Les mystères du peuple, tome I: Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges
The Project Gutenberg eBook of Les mystères du peuple, tome I
Title: Les mystères du peuple, tome I
Author: Eugène Sue
Release date: January 19, 2009 [eBook #27843]
Most recently updated: January 4, 2021
Language: French
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LES MYSTÈRES DU PEUPLE
TOME I.
Travailleurs qui ont concouru à la publication du volume:
Protes et Imprimeurs: Richard Morris, Stanislas Dondey-Dupré, Nicolas Mock, Jules Desmarets, Louis Dessoins, Michel Choque, Charles Mennecier, Victor Peseux, Georges Masquin, Romain Sibillat, Alphonse Perrève, Hy père, Marcq fils, Verjeau, Adolphe Lemaître, Auguste Mignot, Benjamin.
Clicheurs: Curmer et ses ouvriers.
Fabricants de papiers: Maubanc et ses ouvriers, Desgranges et ses ouvriers.
Artistes Dessinateurs: Charpentier, Castelli.
Artistes Graveurs: Ottweil, Langlois.....
Planeurs d'acier: Héran et ses ouvriers.
Imprimeurs en taille-douce: Drouart et ses ouvriers.
Fabricants pour les primes, Associations fraternelles d'Horlogers et d'ouvriers en Bronze: Boudry, Duchâteau, Deschiens.....
Employés à l'Administration: Maubanc, Gavet, Berthier, Henri, Rostaing, Jamot, Blain, Rousseau, Toussaint, Rodier, Swinnens, Porcheron, Gavet fils, Dallet, Delaval, Renoux, de Paris; Giraudier; Bassin, de Lyon; Wellen, Bonniol, Etchegorey, Plantier, de Bordeaux....
La liste sera ultérieurement complétée dès que nos fabricants et nos correspondants des départements nous auront envoyé les noms des ouvriers et des employés qui concourent avec eux à la publication et à la propagation de l'ouvrage.
Le Directeur de l'Administration: Maurice La Chatre.
Typ. Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au Marais.
LES MYSTÈRES DU PEUPLE
OU
HISTOIRE D'UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES
À TRAVERS LES AGES
PAR
EUGÈNE SUE.
Il n'est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères n'aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l'insurrection.
TOME I.
SPLENDIDE ÉDITION ILLUSTRÉE DE GRAVURES SUR ACIER.
ON S'ABONNE À L'ADMINISTRATION DE LIBRARIE, RUE NOTRE-DAME DES VICTOIRES, 32 (PRÈS LA BOURSE).
PARIS. 1849
INTRODUCTION.
LE CASQUE DE DRAGON.—L'ANNEAU DU FORÇAT.
ou
LA FAMILLE LEBRENN.
1848-1849.
CHAPITRE PREMIER.
Comment, en février 1848, M. Marik Lebrenn, marchand de toile, rue Saint-Denis, avait pour enseigne: l'Épée de Brennus.—Des choses extraordinaires que Gildas Pakou, garçon de magasin, remarqua dans la maison de son patron.—Comment, à propos d'un colonel de dragons, Gildas Pakou raconte à Jeanike, la fille de boutique, une terrible histoire de trois moines rouges, vivant il y a près de mille ans.—Comment Jeanike répond à Gildas que le temps des moines rouges est passé et que le temps des omnibus est venu.—Comment Jeanike, qui faisait ainsi l'esprit fort, est non moins épouvantée que Gildas Pakou à propos d'une carte de visite.
Le 23 février 1848, époque à laquelle la France depuis plusieurs jours et Paris surtout depuis la veille étaient profondément agités par la question des banquets réformistes, l'on voyait rue Saint-Denis, non loin du boulevard, une boutique assez vaste, surmontée de cette enseigne:
M. Lebrenn, marchand de toile, À l'Épée de Brennus.
En effet, un tableau assez bien peint représentait ce trait si connu dans l'histoire: le chef de l'armée gauloise, Brennus, d'un air farouche et hautain, jetait son épée dans l'un des plateaux de la balance où se trouvait la rançon de Rome, vaincue par nos pères les Gaulois, il y a deux mille ans et plus.
On s'était autrefois beaucoup diverti, dans le quartier Saint-Denis, de l'enseigne belliqueuse du marchand de toile; puis l'on avait oublié l'enseigne, pour reconnaître que M. Marik Lebrenn était le meilleur homme du monde, bon époux, bon père de famille, qu'il vendait à juste prix d'excellente marchandise, entre autres de superbe toile de Bretagne, tirée de son pays natal. Que dire de plus? Ce digne commerçant payait régulièrement ses billets, se montrait avenant et serviable envers tout le monde, remplissait, à la grande satisfaction de ses chers camarades, les fonctions de capitaine en premier de la compagnie de grenadiers de son bataillon; aussi était-il généralement fort aimé dans son quartier, dont il pouvait se dire un des notables.
Or donc, par une assez froide matinée, le 23 février, les volets du magasin de toile furent, selon l'habitude, enlevés par le garçon de boutique, aidé de la servante, tous deux Bretons, comme leur patron, M. Lebrenn, qui prenait toujours ses serviteurs dans son pays.
La servante, fraîche et jolie fille de vingt ans, s'appelait Jeanike. Le garçon de magasin, nommé Gildas Pakou, jeune et robuste gars du pays de Vannes, avait une figure candide et un peu étonnée, car il n'habitait Paris que depuis deux jours; il parlait très-suffisamment français; mais dans ses entretiens avec Jeanike, sa payse; il préférait causer en bas-breton, l'ancienne langue gauloise, ou peu s'en faut[1].
[1] «S'il s'est conservé quelque part des bardes (chanteurs populaires), et des bardes en possession de traditions druidiques, ça n'a pu être que dans l'Armorique (la Bretagne), dans cette province qui a formé pendant plusieurs siècles un état indépendant, et qui, malgré sa réunion à la France, est restée gauloise de physionomie, de costume et de langage, jusqu'à nos jours.» (Ampère, Histoire littéraire, professée en 1839, au collége de France.)
Nous traduirons donc l'entretien des deux commensaux de la maison Lebrenn.
Gildas Pakou semblait pensif, quoiqu'il s'occupât de transporter à l'intérieur de la boutique les volets du dehors; il s'arrêta même un instant, au milieu du magasin, d'un air profondément absorbé, les deux bras et le menton appuyés sur la carre de l'un des contrevents qu'il venait de décrocher.
—Mais à quoi pensez-vous donc là, Gildas? lui dit Jeanike.
—Ma fille, répondit-il d'un air méditatif et presque comique, vous rappelez-vous la chanson du pays: Geneviève de Rustefan[2]?
[2] Chants populaires de la Bretagne, par M. de Villemerqué. Il fait remonter au quatorzième ou quinzième siècle cette chanson que les chanteurs ambulants ou barz (anciens bardes) chantent encore de nos jours en Bretagne. Nous aurons sujet de revenir sur l'excellent ouvrage de M. de Villemerqué.
—Certainement, j'ai été bercée avec cela; elle commence ainsi:
Quand le petit Jean gardait ses moutons,
Il ne songeait guère à être prêtre.
—Eh bien, Jeanike, je suis comme le petit Jean... Quand j'étais à Vannes, je ne songeais guère à ce que je verrais à Paris.
—Et que voyez-vous donc ici de si surprenant, Gildas?
—Tout, Jeanike...
—Vraiment!
—Et bien d'autres choses encore!
—C'est beaucoup.
—Écoutez plutôt. Ma mère m'avait dit: «Gildas, monsieur Lebrenn, notre compatriote, à qui je vends la toile que nous tissons aux veillées, te prend pour garçon de magasin. C'est une maison du bon Dieu. Toi, qui n'es guère hardi ni coureur, tu seras là aussi tranquille qu'ici, dans notre petite ville; car la rue Saint-Denis de Paris, où demeure ton patron, est une rue habitée par d'honnêtes et paisibles marchands.»—Eh bien, Jeanike, pas plus tard qu'hier soir, le second jour de mon arrivée ici, n'avez-vous pas entendu comme moi ces cris: Fermez les boutiques! fermez les boutiques!!! Avez-vous vu ces patrouilles, ces tambours, ces rassemblements d'hommes qui allaient et venaient en tumulte? Il y en avait dont les figures étaient terribles avec leurs longues barbes... J'en ai rêvé, Jeanike! j'en ai rêvé?
—Pauvre Gildas!
—Et si ce n'est que cela!
—Quoi! encore? Avez-vous quelque chose à reprocher au patron?
—Lui! c'est le meilleur homme du monde... J'en suis sûr, ma mère me l'a dit.
—Et madame Lebrenn?
—Chère et digne femme! elle me rappelle ma mère par la douceur.
—Et mademoiselle?
—Oh! pour celle-là, Jeanike, on peut dire d'elle ce que dit la chanson des Pauvres[3]:
[3] Sounn ann dud Laour (le chant des pauvres), Chants populaires de la Bretagne, par Villemerqué.
Votre maîtresse est belle et pleine de bonté.
Et comme elle est jolie elle est aimable aussi.
Et c'est par là qu'elle est venue à bout de gagner tous les cœurs.
—Ah! Gildas, que j'aime à entendre ces chants du pays! Celui-là semble être fait pour mademoiselle Velléda, et je...
—Tenez, Jeanike, dit le garçon de magasin en interrompant sa compagne, vous me demandez pourquoi je m'étonne..... est-ce un nom chrétien que celui de mademoiselle, dites? Velléda! Qu'est-ce que ça signifie?
—Que voulez-vous? c'est une idée de monsieur et de madame.
—Et leur fils, qui est retourné hier à son école de commerce?
—Eh bien?
—Quel autre nom du diable a-t-il aussi celui-là? On a toujours l'air de jurer en le prononçant. Ainsi, dites-le ce nom, Jeanike. Voyons, dites-le.
—C'est tout simple: le fils de notre patron s'appelle Sacrovir.
—Ah! ah! j'en étais sûr. Vous avez eu l'air de jurer... vous avez dit Sacrrrrovir.
—Mais non, je n'ai pas fait ronfler les r comme vous.
—Elles ronflent assez d'elles-mêmes, ma fille... Enfin, est-ce un nom?
—C'est encore une des idées de monsieur et de madame...
—Bon. Et la porte verte?
—La porte verte?
—Oui, au fond de l'appartement. Hier, en plein midi, j'ai vu monsieur le patron entrer là avec une lumière.
—Naturellement, puisque les volets restent toujours fermés...
—Vous trouvez cela naturel, vous, Jeanike? et pourquoi les volets sont-ils toujours fermés?
—Je n'en sais rien; c'est encore...
—Une idée de monsieur et de madame, allez-vous me dire, Jeanike?
—Certainement.
—Et qu'est-ce qu'il y a dans cette pièce où il fait nuit en plein midi?
—Je n'en sais rien, Gildas. Madame et monsieur y entrent seuls; leurs enfants, jamais.
—Et tout cela ne vous semble pas très-surprenant, Jeanike?
—Non, parce que j'y suis habituée; aussi vous ferez comme moi?
Puis s'interrompant après avoir regardé dans la rue, la jeune fille dit à son compagnon:
—Avez-vous vu?
—Quoi?
—Ce dragon...
—Un dragon, Jeanike?
—Oui; et je vous en prie, allez donc regarder s'il se retourne... du côté de la boutique; je m'expliquerai plus tard. Allez vite... vite!
—Le dragon ne s'est point retourné, revint dire naïvement Gildas. Mais que pouvez-vous avoir de commun avec des dragons, Jeanike?
—Rien du tout, Dieu merci; mais ils ont leur caserne ici près...
—Mauvais voisinage pour les jeunes filles que ces hommes à casque et à sabre, dit Gildas d'un ton sententieux; mauvais voisinage. Cela me rappelle la chanson de la Demande[4].
[4] La Demande (Chants populaires de la Bretagne, par Villemerqué, t. II).
J'avais une petite colombe dans mon colombier;
Et voilà que l'épervier est accouru comme un coup de vent;
Et il a effrayé ma petite colombe, et l'on ne sait ce qu'elle est devenue.
—Comprenez-vous, Jeanike? Les colombes, ce sont les jeunes filles, et l'épervier...
—C'est le dragon... Vous ne croyez peut être pas si bien dire, Gildas.
—Comment, Jeanike, vous seriez-vous aperçue que le voisinage des éperviers... c'est-à-dire des dragons, vous est malfaisant?
—Il ne s'agit pas de moi.
—De qui donc?
—Tenez, Gildas, vous êtes un digne garçon; il faut que je vous demande un conseil. Voici ce qui est arrivé: Il y a quatre jours, mademoiselle, qui ordinairement se tient toujours dans l'arrière-boutique, était au comptoir pendant l'absence de madame et de monsieur Lebrenn; j'étais à côté d'elle; je regardais dans la rue, lorsque je vois s'arrêter devant nos carreaux un militaire.
—Un dragon? un épervier de dragon? hein, Jeanike?
—Oui; mais ce n'était pas un soldat; il avait de grosses épaulettes d'or, une aigrette à son casque; ce devait être au moins un colonel. Il s'arrête donc devant la boutique et se met à regarder.
L'entretien des deux compatriotes fut interrompu par la brusque arrivée d'un homme de quarante ans environ, vêtu d'un habit-veste et d'un pantalon de velours noir, comme le sont ordinairement les mécaniciens des chemins de fer. Sa figure énergique était à demi couverte d'une épaisse barbe brune; il paraissait inquiet, et entra précipitamment dans le magasin en disant à Jeanike:
—Mon enfant, où est votre patron? Il faut que je lui parle à l'instant; allez, je vous prie, lui dire que Dupont le demande... Vous vous rappellerez bien mon nom, Dupont?
—Monsieur Lebrenn est sorti ce matin au tout petit point du jour, monsieur, reprit Jeanike, et il n'est pas encore rentré.
—Mille diables!... Il y serait donc allé alors? se dit à demi-voix le nouveau venu.
Il allait quitter le magasin aussi précipitamment qu'il y était entré, lorsque, se ravisant et s'adressant à Jeanike:
—Mon enfant, dès que M. Lebrenn sera de retour, dites-lui d'abord que Dupont est venu.
—Bien, monsieur.
—Et que si, lui, monsieur Lebrenn... ajouta Dupont en hésitant comme quelqu'un qui cherche une idée; puis, l'ayant sans doute trouvée, il ajouta couramment: Dites, en un mot, à votre patron que s'il n'est pas allé ce matin visiter sa provision de poivre, vous entendez bien? sa provision de poivre, il n'y aille pas avant d'avoir vu Dupont... Vous vous rappellerez cela, mon enfant?
—Oui, monsieur... Cependant, si vous vouliez écrire à monsieur Lebrenn?
—Non pas, dit vivement Dupont; c'est inutile... dites-lui seulement.
—De ne pas aller visiter sa provision de poivre avant d'avoir vu monsieur Dupont, reprit Jeanike. Est-ce bien cela, monsieur?
—Parfaitement, dit-il. Au revoir, mon enfant.
Et il disparut en toute hâte.
—Ah ça, mais! monsieur Lebrenn est donc aussi épicier, dit Gildas d'un air ébahi à sa compagne, puisqu'il a des provisions de poivre?
—En voici la première nouvelle.
—Et cet homme! il avait l'air tout ahuri. L'avez-vous remarqué? Ah! Jeanike, décidément c'est une étonnante maison que celle-ci.
—Vous arrivez du pays, vous vous étonnez d'un rien... Mais que je vous achève donc mon histoire de dragon.
—L'histoire de cet épervier à épaulettes d'or et à aigrette sur son casque, qui s'était arrêté à vous regarder à travers les carreaux, Jeanike?
