Les mystères de Paris, Tome II
XVII
La comtesse Mac-Gregor
Sarah entra dans le cabinet du notaire avec son sang-froid et son assurance habituels. Jacques Ferrand ne la connaissait pas, il ignorait le but de sa visite; il s'observa plus encore que de coutume, dans l'espoir de faire une nouvelle dupe... Il regarda très-attentivement la comtesse et, malgré l'impassibilité de cette femme au front de marbre, il remarqua un léger tressaillement des sourcils, qui lui parut trahir un embarras contraint.
Le notaire se leva de son fauteuil, avança une chaise, la montra du geste à Sarah et lui dit:
—Vous m'avez demandé, madame, un rendez-vous pour aujourd'hui; j'ai été très-occupé hier, je n'ai pu vous répondre que ce matin; je vous en fais mille excuses.
—Je désirais vous voir, monsieur... pour une affaire de la plus haute importance... Votre réputation de probité, de bonté, d'obligeance, m'a fait espérer le succès de la démarche que je tente auprès de vous...
Le notaire s'inclina légèrement sur sa chaise.
—Je sais, monsieur, que votre discrétion est à toute épreuve...
—C'est mon devoir, madame.
—Vous êtes, monsieur, un homme rigide et incorruptible.
—Oui, madame.
—Pourtant, si l'on vous disait: «Monsieur, il dépend de vous de rendre la vie... plus que la vie... la raison, à une malheureuse mère», auriez-vous le courage de refuser?
—Précisez des faits, madame, je répondrai.
—Il y a quatorze ans environ, à la fin du mois de décembre 1824, un homme, jeune encore, vêtu de deuil... est venu vous proposer de prendre en viager la somme de cent cinquante mille francs, que l'on voulait placer à fonds perdus sur la tête d'une enfant de trois ans dont les parents désiraient rester inconnus.
—Ensuite, madame? dit le notaire, s'épargnant ainsi de répondre affirmativement.
—Vous avez consenti à vous charger de ce placement, et de faire assurer à cette enfant une rente viagère de huit mille francs; la moitié de ce revenu devait être capitalisée à son profit jusqu'à sa majorité; l'autre moitié devait être payée par vous à la personne qui prenait soin de cette petite fille?
—Ensuite, madame?
—Au bout de deux ans, dit Sarah sans pouvoir vaincre une légère émotion, le 28 novembre 1827, cette enfant est morte.
—Avant de continuer cet entretien, madame, je vous demanderai quel intérêt vous portez à cette affaire.
—La mère de cette petite fille est... ma sœur, monsieur[39]. J'ai là, pour preuve de ce que j'avance, l'acte de décès de cette pauvre petite, les lettres de la personne qui a pris soin d'elle, l'obligation d'un de vos clients, chez lequel vous aviez placé les cinquante mille écus.
—Voyons ces papiers, madame.
Assez étonnée de ne pas être crue sur parole, Sarah tira d'un portefeuille plusieurs papiers, que le notaire examina soigneusement.
—Eh bien! madame, que désirez-vous? L'acte de décès est parfaitement en règle, et les cinquante mille écus ont été acquis à M. Petit-Jean, mon client, par la mort de l'enfant; c'est une des chances des placements viagers, je l'ai fait observer à la personne qui m'a chargé de cette affaire. Quant aux revenus, ils ont été exactement payés par moi jusqu'à la mort de l'enfant.
—Rien de plus loyal que votre conduite en tout ceci, monsieur, je me plais à le reconnaître. La femme à qui l'enfant a été confiée a eu aussi des droits à notre gratitude, elle a eu les plus grands soins de ma pauvre petite nièce.
—Cela est vrai, madame; j'ai même été si satisfait de la conduite de cette femme que, la voyant sans place après la mort de cette enfant, je l'ai prise à mon service, et depuis ce temps elle y est encore.
—Mme Séraphin est à votre service, monsieur?
—Depuis quatorze ans, comme femme de charge. Et je n'ai qu'à me louer d'elle.
—Puisqu'il en est ainsi, monsieur, elle pourrait nous être d'un grand secours si... vous... vouliez bien accueillir une demande qui vous paraîtra étrange, peut-être même... coupable au premier abord; mais quand vous saurez dans quelle intention...
—Une demande coupable, madame! Je ne vous crois pas plus capable de la faire que moi de l'écouter.
—Je sais, monsieur, que vous êtes la dernière personne à qui on devrait adresser une pareille requête; mais je mets tout mon espoir... mon seul espoir, dans votre pitié. En tout cas, je puis compter sur votre discrétion?
—Oui, madame.
—Je continue donc. La mort de cette pauvre petite fille a jeté sa mère dans une désolation telle que sa douleur est aussi vive aujourd'hui qu'il y a quatorze ans, et qu'après avoir craint pour sa vie, aujourd'hui nous craignons pour sa raison.
—Pauvre mère! dit M. Ferrand avec un soupir.
—Oh! oui, bien malheureuse mère, monsieur; car elle ne pouvait que rougir de la naissance de sa fille à l'époque où elle l'a perdue, tandis qu'à cette heure les circonstances sont telles que ma sœur, si son enfant vivait encore, pourrait la légitimer, s'en enorgueillir, ne plus jamais la quitter. Aussi, ce regret incessant venant se joindre à ses autres chagrins, nous craignons à chaque instant de voir sa raison s'égarer.
—Il n'y a malheureusement rien à faire à cela.
—Si, monsieur.
—Comment, madame?
—Supposez qu'on vienne dire à la pauvre mère: «On a cru votre fille morte, elle ne l'est pas; la femme qui a pris soin d'elle étant toute petite pourrait l'affirmer.»
—Un tel mensonge serait cruel, madame... pourquoi donner en vain un espoir à cette pauvre mère?
—Mais, si ce n'était pas un mensonge, monsieur? Ou plutôt si cette supposition pouvait se réaliser?
—Par un miracle? S'il ne fallait pour l'obtenir que joindre mes prières aux vôtres, je les joindrais du plus profond de mon cœur... croyez-le, madame... Malheureusement l'acte de décès est formel.
—Mon Dieu, je le sais, monsieur, l'enfant est mort; et pourtant, si vous vouliez, le malheur ne serait pas irréparable.
—Est-ce une énigme, madame?
—Je parlerai donc plus clairement... Que ma sœur retrouve demain sa fille, non-seulement elle renaît à la vie, mais encore elle est sûre d'épouser le père de cet enfant, aujourd'hui libre comme elle. Ma nièce est morte à six ans. Séparée de ses parents dès l'âge le plus tendre, ils n'ont conservé d'elle aucun souvenir... Supposez qu'on trouve une jeune fille de dix-sept ans, ma nièce aurait maintenant cet âge... une jeune fille comme il y en a tant, abandonnée de ses parents; qu'on dise à ma sœur: «Voilà votre fille, car on vous a trompée: de graves intérêts ont voulu qu'on la fît passer pour morte. La femme qui l'a élevée, un notaire respectable, vous affirmeront, vous prouveront que c'est bien elle...»
Jacques Ferrand, après avoir laissé parler la comtesse sans l'interrompre, se leva brusquement et s'écria d'un air indigné:
—Assez... assez!... Madame! Oh! cela est infâme!
—Monsieur!
—Oser me proposer à moi... à moi... une supposition d'enfant... l'anéantissement d'un acte de décès... une action criminelle, enfin! C'est la première fois de ma vie que je subis un pareil outrage... et je ne l'ai pourtant pas mérité, mon Dieu... vous le savez!
—Mais, monsieur, à qui cela fait-il du tort? Ma sœur et la personne qu'elle désire épouser sont veufs et sans enfants... tous deux regrettent amèrement la fille qu'ils ont perdue. Les tromper... mais c'est les rendre au bonheur, à la vie... mais c'est assurer le sort le plus heureux à quelque pauvre fille abandonnée... c'est donc là une noble, une généreuse action, et non pas un crime.
—En vérité, s'écria le notaire avec une indignation croissante, j'admire combien les projets les plus exécrables peuvent se colorer de beaux semblants!
—Mais, monsieur, réfléchissez...
—Je vous répète, madame, que cela est infâme... C'est une honte de voir une femme de votre qualité machiner de telles abominations... auxquelles votre sœur, je l'espère, est étrangère...
