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Les mystères du peuple, tome I: Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges

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[18] Plus que personne nous avons déploré la funeste insurrection de juin, le sang qu'elle a fait couler devant et derrière les barricades; mais nous nous révoltons aussi contre les abominables calomnies dont on a poursuivi tous les insurgés indistinctement. Nous en appelons entre autres au témoignage du brave général Piré, qui, dans une lettre adressée aux représentants du peuple, s'exprimait ainsi:

«Citoyens représentants, entré le premier à la baïonnette, le 23 juin, dans la barricade de la rue Nationale Saint-Martin, je me suis vu quelques instants seul au milieu des insurgés animés d'une exaspération indicible; nous combattions à outrance de part et d'autre; ils pouvaient me tuer, ils ne l'ont pas fait! J'étais dans les rangs de la garde nationale, en grande tenue d'officier général; ils ont respecté le vétéran d'Austerlitz et de Waterloo! Le souvenir de leur générosité ne s'effacera jamais de ma mémoire... Je les ai combattus à mort, je les ai vus braves, Français qu'ils sont. Encore une fois, ils ont épargné ma vie, ils sont vaincus, malheureux je leur dois le partage de mon pain... advienne que pourra!

Le lieutenant général Piré

Était-ce à des pillards, à des cannibales que croyaient s'adresser le président de l'Assemblée Nationale et le général Cavaignac dans ces proclamations?

23 juin 1848.

«Ouvriers,

»On vous trompe, on vous égare. Regardez quels sont les fauteurs de l'émeute:

»Hier, ils prenaient le drapeau des prétendants, aujourd'hui ils exploitent la question des ateliers nationaux: ils dénaturent les actes et la pensée de l'Assemblée Nationale... Le pain est suffisant pour tous, il est assuré pour tous; la Constitution garantira à jamais l'existence à tous; déposez donc vos armes, etc., etc.

»Sénard, président de l'Assemblée Nationale.»
25 juin 1848.

«... On vous dit que de cruelles vengeances vous attendent: ce sont vos ennemis, les nôtres, qui parlent ainsi. On vous a dit que vous serez sacrifiés de sang-froid! Venez à nous, venez comme des frères repentants et soumis à la loi, et les bras de la République sont prêts à vous recevoir.

Sénard, Cavaignac.»

Enfin, nous citons, sans commentaire, ce passage du journal l'Atelier:

«Octobre 1848.

»Trois mois se sont écoulés depuis les journées de juin, et maintenant on peut juger avec plus de sang-froid la cause de ces effroyables événements; sans doute on y trouvera, comme toujours, des hommes qui exploitent, au point de vue de leur ambition, les malheurs publics, des hommes qui sacrifieraient le monde entier à leur esprit haineux et égoïste; mais le véritable moteur, celui qui a mis le fusil à la main de trente mille combattants, c'était la désolante misère qui ne raisonne pas. Les pères de famille connaissent seuls, hélas! la puissance de cette excitation.

»Écoutez plutôt celui-ci, que le Conseil de guerre vient de condamner à dix ans de travaux forcés:

«... J'avais couru pendant deux jours pour avoir du travail, je n'en avais trouvé nulle part... Je rentrai près de ma femme malade; elle était dans son lit, sans chemise, sans camisole, avec un lambeau de couverture autour d'elle! J'eus un instant la pensée du suicide; mais je la repoussai quand je vis à côté la petite figure toute rose de mon enfant qui dormait profondément au milieu de cette affreuse misère. Ma femme mourut, je restai seul avec mes deux enfants; c'était deux jours avant l'insurrection. Mon fils, me montrant le panier qu'il portait habituellement pour aller à l'école, et où on lui mettait sa petite provision, me disait: Papa, tu n'as donc rien mis dedans? Eh bien, messieurs, voilà pourquoi j'ai écouté mes malheureux camarades... J'avais souffert comme eux... quand ils vinrent me chercher, je cédai; mais je leur dis: Je vous le jure, par la mémoire de ma pauvre sainte mère: si nous sommes vaincus, je serai jeté dans un cul de basse-fosse; je ne me plaindrai pas, je ne vous reprocherai rien; mais si nous sommes vainqueurs, pas de vengeance, pardon à tous, car cette guerre entre français est horrible.» (Déposition de N. A. devant les Conseils de guerre.)