—Ce n'est pas moi qu'il regardait.
—Et qui donc?
—Mademoiselle Velléda.
—Vraiment?
—Mademoiselle brodait; elle ne s'apercevait pas que ce militaire la dévorait des yeux. Moi, j'étais si honteuse pour elle, que je n'osais l'avertir qu'on la regardait ainsi.
—Ah! Jeanike, cela me rappelle une chanson que...
—Laissez-moi donc achever, Gildas; vous me direz ensuite votre chanson si vous voulez. Ce militaire...
—Cet épervier...
—Soit... Était donc là, regardant mademoiselle de tous ses yeux.
—De tous ses yeux d'épervier, Jeanike?
—Mais laissez-moi donc achever. Voilà que mademoiselle s'aperçoit de l'attention dont elle était l'objet; alors elle devient rouge comme une cerise, me dit de garder le magasin, et se retire dans l'arrière-boutique. Ce n'est pas tout: le lendemain, à la même heure, le colonel revient, en bourgeois cette fois, et le voilà encore aux carreaux. Mais madame était au comptoir, et il ne reste pas longtemps en faction. Avant-hier encore, il est revenu sans pouvoir apercevoir mademoiselle. Enfin, hier, pendant que madame Lebrenn était à la boutique, il est entré et lui a demandé très-poliment d'ailleurs si elle pourrait lui faire une grosse fourniture de toiles. Madame a répondu que oui, et il a été convenu que ce colonel reviendrait aujourd'hui pour s'entendre avec monsieur Lebrenn au sujet de cette fourniture.
—Et croyez-vous, Jeanike, que madame se soit aperçue que ce militaire est plusieurs fois venu regarder à travers les carreaux?
—Je l'ignore, Gildas, et je ne sais si je dois en prévenir madame. Tout à l'heure je vous ai prié d'aller voir si ce dragon ne se retournait pas, parce que je craignais qu'il ne fût chargé de nous épier... Heureusement il n'en est rien. Maintenant me conseillez-vous d'avertir madame, ou de ne rien dire? Parler, c'est peut-être l'inquiéter; me taire, c'est peut-être un tort. Qu'en pensez-vous?
—M'est avis que vous devez prévenir madame; car elle se défiera peut-être de cette grosse fourniture de toile. Hum... hum...
—Je suivrai votre conseil, Gildas.
—Et vous ferez bien. Ah! ma chère fille... les hommes à casque...
—Bon, nous y voilà... votre chanson, n'est-ce pas?
—Elle est terrible, Jeanike! Ma mère me l'a cent fois contée à la veillée, comme ma grand'mère la lui avait contée, de même que la grand'mère de ma grand'mère...
—Allons, Gildas, dit Jeanike en riant et en interrompant son compagnon, de grand'mère en mère-grand', vous remonterez ainsi jusqu'à notre mère Ève...
—Certainement, est-ce qu'au pays on ne se transmet pas de famille en famille des contes qui remontent...
—Qui remontent à des mille, à des quinze cents ans et plus, comme les contes de Myrdin et du Baron de Jauioz[5], avec lesquels j'ai été bercée. Je sais cela, Gildas.
[5] Voir Chants populaires de la Bretagne.
—Eh bien, Jeanike, la chanson dont je vous parle à propos des gens qui portent des casques et rôdent autour des jeunes filles est effrayante, elle s'appelle les Trois Moines rouges, dit Gildas d'un ton formidable, les Trois Moines rouges ou le Sire de Plouernel.
—Comment dites-vous? reprit vivement Jeanike frappée de ce nom... le sire de?
—Le sire de Plouernel.
—C'est singulier.
—Quoi donc?
—Monsieur Lebrenn prononce quelquefois ce nom-là.
—Le nom du sire de Plouernel? et à propos de quoi?
—Je vous le dirai tout à l'heure; mais voyons d'abord la chanson des Trois Moines rouges, elle va m'intéresser doublement.
—Vous saurez, ma fille, que les moines rouges étaient des templiers, portant sabre et casque comme cet épervier de dragon.
—Bien; mais dépêchez-vous, car madame peut descendre et monsieur rentrer d'un moment à l'autre.
—Écoutez bien, Jeanike.
Et Gildas commença ce récit non précisément chanté, mais psalmodié d'un ton grave et mélancolique:
Les Trois Moines rouges.
«Je frémis de tous mes membres en voyant les douleurs qui frappent la terre.
«En songeant à l'événement qui vient encore d'arriver dans la ville de Kemper il y a un an[6]. Katelik cheminait en disant son chapelet, quand trois moines rouges (templiers), armés de toutes pièces, la joignirent.
[6] M. de Villemerqué fait remonter ce récit, encore très-populaire de nos jours en Bretagne, au onzième ou douzième siècle; ainsi depuis huit ou neuf cents ans il se transmet de génération en génération.
«Trois moines sur leurs grands chevaux bardés de fer de la tête aux pieds.
«—Venez avec nous au couvent, belle jeune fille; là ni l'or ni l'argent ne vous manqueront.
«—Sauf votre grâce, messeigneurs, ce n'est pas moi qui irai avec vous, dit Katelik; j'ai peur de vos épées qui pendent à votre côté. Non, je n'irai pas, messeigneurs: on entend dire de vilaines choses.
«—Venez avec nous au couvent, jeune fille, nous vous mettrons à l'aise.
«—Non, je n'irai point au couvent. Sept jeunes filles de la campagne y sont allées, dit-on; sept belles jeunes filles à fiancer, et elles n'en sont point sorties.
«—S'il y est entré sept jeunes filles, s'écria Gonthramm de Plouernel, un des moines rouges, vous serez la huitième.
«Et de la jeter à cheval et de s'enfuir rapidement vers leur couvent avec la jeune fille en travers à cheval, un bandeau sur la bouche.»
—Ah! la pauvre chère enfant! s'écria Jeanike en joignant les mains. Et que va-t-elle devenir dans ce couvent des moines rouges?
—Vous allez le voir, ma fille, dit en soupirant Gildas. Et il continua son récit.
«Au bout de sept ou huit mois, ou quelque chose de plus, les moines rouges furent bien étonnés dans cette abbaye:
«—Que ferons-nous, mes frères, de cette fille-ci, maintenant? se disaient-ils.
«—Enterrons-la ce soir sous le maître autel, où personne de sa famille ne viendra la chercher.»
—Ah! mon Dieu, reprit Jeanike, ils l'avaient mise à mal, les bandits de moines, et ils voulaient s'en débarrasser en la tuant.
—Je vous le répète, ma fille, ces gens à casque et à sabre n'en font jamais d'autre, dit Gildas d'un ton dogmatique; et il continua.
«Vers la chute du jour, voilà que tout le ciel se fend: de la pluie, du vent, de la grêle, le tonnerre le plus épouvantable. Un pauvre chevalier, les habits trempés par la pluie, et qui cherchait un asile, arriva devant l'église de l'abbaye. Il regarde par le trou de la serrure: il voit briller une petite lumière, et les moines rouges, qui creusaient sous le maître autel, et la jeune fille sur le côté, ses petits pieds nus attachés; elle se désolait et demandait grâce.
«—Messeigneurs, au nom de Dieu, laissez-moi la vie, disait-elle. J'errerai la nuit, je me cacherai le jour.
«Mais la lumière s'éteignit peu après; le chevalier restait à la porte sans bouger, quand il entendit la jeune fille se plaindre du fond de son tombeau et dire: Je voudrais pour ma créature l'huile et le baptême.
«Et le chevalier s'encourut à Kemper chez le comte-évêque.
«—Monseigneur l'évêque de Cornouailles, éveillez-vous bien vite, lui dit le chevalier. Vous êtes là dans votre lit, couché sur la plume molle, et il y a une jeune fille qui gémit au fond d'un trou de terre dure, requérant pour sa créature l'huile et le baptême, et l'extrême onction pour elle-même.
«On creusa sous le maître autel par ordre du seigneur comte, et au moment où l'évêque arrivait on retira la pauvre jeune fille de sa fosse profonde, avec son petit enfant endormi sur son sein. Elle avait rongé ses deux bras; elle avait déchiré sa poitrine, sa blanche poitrine jusqu'à son cœur.
«Et le seigneur évêque, quand il vit cela, se jeta à deux genoux, en pleurant sur la tombe; il y passa trois jours et trois nuits en prières, et au bout des trois jours, tous les moines rouges étant là, l'enfant de la morte vint à bouger à la clarté des cierges, et à ouvrir les yeux, et à marcher tout droit, tout droit, aux trois moines rouges, et à parler, et à dire:—C'est celui-ci, Gonthramm de Plouernel!»
—Eh bien, ma fille, dit Gildas en secouant la tête, n'est-ce pas là une terrible histoire? Que vous disais-je? que ces porte-casques rôdaient toujours autour des jeunes filles comme des éperviers ravisseurs. Mais, Jeanike... à quoi pensez-vous donc? vous ne me répondez pas, vous voici toute rêveuse...
—En vérité, cela est très-extraordinaire, Gildas. Ce bandit de moine rouge se nommait le sire de Plouernel?
—Oui.
—Souvent j'ai entendu monsieur Lebrenn parler de cette famille comme s'il avait à s'en plaindre, et dire en parlant d'un méchant homme: C'est donc un fils de Plouernel! comme on dirait: C'est donc un fils du diable!
—Étonnante... étonnante maison que celle-ci, reprit Gildas d'un air méditatif et presque alarmé. Voilà monsieur Lebrenn qui prétend avoir à se plaindre de la famille d'un moine rouge, mort depuis huit ou neuf cents ans... Enfin, Jeanike, le récit vous servira, j'espère.
—Ah ça, Gildas, reprit Jeanike en riant, est-ce que vous vous imaginez qu'il y a des moines rouges dans la rue Saint-Denis, et qu'ils enlèvent les jeunes filles en omnibus?
Au moment où Jeanike prononçait ces mots, un domestique en livrée du matin entra dans la boutique et demanda M. Lebrenn.
—Il n'y est pas, dit Gildas.
—Alors, mon garçon, répondit le domestique, vous direz à votre bourgeois que le colonel l'attend ce matin, avant midi, pour s'entendre avec lui au sujet de la fourniture de toile dont il a parlé hier à votre bourgeoise. Voici l'adresse de mon maître, ajouta le domestique en laissant une carte sur le comptoir. Et surtout recommandez bien à votre patron d'être exact; le colonel n'aime pas attendre.
Le domestique sorti. Gildas prit machinalement la carte, la lut, et s'écria en pâlissant:
—Par Sainte-Anne d'Auray! c'est à n'y pas croire...
—Quoi donc, Gildas?
—Lisez, Jeanike!
Et d'une main tremblante il tendit la carte à la jeune fille, qui lut:
LE COMTE GONTRAN DE PLOUERNEL,
COLONEL DE DRAGONS,
18, rue de Paradis-Poissonnière.
—Étonnante... effrayante maison que celle-ci, répéta Gildas en levant les mains au ciel, tandis que Jeanike paraissait aussi surprise et presque aussi effrayée que le garçon de magasin.
CHAPITRE II.
Comment et à propos de quoi le bonhomme Morin, dit le Père la Nourrice, manqua de renverser la soupe au lait que lui avait accommodée son petit-fils Georges Duchêne, ouvrier menuisier, ex-sergent d'infanterie légère.—Pourquoi M. Lebrenn, marchand de toile, avait pris pour enseigne de sa boutique l'Épée de Brennus.—Comment le petit-fils fit la leçon à son grand-père, et lui apprit des choses dont le bonhomme ne se doutait point, entre autres que les Gaulois nos pères, réduits en esclavage, portaient des colliers ni plus ni moins que des chiens de chasse, et qu'on leur coupait parfois les pieds, les mains, le nez et les oreilles.
Pendant que les événements précédents se passaient dans le magasin de M. Lebrenn, une autre scène avait lieu, presqu'à la même heure, au cinquième étage d'une vieille maison située en face de celle qu'occupait le marchand de toile.
Nous conduirons donc le lecteur dans une modeste petite chambre d'une extrême propreté: un lit de fer, une commode, deux chaises, une table au-dessus de laquelle se trouvaient quelques rayons garnis de livres; tel était l'ameublement. À la tête du lit, on voyait suspendue à la muraille une espèce de trophée, composé d'un képi d'uniforme, de deux épaulettes de sous-officier d'infanterie légère, surmontant un congé de libération de service, encadré d'une bordure de bois noir. Dans un coin de la chambre, on apercevait, rangés sur une planche, divers outils de menuisier.
Sur le lit, on voyait une carabine fraîchement mise en état, et sur une petite table, un moule à balles, un sac de poudre, une forme pour confectionner des cartouches, dont plusieurs paquets étaient déjà préparés.
Le locataire de ce logis, jeune homme d'environ vingt-six ans, d'une mâle et belle figure, portant la blouse de l'ouvrier, était déjà levé; accoudé au rebord de la fenêtre de sa mansarde, il paraissait regarder attentivement la maison de M. Lebrenn, et particulièrement une des quatre fenêtres, entre deux desquelles était fixée la fameuse enseigne: À l'Épée de Brennus.
Cette fenêtre, garnie de rideaux très-blancs et étroitement fermés, n'avait rien de remarquable, sinon une caisse de bois peint en vert, surchargée d'oves et de moulures, soigneusement travaillées, qui garnissait toute la largeur de la baie de la croisée, et contenait quelques beaux pieds d'héliotropes d'hiver et de perce-neige en pleine floraison.
Les traits de l'habitant de la mansarde, pendant qu'il contemplait la fenêtre en question, avaient une expression de mélancolie profonde, presque douloureuse; au bout de quelques instants, une larme, tombée des yeux du jeune homme, roula sur ses moustaches brunes.
Le bruit d'une horloge qui sonna la demie de sept heures tira Georges Duchêne (il se nommait ainsi) de sa rêverie; il passa la main sur ses yeux encore humides, et quitta la fenêtre en se disant avec amertume:
—Bah! aujourd'hui ou demain, une balle en pleine poitrine me délivrera de ce fol amour... Dieu merci, il y aura tantôt une prise d'armes sérieuse, et du moins ma mort servira la liberté... Puis, après un moment de réflexion, Georges ajouta:
—Et le grand-père... que j'oubliais!
Alors il alla chercher dans un coin de la chambre un réchaud à demi plein de braise allumée qui lui avait servi à fondre des balles, posa sur le feu un petit poêlon de terre rempli de lait, y éminça du pain blanc, et en quelques minutes confectionna une appétissante soupe au lait, dont une ménagère eût été jalouse.
Georges, après avoir caché la carabine et les munitions de guerre sous son matelas, prit le poêlon, ouvrit une porte pratiquée dans la cloison, et communiquant à une pièce voisine, où un homme d'un grand âge, d'une figure douce et vénérable, encadrée de longs cheveux blancs, était couché dans un lit beaucoup meilleur que celui de Georges. Ce vieillard semblait être d'une grande faiblesse; ses mains amaigries et ridées étaient agitées par un tremblement continuel.
—Bonjour, grand-père, dit Georges en embrassant tendrement le vieillard. Avez-vous bien dormi cette nuit?
—Assez bien, mon enfant.
—Voilà votre soupe au lait. Je vous l'ai fait un peu attendre.
—Mais non. Il y a si peu de temps qu'il est jour! Je t'ai entendu te lever et ouvrir ta fenêtre... il y a plus d'une heure.
—C'est vrai, grand-père..... j'avais la tête un peu lourde..... j'ai pris l'air de bonne heure.
—Cette nuit je t'ai aussi entendu aller et venir dans ta chambre.