—Monsieur...
—Assez, madame, assez!... Je ne suis pas galant, moi... Je vous dirais brutalement de dures vérités...
Sarah jeta sur le notaire un de ces regards noirs, profonds, presque acérés, et lui dit froidement:
—Vous refusez?
—Pas de nouvelle insulte, madame!...
—Prenez garde!...
—Des menaces?...
—Des menaces... Et pour vous prouver qu'elles ne seraient pas vaines, apprenez d'abord que je n'ai pas de sœur...
—Comment, madame?
—Je suis la mère de cet enfant...
—Vous?...
—Moi!... J'avais pris un détour pour arriver à mon but, imaginé une fable pour vous intéresser... Vous êtes impitoyable... Je lève le masque... Vous voulez la guerre... eh bien! la guerre...
—La guerre? Parce que je refuse de m'associer à une machination criminelle! Quelle audace!...
—Écoutez-moi, monsieur... votre réputation d'honnête homme est faite et parfaite... retentissante et immense...
—Parce qu'elle est méritée... Aussi faut-il avoir perdu la raison pour oser me faire des propositions comme les vôtres!...
—Mieux que personne je sais, monsieur, combien il faut se défier de ces réputations de vertu farouche, qui souvent voilent la galanterie des femmes et la friponnerie des hommes...
—Vous oseriez dire, madame...
—Depuis le commencement de notre entretien, je ne sais pourquoi... je doute que vous méritiez l'estime et la considération dont vous jouissez.
—Vraiment, madame? Ce doute fait honneur à votre perspicacité.
—N'est-ce pas...? Car ce doute est fondé sur des riens... sur l'instinct, sur des pressentiments inexplicables... mais rarement ces prévisions m'ont trompée.
—Finissons cet entretien, madame.
—Avant, connaissez ma résolution... Je commence par vous dire, de vous à moi, que je suis convaincue de la mort de ma pauvre fille... Mais il n'importe, je prétendrai qu'elle n'est pas morte: les causes les plus invraisemblables se plaident... Vous êtes à cette heure dans une position telle que vous devez avoir beaucoup d'envieux, ils regarderont comme une bonne fortune l'occasion de vous attaquer... je la leur fournirai...
—Vous?
—Moi, en vous attaquant sous quelque prétexte absurde, sur une irrégularité dans l'acte de décès, je suppose... il n'importe. Je soutiendrai que ma fille n'est pas morte. Comme j'ai le plus grand intérêt à faire croire qu'elle vit encore, quoique perdu, ce procès me servira en donnant un retentissement immense à cette affaire. Une mère qui réclame son enfant est toujours intéressante; j'aurai pour moi vos envieux, vos ennemis, et toutes les âmes sensibles et romanesques.
—C'est aussi fou que méchant! Dans quel intérêt aurais-je fait passer votre fille pour morte si elle ne l'était pas?
—C'est vrai, le motif est assez embarrassant à trouver; heureusement les avocats sont là!... Mais, j'y pense, en voici un excellent: voulant partager avec votre client la somme placée en viager sur la tête de cette malheureuse enfant... vous l'avez fait disparaître...
Le notaire impassible haussa les épaules.
—Si j'avais été assez criminel pour cela, au lieu de la faire disparaître, je l'aurais tuée!
Sarah tressaillit de surprise, resta muette un moment, puis reprit avec amertume:
—Pour un saint homme, voilà une pensée de crime profondément creusée!... Aurais-je donc touché juste en tirant au hasard?... Cela me donne à penser... et je penserai... Un dernier mot... Vous voyez quelle femme je suis... j'écrase sans pitié tout ce qui fait obstacle à mon chemin... Réfléchissez bien... il faut que demain vous soyez décidé... Vous pouvez faire impunément ce que je vous demande... Dans sa joie, le père de ma fille ne discutera pas la possibilité d'une telle résurrection si nos mensonges, qui le rendront si heureux, sont adroitement combinés. Il n'a d'ailleurs d'autres preuves de la mort de notre enfant que ce que je lui en ai écrit il y a quatorze ans; il me sera facile de le persuader que je l'ai trompé à ce sujet, car alors j'avais de justes griefs contre lui... je lui dirai que dans ma douleur j'avais voulu briser à ses yeux le dernier lien qui nous attachait encore l'un à l'autre. Vous ne pouvez donc être en rien compromis: affirmez seulement... homme irréprochable, affirmez que tout a été autrefois concerté entre vous, moi et Mme Séraphin, et l'on vous croira. Quant aux cinquante mille écus placés sur la tête de ma fille, cela me regarde seule; ils resteront acquis à votre client, qui doit ignorer complètement ceci; enfin, vous fixerez vous-même votre récompense...
Jacques Ferrand conserva tout son sang-froid, malgré la bizarrerie de cette situation si étrange et si dangereuse pour lui.
La comtesse, croyant réellement à la mort de sa fille, venait proposer au notaire de faire passer pour vivante cette enfant qu'il avait, lui, fait passer pour morte, quatorze années auparavant.
Il était trop habile, il connaissait trop bien les périls de sa position pour ne pas comprendre la portée des menaces de Sarah.
Quoique admirablement et laborieusement construit, l'édifice de la réputation du notaire reposait sur le sable. Le public se détache aussi facilement qu'il s'engoue, aimant à avoir le droit de fouler aux pieds celui que naguère il portait aux nues. Comment prévoir les conséquences de la première attaque portée à la réputation de Jacques Ferrand? Si folle que fût cette attaque, son audace même pouvait éveiller les soupçons...
La perspicacité de Sarah, son endurcissement, effrayaient le notaire. Cette mère n'avait pas eu un moment d'attendrissement en parlant de sa fille; elle n'avait paru considérer sa mort que comme la perte d'un moyen d'action. De tels caractères sont impitoyables dans leurs desseins et dans leur vengeance.
Voulant se donner le temps de chercher à parer ce coup dangereux, Ferrand dit froidement à Sarah:
—Vous m'avez demandé jusqu'à demain midi, madame; c'est moi qui vous donne jusqu'à après-demain pour renoncer à un projet dont vous ne soupçonnez pas la gravité. Si d'ici là je n'ai pas reçu de vous une lettre qui m'annonce que vous abandonnez cette criminelle et folle entreprise, vous apprendrez à vos dépens que la justice sait protéger les honnêtes gens qui refusent de coupables complicités, et qu'elle peut atteindre les fauteurs d'odieuses machinations.
—Cela veut dire, monsieur, que vous me demandez un jour de plus pour réfléchir à mes propositions? C'est bon signe, je vous l'accorde... Après-demain, à cette heure, je reviendrai ici, et ce sera entre nous... la paix... ou la guerre, je vous le répète... mais une guerre acharnée, sans merci ni pitié...
Et Sarah sortit.
«Tout va bien, se dit-elle. Cette misérable jeune fille à laquelle Rodolphe s'intéressait par caprice, et qu'il avait envoyée à la ferme de Bouqueval, afin d'en faire sans doute plus tard sa maîtresse, n'est plus maintenant à craindre... grâce à la borgnesse qui m'en a délivrée...
«L'adresse de Rodolphe a sauvé Mme d'Harville du piège où j'avais voulu la faire tomber; mais il est impossible qu'elle échappe à la nouvelle trame que je médite: elle sera donc à jamais perdue pour Rodolphe.
«Alors, attristé, découragé, isolé de toute affection, ne sera-t-il pas dans une position d'esprit telle, qu'il ne demandera pas mieux que d'être dupe d'un mensonge auquel je puis donner toutes les apparences de la réalité avec l'aide du notaire?... Et le notaire m'aidera, car je l'ai effrayé.
«Je trouverai facilement une jeune fille orpheline, intéressante et pauvre, qui, instruite par moi, remplira le rôle de notre enfant si amèrement regrettée par Rodolphe. Je connais la grandeur, la générosité de son cœur. Oui, pour donner un nom, un rang à celle qu'il croira sa fille, jusqu'alors malheureuse et abandonnée, il renouera nos liens que j'avais crus indissolubles. Les prédictions de ma nourrice se réaliseront enfin, et j'aurai cette fois sûrement atteint le but constant de ma vie... une couronne!»
