap de grosse toile bise trouée qui recouvrait sa femme, Morel, pour la réchauffer, avait étendu quelques hardes si vieilles, si rapetassées, que le prêteur sur gages n'avait pas voulu les prendre.

Un fourneau, un poêlon et une marmite de terre égueulée, deux ou trois tasses fêlées éparses çà et là sur le carreau, un baquet, une planche à savonner et une grande cruche de grès placée sous l'angle du toit, près de la porte disjointe, que le vent ébranle à chaque instant, voilà ce que possède cette famille.

Ce tableau désolant est éclairé par la chandelle, dont la flamme, agitée par la bise qui siffle à travers les interstices des tuiles, jette tantôt sur ces misères ses lueurs pâles et vacillantes, tantôt fait scintiller de mille feux, pétiller de mille étincelles prismatiques l'éblouissant fouillis de diamants et de rubis exposés sur l'établi où sommeille le lapidaire.

Par un mouvement d'attention machinal, les yeux de ces infortunés, tous silencieux, tous éveillés, depuis l'aïeule jusqu'au plus petit enfant, s'attachaient instinctivement sur le lapidaire, leur seul espoir, leur seule ressource.

Dans leur naïf égoïsme, ils s'inquiétaient de le voir inactif et affaissé sous le poids du travail.

La mère songeait à ses enfants.

Les enfants songeaient à eux.

L'idiote paraissait ne songer à rien.

Pourtant tout à coup elle se dressa sur son séant, croisa sur sa poitrine de squelette ses longs bras secs et jaunes comme du buis, regarda la lumière en clignotant, puis se leva lentement, entraînant après elle, comme un suaire, son lambeau de couverture.

Elle était de très-grande taille, sa tête rasée paraissait démesurément petite, un mouvement spasmodique agitait sa lèvre inférieure, épaisse et pendante: ce masque hideux offrait le type d'un hébétement farouche.

L'idiote s'avança sournoisement près de l'établi, comme un enfant qui va commettre un méfait.

Quand elle fut à la portée de la chandelle, elle approcha de la flamme ses deux mains tremblantes; leur maigreur était telle que la lumière qu'elles abritaient leur donnait une sorte de transparence livide.

Madeleine Morel suivait de son grabat les moindres mouvements de la vieille; celle-ci, en continuant de se réchauffer à la flamme de la chandelle, baissait la tête et considérait avec une curiosité imbécile le chatoiement des rubis et des diamants qui scintillaient sur la table.

Absorbée par cette contemplation, l'idiote ne maintint pas ses mains à une distance suffisante de la flamme, elle se brûla et poussa un cri rauque.

À ce bruit, Morel se réveilla en sursaut et releva vivement la tête.

Il avait quarante ans, une physionomie ouverte, intelligente et douce, mais flétrie, mais creusée par la misère; une barbe grise de plusieurs semaines couvrait le bas de son visage couturé par la petite vérole; des rides précoces sillonnaient son front déjà chauve; ses paupières enflammées étaient rougies par l'abus des veilles.

Un de ces phénomènes fréquents chez les ouvriers d'une constitution débile, et voués à un travail sédentaire qui les contraint à demeurer tout le jour dans une position presque invariable, avait déformé sa taille chétive. Continuellement forcé de se tenir courbé sur son établi et de se pencher du côté droit, afin de mettre sa meule en mouvement, le lapidaire, pour ainsi dire, pétrifié, ossifié dans cette position qu'il gardait douze à quinze heures par jour, s'était voûté et déjeté tout d'un côté.

Puis son bras droit, incessamment exercé par le pénible maniement de la meule, avait acquis un développement musculaire considérable, tandis que le bras et la main gauches, toujours inertes et appuyés sur l'établi pour présenter les facettes des diamants à l'action de la meule, étaient réduits à un état de maigreur et de marasme effrayant; les jambes grêles, presque annihilées par le manque complet d'exercice, pouvaient à peine soutenir ce corps épuisé, dont toute la substance, toute la vitalité, toute la force semblaient s'être concentrées dans la seule partie que le travail exerce continuellement.

Et, comme disait Morel avec une poignante résignation:

—C'est moins pour moi que je tiens à manger que pour renforcer le bras qui tourne la meule.

Réveillé en sursaut, le lapidaire se trouva face à face avec l'idiote.

—Qu'avez-vous? Que voulez-vous, la mère? lui dit Morel; puis il ajouta d'une voix plus basse, craignant d'éveiller sa famille qu'il croyait endormie: Allez vous coucher, la mère. Ne faites pas de bruit, Madeleine et les enfants dorment.

—Je ne dors pas, je tâche de réchauffer Adèle, dit l'aînée des petites filles.

—J'ai trop faim pour dormir, reprit un des garçons; ça n'était pas mon tour d'aller souper hier comme mes frères chez Mlle Rigolette.

—Pauvres enfants! dit Morel avec accablement, je croyais que vous dormiez, au moins.

—J'avais peur de t'éveiller, Morel, dit la femme; sans cela, je t'aurais demandé de l'eau; j'ai bien soif, je suis dans mon accès de fièvre.

—Tout de suite, répondit l'ouvrier; seulement il faut que je fasse d'abord recoucher ta mère. Voyons, laissez donc mes pierres tranquilles, dit-il à la vieille qui voulait s'emparer d'un gros rubis dont le scintillement fixait son attention. Allez donc vous coucher, la mère! répéta-t-il.

—Ça, ça, répondit l'idiote en montrant la pierre précieuse qu'elle convoitait.

—Nous allons nous fâcher, dit Morel en grossissant sa voix, pour effrayer sa belle-mère dont il repoussa doucement la main.

—Mon Dieu! mon Dieu! Morel, que j'ai donc soif, murmura Madeleine. Viens donc me donner à boire!

—Mais comment veux-tu que je fasse, aussi? Je ne puis pas laisser ta mère toucher à mes pierres, pour qu'elle me perde encore un diamant, comme il y a un an; et Dieu sait... Dieu sait ce qu'il nous coûte, ce diamant, et ce qu'il nous coûtera peut-être encore.

Et le lapidaire porta sa main à son front d'un air sombre; puis il ajouta, en s'adressant à un de ses enfants:

—Félix, va donner à boire à ta mère, puisque tu ne dors pas.

—Non, non, j'attendrai, il va prendre froid, reprit Madeleine.

—Je n'aurai pas plus froid dehors que dans la paillasse, dit l'enfant en se levant.

—À çà, voyons, allez-vous finir! s'écria Morel d'une voix menaçante pour chasser l'idiote, qui ne voulait pas s'éloigner de l'établi et s'obstinait à s'emparer d'une des pierres.

—Maman, l'eau de la cruche est gelée, cria Félix.

—Casse la glace alors, dit Madeleine.

—Elle est trop épaisse, je ne peux pas.

—Morel, casse donc la glace de la cruche, dit Madeleine d'une voix dolente et impatiente; puisque je n'ai pas autre chose à boire que de l'eau, que j'en puisse boire au moins. Tu me laisses mourir de soif.

—Oh! mon Dieu! mon Dieu! quelle patience! Mais comment veux-tu que je fasse? J'ai ta mère sur les bras, s'écria le malheureux lapidaire.

Il ne pouvait parvenir à se débarrasser de l'idiote, qui, commençant à s'irriter de la résistance qu'elle rencontrait, faisait entendre une sorte de grondement courroucé.

—Appelle-la donc, dit Morel à sa femme; elle t'écoute quelquefois, toi.

—Ma mère, allez vous coucher; si vous êtes sage, je vous donnerai du café que vous aimez bien.

—Ça, ça, reprit l'idiote en cherchant cette fois à s'emparer violemment du rubis qu'elle convoitait.

Morel la repoussa avec ménagement, mais en vain.

—Mon Dieu! tu sais bien que tu n'en finiras pas avec elle, si tu ne lui fais pas peur avec le fouet, s'écria Madeleine; il n'y a que ce moyen-là de la faire rester tranquille.

—Il le faut bien; mais, quoiqu'elle soit folle, menacer une vieille femme de coups de fouet, ça me répugne toujours, dit Morel.

Puis, s'adressant à la vieille qui tâchait de le mordre, et qu'il contenait d'une main, il s'écria de sa voix la plus terrible:

—Gare au fouet! si vous n'allez pas vous coucher tout de suite!

Ces menaces furent encore vaines.

Il prit le fouet sous son établi, le fit claquer violemment et en menaça l'idiote, lui disant:

—Couchez-vous tout de suite, couchez-vous!

Au bruit retentissant du fouet, la vieille s'éloigna d'abord brusquement de l'établi, puis s'arrêta, gronda entre ses dents et jeta des regards irrités sur son gendre.

—Au lit! Au lit! répéta celui-ci en s'avançant et en faisant de nouveau claquer son fouet.

Alors l'idiote regagna lentement sa couche à reculons, en montrant le poing au lapidaire.

Celui-ci, désirant terminer cette scène cruelle pour aller donner à boire à sa femme, s'avança très-près de l'idiote, fit une dernière fois brusquement résonner son fouet, sans la toucher néanmoins, et répéta d'une voix menaçante:

—Au lit, tout de suite!

La vieille, dans son effroi, se mit à pousser des hurlements affreux, se jeta sur sa couche et s'y blottit comme un chien dans son chenil, sans cesser de hurler.

Les enfants épouvantés, croyant que leur père avait frappé la vieille, lui crièrent en pleurant:

—Ne bats pas grand'mère, ne la bats pas!

Il est impossible de rendre l'effet sinistre de cette scène nocturne, accompagnée des cris suppliants des enfants, des hurlements furieux de l'idiote et des plaintes douloureuses de la femme du lapidaire.


XIX

La dette

Morel le lapidaire avait souvent assisté à des scènes aussi tristes que celles que nous venons de raconter; pourtant il s'écria, dans un accès de désespoir, en jetant son fouet sur son établi:

—Oh! Quelle vie! quelle vie!

—Est-ce ma faute, à moi, si ma mère est idiote? dit Madeleine en pleurant.

—Est-ce la mienne? dit Morel. Qu'est-ce que je demande? de me tuer de travail pour vous tous. Jour et nuit je suis à l'ouvrage; je ne me plains pas, tant que j'en aurai la force, j'irai; mais je ne peux pas non plus faire mon état et être en même temps gardien de fou, de malade et d'enfants! Non, le ciel n'est pas juste à la fin! Non, il n'est pas juste! C'est trop de misère pour un seul homme! dit le lapidaire avec un accent déchirant.

Et, accablé, il retomba sur son escabeau, la tête cachée dans ses mains.

—Puisqu'on n'a pas voulu prendre ma mère à l'hospice, parce qu'elle n'était pas assez folle, qu'est-ce que tu veux que j'y fasse, moi, là? dit Madeleine de sa voix traînante, dolente et plaintive. Quand tu te tourmenteras de ce que tu ne peux pas empêcher, à quoi ça t'avancera-t-il?

—À rien, dit l'artisan; et il essuya ses yeux qu'une larme avait mouillés; à rien... tu as raison. Mais quand tout vous accable, on n'est quelquefois pas maître de soi.

—Oh! mon Dieu, mon Dieu! que j'ai soif! Je frissonne, et la fièvre me brûle, dit Madeleine.

—Attends, je vais te donner à boire.

Morel alla prendre la cruche sous le toit. Après avoir difficilement brisé la glace qui recouvrait l'eau, il remplit une tasse de ce liquide gelé et s'approcha du grabat de sa femme, qui étendait vers lui ses mains impatientes.

Mais, après un moment de réflexion, il lui dit:

—Non, ça serait trop froid; dans un accès de fièvre, ça te ferait du mal.

—Ça me fera du mal? Tant mieux, donne vite alors, reprit Madeleine avec amertume; ça sera plus tôt fini, ça te débarrassera de moi, tu n'auras plus qu'à être gardien de fou et d'enfants. La malade sera de moins.

—Pourquoi me parler comme cela, Madeleine? je ne le mérite pas, dit tristement Morel. Tiens, ne me fais pas de chagrin, c'est tout juste s'il me reste assez de raison et de force pour travailler; je n'ai pas la tête bien solide, elle n'y résisterait pas; et alors qu'est-ce que vous deviendriez tous? C'est pour vous que je parle; s'il ne s'agissait que de moi, je ne m'embarrasserais guère de demain. Dieu merci! la rivière coule pour tout le monde.

—Pauvre Morel! dit Madeleine attendrie; c'est vrai, j'ai eu tort de te dire d'un air fâché que je voudrais te débarrasser de moi. Ne m'en veux pas, mon intention était bonne; oui, car enfin je vous suis inutile à toi et à nos enfants. Depuis seize mois que je suis alitée... Oh! mon Dieu! que j'ai soif! Je t'en prie, donne-moi à boire.

—Tout à l'heure; je tâche de réchauffer la tasse entre mes mains.

—Es-tu bon! Et moi qui te dis des choses dures, encore!

—Pauvre femme, tu souffres! Ça aigrit le caractère. Dis-moi tout ce que tu voudras, mais ne me dis pas que tu voudrais me débarrasser de toi.

—Mais à quoi te suis-je bonne?

—À quoi nous sont bons nos enfants?

—À te surcharger de travail.

—Sans doute! aussi, grâce à vous autres, je trouve la force d'être à l'ouvrage quelquefois vingt heures par jour, à ce point que j'en suis devenu difforme et estropié. Est-ce que tu crois que sans cela je ferais pour l'amour de moi tout seul le métier que je fais? Oh! non, la vie n'est pas assez belle, j'en finirais avec elle.

—C'est comme moi, reprit Madeleine; sans les enfants, il y a longtemps que je t'aurais dit: «Morel, tu en as assez, moi aussi; le temps d'allumer un réchaud de charbon, on se moque de la misère...» Mais ces enfants... ces enfants...

—Tu vois donc bien qu'ils sont bons à quelque chose, dit Morel avec une admirable naïveté. Allons, tiens, bois, mais par petites gorgées, car c'est encore bien froid.

—Oh! merci, Morel, dit Madeleine en buvant avec avidité.

—Assez, assez...

—C'était trop froid; mon frisson redouble, dit Madeleine en lui rendant la tasse.

—Mon Dieu, mon Dieu! je te l'avais bien dit, tu souffres...

—Je n'ai plus la force de trembler. Il me semble que je suis saisie de tous les côtés dans un gros glaçon, voilà tout...

Morel ôta sa veste, la mit sur les pieds de sa femme, et resta le torse nu. Le malheureux n'avait pas de chemise.

—Mais tu vas geler, Morel!

—Tout à l'heure, si j'ai trop froid, je reprendrai ma veste un moment.

—Pauvre homme!... ah! tu as bien raison, le ciel n'est pas juste. Qu'est-ce que nous avons fait pour être si malheureux, tandis que d'autres...?

—Chacun a ses peines, les grands comme les petits.

—Oui, mais les grands ont des peines qui ne leur creusent pas l'estomac et qui ne les font pas grelotter. Tiens, quand je pense qu'avec le prix d'un de ces diamants que tu polis nous aurions de quoi vivre dans l'aisance, nous et nos enfants, ça révolte. Et à quoi ça leur sert-il, ces diamants?

—S'il n'y avait qu'à dire: à quoi ça sert-il aux autres? on irait loin. C'est comme si tu disais: à quoi ça sert-il à ce monsieur, que Mme Pipelet appelle le commandant, d'avoir loué et meublé le premier étage de cette maison, où il ne vient jamais? À quoi ça lui sert-il d'avoir là de bons matelas, de bonnes couvertures, puisqu'il loge ailleurs?

—C'est bien vrai. Il y aurait là de quoi nipper pour longtemps plus d'un pauvre ménage comme le nôtre... sans compter que tous les jours Mme Pipelet fait du feu pour empêcher ses meubles d'être abîmés par l'humidité. Tant de bonne chaleur perdue, tandis que nous et nos enfants nous gelons! Mais tu me diras à ça: nous ne sommes pas des meubles. Oh! ces riches, c'est si dur!

—Pas plus durs que d'autres, Madeleine. Mais ils ne savent pas, vois-tu, ce que c'est que la misère. Ça naît heureux, ça vit heureux, ça meurt heureux: à propos de quoi veux-tu que ça pense à nous? Et puis, je te dis... ils ne savent pas... Comment se feraient-ils une idée des privations des autres? Ont-ils grand-faim, grande est leur joie, ils n'en dînent que mieux. Fait-il grand froid, tant mieux, ils appellent ça une belle gelée: c'est tout simple; s'ils sortent à pied, ils rentrent ensuite au coin d'un bon foyer, et la froidure leur fait trouver le feu meilleur; ils ne peuvent donc pas nous plaindre beaucoup, puisqu'à eux la faim et le froid leur tournent à plaisir. Ils ne savent pas, vois-tu, ils ne savent pas!... À leur place nous ferions comme eux.

—Les pauvres gens sont donc meilleurs qu'eux tous, puisqu'ils s'entraident! Cette bonne petite Mlle Rigolette, qui nous a si souvent veillés, moi ou les enfants, pendant nos maladies, a emmené hier Jérôme et Pierre pour partager son souper. Et son souper, ça n'est guère; une tasse de lait et du pain. À son âge on a bon appétit; bien sûr elle se sera privée.

—Pauvre fille! Oui, elle est bien bonne. Et pourquoi? parce qu'elle connaît la peine. Et, comme je dis toujours: si les riches savaient! Si les riches savaient!

—Et cette petite dame qui est venue avant-hier, d'un air effaré, nous demander si nous avions besoin de quelque chose, maintenant elle sait, celle-là, ce que c'est que des malheureux... eh bien! elle n'est pas revenue.

—Elle reviendra peut-être; car, malgré sa figure effrayée, elle avait l'air bien doux et bien comme il faut.

—Oh! avec toi, dès qu'on est riche, on a toujours raison. On dirait que les riches sont faits d'une autre pâte que nous.

—Je ne dis pas cela, reprit doucement Morel; je dis au contraire qu'ils ont leurs défauts; nous avons, nous, les nôtres.

«Le malheur est qu'ils ne savent pas... Le malheur est qu'il y a, par exemple, beaucoup d'agents pour découvrir les gueux qui ont commis des crimes, et qu'il n'y a pas d'agents pour découvrir les honnêtes ouvriers accablés de famille qui sont dans la dernière des misères et qui, faute d'un peu de secours donné à point, se laissent quelquefois tenter. C'est bon de punir le mal, ça serait peut-être meilleur de l'empêcher. Vous êtes resté probe jusqu'à cinquante ans; mais l'extrême misère, la faim vous poussent au mal, et voilà un coquin de plus; tandis que si on avait su... Mais à quoi bon penser à cela?... Le monde est comme il est. Je suis pauvre et désespéré, je parle ainsi; je serais riche, je parlerais de fêtes et de plaisirs.

«Eh bien! pauvre femme, comment vas-tu?

—Toujours la même chose... Je ne sens plus mes jambes. Mais toi, tu trembles; reprends donc ta veste, et souffle cette chandelle qui brûle pour rien; voilà le jour.

En effet, une lueur blafarde, glissant péniblement à travers la neige dont était obstrué le carreau de la lucarne, commençait à jeter une triste clarté dans l'intérieur de ce réduit et rendait son aspect plus affreux encore. L'ombre de la nuit voilait au moins une partie de ces misères.

—Je vais attendre qu'il fasse assez clair pour me remettre à travailler, dit le lapidaire en s'asseyant sur le bord de la paillasse de sa femme et en appuyant son front dans ses deux mains.

Après quelques moments de silence, Madeleine lui dit:

—Quand Mme Mathieu doit-elle revenir chercher les pierres auxquelles tu travailles?

—Ce matin. Je n'ai plus qu'une facette d'un diamant faux à polir.

—Un diamant faux!... toi qui ne tailles que des pierres fines, malgré ce qu'on croit dans la maison!

—Comment! tu ne sais pas!... Mais c'est juste, quand l'autre jour Mme Mathieu est venue, tu dormais. Elle m'a donné dix diamants faux, dix cailloux du Rhin à tailler, juste de la même grosseur et de la même manière que le même nombre de pierres fines qu'elle m'apportait, celles qui sont là avec des rubis. Je n'ai jamais vu des diamants d'une plus belle eau; ces dix pierres-là valent certainement plus de soixante mille francs.

—Et pourquoi te les fait-elle imiter en faux?

—Une grande dame à qui ils appartiennent, une duchesse, je crois, a chargé M. Baudoin le joaillier de vendre sa parure et de lui faire faire à la place une parure en pierres fausses. Mme Mathieu, la courtière en pierreries de M. Baudoin, m'a appris cela en m'apportant les pierres vraies, afin que je donne aux fausses la même coupe et la même forme; Mme Mathieu a chargé de la même besogne quatre autres lapidaires, car il y a quarante ou cinquante pierres à tailler. Je ne pouvais pas tout faire, cela devait être prêt ce matin; il faut à M. Baudoin le temps de remonter des pierres fausses. Mme Mathieu dit que souvent des dames font ainsi en cachette remplacer leurs diamants par des cailloux du Rhin.