—Pauvre grand-père! je vous aurai réveillé?
—Non, je ne dormais pas... Mais, tiens, Georges, sois franc... tu as quelque chose.
—Moi? pas du tout.
—Depuis plusieurs mois tu es tout triste, tu es pâli, changé, à ne pas te reconnaître; tu n'es plus gai comme à ton retour du régiment?
—Je vous assure, grand-père, que...
—Tu m'assures... tu m'assures... je sais bien ce que je vois, moi... et pour cela, il n'y a pas à me tromper... j'ai des yeux de mère... va...
—C'est vrai, reprit Georges en souriant; aussi c'est grand'mère que je devrais vous appeler... car vous êtes bon, tendre et inquiet pour moi, comme une vraie mère-grand. Mais, croyez-moi, vous vous inquiétez à tort... Tenez, voilà votre cuiller... attendez que je mette la petite table sur votre lit... vous serez plus à votre aise.
Et Georges prit dans un coin, une jolie petite table de bois de noyer, bien luisante, pareille à celle dont se servent les malades pour manger dans leur lit; et après y avoir placé l'écuelle de soupe au lait, il la mit devant le vieillard.
—Il n'y a que toi, mon enfant, pour avoir des attentions pareilles, dit-il au jeune homme.
—Ce serait bien le diable, grand-père, si en ma qualité de menuisier-ébéniste, je ne vous avais pas fabriqué cette table qui vous est commode.
—Oh! tu as réponse à tout... je le sais bien, dit le vieillard.
Et il commença de manger d'une main si vacillante que deux ou trois fois sa cuiller se heurta contre ses dents.
—Ah! mon pauvre enfant,—dit-il tristement à son petit-fils...—vois donc comme mes mains tremblent? il me semble que cela augmente tous les jours.
—Allons donc, grand-père! il me semble, au contraire, que cela diminue...
—Oh non, va, c'est fini... bien fini... il n'y a pas de remède à cette infirmité.
—Eh bien! que voulez-vous? il faut en prendre votre parti...
—C'est ce que j'aurais dû faire depuis que ça dure, et pourtant je ne peux pas m'habituer à cette idée d'être infirme et à ta charge jusqu'à la fin de mes jours.
—Grand-père... grand-père, nous allons nous fâcher.
—Pourquoi aussi ai-je été assez bête pour prendre le métier de doreur sur métaux? Au bout de quinze ou vingt ans, et souvent plus tôt, la moitié des ouvriers deviennent de vieux trembleurs comme moi; mais comme moi ils n'ont pas un petit-fils qui les gâte...
—Grand-père!
—Oui, tu me gâtes, je te le répète... tu me gâtes...
—C'est comme ça! eh bien, je va joliment vous rendre la monnaie de votre pièce, c'est mon seul moyen d'éteindre votre feu, comme nous disait la théorie du régiment. Or donc, moi je connais un excellent homme, nommé le père Morin; il était veuf et avait une fille de dix-huit ans...
—Georges! écoute...
—Pas du tout... Ce digne homme marie sa fille à un brave garçon, mais tapageur en diable. Un jour il reçoit un mauvais coup dans une rixe, de sorte qu'au bout de deux ans de mariage il meurt, laissant sa jeune femme avec un petit garçon sur les bras.
—Georges... Georges...
—La pauvre jeune femme nourrissait son enfant; la mort de son mari lui cause une telle révolution qu'elle meurt... et son petit garçon reste à la charge du grand-père.
—Mon Dieu, Georges! que tu es donc terrible! À quoi bon toujours parler de cela, aussi?
—Cet enfant, il l'aimait tant qu'il n'a pas voulu s'en séparer. Le jour, pendant qu'il allait à son atelier, une bonne voisine gardait le mioche; mais, dès que le grand-père rentrait, il n'avait qu'une pensée, qu'un cri... son petit Georges. Il le soignait aussi bien que la meilleure, que la plus tendre des mères; il se ruinait en belles petites robes, en jolis bonnets, car il l'attifait à plaisir, et il en était très-coquet de son petit-fils, le bon grand-père; tant et si bien que, dans la maison, les voisins, qui adoraient ce digne homme, l'appelaient le père la Nourrice.
—Mais, Georges...
—C'est ainsi qu'il a élevé cet enfant, qu'il a constamment veillé sur lui, subvenant à tous ses besoins, l'envoyant à l'école, puis en apprentissage, jusqu'à ce que...
—Eh bien, tant pis,—s'écria le vieillard d'un ton déterminé, ne pouvant se contenir plus longtemps,—puisque nous en sommes à nous dire nos vérités, j'aurai mon tour, et nous allons voir! D'abord, tu étais le fils de ma pauvre Georgine, que j'aimais tant: je n'ai donc fait que mon devoir... attrape d'abord ça...
—Et moi aussi, je n'ai fait que mon devoir.
Toi?... laisse-moi donc tranquille!—s'écria le vieillard en gesticulant violemment avec sa cuiller.—Toi! voilà ce que tu as fait... Le sort t'avait épargné au tirage pour l'armée...
—Grand-père... prenez garde!
—Oh! tu ne me feras pas peur!
—Vous allez renverser le poëlon, si vous vous agitez si fort.
—Je m'agite... parbleu! tu crois donc que je n'ai plus de sang dans les veines? Oui, réponds, toi qui parle des autres! Lorsque mon infirmité a commencé, quel calcul as-tu fait, malheureux enfant? tu as été trouver un marchand d'hommes.
—Grand-père, vous mangerez votre soupe froide; pour l'amour de Dieu! mangez-la donc chaude!
—Ta ta ta! tu veux me fermer la bouche; je ne suis pas ta dupe... oui! Et qu'as-tu dit à ce marchand d'hommes? «Mon grand-père est infirme; il ne peut presque plus gagner sa vie: il n'a que moi pour soutien; je peux lui manquer, soit par la maladie, soit par le chômage; il est vieux: assurez-lui une petite pension viagère, et je me vends à vous...» Et tu l'as fait!—s'écria le vieillard les larmes aux yeux, en levant sa cuiller au plafond avec un geste si véhément, que si Georges n'eût pas vivement retenu la table, elle tombait du lit avec l'écuelle: aussi s'écria-t-il:
—Sacrebleu! grand-père, tenez-vous donc tranquille! vous vous démenez comme un diable dans un bénitier; vous allez tout renverser.
—Ça m'est égal... ça ne m'empêchera pas de te dire que voilà comment et pourquoi tu t'es fait soldat, pourquoi tu t'es vendu pour moi... à un marchand d'hommes...
—Tout cela, ce sont des prétextes que vous cherchez pour ne pas manger votre soupe; je vois que vous la trouvez mal faite.
—Allons, voilà que je trouve sa soupe mal faite, maintenant!—s'écria douloureusement le bonhomme.—Ce maudit enfant-là a juré de me désoler.
Enfonçant alors, d'un geste furieux, sa cuiller dans le poëlon, et la portant à sa bouche avec précipitation, le père Morin ajouta tout en mangeant:
—Tiens, voilà comme je la trouve mauvaise, ta soupe... tiens... tiens... Ah! je la trouve mauvaise... tiens... tiens... Ah! elle est mauvaise...
Et à chaque tiens il avalait une cuillerée.
—Pour Dieu, grand-père, maintenant, n'allez pas si vite,—s'écria Georges en arrêtant le bras du vieillard;—vous allez vous étrangler.
—C'est ta faute aussi; me dire que je trouve ta soupe mal faite, tandis que c'est un nectar!—reprit le bonhomme en s'apaisant et savourant son potage plus à loisir,—un vrai nectar des dieux!
—Sans vanité,—reprit Georges en souriant,—j'étais renommé au régiment pour la soupe aux poireaux... Ah ça, maintenant, je vais charger votre pipe.
Puis, se penchant vers le bonhomme, il lui dit en le câlinant:
—Hein! il aime bien ça... fumer sa petite pipe dans son lit, le bon vieux grand-père?
—Qu'est-ce que tu veux que je te dise, Georges? tu fais de moi un pacha, un vrai pacha,—répondit le vieillard pendant que son petit-fils allait prendre une pipe sur un meuble; il la remplit de tabac, l'alluma, et vint la présenter au père Morin. Alors celui-ci, bien adossé à son chevet, commença de fumer délicieusement sa pipe.
Georges lui dit en s'asseyant au pied du lit:
—Qu'est-ce que vous allez faire aujourd'hui?
—Ma petite promenade sur le boulevard, où j'irai m'asseoir si le temps est beau...
—Hum!... grand-père, je crois que vous ferez mieux d'ajourner votre promenade... Vous avez vu hier combien les rassemblements étaient nombreux; on en est venu presqu'aux mains avec les municipaux et les sergents de ville... Aujourd'hui ce sera peut-être plus sérieux.
—Ah ça, mon enfant, tu ne te fourres pas dans ces bagarres-là? Je sais bien que c'est tentant, quand on est dans son droit; car c'est une indignité au gouvernement de défendre ces banquets... Mais je serais si inquiet pour toi!
—Soyez tranquille, grand-père, vous n'avez rien à craindre pour moi; mais suivez mon conseil, ne sortez pas aujourd'hui.
—Eh bien, alors, mon enfant, je resterai à la maison; je m'amuserai à lire un peu dans tes livres, et je regarderai les passants par la fenêtre en fumant ma pipe.
—Pauvre grand-père,—dit Georges en souriant;—de si haut, vous ne voyez guère que des chapeaux qui marchent.
—C'est égal, ça me suffit pour me distraire; et puis je vois les maisons d'en face, les voisins se mettre aux fenêtres... Ah! mais... j'y pense: à propos des maisons d'en face, il y a une chose que j'oublie toujours de te demander... Dis-moi donc ce que signifie cette enseigne du marchand de toiles, avec ce guerrier en casque, qui met son épée dans une balance? Toi, qui as travaillé à la menuiserie de ce magasin quand on l'a remis à neuf, tu dois savoir le comment et le pourquoi de cette enseigne?
—Je n'en savais pas plus que vous, grand-père, avant que mon bourgeois ne m'eût envoyé travailler chez monsieur Lebrenn, le marchand de toiles.
—Dans le quartier, on le dit très-brave homme, ce marchand; mais quelle diable d'idée a-t-il eue de choisir une pareille enseigne... À l'Épée de Brennus! Il aurait été armurier, passe encore. Je sais bien qu'il y a des balances dans le tableau, et que les balances rappellent le commerce... mais pourquoi ce guerrier, avec son casque et son air d'Artaban, met-il son épée dans ces balances?
—Sachez, grand-père... mais vraiment je suis honteux d'avoir l'air, à mon âge, de vous faire ainsi la leçon.
—Comment, honteux? Pourquoi donc? Au lieu d'aller à la barrière le dimanche, tu lis, tu apprends, tu t'instruis? Tu peux, pardieu, bien faire la leçon au grand-père... il n'y a pas d'affront.
—Eh bien... ce guerrier à casque, ce Brennus, était un Gaulois, un de nos pères, chef d'une armée qui, il y a deux mille et je ne sais combien d'années, est allé en Italie attaquer Rome, pour la châtier d'une trahison; la ville s'est rendue aux Gaulois, moyennant une rançon en or; mais Brennus, ne trouvant pas la rançon assez forte, a jeté son épée dans le plateau de la balance où étaient les poids.
—Afin d'avoir une rançon plus forte, le gaillard! Il faisait à l'inverse des fruitières, qui donnent le coup de pouce au trébuchet, je comprends cela; mais il y a deux choses que je comprends moins: d'abord, tu me dis que ce guerrier, qui vivait il y a plus de deux mille ans, était un de nos pères?
—Oui, en cela que Brennus et les Gaulois de son armée appartenaient à la race dont nous descendons, presque tous tant que nous sommes, dans le pays.
—Un moment... tu dis que c'étaient des Gaulois?
—Oui, grand-père.
—Alors nous descendrions de la race gauloise?
[7] Français, dit M. Amédée Thierry dans son Histoire des Gaulois (introduction, page 8): j'ai voulu faire connaître cette race (la race gauloise), de laquelle descendent les dix-neuf vingtièmes d'entre nous Français. C'est avec un soin religieux que j'ai recueilli ces vieilles reliques dispersées, que j'ai été puiser dans les annales de vingt peuples les titres d'une famille qui est la nôtre..... Les traits saillants de la famille gauloise, ceux qui la différencient le plus, à mon avis, des autres familles humaines, peuvent se résumer ainsi: Une bravoure personnelle que rien n'égale chez les peuples anciens, un esprit franc, impétueux, ouvert à toutes les impressions, éminemment intelligent.
...Les premiers hommes qui peuplèrent l'ouest de l'Europe furent les Galls ou Gaulois, nos véritables ancêtres, car leur sang prédomine dans ce mélange successif de peuples divers qui a formé les modernes Français; toutes les qualités et quelques défauts des Gaulois, les traits les plus saillants de leur caractère, survivant chez nous, attestent encore notre antique origine (Henry Martin, Hist. de France, vol. I, éd. 1838).
... Il est incontestable que jusqu'ici nous ne nous sommes pas fait assez honneur de nos pères, les Gaulois; il semble qu'éblouis par les prestiges de l'antiquité hébraïque, même de l'antiquité grecque et romaine, nous nous empressions par honte de faire bon marché de la nôtre et de la passer sous silence.
Mais j'ose le dire, si Dieu avait voulu que l'Écriture nous eût conservé l'héritage paternel aussi brillamment qu'elle l'a fait chez les Hébreux, les Grecs et les Romains, loin d'humilier nos antiquités nationales devant celles de ces peuples, nous n'eussions voulu relever que d'elles seules. (Jean Raynaud, article Druidisme, page 405, Encyclopédie nouvelle.) Nous aurons souvent occasion de citer l'autorité si imposante de notre illustre et excellent ami Jean Raynaud.
—Mais nous sommes Français? Comment diable arranges-tu cela, mon garçon?
—C'est que notre pays... notre mère-patrie à tous, ne s'est pas toujours appelée la France.
—Tiens... tiens... tiens...—dit le vieillard en ôtant sa pipe de sa bouche;—comment, la France ne s'est pas toujours appelée la France?
—Non, grand-père; pendant un temps immémorial notre patrie s'est appelés la Gaule, et a été une république aussi glorieuse, aussi puissante, mais plus heureuse, et deux fois plus grande que la France du temps de l'empire.
—Fichtre! excusez du peu...
—Malheureusement, il y a à peu près deux mille ans...
—Rien que ça... deux mille ans! Comme tu y vas, mon garçon!
—La division s'est mise dans la Gaule, les provinces se sont soulevées les unes contre les autres...
—Ah! voilà toujours le mal... c'est à cela que les prêtres et les royalistes ont tant poussé lors de la révolution...
—Aussi, grand-père, est-il arrivé à la Gaule, il y a des siècles, ce qui est arrivé à la France en 1814 et en 1815?
—Une invasion étrangère!
—Justement. Les Romains, autrefois vaincus par Brennus, étaient devenus puissants. Ils ont profité des divisions de nos pères, et ont envahi le pays...
—Absolument comme les cosaques et les Prussiens nous ont envahis?
—Absolument. Mais ce que les rois cosaques et prussiens, les bons amis des Bourbons, n'ont pas osé faire, non que l'envie leur en ait manqué, les Romains l'ont fait, et malgré la résistance héroïque de nos pères, toujours braves comme des lions; mais malheureusement divisés, ils ont été réduits en esclavage, comme le sont aujourd'hui les nègres des colonies.
—Est-il Dieu possible!