À peine Sarah venait-elle de quitter la maison du notaire que M. Charles Robert y entra, descendant du cabriolet le plus élégant: il se dirigea en habitué vers le cabinet de Jacques Ferrand.
XVIII
M. Charles Robert
Le commandant, ainsi que disait Mme Pipelet, entra sans façon chez le notaire, qu'il trouva d'une humeur sombre et atrabilaire, et qui lui dit brutalement:
—Je réserve les après-midi pour mes clients... quand vous voulez me parler, venez donc le matin.
—Mon cher tabellion (c'était une des plaisanteries de M. Robert), il s'agit d'une affaire importante... d'abord, et puis je tenais à vous rassurer par moi-même sur les craintes que vous pouviez avoir.
—Quelles craintes?
—Vous ne savez donc pas?
—Quoi?
—Mon duel...
—Votre duel?
—Avec le duc de Lucenay. Comment, vous ignorez?
—Oui.
—Ah! bah!
—Et pourquoi ce duel?
—Une chose excessivement grave, qui voulait du sang. Figurez-vous qu'en pleine ambassade M. de Lucenay s'était permis de me dire en face que... j'avais la pituite!
—Que vous aviez?
—La pituite, mon cher tabellion; une maladie qui doit être très-ridicule!
—Vous vous êtes battu pour cela?
—Et pourquoi diable voulez-vous donc qu'on se batte? Vous croyez qu'on peut, là... de sang-froid... s'entendre dire froidement qu'on a la pituite? et devant une femme charmante, encore!... devant une petite marquise... que... Enfin, suffit... ça ne pouvait se passer comme cela...
—Certainement.
—Nous autres militaires, vous comprenez... nous sommes toujours sur la hanche. Mes témoins ont été avant-hier s'entendre avec ceux du duc. J'avais très-nettement posé la question... ou un duel ou une rétractation.
—Une rétractation... de quoi?
—De la pituite, pardieu! de la pituite qu'il se permettait de m'attribuer!
Le notaire haussa les épaules.
—De leur côté, les témoins du duc disaient: «Nous rendons justice au caractère honorable de M. Charles Robert; mais M. de Lucenay ne peut, ne doit ni ne veut se rétracter.—Ainsi, messieurs, ripostèrent mes témoins, M. de Lucenay s'opiniâtre à soutenir que M. Charles Robert a la pituite?—Oui, messieurs; mais il ne croit pas en cela porter atteinte à la considération de M. Robert.—Alors, qu'il se rétracte.—Non, messieurs; M. de Lucenay reconnaît M. Robert pour un galant homme; mais il prétend qu'il a la pituite.» Vous voyez qu'il n'y avait pas moyen d'arranger une affaire aussi grave...
—Aucun... vous étiez insulté dans ce que l'homme a de plus respectable.
—N'est-ce pas? Aussi on convient du jour, de l'heure, de la rencontre; et hier matin, à Vincennes, tout s'est passé le plus honorablement du monde; j'ai donné un léger coup d'épée dans le bras au duc de Lucenay; les témoins ont déclaré l'honneur satisfait. Alors le duc a dit à haute voix: «Je ne me rétracte jamais avant une affaire; après, c'est différent; il est donc de mon devoir, de mon honneur, de proclamer que j'avais faussement accusé M. Charles Robert d'avoir la pituite. Messieurs, je reconnais non-seulement que mon loyal adversaire n'a pas la pituite, mais j'affirme qu'il est incapable de l'avoir jamais...» Puis le duc m'a tendu cordialement la main en me disant: «Êtes-vous content?—C'est entre nous à la vie et à la mort!» lui ai-je répondu. Et je lui devais bien ça... Le duc a parfaitement fait les choses... Il aurait pu ne rien dire du tout, ou se contenter de déclarer que je n'avais pas la pituite... Mais affirmer que je ne l'aurais jamais... c'était un procédé très-délicat de sa part.
—Voilà ce que j'appelle du courage bien employé!... Mais que voulez-vous?
—Mon cher garde-notes (autre plaisanterie de M. Robert), il s'agit de quelque chose de très-important pour moi. Vous savez que, d'après nos conventions, lorsque je vous ai avancé trois cent cinquante mille francs pour achever de payer votre charge, il a été stipulé qu'en vous prévenant trois mois d'avance je pourrais retirer de chez vous... ces fonds dont vous me payez l'intérêt...
—Après?
—Eh bien! dit M. Robert avec embarras, je... non... mais... c'est que...
—Quoi?
—Vous concevez, c'est un pur caprice... l'idée de devenir seigneur terrien, cher tabellion.
—Expliquez-vous donc! Vous m'impatientez!
—En un mot, on me propose une acquisition territoriale, et si cela ne vous était pas désagréable... je voudrais, c'est-à-dire je désirerais retirer mes fonds de chez vous... et je viens vous en prévenir, selon nos conventions...
—Ah! ah!
—Cela ne vous fâche pas, au moins?
—Pourquoi cela me fâcherait-il?
—Parce que vous pourriez croire...
—Je pourrais croire?
—Que je suis l'écho des bruits...
—Quels bruits?
—Non, rien, des bêtises...
—Mais parlez donc...
—Ce n'est pas une raison parce qu'il court sur vous de sots propos...
—Quels propos?
—Il n'y a pas un mot de vrai là-dedans... mais les méchants affirment que vous vous êtes trouvé malgré vous engagé dans de mauvaises affaires. Purs cancans, bien entendu. C'est comme lorsqu'on a dit que nous jouions à la Bourse ensemble. Ces bruits sont tombés bien vite... car je veux que vous et moi nous devenions chèvres si...
—Ainsi vous ne croyez plus votre argent en sûreté chez moi?
—Si fait, si fait... mais j'aimerais autant l'avoir entre mes mains...
—Attendez-moi là...
M. Ferrand ferma le tiroir de son bureau et se leva.
—Où allez-vous donc, mon cher garde-notes?
—Chercher de quoi vous convaincre de la vérité des bruits qui courent de l'embarras de mes affaires, dit ironiquement le notaire.
Et, ouvrant la porte d'un petit escalier dérobé, qui lui permettait d'aller au pavillon du fond sans passer par l'étude, il disparut.
À peine était-il sorti que le maître clerc frappa.
—Entrez, dit Charles Robert.
—M. Ferrand n'est pas là?
—Non, mon digne basochien. (Autre plaisanterie de M. Robert).
—C'est une dame voilée qui veut parler au patron à l'instant pour une affaire très-pressante...
—Digne basochien, le patron va revenir tout à l'heure, je lui dirai cela. Est-elle jolie, cette dame?
—Il faudrait être malin pour le deviner; elle a un voile noir, si épais qu'on ne voit pas sa figure...
—Bon, bon! Je vais joliment la dévisager en sortant. Je vais prévenir M. Ferrand dès qu'il va rentrer.
Le clerc sortit.
«Où diable est allé le tabellion? se demanda M. Charles Robert. Me chercher sans doute l'état de sa caisse... Si ces bruits sont absurdes, tant mieux!... Après cela... bah!... Ce sont peut-être de méchantes langues qui font courir ces propos-là... les gens intègres comme Jacques Ferrand ont tant d'envieux!... C'est égal, j'aime autant avoir mes fonds... j'achèterai le château dont on m'a parlé... il y a des tourelles gothiques du temps de Louis XIV, genre Renaissance..., tout ce qu'il y a de plus rococo... ça me donnera un petit air seigneurial qui ne sera pas piqué des vers... Ça ne sera pas comme mon amour pour cette bégueule de Mme d'Harville... M'a-t-elle fait aller!... mon Dieu! m'a-t-elle fait aller... Oh! non, je n'ai pas fait mes frais... comme dit cette stupide portière de la rue du Temple, avec sa perruque à l'enfant... Cette plaisanterie-là me coûte au moins mille écus. Il est vrai que les meubles me restent... et que j'ai de quoi compromettre la marquise... Mais voici le tabellion.»
M. Ferrand revenait, tenant à la main quelques papiers qu'il remit à M. Charles Robert.
—Voici, dit-il à ce dernier, trois cent cinquante mille francs en bons du Trésor... Dans quelques jours nous réglerons nos comptes d'intérêt... Faites-moi un reçu...