—Monsieur le commissaire de la marine va venir vous confirmer ce que je vous annonce, monsieur. Vous pouvez sortir d'ici, aujourd'hui... à l'heure même.

—Eh bien, monsieur, puisque vous êtes si parfaitement en cour... républicaine,—reprit M. Lebrenn en souriant,—soyez assez obligeant pour demander au commissaire une faveur qu'il me refuserait peut-être.

—Je suis, monsieur, tout à votre service.

—Vous voyez cet anneau de fer que je porte à la jambe, et qui soutient ma chaîne? Cet anneau de fer, je voudrais être autorisé à l'emporter... en le payant, bien entendu.

—Comment!... cet anneau... Vous voudriez?...

—Simple manie de collectionneur, monsieur... Je possède déjà quelques petites curiosités historiques... entre autres, le casque dont vous avez bien voulu me faire hommage il y a dix-huit mois... J'y joindrai l'anneau de fer du forçat politique... Vous voyez, monsieur, que pour moi et ma famille ce rapprochement dira bien des choses...

—Rien de plus facile, je crois, monsieur, que de satisfaire votre désir. Tout à l'heure j'en ferai part au commissaire. Mais permettez-moi une question, peut-être indiscrète.

—Laquelle, monsieur?

—Je me rappelle qu'il y a dix-huit mois, et bien souvent depuis j'ai songé à cela, je me rappelle que, lorsque je vous ai prié de conserver mon casque, en souvenir de votre généreuse conduite envers moi, vous m'avez répondu...

—Que ce ne serait pas la seule chose provenant de votre famille que je possédais dans ma collection? C'est la vérité.

—Vous m'avez aussi dit, je crois, monsieur, que les Néroweg de Plouernel...

—S'étaient quelquefois rencontrés, dans le courant des âges et des événements, avec plusieurs membres de mon obscure famille, esclave, serve, vassale ou plébéienne, reprit M. Lebrenn.

—Cela est encore vrai, monsieur.

—Et à quelle occasion? dans quelles circonstances? comment avez-vous pu être instruit de faits passés il y a tant de siècles?...

—Permettez-moi de garder ce secret, et excusez-moi d'avoir inconsidérément éveillé chez vous, monsieur, une curiosité que je ne peux satisfaire. Mais encore sous l'impression de cette journée de guerre civile et de l'étrange fatalité qui nous avait mis, vous et moi, face à face... une allusion au passé m'est échappée... Je le regrette; car, je vous le répète, il est certains souvenirs de famille qui ne doivent jamais sortir du foyer domestique.

—Je n'insisterai pas, monsieur,—dit M. de Plouernel.

Et après un instant d'hésitation il reprit:

—Un mot encore, monsieur... Encore une question indiscrète, sans doute...

—J'écoute, monsieur.

—Que pensez-vous de moi... en me voyant servir la république?

—Une telle question, monsieur, appelle une réponse d'une entière franchise.

—Vous ne pouvez m'en faire d'autre, monsieur, je le sais.

—Eh bien! vous ne croyez pas à la durée de la république; vous pensez vous servir utilement, pour l'avenir de votre parti, de l'autorité que vous confie, ainsi qu'à tant d'autres royalistes, un pouvoir parjure... Vous espérez enfin, à un moment donné, user de votre position dans l'armée pour favoriser le retour de votre maître, ainsi que vous appelez, je crois, ce gros garçon, le dernier des Capets et des rois franks par droit de conquête... Le gouvernement de monsieur Bonaparte met entre vos mains des armes contre la république... Vous les acceptez, c'est de bonne guerre, à votre point de vue.