—Tu vois bien, les fausses pierres font le même effet que les vraies, et les grandes dames, qui mettent seulement ça pour se parer, n'auraient jamais l'idée de sacrifier un diamant au soulagement de malheureux comme nous!

—Pauvre femme! Sois donc raisonnable, le chagrin te rend injuste. Qui est-ce qui sait que nous, les Morel, sommes malheureux?

—Oh! quel homme, quel homme! On te couperait en morceaux, toi, que tu dirais merci.

Morel haussa les épaules avec compassion.

—Combien te devra ce matin Mme Mathieu? reprit Madeleine.

—Rien, puisque je suis en avance avec elle de cent vingt francs.

—Rien! Mais nous avons fini hier nos derniers vingt sous.

—Oui, dit Morel d'un air abattu.

—Et comment allons-nous faire?

—Je ne sais pas.

—Et le boulanger ne veut plus nous fournir à crédit...

—Non, puisque hier j'ai emprunté le quart d'un pain à Mme Pipelet.

—La mère Burette ne nous prêterait rien?

—Nous prêter!... Maintenant qu'elle a tous nos effets en gage, sur quoi nous prêterait-elle?... sur nos enfants? dit Morel avec un sourire amer.

—Mais ma mère, les enfants et toi, vous n'avez mangé hier qu'une livre et demie de pain à vous tous! Vous ne pouvez pas mourir de faim non plus. Aussi c'est ta faute; tu n'a pas voulu te faire inscrire cette année au bureau de charité.

—On n'inscrit que les pauvres qui ont des meubles, et nous n'en avons plus; on nous regarde comme en garni. C'est comme pour être admis aux salles d'asile, il faut que les enfants aient au moins une blouse, et les nôtres n'ont que des haillons; et puis, pour le bureau de charité, il aurait fallu, pour me faire inscrire, aller, retourner peut-être vingt fois au bureau, puisque nous n'avons pas de protections. Ça me ferait perdre plus de temps que ça ne vaudrait.

—Mais comment faire alors?

—Peut-être cette petite dame qui est venue hier ne nous oubliera pas.

—Oui, comptes-y. Mais Mme Mathieu te prêtera bien cent sous; tu travailles pour elle depuis dix ans, elle ne peut pas laisser dans une pareille peine un honnête ouvrier chargé de famille.

—Je ne crois pas qu'elle puisse nous prêter quelque chose. Elle a fait tout ce qu'elle a pu en m'avançant petit à petit cent vingt francs; c'est une grosse somme pour elle. Parce qu'elle est courtière de diamants et qu'elle en a quelquefois pour cinquante mille francs dans son cabas, elle n'en est pas plus riche. Quand elle gagne cent francs par mois, elle est bien contente, car elle a des charges, deux nièces à élever. Cent sous pour elle, vois-tu, c'est comme cent sous pour nous, et il y a des moments où on ne les a pas, tu le sais bien. Étant déjà de beaucoup en avance avec moi, elle ne peut s'ôter le pain de la bouche à elle et aux siens.

—Voilà ce que c'est que de travailler pour des courtiers au lieu de travailler pour les forts joailliers; ils sont moins regardants quelquefois. Mais tu te laisses toujours manger la laine sur le dos, c'est ta faute.

—C'est ma faute! s'écria ce malheureux, exaspéré par cet absurde reproche; est-ce ta mère ou non qui est cause de toutes nos misères? S'il n'avait pas fallu payer le diamant qu'elle a perdu, ta mère, nous serions en avance, nous aurions le prix de mes journées, nous aurions les onze cents francs que nous avons retirés de la caisse d'épargne pour les joindre aux treize cents francs que nous a prêtés ce M. Jacques Ferrand, que Dieu maudisse!

—Tu t'obstines encore à ne lui rien demander, à celui-là. Après ça, il est si avare que ça ne servirait peut-être à rien; mais enfin on essaie toujours.

—À lui! À lui! M'adresser à lui! s'écria Morel; j'aimerais mieux me laisser brûler à petit feu. Tiens, ne me parle pas de cet homme-là, tu me rendrais fou.

En disant ces mots, la physionomie du lapidaire, ordinairement douce et résignée, prit une expression de sombre énergie, son pâle visage se colora légèrement; il se leva brusquement du grabat où il était assis et marcha dans la mansarde avec agitation. Malgré son apparence grêle, difforme, l'attitude et les traits de cet homme respiraient alors une généreuse indignation.

—Je ne suis pas méchant, s'écria-t-il; de ma vie, je n'ai fait de mal à personne, mais, vois-tu, ce notaire[31]!... Oh! je lui souhaite autant de mal qu'il m'en a fait. Puis, mettant ses deux mains sur son front, il murmura d'une voix douloureuse: Mon Dieu! pourquoi donc faut-il qu'un mauvais sort que je n'ai pas mérité me livre, moi et les miens, pieds et poings liés, à cet hypocrite! Aura-t-il donc le droit d'user de sa richesse pour perdre, corrompre et désoler ceux qu'il veut perdre, corrompre et désoler?

—C'est ça, c'est ça, dit Madeleine, déchaîne-toi contre lui; tu seras bien avancé quand il t'aura fait mettre en prison, comme il peut le faire d'un jour à l'autre pour cette lettre de change de treize cents francs, pour laquelle il a obtenu jugement contre toi. Il te tient comme un oiseau au bout d'un fil. Je le déteste autant que toi, ce notaire; mais, puisque nous sommes dans sa dépendance, il faut bien...

—Laisser déshonorer notre fille, n'est-ce pas? s'écria le lapidaire d'une voix foudroyante.

—Mon Dieu! tais-toi donc, ces enfants sont éveillés... ils t'entendent.

—Bah! bah! tant mieux! reprit Morel avec une effrayante ironie, ça sera d'un bon exemple pour nos deux petites filles; ça les préparera; il n'a qu'un jour à en avoir aussi la fantaisie, le notaire! Ne sommes-nous pas dans sa dépendance? comme tu dis toujours. Voyons, répète donc encore qu'il peut me faire mettre en prison; voyons, parle franchement... il faut lui abandonner notre fille, n'est-ce pas?

Puis ce malheureux termina son imprécation en éclatant en sanglots; car cette honnête et bonne nature ne pouvait longtemps soutenir ce ton de douloureux sarcasme.

—Ô mes enfants! s'écria-t-il en fondant en larmes; mes pauvres enfants! ma Louise, ma bonne et belle Louise!... trop belle, trop belle!... c'est aussi de là que viennent tous nos malheurs. Si elle n'avait pas été si belle, cet homme ne m'aurait pas proposé de me prêter cet argent. Je suis laborieux et honnête, le joaillier m'aurait donné du temps, je n'aurais pas d'obligation à ce vieux monstre, et il n'abuserait pas du service qu'il nous a rendu pour tâcher de déshonorer ma fille, je ne l'aurais pas laissée un jour chez lui. Mais il le faut, il le faut; il me tient dans sa dépendance. Oh! la misère, la misère, que d'outrages elle fait dévorer!

—Mais, comment faire aussi? Il a dit à Louise: «Si tu t'en vas de chez moi, je fais mettre ton père en prison.»

—Oui, il la tutoie comme la dernière des créatures.

—Si ce n'était que cela, on se ferait une raison; mais si elle quitte le notaire il te fera prendre, et alors, pendant que tu seras en prison, que veux-tu que je devienne toute seule, moi, avec nos enfants et ma mère? Quand Louise gagnerait vingt francs par mois dans une autre place, est-ce que nous pourrions vivre six personnes là-dessus?

—Oui, c'est pour vivre que nous laissons peut-être déshonorer Louise.

—Tu exagères toujours; le notaire la poursuit, c'est vrai... elle nous l'a dit, mais elle est honnête, tu le sais bien.

—Oh! oui, elle est honnête, et active, et bonne!... Quand, nous voyant dans la gêne à cause de ta maladie, elle a voulu entrer en place pour ne pas nous être à charge, je ne t'ai pas dit, va, ce que ça m'a coûté!... Elle, servante... maltraitée, humiliée!... elle si fière naturellement qu'en riant... te souviens-tu? nous riions alors, nous l'appelions la Princesse, parce qu'elle disait toujours qu'à force de propreté elle rendrait notre pauvre réduit comme un petit palais... Chère enfant, ç'aurait été mon luxe de la garder près de nous, quand j'aurais dû passer les nuits au travail... C'est qu'aussi, quand je voyais sa bonne figure rose et ses jolis yeux bruns devant moi, là, près de mon établi, et que je l'écoutais chanter, ma tâche ne me paraissait pas lourde! Pauvre Louise, si laborieuse et avec ça si gaie... Jusqu'à ta mère dont elle faisait ce qu'elle voulait!... Mais, dame! aussi quand elle vous parlait, quand elle vous regardait, il n'y avait pas moyen de ne pas dire comme elle... Et toi, comme elle te soignait! comme elle t'amusait! Et ses frères et ses sœurs, s'en occupait-elle assez!... Elle trouvait le temps de tout faire. Aussi, avec Louise, tout notre bonheur... tout s'en est allé.

—Tiens, Morel, ne me rappelle pas ça... tu me fends le cœur, dit Madeleine en pleurant à chaudes larmes.

—Et quand je pense que peut-être ce vieux monstre... Tiens, vois-tu... à cette pensée la tête me tourne... Il me prend des envies d'aller le tuer et de me tuer après...

—Et nous! qu'est-ce que nous deviendrions? Et puis, encore une fois, tu t'exagères. Le notaire aura peut-être dit cela à Louise comme... en plaisantant... D'ailleurs il va à la messe tous les dimanches; il fréquente beaucoup de prêtres... Il y a beaucoup de gens qui disent qu'il est plus sûr de placer de l'argent chez lui qu'à la caisse d'épargne.

—Qu'est-ce que cela prouve? Qu'il est riche et hypocrite... je connais bien Louise... elle est honnête... Oui, mais elle nous aime comme on n'aime pas; son cœur saigne de notre misère. Elle sait que sans moi vous mourriez tout à fait de faim; et si le notaire l'a menacée de me faire mettre en prison... la malheureuse a été peut-être capable... Oh! ma tête!... c'est à en devenir fou!

—Mon Dieu! si cela était arrivé, le notaire lui aurait donné de l'argent, des cadeaux, et, bien sûr, elle n'aurait rien gardé pour elle; elle nous en aurait fait profiter.

—Tais-toi... je ne comprends pas seulement que tu aies des idées pareilles... Louise accepter... Louise...

—Mais pas pour elle... pour nous...

—Tais-toi... encore une fois, tais-toi!... tu me fais frémir... Sans moi... je ne sais pas ce que tu serais devenue... et mes enfants aussi avec des raisons pareilles.

—Quel mal est-ce que je dis?

—Aucun...

—Eh bien! pourquoi crains-tu que?...

Le lapidaire interrompit impatiemment sa femme:

—Je crains, parce que je remarque que depuis trois mois... chaque fois que Louise vient ici et qu'elle m'embrasse... elle rougit.

—Du plaisir de te voir.

—Ou de honte... elle est de plus en plus triste...

—Parce qu'elle nous voit de plus en plus malheureux. Et puis, quand je lui parle du notaire, elle dit que maintenant il ne la menace plus de la prison pour toi.

—Oui, mais à quel prix ne la menace-t-il plus? elle ne le dit pas, et elle rougit en m'embrassant... Oh! mon Dieu! ça serait déjà pourtant bien mal à un maître de dire à une pauvre fille honnête, dont le pain dépend de lui: «Cède, ou je te chasse: et si l'on vient s'informer de toi, je répondrai que tu es un mauvais sujet, pour t'empêcher de te placer ailleurs...» Mais lui dire: «Cède, ou je fais mettre ton père en prison!» lui dire cela lorsqu'on sait que toute une famille vit du travail de ce père, oh! c'est mille fois plus criminel encore!

—Et quand on pense qu'avec un des diamants qui sont là sur ton établi tu pourrais avoir de quoi rembourser le notaire, faire sortir notre fille de chez lui et la garder chez nous..., dit lentement Madeleine.

—Quand tu me répéteras cent fois la même chose, à quoi bon?... Certainement que, si j'étais riche, je ne serais pas pauvre, reprit Morel avec une douloureuse impatience.

La probité était tellement naturelle et pour ainsi dire tellement organique chez cet homme, qu'il ne lui venait pas à l'esprit que sa femme abattue, aigrie par le malheur, pût concevoir quelque arrière-pensée mauvaise et voulût tenter son irréprochable honnêteté.

Il reprit amèrement:

—Il faut se résigner. Heureux ceux qui peuvent avoir leurs enfants auprès d'eux et les défendre des pièges; mais une fille du peuple, qui la garantit? personne... Est-elle en âge de gagner quelque chose, elle part le matin pour son atelier, rentre le soir; pendant ce temps-là la mère travaille de son côté, le père du sien. Le temps, c'est notre fortune, et le pain est si cher qu'il ne nous reste pas le loisir de veiller sur nos enfants; et puis on crie à l'inconduite des filles pauvres... comme si leurs parents avaient le moyen de les garder chez eux, ou le temps de les surveiller quand elles sont dehors... Les privations ne nous sont rien auprès du chagrin de quitter notre femme, notre enfant, notre père... C'est surtout à nous, pauvres gens, que la vie de famille serait salutaire et consolante... Et, dès que nos enfants sont en âge de raison, nous sommes forcés de nous en séparer!

À ce moment on frappa bruyamment à la porte de la mansarde.


XX

Le jugement

Étonné, le lapidaire se leva et alla ouvrir... Deux hommes entrèrent dans la mansarde.

L'un, maigre, grand, la figure ignoble et bourgeonnée, encadrée d'épais favoris noirs grisonnants, tenait à la main une grosse canne plombée, portait un chapeau déformé et une longue redingote verte crottée, étroitement boutonnée. Son col de velours noir râpé laissait voir un cou long, rouge, pelé comme celui d'un vautour... Cet homme s'appelait Malicorne.

L'autre plus petit, et de mine aussi basse, rouge, gros et trapu, était vêtu avec une sorte de somptuosité grotesque. Des boutons de brillants attachaient les plis de sa chemise d'une propreté douteuse, et une longue chaîne d'or serpentait sur un gilet écossais d'étoffe passée, que laissait voir un paletot de panne d'un gris jaunâtre... Cet homme s'appelait Bourdin.

—Oh! que ça pue la misère et la mort ici! dit Malicorne en s'arrêtant au seuil.

—Le fait est que ça ne sent pas le musc! Quelles pratiques! reprit Bourdin en faisant un geste de dégoût et de mépris; puis il s'avança vers l'artisan qui le regardait avec autant de surprise que d'indignation.

À travers la porte laissée entrebâillée, on vit apparaître la figure méchante, attentive et rusée de Tortillard, qui, ayant suivi ces inconnus à leur insu, regardait, épiait, écoutait.

—Que voulez-vous? dit brusquement le lapidaire, révolté de la grossièreté des deux hommes.

—Jérôme Morel? lui répondit Bourdin.

—C'est moi...

—Ouvrier lapidaire?

—C'est moi.

—Bien sûr?

—Encore une fois, c'est moi... Vous m'impatientez... que voulez-vous?... expliquez-vous ou sortez!

—Que ça d'honnêteté?... merci!... dis donc, Malicorne, reprit l'homme en se retournant vers son camarade, il n'y a pas gras... ici... c'est pas comme chez le vicomte de Saint-Remy?

—Oui... mais quand il y a gras, on trouve visage de bois... comme nous l'avons trouvé rue de Chaillot. Le moineau avait filé la veille... et roide encore, tandis que des vermines pareilles ça reste collé à son chenil.

—Je crois bien; ça ne demande qu'à être serré[32] pour avoir la pâtée.

—Faut encore que le loup[33] soit bon enfant; ça lui coûtera plus que ça ne vaut... mais ça le regarde.

—Tenez, dit Morel avec indignation, si vous n'étiez pas ivres comme vous en avez l'air, on se mettrait en colère... Sortez de chez moi à l'instant!

—Ah! ah! il est fameux, le déjeté! s'écria Bourdin en faisant une allusion insultante à la déviation de la taille du lapidaire. Dis donc, Malicorne, il a le toupet d'appeler ça un chez soi... un bouge où je ne voudrais pas mettre mon chien...

—Mon Dieu! mon Dieu! s'écria Madeleine, si effrayée qu'elle n'avait pas jusqu'alors pu dire une parole, appelle donc au secours... c'est peut-être des malfaiteurs... Prends garde à tes diamants...

En effet, voyant ces deux inconnus de mauvaise mine s'approcher de plus en plus de l'établi où étaient encore exposées les pierreries, Morel craignit quelque mauvais dessein, courut à sa table et, de ses deux mains, couvrit les pierres précieuses.

Tortillard, toujours aux écoutes et aux aguets, retint les paroles de Madeleine, remarqua le mouvement de l'artisan et se dit:

—Tiens... tiens... tiens... on le disait lapidaire en faux; si les pierres étaient fausses, il n'aurait pas peur d'être volé... Bon à savoir: alors la mère Mathieu, qui vient souvent ici, est donc aussi courtière en vrai... C'est donc de vrais diamants qu'elle a dans son cabas... Bon à savoir; je dirai ça à la Chouette, à la Chouette, dit le fils de Bras-Rouge en chantonnant.

—Si vous ne sortez pas de chez moi, je crie à la garde, dit Morel.

Les enfants, effrayés de cette scène, commencèrent à pleurer, et la vieille idiote se dressa sur son séant...

—S'il y a quelqu'un qui ait le droit de crier à la garde... c'est nous... entendez-vous, monsieur le déjeté? dit Bourdin.

—Vu que la garde doit nous prêter main-forte pour vous conduire si vous regimbez, ajouta Malicorne. Nous n'avons pas de juge de paix avec nous, c'est vrai; mais si vous tenez à jouir de sa société, on va vous en servir un sortant de son lit, tout chaud, tout bouillant... Bourdin va aller le chercher.

—En prison... moi? s'écria Morel frappé de stupeur.

—Oui... à Clichy...

—À Clichy? répéta l'artisan d'un air hagard.

—A-t-il la boule dure, celui-là! dit Malicorne.

—À la prison pour dettes... aimez-vous mieux ça? reprit Bourdin.

—Vous... vous... seriez... comment... le notaire... Ah! mon Dieu!...

Et l'ouvrier, pâle comme la mort, retomba sur son escabeau, sans pouvoir ajouter une parole.

—Nous sommes gardes du commerce pour vous pincer, si nous en étions capables... Y êtes-vous, pays?

—Morel... le billet du maître de Louise!... Nous sommes perdus! s'écria Madeleine d'une voix déchirante.

—Voilà le jugement, dit Malicorne en tirant de son portefeuille un acte timbré.

Après avoir psalmodié, comme d'habitude, une partie de cette requête d'une voix presque inintelligible, il articula nettement les derniers mots, malheureusement trop significatifs pour l'artisan:

—«Jugeant en dernier ressort, le tribunal condamne le sieur Jérôme Morel à payer au sieur Pierre Petit-Jean, négociant[34], par toutes voies de droit, et même par corps, la somme de treize cents francs avec l'intérêt à dater du jour du protêt, et le condamne en outre aux dépens.

«Fait et jugé à Paris, le 13 septembre 1838.»

—Et Louise, alors? Et Louise? s'écria Morel presque égaré sans paraître entendre ce grimoire, où est-elle? Elle est donc sortie de chez le notaire, puisqu'il me fait emprisonner?... Louise... mon Dieu! qu'est-elle devenue?

—Qui ça, Louise? dit Bourdin.

—Laisse-le donc, reprit brutalement Malicorne, est-ce que tu ne vois pas qu'il bat la breloque? Allons, et il s'approcha de Morel, allons, par file à gauche... en avant, marche, décanillons; j'ai besoin de prendre l'air, ça empoisonne ici.

—Morel, n'y va pas. Défends-toi! s'écria Madeleine avec égarement. Tue-les, ces gueux-là. Oh! es-tu poltron!... Tu te laisseras emmener? Tu nous abandonneras?

—Faites comme chez vous, madame, dit Bourdin d'un air sardonique. Mais si votre homme lève la main sur moi, je l'étourdis.