—Comment!... s'écria M. Robert stupéfait. Ah çà, n'allez pas croire au moins que...
—Je ne crois rien...
—Mais...
—Ce reçu!...
—Cher garde-notes!...
—Écrivez donc, et dites aux gens qui vous parlent de l'embarras de mes affaires de quelle manière je réponds à ces soupçons.
—Le fait est que, dès qu'on va savoir cela, votre crédit n'en sera que plus solide; mais vraiment, reprenez cet argent, je n'en ai que faire en ce moment; je vous disais dans trois mois.
—Monsieur Charles Robert, on ne me soupçonne pas deux fois.
—Vous êtes fâché?
—Ce reçu!
—Barre de fer, allez! dit M. Charles Robert. Puis il ajouta en écrivant le reçu:
—Il y a une dame on ne peut pas plus voilée qui veut vous parler tout de suite, tout de suite pour une affaire très-pressée... Je me fais une joie de la bien regarder en passant devant elle... Voilà votre reçu; est-il en règle?
—Très-bien! Maintenant allez-vous-en par ce petit escalier.
—Mais la dame?
—C'est justement pour que vous ne la voyiez pas.
Et le notaire, sonnant son maître clerc, lui dit:
—Faites entrer cette dame... Adieu, monsieur Robert.
—Allons... il faut renoncer à la voir. Sans rancune, tabellion... Croyez bien que...
—Bien, bien! adieu...
Et le notaire referma la porte sur M. Charles Robert.
Au bout de quelques instants le maître clerc introduisit Mme la duchesse de Lucenay, vêtue très-modestement, enveloppée d'un grand châle, et la figure complètement cachée par l'épais voile de dentelle noire qui entourait son chapeau de moire de la même couleur.
XIX
Mme de Lucenay
Mme de Lucenay, assez troublée, s'approcha lentement du bureau du notaire, qui alla quelques pas à sa rencontre.
—Qui êtes-vous, madame... et que me voulez-vous? dit brusquement Jacques Ferrand, dont l'humeur, déjà très-assombrie par les menaces de Sarah, s'était exaspérée aux soupçons fâcheux de M. Charles Robert. D'ailleurs la duchesse était vêtue si modestement que le notaire ne voyait aucune raison pour ne pas la rudoyer. Comme elle hésitait à parler, il reprit durement:
—Vous expliquerez-vous enfin, madame?
—Monsieur..., dit-elle d'une voix émue, en tâchant de cacher son visage sous les plis de son voile, monsieur... peut-on vous confier un secret de la plus haute importance?...
—On peut tout me confier, madame; mais il faut que je sache et que je voie à qui je parle.
—Monsieur... cela, peut-être, n'est pas nécessaire... Je sais que vous êtes l'honneur, la loyauté même...
—Au fait, madame... au fait, il y a là... quelqu'un qui m'attend... Qui êtes-vous?
—Peu vous importe mon nom, monsieur... Un... de... mes amis... de mes parents, sort de chez vous.
—Son nom?
—M. Florestan de Saint-Remy.
—Ah! fit le notaire; et il jeta sur la duchesse un regard attentif et inquisiteur, et il reprit:
—Eh bien! madame?
—M. de Saint-Remy... m'a tout dit... monsieur...
—Que vous a-t-il dit, madame?
—Tout!...
—Mais encore...
—Mon Dieu! monsieur... vous le savez bien.
—Je sais beaucoup de choses sur M. de Saint-Remy.
—Hélas! monsieur, une chose terrible!...
—Je sais beaucoup de choses terribles sur M. de Saint-Remy...
—Ah! monsieur! il me l'avait bien dit, vous êtes sans pitié...
—Pour les escrocs et les faussaires comme lui... oui, je suis sans pitié. Ce Saint-Remy est-il votre parent? Au lieu de l'avouer, vous devriez en rougir. Venez-vous pleurnicher ici pour m'attendrir? C'est inutile; sans compter que vous faites là un vilain métier pour une honnête femme... si vous l'êtes...
Cette brutale insolence révolta l'orgueil et le sang patricien de la duchesse. Elle se redressa, rejeta son voile en arrière; alors, l'attitude altière, le regard impérieux, la voix ferme, elle dit:
—Je suis la duchesse de Lucenay... monsieur...
Cette femme prit alors un si grand air, son aspect devint si imposant, que le notaire, dominé, charmé, recula tout interdit, ôta machinalement le bonnet de soie noire qui couvrait son crâne et salua profondément.
Rien n'était, en effet, plus gracieux et plus fier que le visage et la tournure de Mme de Lucenay; elle avait pourtant alors trente ans bien sonnés, une figure pâle et un peu fatiguée; mais aussi elle avait de grands yeux bruns étincelants et hardis, de magnifiques cheveux noirs, le nez fin et arqué, la lèvre rouge et dédaigneuse, le teint éclatant, les dents éblouissantes, la taille haute et mince, souple et pleine de noblesse, «une démarche de déesse sur les nuées», comme dit l'immortel Saint-Simon.
Avec un œil de poudre et le grand habit du XVIIIe siècle, Mme de Lucenay eût représenté au physique et au moral une de ces libertines[40] duchesses de la Régence qui mettaient à la fois tant d'audace, d'étourderie et de séduisante bonhomie dans leurs nombreuses amours, qui s'accusaient de temps à autre de leurs erreurs avec tant de franchise et de naïveté que les plus rigoristes disaient en souriant: «Sans doute elle est bien légère, bien coupable; mais elle est si bonne, si charmante! Elle aime ses amants avec tant de dévouement, de passion... de fidélité... tant qu'elle les aime... qu'on ne saurait trop lui en vouloir. Après tout, elle ne damne qu'elle-même, et elle fait tant d'heureux!»
Sauf la poudre et les grands paniers, telle était aussi Mme de Lucenay lorsque de sombres préoccupations ne l'accablaient pas.
Elle était entrée chez le notaire en timide bourgeoise... elle se montra tout à coup grande dame altière, irritée. Jamais Jacques Ferrand n'avait de sa vie rencontré une femme d'une beauté si insolente, d'une tournure à la fois si noble et si hardie.
Le visage un peu fatigué de la duchesse, ses beaux yeux entourés d'une imperceptible auréole d'azur, ses narines roses fortement dilatées, annonçaient une de ces natures ardentes que les hommes peu platoniques adorent avec autant d'ivresse que d'emportement. Quoique vieux, laid, ignoble, sordide, Jacques Ferrand était autant qu'un autre capable d'apprécier le genre de beauté de Mme de Lucenay.
Sa haine et sa rage contre M. de Saint-Remy s'augmentaient de l'admiration brutale que lui inspirait sa fière et belle maîtresse; le Jacques Ferrand, rongé de toutes sortes de fureurs contenues, se disait avec rage que ce gentilhomme faussaire, qu'il avait presque forcé de s'agenouiller devant lui en le menaçant des assises, inspirait un tel amour à cette grande dame qu'elle risquait une démarche qui pouvait la perdre. À ces pensées, le notaire sentit renaître son audace un moment paralysée. La haine, l'envie, une sorte de ressentiment farouche et brûlant, allumèrent dans son regard, sur son front et sur sa joue, les feux des plus honteuses, des plus méchantes passions.
Voyant Mme de Lucenay sur le point d'entamer un entretien si délicat, il s'attendait de sa part à des détours, à des tempéraments.
Quelle fut sa stupeur! Elle lui parla avec autant d'assurance et de hauteur que s'il se fût agi de la chose la plus naturelle du monde, et comme si devant un homme de son espèce elle n'avait aucun souci de la réserve et des convenances qu'elle eût certainement gardées avec ses pareils à elle.
En effet, l'insolente grossièreté du notaire, en la blessant au vif, avait forcé Mme de Lucenay de sortir du rôle humble et implorant qu'elle avait pris d'abord à grand-peine; revenue à son caractère, elle crut au-dessous d'elle de descendre jusqu'à la moindre réticence devant ce griffonneur d'actes.