—Oui. Ils portaient le collier de fer, marqué au chiffre de leur maître, quand on ne marquait pas ce chiffre au front de l'esclave avec un fer rouge...
—Nos pères!—s'écria le vieillard en joignant les mains avec une douloureuse indignation,—nos pères!
—Et quand ils essayaient de fuir, leurs maîtres leurs faisaient couper le nez et les oreilles, ou bien les poings et les pieds.
—Nos pères!!!
—D'autres fois leurs maîtres les jetaient aux bêtes féroces pour se divertir, ou les faisaient périr dans d'affreuses tortures, quand ils refusaient de cultiver, sous le fouet du vainqueur, les terres qui leur avaient appartenu...
—Mais attends donc,—reprit le vieillard en rassemblant ses souvenirs,—attends donc! ça me rappelle une chanson de notre vieil ami à nous autres pauvres gens...
—Une chanson de notre Béranger, n'est-ce pas, grand-père? les Esclaves gaulois?
—Juste, mon garçon. Ça commence... voyons... oui... c'est ça...
D'anciens Gaulois, pauvres esclaves,
Un soir qu'autour d'eux tout dormait, etc., etc.
Et le refrain était:
Pauvres Gaulois, sous qui trembla le monde,
Enivrons-nous!
Ainsi, c'était de nos pères les Gaulois que parlait notre Béranger? Hélas! pauvres hommes! comme tant d'autres sans doute, ils se grisaient pour s'étourdir sur leur infortune...
—Oui, grand-père; mais ils ont bientôt reconnu que s'étourdir n'avance à rien, que briser ses fers vaut mieux.
—Pardieu!
—Aussi, les Gaulois, après des insurrections sans nombre...
—Dis donc, mon garçon, il paraît que le moyen n'est pas nouveau, mais c'est toujours le bon... Eh eh!—ajouta le vieillard en frappant de son ongle le fourneau de sa pipe,—eh eh! vois-tu, Georges, tôt ou tard, il faut en revenir à cette bonne vieille petite mère, l'insurrection... comme en 89... comme en 1830... comme demain peut-être...
—Pauvre grand-père!—pensa Georges,—il ne croit pas si bien dire.
Et il reprit tout haut:
—Vous avez raison; en fait de liberté, il faut que le peuple se serve lui-même, et mette les mains au plat, sinon il n'a que des miettes... il est volé... comme il l'a été il y a dix-huit ans.
—Et fièrement volé, mon pauvre enfant! J'ai vu cela; j'y étais.
—Heureusement, vous savez le proverbe, grand-père... chat échaudé... suffit, la leçon aura été bonne... Mais pour revenir à nos Gaulois, ils font, comme vous dites, appel à cette bonne vieille mère l'insurrection; elle ne fait pas défaut à ses braves enfants; et ceux-ci, à force de persévérance, d'énergie, de sang versé, parviennent à reconquérir une partie de leur liberté sur les Romains, qui, d'ailleurs, n'avaient pas débaptisé la Gaule, et l'appelaient la Gaule romaine.
—De même qu'on dit aujourd'hui l'Algérie française?
—C'est ça, grand-père.
—Allons, voilà, Dieu merci, nos braves Gaulois, grâce au secours de la bonne vieille mère l'insurrection, un peu remontés sur leur bête, comme on dit; ça me met du baume dans le sang.
—Ah! grand-père, attendez... attendez!
—Comment?
—Ce que nos pères avaient souffert n'était rien auprès de ce qu'ils devaient souffrir encore.
—Allons, bon, moi qui étais déjà tout aise... Et que leur est-il donc arrivé?
—Figurez-vous qu'il y a treize ou quatorze cents ans, des hordes de barbares à demi sauvages, appelés Francs, et arrivant du fond des forêts de l'Allemagne, de vrais cosaques enfin, sont venus attaquer les armées romaines, amollies par les conquêtes de la Gaule, les ont battues, chassées, se sont à leur tour emparés de notre pauvre pays, lui ont ôté jusqu'à son nom, et l'ont appelé France, en manière de prise de possession.
—Brigands!—s'écria le vieillard—J'aimais encore mieux les Romains, foi d'homme; au moins ils nous laissaient notre nom.
—C'est vrai; et puis du moins les Romains étaient le peuple le plus civilisé du monde, sauf leur barbarie envers les esclaves; ils avaient couvert la Gaule de constructions magnifiques, et rendu, de gré ou de force, une partie de leurs libertés à nos pères; tandis que les Francs étaient, je vous l'ai dit, de vrais cosaques... Et sous leur domination tout a été à recommencer pour les Gaulois.
—Ah! mon Dieu! mon Dieu!
—Ces hordes de bandits francs...
—Dis donc ces cosaques! nom d'un nom!
—Pis encore, s'il est possible, grand-père... Ces bandits francs, ces cosaques, si vous voulez, appelaient leurs chefs des rois; cette graine de rois s'est perpétuée dans notre pays, d'où vient que depuis tant de siècles nous avons la douceur de posséder des rois d'origine franque, et que les royalistes appellent leurs rois de droit divin.
—Dis donc de droit cosaque!... Merci du cadeau!
—Les chefs se nommaient des ducs, des comtes; la graine s'en est également perpétuée chez nous, d'où vient encore que nous avons eu pendant si longtemps l'agrément de posséder une noblesse d'origine franque, qui nous traitait en race conquise.
—Qu'est-ce que tu m'apprends-là!—dit le bonhomme avec ébahissement.—Donc, si je te comprends bien, mon garçon, ces bandits francs, ces cosaques, rois et chefs, une fois maîtres de la Gaule, se sont partagé les terres que les Gaulois avaient en partie reconquises sur les Romains?
—Oui, grand-père; les rois et seigneurs francs ont volé les propriétés des Gaulois, et se sont partagé terres et gens comme on se partage un domaine et son bétail.
—Et nos pères ainsi dépouillés de leurs biens par ces cosaques?
—Nos pères ont été de nouveau réduits à l'esclavage comme sous les Romains, et forcés de cultiver pour les rois et les seigneurs francs la terre qui leur avait appartenu, à eux Gaulois, depuis que la Gaule était la Gaule.
—De sorte, mon garçon, que les rois et seigneurs francs, après avoir volé à nos pères leur propriété, vivaient de leurs sueurs...
—Oui, grand-père; ils les vendaient, hommes, femmes, enfants, jeunes filles, au marché. S'ils regimbaient au travail, ils les fouaillaient comme on fouaille un animal rétif, ou bien les tuaient par colère ou cruauté, de même que l'on peut tuer son chien ou son cheval; car nos pères et nos mères appartenaient aux rois et aux seigneurs francs ni plus ni moins que le troupeau appartient à son maître; le tout au nom du Franc conquérant du Gaulois[8]. Ceci a duré jusqu'à la révolution que vous avez vue, grand-père; et vous vous rappelez la différence énorme qu'il y avait encore à cette époque entre un noble et un roturier, entre un seigneur et un manant.
[8] C'est surtout pour nos frères du peuple et de la bourgeoisie que nous écrivons cette histoire sous une forme que nous tâchons de rendre amusante. Nous les supplions donc de lire ces notes, qui sont, pour ainsi dire, la clef de ces récits et qui prouvent que sous la forme romanesque se trouve la réalité historique la plus absolue.
Voici quelques extraits des historiens anciens et modernes qui établissent, quoique à différents points de vue, qu'il y a toujours eu parmi nous deux races: les conquérants et les conquis.
Une chronique de 1119, citée dans l'excellent ouvrage d'Augustin Thierry (Hist. des Temps mérovingiens, v. I, p. 47), s'exprime ainsi en parlant de la Gaule:
«De là vient qu'aujourd'hui cette nation appelle Francs dans sa langue ceux qui jouissent d'une pleine liberté; et quant à ceux qui, parmi elle, vivent dans la condition de tributaires, il est clair qu'ils ne sont pas Francs par droit d'origine, mais que ce sont des fils de Gaulois assujettis aux Francs par droit de conquête.»
Maître Charles Loyseau (Traité des charges de la Noblesse, 1701, p. 24), dit à son tour:
«Pour le regard de nos François, lorsqu'ils conquestèrent les Gaules, c'est chose certaine qu'ils se firent seigneurs des biens et des personnes d'icelles; j'entends seigneurs parfaits, tant en la seigneurie publique qu'en la seigneurie privée. Quant aux personnes, ils firent les Gaulois serfs.»
Plus tard, le comte de Boulainvilliers, un des plus fiers champions de l'aristocratie et de la royauté française, écrivait (Histoire de l'ancien gouvernement de France, p. 21 à 57, citée par A. Thierry):
«Les Français conquérants des Gaules y établirent leur gouvernement tout à fait à part de la nation subjuguée. Les Gaulois devinrent sujets, les Français furent maîtres et seigneurs. Depuis la conquête, les Français originaires ont été les véritables nobles et les seuls capables de l'être, et jouissaient à raison de cette noblesse d'avantages réels, qui étaient l'exemption de toutes charges pécuniaires, l'exercice de la justice sur les Gaulois, etc., etc.»
Plus tard encore, Sieyès, dans sa fameuse brochure: Qu'est-ce que le Tiers-État? qui sonna le premier coup de tocsin contre la royauté de 89, disait:
«Si les les aristocrates entreprennent, au prix même de cette liberté dont ils se montrent indignes, de retenir le peuple dans l'oppression, le tiers-état osera demander à quel titre; si on lui répond à titre de conquête, il faut en convenir ce sera remonter un peu haut; mais le tiers-état ne doit pas craindre de remonter dans les temps passés. Pourquoi ne renverrait-il pas dans les forêts de la Germanie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d'être issues de la race des conquérants, et d'avoir succédé à leurs droits de conquête? La nation épurée alors pourra se consoler, je pense, d'être réduite à ne plus se croire composée que des descendants des Gaules.»
Enfin, M. Guizot, sous la dernière année de la restauration, écrivait ces éloquentes paroles:
«La révolution de 89 a été une guerre, la vraie guerre, telle que le monde la connaît, entre peuples étrangers. Depuis plus de treize cents ans, la France contenait deux peuples: un peuple vainqueur et un peuple vaincu. Depuis plus de treize cents ans le peuple vaincu luttait pour secouer le joug du peuple vainqueur. Notre histoire est l'histoire de cette lutte. De nos jours une bataille décisive a été livrée; elle s'appelait la révolution. Francs et Gaulois, seigneurs et paysans, nobles et roturiers, tous, bien longtemps avant cette révolution, s'appelaient également Français, avaient également la France pour patrie. Treize siècles se sont employés parmi nous à fondre dans une même nation la race conquérante et la race conquise, les vainqueurs et les vaincus; mais la division primitive a traversé le cours des siècles et a résisté à leur action; la lutte a continué dans tous les âges, sous toutes les formes, avec toutes les armes; et lorsqu'on 1789, les députés de la France entière ont été réunis dans une seule assemblée, les deux peuples se sont hâtés de reprendre leur vieille querelle. Le jour de la vider était enfin venu.» (Guizot, Du Gouvernement de la France depuis la restauration, et du ministère actuel, 1829.)
Ce véhément appel aux souvenirs révolutionnaires avait pour but de prouver que, malgré la révolution de 89, la monarchie légitime de 1815 voulait, en 1829, renouveler l'oppression des conquérants sur les conquis, des Francs sur les Gaulois; car M. Guizot terminait en ces termes, en s'adressant aux contre-révolutionnaires:
«On sait d'où vous venez... c'en est assez pour savoir où vous allez...» Or, aujourd'hui 5 août 1849, jour où nous écrivons ces lignes, le parti prêtre et légitimiste espère encore nous traiter en peuple conquis en nous inféodant de nouveau au dernier rejeton de cette royauté de race franque, prétendue de droit divin. C'est curieux après les notes que nous venons de citer.—Nous laisserons-nous faire?
—Parbleu... la différence du maître à l'esclave.
—Ou, si vous l'aimez mieux, du Franc au Gaulois, grand-père.
—Mais, c'est-à-dire,—s'écria le vieillard,—que je ne suis plus du tout, mais du tout, fier d'être Français... Mais, nom d'un petit bonhomme, comment se fait-il que nos pères les Gaulois se sont ainsi laissé martyriser par une poignée de Francs, non..... de cosaques, pendant des siècles?
—Ah! grand-père! ces Francs possédaient la terre qu'ils avaient volée; donc, ils possédaient la richesse. L'armée, très-nombreuse, se composait de leurs bandes impitoyables; puis, à demi épuisés par leur longue lutte contre les Romains, nos pères eurent bientôt à subir une terrible influence: celle des prêtres...
—Il ne leur manquait plus que cela pour les achever!
—À leur honte éternelle, la plupart des évêques gaulois ont, dès la conquête, renié leur pays et fait cause commune avec les rois et les seigneurs francs, qu'ils ont bientôt dominés par la ruse et la flatterie, et dont ils ont tiré le plus de terre et le plus d'argent possible. Aussi, de même que les conquérants, grand nombre de ces saints prêtres, ayant des serfs qu'ils vendaient et exploitaient, vivaient dans la plus horrible débauche, dégradaient, tyrannisaient, abrutissaient à plaisir les populations gauloises, leur prêchant la résignation, le respect, l'obéissance envers les Francs, menaçant du diable et de ses cornes les malheureux qui auraient voulu se révolter pour l'indépendance de la patrie contre ces seigneurs et ces rois étrangers qui ne devaient leur pouvoir et leurs richesses qu'à la violence, au vol et au meurtre[9].
[9] Les druides (ministres de l'antique et sublime religion gauloise) ont, au contraire, avec un héroïsme admirable, lutté pendant des siècles contre les Romains, contre les Francs et contre le clergé catholique, pour reconquérir l'indépendance et la nationalité de la Gaule, soulevant les populations contre l'étranger et expiant leur patriotisme dans les tortures, tandis que le haut clergé catholique, allié des rois et seigneurs francs qu'il captait par la ruse et par des flatteries infâmes, regorgeait de richesses.
Ainsi Grégoire, évêque de Tours, le seul historien des rois de la première race, dit de Clovis, ce premier roi de droit divin:
«Ayant encore fait périr plusieurs autres rois, et même ses plus proches parents, Clovis étendit son pouvoir sur toutes les Gaules. Cependant ayant un jour rassemblé les siens, on rapporte qu'il leur parla ainsi des parents qu'il avait fait lui-même périr.—Malheur à moi qui suis resté comme un voyageur parmi des voyageurs et qui n'ai plus de parents qui puissent, en cas d'adversité, me prêter leur appui!—Ce n'était pas qu'il s'affligeât de leur mort,—ajoute l'évêque de Tours;—mais il parlait ainsi par ruse et pour découvrir s'il lui restait encore quelqu'un à tuer.» (Grégoire de Tours, Histoire des Francs, l. II, ch XLII.)
Croit-on que le prêtre chrétien, le serviteur du christ, l'évêque gaulois, flétrisse cette épouvantable hypocrisie du roi franc conquérant, souillé de vols, de meurtres, d'incestes, de fratricides, comme tous ceux de cette première race? On va le voir:
«.....Chaque jour Dieu faisait ainsi tomber les ennemis de Clovis sous sa main et étendait son royaume, parce qu'il marchait avec un cœur pur devant lui, et faisait ce qui était agréable aux yeux de Dieu.» (Grégoire de Tours, Histoire des Francs, l. II, ch. xl.)
Quant aux débauches et aux crimes d'un grand nombre d'évêques gaulois, nous citerons au hasard, car la mine est féconde:
«Cependant Tautin, devenu évêque, se conduisait de manière à mériter l'exécration générale.» (Grégoire de Tours, Histoire des Francs, l. IV, ch. XII.)