—Et au vôtre?

—Au mien?

—Oui...

—Je ne ferais pas cela, monsieur... Je hais la monarchie pour les maux affreux dont, pendant des siècles, elle a écrasé mon pays, où elle s'est établie en conquérante, par la violence, le vol et le meurtre! Oui... je la hais! je l'ai combattue de toutes mes forces... mais jamais je ne l'aurais servie... avec l'intention de lui nuire... Jamais je n'aurais porté sa livrée, ses couleurs.

—Je ne porte pas la livrée de la république, monsieur!—dit vivement M. de Plouernel.—Je porte l'uniforme de l'armée française!...

—Allons, monsieur,—reprit le marchand en souriant,—avouez, sans reproche, que, pour un soldat, c'est peut-être un peu... un peu... prêtre... ce que vous dites là... Mais passons... chacun sert sa cause à sa façon. Et, tenez, nous sommes tous deux ici... vous, revêtu des insignes du pouvoir et de la force; moi, pauvre homme, portant la chaîne du forçat, ni plus ni moins que mes pères portaient, il y a quinze cents ans, le collier de fer de l'esclave: votre parti est tout-puissant et considérable; il a les vœux et il aurait au besoin l'appui des armes étrangères; il a la richesse, il a le clergé; de plus, les trembleurs, les repus, les cyniques, les ambitieux de tous les régimes se sont ralliés à vous dans l'effroi que leur cause la souveraineté populaire; ils disent tout haut qu'ils préfèrent à la démocratie la royauté de droit divin et absolu d'avant 89, appuyée, s'il le faut, par une armée cosaque et permanente... Eh bien, moi et ceux de mon parti, nous sommes pleins de foi dans la durée de la république et dans les prochaines et excellentes conséquences du suffrage universel, qui ne se laissera pas égarer deux fois de suite; aussi, croyez-moi, vous n'atteindrez jamais le but auquel vous croyez cependant toucher, à savoir: la restauration de ce gros garçon de droit divin et conquérant. Cela vous fait sourire... Soyez tranquille, monsieur: qui vivra verra, et, comme je l'espère, vous vivrez longtemps, très-longtemps... vous verrez.

L'entrée du commissaire de marine mit fin à l'entretien du général et du marchand; celui-ci obtint facilement, par l'intervention de son protecteur, la permission d'emporter son anneau de fer, sa manille, comme on dit au bagne.

Dans la soirée du même jour, M. Lebrenn se mit en route pour Paris.


CHAPITRE XII.

Ce qu'était devenue la famille de M. Lebrenn pendant son séjour au bagne, et d'une lettre qu'elle reçut un soir.

Le 10 septembre 1849, deux jours après que le général de Plouernel était allé porter à M. Lebrenn sa grâce pleine et entière, la famille du marchand se trouvait réunie dans le modeste salon de l'appartement du premier étage.

On avait fermé la boutique depuis une heure environ; une lampe, placée sur une grande table ronde, éclairait les différentes personnes qui l'entouraient.

Madame Lebrenn s'occupait des écritures commerciales de la maison; sa fille, vêtue de deuil, berçait doucement sur ses genoux un petit enfant endormi, tandis que Georges Duchêne, vêtu de deuil comme sa femme (le grand-père Morin était mort depuis quelques mois), dessinait sur une feuille de papier l'épure d'une boiserie; car depuis son mariage, et d'après le désir de M. Lebrenn, Georges avait établi, sur les bases de l'association et de la participation, un vaste atelier de menuiserie dans le rez-de-chaussée d'un des bâtiments dépendant de la maison de son beau-père.

Sacrovir Lebrenn lisait un traité de mécanique appliqué au tissage des toiles, et de temps à autre prenait des notes dans ce livre.

Jeanike ourlait des serviettes, tandis que Gildas, placé devant une petite table chargée de linge, pliait et étiquetait à leur numéro de vente divers objets destinés à la montre du magasin.