Seulement préoccupé de Louise, Morel n'entendait rien de ce qu'on disait autour de lui. Tout à coup une expression de joie amère éclaira son visage, il s'écria:

—Louise a quitté la maison du notaire... j'irai en prison de bon cœur... Mais, jetant un regard autour de lui, il s'écria: Et ma femme et sa mère... et mes autres enfants... qui les nourrira? On ne voudra pas me confier des pierres pour travailler en prison... on croira que c'est mon inconduite qui m'y envoie... Mais c'est donc la mort des miens, notre mort à tous, qu'il veut, le notaire?

—Une fois! deux fois! finirons-nous? dit Bourdin, ça nous embête, à la fin... Habillez-vous, et filons.

—Mes bons messieurs, pardon de ce que je vous ai dit tout à l'heure! s'écria Madeleine toujours couchée. Vous n'aurez pas le cœur d'emmener Morel... Qu'est-ce que vous voulez que je devienne avec mes cinq enfants et ma mère qui est folle? Tenez, la voyez-vous?... là, accroupie sur son matelas? elle est folle, mes bons messieurs!... elle est folle...

—La vieille tondue?

—Tiens! c'est vrai, elle est tondue, dit Malicorne; moi, je croyais qu'elle avait un serre-tête blanc...

—Mes enfants, jetez-vous aux genoux de ces bons messieurs, s'écria Madeleine, voulant, par un dernier effort, attendrir les recors; priez-les de ne pas emmener votre pauvre père... notre seul gagne-pain...

Malgré les ordres de leur mère, les enfants pleuraient effrayés, n'osant pas sortir de leur grabat.

À ce bruit inaccoutumé, à l'aspect des deux recors qu'elle ne connaissait pas, l'idiote commença à jeter des hurlements sourds en se rencognant contre la muraille.

Morel semblait étranger à ce qui se passait autour de lui; ce coup était si affreux, si inattendu, les conséquences de cette arrestation lui paraissaient si épouvantables, qu'il ne pouvait y croire... Déjà affaibli par des privations de toutes sortes, les forces lui manquaient; il restait pâle, hagard, assis sur son escabeau, affaissé sur lui-même, les bras pendants, la tête baissée sur sa poitrine...

—Ah çà! mille tonnerres!... ça finira-t-il? s'écria Malicorne. Est-ce que vous croyez qu'on est à la noce ici? Marchons, ou je vous empoigne.

Le recors mit sa main sur l'épaule de l'artisan et le secoua rudement.

Ces menaces, ce geste inspirèrent une grande frayeur aux enfants; les trois petits garçons sortirent de leur paillasse à moitié nus, et vinrent, éplorés, se jeter aux pieds des gardes du commerce, joignant les mains et criant d'une voix déchirante:

—Grâce! Ne tuez pas notre père!...

À la vue de ces malheureux enfants frissonnant de froid et d'épouvante, Bourdin, malgré sa dureté naturelle et son habitude de pareilles scènes, se sentit presque ému. Son camarade, impitoyable, dégagea brutalement sa jambe des étreintes des enfants qui s'y cramponnaient suppliants.

—Eh! hue donc, les moutards!... Quel chien de métier, si on avait toujours affaire à des mendiants pareils!...

Un épisode horrible rendit cette scène plus affreuse encore. L'aînée des petites filles, restée couchée dans la paillasse avec sa sœur malade, s'écria tout à coup:

—Maman, maman, je ne sais pas ce qu'elle a... Adèle... Elle est toute froide! Elle me regarde toujours... et elle ne respire plus...

La pauvre enfant phtisique venait d'expirer doucement sans une plainte, son regard toujours attaché sur celui de sa sœur qu'elle aimait tendrement...

Il est impossible de rendre le cri que jeta la femme du lapidaire à cette affreuse révélation, car elle comprit tout.

Ce fut un de ces cris pantelants, convulsifs, arrachés du plus profond des entrailles d'une mère.

—Ma sœur a l'air d'être morte! Mon Dieu! mon Dieu! j'en ai peur! s'écria l'enfant en se précipitant hors de la paillasse et courant épouvantée se jeter dans les bras de sa mère.

Celle-ci, oubliant que ses jambes presque paralysées ne pouvaient la soutenir, fit un violent effort pour se lever et courir auprès de sa fille morte; mais les forces lui manquèrent, elle tomba sur le carreau en poussant un dernier cri de désespoir.

Ce cri trouva un écho dans le cœur de Morel; il sortit de sa stupeur, d'un bond fut à la paillasse, y saisit sa fille âgée de quatre ans...

Il la trouva morte.

Le froid, le besoin avaient hâté sa fin... quoique sa maladie, fruit de la misère, fût mortelle.

Ses pauvres petits membres étaient déjà roidis et glacés...

Fin de la troisième partie


QUATRIÈME PARTIE


I

Louise

Morel, ses cheveux gris hérissés par le désespoir et par l'effroi, restait immobile, tenant sa fille morte entre ses bras. Il la contemplait d'un œil fixe, sec et rouge.

—Morel, Morel... donne-moi Adèle! s'écriait la malheureuse mère en étendant les bras vers son mari. Ce n'est pas vrai... non, elle n'est pas morte... tu vas voir, je vais la réchauffer...

La curiosité de l'idiote fut excitée par l'empressement des deux recors à s'approcher du lapidaire, qui ne voulait pas se séparer du corps de son enfant. La vieille cessa de hurler, se leva de sa couche, s'approcha lentement, passa sa tête hideuse et stupide par-dessus l'épaule de Morel... et pendant quelques moments l'aïeule contempla le cadavre de sa petite-fille...

Ses traits gardèrent leur expression habituelle d'hébétement farouche; au bout d'une minute, l'idiote fit entendre une sorte de bâillement caverneux, rauque comme celui d'une bête affamée; puis, retournant à son grabat, elle s'y jeta en criant:

—A faim! A faim!

—Vous voyez, messieurs, vous voyez, une pauvre petite fille de quatre ans, Adèle... Elle s'appelle Adèle. Je l'ai embrassée hier au soir encore; et ce matin... Voilà! vous me direz que c'est toujours celle-là de moins à nourrir, et que j'ai du bonheur, n'est-ce pas? dit l'artisan d'un air hagard.

Sa raison commençait à s'ébranler sous tant de coups réitérés.

—Morel, je veux ma fille; je la veux! s'écria Madeleine.

—C'est vrai, chacun à son tour, répondit le lapidaire. Et il alla poser l'enfant dans les bras de sa femme.

Puis il se cacha la figure entre ses mains en poussant un long gémissement.

Madeleine, non moins égarée que son mari, enfouit dans la paille de son grabat le corps de sa fille, le couvant des yeux avec une sorte de jalousie sauvage, pendant que les autres enfants, agenouillés, éclataient en sanglots.

Les recors, un moment émus par la mort de l'enfant, retombèrent bientôt dans leur habitude de dureté brutale.

—Ah çà, voyons, camarade, dit Malicorne au lapidaire, votre fille est morte, c'est un malheur; nous sommes tous mortels; nous n'y pouvons rien, ni vous non plus... Il faut nous suivre; nous avons encore un particulier à pincer, car le gibier donne aujourd'hui.

Morel n'entendait pas cet homme.

Complètement égaré dans de funèbres pensées, l'artisan se disait d'une voix sourde et saccadée:

—Il va pourtant falloir ensevelir ma petite fille... la veiller... ici... jusqu'à ce qu'on vienne l'emporter... L'ensevelir! mais avec quoi? Nous n'avons rien... Et le cercueil... qui est-ce qui nous fera crédit? Oh! un cercueil tout petit... pour un enfant de quatre ans... ça ne doit pas être cher... et puis pas de corbillard... on prend ça sous son bras... Ah! ah! ah! ajouta-t-il avec un éclat de rire effrayant, comme j'ai du bonheur!... Elle aurait pu mourir à dix-huit ans à l'âge de Louise, et on ne m'aurait pas fait crédit d'un grand cercueil...

—Ah çà, mais minute! ce gaillard-là est capable d'en perdre la boule, dit Bourdin à Malicorne; regarde donc ses yeux... il fait peur... Allons, bon!... et la vieille idiote qui hurle de faim!... quelle famille!...

—Faut pourtant en finir... Quoique l'arrestation de ce mendiant-là ne soit tarifée qu'à soixante-seize francs soixante-quinze centimes, nous enflerons, comme de juste, les frais à deux cent quarante ou deux cent cinquante francs. C'est le loup[35] qui paie...

—Dis donc qui avance; car c'est ce moineau-là qui payera les violons... puisque c'est lui qui va la danser.

—Quand celui-là aura de quoi payer à son créancier deux mille cinq cents francs pour capital, intérêts, frais et tout... il fera chaud...

—Ça ne sera pas comme ici, car on gèle..., dit le recors en soufflant dans ses doigts. Finissons-en, emballons-le, il pleurnichera en chemin... Est-ce que c'est notre faute, à nous, si sa petite est crevée?...

—Quand on est aussi gueux que ça on ne fait pas d'enfants.

—Ça lui apprendra! ajouta Malicorne; puis, frappant sur l'épaule de Morel: Allons, allons, camarade, nous n'avons pas le temps d'attendre; puisque vous ne pouvez pas payer, en prison!

—En prison, M. Morel! s'écria une voix jeune et pure. Et une jeune fille brune, fraîche, rose et coiffée en cheveux, entra vivement dans la mansarde.

—Ah! Mlle Rigolette, dit un des enfants en pleurant, vous êtes si bonne! Sauvez papa, on veut l'emmener en prison, et notre petite sœur est morte...

—Adèle est morte! s'écria la jeune fille, dont les grands yeux noirs et brillants se voilèrent de larmes. Votre père en prison! Ça ne se peut pas...

Et, immobile, elle regardait tour à tour le lapidaire, sa femme et les recors.

Bourdin s'approcha de Rigolette.

—Voyons, ma belle enfant, vous qui avez votre sang-froid, faites entendre raison à ce brave homme; sa petite fille est morte, à la bonne heure! Mais il faut qu'il nous suive à Clichy... à la prison pour dettes: nous sommes gardes du commerce...

—C'est donc vrai? s'écria la jeune fille.

—Très-vrai! La mère a la petite dans son lit, on ne peut pas la lui ôter; ça l'occupe... Le père devrait profiter de ça pour filer.

—Mon Dieu! mon Dieu, quel malheur! s'écria Rigolette, quel malheur! Comment faire?

—Payer ou aller en prison, il n'y a pas de milieu; avez-vous deux ou trois billets de mille à leur prêter? demanda Malicorne d'un air goguenard; si vous les avez, passez à votre caisse, et aboulez les noyaux, nous ne demandons pas mieux.

—Ah! c'est affreux! dit Rigolette avec indignation. Oser plaisanter devant un pareil malheur!

—Eh bien! sans plaisanterie, reprit l'autre recors, puisque vous voulez être bonne à quelque chose, tâchez que la femme ne nous voie pas emmener le mari. Vous leur éviterez à tous les deux un mauvais quart d'heure.

Quoique brutal, le conseil était bon; Rigolette le suivit et s'approcha de Madeleine. Celle-ci, égarée par le désespoir, n'eut pas l'air de voir la jeune fille, qui s'agenouilla auprès du grabat avec les autres enfants.

Morel n'était revenu de son égarement passager que pour retomber sous le coup des réflexions les plus accablantes; plus calme, il put contempler l'horreur de sa position. Décidé à cette extrémité, le notaire devait être impitoyable, les recors faisaient leur métier.

L'artisan se résigna.

—Ah çà! marchons-nous à la fin? lui dit Bourdin.

—Je ne peux pas laisser ces diamants ici; ma femme est à moitié folle, dit Morel en montrant les diamants épars sur son établi. La courtière pour qui je travaille doit venir les chercher ce matin ou dans la journée; il y en a pour une somme considérable.

—Bon, dit Tortillard, qui était toujours resté auprès de la porte entrebâillée, bon, bon, la Chouette saura ça.

—Accordez-moi seulement jusqu'à demain, reprit Morel, afin que je puisse remettre ces diamants à la courtière.

—Impossible! Finissons tout de suite!

—Mais je ne veux pas, en laissant ces diamants ici, les exposer à être perdus.

—Emportez-les avec vous, notre fiacre est en bas, vous le payerez avec les frais. Nous irons chez votre courtière: si elle n'y est pas, vous déposerez ces pierreries au greffe de Clichy; ils seront aussi en sûreté là qu'à la banque... Voyons, dépêchons-nous; nous filerons sans que votre femme et vos enfants vous aperçoivent.

—Accordez-moi jusqu'à demain, que je puisse faire enterrer mon enfant! demanda Morel d'une voix suppliante et altérée par les larmes qu'il contraignait.

—Non!... voilà plus d'une heure que nous perdons ici...

—Cet enterrement vous attristerait encore, ajouta Malicorne.

—Ah! oui... cela m'attristerait, dit Morel avec amertume. Vous craignez tant d'attrister les gens!... Alors un dernier mot.

—Voyons, sacrebleu! dépêchez-vous!... dit Malicorne avec une impatience brutale.

—Depuis quand avez-vous l'ordre de m'arrêter?

—Le jugement a été rendu il y a quatre mois, mais c'est hier que notre huissier a reçu l'ordre du notaire de le mettre à exécution...

—Hier seulement?... pourquoi si tard?...

—Est-ce que je le sais, moi?... Allons, votre paquet!

—Hier!... et Louise n'a pas paru ici: où est-elle? Qu'est-elle devenue? dit le lapidaire en tirant de l'établi une boîte de carton remplie de coton, dans laquelle il rangea les pierres. Mais ne pensons pas à cela... En prison j'aurai le temps d'y songer.

—Voyons, faites vite votre paquet et habillez-vous.

—Je n'ai pas de paquet à faire, je n'ai que ces diamants à emporter pour les consigner au greffe.

—Habillez-vous alors!...

—Je n'ai pas d'autres vêtements que ceux-là.

—Vous allez sortir avec ces guenilles! dit Bourdin.

—Je vous ferai honte, sans doute? dit le lapidaire avec amertume.

—Non, puisque nous allons dans votre fiacre, répondit Malicorne.

—Papa, maman t'appelle, dit un des enfants.

—Écoutez, murmura rapidement Morel en s'adressant à un des recors, ne soyez pas inhumain... accordez-moi une dernière grâce... Je n'ai pas le courage de dire adieu à ma femme, à mes enfants... mon cœur se briserait... S'ils vous voient m'emmener, ils accourront auprès de moi... Je voudrais éviter cela. Je vous en supplie, dites-moi tout haut que vous reviendrez dans trois ou quatre jours, et feignez de vous en aller... vous m'attendrez à l'étage au-dessous... je sortirai cinq minutes après... ça m'épargnera les adieux, je n'y résisterais pas, je vous assure... je deviendrais fou... j'ai manqué le devenir tout à l'heure.

—Connu!... vous voulez me faire voir le tour!... dit Malicorne, vous voulez filer, vieux farceur.

—Oh! mon Dieu!... mon Dieu! s'écria Morel avec une douloureuse indignation.

—Je ne crois pas qu'il blague, dit tout bas Bourdin à son compagnon; faisons ce qu'il demande, sans ça nous ne sortirons jamais d'ici; je vais d'ailleurs rester là en dehors de la porte... Il n'y a pas d'autre sortie à la mansarde, il ne peut pas nous échapper.

—À la bonne heure, mais que le tonnerre l'emporte!... quelle chenille! quelle chenille!... Puis, s'adressant à voix basse à Morel: C'est convenu, nous vous attendons au quatrième... faites votre frime, et dépêchons.

—Je vous remercie, dit Morel.

—Eh bien! à la bonne heure, reprit Bourdin à voix haute, en regardant l'artisan d'un air d'intelligence, puisque c'est comme ça et que vous nous promettez de payer, nous vous laissons; nous reviendrons dans cinq ou six jours... Mais alors soyez exact!

—Oui, messieurs, j'espère alors pouvoir payer, répondit Morel.

Les recors sortirent.

Tortillard, de peur d'être surpris, avait disparu dans l'escalier au moment où les gardes du commerce sortaient de la mansarde.

—Madame Morel, entendez-vous? dit Rigolette en s'adressant à la femme du lapidaire pour l'arracher à sa lugubre contemplation, on laisse votre mari tranquille; ces deux hommes sont sortis.

—Maman, entends-tu? on n'emmène pas mon père, reprit l'aîné des garçons.

—Morel! écoute, écoute... Prends un des gros diamants, on ne le saura pas, et nous sommes sauvés, murmura Madeleine tout à fait en délire. Notre petite Adèle n'aura plus froid, elle ne sera plus morte...

Profitant d'un instant où aucun des siens ne le regardait, le lapidaire sortit avec précaution.

Le garde du commerce l'attendait en dehors, sur une espèce de petit palier aussi plafonné par le toit.

Sur ce palier s'ouvrait la porte d'un grenier qui prolongeait en partie la mansarde des Morel et dans lequel M. Pipelet serrait ses provisions de cuir. En outre (nous l'avons dit), le digne portier appelait ce réduit sa «loge de mélodrame», parce qu'au moyen d'un trou pratiqué à la cloison, entre deux lattes, il allait quelquefois assister aux tristes scènes qui se passaient chez les Morel.

Le recors remarqua la porte du grenier: un instant il pensa que peut-être son prisonnier avait compté sur cette issue pour fuir ou pour se cacher.

—Allons! en route, mauvaise troupe! dit-il en mettant le pied sur la première marche de l'escalier, et il fit signe au lapidaire de le suivre.

—Une minute encore, par grâce! dit Morel.

Il se mit à genoux sur le carreau; à travers une des fentes de la porte, il jeta un dernier regard sur sa famille, joignit les mains et dit tout bas d'une voix déchirante en pleurant à chaudes larmes:

—Adieu, mes pauvres enfants... adieu! ma pauvre femme... adieu!

—Ah çà! finirez-vous vos antiennes? dit brutalement Bourdin. Malicorne a bien raison, quelle chenille! quelle chenille!

Morel se releva; il allait suivre le recors, lorsque ces mots retentirent dans l'escalier:

—Mon père! Mon père!

—Louise! s'écria le lapidaire en levant les mains au ciel. Je pourrai donc l'embrasser avant de partir!

—Merci, mon Dieu! j'arrive à temps!... dit la voix en se rapprochant de plus en plus.

Et on entendit la jeune fille monter précipitamment l'escalier.

—Soyez tranquille, ma petite, dit une troisième voix aigre, poussive, essoufflée, partant d'une région plus inférieure, je m'embusquerai, s'il le faut, dans l'allée, nous deux mon balai et mon vieux chéri, et ils ne sortiront pas d'ici que vous ne leur ayez parlé, les gueusards.

On a sans doute reconnu Mme Pipelet, qui, moins ingambe que Louise, la suivait lentement.

Quelques minutes après, la fille du lapidaire était dans les bras de son père.

—C'est toi, Louise! ma bonne Louise! disait Morel en pleurant. Mais comme tu es pâle! Mon Dieu! qu'as-tu?

—Rien, rien..., répondit Louise en balbutiant. J'ai couru si vite!... Voici l'argent...

—Comment!...

—Tu es libre!

—Tu savais donc?...

—Oui, oui... Prenez, monsieur, voici l'argent, dit la jeune fille en donnant un rouleau d'or à Malicorne.

—Mais cet argent, Louise, cet argent?...

—Tu sauras tout... sois tranquille... Viens rassurer ma mère!

—Non, tout à l'heure! s'écria Morel en se plaçant devant la porte; il pensait à la mort de sa petite fille, que Louise ignorait encore. Attends, il faut que je te parle... Mais cet argent...

—Minute! dit Malicorne en finissant de compter les pièces d'or, qu'il empocha. Soixante-quatre, soixante-cinq; ça fait treize cents francs. Est-ce que vous n'avez que ça, la petite mère?

—Mais tu ne dois que treize cents francs? dit Louise stupéfaite, en s'adressant à son père.

—Oui, dit Morel.

—Minute, reprit le recors; le billet est de treize cents francs, bon; voilà le billet payé: mais les frais?... sans l'arrestation, il y en a déjà pour onze cent quarante francs.

—Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'écria Louise, je croyais que ce n'était que treize cents francs. Mais, monsieur, plus tard on vous payera le reste... voilà un assez fort à-compte... n'est-ce pas, mon père?

—Plus tard... à la bonne heure!... apportez l'argent au greffe, et on lâchera votre père. Allons, marchons!...

—Vous l'emmenez?

—Et roide... C'est un à-compte... qu'il paie le reste, il sera libre... Passe, Bourdin, et en route!

—Grâce!... grâce! s'écria Louise.

—Ah! quelle scie! voilà les geigneries qui recommencent, c'est à vous faire suer en plein hiver, ma parole d'honneur! dit brutalement le recors. Puis, s'avançant vers Morel:—Si vous ne marchez pas tout de suite, je vous empoigne au collet et je vous fais descendre bon train: c'est embêtant, à la fin.