«... Ceux de Langres demandèrent un évêque; on leur donna Pappol, autrefois archidiacre d'Autun. Au rapport de plusieurs, il commit beaucoup d'iniquités.» (Grégoire de Tours, l. V.)
«... Salone et Sagiltaire, évêques d'Embrun et de Gap, une fois maîtres de l'épiscopat, commencèrent à se signaler avec une fureur insensée par des usurpations, des meurtres, des adultères et d'autres excès.» (Grégoire de Tours, Histoire des Francs, l. V, ch xxi.)
Certes, l'évêque de Tours ne pouvait être soupçonné de partialité envers ses confrères de l'épiscopat.
—Ah ça, mais, nom d'un petit bonhomme, est-ce que, malgré ces diables d'évêques, notre bonne vieille petite mère l'insurrection n'est pas venue de temps à autre montrer le bout de son nez? Est-ce que nos pères se sont laissé tondre sans regimber, depuis l'époque de la conquête jusqu'à ces beaux jours de la révolution, où nous avons commencé à faire rendre gorge à ces seigneurs, à ces rois francs et à leur allié le clergé, qui, par habitude, avait continué de fièrement s'arrondir?
—Il n'est pas probable que tout se soit passé sans nombreuses révoltes des serfs contre les rois, les seigneurs et les prêtres. Mais, grand-père, je vous ai dit le peu que je savais... et ce peu là, je l'ai appris tout en travaillant à la menuiserie du magasin de monsieur Lebrenn, le marchand de toile d'en face...
—Comment donc cela, mon garçon?
—Pendant que j'étais à l'ouvrage, monsieur Lebrenn, qui est le meilleur homme du monde, causait avec moi..... me parlait de l'histoire de nos pères, que j'ignorais comme vous l'ignoriez. Une fois ma curiosité éveillée... et elle était vive...
—Je le crois bien...
—Je faisais mille questions à monsieur Lebrenn, tout en rabottant et en ajustant; il me répondait avec une bonté vraiment paternelle. C'est ainsi que j'ai appris le peu que je vous ai dit. Mais...—ajouta Georges avec un soupir qu'il put à peine étouffer,—mes travaux de menuiserie finis... les leçons d'histoire ont été interrompues. Aussi, je vous ai dit tout ce que je savais, grand-père.
—Ah! le marchand de toile d'en face est si savant que ça?
—Il est aussi savant que bon patriote; c'est un vieux Gaulois, comme il s'appelle lui-même. Et quelquefois,—ajouta Georges sans pouvoir s'empêcher de rougir légèrement,—je l'ai entendu dire à sa fille, en l'embrassant avec fierté pour quelque réponse qu'elle lui avait faite: Oh! toi... tu es bien une vraie Gauloise!
À ce moment, le père Morin et Georges entendirent frapper à la porte de la première chambre.
—Entrez,—dit Georges.
On entra dans la pièce qui précédait celle où était couché le vieillard.
—Qui est là?—demanda Georges.
—Moi... monsieur Lebrenn,—répondit une voix.
—Tiens!... ce digne marchand de toile... dont nous parlions... Ce vieux Gaulois!—dit à demi-voix le bonhomme.—Va donc vite, mon enfant, et ferme la porte.
Georges, aussi troublé que surpris de cette visite inattendue, quitta la chambre de son grand-père, et se trouva bientôt en face de M. Lebrenn.
CHAPITRE III.
Comment M. Marik Lebrenn, le marchand de toile, devina ce que Georges Duchêne, le menuisier, ne voulait pas dire, et ce qui s'ensuivit.
M. Lebrenn avait cinquante ans environ, quoiqu'il parût plus jeune. Sa grande stature, la nerveuse musculature de son cou, de ses bras et de ses épaules, le port fier et décidé de sa tête, son visage large et fortement accentué, ses yeux bleus de mer au regard ferme et perçant, son épaisse et rude chevelure châtain clair, quelque peu grisonnante et plantée un peu bas sur un front qui semblait avoir la dureté du marbre, offraient le type caractéristique de la race bretonne, où le sang et le langage gaulois se sont surtout perpétués presque sans mélange jusqu'à nos jours. Sur les lèvres vermeilles et charnues de M. Lebrenn régnait tantôt un sourire rempli de bonhomie, tantôt empreint d'une malice narquoise et salée, comme disent nos vieux livres en parlant des plaisanteries de haut goût, du vieil esprit gaulois, toujours si enclin à gaber (narguer). Nous achèverons le portrait du marchand en l'habillant d'un large paletot bleu et d'un pantalon gris.
Georges Duchêne, étonné, presque interdit de cette visite imprévue, attendait en silence les premières paroles de M. Lebrenn. Celui-ci lui dit:
—Monsieur Georges, il y a six mois, vous avez été chargé, par votre patron, de différents travaux à exécuter dans ma boutique; j'ai été fort satisfait de votre intelligence et de votre habileté.
—Vous me l'avez prouvé, monsieur, par votre bienveillance.
—Elle devait vous être acquise; je vous voyais laborieux. Désireux de vous instruire, je savais de plus... comme tous nos voisins, votre digne conduite envers votre vieux grand-père, qui habite cette maison depuis quinze ans...
—Monsieur,—dit Georges embarrassé de ces louanges,—ma conduite...
—Est toute simple, n'est-ce pas? Soit. Vos travaux dans ma boutique ont duré trois mois... Très-satisfait de nos relations, je vous ai dit, et cela de tout cœur: Monsieur Georges, nous sommes voisins... venez donc me voir, soit le dimanche, soit d'autres jours, après votre travail... vous me ferez plaisir... bien plaisir...
—En effet, monsieur, vous m'avez dit cela.
—Et cependant, monsieur Georges, vous n'avez jamais remis les pieds chez moi.
—Je vous en prie, monsieur, n'attribuez ma réserve ni à l'ingratitude ni à l'oubli.
—À quoi l'attribuer alors?
—Monsieur...
—Tenez, monsieur Georges, soyez franc... vous aimez ma fille...
Le jeune homme tressaillit, pâlit, rougit tour à tour, et après une hésitation de quelques instants, il répondit à M. Lebrenn d'une voix émue:
—C'est vrai, monsieur... j'aime mademoiselle votre fille.
—De sorte que, vos travaux achevés, vous n'êtes pas revenu chez nous de peur de vous laisser entraîner davantage à votre amour?
—Oui, monsieur...
—De cet amour vous n'avez jamais parlé à ma fille?
—Jamais, monsieur...
—Je le savais. Mais pourquoi avoir manqué de confiance envers moi, monsieur Georges?
—Monsieur,—répondit le jeune homme avec embarras,—je... n'ai... pas osé...
—Pourquoi? parce que je suis ce qu'on appelle un bourgeois?... un homme riche comparativement à vous, qui vivez au jour le jour de votre travail?
—Oui, monsieur...
Après un moment de silence, le marchand reprit:
—Permettez-moi, monsieur Georges, de vous adresser une question; vous y répondrez si vous le jugez convenable.
—Je vous écoute, monsieur.
—Il y a environ quinze mois, quelque temps après votre retour de l'armée, vous avez dû vous marier?
—Oui, monsieur.
—Avec une jeune ouvrière fleuriste, orpheline, nommée Joséphine Éloi?
—Oui, monsieur.
—Pouvez-vous m'apprendre pourquoi ce mariage n'a pas eu lieu? Le jeune homme rougit; une expression douloureuse contracta ses traits; il hésitait à répondre.
M. Lebrenn l'examinait attentivement; aussi, inquiet et surpris du silence de Georges, il ne put s'empêcher de s'écrier avec amertume et sévérité:
—Ainsi, la séduction, puis l'abandon et l'oubli... Votre trouble... ne le dit que trop!
—Vous vous méprenez, monsieur,—reprit vivement Georges,—mon trouble, mon émotion, sont causés par de cruels souvenirs... Voilà ce qui s'est passé; je ne mens jamais...
—Je le sais, monsieur Georges.
—Joséphine demeurait dans la même maison que mon patron. C'est ainsi que je l'ai connue. Elle était fort jolie, et, quoique sans instruction, remplie d'esprit naturel. Je la savais habituée au travail et à la pauvreté; je la croyais sage. La vie de garçon me pesait. Je pensais aussi à mon grand-père: une femme m'eût aidé à le mieux soigner. Je proposai à Joséphine de nous unir; elle parut enchantée, fixa elle-même le jour de notre mariage... Et ceux-là ont menti, monsieur, qui vous ont parlé de séduction et d'abandon!
—Je vous crois,—dit M. Lebrenn en tendant cordialement la main au jeune homme.—Je suis heureux de vous croire; mais comment votre mariage a-t-il manqué?
—Huit jours avant l'époque de notre union, Joséphine a disparu, m'écrivant que tout était rompu. J'ai su, depuis, que, cédant aux mauvais conseils d'une amie déjà perdue, elle l'avait imitée... Ayant toujours vécu dans la misère, enduré de dures privations, malgré son travail de douze à quinze heures par jour... Joséphine a reculé devant l'existence que je lui offrais, existence aussi laborieuse, aussi pauvre que la sienne.
—Et comme tant d'autres,—reprit M. Lebrenn,—elle aura succombé à la tentation d'une vie moins pénible! Ah! la misère... la misère!
—Je n'ai jamais revu Joséphine, monsieur..... Elle est à cette heure, m'a-t-on dit, une des coryphées des bals publics... elle a quitté son nom pour je ne sais quel surnom motivé sur son habitude d'improviser à propos de tout les plus folles chansons... Enfin, elle est à jamais perdue. Cependant elle avait d'excellentes qualités de cœur... Vous comprenez maintenant, monsieur, la cause de ma triste émotion de tout à l'heure, lorsque vous m'avez parlé de Joséphine.
—Cette émotion prouve en faveur de votre cœur, monsieur Georges... On vous avait calomnié... Je m'en doutais. Maintenant, j'en suis certain. Ne parlons plus de cela. Voici ce qui s'est passé chez moi il y a trois jours: J'étais, le soir, chez ma femme avec ma fille. Depuis quelque temps elle semblait pensive; soudain elle nous dit, en prenant ma main et celle de sa mère: «J'ai quelque chose à vous confier à tous deux. J'ai longtemps différé, parce que j'ai longtemps réfléchi, afin de ne pas parler légèrement... J'aime monsieur Georges Duchêne.»
—Grand Dieu! monsieur,—s'écria Georges les mains jointes et en proie à un saisissement inexprimable,—il serait possible! mademoiselle votre fille!...
—Ma fille nous a dit cela, reprit tranquillement M. Lebrenn. «Je te sais gré de ta franchise, mon enfant, lui ai-je répondu; mais comment cet amour t'est-il venu?—D'abord, mon père, en apprenant la conduite de monsieur Georges envers son grand-père; puis en vous entendant louer souvent le caractère, les habitudes laborieuses, l'intelligence de monsieur Georges, ses efforts pour s'instruire. Enfin il m'a plu par ses manières douces et polies, par sa franchise, par sa conversation que j'entendais lorsqu'il causait avec vous. Jamais je ne lui ai dit un mot qui ait pu lui faire soupçonner mon amour. Lui, de son côté, n'est jamais sorti à mon égard d'une parfaite réserve; mais je serais heureuse s'il partageait le sentiment que j'ai pour lui, et si ce mariage vous convenait, mon père, ainsi qu'à ma mère. S'il en est autrement, je respecterai votre volonté, sachant que vous respecterez ma liberté. Si je n'épouse pas monsieur Georges, je resterai fille. Vous m'avez souvent dit, mon père, que j'avais du caractère; vous croirez donc à ma résolution. Si ce mariage ne se peut, vous ne me verrez ni maussade ni chagrine. Votre affection me consolera. Heureuse comme par le passé, je vieillirai auprès de vous, de ma mère et de mon frère. Voici la vérité; maintenant décidez, j'attendrai.»
Georges avait écouté M. Lebrenn avec une stupeur croissante. Il ne pouvait croire à ce qu'il entendait. Enfin, il s'écria d'une voix entrecoupée:
—Monsieur, est-ce un rêve?
—Non pas. Ma fille n'a jamais été plus éveillée, je vous jure. Je connais sa franchise, sa fermeté; ma femme et moi nous en sommes certains, si ce mariage n'a pas lieu, l'affection de Velléda pour nous ne changera pas, mais elle n'épousera personne... Or, comme il est naturel qu'une jeune et belle fille de dix-huit ans épouse quelqu'un, et, comme le choix qu'a fait Velléda est digne d'elle et de nous, ma femme et moi, après mûres réflexions, nous serions décidés à vous prendre pour gendre...
Il est impossible de rendre l'expression de surprise, d'ivresse, qui se peignit sur les traits de Georges à ces paroles du marchand; il restait muet et comme frappé de stupeur.
—Ah ça! monsieur Georges,—reprit M. Lebrenn en souriant,—qu'y a-t-il de si extraordinaire, de si incroyable dans ce que je vous dis là? Durant trois mois vous avez travaillé dans ma boutique; je savais déjà que pour assurer l'existence de votre grand-père vous vous étiez fait soldat. Votre grade de sous-officier et deux blessures prouvaient que vous aviez servi avec honneur. Pendant votre séjour chez moi, j'ai pu, et j'ai l'œil assez pénétrant, apprécier tout ce que vous valiez comme cœur, intelligence et habileté dans votre état. Enchanté de nos relations, je vous ai engagé à revenir souvent me voir. Votre réserve, à ce sujet, est une nouvelle preuve de votre délicatesse. Par-dessus tout cela, ma fille vous aime, vous l'aimez. Vous avez vingt-sept ans, elle en a dix-huit. Elle est charmante, vous êtes beau garçon. Vous êtes pauvre, j'ai de l'aisance pour deux. Vous êtes ouvrier, mon père l'était. De quoi diable vous étonnez-vous si fort? Ne dirait-on pas d'un conte de fées?
Ces bienveillantes paroles ne mirent pas terme à la stupeur de Georges, qui se croyait réellement en plein conte de fées, ainsi que l'avait dit le marchand; aussi, les yeux humides, le cœur palpitant, le jeune homme ne put que balbutier:
—Ah! monsieur... pardonnez à mon trouble... mais j'éprouve un tel étourdissement de bonheur en vous entendant dire... que vous consentez à mon mariage...
—Un instant!—reprit vivement M. Lebrenn,—un instant! Remarquez que, malgré ma bonne opinion de vous, j'ai dit nous serions décidés à vous prendre pour gendre... Ceci est conditionnel... et les conditions, les voici: la première, que vous n'auriez pas à vous reprocher la séduction indigne... dont on vous accusait...
—Monsieur, ne vous ai-je pas juré?...
—Parfaitement; je vous crois. Je ne rappelle cette première condition que pour mémoire... quant à la seconde... car il y en a deux.
—Et cette condition, qu'elle est-elle,—monsieur? demanda Georges avec une anxiété inexprimable et commençant à craindre de s'être abandonné à une folle espérance.
—Écoutez-moi, monsieur Georges. Nous avons peu parlé politique ensemble; du temps que vous travailliez chez moi, nos entretiens roulaient sur tout, sur l'histoire de nos pères. Cependant je vous sais des opinions très-avancées..... Tranchons, le mot, vous êtes républicain socialiste...
—Je vous ai entendu dire, monsieur, que toute opinion sincère était honorable...
—Je ne me dédis pas. Je ne vous blâme pas; mais entre le désir de faire prévaloir pacifiquement son opinion et le projet de la faire triompher par la force, par les armes... il y a un abîme, n'est-ce pas, monsieur Georges?