La physionomie de madame Lebrenn était pensive et triste; telle eût été sans doute aussi l'expression des traits de sa fille, alors dans tout l'éclat de sa beauté, si à ce moment elle n'avait doucement souri à son petit enfant qui lui riait.

Georges, un instant distrait, de son travail par ce rire enfantin, contemplait ce groupe maternel avec un ravissement inexprimable.

On sentait vaguement qu'un chagrin, pour ainsi dire de tous les instants, pesait sur une famille si tendrement unie; c'est qu'en effet il ne se passait pour ainsi dire pas d'heure où l'on ne se souvînt avec amertume que le chef si aimé, si vénéré de cette famille lui manquait...

Disons en quelques mots comment le fils et le gendre de M. Lebrenn n'avaient pas imité sa conduite lors de l'insurrection du mois de juin 1848, et conséquemment partagé son sort.

Vers le commencement de ce mois, madame Lebrenn, se rendant en Bretagne, afin d'y faire différentes emplettes de toile, et d'y voir quelques personnes de sa famille, était partie accompagnée de sa fille et de son gendre, voyage de plaisir pour les deux jeune mariés. Sacrovir Lebrenn était, de son côté, allé à Lille pour les intérêts du commerce de son père. Il devait revenir à Paris avant le départ de sa mère; mais, retenu en province par quelques affaires, il apprit, lors de son retour à Paris, l'arrestation de son père, alors prisonnier au fort de Vanvre, comme insurgé.

À cette funeste nouvelle, madame Lebrenn, sa fille et Georges étaient en toute hâte revenus de Bretagne.

Est-il besoin de dire que M. Lebrenn reçut dans sa prison toutes les consolations que la tendresse et le dévouement de sa famille pouvaient lui offrir? Sa condamnation prononcée, sa femme et ses enfants voulurent le suivre et aller s'établir à Rochefort, afin d'habiter au moins la même ville que lui, et de le voir souvent; mais il s'opposa formellement à cette résolution pour plusieurs motifs de convenance et d'intérêts de famille; puis enfin son principal argument contre un déplacement considérable et fâcheux fut... (cette fois son excellent jugement le trompa) fut sa foi complète à une amnistie générale plus ou moins prochaine. Il fit partager cette conviction à sa famille; les siens avaient trop besoin, trop envie de le croire pour ne pas accepter cette espérance. Aussi, les jours, les semaines, les mois, se passèrent dans une attente toujours vaine, et toujours renaissante.

Chaque jour le condamné recevait une longue lettre collective de sa femme et de ses enfants; il leur répondait aussi chaque jour, et, grâce à ces épanchements quotidiens, ainsi qu'au courage et à la sérénité de son caractère si fermement trempé, M. Lebrenn avait supporté sans faiblesse la terrible épreuve dont on venait de voir le terme.


La famille du marchand était toujours silencieusement occupée autour de la table ronde. Madame Lebrenn cessa un moment d'écrire et appuya son front sur sa main, pendant que son autre main, qui tenait la plume, s'arrêtait immobile.

Georges Duchêne, s'apercevant de la préoccupation de sa belle-mère, fit un signe à Velléda. Tous deux regardèrent silencieux madame Lebrenn. Sa fille, au bout de quelques instants, lui dit tendrement:

—Ma mère, tu parais inquiète, soucieuse?

—Depuis bientôt treize mois, mes enfants,—répondit la femme du marchand,—voici le premier jour que nous ne recevons pas de lettre de votre père...

—Si monsieur Lebrenn eût été malade, ma mère,—dit Georges,—et hors d'état de vous écrire, il vous l'eût fait savoir, grâce à une main étrangère, plutôt que de vous inquiéter par son silence. Aussi, comme nous le disions tantôt, il est probable que pour la première fois sa lettre aura subi quelque retard.

—Georges a raison, ma mère,—reprit la jeune femme;—il ne faut pas t'alarmer ainsi.