—Oh! mon pauvre père... moi qui le croyais sauvé au moins! dit Louise avec accablement.

—Non... non... Dieu n'est pas juste! s'écria le lapidaire d'une voix désespérée, en frappant du pied avec rage.

—Si, Dieu est juste... il a toujours pitié des honnêtes gens qui souffrent, dit une voix douce et vibrante.

Au même instant, Rodolphe parut à la porte du petit réduit, d'où il avait invisiblement assisté à plusieurs des scènes que nous venons de raconter.

Il était pâle et profondément ému.

À cette apparition subite, les recors reculèrent; Morel et sa fille regardèrent cet inconnu avec stupeur.

Tirant de la poche de son gilet un petit paquet de billets de banque pliés, Rodolphe en prit trois, et, les présentant à Malicorne, lui dit:

—Voici deux mille cinq cents francs; rendez à cette jeune fille l'or qu'elle vous a donné.

De plus en plus étonné, le recors prit les billets en hésitant, les examina en tous sens, les tourna, les retourna, finalement les empocha. Puis, sa grossièreté reprenant le dessus à mesure que son étonnement mêlé de frayeur se dissipait, il toisa Rodolphe et lui dit:

—Ils sont bons, vos billets; mais comment avez-vous entre les mains une somme pareille? Est-elle bien à vous, au moins? ajouta-t-il.

Rodolphe était très-modestement vêtu et couvert de poussière, grâce à son séjour dans le grenier de M. Pipelet.

—Je t'ai dit de rendre cet or à cette jeune fille, répondit Rodolphe d'une voix brève et dure.

—Je t'ai dit!!... et pourquoi donc que tu me tutoies?... s'écria le recors en s'avançant vers Rodolphe d'un air menaçant.

—Cet or!... cet or!... dit le prince en saisissant et en serrant si violemment le poignet de Malicorne que celui-ci plia sous cette étreinte de fer et s'écria:

—Oh! mais vous me faites mal... lâchez-moi!...

—Rends donc cet or!... Tu es payé, va-t'en... sans dire d'insolence, ou je te jette en bas de l'escalier.

—Eh bien! le voilà, cet or, dit Malicorne en remettant le rouleau à la jeune fille, mais ne me tutoyez pas et ne me maltraitez pas, parce que vous êtes plus fort que moi...

—C'est vrai... qui êtes-vous pour vous donner ces airs-là? dit Bourdin en s'abritant derrière son confrère, qui êtes-vous?

—Qui ça est, malappris?... c'est mon locataire... le roi des locataires, mal embouchés que vous êtes! s'écria Mme Pipelet, qui apparut, enfin tout essoufflée, et toujours coiffée de sa perruque blonde à la Titus. La portière tenait à la main un poêlon de terre rempli de soupe fumante qu'elle apportait charitablement aux Morel.

—Qu'est-ce qu'elle veut, cette vieille fouine? dit Bourdin.

—Si vous attaquez mon physique, je me jette sur vous et je vous mords, s'écria Mme Pipelet; et par là-dessus, mon locataire, mon roi des locataires vous fichera du haut en bas des escaliers, comme il le dit... et je vous balaierai comme un tas d'ordures que vous êtes.

—Cette vieille est capable d'ameuter la maison contre nous. Nous sommes payés, nous avons fait nos frais, filons! dit Bourdin à Malicorne.

—Voici vos pièces, dit celui-ci en jetant un dossier aux pieds de Morel.

—Ramasse!... on te paie pour être honnête, dit Rodolphe, et, arrêtant le recors d'une main vigoureuse, de l'autre il lui montra les papiers.

Sentant, à cette nouvelle et redoutable étreinte, qu'il ne pourrait lutter contre un pareil adversaire, le garde du commerce se baissa en murmurant, ramassa le dossier et le remit à Morel, qui le prit machinalement.

Il croyait rêver.

—Vous, quoique vous ayez une poigne de fort de la halle, ne tombez jamais sous notre coupe! dit Malicorne.

Et, après avoir montré le poing à Rodolphe, d'un saut il enjamba dix marches suivi de son complice, qui regardait derrière lui avec un certain effroi.

Mme Pipelet se mit en mesure de venger Rodolphe des menaces du recors; regardant son poêlon d'un air inspiré, elle s'écria héroïquement:

—Les dettes de Morel sont payées... ils vont avoir de quoi manger; ils n'ont plus besoin de ma pâtée: gare là-dessous!!

Et se penchant sur la rampe, la vieille vida le contenu de son poêlon sur le dos des deux recors, qui arrivaient en ce moment au premier étage.

—Et alllllez... donc! ajouta la portière, les voilà trempés comme une soupe... comme deux soupes... Eh! eh! eh! c'est le cas de le dire...

—Mille millions de tonnerres! s'écria Malicorne, inondé de la préparation ordinaire de Mme Pipelet, voulez-vous faire attention là-haut... vieille gaupe!

—Alfred! riposta Mme Pipelet en criant à tue-tête, d'une voix aigre à percer le tympan d'un sourd, Alfred! tape dessus, vieux chéri! Ils ont voulu faire les Bédouins avec ta Stasie (Anastasie). Ces deux indécents... ils m'ont saccagée... Tape dessus à grands coups de balai... Dis à l'écaillère et au rogomiste de t'aider... À vous! à vous! à vous! au chat! au chat! au voleur!... Kiss! kiss! kiss!... Brrrrr... Hou... hou... Tape dessus!... vieux chéri!!! Boum! boum!!!

Et, pour clore formidablement ces onomatopées, qu'elle avait accompagnées de trépignements furieux, Mme Pipelet, emportée par l'ivresse de la victoire, lança du haut en bas de l'escalier son poêlon de faïence, qui, se brisant avec un bruit épouvantable au moment où les recors, étourdis de ces cris affreux, descendaient quatre à quatre les dernières marches, augmenta prodigieusement leur effroi.

—Et alllllez donc! s'écria Anastasie en riant aux éclats et en se croisant les bras dans une attitude triomphante.

Pendant que Mme Pipelet poursuivait les recors de ses injures et de ses huées, Morel s'était jeté aux pieds de Rodolphe.

—Ah! monsieur, vous nous sauvez la vie!... À qui devons-nous ce secours inespéré?...

—À Dieu; vous le voyez, il a toujours pitié des honnêtes gens.


II

Rigolette

Louise, la fille du lapidaire, était remarquablement belle, d'une beauté grave. Svelte et grande, elle tenait de la Junon antique par la régularité de ses traits sévères, et de la Diane chasseresse par l'élégance de sa taille élevée. Malgré le hâle de son teint, malgré la rougeur rugueuse de ses mains, d'un très-beau galbe, mais durcies par les travaux domestiques, malgré ses humbles vêtements, cette jeune fille avait un extérieur plein de noblesse, que l'artisan, dans son admiration paternelle, appelait un air de princesse.

Nous n'essaierons pas de peindre la reconnaissance et la stupeur joyeuse de cette famille, si brusquement arrachée à un sort épouvantable. Un moment même, dans cet enivrement subit, la mort de la petite fille fut oubliée.

Rodolphe seul remarqua l'extrême pâleur de Louise et la sombre préoccupation dont elle semblait toujours accablée, malgré la délivrance de son père.

Voulant rassurer complètement les Morel sur leur avenir et expliquer une libéralité qui pouvait compromettre son incognito, Rodolphe dit au lapidaire, qu'il emmena sur le palier, pendant que Rigolette préparait Louise à apprendre la mort de sa petite sœur:

—Avant-hier matin, une jeune dame est venue chez vous!

—Oui, monsieur, et elle a paru bien peinée de l'état où elle nous voyait.

—Après Dieu, c'est elle que vous devez remercier, non pas moi...

—Il serait vrai, monsieur!... cette jeune dame...

—Est votre bienfaitrice. J'ai souvent porté des étoffes chez elle; en venant louer ici une chambre au quatrième, j'ai appris par la portière votre cruelle position... Comptant sur la charité de cette dame, j'ai couru chez elle... et avant-hier elle était ici, afin de juger par elle-même de l'étendue de votre malheur; elle en a été douloureusement émue; mais comme ce malheur pouvait être le fruit de l'inconduite, elle m'a chargé de prendre moi-même, et le plus tôt possible, des renseignements sur vous, désirant proportionner ses bienfaits à votre probité.

—Bonne et excellente dame! j'avais bien raison de dire...

—De dire à Madeleine: Si les riches savaient! n'est-ce pas?

—Comment, monsieur, connaissez-vous le nom de ma femme?... qui vous a appris que...

—Depuis ce matin six heures, dit Rodolphe en interrompant Morel, je suis caché dans le petit grenier qui avoisine votre mansarde.

—Vous!... monsieur?

—Et j'ai tout entendu, tout, honnête et excellent homme!!!

—Mon Dieu!... mais comment étiez-vous là?

—En bien ou en mal, je ne pouvais être mieux renseigné que par vous-même; j'ai voulu tout voir, tout entendre à votre insu. Le portier m'avait parlé de ce petit réduit en me proposant de me le céder pour en faire un bûcher. Ce matin, je lui ai demandé à le visiter; j'y suis resté une heure, et j'ai pu me convaincre qu'il n'y avait pas un caractère plus probe, plus noble, plus courageusement résigné que le vôtre.

—Mon Dieu, monsieur, il n'y a pas grand mérite: je suis né comme ça, et je ne pourrais pas faire autrement.

—Je le sais; aussi je ne vous loue pas, je vous apprécie... J'allais sortir de ce réduit pour vous délivrer des recors, lorsque j'ai entendu la voix de votre fille. J'ai voulu lui laisser le plaisir de vous sauver... Malheureusement, la rapacité des gardes du commerce a enlevé cette douce satisfaction à la pauvre Louise; alors j'ai paru. J'avais reçu hier quelques sommes qui m'étaient dues, j'ai été à même de faire une avance à votre bienfaitrice en payant pour vous cette malheureuse dette. Mais votre infortune a été si grande, si honnête, si digne, que l'intérêt qu'on vous porte et que vous méritez ne s'arrêtera pas là. Je puis, au nom de votre ange sauveur, vous répondre d'un avenir paisible, heureux, pour vous et pour les vôtres...

—Il serait possible!... Mais, au moins, son nom, monsieur?... son nom, à cet ange du ciel, à cet ange sauveur, comme vous l'appelez?

—Oui, c'est un ange... Et vous aviez encore raison de dire que grands et petits avaient leurs peines.

—Cette dame serait malheureuse?

—Qui n'a pas ses chagrins?... Mais je ne vois aucune raison de vous taire son nom... Cette dame s'appelle...

Songeant que Mme Pipelet n'ignorait pas que Mme d'Harville était venue dans la maison pour demander le commandant, Rodolphe, craignant l'indiscret bavardage de la portière, reprit après un moment de silence:

—Je vous dirai le nom de cette dame... à une condition...

—Oh! parlez, monsieur!...

—C'est que vous ne le répéterez à personne... vous entendez? à personne...

—Oh! je vous le jure... Mais ne pourrais-je pas au moins la remercier, cette providence des malheureux?

—Je le demanderai à Mme d'Harville, je ne doute pas qu'elle n'y consente.

—Cette dame se nomme?

—Mme la marquise d'Harville.

—Oh! je n'oublierai jamais ce nom-là. Ce sera ma sainte... mon adoration. Quand je pense que, grâce à elle, ma femme, mes enfants sont sauvés... Sauvés! pas tous... pas tous... ma pauvre petite Adèle, nous ne la reverrons plus!... Hélas! mon Dieu, il faut se dire qu'un jour ou l'autre nous l'aurions perdue, qu'elle était condamnée...

Et le lapidaire essuya ses larmes.

—Quant aux derniers devoirs à rendre à cette pauvre petite si vous m'en croyez... voilà ce qu'il faut faire... Je n'occupe pas encore ma chambre; elle est grande, saine, aérée; il y a déjà un lit, on y transportera ce qui sera nécessaire pour que vous et votre famille vous puissiez vous établir là, en attendant que Mme d'Harville ait trouvé à vous caser convenablement. Le corps de votre enfant restera dans la mansarde, où il sera cette nuit, comme il convient, gardé et veillé par un prêtre. Je vais prier M. Pipelet de s'occuper de ces tristes détails.

—Mais, monsieur, vous priver de votre chambre!... ça n'est pas la peine. Maintenant que nous voilà tranquilles, que je n'ai plus peur d'aller en prison... notre pauvre logis me semblera un palais, surtout si ma Louise nous reste... pour tout soigner comme par le passé...

—Votre Louise ne vous quittera plus. Vous disiez que ce serait votre luxe de l'avoir toujours auprès de vous... ce sera mieux... ce sera votre récompense.

—Mon Dieu, monsieur, est-ce possible? Ça me paraît un rêve... Je n'ai jamais été dévot... mais un tel coup du sort... un secours si providentiel... ça vous ferait croire!...

—Croyez toujours... qu'est-ce que vous risquez?...

—C'est vrai, répondit naïvement Morel; qu'est-ce qu'on risque?

—Si la douleur d'un père pouvait reconnaître des compensations, je vous dirais qu'une de vos filles vous est retirée, mais que l'autre vous est rendue.

—C'est juste, monsieur. Nous aurons notre Louise, maintenant.

—Vous acceptez ma chambre, n'est-ce pas? Sinon comment faire pour cette triste veillée mortuaire?... Songez donc à votre femme, dont la tête est déjà si faible... lui laisser pendant vingt-quatre heures un si douloureux spectacle sous les yeux!

—Vous songez à tout! à tout!... Combien vous êtes bon, monsieur!

—C'est votre ange bienfaiteur qu'il faut remercier, sa bonté m'inspire. Je vous dis ce qu'il vous dirait, il m'approuvera, j'en suis sûr... Ainsi vous acceptez, c'est convenu. Maintenant, dites-moi, ce Jacques Ferrand?...

Un sombre nuage passa sur le front de Morel.

—Ce Jacques Ferrand, reprit Rodolphe, est bien Jacques Ferrand, notaire, qui demeure rue du Sentier?

—Oui, monsieur. Est-ce que vous le connaissez?

Puis, assailli de nouveau par ses craintes au sujet de Louise, Morel s'écria:

—Puisque vous le connaissez, monsieur, dites... dites... ai-je le droit d'en vouloir à cet homme?... et qui sait... si ma fille... ma Louise...

Il ne put achever et cacha sa figure dans ses mains. Rodolphe comprit ses craintes.

—La démarche même du notaire, lui dit-il, doit vous rassurer: il vous faisait sans doute arrêter pour se venger des dédains de votre fille; du reste, j'ai tout lieu de croire que c'est un malhonnête homme. S'il en est ainsi, dit Rodolphe, après un moment de silence, comptons sur la Providence pour le punir.

—Il est bien riche et bien hypocrite, monsieur!

—Vous étiez bien pauvre et bien désespéré!... la Providence vous a-t-elle failli?

—Oh! non, monsieur... grand Dieu!... ne croyez pas que je dise cela par ingratitude...

—Un ange sauveur est venu à vous... un vengeur inexorable atteindra peut-être le notaire... s'il est coupable.

À ce moment, Rigolette sortit de la mansarde en essuyant ses yeux.

Rodolphe dit à la jeune fille:

—N'est-ce pas, ma voisine, que M. Morel fera bien d'occuper ma chambre avec sa famille, en attendant que son bienfaiteur, dont je ne suis que l'agent, lui ait trouvé un logement convenable?

Rigolette regarda Rodolphe d'un air étonné.

—Comment, monsieur, vous seriez assez généreux...?

—Oui, mais à une condition... qui dépend de vous, ma voisine...

—Oh! tout ce qui dépendra de moi...

—J'avais quelques comptes très-pressés à régler pour mon patron... on doit les venir chercher tantôt... mes papiers sont en bas. Si, en qualité de voisine, vous vouliez me permettre de m'occuper de ce travail chez vous... sur un coin de votre table... pendant que vous travaillerez? Je ne vous dérangerais pas, et la famille Morel pourrait tout de suite, avec l'aide de M. et Mme Pipelet, s'établir chez moi.

—Oh! si ce n'est que cela, monsieur, très-volontiers; entre voisins on doit s'entraider. Vous donnez l'exemple par ce que vous faites pour ce bon M. Morel. À votre service, monsieur.

—Appelez-moi mon voisin, sans cela ça me gênera, et je n'oserai pas accepter, dit Rodolphe en souriant.

—Qu'à cela ne tienne! Je puis bien vous appeler mon voisin, puisque vous l'êtes.

—Papa, maman te demande... viens! viens! dit un des petits garçons en sortant de la mansarde.

—Allez, mon cher monsieur Morel; quand tout sera prêt en bas, on vous en fera prévenir.

Le lapidaire rentra précipitamment chez lui.

—Maintenant, ma voisine, dit Rodolphe à Rigolette, il faut encore que vous me rendiez un service.

—De tout mon cœur, si c'est possible, mon voisin.

—Vous êtes, j'en suis sûr, une excellente petite ménagère; il s'agirait d'acheter à l'instant ce qui est nécessaire pour que la famille Morel soit convenablement vêtue, couchée et établie dans ma chambre, où il n'y a encore que mon mobilier de garçon (et il n'est pas lourd) qu'on a apporté hier. Comment allons-nous faire pour nous procurer tout de suite ce que je désire pour les Morel?

Rigolette réfléchit un moment et répondit:

—Avant deux heures vous aurez ça, de bons vêtements tout faits, bien chauds, bien propres, du bon linge bien blanc pour toute la famille, deux petits lits pour les enfants, un pour la grand'mère, tout ce qu'il faut enfin... mais, par exemple, cela coûtera beaucoup, beaucoup d'argent.

—Et combien?

—Oh! au moins... au moins cinq ou six cents francs...

—Pour le tout?

—Hélas! oui... vous voyez, c'est bien de l'argent! dit Rigolette en ouvrant de grands yeux et en secouant la tête.

—Et nous aurions ça?...

—Avant deux heures!

—Mais vous êtes donc une fée, ma voisine?

—Mon Dieu, non; c'est bien simple... Le Temple est à deux pas d'ici, et vous y trouverez tout ce dont vous aurez besoin.

—Le Temple?

—Oui, le Temple.

—Qu'est-ce que cela?

—Vous ne connaissez pas le Temple, mon voisin?

—Non, ma voisine.

—C'est pourtant là où les gens comme vous et moi se meublent et se nippent, quand ils sont économes. C'est bien moins cher qu'ailleurs et c'est aussi bon...

—Vraiment?

—Je le crois bien; tenez, je suppose... combien avez-vous payé votre redingote?

—Je ne vous dirai pas précisément.

—Comment, mon voisin, vous ne savez pas ce que vous coûte votre redingote?

—Je vous avouerai en confidence, ma voisine, dit Rodolphe en souriant, que je la dois... Alors, vous comprenez... je ne peux pas savoir...

—Ah! mon voisin, mon voisin, vous me faites l'effet de ne pas avoir beaucoup d'ordre.

—Hélas! non, ma voisine.

—Il faudra vous corriger de cela, si vous voulez que nous soyons amis, et je vois déjà que nous le serons, vous avez l'air si bon! Vous verrez que vous ne serez pas fâché de m'avoir pour voisine. Vous m'aiderez... je raccommoderai... on est voisin, c'est pour ça. J'aurai bien soin de votre linge, vous me donnerez un coup de main pour cirer ma chambre. Je suis matinale, je vous réveillerai afin que vous ne soyez pas en retard à votre magasin. Je frapperai à votre cloison jusqu'à ce que vous m'ayez dit: «Bonjour, voisine!»

—C'est convenu, vous m'éveillerez; vous aurez soin de mon linge, et je cirerai votre chambre.

—Et vous aurez de l'ordre?

—Certainement.

—Et quand vous aurez quelques effets à acheter, vous irez au Temple; car, tenez, un exemple: votre redingote vous coûte quatre-vingts francs, je suppose; eh bien! vous l'auriez eue au Temple pour trente francs.

—Mais c'est merveilleux! Ainsi, vous croyez qu'avec cinq ou six cents francs ces pauvres Morel...?

—Seraient nippés, de tout, et très-bien, et pour longtemps.

—Ma voisine, une idée!...

—Voyons l'idée!

—Vous vous connaissez en objets de ménage?

—Mais oui, un peu, dit Rigolette avec une nuance de fatuité.

—Prenez mon bras, et allons au Temple acheter de quoi nipper les Morel; ça va-t-il?

—Oh! quel bonheur! Pauvres gens! Mais de l'argent?

—J'en ai.

—Cinq cents francs?

—Le bienfaiteur de Morel m'a donné carte blanche, il n'épargnera rien pour que ces braves gens soient bien. S'il y a même un endroit où l'on trouve de meilleures fournitures qu'au Temple...