—Oui, monsieur,—répondit le jeune homme en regardant le marchand avec un mélange de surprise et d'inquiétude.
—Or, ce n'est jamais individuellement que l'on tente une démonstration armée, n'est-ce pas, monsieur Georges?
—Monsieur,—répondit le jeune homme avec embarras,—je ne sais...
—Si, vous devez savoir qu'ordinairement l'on s'associe à des frères de son opinion; en un mot, on s'affilie à une société secrète... et le jour de la lutte... on descend courageusement dans la rue, n'est-ce pas, monsieur Georges?
—Je sais, monsieur, que la révolution de 1830 s'est faite ainsi,—répondit Georges, dont le cœur se serrait de plus en plus.
—Certainement,—reprit M. Lebrenn,—certainement, elle s'est faite ainsi, et d'autres encore se feront probablement ainsi. Cependant, comme les révolutions, les insurrections, ne réussissent pas toujours, comme ceux qui jouent ce jeu-là y jouent leur tête, vous concevrez, monsieur Georges, que ma femme et moi nous serions peu disposés à donner notre fille à un homme qui ne s'appartient plus, qui, d'un moment à l'autre, peut prendre les armes pour marcher avec la société secrète dont il fait partie, et risquer ainsi sa vie en homme d'honneur et de conviction. C'est très-beau, très-héroïque, je le confesse. L'inconvénient est que la chambre des pairs, appréciant mal ce genre d'héroïsme, envoie au mont Saint-Michel les conspirateurs, à moins qu'elle ne leur fasse couper la tête. Or, je vous le demande en bonne conscience, monsieur Georges, ne serait-ce pas triste, pour une jeune femme, d'être exposée un jour ou l'autre à avoir un mari sans tête ou prisonnier à perpétuité?
Georges, abattu, consterné, était devenu pâle. Il dit à M. Lebrenn d'une voix oppressée:
—Monsieur... deux mots...
—Permettez, dans l'instant j'ai fini,—reprit le marchand, et il ajouta d'une voix grave, presque solennelle:
—Monsieur Georges, j'ai une foi aveugle dans votre parole, je vous l'ai prouvé; jurez-moi que vous n'appartenez à aucune société secrète, je vous crois, et vous devenez mon gendre... ou plutôt mon fils,—ajouta M. Lebrenn en tendant la main à Georges;—car depuis que je vous ai connu... apprécié... j'ai toujours éprouvé pour vous, je vous le répète, autant d'intérêt que de sympathie...
Les louanges du marchand, sa cordialité, rendaient encore plus douloureux le coup dont les espérances de Georges venaient d'être frappées. Lui, si courageux, si énergique, il se sentit faiblir, cacha sa figure dans ses mains, et ne put retenir ses larmes.
M. Lebrenn l'observait avec commisération; il lui dit d'une voix émue:
—J'attends votre serment, monsieur Georges.
Le jeune homme détourna la tête pour essuyer ses pleurs, se leva et dit au marchand:
—Je ne puis, monsieur, faire le serment que vous me demandez.
—Ainsi... votre mariage avec ma fille...
—Je dois y renoncer, monsieur,—répondit Georges d'une voix étouffée.
—Ainsi donc... monsieur Georges,—reprit le marchand,—vous en convenez? vous appartenez à une société secrète?
Le silence du jeune homme fut sa seule réponse.
—Allons,—dit le marchand avec un soupir de regret. Et il se leva.—Tout est fini... Heureusement ma fille a du courage...
—J'en aurai aussi, monsieur...
—Monsieur Georges,—reprit M. Lebrenn en tendant la main au jeune homme,—vous êtes homme d'honneur. Je n'ai pas besoin de vous demander le silence sur cet entretien. Vous le voyez, je ressentais pour vous les meilleures dispositions. Ce n'est pas ma faute si mes projets... je dirai plus... mes désirs... mes vifs désirs... rencontrent un obstacle insurmontable.
—Jamais, monsieur, je n'oublierai la preuve d'estime dont vous venez de m'honorer. Vous agissez avec la sagesse, avec la prudence d'un père... Je ne puis... quoi que j'aie à en souffrir, qu'accepter avec respect votre décision. J'aurais dû même, je le reconnais, aller au devant de votre question à ce sujet... vous dire loyalement l'engagement sacré qui me liait à mon parti. Sans doute... je vous aurais fait cet aveu... lorsque, revenu de mon enivrement, j'aurais réfléchi aux devoirs que m'imposait ce bonheur inespéré... cette union... Mais pardon, monsieur,—ajouta Georges avec des larmes dans la voix,—pardon, je n'ai plus le droit de parler de ce beau rêve... Mais ce dont je me souviendrai toujours avec orgueil, c'est que vous m'avez dit: Vous pouvez être mon fils.
—Bien, monsieur Georges... je n'attendais pas moins de vous,—reprit M. Lebrenn en se dirigeant vers la porte.
Et tendant la main au jeune homme, il ajouta d'une voix émue:
—Encore adieu.
—Adieu, monsieur...—dit Georges en prenant la main que lui tendait le marchand. Mais soudain celui-ci, par une brusque étreinte, attira le jeune homme contre sa poitrine en lui disant d'une voix émue et les yeux humides:
—Viens, Georges, honnête homme! loyal cœur!... je t'avais bien jugé!
Georges, abasourdi, regardait M. Lebrenn sans pouvoir prononcer une parole; mais celui-ci lui dit à voix basse:
—Il y a six semaines, rue de Lourcine?
Georges tressaillit et s'écria d'un air alarmé:
—De grâce, monsieur!
—Numéro dix-sept, au quatrième, au fond de la cour?
—Monsieur, encore une fois!
—Un mécanicien, nommé Dupont, vous a introduit les yeux bandés...
—Monsieur, je ne puis vous répondre...
—Cinq membres d'une société secrète vous ont reçu? Vous avez prêté le serment d'usage, et vous avez été reconduit toujours les yeux bandés?...
—Monsieur,—s'écria Georges aussi stupéfait qu'effrayé de cette révélation et tâchant de reprendre son sang-froid,—je ne sais ce que vous voulez dire...
—Je présidais ce soir-là le comité, mon brave Georges.
—Vous, monsieur?—s'écria le jeune homme hésitant encore à croire M. Lebrenn.—Vous...
—Moi...
Et voyant l'incrédulité de Georges durer encore, le marchand reprit:
—Oui, moi, je présidais, et la preuve la voici:
Et il dit quelques mots à l'oreille de Georges.
Celui-ci, ne pouvant plus douter de la vérité, s'écria en regardant le marchand:
—Mais, alors, monsieur, ce serment que vous me demandiez tout à l'heure?
—C'était une dernière épreuve.
—Une épreuve?
—Il faut me le pardonner, mon brave Georges. Les pères sont si défiants!... Grâce à Dieu, vous n'avez pas trompé mon espoir. Cette épreuve, vous l'avez vaillamment subie; vous avez préféré la ruine de vos plus chères espérances à un mensonge, et cependant vous deviez être certain que je croirais aveuglément à votre parole, quelle qu'elle fût.
—Monsieur,—reprit Georges avec une hésitation qui toucha le marchand,—cette fois, puis-je croire... puis-je espérer... avec certitude? Je vous en conjure, dites-le moi... Si vous saviez ce que tout à l'heure j'ai souffert!...
—Sur ma foi d'honnête homme, mon cher Georges, ma fille vous aime. Ma femme et moi nous consentons à votre mariage, qui nous enchante, parce que nous y voyons un avenir de bonheur pour notre enfant. Est-ce clair?
—Ah! monsieur!—s'écria Georges en serrant avec effusion les mains du marchand, qui reprit:
—Quant à l'époque précise de votre mariage, mon cher Georges... les événements d'hier, ceux qui se préparent aujourd'hui... la marche à suivre par notre société secrète...
—Vous, monsieur?—s'écria Georges ne pouvant s'empêcher d'interrompre M. Lebrenn pour lui témoigner sa surprise un moment oubliée dans le ravissement de sa joie.—Vous, monsieur, membre de notre société secrète? En vérité, cela me confond!
—Bon,—reprit en souriant le marchand.—Voici les étonnements du cher Georges qui vont recommencer. Ah ça, pourquoi n'en serais-je pas de cette société secrète? Est-ce parce que, sans être riche, j'ai quelque aisance et pignon sur rue? Qu'ai-je à faire, n'est-ce pas? dans un parti dont le but est l'avènement des prolétaires à la vie politique par le suffrage universel? et à la propriété par l'organisation du travail? Eh! mon brave Georges, c'est justement parce que j'ai... qu'il est de mon devoir d'aider mes frères à conquérir ce qu'ils n'ont pas.
—Ce sont là, monsieur, de généreux sentiments,—s'écria Georges;—car bien rares sont les hommes qui, arrivés au but avec labeur, se retournent pour tendre la main à leurs frères moins heureux...
—Non, Georges, non, cela n'est pas rare. Et lorsque dans quelques heures peut-être... vous verrez courir aux armes tous ceux de notre société dont je suis un des chefs depuis longtemps, vous y trouverez des commerçants, des artistes, des fabricants, des gens de lettres, des avocats, des savants, des médecins, des bourgeois enfin, vivant pour la plupart comme moi dans une modeste aisance, n'ayant aucune ambition, ne voulant que l'avènement de leurs frères du peuple, et désireux de déposer le fusil après la lutte pour retourner à leur vie laborieuse et paisible.
—Ah! monsieur, combien je suis surpris, mais heureux, de ce que vous m'apprenez!
—Encore surpris! pauvre Georges! Et pourquoi? parce qu'il y a des bourgeois? Voilà le grand mot, des bourgeois républicains socialistes! Voyons, Georges, sérieusement, est-ce que la cause des bourgeois n'est pas liée à celle des prolétaires? Est-ce que moi, par exemple, prolétaire hier, et que le hasard a servi jusqu'ici, je ne peux pas, par un coup de mauvaise fortune, redevenir prolétaire demain, ou mon fils le devenir? Est-ce que moi, comme tous les petits commerçants, nous ne sommes pas à la discrétion des hauts barons du coffre-fort? comme nos pères étaient à la merci des hauts barons des châteaux-forts? Est-ce que les petits propriétaires ne sont pas aussi asservis, exploités par ces ducs de l'hypothèque, par ces marquis de l'usure, par ces comtes de l'agio? Est-ce que chaque jour, malgré probité, travail, économie, intelligence, nous ne sommes pas, nous, commerçants, à la veille d'être ruinés à la moindre crise? lorsque, par peur, cupidité ou caprice de satrape, il plaît aux autocrates du capital de fermer le crédit, et de refuser nos signatures, si honorables qu'elles soient? Est-ce que si ce crédit, au lieu d'être le monopole de quelques-uns, était, ainsi qu'il devrait l'être et le sera, démocratiquement organisé par l'État, nous serions sans cesse exposés à être ruinés par le retrait subit des capitaux, par le taux usuraire de l'escompte ou par les suites d'une concurrence impitoyable[10]? Est-ce qu'aujourd'hui nous ne sommes pas tous à la veille de nous voir, nous vieillards, dans une position aussi précaire que celle de votre grand-père? brave invalide du travail, qui, après trente ans de labeur et de probité, serait mort de misère sans votre dévouement, mon cher Georges? Est-ce que moi, une fois ruiné comme tant d'autres commerçants, j'ai la certitude que mon fils trouvera les moyens de gagner son pain de chaque jour? qu'il ne subira pas, ainsi que vous, Georges, ainsi que tout prolétaire, le chômage homicide? qui vous fait mourir un peu de faim tous les jours? Est-ce que ma fille... Mais non, non, je la connais, elle se tuerait plutôt... Mais, enfin, combien de pauvres jeunes personnes, élevées dans l'aisance, et dont les pères étaient comme moi modestes commerçants, ont été, par la ruine de leur famille, jetées dans une misère atroce... et parfois de cette misère dans l'abîme du vice, ainsi que cette malheureuse ouvrière que vous deviez épouser! Non, non, Georges; les bourgeois intelligents, et ils sont nombreux, ne séparent pas leur cause de celle de leurs frères du peuple; prolétaires et bourgeois ont pendant des siècles combattu côte à côte, cœur à cœur, pour redevenir libres; leur sang s'est mêlé pour cimenter cette sainte union des vaincus contre les vainqueurs! des conquis contre les conquérants! des faibles et des déshérités contre la force et le privilége! Comment, enfin, l'intérêt des bourgeois et des prolétaires ne serait-il pas commun? toujours ils ont eu les mêmes ennemis? Mais assez de politique, Georges, parlons de vous, de ma fille. Un mot encore, il est grave... L'agitation dans Paris a commencé hier soir, ce matin elle est à son comble; nos sections sont prévenues: on s'attend d'un moment à l'autre à une prise d'armes... Vous le savez?
[10] Nous empruntons les chiffres et les réflexions suivantes à un écrit de notre excellent ami M. Perreymond, dont nous ne louerons jamais assez les beaux et grands travaux. Il est impossible de joindre plus de science pratique et plus de profondeur de vues à une conviction plus généreuse dans l'avenir de la cause démocratique et sociale. (Aux commerçants: la faillite et le morbus numériens).
«À Paris, pendant les dix dernières années du règne de Louis-Philippe, années de prospérité, dit-on, le nombre des procès et des faillites augmenta continuellement; en voici la progression:
»Tribunal de commerce de Paris.
»En 1836, il y a eu 26,545 causes et 329 faillites.
1839 47,077 788
1845 46,064 691
1846 54,878 931
1847 59,560 1,139
»C'est-à-dire une augmentation en dix ans de 30,000 causes et de 810 faillites.
»L'ensemble du passif a été, en 1845-46, de 48,342,529 fr.
1846-47, de 68,474,803
»La moyenne du passif, par faillite, de 51,000 fr.»
Or, le nombre des faillites et l'ensemble des passifs augmentant chaque année, voici comment M. le président du tribunal de commerce, Bertrand, en explique les causes pour les années 1845-46 et 1846-47; nous citons:
«(1845-46) Parmi les causes habituelles, déjà signalées par nos prédécesseurs, telles que la concurrence illimitée, l'exagération des dépenses de premier établissement, il fallait placer aussi comme cause accidentelle et malheureusement trop évidente les séductions de l'agiotage sur les actions de chemin de fer, auxquelles se sont laissé entraîner beaucoup de petits commerçants par l'appât d'un gain qu'ils n'avaient pas, comme d'autres spéculateurs plus grands et plus habiles, le talent de rendre facile et sûr.
»C'est surtout pour les petits commerçants que la cherté des subsistances, la rareté du numéraire, l'élévation du taux de l'escompte et le retrait des facilités du crédit, ont dû avoir les plus fâcheux résultats.
»(1846-47) Les sinistres éprouvés par le commerce de Paris peuvent être attribués à des causes différentes: d'abord les spéculations hasardeuses, celles conçues dans des proportions déraisonnables; les craintes des capitalistes qui ont fermé aux petits fabricants, aux modestes industriels, les sources pécuniaires auxquelles ils avaient l'habitude de puiser et dont la suppression a déterminé la chute...»
Ainsi, de l'aveu même des hommes recommandables que les commerçants de Paris choisissent pour présider leur tribunal, le commerce de la capitale se trouve sous le coup:
De la concurrence illimitée;
De la chicane;
Des séductions de l'agiotage;
Du jeu sur les actions industrielles, plaie de notre époque;
De l'habileté des grands spéculateurs qui savent et peuvent jouer à coup sûr contre les petits spéculateurs;
De l'élévation du taux de l'escompte;
Du retrait des facilités du crédit;
Des capitalistes qui ferment aux modestes industriels les sources pécuniaires du travail, pour des craintes plus ou moins plausibles, et dont eux, capitalistes, restent seuls juges et appréciateurs.