—Et puis, qui sait?—ajouta Sacrovir Lebrenn avec amertume,—les règlements de police sont si étranges, si despotiques, qu'il se peut qu'on ait voulu priver mon père de sa dernière consolation... Les gens qui nous gouvernent ont tant de haine contre les républicains!... Oh! nous vivons dans de tristes temps...

—Après avoir rêvé l'avenir si beau!...—dit Georges en soupirant,—le voir sombre, presque désespéré!... M. Lebrenn! lui! lui! condamné! traité ainsi!... Ah! cela ferait croire que le triomphe des honnêtes gens... n'est jamais qu'un accident!

—Ah! frère! frère! je sens qu'il s'amasse en moi de terribles ferments de haine et de vengeance!—dit d'une voix sourde le fils du marchand.—Avoir un jour... un seul jour!... et faire justice... dût ma vie entière se passer dans les tortures!

—Patience,—frère! dit Georges,—patience... À chacun son heure!

—Mes enfants,—reprit madame Lebrenn d'une voix grave et mélancolique,—vous parlez de justice... n'y mêlez jamais de pensées de haine, de vengeance... Votre père, s'il était là... et il est toujours avec nous... vous dirait que le bon droit ne hait pas... ne se venge pas... La haine, la vengeance, donnent le vertige; témoins ceux qui ont poursuivi votre père et son parti avec acharnement..... Méprisez-les... plaignez-les... mais ne les imitez pas.

—Et cependant, voir ce que nous voyons, ma mère!—s'écria le jeune homme.—Penser que mon père... mon père!... l'homme d'honneur, de courage, de patriotisme éprouvé, est à cette heure au bagne! et qu'on l'y laisse... et que nos ennemis éprouvent une joie féroce de l'y savoir!...

—Qu'est-ce que cela fait à l'honneur, au courage, au patriotisme de votre père, mes enfants?—dit madame Lebrenn.—Est-ce qu'il est au pouvoir de personne au monde de flétrir ce qui est pur? d'abaisser ce qui est grand? de faire d'un honnête homme un forçat?... Est-ce que vous croyez que votre père injustement condamné sera moins honoré de l'empreinte de la chaîne qu'il traîne que de ses cicatrices de 1830? Est-ce qu'au jour de la justice il ne sortira pas de leurs bagnes encore plus aimé, encore plus vénéré que par le passé? Que prouvent ces persécutions, mes enfants? que la haine et la vengeance peuvent devenir encore plus ridicules qu'elles ne sont odieuses! Et l'on ne doit avoir que dégoût et pitié pour l'odieux et le ridicule!... Ah! mes enfants! pleurons l'absence de votre père... mais songeons que chaque jour de son martyre le grandit et l'honore!...

—Tu as raison, ma mère,—dit Sacrovir en soupirant.—Les pensées de haine et de vengeance sont mauvaises au cœur.

—Ah!—reprit tristement Velléda,—pauvre père! le jour de demain était attendu par lui avec tant d'impatience!...

—Le jour de demain?—demanda Georges à sa femme.—Pourquoi cela?

—Demain est l'anniversaire de la naissance de mon fils,—reprit madame Lebrenn.—Demain, 11 septembre, il aura vingt-et-un ans; et pour plusieurs raisons cet anniversaire devait être pour nous une fête de famille.

Madame Lebrenn achevait à peine ces mots, que l'on entendit sonner à la porte de l'appartement.

—Qui peut venir si tard? Il est près de minuit,—dit madame Lebrenn.—Voyez ce que c'est, Jeanike.

—J'y vais, madame!—s'écria héroïquement Gildas en se levant.—Il y a peut-être du danger.

—Je ne le pense pas,—reprit madame Lebrenn;—mais allez toujours ouvrir.

Au bout d'un instant, Gildas revint, tenant une lettre qu'il remit à madame Lebrenn, en lui disant:

—Madame, c'est un commissionnaire qui a apporté cela... Il n'y a pas de réponse.