—On ne trouve nulle part rien de mieux, et puis il y a de tout et tout fait: de petites robes pour les enfants, des robes pour leur mère.

—Allons au Temple alors, ma voisine.

—Ah! mon Dieu, mais...

—Quoi donc?

—Rien... c'est que, voyez-vous... mon temps... c'est tout mon avoir; je me suis déjà même un peu arriérée... en venant par-ci par-là veiller la pauvre femme Morel; et vous concevez, une heure d'un côté, une heure de l'autre, ça fait petit à petit une journée; une journée, c'est trente sous; et quand on ne gagne rien un jour, il faut vivre tout de même... mais, bah!... c'est égal... je prendrai cela sur ma nuit... et puis, tiens! les parties de plaisir sont rares, et je me fais une joie de celle-là... il me semblera que je suis riche... riche, riche, et que c'est avec mon argent que j'achète toutes ces bonnes choses pour ces pauvres Morel... Eh bien! voyons, le temps de mettre mon châle, un bonnet, et je suis à vous, mon voisin.

—Si vous n'avez que ça à mettre, ma voisine... voulez-vous que pendant ce temps-là j'apporte mes papiers chez vous?

—Bien volontiers, ça fait que vous verrez ma chambre, dit Rigolette avec orgueil, car mon ménage est déjà fait, ce qui vous prouve que je suis matinale, et que si vous êtes dormeur et paresseux... tant pis pour vous, je vous serai un mauvais voisinage.

Et, légère comme un oiseau, Rigolette descendit l'escalier, suivie de Rodolphe, qui alla chez lui se débarrasser de la poussière du grenier de M. Pipelet.

Nous dirons plus tard pourquoi Rodolphe n'était pas encore prévenu de l'enlèvement de Fleur-de-Marie, qui avait eu lieu la veille à la ferme de Bouqueval, et pourquoi il n'était pas venu visiter les Morel le lendemain de son entretien avec Mme d'Harville.

Nous rappellerons de plus au lecteur que, Mlle Rigolette sachant seule la nouvelle adresse de François Germain, fils de Mme Georges, Rodolphe avait un grand intérêt à pénétrer cet important secret.

La promenade au Temple qu'il venait de proposer à la grisette devait la mettre en confiance avec lui et le distraire des tristes pensées qu'avait éveillées en lui la mort de la petite fille de l'artisan.

L'enfant que Rodolphe regrettait amèrement avait dû mourir à peu près à cet âge...

C'était, en effet, à cet âge que Fleur-de-Marie avait été livrée à la Chouette, par la femme de charge du notaire Jacques Ferrand.

Nous dirons plus tard dans quel but et dans quelles circonstances.

Rodolphe, armé, par manière de contenance, d'un formidable rouleau de papiers, entra dans la chambre de Rigolette.

Rigolette était à peu près du même âge que la Goualeuse, son ancienne amie de prison.

Il y avait entre ces deux jeunes filles la différence qu'il y a entre le rire et les larmes;

Entre l'insouciance joyeuse et la rêverie mélancolique;

Entre l'imprévoyance la plus audacieuse et une sombre, une incessante préoccupation de l'avenir;

Entre une nature délicate, exquise, élevée, poétique, douloureusement sensible, incurablement blessée par le remords, et une nature gaie, vive, heureuse, mobile, prosaïque, irréfléchie, quoique bonne et complaisante.

Car, loin d'être égoïste, Rigolette n'avait de chagrins que ceux des autres; elle sympathisait de toutes ses forces, se dévouait corps et âme à ce qui souffrait, mais n'y songeait plus, le dos tourné, comme on dit vulgairement.

Souvent elle s'interrompait de rire aux éclats pour pleurer sincèrement, et elle s'interrompait de pleurer pour rire encore.

En véritable enfant de Paris, Rigolette préférait l'étourdissement au calme, le mouvement au repos, l'âpre et retentissante harmonie de l'orchestre des bals de la Chartreuse ou du Colisée au doux murmure du vent, des eaux et du feuillage;

Le tumulte assourdissant des carrefours de Paris à la solitude des champs;...

L'éblouissement des feux d'artifice, le flamboiement du bouquet, le fracas des bombes, à la sérénité d'une belle nuit pleine d'étoiles, d'ombre et de silence.

Hélas! oui, la bonne fille préférait franchement la boue noire des rues de la capitale au verdoiement des prés fleuris; ses pavés fangeux ou brûlants à la mousse fraîche ou veloutée des sentiers des bois parfumés de violettes; la poussière suffocante des barrières ou des boulevards au balancement des épis d'or, émaillés de l'écarlate des pavots sauvages et de l'azur des bluets...

Rigolette ne quittait sa chambre que le dimanche et le matin de chaque jour, pour faire sa provision de mouron, de pain, de lait et de millet pour elle et ses deux oiseaux, comme disait Mme Pipelet; mais elle vivait à Paris pour Paris. Elle eût été au désespoir d'habiter ailleurs que dans la capitale.

Autre anomalie: malgré ce goût des plaisirs parisiens, malgré la liberté ou plutôt l'abandon où elle se trouvait, étant seule au monde... malgré l'économie fabuleuse qu'il lui fallait mettre dans ses moindres dépenses pour vivre avec environ trente sous par jour, malgré la plus piquante, la plus espiègle, la plus adorable petite figure du monde, jamais Rigolette ne choisissait ses amoureux (nous ne dirons pas ses amants; l'avenir prouvera si l'on doit considérer les propos de Mme Pipelet, au sujet des voisins de la grisette, comme des calomnies ou des indiscrétions); Rigolette, disons-nous, ne choisissait ses amoureux que dans sa classe, c'est-à-dire ne choisissait que ses voisins, et cette égalité devant le loyer était loin d'être chimérique.

Un opulent et célèbre artiste, un moderne Raphaël dont Cabrion était le Jules Romain, avait vu un portrait de Rigolette, qui, dans cette étude d'après nature, n'était aucunement flattée. Frappé des traits charmants de la jeune fille, le maître soutint à son élève qu'il avait poétisé, idéalisé son modèle. Cabrion, fier de sa jolie voisine, proposa à son maître de la lui faire voir comme objet d'art, un dimanche, au bal de l'Ermitage. Le Raphaël, charmé de cette ravissante figure, fit tous ses efforts pour supplanter son Jules Romain. Les offres les plus séduisantes, les plus splendides, furent faites à la grisette: elle les refusa héroïquement, tandis que le dimanche, sans façon et sans scrupule, elle acceptait d'un voisin un modeste dîner au Méridien (cabaret renommé du boulevard du Temple) et une place de galerie à la Gaîté ou à l'Ambigu.

De telles intimités étaient fort compromettantes et pouvaient faire singulièrement soupçonner la vertu de Rigolette.

Sans nous expliquer encore à ce sujet, nous ferons remarquer qu'il est dans certaines délicatesses relatives des secrets et des abîmes impénétrables.

Quelques mots de la figure de la grisette, et nous introduirons Rodolphe dans la chambre de sa voisine.

Rigolette avait dix-huit ans à peine, une taille moyenne, petite même, mais si gracieusement tournée, si finement cambrée, si voluptueusement arrondie... mais qui répondait si bien à sa démarche à la fois leste et furtive, qu'elle paraissait accomplie: un pouce de plus lui eût fait beaucoup perdre de son gracieux ensemble; le mouvement de ses petits pieds, toujours irréprochablement chaussés de bottines de casimir à noir à semelle un peu épaisse, rappelait l'allure alerte, coquette et discrète de la caille ou de la bergeronnette. Elle ne semblait pas marcher, elle effleurait le pavé; elle glissait rapidement à sa surface.

Cette démarche particulière aux grisettes, à la fois agile, agaçante et légèrement effarouchée, doit être sans doute attribuée à trois causes:

À leur désir d'être trouvées jolies;

À leur crainte d'une admiration traduite... par une pantomime trop expressive;

À la préoccupation qu'elles ont toujours de perdre le moins de temps possible dans leurs pérégrinations.

Rodolphe n'avait encore vu Rigolette qu'au sombre jour de la mansarde des Morel ou sur un palier non moins obscur; il fut donc ébloui de l'éclatante fraîcheur de la jeune fille lorsqu'il entra doucement dans une chambre éclairée par deux larges croisées. Il resta un moment immobile, frappé du gracieux tableau qu'il avait sous les yeux.

Debout devant une glace placée au-dessus de sa cheminée, Rigolette finissait de nouer sous son menton les brides de ruban d'un petit bonnet de tulle brodé, orné d'une légère garniture piquée de faveur cerise; ce bonnet, très-étroit de passe, posé très-en arrière, laissait bien à découvert deux larges et épais bandeaux de cheveux lisses, brillants comme du jais, tombant très-bas sur le front; ses sourcils fins, déliés, semblaient tracés à l'encre et s'arrondissaient au-dessus de deux grands yeux noirs éveillés et malins; ses joues fermes et pleines se veloutaient du plus frais incarnat, frais à la vue, frais au toucher comme une pêche vermeille imprégnée de froide rosée du matin.

Son petit nez relevé, espiègle, effronté, eût fait la fortune d'une Lisette ou d'une Marion; sa bouche un peu grande, aux lèvres bien roses, bien humides, aux petites dents blanches, serrées, perlées, était rieuse et moqueuse; de trois charmantes fossettes qui donnaient une grâce mutine à sa physionomie, deux se creusaient aux joues, l'autre au menton, non loin d'un grain de beauté, petite mouche d'ébène meurtrièrement posée au coin de la bouche.

Entre un col garni, largement rabattu, et le fond du petit bonnet, froncé par un ruban cerise, on voyait la naissance d'une forêt de beaux cheveux si parfaitement tordus et relevés que leur racine se dessinait aussi nette, aussi noire que si elle eût été peinte sur l'ivoire de ce charmant cou.

Une robe de mérinos raisin de Corinthe, à dos plat et à manches justes, faites avec amour par Rigolette, révélait une taille tellement mince et svelte que la jeune fille ne portait jamais de corset!... par économie. Une souplesse, une désinvolture inaccoutumées dans les moindres mouvements des épaules et du corsage, qui rappelaient la moelleuse ondulation des allures de la chatte, trahissaient cette particularité.

Qu'on se figure une robe étroitement collée aux formes rondes et polies du marbre, et l'on conviendra que Rigolette pouvait parfaitement se passer de l'accessoire de toilette dont nous avons parlé. La ceinture d'un petit tablier de levantine gros vert entourait sa taille, qui eût tenu entre les dix doigts.

Confiante dans la solitude où elle croyait être, car Rodolphe restait toujours à la porte, immobile et inaperçu, Rigolette, après avoir lustré ses bandeaux du plat de sa main mignonne, blanche et parfaitement soignée, mit son petit pied sur une chaise et se courba pour resserrer le lacet de sa bottine. Cette opération intime ne put s'accomplir sans exposer aux yeux indiscrets de Rodolphe un bas de coton blanc comme la neige et la moitié d'une jambe d'un galbe pur et irréprochable.

D'après le récit détaillé que nous avons fait de sa toilette, on devine que la grisette avait choisi son plus joli bonnet et son plus joli tablier pour faire honneur à son voisin dans leur visite au Temple.

Elle trouvait le prétendu commis marchand fort à son gré: sa figure à la fois bienveillante, fière et hardie, lui plaisait beaucoup; puis il se montrait si compatissant envers les Morel, en leur cédant généreusement sa chambre, que, grâce à cette preuve de bonté, et peut-être aussi grâce à l'agrément de ses traits, Rodolphe avait, sans s'en douter, fait un pas de géant dans la confiance de la couturière.

Celle-ci, d'après ses idées pratiques sur l'intimité forcée et les obligations réciproques qu'impose le voisinage, s'estimait très-franchement heureuse de ce qu'un voisin tel que Rodolphe venait succéder au commis voyageur, à Cabrion et à François Germain; car elle commençait à trouver que l'autre chambre restait bien longtemps vacante, et elle craignait surtout de ne pas la voir occupée d'une manière convenable.

Rodolphe profitait de son invisibilité pour jeter un coup d'œil curieux dans ce logis, qu'il trouvait encore au-dessus des louanges que Mme Pipelet avait accordées à l'excessive propreté du modeste ménage de Rigolette.

Rien de plus gai, de mieux ordonné que cette pauvre chambrette.

Un papier gris à bouquets verts couvrait les murs; le carreau mis en couleur, d'un beau rouge, luisait comme un miroir. Un poêle de faïence blanche était placé dans la cheminée, où l'on avait symétriquement rangé une petite provision de bois coupé si court, si menu, que sans hyperbole on pouvait comparer chaque morceau à une énorme allumette.

Sur la cheminée de pierre figurant du marbre gris, on voyait pour ornements deux pots à fleurs ordinaires, peints d'un beau vert émeraude, et dès le printemps toujours remplis de fleurs communes, mais odorantes; un petit cartel de buis renfermant une montre d'argent tenait lieu de pendule; d'un côté brillait un bougeoir de cuivre étincelant comme de l'or, garni d'un bout de bougie; de l'autre côté brillait, non moins resplendissante, une de ces lampes formées d'un cylindre et d'un réflecteur de cuivre monté sur une tige d'acier et sur un pied de plomb. Une assez grande glace carrée, encadrée d'une bordure de bois noir, surmontait la cheminée.

Des rideaux en toile perse, grise et verte, bordés d'un galon de laine, coupés, ouvrés, garnis par Rigolette, et aussi posés par elle sur leurs légères tringles de fer noircies, drapaient les croisées et le lit, recouvert d'une courtepointe pareille; deux cabinets à vitrage, peints en blanc, placés de chaque côté de l'alcôve, renfermaient sans doute les ustensiles de ménage, le fourneau portatif, la fontaine, les balais, etc., etc., car aucun de ces objets ne déparait l'aspect coquet de cette chambre.

Une commode d'un beau bois de noyer bien veiné, bien lustré, quatre chaises du même bois, une grande table à repasser et à travailler, recouverte d'une de ces couvertures de laine verte que l'on voit dans quelques chaumières de paysans, un fauteuil de paille avec son tabouret pareil, siège habituel de la couturière, tel était ce modeste mobilier.

Enfin, dans l'embrasure d'une des croisées, on voyait la cage de deux serins, fidèles commensaux de Rigolette.

Par une de ces idées industrieuses qui ne viennent qu'aux pauvres, cette cage était posée au milieu d'une grande caisse de bois d'un pied de profondeur; placée sur une table, cette caisse, que Rigolette appelait le jardin de ses oiseaux, était remplie de terre recouverte de mousse pendant l'hiver, au printemps on y semait du gazon et de petites fleurs.

Rodolphe considérait ce réduit avec intérêt et curiosité, il comprenait parfaitement l'air de joyeuse humeur de cette jeune fille.

Il se figurait cette solitude égayée par le gazouillement des oiseaux et par le chant de Rigolette; l'été elle travaillait sans doute auprès de sa fenêtre ouverte, à demi voilée par un verdoyant rideau de pois de senteur roses, de capucines orange, de volubilis bleus et blancs; l'hiver elle veillait au coin de son petit poêle, à la clarté douce de sa lampe.

Puis chaque dimanche elle se distrayait de cette vie laborieuse par une franche et bonne journée de plaisirs partagés avec un voisin jeune, gai, insouciant, amoureux comme elle... (Rodolphe n'avait alors aucune raison de croire à la vertu de la grisette.)

Le lundi elle reprenait ses travaux en songeant aux plaisirs passés et aux plaisirs à venir. Rodolphe sentit alors la poésie de ces refrains vulgaires sur Lisette et sa chambrette, sur ces folles amours qui nichent gaiement dans quelques mansardes; car cette poésie qui embellit tout, qui d'un taudis de pauvres gens fait un joyeux nid d'amoureux, c'est la riante, fraîche et verte jeunesse... et personne mieux que Rigolette ne pouvait représenter cette adorable divinité.

Rodolphe en était là de ses réflexions, lorsque, regardant machinalement la porte, il y aperçut un énorme verrou...

Un verrou qui n'eût pas déparé la porte d'une prison.

Ce verrou le fit réfléchir...

Il pouvait avoir deux significations, deux usages bien distincts:

Fermer la porte aux amoureux...

Fermer la porte sur les amoureux...

L'un de ces usages ruinait radicalement les assertions de Mme Pipelet.

L'autre les confirmait.

Rodolphe en était là de ses interprétations, lorsque Rigolette, tournant la tête, l'aperçut, et, sans changer d'attitude, lui dit:

—Tiens, voisin, vous étiez donc là?


III

Voisin et voisine

Le brodequin lacé, la jolie jambe disparut sous les amples plis de la robe raisin de Corinthe, et Rigolette reprit:

—Ah! vous étiez là, monsieur le sournois?...

—J'étais là... admirant en silence.

—Et qu'admiriez-vous, mon voisin?

—Cette gentille petite chambre... car vous êtes logée comme une reine, ma voisine...

—Dame! voyez-vous, c'est mon luxe; je ne sors jamais, c'est bien le moins que je me plaise chez moi...

—Mais je n'en reviens pas, quels jolis rideaux!... et cette commode aussi belle que l'acajou... Vous avez dû dépenser furieusement d'argent ici?

—Ne m'en parlez pas!... J'avais à moi quatre cent vingt-cinq francs en sortant de prison... presque tout y a passé...

—En sortant de prison! Vous?...

—Oui... c'est toute une histoire! Vous pensez bien; n'est-ce pas, que je n'étais pas en prison pour avoir fait mal!

—Sans doute... mais comment?

—Après le choléra, je me suis trouvée toute seule au monde. J'avais alors, je crois, dix ans...

—Mais, jusque-là, qui avait pris soin de vous?

—Oh! de bien braves gens!... mais ils sont morts du choléra... (Ici, les grands yeux noirs de Rigolette devinrent humides.) On a vendu le peu qu'ils possédaient pour payer quelques petites dettes, et je suis restée sans personne qui voulût me recueillir; ne sachant comment faire, je suis allée à un corps de garde qui était en face de notre maison, et j'ai dit au factionnaire: «Monsieur le soldat, mes parents sont morts, je ne sais où aller; qu'est-ce qu'il faut que je fasse?» Là-dessus l'officier est venu; il m'a fait conduire chez le commissaire, qui m'a fait mettre en prison comme vagabonde, et j'en suis sortie à seize ans.

—Mais vos parents?

—Je ne sais pas qui était mon père, j'avais six ans quand j'ai perdu ma mère, qui m'avait retirée des Enfants-Trouvés, où elle avait été forcée de me mettre d'abord. Les braves gens dont je vous ai parlé demeuraient dans notre maison; ils n'avaient pas d'enfants: me voyant orpheline ils m'ont prise avec eux.

—Et quel était leur état, leur position?

—Papa Crétu, je l'appelais comme ça, était peintre en bâtiment et sa femme bordeuse...

—Étaient-ce au moins des ouvriers aisés?

—Comme dans tous les ménages: quand je dis ménages, ils n'étaient pas mariés, mais ils s'appelaient mari et femme. Il y avait des hauts et des bas; aujourd'hui dans l'abondance, si le travail donnait; demain dans la gêne, s'il ne donnait pas; mais ça n'empêchait pas l'homme et la femme d'être contents de tout et toujours gais (à ce souvenir la physionomie de Rigolette redevint sereine). Il n'y avait pas dans le quartier un ménage pareil; toujours en train, toujours chantant; avec ça bons comme il n'est pas possible: ce qui était à eux était aux autres. Maman Crétu était une grosse réjouie de trente ans, propre comme un sou, vive comme une anguille, joyeuse comme un pinson. Son mari était un autre Roger-Bontemps; il avait un grand nez, une grande bouche, toujours un bonnet de papier sur la tête, et une figure si drôle, mais si drôle, qu'on ne pouvait le regarder sans rire. Une fois revenu à la maison, après l'ouvrage, il ne faisait que chanter, grimacer, gambader comme un enfant, il me faisait danser, sauter sur ses genoux; il jouait avec moi comme s'il avait été de mon âge; et sa femme me gâtait que c'était une bénédiction! Tous deux ne me demandaient qu'une chose, d'être de bonne humeur; et ce n'était pas ça, Dieu merci! qui me manquait. Aussi ils m'ont baptisée Rigolette et le nom m'en est resté. Quant à la gaieté, ils me donnaient l'exemple; jamais je ne les ai vus tristes. S'ils se faisaient des reproches, c'était la femme qui disait à son mari: «Tiens, Crétu, c'est bête, mais tu me fais trop rire!» Ou bien c'était lui qui disait à sa femme: «Tiens, tais-toi, Ramonette (je ne sais pas pourquoi il l'appelait Ramonette), tais-toi, tu me fais mal, tu es trop drôle!...» Et moi je riais de les voir rire... Voilà comme j'ai été élevée, et comme ils m'ont formé le caractère... J'espère que j'ai profité!