Spirituelle, charitable et généreuse, pleine de bonté, de dévouement et de cœur, malgré ses fautes, mais fille d'une mère qui, par sa révoltante immoralité, avait trouvé moyen d'avilir jusqu'à la noble et sainte infortune de l'émigration, Mme de Lucenay, dans son naïf mépris de certaines races, eût dit comme cette impératrice romaine qui se mettait au bain devant un esclave: «Ce n'est pas un homme.»
—M'sieu le notaire, dit donc résolument la duchesse à Jacques Ferrand, M. de Saint-Remy est un de mes amis; il m'a confié l'embarras où il se trouve par l'inconvénient d'une double friponnerie dont il est victime... Tout s'arrange avec de l'argent: combien faut-il pour terminer ces misérables tracasseries?...
Jacques Ferrand restait abasourdi de cette façon cavalière et délibérée d'entrer en matière.
—On demande cent mille francs! reprit-il d'un ton bourru, après avoir surmonté son étonnement.
—Vous aurez vos cent mille francs... et vous enverrez tout de suite ces mauvais papiers à M. de Saint-Remy.
—Où sont les cent mille francs, madame la duchesse?
—Est-ce que je ne vous ai pas dit que vous les auriez, monsieur?
—Il les faut demain avant midi, madame; sinon la plainte en faux sera déposée au parquet.
—Eh bien! donnez cette somme, je vous en tiendrai compte; quant à vous je vous payerai bien...
—Mais, madame, il est impossible...
—Vous ne me direz pas, je crois, qu'un notaire comme vous ne trouve pas cent mille francs du jour au lendemain.
—Et sur quelles garanties, madame?
—Qu'est-ce que cela veut dire? Expliquez-vous.
—Qui me répondra de cette somme?
—Moi.
—Mais... madame...
—Faut-il vous dire que j'ai une terre de quatre-vingt mille livres de rente à quatre lieues de Paris?... Ça peut suffire, je crois, pour ce que vous appelez des garanties?
—Oui, madame, moyennant inscription hypothécaire.
—Qu'est-ce encore que ce mot-là? Quelque formalité sans doute... Faites, monsieur, faites...
—Un tel acte ne peut pas être dressé avant quinze jours, et il faut le consentement de M. votre mari, madame.
—Mais cette terre m'appartient, à moi, à moi seule, dit impatiemment la duchesse.
—Il m'importe, madame; vous êtes en puissance de mari, et les actes hypothécaires sont très-longs et très-minutieux.
—Mais encore une fois, monsieur, vous ne me ferez pas accroire qu'il soit si difficile de trouver cent mille francs en deux heures.
—Alors, madame, adressez-vous à votre notaire habituel, à vos intendants... Quant à moi, ça m'est impossible.
—J'ai des raisons, monsieur, pour tenir ceci secret, dit Mme de Lucenay avec hauteur. Vous connaissez les fripons qui veulent rançonner M. de Saint-Remy; c'est pour cela que je m'adresse à vous...
—Votre confiance m'honore infiniment, madame; mais je ne puis faire ce que vous me demandez.
—Vous n'avez pas cette somme?
—J'ai beaucoup plus que cette somme en billets de banque ou en bel et bon or... ici, dans ma caisse.
—Oh! que de paroles!... Est-ce ma signature que vous voulez... Je vous la donne, finissons...
—En admettant, madame, que vous fussiez Mme de Lucenay...
—Venez dans une heure à l'hôtel de Lucenay, monsieur. Je signerai chez moi ce qu'il faudra signer.
—M. le duc signera-t-il aussi?
—Je ne comprends pas, monsieur...
—Votre signature seule est sans valeur pour moi, madame. Jacques Ferrand jouissait avec de cruelles délices de la douloureuse impatience de la duchesse, qui, sous cette apparence de sang-froid et de dédain, cachait de pénibles angoisses.
Elle était pour le moment à bout de ses ressources. La veille, son joaillier lui avait avancé une somme considérable sur ses pierreries, dont quelques-unes avaient été confiées à Morel le lapidaire. Cette somme avait servi à payer les lettres de change de M. de Saint-Remy, à désarmer d'autres créanciers; M. Dubreuil, le fermier d'Arnouville, était en avance de plus d'une année de fermage, et d'ailleurs le temps manquait; malheureusement encore pour Mme de Lucenay, deux de ses amis, auxquels elle aurait pu recourir dans une situation extrême, étaient alors absents de Paris. À ses yeux, le vicomte était innocent du faux; il s'était dit, et elle l'avait cru, dupe de deux fripons; mais sa position n'en était pas moins terrible. Lui accusé, lui traîné en prison!... Alors même qu'il prendrait la fuite, son nom en serait-il moins déshonoré par un soupçon pareil?
À ces terribles pensées, Mme de Lucenay frémissait de terreur... Elle aimait aveuglément cet homme à la fois si misérable et doué de si profondes séductions; sa passion pour lui était une de ces passions désordonnées que les femmes de son caractère et de son organisation ressentent ordinairement lorsque la première fleur de leur jeunesse est passée et qu'elles atteignent la maturité de l'âge.
Jacques Ferrand épiait attentivement les moindres mouvements de la physionomie de Mme de Lucenay, qui lui semblait de plus en plus belle et attrayante. Son admiration haineuse et contrainte augmentait d'ardeur, il éprouvait un âcre plaisir à tourmenter par ses refus cette femme, qui ne pouvait avoir pour lui que dégoût et mépris.
Celle-ci se révoltait à la pensée de dire au notaire un mot qui pût ressembler à une prière: pourtant c'est en reconnaissant l'inutilité d'autres tentatives qu'elle avait résolu de s'adresser à lui, cet homme seul pouvant sauver M. de Saint-Remy. Elle reprit:
—Puisque vous possédez la somme que je vous demande, monsieur, et qu'après tout ma garantie est suffisante, pourquoi me refusez-vous?
—Parce que les hommes ont leurs caprices comme les femmes, madame.
—Mais encore quel est ce caprice, qui vous fait agir contre vos intérêts? Car, je vous le répète, faites les conditions, monsieur... quelles qu'elles soient, je les accepte!
—Vous accepteriez toutes les conditions, madame? dit le notaire avec une expression singulière.
—Toutes!... deux, trois, quatre mille francs, plus si vous voulez! car, tenez, je vous le dis, ajouta franchement la duchesse d'un ton presque affectueux, je n'ai de ressource qu'en vous, monsieur, qu'en vous seul!... Il me serait impossible de trouver ailleurs ce que je vous demande pour demain... et il le faut... vous entendez!... il le faut absolument. Aussi, je vous le répète, quelle que soit la condition que vous mettiez à ce service, je l'accepte, rien ne me coûtera... rien...
La respiration du notaire s'embarrassait, ses tempes battaient, son front devenait pourpre; heureusement, les verres de ses lunettes éteignaient la flamme impure de ses prunelles; un nuage ardent s'étendait sur sa pensée ordinairement si claire et si froide; sa raison l'abandonna. Dans son ignoble aveuglement, il interpréta les derniers mots de Mme de Lucenay d'une manière indigne; il entrevit vaguement, à travers son intelligence obscurcie, une femme hardie comme quelques femmes de l'ancienne cour, une femme poussée à bout par la crainte du déshonneur de celui qu'elle aimait, et peut-être capable des plus abominables sacrifices pour le sauver. Cela était plus stupide qu'infâme à penser; mais, nous l'avons dit, quelquefois Jacques Ferrand devenait tigre ou loup, alors la bête l'emportait sur l'homme.
Il se leva brusquement et s'approcha de Mme de Lucenay.
Celle-ci, interdite, se leva comme lui et le regarda fort étonnée.
—Rien ne vous coûtera! s'écria-t-il d'une voix tremblante et entrecoupée en s'approchant encore de la duchesse. Eh bien! cette somme je vous la prêterai à une condition, à une seule condition... et je vous jure que... Il ne put achever sa déclaration.
Par une de ces contradictions bizarres de la nature humaine, à la vue des traits hideusement enflammés de M. Ferrand, aux pensées étranges et grotesques que soulevèrent ses prétentions amoureuses dans l'esprit de Mme de Lucenay, qui les devina, celle-ci, malgré ses inquiétudes, ses angoisses, partit d'un éclat de rire si franc, si fou, si éclatant, que le notaire recula stupéfait.