À peine la femme du marchand eut-elle jeté les yeux sur l'enveloppe, qu'elle s'écria:

—Mes enfants!... une lettre de votre père!...

Georges, Sacrovir et Velléda se levèrent spontanément et se rapprochèrent de leur mère.

—C'est singulier!—reprit celle-ci en examinant avec inquiétude l'enveloppe qu'elle décachetait.—Cette lettre doit venir de Rochefort comme les autres, et elle n'est pas timbrée...

—Peut-être,—dit Georges,—monsieur Lebrenn aura-t-il chargé quelqu'un partant de Rochefort de vous la faire parvenir.

—Et telle aurait été la cause du retard,—reprit Sacrovir.—C'est probable.

Madame Lebrenn, assez inquiète, se hâta de lire à ses enfants la lettre suivante:

«Chère et tendre amie, embrasse nos enfants au nom d'une bonne nouvelle, dont vous allez être aussi heureux que surpris... J'ai espoir de vous revoir bientôt...»

Ces mots étaient à peine prononcés par la femme du marchand, qu'il lui fut impossible de continuer sa lecture. Ses enfants l'entourèrent et sautèrent à son cou avec des exclamations de joie impossible à rendre, tandis que Gildas et Jeanike partageaient l'émotion de la famille.

—Mes pauvres enfants! soyons raisonnables, ne triomphons pas trop tôt,—dit madame Lebrenn.—Ce n'est qu'un espoir que votre père nous donne... Et Dieu sait combien notre espérance d'amnistie a été souvent déçue!

—Alors, mère, lis vite... bien vite... achève,—dirent les enfants d'une voix impatiente.—Nous allons voir si cet espoir est sérieux.

Madame Lebrenn continua la lettre de son mari:

«J'ai l'espoir de vous revoir bientôt... plutôt même que vous ne pouvez le croire...»

—Vois-tu, mère! vois-tu?...

Dirent les enfants d'une voix palpitante et les mains jointes, comme s'ils eussent prié.

—Achève! achève!

—Mon Dieu! mon Dieu! serait-il possible!... Nous le reverrions bientôt!—dit madame Lebrenn en essuyant les pleurs qui obscurcissaient sa vue; et puis elle continua:

«Quand je dis espoir, chère et tendre amie, c'est plus qu'un espoir, c'est une certitude... J'aurais dû commencer ma lettre en te donnant cette assurance; mais, quoique certain de la fermeté de ton caractère, j'ai craint qu'une trop brusque surprise ne vous fît mal, à toi et à nos enfants... Vous voici donc déjà familiarisés avec l'idée de me revoir prochainement... très-prochainement, n'est-ce pas? Je puis donc vous...»

—Mais, ma mère!—s'écria Georges Duchêne en interrompant la lecture,—monsieur Lebrenn doit être à Paris!

—À Paris!—s'écria-t-on tout d'une voix.

—La lettre n'est pas timbrée,—reprit Georges;—monsieur Lebrenn est arrivé... il l'aura envoyée par un commissionnaire.

—Plus de doute! Georges a raison,—reprit madame Lebrenn.

Et elle lut rapidement la fin de la lettre:

«Je puis donc vous promettre que nous fêterons en famille le jour de l'anniversaire de la naissance de mon fils... Ce jour commence ce soir à minuit... Je serai donc à minuit au milieu de vous, peut-être avant; car aussitôt le commissionnaire descendu, je monterai l'escalier et j'attendrai... Oui, j'attends à la porte, là, près de vous.»

Ces mots à peine achevés, madame Lebrenn et ses enfants se précipitaient à la porte de l'appartement.

Elle s'ouvrit.

En effet, M. Lebrenn était là.


Il faut renoncer à peindre les transports de cette famille en retrouvant ce père adoré.


CHAPITRE XIII.