—À merveille, ma voisine! Ainsi entre eux jamais de disputes?

—Jamais, au grand jamais!... Le dimanche, le lundi, quelquefois le mardi, ils faisaient, comme ils disaient, la noce, et ils m'emmenaient toujours avec eux. Papa Crétu était très-bon ouvrier, quand il voulait travailler, il gagnait ce qu'il lui plaisait; sa femme aussi. Dès qu'ils avaient de quoi faire le dimanche et le lundi, et vivre au courant tant bien que mal, ils étaient contents. Après ça, fallait-il chômer, ils étaient contents tout de même... Je me rappelle que, quand nous n'avions que du pain et de l'eau, papa Crétu prenait dans sa bibliothèque...

—Il avait une bibliothèque?

—Il appelait ainsi un petit casier où il mettait tous les recueils de chansons nouvelles... Il les achetait et il les savait toutes. Quand il n'y avait donc que du pain à la maison, il prenait dans sa bibliothèque un vieux livre de cuisine, et il nous disait: «Voyons, qu'est-ce que nous allons manger aujourd'hui? Ceci? Cela?...» et il nous lisait le titre d'une foule de bonnes choses. Chacun choisissait son plat; papa Crétu prenait une casserole vide, et, avec des mines et des plaisanteries les plus drôles du monde, il avait l'air de mettre dans la casserole tout ce qu'il fallait pour composer un bon ragoût; et puis il faisait semblant de verser ça dans un plat vide aussi, qu'il posait sur la table, toujours avec des grimaces à nous tenir les côtes; il reprenait ensuite son livre, et pendant qu'il nous lisait, par exemple, le récit d'une bonne fricassée de poulet que nous avions choisie, et qui nous faisait venir l'eau à la bouche... nous mangions notre pain... avec sa lecture, en riant comme des fous.

—Et ce joyeux ménage avait des dettes?

—Jamais! Tant qu'il y avait de l'argent, on noçait; quand il n'y en avait pas, on dînait en détrempe, comme disait papa Crétu à cause de son état.

—Et à l'avenir, il n'y songeait pas?

—Ah bien, oui! L'avenir, pour nous, c'était le dimanche et le lundi. L'été, nous les passions aux barrières; l'hiver, dans le faubourg.

—Puisque ces bonnes gens se convenaient si bien, puisqu'ils faisaient si fréquemment la noce, pourquoi ne se mariaient-ils pas?

—Un de leurs amis leur a demandé ça une fois devant moi.

—Eh bien?

—Ils ont répondu: «Si nous avons un jour des enfants, à la bonne heure! mais, pour nous deux, nous nous trouvons bien comme ça... À quoi bon nous forcer à faire ce que nous faisons de bon cœur? Ça serait des frais et nous n'avons pas d'argent de trop.» Mais, voyez un peu, reprit Rigolette, comme je bavarde. C'est qu'aussi, une fois que je suis sur le compte de ces braves gens, qui ont été si bons pour moi, je ne peux pas m'empêcher d'en parler longuement. Tenez, mon voisin, soyez assez gentil pour prendre mon châle sur le lit et pour me l'attacher là, sous le col de ma chemisette, avec cette grosse épingle, et nous allons descendre, car il nous faut le temps de choisir au Temple ce que vous voulez acheter pour ces pauvres Morel.

Rodolphe s'empressa d'obéir aux ordres de Rigolette; il prit sur le lit un grand châle tartan de couleur brune, à larges raies ponceau, et le posa soigneusement sur les charmantes épaules de Rigolette.

—Maintenant, mon voisin, relevez un peu mon col, pincez bien la robe et le châle ensemble, enfoncez l'épingle, et surtout prenez garde de me piquer.

Pour exécuter ces nouveaux commandements, il fallut que Rodolphe touchât presque ce cou d'ivoire, où se dessinait, si noire et si nette, l'attache des beaux cheveux d'ébène de Rigolette.

Le jour était bas, Rodolphe s'approcha... très-près... trop près sans doute, car la grisette jeta un petit cri effarouché.

Nous ne saurions dire la cause de ce petit cri.

Était-ce la pointe de l'épingle? Était-ce la bouche de Rodolphe qui avait effleuré ce cou blanc, frais et poli? Toujours est-il que Rigolette se retourna vivement et s'écria d'un air moitié riant, moitié triste, qui fit presque regretter à Rodolphe l'innocente liberté qu'il avait prise:

—Mon voisin, je ne vous prierai plus jamais d'attacher mon châle.

—Pardon, ma voisine... je suis si maladroit!

—Au contraire, monsieur, et c'est ce dont je me plains... Voyons, votre bras; mais soyez sage, ou nous nous fâcherons!

—Vrai, ma voisine, ce n'est pas faute... Votre joli cou était si blanc, que j'ai eu comme un éblouissement... Malgré moi ma tête s'est baissée... et...

—Bien, bien! À l'avenir j'aurai soin de ne plus vous donner de ces éblouissements-là, dit Rigolette en le menaçant du doigt; puis elle ferma sa porte. Tenez, mon voisin, prenez ma clef; elle est si grosse, qu'elle crèverait ma poche... C'est un vrai pistolet.

Et de rire.

Rodolphe se chargea (c'est le mot) d'une énorme clef qui aurait pu glorieusement figurer sur un de ces plats allégoriques que les vaincus viennent humblement offrir aux vainqueurs d'une ville.

Quoique Rodolphe se crût assez changé par les années pour ne pas être reconnu par Polidori, avant de passer devant la porte du charlatan, il releva le collet de son paletot.

—Mon voisin, n'oubliez pas de prévenir M. Pipelet que l'on va apporter des effets qu'il faudra monter dans votre chambre, dit Rigolette.

—Vous avez raison ma voisine; nous allons entrer un moment dans la loge du portier.

M. Pipelet, son éternel chapeau tromblon sur la tête, était, comme toujours, vêtu de son habit vert et gravement assis devant une table couverte de morceaux de cuir et de débris de chaussures de toutes sortes; il s'occupait alors de ressemeler une botte, avec le sérieux de la conscience qu'il mettait à toutes choses. Anastasie était absente de la loge.

—Eh bien! monsieur Pipelet, lui dit Rigolette, j'espère que voilà du nouveau! Grâce à mon voisin les pauvres Morel sont hors de peine... Quand on pense qu'on allait conduire le pauvre ouvrier en prison! Oh! ces gardes du commerce sont de vrais sans-cœur!

—Et des sans-mœurs, mademoiselle, ajouta M. Pipelet d'un ton courroucé en gesticulant, avec une botte en réparation dans laquelle il avait introduit sa main et son bras gauches. Non, je ne crains pas de le répéter à la face du ciel et des hommes, ce sont de grands sans-mœurs. Ils ont profité des ténèbres de l'escalier pour oser porter leurs gestes indécents jusque sur la taille de mon épouse! En entendant les cris de sa pudeur offensée, malgré moi j'ai cédé à la vivacité de mon caractère. Je ne le cache pas, mon premier mouvement a été de rester immobile et de devenir pourpre de honte, en songeant aux odieux attentats dont Anastasie venait d'être victime... comme me le prouvait l'égarement de sa raison, puisque, dans son délire, elle avait jeté son poêlon de faïence du haut en bas de l'escalier. À cet instant, ces affreux débauchés ont passé devant ma loge...

—Vous les avez poursuivis, j'espère, monsieur Pipelet? dit Rigolette, qui avait assez de peine à conserver son sérieux.

—J'y songeais, répondit M. Pipelet avec un profond soupir, lorsque j'ai réfléchi qu'il me faudrait affronter leurs regards, peut-être même leurs propos licencieux, cela m'a révolté, m'a mis hors de moi. Je ne suis pas plus méchant qu'un autre, mais quand ces éhontés ont passé devant la loge, mon sang n'a fait qu'un tour, et je n'ai pu m'empêcher de mettre brusquement ma main devant mes yeux, pour me dérober la vue de ces luxurieux malfaiteurs!!! Mais cela ne m'étonna pas, il devait m'arriver quelque chose de malheureux aujourd'hui, j'avais rêvé de ce monstre de Cabrion!

Rigolette sourit, et le bruit des soupirs de M. Pipelet se confondit avec les coups de marteau qu'il appliquait sur la semelle de sa vieille botte.

D'après les réflexions d'Alfred, il résultait qu'Anastasie s'était outrageusement vantée, imitant à sa manière le coquet manège de ces femmes qui, pour raviver le feu de leurs maris ou de leurs amants, se disent incessamment et dangereusement courtisées.

—Mon voisin, dit tout bas Rigolette à Rodolphe, laissez croire à ce pauvre M. Pipelet qu'on a agacé sa femme: intérieurement ça le flatte.

Ne voulant pas, en effet, détruire l'illusion dont se berçait M. Pipelet, Rodolphe lui dit:

—Vous avez sagement pris le parti des sages, mon cher monsieur Pipelet, celui du mépris. D'ailleurs, la vertu de Mme Pipelet est au-dessus de toute atteinte.

—Sa vertu, monsieur... sa vertu! Et Alfred recommença de gesticuler avec sa botte au bras, j'en porterais ma tête sur l'échafaud! La gloire du grand Napoléon... et la vertu d'Anastasie... j'en peux répondre comme de mon propre honneur, monsieur!

—Et vous avez raison, monsieur Pipelet. Mais oubliez ces misérables recors; veuillez, je vous prie, me rendre un service.

—L'homme est né pour s'entraider, répliqua M. Pipelet d'un ton sentencieux et mélancolique; à plus forte raison, lorsqu'il est question d'un aussi bon locataire que monsieur.

—Il s'agirait de faire monter chez moi différents objets qu'on apportera tout à l'heure. Ils sont destinés aux Morel.

—Soyez tranquille, monsieur, je surveillerai cela.

—Puis, reprit tristement Rodolphe, il faudrait demander un prêtre pour veiller la petite fille qu'ils ont perdue cette nuit, aller déclarer son décès et, en même temps, commander un service et un convoi décents. Voici de l'argent... Ne ménagez rien: le bienfaiteur de Morel, dont je ne suis que l'agent, veut que tout soit fait pour le mieux.

—Fiez-vous-en à moi, monsieur, Anastasie est allée acheter notre dîner; dès qu'elle rentrera, je lui ferai garder la loge et je m'occuperai de vos commissions.

À ce moment, un homme si complètement embossé dans son manteau, comme disent les Espagnols, qu'on apercevait à peine ses yeux, s'informa, sans trop s'approcher de la loge, et restant le plus possible dans l'ombre, si Mme Burette, marchande d'objets d'occasion, était chez elle.

—Venez-vous de Saint-Denis? lui demanda M. Pipelet d'un air d'intelligence.

—Oui, en une heure un quart.

—C'est bien cela, alors montez.

L'homme au manteau disparut rapidement dans l'escalier.

—Qu'est-ce que cela signifie? dit Rodolphe à M. Pipelet.

—Il se manigance quelque chose chez la mère Burette... c'est des allées, des venues continuelles. Elle m'a dit ce matin: «Vous demanderez à toutes les personnes qui viendront pour moi: «Venez-vous de Saint-Denis?» Celles qui répondront: «Oui, en une heure un quart», vous les laisserez monter... mais pas d'autres.»

—C'est un véritable mot d'ordre! dit Rodolphe assez intrigué.

—Justement, monsieur. Aussi me suis-je dit à part moi: il se manigance quelque chose chez la mère Burette. Sans compter que Tortillard, un mauvais garnement, un petit boiteux, qui est employé chez M. César Bradamanti, est rentré cette nuit à deux heures, avec une vieille femme borgne qu'on appelle la Chouette. Celle-ci est restée jusqu'à quatre heures du matin chez la mère Burette, pendant qu'un fiacre l'attendait à la porte. D'où venait cette femme borgne? Que venait faire cette femme borgne à une heure aussi indue? Telles sont les questions que je me suis posées sans pouvoir y répondre, ajouta gravement M. Pipelet.

—Et cette femme que vous appelez la Chouette est repartie à quatre heures du matin en fiacre? demanda Rodolphe.

—Oui, monsieur; et elle va sans doute revenir: car la mère Burette m'a dit que la consigne ne regardait pas la borgnesse.

Rodolphe pensa, non sans raison, que la Chouette machinait quelque nouveau méfait; mais, hélas! il était loin de songer à quel point cette nouvelle trame l'intéressait.

—C'est donc bien convenu, mon cher monsieur Pipelet; n'oubliez pas tout ce que je vous ai recommandé pour les Morel, et priez aussi votre femme de leur faire apporter un bon repas de chez le meilleur traiteur du voisinage.

—Soyez tranquille, dit M. Pipelet; aussitôt que mon épouse sera de retour, j'irai à la mairie, à l'église et chez le traiteur... À l'église pour le mort... chez le traiteur pour les vivants..., ajouta philosophiquement et poétiquement M. Pipelet. C'est comme fait, monsieur... c'est comme fait.

À la porte de l'allée, Rodolphe et Rigolette se trouvèrent face à face avec Anastasie, qui revenait du marché, rapportant un lourd panier de provisions.

—À la bonne heure! s'écria la portière en regardant le voisin et la voisine d'un air narquois et significatif; vous voilà déjà bras dessus bras dessous... Ça va!... Chaud!... Chaud!... Tiens... faut bien que jeunesse se passe!... à jolie fille beau garçon... vive l'amour! Et alllllez donc!

Et la vieille disparut dans les profondeurs de l'allée en criant:

—Alfred! ne geins pas, vieux chéri... voilà ta Stasie qui t'apporte du nanan, gros friand!

Rodolphe, offrant son bras à Rigolette, sortit avec elle de la maison de la rue du Temple.


IV

Le budget de Rigolette

À la neige de la nuit avait succédé un vent très-froid; le pavé de la rue, ordinairement fangeux, était presque sec. Rigolette et Rodolphe se dirigèrent vers l'immense et singulier bazar que l'on nomme le Temple. La jeune fille s'appuyait sans façon au bras de son cavalier, aussi peu gênée avec lui que s'ils eussent été liés par une longue intimité.

—Est-elle drôle, cette Mme Pipelet, avec ses remarques! dit la grisette à Rodolphe.

—Ma foi, ma voisine, je trouve qu'elle a raison.

—En quoi, mon voisin?

—Elle a dit: «Il faut que jeunesse se passe... vive l'amour! Et allez donc!»

—Eh bien?

—C'est justement ma manière de voir...

—Comment?

—Je voudrais passer ma jeunesse avec vous... pouvoir crier: «Vive l'amour!» et aller où vous voudriez me conduire.

—Je le crois bien... vous n'êtes pas difficile!

—Où serait le mal?... nous sommes voisins.

—Si nous n'étions pas voisins, je ne sortirais pas avec vous comme ça...

—Vous me dites donc d'espérer?

—D'espérer quoi?

—Que vous m'aimerez.

—Je vous aime déjà.

—Vraiment?

—C'est tout simple, vous êtes bon, vous êtes gai. Quoique pauvre vous-même, vous faites ce que vous pouvez pour ces pauvres Morel, en intéressant des gens riches à leur malheur; vous avez une figure qui me revient beaucoup, une jolie tournure, ce qui est toujours agréable et flatteur pour moi, qui vous donne le bras et qui vous le donnerai souvent. Voilà, je crois, assez de raisons pour que je vous aime.

Puis, s'interrompant pour rire aux éclats, Rigolette s'écria:

—Regardez donc... regardez donc cette grosse femme avec ses vieux souliers fourrés; on dirait qu'elle est traînée par deux chats sans queue.

Et de rire encore.

—Je préfère vous regarder, ma voisine; je suis si heureux de penser que vous m'aimez déjà.

—Je vous le dis parce que ça est... Vous ne me plairiez pas, je vous le dirais tout de même... Je n'ai pas à me reprocher d'avoir jamais trompé personne, ni été coquette. Quand on me plaît, je le dis tout de suite...

Puis, s'interrompant encore pour s'arrêter devant une boutique, la grisette s'écria:

—Oh! voyez donc la jolie pendule et les deux beaux vases! J'avais pourtant déjà trois livres dix sous d'économie dans ma tirelire pour en acheter de pareils! En cinq ou six ans j'aurais pu y atteindre.

—Des économies, ma voisine! Et vous gagnez?...

—Au moins trente sous par jour, quelquefois quarante; mais je ne compte jamais que sur trente, c'est plus prudent, et je règle mes dépenses là-dessus, dit Rigolette d'un air aussi important que s'il se fût agi de l'équilibre financier d'un budget formidable.

—Mais avec trente sous par jour, comment pouvez-vous vivre?

—Le compte n'est pas long... Voulez-vous que je vous le fasse, mon voisin? Vous m'avez l'air d'un dépensier, ça vous servira d'exemple.

—Voyons, ma voisine.

—Mes trente sous par jour me font quarante-cinq francs par mois, n'est-ce pas?

—Oui.

—Là-dessus j'ai douze francs de loyer et vingt-trois francs de nourriture.

—Vingt-trois francs de nourriture!...

—Mon Dieu, oui, tout autant! Avouez que pour une mauviette comme moi... c'est énorme... par exemple, je ne me refuse rien.

—Voyez-vous la petite gourmande...

—Ah! mais aussi là-dedans je compte la nourriture de mes oiseaux...

—Il est certain que si vous vivez trois là-dessus, c'est moins exorbitant. Mais voyons le détail par jour... toujours pour mon instruction.

—Écoutez bien; une livre de pain, c'est quatre sous; deux sous de lait, ça fait six; quatre sous de légumes l'hiver, ou de fruits et de salade dans l'été; j'adore la salade, parce que c'est, comme les légumes, propre à arranger, ça ne salit pas les mains; voilà donc déjà dix sous; trois sous de beurre ou d'huile et de vinaigre pour assaisonnement, treize! Une voie[36] de belle eau claire, oh! ça c'est mon luxe, ça me fait mes quinze sous, s'il vous plaît... Ajoutez-y par semaine deux ou trois sous de chènevis et de mouron pour régaler mes oiseaux, qui mangent ordinairement un peu de mie de pain et de lait, c'est vingt-deux à vingt-trois francs par mois, ni plus ni moins.

—Et vous ne mangez jamais de viande?

—Ah! bien oui... de la viande!... elle coûte des dix et douze sous la livre; est-ce qu'on y peut songer? Et puis ça sent la cuisine, le pot-au-feu; au lieu que du lait, des légumes, des fruits, c'est tout de suite prêt. Tenez, un plat que j'adore, qui n'est pas embarrassant, et que je fais dans la perfection...

—Voyons le plat...

—Je mets de belles pommes de terre jaunes dans le four de mon poêle; quand elles sont cuites, je les écrase avec un peu de beurre et de lait... une pincée de sel... c'est un manger des dieux... Si vous êtes gentil, je vous en ferai goûter...

—Arrangé par vos jolies mains, ça doit être excellent. Mais, voyons, comptons, ma voisine... Nous avons déjà vingt-trois francs de nourriture, douze francs de loyer, c'est trente-cinq francs par mois...

—Pour aller à quarante-cinq ou cinquante francs que je gagne, il me reste dix ou quinze francs pour mon bois ou mon huile pendant l'hiver, pour mon entretien et mon blanchissage... c'est-à-dire pour mon savon; car, excepté mes draps, je me blanchis moi-même... c'est encore mon luxe... une blanchisseuse de fin me coûterait les yeux de la tête... tandis que je repasse très-bien, et je me tire d'affaire... Pendant les cinq mois d'hiver, je brûle une voie[37] et demie de bois... et je dépense pour quatre ou cinq sous d'huile par jour pour ma lampe... ça me fait environ quatre-vingts francs par an pour mon chauffage et mon éclairage.

—De sorte que c'est au plus s'il vous reste cent francs pour votre entretien.

—Oui, et c'est là-dessus que j'avais économisé mes trois francs dix sous.

—Mais vos robes, vos chaussures, ce joli bonnet?

—Mes bonnets, je n'en mets que quand je sors, et ça ne me ruine pas, car je les monte moi-même; chez moi je me contente de mes cheveux... Quant à mes robes, à mes bottines... est-ce que le Temple n'est pas là?

—Ah! oui... ce bienheureux Temple... Eh bien! vous trouvez là...

—Des robes excellentes et très-jolies. Figurez-vous que les grandes dames ont l'habitude de donner leurs vieilles robes à leurs femmes de chambre. Quand je dis vieilles... c'est-à-dire qu'elles les ont portées un mois ou deux en voiture... et les femmes de chambre vont les vendre au Temple... pour presque rien... Ainsi, tenez, j'ai là une robe de très-beau mérinos raisin de Corinthe que j'ai eue pour quinze francs; elle en avait peut-être coûté soixante, elle avait été à peine portée, je l'ai arrangée à ma taille... et j'espère qu'elle me fait honneur.