Puis, sans lui laisser le temps de prononcer une parole, la duchesse s'abandonna de plus en plus à son hilarité croissante, rabaissa son voile et, entre deux redoublements d'éclats de rire, elle dit au notaire, bouleversé par la haine, la rage et la fureur:
—J'aime encore mieux, franchement, demander ce service à M. de Lucenay.
Puis elle sortit, en continuant de rire si fort, que, la porte de son cabinet fermée, le notaire l'entendait encore.
Jacques Ferrand ne revint à la raison que pour maudire amèrement son imprudence. Pourtant peu à peu il se rassura en songeant qu'après tout la duchesse ne pouvait parler de cette aventure sans se compromettre gravement.
Néanmoins la journée était pour lui mauvaise. Il était plongé dans de noires pensées lorsque la porte dérobée de son cabinet s'ouvrit, et Mme Séraphin entra tout émue.
—Ah! Ferrand! s'écria-t-elle en joignant les mains, vous aviez bien raison de dire que nous serions peut-être un jour perdus pour l'avoir laissée vivre.
—Qui?
—Cette maudite petite fille.
—Comment?
—Une femme borgne que je ne connaissais pas, et à qui Tournemine avait livré la petite pour nous débarrasser, il y a quatorze ans, quand on l'a eu fait passer pour morte... Ah! mon Dieu! qui aurait cru cela!...
—Parle donc!... parle donc!...
—Cette femme borgne vient de venir... Elle était en bas tout à l'heure... Elle m'a dit qu'elle savait que c'était moi qui avais livré la petite.
—Malédiction! qui a pu le lui dire?... Tournemine... est aux galères...
—J'ai tout nié, en traitant cette borgnesse de menteuse. Mais, bah! elle soutient qu'elle a retrouvé cette petite fille, qui est grande maintenant; qu'elle sait où elle est, et qu'il ne tient qu'à elle de tout découvrir... de tout dénoncer...
—Mais l'enfer est donc aujourd'hui déchaîné contre moi! s'écria le notaire dans un accès de rage qui le rendit hideux.
—Mon Dieu! que dire à cette femme? Que lui promettre pour la faire taire?
—A-t-elle l'air heureuse?
—Comme je la traitais de mendiante, elle m'a fait sonner son cabas; il y avait de l'argent dedans.
—Et elle sait où est maintenant cette jeune fille?
—Elle affirme le savoir...
«Et c'est la fille de la comtesse Sarah Mac-Gregor, se dit le notaire avec stupeur. Et tout à l'heure elle m'offrait tant pour dire que sa fille n'était pas morte!... Et cette fille vit... je pourrais la lui rendre!... Oui, mais ce faux en acte de décès! Si on fait une enquête, je suis perdu! Ce crime peut mettre sur la voie des autres.»
Après un moment de silence, il dit à Mme Séraphin:
—Cette borgnesse sait où est cette jeune fille?
—Oui.
—Et cette femme doit revenir?
—Demain.
—Écris à Polidori qu'il vienne me trouver ce soir, à neuf heures.
—Est-ce que vous voudriez vous défaire de la jeune fille... et de la vieille?... Ce serait beaucoup en une fois, Ferrand!
—Je te dis d'écrire à Polidori d'être ici ce soir à neuf heures!
À la fin de ce jour, Rodolphe dit à Murph, qui n'avait pu pénétrer chez le notaire:
—Que M. de Graün fasse partir un courrier à l'instant même... Il faut que Cecily soit à Paris dans six jours...
—Encore cette infernale diablesse? L'exécrable femme du pauvre David, aussi belle qu'elle est infâme!... À quoi bon, monseigneur?...
—À quoi bon, sir Walter Murph?... Dans un mois vous demanderez cela au notaire Jacques Ferrand.
XX
Dénonciation
Le jour de l'enlèvement de Fleur-de-Marie par la Chouette et par le Maître d'école, un homme à cheval était arrivé, vers dix heures du soir, à la métairie de Bouqueval, venant, disait-il, de la part de M. Rodolphe, rassurer Mme Georges sur la disparition de sa jeune protégée, qui lui serait ramenée d'un jour à l'autre. Pour plusieurs raisons très-importantes, ajoutait cet homme, M. Rodolphe priait Mme Georges, dans le cas où elle aurait quelque chose à lui demander, de ne pas lui écrire à Paris, mais de remettre une lettre à l'exprès, qui s'en chargerait.
Cet émissaire appartenait à Sarah.
Par cette ruse, elle tranquillisait Mme Georges et retardait ainsi de quelques jours le moment où Rodolphe apprendrait l'enlèvement de la Goualeuse.
Dans cet intervalle, Sarah espérait forcer le notaire Jacques Ferrand à favoriser l'indigne supercherie (la supposition d'enfant) dont nous avons parlé.
Ce n'était pas tout...
Sarah voulait aussi se débarrasser de Mme d'Harville, qui lui inspirait des craintes sérieuses, et qu'une fois déjà elle eût perdue sans la présence d'esprit de Rodolphe.
Le lendemain du jour où le marquis avait suivi sa femme dans la maison de la rue du Temple, Tom s'y rendit, fit facilement jaser Mme Pipelet, et apprit qu'une jeune dame, sur le point d'être surprise par son mari, avait été sauvée grâce à l'adresse d'un locataire de la maison nommé M. Rodolphe.
Instruite de cette circonstance, Sarah ne possédant aucune preuve matérielle des rendez-vous que Clémence avait donnés à M. Charles Robert, Sarah conçut un autre plan odieux: il se réduisait encore à envoyer l'écrit anonyme suivant à M. d'Harville, afin d'amener une rupture complète entre Rodolphe et le marquis, ou du moins de jeter dans l'âme de ce dernier des soupçons assez violents pour qu'il défendît à sa femme de recevoir jamais le prince.
Cette lettre était ainsi conçue:
«On vous a indignement joué; l'autre jour votre femme, avertie que vous la suiviez, a imaginé un prétexte de bienfaisance imaginaire: elle allait à un rendez-vous chez un très-auguste personnage qui a loué dans la maison de la rue du Temple une chambre au quatrième étage, sous le nom de Rodolphe. Si vous doutez de ces faits, si bizarres qu'ils vous paraissent, allez rue du Temple, nº 17; informez-vous, dépeignez les traits de l'auguste personnage dont on vous parle, et vous reconnaîtrez facilement que vous êtes le mari le plus crédule et le plus débonnaire qui ait jamais été souverainement trompé. Ne négligez pas cet avis... sinon l'on pourrait croire que vous êtes aussi par trop... l'ami du prince.»
Ce billet fut mis à la poste sur les cinq heures par Sarah, le jour de son entretien avec le notaire.
Ce même jour, après avoir recommandé à M. de Graün de hâter le plus possible l'arrivée de Cecily à Paris, Rodolphe sortit le soir pour aller faire une visite à Mme l'ambassadrice de ***; il devait ensuite se rendre chez Mme d'Harville pour lui annoncer qu'il avait trouvé une intrigue charitable digne d'elle.
Nous conduirons le lecteur chez Mme d'Harville. On verra, par l'entretien suivant, que cette jeune femme, en se montrant généreuse et compatissante envers son mari, qu'elle avait jusqu'alors traité avec une froideur extrême, suivait déjà les nobles conseils de Rodolphe.
Le marquis et sa femme sortaient de table; la scène se passait dans le petit salon dont nous avons parlé, l'expression des traits de Clémence était affectueuse et douce, M. d'Harville semblait moins triste que d'habitude.
Hâtons-nous de dire que le marquis n'avait pas encore reçu la nouvelle et infâme lettre anonyme de Sarah.
—Que faites-vous ce soir? dit-il machinalement à sa femme.
—Je ne sortirai pas... Et vous-même, que faites-vous?
—Je ne sais..., répondit-il avec un soupir; le monde m'est insupportable... je passerai cette soirée... comme tant d'autres soirées... seul.
—Pourquoi seul?... puisque je ne sors pas.
M. d'Harville regarda sa femme avec surprise.
—Sans doute... mais...
—Eh bien?
—Je sais que vous préférez souvent la solitude lorsque vous n'allez pas dans le monde...