—Oui, monsieur; j'ai été prévenu hier.
—Ce soir, ou cette nuit, nous descendons dans la rue... Ma fille et ma femme l'ignorent, non que j'aie douté d'elles,—ajouta le marchand de toile en souriant;—ce sont de vraies Gauloises, dignes de nos mères, vaillantes femmes, qui encourageaient du geste et de la voix, pères, frères, fils et maris à la bataille! Mais vous connaissez nos statuts; ils nous imposent une discrétion absolue. Georges, avant trois jours, la royauté de Louis-Philippe sera renversée, ou notre parti sera encore une fois vaincu, mais non découragé, l'avenir lui appartient. Dans cette prise d'armes, mon ami, vous ou moi, vous et moi, nous pouvons rester sur une barricade.
—C'est la chance de la guerre, monsieur... puisse-t-elle vous épargner!
—Dire d'avance à ma fille que je consens à son mariage avec vous, et que vous l'aimez, ce serait doubler ses regrets si vous succombez.
—C'est juste, monsieur.
—Je vous demande donc, Georges, d'attendre l'issue de la crise pour tout dire à ma fille... Si je suis tué, ma femme saura mes derniers désirs; ils sont que vous épousiez Velléda.
—Monsieur,—reprit Georges d'une voix profondément émue,—ce que je ressens à cette heure ne peut s'exprimer... je ne peux vous dire que ces mots: Oui, je serai digne de votre fille... oui, je serai digne de vous... la grandeur de la reconnaissance ne m'effraye pas... mon cœur et ma vie y suffiront, croyez-le, monsieur.
—Et je vous crois, mon brave Georges,—dit le marchand en serrant affectueusement les mains du jeune homme dans les siennes.—Un mot encore! Vous avez des armes?
—J'ai une carabine cachée ici, et cinquante cartouches que j'ai fabriquées cette nuit.
—Si l'affaire s'engage ce soir, et c'est infaillible, nous barricaderons la rue à la hauteur de ma maison. Le poste est excellent; nous possédons plusieurs dépôts d'armes et de poudre; je suis allé ce matin visiter des munitions que l'on croyait éventées par les limiers de police, il n'en était rien. Au premier mouvement, revenez ici chez vous, Georges, je vous ferai prévenir, et mordieu! ferme aux barricades! Dites-moi. Votre grand-père est discret?
—Je réponds de lui comme de moi, monsieur.
—Il est là dans sa chambre?
—Oui, monsieur.
—Eh bien, laissez-moi lui causer une bonne joie.
Et M. Lebrenn entra dans la chambre du vieillard, toujours occupé à fumer sa pipe en pacha, comme il disait.
—Bon père,—lui dit le marchand de toile,—votre petit-fils est un si bon et si généreux cœur, que je lui donne ma fille, dont il est amoureux fou... Je vous demande seulement le secret pour quelques jours, après quoi vous aurez le droit d'espérer de vous voir arrière-grand-père, et moi, grand-père... Georges vous expliquera la chose. Adieu, bon père... Et vous, Georges, à tantôt.
Et laissant Georges avec le vieillard, M. Lebrenn se dirigea vers la demeure de M. le comte de Plouernel, colonel de dragons, qui attendait le marchand de toile avant midi pour s'entendre avec lui au sujet d'une grosse fourniture.
CHAPITRE IV.
Comment le colonel de Plouernel déjeunait tête à tête avec une jolie fille qui improvisait toutes sortes de couplets sur l'air de la Rifla.—De l'émotion peu dévotieuse causée à cette jeune fille par l'arrivée d'un cardinal.
M. Gonthran Néroweg, comte de Plouernel, occupait un charmant petit hôtel de la rue de Paradis-Poissonnière, bâti par son grand-père. À l'élégance un peu rococo de cette habitation, on devinait qu'elle avait dû être construite au milieu du dernier siècle, et avait servi de petite maison. Le quartier des poissonniers, comme on disait du temps de la régence, très-désert à cette époque, était ainsi parfaitement approprié à ces mystérieuses retraites, vouées au culte de la Vénus aphrodite.
M. de Plouernel déjeunait tête à tête avec une fort jolie fille de vingt ans, brune, vive et rieuse: on l'avait surnommée Pradeline, parce que dans les soupers, dont elle était l'âme et souvent la reine, elle improvisait sur tout sujet des chansons que n'eût sans doute pas avouées le célèbre improvisateur dont elle portait le nom féminisé, mais qui du moins ne manquaient ni d'à-propos ni de gaieté.
M. de Plouernel, ayant entendu parler de Pradeline, l'avait invitée à souper la veille avec lui et quelques amis. Après le souper, prolongé jusqu'à trois heures du matin, l'hospitalité était de droit; ensuite de l'hospitalité, le déjeuner allait de soi-même: aussi les deux convives étaient attablés dans un petit boudoir Louis XV attenant à sa chambre à coucher; un bon feu flambait dans la cheminée de marbre chantournée; d'épais rideaux de damas bleu tendre, semés de roses, atténuaient l'éclat du jour; des fleurs garnissaient de grands vases de porcelaine. L'atmosphère était tiède et parfumée. Les vins étaient fins, les mets recherchés. Pradeline et M. de Plouernel y faisaient honneur.
Le colonel était un homme de trente-huit ans environ, d'une taille élevée, svelte et robuste à la fois; ses traits, un peu fatigués, mais d'une sorte de beauté fière, offraient le type de la race germanique ou franque, dont Tacite et César ont tant de fois dessiné les traits caractéristiques: cheveux d'un blond pâle, longues moustaches rousses, yeux gris clairs, nez en bec d'aigle.
M. de Plouernel, vêtu d'une robe de chambre magnifique, paraissait non moins gai que la jeune fille.
—Allons, Pradeline,—dit-il en lui versant un glorieux verre de vieux vin de Bourgogne,—à la santé de ton amant!
—Quelle bêtise! est-ce que j'ai un amant?
—Tu as raison. À la santé de tes amants!
—Tu n'es donc pas jaloux, mon cher?
—Et toi?
À cette question, Pradeline vida lestement son rouge bord; puis, faisant tinter son verre avec le bout de la lame de son couteau, elle répondit à la question de M. de Plouernel en improvisant sur l'air alors si en vogue de la Rifla:
À la fidélité
Je joue un pied de nez,
Quand un amant me plaît,
Ah! mais, c'est bientôt fait.
La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.
—Bravo, ma chère!—s'écria le colonel en riant aux éclats.
Et faisant chorus avec Pradeline, il chanta en frappant aussi son verre de la pointe de son couteau:
Quand un amant me plaît,
Ah! mais, c'est bientôt fait.
La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.
—Eh bien, petite,—reprit-il après ce refrain,—puisque tu n'es pas jalouse, donne-moi un conseil...
—Voyons!
—Un conseil d'amie.
—Pardieu!
—Je suis amoureux... mais amoureux fou.
—Ah bah!
—C'est comme ça. S'il s'agissait d'une femme du monde, je ne te demanderais pas conseil, et...
—Tu dis une femme du...?
—Du monde.
—Ah ça! est-ce que je ne suis pas femme? et au monde? et du monde?
—Et pour tout le monde, n'est-ce pas, ma chère?
—Naturellement, puisque je suis ici; ce qui est peu flatteur pour toi, mon cher, et encore moins flatteur pour moi. Mais c'est égal; continue, et ne sois plus grossier... si tu peux.
—Ah! c'est curieux! cette petite me donne des leçons de savoir vivre!
—Tu me demandes des conseils, je peux bien te donner des leçons. Voyons, achève.
—Figure-toi que je suis amoureux d'une boutiquière, c'est-à-dire que son père et sa mère tiennent une boutique.
—Bien.
—Tu dois connaître ce monde-là, toi, ses mœurs, ses habitudes: quels moyens me conseilles-tu d'employer pour réussir?
—Fais-toi aimer.
—C'est trop long... Quand j'ai un violent caprice, il m'est impossible d'attendre.
—Vraiment!... C'est étonnant, mon cher, comme tu m'intéresses. Mais voyons. Cette boutiquière, d'abord, est-elle bien pauvre? est-elle bien misérable? a-t-elle bien faim?
—Comment! a-t-elle faim? que diable veux-tu dire?
—Colonel, je ne peux pas nier tes agréments... tu es beau, tu es spirituel, tu es charmant, tu es séduisant, tu es adorable, tu es délicieux...
—De l'ironie!
—Ah! par exemple! est-ce que j'oserais?... Tu es donc délicieux! Mais pour que la pauvre fille pût te bien apprécier, il faudrait qu'elle mourût de faim. Tu n'as pas d'idée comme la faim... aide à trouver les gens délicieux.
Et Pradeline d'improviser de nouveau, non pas cette fois avec un accent joyeux, mais avec une sorte d'amertume et en ralentissant tellement la mesure de son air favori, qu'il devenait presque mélancolique:
Tu as faim et tu pleures,
Petite... en ma demeure
Viens... tu auras de l'or.
Mais livre-moi ton corps.
La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.
—Diable! ton refrain n'est pas gai cette fois,—dit M. de Plouernel, frappé de l'accent de mélancolie de la jeune fille, qui d'ailleurs reprit bientôt son insouciance et sa gaieté habituelles.
—Je comprends l'allusion,—reprit le comte;—mais ma belle boutiquière n'a pas faim.
—Alors, est-elle coquette? aime-t-elle la toilette, les bijoux, les spectacles? voilà encore de fameux moyens de perdre une pauvre fille.
—Elle doit aimer tout cela; mais elle a père et mère, elle doit donc être très-surveillée. Aussi j'avais une idée...
—Toi?... Enfin ça c'est vu. Et cette idée?
—Je voulais acheter beaucoup chez ces gens-là, leur prêter même au besoin de l'argent, car ils doivent toujours être à tirer le diable par la queue, ces gens du petit commerce!
—De sorte que tu crois qu'ils te vendront leur fille... comptant?
—Non, mais j'espère que du moins ils ferment les yeux... alors je pourrai éblouir la petite par des cadeaux et aller très-vite! Hein! qu'en penses-tu?
—Dam! moi je ne sais pas,—répondit Pradeline en jouant l'ingénuité...—Si dans ton grand monde ça se fait de la sorte, si les parents vendent leurs filles, peut-être ça se fait-il aussi chez les petites gens. Pourtant, je ne crois pas; ils sont trop bourgeois, trop épiciers, vois-tu?
—Petite,—dit M. de Plouernel avec hauteur,—tu t'émancipes prodigieusement.
À ce reproche, la jeune fille partit d'un grand éclat de rire, qu'elle interrompit par cette nouvelle improvisation joyeusement chantée:
Voyez donc ce seigneur
Avec son point d'honneur!
Pour ce fier paladin
Tout bourgeois tout gredin!
La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.
Après quoi, Pradeline se leva, prit sur la cheminée un cigarre qu'elle alluma bravement en continuant de chantonner son refrain; puis elle s'étendit dans un fauteuil en envoyant au plafond la fumée bleuâtre du tabac doré de la Havane.
M. de Plouernel, oubliant son dépit d'un moment, ne put s'empêcher de rire de l'originalité de la jeune fille, et lui dit:
—Voyons, petite, parlons sérieusement; il ne s'agit pas de chanter, mais de me conseiller.
—D'abord, il faut que je connaisse le quartier de tes amours,—reprit la jeune fille d'un ton dogmatique en se renversant dans le fauteuil;—la connaissance du quartier est très-importante... Ce qui se peut dans un quartier ne se peut pas dans l'autre. Il y a, mon cher, des quartiers bégueules et des quartiers décolletés.
—Profondément raisonné, ma belle; l'influence du quartier sur la vertu des femmes est considérable... Je peux donc sans rien compromettre te dire que mon adorable boutiquière est de la rue Saint-Denis.
À ces mots, la jeune fille, qui jusqu'alors, étendue dans un fauteuil, faisait indolemment tourbillonner la fumée de son cigarre, tressaillit, et se releva si brusquement, que M. Plouernel la regardant avec surprise, s'écria:
—Que diable as-tu?
—J'ai...—reprit Pradeline en reprenant son sang-froid et secouant sa jolie main avec une expression de douleur,—j'ai que je me suis horriblement brûlée avec mon cigarre... mais ce ne sera rien. Tu disais donc, mon cher, que tes amours demeuraient rue Saint-Denis? c'est déjà quelque chose, mais pas assez.
—Tu n'en sauras cependant pas davantage, petite.
—Maudit cigarre!—reprit la jeune fille en secouant de nouveau sa main;—ça me cuit... oh! mais ça me cuit...
—Veux-tu un peu d'eau fraîche?
—Non, ça passe... Or donc, tes amours demeurent dans la rue Saint-Denis... Mais, un instant, mon cher... Est-ce dans le haut ou dans le bas de la rue? car c'est encore quelque chose de très-différent que le haut ou le bas de la rue; à preuve que les boutiques sont plus chères dans un endroit que dans un autre. Or, selon le plus ou moins de cherté du loyer, la générosité doit être plus ou moins grande... Hein? c'est ça qui est fort!
—Très-fort. Alors je te dirai que mes amours ne demeurent pas loin de la porte Saint-Denis.
—Je n'en demande pas davantage pour donner ma consultation,—répondit la jeune fille d'un ton qu'elle s'efforça de rendre comique. Mais un homme plus observateur que M. de Plouernel eût remarqué une vague inquiétude dans l'expression des traits de Pradeline.
—Eh bien, voyons! que me conseilles-tu? lui dit-il.
—D'abord, il faut...—Mais la jeune fille s'interrompit, et dit:
—On a frappé, mon cher.
—Tu crois?
—J'en suis sûre. Tiens, entends-tu?...
En effet, on frappa de nouveau.
—Entrez,—dit le comte.
Un valet de chambre se présenta d'un air assez embarrassé, et dit vivement à son maître:
—Monsieur le comte, c'est son éminence...
—Mon oncle!—dit le colonel très-surpris en se levant aussitôt.
—Oui, monsieur le comte; monseigneur le cardinal est arrivé cette nuit de voyage, et...
—Un cardinal!—s'écria Pradeline en interrompant le domestique par un grand éclat de rire, car elle oubliait déjà ses dernières préoccupations;—un cardinal! voilà qui est flambard! voilà ce qu'on ne rencontre pas tous les jeudis à Mabille ou à Valentino!... Un cardinal! je n'en ai jamais vu, il faut que je m'en régale.
Et d'improviser sur son air favori:
La reine Bacchanal,
Voyant un cardinal,
Dit: Faut nous amuser
Et le faire danser...
La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.
Et ce disant, la folle fille, soulevant à demi les deux pans de sa robe, se mit à évoluer dans le boudoir avec désinvolture en répétant son improvisation, tandis que le valet de chambre, immobile à la porte à demi ouverte, tenait à grand'peine son sérieux, et que M. de Plouernel, fort irrité des libertés grandes de cette effrontée, lui disait:
—Allons donc, ma chère, c'est stupide... taisez-vous donc, c'est indécent!
Le cardinal de Plouernel, que l'on venait d'annoncer, se souciant peu de faire antichambre chez son neveu, et ne le croyant pas sans doute en si profane compagnie, arriva bientôt sur les pas du valet de chambre, et entra au moment où Pradeline, lançant en avant sa jambe charmante, ondulait du torse en répétant:
Il faut nous amuser
Et le faire danser.
La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.