—C'est vous qui lui faites honneur, ma voisine... Mais, avec la ressource du Temple, je commence à comprendre que vous puissiez suffire à votre entretien avec cent francs par an.

—N'est-ce pas? On a là des robes d'été charmantes pour cinq ou six francs, des brodequins comme ceux que je porte, presque neufs, pour deux ou trois francs. Tenez, ne dirait-on pas qu'ils ont été faits pour moi? dit Rigolette, qui s'arrêta et montra le bout de son joli pied, véritablement très-bien chaussé.

—Le pied est charmant, c'est vrai; mais vous devez difficilement lui trouver des chaussures... Après ça vous me direz sans doute qu'on vend au Temple des souliers d'enfants...

—Vous êtes un flatteur, mon voisin; mais avouez qu'une petite fille toute seule, et bien rangée, peut vivre avec trente sous par jour! Il faut dire aussi que les quatre cent cinquante francs que j'ai emportés de la prison m'ont joliment aidée pour m'établir... Une fois qu'on m'a vue dans mes meubles, ça a inspiré de la confiance, et on m'a donné de l'ouvrage chez moi; mais il a fallu attendre longtemps avant d'en trouver; heureusement j'avais gardé de quoi vivre trois mois sans compter sur mon travail.

—Avec votre petit air étourdi, savez-vous que vous avez beaucoup d'ordre et de raison, ma voisine?

—Dame! quand on est toute seule au monde et qu'on ne veut avoir d'obligation à personne, faut bien s'arranger et faire son nid, comme on dit.

—Et votre nid est charmant.

—N'est-ce pas? Car enfin je ne me refuse rien; j'ai même un loyer au-dessus de mon état; j'ai des oiseaux; l'été, toujours au moins deux pots de fleurs sur ma cheminée, sans compter les caisses de ma fenêtre et celle de ma cage; et, pourtant, comme je vous le disais, j'avais déjà trois francs dix sous dans ma tirelire, afin de pouvoir un jour parvenir à une garniture de cheminée.

—Et que sont devenues ces économies?

—Mon Dieu, dans les derniers temps, j'ai vu ces pauvres Morel si malheureux, si malheureux, que j'ai dit: il n'y a pas de bon sens d'avoir trois bêtes de pièces de vingt sous à paresser dans une tirelire, quand d'honnêtes gens meurent de faim à côté de vous!... Alors j'ai prêté mes trois francs aux Morel. Quand je dis prêté... c'était pour ne pas les humilier, car je les leur aurais donnés de bon cœur.

—Vous entendez bien, ma voisine, que, puisque les voilà à leur aise, ils vous les rembourseront.

—C'est vrai, ça ne sera pas de refus... ça sera toujours un commencement pour acheter une garniture de cheminée... C'est mon rêve!

—Et puis, enfin, il faut toujours songer un peu à l'avenir.

—À l'avenir?

—Si vous tombiez malade, par exemple...

—Moi... malade?

Et Rigolette de rire aux éclats.

De rire si fort qu'un gros homme qui marchait devant elle, portant un chien sous son bras, se retourna tout interloqué, croyant qu'il s'agissait de lui.

Rigolette, sans discontinuer de rire, lui fit une demi-révérence accompagnée d'une petite mine si espiègle que Rodolphe ne put s'empêcher de partager l'hilarité de sa compagne.

Le gros homme continua son chemin en grommelant.

—Êtes-vous folle!... allez, ma voisine! dit Rodolphe en reprenant son sérieux.

—C'est votre faute aussi...

—Ma faute?

—Oui, vous me dites des bêtises...

—Parce que je vous dis que vous pourriez tomber malade?

—Malade, moi?

Et de rire encore.

—Pourquoi pas?

—Est-ce que j'ai l'air de ça?

—Jamais je n'ai vu figure plus rose et plus fraîche.

—Eh bien! alors... pourquoi voulez-vous que je tombe malade?

—Comment?

—À dix-huit ans, avec la vie que je mène... est-ce que c'est possible? Je me lève à cinq heures, hiver comme été; je me couche à dix ou onze; je mange à ma faim, qui n'est pas grande, c'est vrai; je ne souffre pas du froid, je travaille toute la journée, je chante comme une alouette, je dors comme une marmotte, j'ai le cœur libre, joyeux, content; je suis sûre de ne jamais manquer d'ouvrage, à propos de quoi voulez-vous que je sois malade?... ce serait par trop drôle aussi...

Et de rire encore.

Rodolphe, frappé de cette aveugle et bienheureuse confiance dans l'avenir, se reprocha d'avoir risqué de l'ébranler... Il songeait avec une sorte d'effroi qu'une maladie d'un mois pouvait ruiner cette riante et paisible existence.

Cette foi profonde de Rigolette dans son courage et dans ses dix-huit ans... ses seuls biens... semblait à Rodolphe respectable et sainte...

De la part de la jeune fille..., ce n'était plus de l'insouciance, de l'imprévoyance; c'était une créance instinctive à la commisération et à la justice divines, qui ne pouvaient abandonner une créature laborieuse et bonne, une pauvre fille dont le seul tort était de compter sur la jeunesse et sur la santé qu'elle tenait de Dieu...

Au printemps, quand d'une aile agile les oiseaux du ciel, joyeux et chantants, effleurent les luzernes roses, ou fendent l'air tiède et azuré, s'inquiètent-ils du sombre hiver?

—Ainsi, dit Rodolphe à la grisette, vous n'ambitionnez rien?

—Rien...

—Absolument rien?...

—Non... C'est-à-dire, entendons-nous, ma garniture de cheminée... et je l'aurai... je ne sais pas quand... mais j'ai mis dans ma tête de l'avoir, et ce sera; je prendrai plutôt sur mes nuits...

—Et sauf cette garniture?...

—Je n'ambitionne rien... seulement depuis aujourd'hui.

—Pourquoi cela?

—Parce qu'avant-hier encore j'ambitionnais un voisin qui me plût... afin de faire avec lui, comme j'ai toujours fait, bon ménage... afin de lui rendre de petits services pour qu'il m'en rende à son tour.

—C'est déjà convenu, ma voisine; vous soignerez mon linge, et je cirerai votre chambre... sans compter que vous m'éveillerez de bonne heure, en frappant à ma cloison.

—Et vous croyez que ce sera tout?

—Qu'y a-t-il encore?

—Ah bien! vous n'êtes pas au bout. Est-ce qu'il ne faudra pas que le dimanche vous me meniez promener aux barrières ou sur les boulevards? Je n'ai que ce jour-là de récréation...

—C'est ça, l'été nous irons à la campagne.

—Non, je déteste la campagne; je n'aime que Paris. Pourtant, dans le temps, par complaisance, j'ai fait quelques parties à Saint-Germain avec une de mes camarades de prison, qu'on appelait la Goualeuse, parce qu'elle chantait toujours; une bien bonne petite fille!

—Et qu'est-elle devenue?

—Je ne sais pas; elle dépensait son argent de prison sans avoir l'air de s'amuser beaucoup; elle était toujours triste, mais douce et charitable... Quand nous sortions ensemble, je n'avais pas encore d'ouvrage; quand j'en ai eu, je n'ai pas bougé de chez moi; je lui ai donné mon adresse, elle n'est pas venue me voir; sans doute elle est occupée de son côté... C'est pour vous dire, mon voisin, que j'aimais Paris plus que tout. Aussi, quand vous le pourrez, le dimanche, vous me mènerez dîner chez le traiteur, quelquefois au spectacle... sinon, si vous n'avez pas d'argent, vous me mènerez voir les boutiques dans les beaux passages, ça m'amuse presque autant. Mais soyez tranquille, dans nos petites parties fines, je vous ferai honneur... Vous verrez comme je serai gentille avec ma jolie robe de levantine gros bleu, que je ne mets que le dimanche! Elle me va comme un amour; j'ai avec ça un petit bonnet garni de dentelles, avec des nœuds orange, qui ne font pas trop mal sur mes cheveux noirs, des bottines de satin turc que j'ai fait faire pour moi... un charmant châle de bourre de soie façon cachemire. Allez, allez, mon voisin, on se retournera plus d'une fois pour nous voir passer. Les hommes diront: «Mais c'est qu'elle est gentille, cette petite, parole d'honneur!» Et les femmes diront de leur côté: «Mais c'est qu'il a une très-jolie tournure, ce grand jeune homme mince... son air est très-distingué... et ses petites moustaches brimes lui vont très-bien...» Et je serai de l'avis de ces dames, car j'adore les moustaches... Malheureusement M. Germain n'en portait pas à cause de son bureau. M. Cabrion en avait, mais elles étaient rouges comme sa grande barbe, et je n'aime pas les grandes barbes; et puis il faisait par trop le gamin dans les rues, et tourmentait trop ce pauvre M. Pipelet. Par exemple, M. Giraudeau (mon voisin d'avant M. Cabrion) avait une très-bonne tenue, mais il était louche. Dans les commencements, ça me gênait beaucoup, parce qu'il avait toujours l'air de regarder quelqu'un à côté de moi, et, sans y penser, je me retournais pour voir qui.

Et de rire.

Rodolphe écoutait ce babil avec curiosité; il se demandait pour la troisième ou quatrième fois ce qu'il devait penser de la vertu de Rigolette.

Tantôt la liberté même des paroles de la grisette et le souvenir du gros verrou lui faisaient presque croire qu'elle aimait ses voisins en frères, en camarades, et que Mme Pipelet l'avait calomniée; tantôt il souriait de ses velléités de crédulité, en songeant qu'il était peu probable qu'une fille aussi jeune, aussi abandonnée, eût échappé aux séductions de MM. Giraudeau, Cabrion et Germain. Pourtant, la franchise, l'originale familiarité de Rigolette éveillaient en lui de nouveaux doutes.

—Vous me charmez, ma voisine, en disposant ainsi de mes dimanches, reprit gaiement Rodolphe; soyez tranquille, nous ferons de fameuses parties.

—Un instant, monsieur le dépensier, c'est moi qui tiendrai la bourse, je vous en préviens. L'été, nous pourrons dîner très-bien... mais très-bien!... pour trois francs, à la Chartreuse ou à l'Ermitage Montmartre, une demi-douzaine de contredanses ou de valses par là-dessus, et quelques courses sur les chevaux de bois... j'adore monter à cheval... ça vous fera vos cent sous, pas un liard de plus... Valsez-vous?

—Très-bien.

—À la bonne heure! M. Cabrion me marchait toujours sur les pieds, et puis, par farce, il jetait des pois fulminants par terre, ça fait qu'on n'a plus voulu de nous à la Chartreuse.

Et de rire.

—Soyez tranquille, je vous réponds de ma réserve à l'égard des pois fulminants; mais l'hiver, que ferons-nous?

—L'hiver, comme on a moins faim, nous dînerons parfaitement pour quarante sous, et il nous restera trois francs pour le spectacle, car je ne veux pas que vous dépassiez vos cent sous: c'est déjà bien assez cher; mais tout seul vous dépenseriez au moins ça à l'estaminet, au billard, avec de mauvais sujets qui sentent la pipe comme des horreurs. Est-ce qu'il ne vaut pas mieux passer gaiement la journée avec une petite amie bien bonne enfant, bien rieuse, qui trouvera encore le temps de vous économiser quelques dépenses en vous ourlant vos cravates, en soignant votre ménage?

—Mais c'est un gain tout clair, ma voisine. Seulement, si mes amis me rencontrent avec ma gentille petite amie sous le bras?

—Eh bien! ils diront: «Il n'est pas malheureux, ce diable de Rodolphe!»

—Vous savez mon nom?

—Quand j'ai appris que la chambre voisine était déjà louée, j'ai demandé à qui.

—Et mes amis diront: «Il est très-heureux, ce Rodolphe!...» Et ils m'envieront.

—Tant mieux!

—Ils me croiront heureux.

—Tant mieux!... tant mieux!...

—Et si je ne le suis pas autant que je le paraîtrai?

—Qu'est-ce que ça vous fait, pourvu qu'on le croie?... Aux hommes, il ne leur en faut pas davantage.

—Mais votre réputation?

Rigolette partit d'un éclat de rire.

—La réputation d'une grisette! Est-ce qu'on croit à ces météores-là? reprit-elle. Si j'avais père ou mère, frère ou sœur, je tiendrais pour eux au qu'en-dira-t-on... Je suis toute seule, ça me regarde...

—Mais, moi, je serai très-malheureux.

—De quoi?

—De passer pour être heureux, tandis qu'au contraire je vous aimerai... à peu près comme vous dîniez chez le papa Crétu... en mangeant votre pain sec à la lecture d'un livre de cuisine.

—Bah! bah! vous vous y ferez: je serai pour vous si douce, si reconnaissante, si peu gênante, que vous vous direz: «Après tout, autant faire mon dimanche avec elle qu'avec un camarade...» Si vous êtes libre le soir dans la semaine, et que ça ne vous ennuie pas, vous viendrez passer la soirée avec moi, vous profiterez de mon feu et de ma lampe; vous louerez des romans, vous me ferez la lecture. Autant ça que d'aller perdre votre argent au billard; sinon, si vous êtes occupé tard chez votre patron, ou que vous aimiez mieux aller au café, vous me direz bonsoir en rentrant, si je veille encore. Si je suis couchée, le lendemain matin je vous dirai bonjour à travers votre cloison pour vous éveiller... Tenez, M. Germain, mon dernier voisin, passait toutes ses soirées comme ça avec moi; il ne s'en plaignait pas!... Il m'a lu tout Walter Scott... C'est ça qui était amusant! Quelquefois, le dimanche, quand il faisait mauvais, au lieu d'aller au spectacle et de sortir, il allait acheter quelque chose; nous faisions une vraie dînette dans ma chambre, et puis après nous lisions... Ça m'amusait presque autant que le théâtre. C'est pour vous dire que je ne suis pas difficile à vivre, et que je fais tout ce qu'on veut. Et puis, vous qui parliez d'être malade, si jamais vous l'étiez... c'est moi qui suis une vraie petite sœur grise!... demandez aux Morel... Tenez, vous ne savez pas votre bonheur, monsieur Rodolphe... C'est un vrai quine à la loterie de m'avoir pour voisine.

—C'est vrai, j'ai toujours eu du bonheur; mais, à propos de M. Germain, où est-il donc maintenant?

—À Paris, je pense.

—Vous ne le voyez plus?

—Depuis qu'il a quitté la maison, il n'est plus revenu chez moi.

—Mais où demeure-t-il? Que fait-il?

—Pourquoi ces questions-là, mon voisin?

—Parce que je suis jaloux de lui, dit Rodolphe en souriant, et que je voudrais...

—Jaloux!!! Et Rigolette de rire. Il n'y a pas de quoi, allez... Pauvre garçon!...

—Sérieusement, ma voisine, j'aurais le plus grand intérêt à savoir où rencontrer M. Germain! Vous connaissez sa demeure, et, sans me vanter, vous devez me croire incapable d'abuser du secret que je vous demande... Je vous le jure dans son intérêt...

—Sérieusement, mon voisin, je crois que vous pouvez vouloir beaucoup de bien à M. Germain; mais il m'a fait promettre de ne dire son adresse à personne... et puisque je ne vous la dis pas à vous, c'est que ça m'est impossible... Cela ne doit pas vous fâcher contre moi... Si vous m'aviez confié un secret, vous seriez content, n'est-ce pas, de me voir agir comme je le fais?

—Mais...

—Tenez, mon voisin, une fois pour toutes, ne me parlez plus de cela... J'ai fait une promesse, je la tiendrai, et, quoi que vous me puissiez dire, je vous répondrai toujours la même chose...

Malgré son étourderie, sa légèreté, la jeune fille accentua ces derniers mots si fermement que Rodolphe comprit, à son grand regret, qu'il n'obtiendrait peut-être pas d'elle ce qu'il désirait savoir. Il lui répugnait d'employer la ruse pour surprendre la confiance de Rigolette; il attendit et reprit gaiement:

—N'en parlons plus, ma voisine. Diable! vous gardez si bien les secrets des autres que je ne m'étonne plus que vous gardiez les vôtres.

—Des secrets, moi! Je voudrais bien en avoir, ça doit être très-amusant.

—Comment! Vous n'avez pas un petit secret de cœur?

—Un secret de cœur?

—Enfin... vous n'avez jamais aimé? dit Rodolphe en regardant bien fixement Rigolette pour tâcher de deviner la vérité.

—Comment! jamais aimé?... Et M. Giraudeau? Et M. Cabrion? Et M. Germain? Et vous donc?...

—Vous ne les avez pas aimés plus que moi?... autrement que moi?

—Ma foi! non; moins peut-être, car il a fallu m'habituer aux yeux louches de M. Giraudeau, à la barbe rousse et aux farces de M. Cabrion, et à la tristesse de M. Germain, car il était bien triste, ce pauvre jeune homme. Vous, au contraire, vous m'avez plu tout de suite...

—Voyons, ma voisine, ne vous fâchez pas; je vais vous parler... en vrai camarade...

—Allez... allez... j'ai le caractère bien fait... Et puis vous êtes si bon que vous n'auriez pas le cœur, j'en suis sûre, de me dire quelque chose qui me fasse de la peine...

—Sans doute... Mais voyons, franchement, vous n'avez jamais eu d'amant?

—Des amants!... Ah! bien oui! Est-ce que j'ai le temps?

—Qu'est-ce que le temps fait à cela?

—Ce que ça fait? Mais tout... D'abord je serais jalouse comme un tigre, je me ferais sans cesse des peines de cœur; eh bien! est-ce que je gagne assez d'argent pour pouvoir perdre deux ou trois heures par jour à pleurer, à me désoler? Et si on me trompait... que de larmes, que de chagrins!... Ah bien! par exemple... c'est pour le coup que ça m'arriérerait joliment!

—Mais tous les amants ne sont pas infidèles, ne font pas pleurer leur maîtresse.

—Ça serait encore pis... s'il était par trop gentil. Est-ce que je pourrais vivre un moment sans lui?... et comme il faudrait probablement qu'il soit toute la journée à son bureau, à son atelier ou à sa boutique, je serais comme une pauvre âme en peine pendant son absence; je me forgerais mille chimères... je me figurerais que d'autres l'aiment... qu'il est auprès d'elles... Et s'il m'abandonnait!... jugez donc!... est-ce que je sais enfin... tout ce qui pourrait m'arriver? Tant il y a que certainement mon travail s'en ressentirait... et alors, qu'est-ce que je deviendrais? C'est tout juste si, tranquille comme je suis, je puis me tenir au courant en travaillant douze à quinze heures par jour... Voyez donc si je perdais trois ou quatre journées par semaine à me tourmenter... comment rattraper ce temps-là?... Impossible!... Il faudrait donc me mettre aux ordres de quelqu'un?... Oh! ça, non!... j'aime trop ma liberté...

—Votre liberté?

—Oui, je pourrais entrer comme première ouvrière chez la maîtresse couturière pour qui je travaille... j'aurais quatre cents francs, logée, nourrie...

—Et vous n'acceptez pas?

—Non, sans doute... je serais à gages chez les autres; au lieu que, si pauvre que soit mon chez-moi, au moins je suis chez moi; je ne dois rien à personne... J'ai du courage, du cœur, de la santé, de la gaieté... un bon voisin comme vous: qu'est-ce qu'il me faut de plus?

—Et vous n'avez jamais songé à vous marier?

—Me marier!... je ne peux me marier qu'à un pauvre comme moi. Voyez les malheureux Morel... voilà où ça mène... tandis que quand on n'a à répondre que pour soi... on s'en tire toujours...

—Ainsi vous ne faites jamais de châteaux en Espagne, de rêves?

—Si... je rêve de ma garniture de cheminée... excepté ça... qu'est-ce que vous voulez que je désire?

—Mais si un parent vous avait laissé une petite fortune... douze cents francs de rentes, je suppose... à vous qui vivez avec cinq cents francs?

—Dame! ça serait peut-être un bien, peut-être un mal.

—Un mal?

—Je suis heureuse comme je suis: je connais la vie que je mène, je ne sais pas celle que je mènerais si j'étais riche. Tenez, mon voisin, quand, après une bonne journée de travail, je me couche le soir, que ma lumière est éteinte, et qu'à la lueur du petit peu de braise qui reste dans mon poêle je vois ma chambre bien proprette, mes rideaux, ma commode, mes chaises, mes oiseaux, ma montre, ma table chargée d'étoffes qu'on m'a confiées, et que je me dis: «Enfin tout ça est à moi, je ne le dois qu'à moi...» vrai, mon voisin... ces idées-là me bercent bien câlinement, allez!... et quelquefois je m'endors orgueilleuse et toujours contente. Eh bien!... je devrais mon chez-moi à l'argent d'un vieux parent... que ça ne me ferait pas autant de plaisir, j'en suis sûre... Mais tenez, nous voici au Temple, avouez que c'est un superbe coup d'œil!