—Oui, mais comme je suis très-capricieuse, dit Clémence en souriant, aujourd'hui j'aimerais beaucoup à partager ma solitude avec vous... si cela vous était agréable.
—Vraiment? s'écria M. d'Harville avec émotion. Que vous êtes aimable, d'aller ainsi au-devant d'un désir que je n'osais vous témoigner!
—Savez-vous, mon ami, que votre étonnement a presque l'air d'un reproche?
—Un reproche...? Oh! non, non; mais après mes injustes et cruels soupçons de l'autre jour, vous trouver si bienveillante, c'est, je l'avoue, une surprise pour moi, mais la plus douce des surprises.
—Oublions le passé, dit-elle à son mari avec un sourire d'une douceur angélique.
—Clémence, le pourrez-vous jamais! répondit-il tristement, n'ai-je pas osé vous soupçonner?... Vous dire à quelles extrémités m'aurait poussé une aveugle jalousie... mais qu'est-ce que cela, auprès d'autres torts plus grands, plus irréparables?
—Oublions le passé, vous dis-je, reprit Clémence en contenant une émotion pénible.
—Qu'entends-je?... Ce passé-là aussi, vous pourriez l'oublier?...
—Je l'espère...
—Il serait vrai! Clémence... vous seriez assez généreuse! Mais non, non, je ne puis croire à un pareil bonheur; j'y avais renoncé pour toujours.
—Vous aviez tort, vous le voyez.
—Quel changement, mon Dieu! Est-ce un rêve?... Oh dites-moi que je ne me trompe pas...
—Non... vous ne vous trompez pas...
—En effet, votre regard est moins froid... votre voix presque émue.
—Oh! dites! est-ce donc bien vrai?... Ne suis-je pas le jouet d'une illusion?
—Non... car moi aussi j'ai besoin de pardon...
—Vous?
—Souvent! N'ai-je pas été à votre égard dure, peut-être même cruelle? Ne devais-je pas songer qu'il vous aurait fallu un rare courage, une vertu plus qu'humaine, pour agir autrement que vous ne l'avez fait? Isolé, malheureux... comment résister au désir de chercher quelques consolations dans un mariage qui vous plaisait?... Hélas! quand on souffre, on est si disposé à croire à la générosité des autres... Votre tort a été jusqu'ici de compter sur la mienne... Eh bien! désormais, je tâcherai de vous donner raison.
—Oh! parlez... parlez encore, dit M. d'Harville les mains jointes, dans une sorte d'extase.
—Nos exigences sont à jamais liées l'une à l'autre... Je ferai tous mes efforts pour vous rendre la vie moins amère.
—Mon Dieu!... Mon Dieu!... Clémence, est-ce vous que j'entends?...
—Je vous en prie, ne vous étonnez pas ainsi... Cela me fait mal... c'est une censure amère de ma conduite passée... Qui donc vous plaindrait, qui donc vous tendrait une main amie et secourable... si ce n'est moi?... Une bonne inspiration m'est venue... J'ai réfléchi, bien réfléchi, sur le passé, sur l'avenir. J'ai reconnu mes torts, et j'ai trouvé, je crois, le moyen de les réparer...
—Vos torts, pauvre femme?
—Oui, je devais le lendemain de mon mariage en appeler à votre loyauté, et vous demander franchement de nous séparer...
—Ah! Clémence!... pitié!... pitié!...
—Sinon, puisque j'acceptais ma position, il me fallait l'agrandir par le dévouement, au lieu d'être pour vous un reproche incessant par ma froideur hautaine et silencieuse. Je devais tâcher de vous consoler d'un effroyable malheur, ne me souvenir que de votre infortune. Peu à peu je me serais attachée à mon œuvre de commisération; en raison même des soins, peut-être des sacrifices qu'elle m'eût coûtés, votre reconnaissance m'eût récompensée, et alors... Mais, mon Dieu! qu'avez-vous?... Vous pleurez!
—Oui, je pleure, je pleure avec délices: vous ne savez pas tout ce que vos paroles remuent en mois d'émotions nouvelles... Oh! Clémence! laissez-moi pleurer!... Jamais plus qu'en ce moment je n'ai compris à quel point j'ai été coupable en vous enchaînant à ma triste vie!
—Et jamais, moi, je ne me suis sentie plus décidée au pardon. Ces douces larmes que vous versez me font connaître un bonheur que j'ignorais. Courage donc, mon ami! courage! À défaut d'une vie radieuse et fortunée, cherchons notre satisfaction dans l'accomplissement des devoirs sérieux que le sort nous impose. Soyons-nous indulgents l'un à l'autre; si nous faiblissons, regardons le berceau de notre fille, concentrons sur elle toutes nos affections, et nous aurons encore quelques joies mélancoliques et saintes.
—Un ange... c'est un ange!... s'écria M. d'Harville en joignant les mains et en contemplant sa femme avec une admiration passionnée. Oh! vous ne savez pas le bien et le mal que vous me faites, Clémence! Vous ne savez pas que vos plus dures paroles d'autrefois, que vos reproches les plus amers, hélas! les plus mérités, ne m'ont jamais autant accablé que cette mansuétude adorable, que cette résignation généreuse... Et pourtant, malgré moi, vous me faites renaître à l'espérance. Vous ne savez pas l'avenir que j'ose entrevoir...
—Et vous pouvez avoir une foi aveugle et entière dans ce que je vous dis, Albert. Cette résolution, je la prends fermement; je n'y manquerai jamais, je vous le jure. Plus tard même je pourrai vous donner de nouvelles garanties de ma parole...
—Des garanties! s'écria M. d'Harville de plus en plus exalté par un bonheur si peu prévu, des garanties! En ai-je besoin? Votre regard, votre accent, cette divine expression de bonté qui vous embellit encore, les battements, les ravissements de mon cœur, tout cela ne me prouve-t-il pas que vous dites vrai? Mais vous le savez, Clémence, l'homme est insatiable dans ses vœux, ajouta le marquis en se rapprochant du fauteuil de sa femme. Vos nobles et touchantes paroles me donnent le courage, l'audace d'espérer... d'espérer le ciel, oui, d'espérer ce qu'hier encore je regardais comme un rêve insensé!...
—Expliquez-vous, de grâce!... dit Clémence un peu inquiète de ces paroles passionnées de son mari.
—Eh bien! oui..., s'écria-t-il en saisissant la main de sa femme, oui, à force de tendresse, de soins, d'amour... entendez-vous, Clémence?... à force d'amour... j'espère me faire aimer de vous!... Non d'une affection pâle et tiède... mais d'une affection ardente, comme la mienne... Oh! vous ne la connaissez pas, cette passion!... Est-ce que j'osais vous en parler seulement?... Vous vous montriez toujours si glaciale envers moi... jamais un mot de bonté... jamais une de ces paroles... qui tout à l'heure m'ont fait pleurer... qui maintenant me rendent ivre de bonheur... Et ce bonheur, je le mérite... je vous ai toujours tant aimée! Et j'ai tant souffert... sans vous le dire! Ce chagrin qui me dévorait... c'était cela!... Oui, mon horreur du monde... mon caractère sombre, taciturne, c'était cela... Figurez-vous donc aussi... avoir dans sa maison une femme adorable et adorée, qui est la vôtre; une femme que l'on désire avec tous les emportements d'un amour contraint... et être à jamais condamné par elle à de solitaires et brûlantes insomnies... Oh non, vous ne savez pas mes larmes de désespoir, mes fureurs insensées! Je vous assure que cela vous eût touchée... Mais, que dis-je? Cela vous a touchée... vous avez deviné mes tortures, n'est-ce pas?... Vous en aurez pitié... La vue de votre ineffable beauté, de vos grâces enchanteresses, ne sera plus mon bonheur et mon supplice de chaque jour... Oui, ce trésor que je regarde comme mon bien le plus précieux... ce trésor qui m'appartient et que je ne possédais pas... ce trésor sera bientôt à moi... Oui, mon cœur, ma joie, mon ivresse, tout me le dit... n'est-ce pas, mon amie... ma tendre amie?
En disant ces mots, M. d'Harville couvrit la main de sa femme de baisers passionnés.
Clémence, désolée de la méprise de son mari, ne put s'empêcher, dans un premier mouvement de répugnance, presque d'effroi, de retirer brusquement sa main.