À la vue du cardinal, M. de Plouernel courut à la porte, et tout en embrassant son oncle à plusieurs reprises, il le repoussa doucement dans le salon d'où il sortait alors; le valet de chambre, en homme bien appris, ferma discrètement sur son maître la porte du boudoir, dont il poussa le verrou.
CHAPITRE V.
De l'entretien du cardinal de Plouernel et de son neveu.—Comment son éminence finit par envoyer son neveu à tous les diables.—Ce que vit M. Lebrenn, le marchand de toile, dans un certain salon de l'hôtel de Plouernel, et pourquoi il se souvint d'une abbesse portant l'épée, de l'infortuné Broute-Saule, de la pauvre Septimine la Coliberte, de la gentille Ghiselle la Paonnière, d'Alizon la Maçonne, et autres trépassés des temps passés que l'on rencontrera plus tard.
Le cardinal de Plouernel était un homme de soixante-cinq ans, grand, osseux, décharné. Il offrait, avec la différence de l'âge, le même type de figure que son neveu; son long cou, son crâne pelé, son grand nez en bec d'oiseau de proie, ses yeux écartés, ronds et perçants, donnaient à ses traits, en les analysant et en faisant abstraction de la haute intelligence qui semblait les animer, donnaient à ses traits, disons-nous, une singulière analogie avec la physionomie du vautour.
Somme toute, ce prêtre, drapé dans sa robe rouge de prince de l'église, devait avoir une physionomie redoutable; mais pour visiter son neveu il était simplement vêtu d'une longue redingote noire, strictement boutonnée jusqu'au cou.
—Pardon, cher oncle,—dit le colonel en souriant.—Ignorant votre retour, je ne comptais pas sur votre bonne et matinale visite... et...
Le cardinal n'était pas homme à s'étonner de ce qu'un colonel de dragons eût des maîtresses; aussi lui dit-il de sa voix brève et tranchante:
—Je suis pressé. Parlons d'affaires. Je reviens d'une longue tournée en France. Nous touchons à une révolution.
—Que dites-vous, mon oncle?—s'écria le colonel d'un air incrédule—Vous croyez?...
—Je crois à une révolution.
—Mais, mon oncle...
—As-tu des fonds disponibles? Si tu n'en as pas, j'en ai à ton service.
—Des fonds... pourquoi faire?
—Pour les convertir en or, en bon papier sur Londres. C'est plus commode en voyage...
—Ah ça! mon oncle, quel voyage?
—Celui que tu feras en m'accompagnant. Nous partirons ce soir.
—Partir... ce soir?
—Aimes-tu mieux servir la république?
—La république!—demanda M. de Plouernel, qui tombait des nues.—Quelle république?
—Celle qui sera proclamée ici, à Paris, avant peu, après la chute de Louis-Philippe.
—La chute de Louis-Philippe! la république! en France... et avant peu?
—Oui, la république française, une, indivisible... proclamée à notre profit... Seulement sachons attendre...
Et le cardinal sourit d'un air étrange en aspirant une prise de tabac.
Le comte le regardait avec ébahissement. Il reprit:
—Comment, mon oncle, vous parlez sérieusement?
—Ah ça! mon pauvre Gonthran, tu es donc aveugle? sourd?—reprit le cardinal en haussant les épaules.—Et ces banquets révolutionnaires qui durent en France depuis trois mois?
—Ah, ah, ah! mon oncle,—dit le comte en riant;—vous croyez ces buveurs de vin bleu! ces mangeurs de veau... à vingt sous par tête... capables de...
—Ces niais-là... et je ne les en blâme point, tant s'en faut... ces niais-là ont tourné la cervelle des imbéciles qui les écoutaient. Il n'y a rien de plus bête en soi-même que la poudre à canon, n'est-ce pas? et ça ne l'empêche point d'éclater! Eh bien! ces banqueteurs ont joué avec la poudre. La mine va jouer et faire sauter le trône de ces d'Orléans.
—Cela n'est pas sérieux, mon oncle. Il y a ici cinquante mille hommes de troupes; si la canaille bougeait, elle serait hachée en morceaux. On est si tranquille sur l'état de Paris, que, malgré l'espèce d'agitation de la journée d'hier, l'on n'a pas seulement consigné les troupes dans les casernes.
—Vraiment? Ah! tant mieux,—reprit le cardinal en se frottant les mains.—Si leur gouvernement a le vertige, ces d'Orléans feront plus vite place à la république, et notre tour viendra plus tôt.
Ici l'éminence fut interrompue par deux petits coups frappés à la porte du salon donnant sur le boudoir; puis à ce bruit succéda le cantilène suivant, toujours sur l'air de la Rifla, chanté extérieurement et piano par Pradeline:
Pour m'en aller d'ici...
Il me faut mon bibi,
Et par occa-si-on
La béné-dic-ti-on.
La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.
—Ah! mon oncle,—dit le colonel avec colère,—méprisez, je vous en supplie, les insolences de cette sotte petite fille.
Et, se levant, le comte de Plouernel prit sur un canapé le châle et le chapeau de l'effrontée, sonna brusquement, et, jetant ces objets au valet de chambre qui entra, il lui dit:
—Donnez-lui cela, et faites-la sortir à l'instant.
Puis, revenant auprès de l'éminence, qui était restée impassible, et qui ouvrait en ce moment sa tabatière:
—En vérité, mon oncle, je suis confus. Mais de pareilles drôlesses ne savent rien respecter.
—Elle a une fort jolie jambe!—répondit le prêtre en aspirant sa prise.—Elle est très-gentille, cette drôlesse! Au quinzième siècle, nous l'aurions, pour sa plaisanterie, fait rôtir comme une petite juive. Mais patience... Ah! mon ami, jamais... non, jamais... nous n'avons eu la partie si belle!!!
—La partie plus belle si les d'Orléans sont chassés et si la république est proclamée?
Le cardinal haussa les épaules et reprit:
—De deux choses l'une: ou la république de ces va-nu-pieds sera l'anarchie, la dictature, l'émigration, le pillage, les assignats, la guillotine, la guerre avec l'Europe; alors il y en aura pour six mois au plus, et notre Henri V est ramené triomphant par la sainte-alliance... ou bien, au contraire, leur république sera bénigne, bête, légale, modérée, avec le suffrage universel pour base.
—Et dans ce cas-là, mon oncle?
—Dans ce cas-là, ce sera plus long; mais nous ne perdrons rien pour attendre. Usant de notre influence de grands propriétaires, agissant par le bas clergé sur nos paysans, nous devenons maîtres des élections, nous avons à la chambre la majorité, nous entravons toute mesure qui pourrait faire non pas aimer, mais seulement tolérer cet horrible et révolutionnaire état de choses; dans tous les esprits nous semons la défiance, la peur; bientôt mort du crédit, ruine générale, désastre universel, chœur de malédictions contre cette infâme république, qui meurt de sa belle mort après cet essai qui en dégoûte à jamais. Alors nous paraissons; le peuple affamé, le bourgeois épouvanté, se jettent à nos pieds, nous demandant à mains jointes notre Henri V, le seul salut de la France... Vient enfin l'heure des conditions; voici les nôtres: la royauté d'avant 89 au moins... c'est-à-dire plus de chambre bourgeoise insolente et criarde, aussi reine que le roi, puisqu'elle le tient par l'impôt, ce qui est ignoble; plus de système bâtard, tout ou rien; et nous voulons tout, à savoir: notre roi de droit divin et absolu, appuyé sur un clergé tout-puissant; une forte aristocratie et une armée impitoyable; cent mille deux cents hommes de troupes étrangères, s'il le faut; la sainte-alliance nous les prêtera. La misère est si atroce, la peur si intense, la lassitude si grande, que nos conditions sont aussitôt acceptées qu'imposées. Alors nous prenons vite des mesures promptes, terribles, les seules efficaces. Les voici: Premier point: Cours prévôtales; rappel des crimes de sacrilége, et de lèse-majesté depuis 1830; jugement et exécution dans les vingt-quatre heures, afin d'écraser dans leur venin tous les révolutionnaires, tous les impies... une terreur, une Saint-Barthélemy s'il le faut... La France n'en mourra pas; au contraire, elle crève de pléthore, elle a besoin d'être saignée à blanc de temps à autre. Second point: Donner l'instruction publique à la compagnie de Jésus... elle seule peut mater l'espèce. Troisième point: Briser le faisceau de la centralisation; elle a fait la force de la révolution... Il faut, au contraire, isoler les provinces en autant de petits centres, où, seuls, nous dominerons par le clergé ou nos grandes propriétés; restreindre, empêcher s'il est possible les rapports des populations entre elles. Il n'est point bon pour nous que les hommes se rapprochent, se fréquentent; et pour les diviser, réveiller d'urgence les rivalités, les jalousies, et s'il le faut les vieilles haines provinciales. En ce sens un brin de guerre civile serait d'un favorable expédient comme germe d'animosités implacables.
Puis, prenant sa prise, le cardinal ajouta:
—Les gens divisés par la haine ne conspirent point.
L'impitoyable logique de ce prêtre répugnait à M. de Plouernel; malgré son infatuation et ses préjugés de race, il s'arrangeait assez du temps présent; sans doute il eût préféré le règne de ses rois légitimes; mais il ne réfléchissait pas que, qui veut la fin, veut les moyens, et qu'une restauration complète, absolue, pour être durable aux yeux de ses partisans, ne pouvait avoir lieu et se soutenir que par les terribles moyens dont le cardinal venait de faire une complaisante exposition. Aussi le colonel reprit-il en souriant:
—Mais, mon oncle, songez-y donc! de nos jours isoler les populations entre elles, c'est impossible! et les routes stratégiques! et les chemins de fer!
—Les chemins de fer?...—s'écria le cardinal courroucé;—invention du diable, bonne à faire circuler d'un bout de l'Europe à l'autre la peste révolutionnaire! Aussi notre saint père n'en veut point dans ses états, de chemin de fer, et il a raison. Il est inouï que les monarques de la sainte-alliance se soient laissés aller à ces nouveautés diaboliques! Ils les payeront cher peut-être? Qu'ont fait nos aïeux lors de la conquête? pour dompter et asservir cette mauvaise race gauloise, notre vassale de naissance et d'espèce, qui s'est tant de fois rebellée contre nous? nos aïeux l'ont parquée dans leurs domaines, avec défense d'en sortir sous peine de mort. Ainsi enchaînée à la glèbe, ainsi isolée, abrutie, l'engeance est plus domptable... c'est là qu'il faut tendre et arriver.
—Mais encore une fois, cher oncle, vous n'irez pas détruire les grandes routes et les chemins de fer?
—Pourquoi non? est-ce que les Francs, nos aïeux, par une excellente politique, n'ont pas ruiné ces grandes voies de communications fondées en Gaule par ces païens de Romains? est-ce que l'on ne peut pas lancer sur les chemins de fer toutes les brutes que cette invention infernale a dépossédées de leur industrie? Anathème... anathème sur ces orgueilleux monuments de la superbe de Satan!... Par le sang de ma race! si l'on ne l'arrêtait pas dans ses inventions sacriléges, l'homme finirait, Dieu me garde! par changer sa vallée de larmes en un paradis terrestre! comme si la tâche originelle ne le condamnait point à la douleur pour l'éternité.
—Corbleu! cher oncle, un moment,—s'écria le colonel.—Je ne tiens pas, moi, à accomplir si scrupuleusement ma destinée!
—Grand enfant!—dit le cardinal en prisant son tabac.—Pour que l'immense majorité de la race d'Adam souffre et ait une conscience méritoire de sa souffrance, ne faut-il pas qu'il y ait toujours en évidence un bon petit nombre d'heureux en ce monde?
—J'entends... Pour le contraste, n'est-ce pas, cher oncle?
—Nécessairement... On ne s'aperçoit de la profondeur des vallées qu'à la hauteur des montagnes. Mais assez philosopher... Tu le sais, j'ai le coup d'œil juste, prompt et sûr... la position est telle que je te le dis... Je te le répète, fais comme moi, réalise toutes tes valeurs négociables en or et en bon papier sur Londres, envoie ta démission aujourd'hui, et partons demain. L'aveuglement de ces gens-là est tel, qu'ils ne craignent rien; tu le dis toi-même... Presque aucune disposition militaire n'est prise... tu peux donc sans blesser en rien le point d'honneur militaire quitter ton régiment, et m'accompagner.
—Impossible, mon cher oncle... ce serait une lâcheté.
—Une lâcheté!...
—Si la république s'établit, ce ne sera pas sans coups de fusil, et j'en veux ma part... quitte à rendre politesse pour politesse à bons coups de mousqueton! car, je vous en réponds, mes dragons chargeront cette canaille à cœur joie.
—Ainsi, tu vas défendre le trône de ces misérables d'Orléans,—s'écria le cardinal avec un éclat de rire sardonique,—toi, un Plouernel?
—Mon cher oncle, vous le savez, je ne me suis pas rallié aux d'Orléans; ainsi que vous, je ne les aime pas... Je me suis rallié à l'armée, parce que j'ai du goût pour l'état militaire; l'armée n'a pas d'autre opinion que la discipline... Encore une fois, si vous voyez juste, et votre vieille expérience me fait supposer que vous ne vous trompez pas, il y aura bataille ces jours-ci... Je serais donc un misérable de donner ma démission la veille d'une affaire.
—De sorte que tu tiens extrêmement à risquer de te faire égorger par la populace sur une barricade pour le plus grand appui de la dynastie d'Orléans?
—Je suis soldat... je tiens à faire jusqu'au bout mon métier de soldat.
—Mais, maudit opiniâtre, si tu es tué, notre maison tombe de lance en quenouille.
—Je vous ai promis, cher oncle, de me marier quand j'aurai quarante ans...
—Mais d'ici là, songez-y donc, cette guerre des rues est atroce... mourir dans la boue d'un ruisseau, massacré par des gueux en haillons!
—Je me donnerai du moins le régal d'en sabrer quelques-uns; et si je succombe,—dit en riant le colonel,—vous trouverez toujours bien de mon fait quelque petit bâtard de Plouernel... que vous adopterez, cher oncle... il continuera notre nom... Les bâtards portent souvent bonheur aux grandes maisons.
—Triple fou! jouer ainsi ta vie... au moment où l'avenir n'a jamais été plus beau pour nous! au moment où, après avoir été vaincus, abaissés, bafoués, par les fils de ceux qui, depuis quatorze siècles, étaient nos vassaux et nos serfs, nous allons enfin effacer d'un trait, cinquante ans de honte! au moment où, instruits par l'expérience, servis par les événements, nous allons redevenir plus puissants qu'avant 89!... Tiens, tu me fais pitié... Tu as raison, les races dégénèrent,—s'écria l'intraitable vieillard en se levant.—Ce serait à désespérer de notre cause si tous les nôtres te ressemblaient.
Le valet de chambre, entrant de nouveau après avoir frappé, dit à M. de Plouernel:
—Monsieur le comte, c'est le marchand de toile de la rue Saint-Denis... il attend dans l'antichambre.
—Faites-le entrer dans le salon des portraits,—répondit le comte...—J'y vais à l'instant.
Le domestique sorti, le colonel dit au cardinal, qu'il vit prendre brusquement son chapeau et se diriger vers la porte.
—Pour Dieu, mon oncle, ne vous en allez pas ainsi fâché...
—Je ne m'en vais pas fâché, je m'en vais honteux; car tu portes notre nom.
—Allons, cher oncle, vous vous calmerez, et vous reconnaîtrez que...
—Veux-tu, oui ou non, partir avec moi pour l'Angleterre?
—Impossible, cher oncle.
—Va t'en au diable!—s'écria peu canoniquement le cardinal en sortant furieux et refermant la porte derrière lui[11].