V

Le Temple

Quoique Rodolphe ne partageât pas la profonde admiration de Rigolette à la vue du Temple, il fut néanmoins frappé de l'aspect singulier de cet énorme bazar, qui a ses quartiers et ses passages.

Vers le milieu de la rue du Temple, non loin d'une fontaine qui se trouve à l'angle d'une grande place, on aperçoit un immense parallélogramme construit en charpente et surmonté d'un comble recouvert d'ardoises.

C'est le Temple.

Borné à gauche par la rue du Petit-Thouars, à droite par la rue Percée, il aboutit à un vaste bâtiment circulaire, colossale rotonde entourée d'une galerie à arcades.

Une longue voie, coupant le parallélogramme dans son milieu et dans sa longueur, le partage en deux parties égale; celles-ci sont à leur tour divisées, subdivisées à l'infini par une multitude de petites ruelles latérales et transversales qui se croisent en tous sens et sont abritées de la pluie par le toit de l'édifice.

Dans ce bazar, toute marchandise neuve est généralement prohibée; mais la plus infime rognure d'étoffe quelconque, mais le plus mince débris de fer, de cuivre, de fonte ou d'acier y trouve son vendeur et son acheteur.

Il y a là des négociants en bribes de drap de toutes couleurs, de toutes nuances, de toutes qualités, de tout âge, destinées à assortir les pièces que l'on met aux habits troués ou déchirés.

Il est des magasins où l'on découvre des montagnes de savates éculées, percées, tordues, fendues, choses sans nom, sans forme, sans couleur, parmi lesquelles apparaissent çà et là quelques semelles fossiles, épaisses d'un pouce, constellées de clous comme des portes de prison, dures comme le sabot d'un cheval; véritables squelettes de chaussures, dont toutes les adhérences ont été dévorées par le temps; tout cela est moisi, racorni, troué, corrodé, et tout cela s'achète: il y a des négociants qui vivent de ce commerce.

Il existe des détaillants de ganses, franges, crêtes, cordons, effilés de soie, de coton ou de fil, provenant de la démolition de rideaux complètement hors de service.

D'autres industriels s'adonnent au commerce des chapeaux de femme: ces chapeaux n'arrivent jamais à leur boutique que dans les sacs des revendeuses, après les pérégrinations les plus étranges, les transformations les plus violentes, les décolorations les plus incroyables. Afin que les marchandises ne tiennent pas trop de place dans un magasin ordinairement grand comme une énorme boîte, on plie bien proprement ces chapeaux en deux, après quoi on les aplatit et on les empile excessivement serrés; sauf la saumure, c'est absolument le même procédé que pour la conservation des harengs; aussi ne peut-on se figurer combien, grâce à ce mode d'arrimage, il tient de ces choses dans un espace de quatre pieds carrés.

L'acheteur se présente-t-il, on soustrait ces chiffons à la haute pression qu'ils subissent, la marchande donne, d'un air dégagé, un petit coup de poing dans le fond de la forme pour la relever, défripe la passe sur son genou, et vous avez sous les yeux un objet bizarre, fantastique, qui rappelle confusément à votre souvenir ces coiffures fabuleuses, particulièrement dévolues aux ouvreuses de loges, aux tantes de figurantes ou aux duègnes des théâtres de province.

Plus loin, à l'enseigne du Goût du jour, sous les arcades de la rotonde élevée au bout de la large voie qui sépare le Temple en deux parties, sont appendus comme des ex-voto des myriades de vêtements de couleurs, de formes et de tournures encore plus exorbitantes, encore plus énormes que celles des vieux chapeaux de femme.

Ainsi on trouve des fracs gris de lin crânement rehaussés de trois rangées de boutons de cuivre à la hussarde, et chaudement ornés d'un petit collet fourré en poil de renard.

Des redingotes primitivement vert bouteille, que le temps a rendues vert pistache, bordées d'un cordonnet noir et rajeunies par une doublure écossaise bleue et jaune du plus riant effet.

Des habits dits autrefois à queue de morue, couleur d'amadou, à riche collet de panne, ornés de boutons jadis argentés, mais alors d'un rouge cuivreux.

On y remarque encore des polonaises marron, à collet de peau de chat, côtelées de brandebourgs et d'agréments de coton noir éraillés; non loin d'icelles, des robes de chambre artistement faites avec de vieux carricks dont on a ôté les triples collets et qu'on a intérieurement garnis de morceaux de cotonnade imprimée; les mieux portées sont bleu ou vert sordide, ornées de pièces nuancées, brodées de fil passé, et doublées d'étoffe rouge à rosaces orange, parements et collets pareils; une cordelière, faite d'un vieux cordon de sonnette en laine tordue, sert de ceinture à ces élégants déshabillés, dans lesquels Robert Macaire se fût prélassé avec un orgueilleux bonheur.

Nous ne parlerons que pour mémoire d'une foule de costumes de Frontin plus ou moins équivoques, plus ou moins barbares, au milieu desquels on retrouve pourtant çà et là quelques authentiques livrées royales ou princières que les révolutions de toutes sortes ont traînées du palais aux sombres arceaux de la rotonde du Temple.

Ces exhibitions de vieilles chaussures, de vieux chapeaux et de vieux habits ridicules sont le côté grotesque de ce bazar; c'est le quartier des guenilles prétentieusement parées et déguisées; mais on doit avouer, ou plutôt on doit proclamer que ce vaste établissement est d'une haute utilité pour les classes pauvres ou peu aisées. Là elles achètent, à un rabais excessif, d'excellentes choses presque neuves, dont la dépréciation est pour ainsi dire imaginaire.

Un des côtés du Temple, destiné aux objets de couchage, était rempli de monceaux de couvertures, de draps, de matelas, d'oreillers. Plus loin, c'étaient des tapis, des rideaux, des ustensiles de ménage de toutes sortes; ailleurs, des vêtements, des chaussures, des coiffures pour toutes les conditions, pour tous les âges. Ces objets, généralement d'une extrême propreté, n'offraient à la vue rien de répugnant.

On ne saurait croire, avant d'avoir visité ce bazar, comme il faut peu de temps et peu d'argent pour remplir une charrette de tout ce qui est nécessaire au complet établissement de deux ou trois familles qui manquent de tout.

Rodolphe fut frappé de la manière à la fois empressée, prévenante et joyeuse avec laquelle les marchands, debout en dehors de leurs boutiques, sollicitaient la pratique des passants; ces façons, empreintes d'une sorte de familiarité respectueuse, semblaient appartenir à un autre âge.

Rodolphe donnait le bras à Rigolette. À peine parut-il dans le grand passage, où se tenaient les marchands d'objets de literie, qu'il fut poursuivi des offres les plus séduisantes.

—Monsieur, entrez donc voir mes matelas, c'est comme neuf; je vais vous en découdre un coin, vous verrez la fourniture; on dirait de la laine d'agneau, tant c'est doux et blanc!

—Ma jolie petite dame, j'ai des draps de belle toile, meilleurs que neufs, car leur première rudesse est passée; c'est souple comme un gant, fort comme une trame d'acier.

—Mes gentils mariés, achetez-moi donc de ces couvertures; voyez, c'est moelleux, chaud et léger; on dirait de l'édredon, c'est remis à neuf, ça n'a pas servi vingt fois; voyons, ma petite dame, décidez votre mari, donnez-moi votre pratique, je vous monterai votre ménage pas cher... vous serez contents, vous reviendrez voir la mère Bouvard, vous trouverez de tout chez moi... Hier, j'ai eu une occasion superbe... vous allez voir ça... allons, entrez donc!... la vue n'en coûte rien.

—Ma foi, ma voisine, dit Rodolphe à Rigolette, cette bonne grosse femme aura la préférence... Elle nous prend pour de jeunes mariés, ça me flatte... je me décide pour sa boutique.

—Va pour la grosse femme! dit Rigolette, sa figure me revient aussi!

La grisette et son compagnon entrèrent chez la mère Bouvard.

Par une magnanimité peut-être sans exemple ailleurs qu'au Temple, les rivales de la mère Bouvard ne se révoltèrent pas de la préférence qu'on lui accordait; une de ses voisines poussa même la générosité jusqu'à dire:

—Autant que ça soit la mère Bouvard qu'une autre qui ait cette aubaine; elle a de la famille, et c'est la doyenne et l'honneur du Temple.

Il était d'ailleurs impossible d'avoir une figure plus avenante, plus ouverte et plus réjouie que la doyenne du Temple.

—Tenez, ma jolie petite dame, dit-elle à Rigolette, qui examinait plusieurs objets d'un œil très-connaisseur: deux garnitures de lit complètes, c'est comme tout neuf. Si par hasard vous voulez un vieux petit secrétaire pas cher, en voilà un (la mère Bouvard l'indiqua du geste), je l'ai eu du même lot. Quoique je n'achète pas ordinairement de meubles, je n'ai pu refuser de le prendre; les personnes de qui je tiens tout ça avaient l'air si malheureuses! Pauvre dame!... c'était surtout la vente de cette antiquaille qui semblait lui saigner le cœur... Il paraît que c'était un meuble de famille...

À ces mots, et pendant que la marchande débattait avec Rigolette les prix de différentes fournitures, Rodolphe considéra plus attentivement le meuble que la mère Bouvard lui avait montré.

C'était un de ces anciens secrétaires en bois de rose, d'une forme presque triangulaire, fermé par un panneau antérieur qui, rabattu et soutenu par deux longues charnières de cuivre, sert de table à écrire. Au milieu de ce panneau, orné de marqueterie de bois de couleurs variées, Rodolphe remarqua un chiffre incrusté en ébène, composé d'un M et d'un R entrelacés, et surmonté d'une couronne de comte. Il supposa que le dernier possesseur de ce meuble appartenait à une classe élevée de la société. Sa curiosité redoubla: il regarda le secrétaire avec une nouvelle attention: il visitait machinalement les tiroirs les uns après les autres, lorsque, éprouvant quelque difficulté à ouvrir le dernier, et cherchant la cause de cet obstacle, il découvrit et attira à lui avec précaution une feuille de papier à moitié engagée entre le casier et le fond du meuble.

Pendant que Rigolette terminait ses achats avec la mère Bouvard, Rodolphe examinait curieusement sa découverte.

Aux nombreuses ratures qui couvraient ce papier, on reconnaissait le brouillon d'une lettre inachevée.

Rodolphe lut ce qui suit avec assez de peine:

«Monsieur,

«Soyez persuadé que le malheur le plus effroyable peut seul me contraindre à la démarche que je tente auprès de vous. Ce n'est pas une fierté mal placée qui cause mes scrupules, c'est le manque absolu de titres au service que j'ose vous demander. La vue de ma fille, réduite comme moi au plus affreux dénuement, me fait surmonter mon embarras. Quelques mots seulement sur la cause des désastres qui m'accablent.

«Après la mort de mon mari, il me restait pour fortune trois cent mille francs placés par mon frère chez M. Jacques Ferrand, notaire. Je recevais à Angers, où j'étais retirée avec ma fille, les intérêts de cette somme par l'entremise de mon frère. Vous savez, Monsieur, l'épouvantable événement qui a mis fin à ses jours; ruiné, à ce qu'il paraît, par de secrètes et malheureuses spéculations, il s'est tué il y a huit mois. Lors de ce funeste événement, je reçus de lui quelques lignes désespérées. Lorsque je les lirais; me disait-il, il n'existerait plus. Il terminait cette lettre en me prévenant qu'il ne possédait aucun titre relativement à la somme placée en mon nom chez M. Jacques Ferrand; ce dernier ne donnant jamais de reçu, car il était l'honneur, la piété même, il me suffirait de me présenter chez lui pour que cette affaire fût convenablement réglée.

«Dès qu'il me fut possible de songer à autre chose qu'à la mort affreuse de mon frère, je vins à Paris, où je ne connaissais personne que vous, Monsieur, et encore indirectement par les relations que vous aviez eues avec mon mari. Je vous l'ai dit, la somme déposée chez M. Jacques Ferrand formait toute ma fortune; et mon frère m'envoyait tous les six mois l'intérêt échu de cet argent: plus d'une année était révolue depuis le dernier paiement, je me présentai donc chez M. Jacques Ferrand pour lui demander un revenu dont j'avais le plus grand besoin.

«À peine m'étais-je nommée que, sans respect pour ma douleur, il accusa mon frère de lui avoir emprunté deux mille francs que sa mort lui faisait perdre, ajoutant que, non-seulement son suicide était un crime devant Dieu et devant les hommes, mais encore que c'était un acte de spoliation dont lui, M. Jacques Ferrand, se trouvait victime.

«Cet odieux langage m'indigna: l'éclatante probité de mon frère était bien connue; il avait, il est vrai, à l'insu de moi et de ses amis, perdu sa fortune dans des spéculations hasardées; mais il était mort avec une réputation intacte, regretté de tous, et ne laissant aucune dette, sauf celle du notaire.

«Je répondis à M. Ferrand que je l'autorisais à prendre à l'instant, sur les trois cent mille francs dont il était dépositaire, les deux mille francs que lui devait mon frère. À ces mots, il me regarda d'un air stupéfait et me demanda de quels trois cent mille francs je voulais parler.

«—De ceux que mon frère a placés chez vous depuis dix-huit mois, monsieur, et dont jusqu'à présent vous m'avez fait parvenir les intérêts par son entremise, lui dis-je, ne comprenant pas sa question.

«Le notaire haussa les épaules, sourit de pitié comme si mes paroles n'eussent pas été sérieuses et me répondit que, loin de placer de l'argent chez lui, mon frère lui avait emprunté deux mille francs.

«Il m'est impossible de vous exprimer mon épouvante à cette réponse.

«—Mais alors qu'est devenue cette somme? m'écriai-je. Ma fille et moi nous n'avons pas d'autre ressource; si elle nous est enlevée, il ne nous reste que la misère la plus profonde. Que deviendrons-nous?

«—Je n'en sais rien, répondit froidement le notaire. Il est probable que votre frère, au lieu de placer cette somme chez moi comme il vous l'a dit, l'aura mangée dans les spéculations malheureuses auxquelles il s'adonnait à l'insu de tout le monde.

«—C'est faux, c'est infâme, monsieur! m'écriai-je. Mon frère était la loyauté même. Loin de me dépouiller, moi et ma fille, il se fût sacrifié pour nous. Il n'avait jamais voulu se marier, pour laisser ce qu'il possédait à mon enfant.

«—Oseriez-vous donc prétendre, madame, que je suis capable de nier un dépôt qui m'aurait été confié? me demanda le notaire avec une indignation qui me parut si honorable et si sincère que je lui répondis:

«—Non, sans doute, monsieur; votre réputation de probité est connue; mais je ne puis pourtant accuser mon frère d'un aussi cruel abus de confiance.

«—Sur quels titres vous fondez-vous pour me faire cette réclamation? me demanda M. Ferrand.

«—Sur aucun, monsieur. Il y a dix-huit mois, mon frère, qui voulait bien se charger de mes affaires, m'a écrit: «J'ai un excellent placement à six pour cent; envoie-moi ta procuration pour vendre tes rentes: je déposerai trois cent mille francs, que je compléterai, chez M. Jacques Ferrand, notaire.» J'ai envoyé ma procuration à mon frère; peu de jours après, il m'a annoncé que le placement était fait chez vous, que vous ne donniez jamais de reçu; et au bout de six mois il m'a envoyé les intérêts échus.

«—Et au moins avez-vous quelques lettres de lui à ce sujet, madame?

«—Non, monsieur. Elles traitaient seulement d'affaires, je ne les conservai pas.

—Je ne puis malheureusement rien à cela, madame, me répondit le notaire. Si ma probité n'était pas au-dessus de tout soupçon, de toute atteinte, je vous dirais: «Les tribunaux vous sont ouverts; attaquez-moi: les juges auront à choisir entre la parole d'un homme honorable, qui depuis trente ans jouit de l'estime des gens de bien, et la déclaration posthume d'un homme qui, après s'être sourdement ruiné dans les entreprises les plus folles, n'a trouvé de refuge que dans le suicide...» Je vous dirais enfin: «Attaquez-moi, madame, si vous l'osez, et la mémoire de votre frère sera déshonorée.» Mais je crois que vous aurez le bon sens de vous résigner à un malheur fort grand, sans doute, mais auquel je suis étranger.

«—Mais enfin, monsieur, je suis mère! Si ma fortune m'est enlevée, moi et ma fille nous n'avons d'autre ressource qu'un modeste mobilier. Cela vendu, c'est la misère, monsieur, l'affreuse misère!

«—Vous avez été dupe, c'est un malheur; je n'y puis rien, me répondit le notaire. Encore une fois, madame, votre frère vous a trompée. Si vous hésitez entre sa parole et la mienne, attaquez-moi: les tribunaux prononceront.

«Je sortis de chez le notaire la mort dans le cœur. Que me restait-il à faire dans cette extrémité? Sans titre pour prouver la validité de ma créance, convaincue de la sévère probité de mon frère, confondue par l'assurance de M. Ferrand, n'ayant personne à qui m'adresser pour demander des conseils (vous étiez alors en voyage), sachant qu'il faut de l'argent pour avoir les avis des gens de loi, et voulant précisément conserver le peu qui me restait, je n'osai entreprendre un tel procès. Ce fut alors...

Ce brouillon de lettre s'arrêtait là; car d'indéchiffrables ratures couvraient quelques lignes qui suivaient encore; enfin au bas, et dans un coin de la page, Rodolphe lut cette espèce de mémento: «Écrire à Mme la duchesse de Lucenay».

Rodolphe resta pensif après la lecture de ce fragment de lettre. Quoique la nouvelle infamie dont on semblait accuser Jacques Ferrand ne fût pas prouvée, cet homme s'était montré si impitoyable envers le malheureux Morel, si infâme envers Louise, sa fille, qu'un déni de dépôt, protégé par une impunité certaine, pouvait à peine étonner de la part d'un pareil misérable.

Cette mère, qui réclamait cette fortune si étrangement disparue, était sans doute habituée à l'aisance. Ruinées par un coup subit, ne connaissant personne à Paris, disait le projet de lettre, quelle devait être l'existence de ces deux femmes dénuées de tout peut-être, seules au milieu de cette ville immense!

Rodolphe avait, on le sait, promis quelques intrigues à Mme d'Harville, en lui assignant, même au hasard, et pour occuper son esprit, un rôle à jouer dans une bonne œuvre à venir, certain d'ailleurs de trouver, avant son prochain rendez-vous avec la marquise, quelque malheur à soulager.

Il pensa que peut-être le hasard le mettait sur la voie d'une noble infortune, qui pourrait, selon son projet, intéresser le cœur et l'imagination de Mme d'Harville.

Le projet de lettre qu'il tenait entre ses mains, et dont la copie n'avait sans doute pas été envoyée à la personne dont on implorait l'assistance, annonçait un caractère fier et résigné que l'offre d'une aumône révolterait sans doute. Alors que de précautions, que de détours, que de ruses délicates pour cacher la source d'un généreux secours ou pour le faire accepter!

Et puis que d'adresse pour s'introduire chez cette femme afin de juger si elle méritait véritablement l'intérêt qu'elle semblait devoir inspirer! Rodolphe entrevoyait là une foule d'émotions neuves, curieuses, touchantes, qui devaient singulièrement amuser Mme d'Harville, ainsi qu'il le lui avait promis.

—Eh bien! mon mari, dit gaiement Rigolette à Rodolphe, qu'est-ce que c'est donc que ce chiffon de papier que vous lisez là?

—Ma petite femme, répondit Rodolphe, vous êtes très-curieuse! Je vous dirai cela tantôt. Avez-vous terminé vos achats?

—Certainement, et vos protégés seront établis comme des rois. Il ne s'agit plus que de payer; Mme Bouvard est bien arrangeante, faut être juste.

—Ma petite femme, une idée: pendant que je vais payer, si vous alliez choisir des vêtements pour Mme Morel et pour ses enfants? Je vous avoue mon ignorance au sujet de ces emplettes. Vous diriez d'apporter cela ici: on ne ferait qu'un voyage et nos pauvres gens auraient tout à la fois.

—Vous avez toujours raison, mon mari Attendez-moi, ça ne sera pas long. Je connais deux marchandes dont je suis la pratique habituelle; je trouverai chez elles tout ce qu'il me faudra.

Et Rigolette sortit.

Mais elle se retourna pour dire:

—Madame Bouvard, je vous confie mon mari; n'allez pas lui faire les yeux doux au moins.

Et de rire, et de disparaître prestement.


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