Sa physionomie exprima trop clairement ses ressentiments pour que M. d'Harville pût s'y tromper.
Ce coup fut pour lui terrible.
Ses traits prirent alors une expression déchirante: Mme d'Harville lui tendit vivement la main et s'écria:
—Albert, je vous le jure, je serai pour vous la plus dévouée des amies, la plus tendre des sœurs... mais rien de plus... Pardon, pardon... si malgré moi mes paroles vous ont donné des espérances que je ne puis jamais réaliser!
—Jamais?... s'écria M. d'Harville en attachant sur sa femme un regard suppliant, désespéré.
—Jamais!... répondit Clémence.
Ce seul mot, l'accent de la jeune femme, révélaient une résolution irrévocable.
Clémence, ramenée à de nobles résolutions par l'influence de Rodolphe, était fermement décidée à entourer M. d'Harville des soins les plus touchants; mais elle se sentait incapable d'éprouver jamais de l'amour pour lui.
Une impression plus inexorable encore que l'effroi, que le mépris, que la haine, éloignait pour toujours Clémence de son mari...
C'était une répugnance... invincible.
Après un moment de douloureux silence, M. d'Harville passa la main sur ses yeux humides et dit à sa femme, avec une amertume navrante:
—Pardon... de m'être trompé... pardon de m'être ainsi abandonné à une espérance insensée...
Puis, après un nouveau silence, il s'écria:
—Ah! je suis bien malheureux!...
—Mon ami, lui dit doucement Clémence, je ne voudrais pas vous faire de reproches; pourtant... comptez-vous donc pour rien ma promesse d'être pour vous la plus tendre des sœurs? Vous devrez à l'amitié dévouée des soins que l'amour ne pourrait vous donner... Espérez... espérez des jours meilleurs... Jusqu'ici vous m'avez trouvée presque indifférente à vos chagrins; vous verrez combien j'y saurai compatir, et quelles consolations vous trouverez dans mon affection.
Un valet de chambre entra et dit à Clémence:
—Son Altesse monseigneur le grand-duc de Gerolstein fait demander à Mme la marquise si elle peut le recevoir.
Clémence interrogea son mari du regard.
M. d'Harville, reprenant son sang-froid, dit à sa femme:
—Mais sans doute.
Le valet de chambre sortit.
—Pardon, mon ami, reprit Clémence, mais je n'avais pas défendu ma porte... il y a d'ailleurs longtemps que vous n'avez vu le prince; il sera heureux de vous trouver ici.
—J'aurai aussi beaucoup de plaisir à le voir, dit M. d'Harville. Pourtant, je vous l'avoue, en ce moment, je suis si troublé que j'aurais préféré recevoir sa visite un autre jour...
—Je le comprends... Mais que faire?... Le voici...
Au même instant on annonçait Rodolphe.
—Je suis mille fois heureux, madame, d'avoir l'honneur de vous rencontrer, dit Rodolphe; et je m'applaudis doublement de ma bonne fortune, puisqu'elle me procure aussi le plaisir de vous voir, mon cher Albert, ajouta-t-il en se retournant vers le marquis, dont il serra cordialement la main.
—Il y a en effet, bien longtemps, monseigneur, que je n'ai eu l'honneur de vous présenter mes hommages.
—Et à qui la faute, monsieur l'invisible? La dernière fois que je suis venu faire ma cour à Mme d'Harville, je vous ai demandé, vous étiez absent. Voilà plus de trois semaines que vous m'oubliez; c'est très-mal...
—Soyez sans pitié, monseigneur, dit Clémence en souriant; M. d'Harville est d'autant plus coupable qu'il a pour Votre Altesse le dévouement le plus profond, et qu'il pourrait en faire douter par sa négligence.
—Eh bien! voyez ma vanité, madame; quoi que puisse faire d'Harville, il me sera toujours impossible de douter de son affection mais je ne devrais pas dire cela... je vais l'encourager dans ses semblants d'indifférence.
—Croyez, monseigneur, que quelques circonstances imprévues m'ont seules empêché de profiter plus souvent de vos bontés pour moi...
—Entre nous, mon cher Albert, je vous crois un peu trop platonique en amitié; bien certain qu'on vous aime, vous ne tenez pas beaucoup à donner ou à recevoir des preuves d'attachement.
Par un manque d'étiquette dont Mme d'Harville ressentit une légère contrariété, un valet de chambre entra, apportant une lettre au marquis.
C'était la dénonciation anonyme de Sarah, qui accusait le prince d'être l'amant de Mme d'Harville.
Le marquis, par déférence pour le prince, repoussa de la main le petit plateau d'argent que le domestique lui présentait et dit à demi-voix:
—Plus tard... plus tard...
—Mon cher Albert, dit Rodolphe du ton le plus affectueux, faites-vous de ces façons avec moi?
—Monseigneur...
—Avec la permission de Mme d'Harville, je vous en prie... lisez cette lettre...
—Je vous assure, monseigneur, que je n'ai aucun empressement.
—Encore une fois, Albert, lisez donc cette lettre!
—Mais... monseigneur...
—Je vous en prie... Je le veux...
—Puisque Son Altesse l'exige..., dit le marquis en prenant la lettre sur le plateau...
—Certainement j'exige que vous me traitiez en ami.
Puis, se tournant vers la marquise pendant que M. d'Harville décachetait la lettre fatale, dont Rodolphe ne pouvait imaginer le contenu, il ajouta en souriant:
—Quel triomphe pour-vous, madame, de faire toujours céder cette volonté si opiniâtre!
M. d'Harville s'approcha d'un des candélabres de la cheminée et ouvrit la lettre de Sarah.
Fin de la quatrième partie
NOTES:
[1] La jeune fille.
[2] Le prêtre.
[3] Le chemin creux.
[4] Bien raisonné.
[5] Des hommes de tête.
[6] Du cou.
[7] L'autre dans la bouche, pour lui prendre la langue.
[8] Que nous l'avons noyée après lui avoir enlevé une caisse entourée de toile cirée noire. (Ces sortes de paquets s'appellent en argot des négresses.)
[9] Du bourreau.
[10] Criminel habile.
[11] D'être sur le coup d'une accusation capitale.
[12] Tué.
[13] Homme naïf et simple.
[14] Ta femme.
[15] Le diable.
[16] Volé ton or.
[17] De ta conscience.
[18] Mourir.
[19] Est mort.
[20] En prison.
[21] Grand juge.
[22] Que le bourreau lui coupe le cou.
[23] Je tuerai.
[24] Anneau qui tient à la chaîne des forçats.
[25] Indiqué, préparé le vol.
[26] Sans yeux.
[27] Qu'un avocat.
[28] Sorte de surveillant employé dans les grandes exploitations des environs de Paris.
[29] Nous rappellerons au lecteur que Polidori était médecin distingué lorsqu'il se chargea de l'éducation de Rodolphe.
[30] On trouve fréquemment dans les quartiers populeux des débitants de veaux mort-nés, de bestiaux morts de maladie, etc.
[31] Le lecteur se souvient peut-être que Fleur-de-Marie avait été confiée toute jeune à ce notaire, et que sa femme de charge abandonna l'enfant à la Chouette, qui devait s'en charger moyennant mille francs une fois payés.
[32] Emprisonné.
[33] Le créancier.
[34] L'habile notaire, ne pouvant poursuivre en son nom personnel, avait fait faire au malheureux Morel ce qu'on appelle une acceptation en blanc et avait fait remplir la lettre de change par un tiers.
[35] Le créancier.
[36] Une voie d'eau équivaut à deux seaux.
[37] Une voie de bois valait deux stères et demi environ.
[38] On verra plus tard les mœurs de ces pirates parisiens.
[39] Nous croyons inutile de rappeler au lecteur que l'enfant dont il est question est Fleur-de-Marie, fille de Rodolphe et de Sarah, et que celle-ci, en parlant d'une prétendue sœur, fait un mensonge nécessaire à ses projets, ainsi qu'on va le voir. Sarah était d'ailleurs convaincue comme Rodolphe de la mort de la petite fille.
[40] Alors libertinage signifiait indépendance de caractère, insouciance du qu'en-dira-t-on.