Comment le jour anniversaire de la naissance de son fils M. Lebrenn lui ouvre cette chambre mystérieuse qui causait tant d'étonnements à Gildas Pakou, le garçon de magasin.—Comment Sacrovir Lebrenn et Georges Duchêne, son beau-frère, désespéraient du salut de la république et du progrès de l'humanité.—Pourquoi M. Lebrenn, fort de ce que renfermait la chambre mystérieuse, était au contraire plein de foi et de certitude sur l'avenir de la république et de l'humanité.

Le lendemain matin du retour de M. Lebrenn, jour de l'anniversaire de la naissance de son fils, qui atteignait à cette époque sa vingt-et-unième année, la famille du marchand était rassemblée dans le salon.

—Mon enfant,—dit M. Lebrenn à son fils,—tu as aujourd'hui vingt-et-un an, le moment est venu de t'ouvrir cette chambre aux volets fermés, qui a si souvent excité ta curiosité. Tu vas voir ce qu'elle contient... Je t'expliquerai le but et la cause de cette espèce de mystère... Alors, j'en suis convaincu, mon enfant, ta curiosité se changera en un pieux respect... Un mot encore: le moment de t'initier à ce mystère de famille semble providentiellement choisi. Depuis hier, tout à notre tendresse, nous avons eu peu le temps de parler des affaires publiques; cependant, quelques mots qui te sont échappés, ainsi qu'à vous, mon cher Georges,—ajouta M. Lebrenn en s'adressant au mari de sa fille,—me font craindre que vous ne soyez découragés... presque désespérés.

—Cela n'est que trop vrai, mon père,—répondit Sacrovir.

—Quand on est témoin de ce qui se passe chaque jour,—ajouta Georges,—on est effrayé pour l'avenir de la république et de l'humanité.

—Voyons, mes enfants,—dit M. Lebrenn en souriant;—que se passe-t-il donc de si terrible? contez-moi cela...

—Comment, mon père!—s'écria Georges avec surprise,—vous nous le demandez?

—D'abord,—s'écria le fils du marchand,—monsieur Bonaparte, premier magistrat de la république, monsieur Bonaparte, se recommandant naïvement des souvenirs de son oncle, l'homme du 18 brumaire! l'un des plus horribles despotes qui aient jamais pesé sur la France, qu'il a ruinée, dépeuplée, livrée deux fois à l'invasion et aux Bourbons!...

—Comment!—dit M. Lebrenn avec un éclat de rire homérique,—monsieur Louis Bonaparte vous fait peur!... Passons, mes enfants, passons, le suffrage universel, comme la lance magique, guérit les blessures qu'il a faites.

—Le gouvernement aux mains de ces gens,—reprit Georges,—dont les plus républicains regardent la république comme un essai...

—Oui, comme un essai... qu'ils font, eux, qui ont essayé tant de gouvernements, tant de fidélités, tant de serments!... C'est une vieille habitude chez eux... Ces pauvres hommes!—répondit M. Lebrenn.—Qu'est-ce que ça nous fait?... s'ils nous essayent, nous les essayons aussi, et, le jour venu, le scrutin leur dira: «Vous voyez bien, vous ne savez ni servir la république ni vous en servir... Allez-vous-en de là, s'il vous plaît...»

—Soit, mon père,—reprit Sacrovir;—mais voici qui est effrayant: l'instruction publique livrée à monsieur Falloux! l'apologiste de l'inquisition! l'exécuteur des basses œuvres des jésuites! l'audacieux souteneur de ce qu'il y a de plus haineux, de plus rétrograde, de plus impitoyable dans le parti catholique et absolutiste!... L'éducation de nos enfants livrée aux hommes noirs de cet homme noir!...

—Mes amis,—reprit M. Lebrenn,—sans remonter plus haut que 1789, qui donc, à cette époque, avait le monopole de l'instruction publique? Le clergé, n'est-ce pas?... le clergé dans sa toute-puissance, si puissant qu'il a fait trancher la tête à deux pauvres enfants qui avaient plaisanté d'une procession... Eh bien, ce clergé tout-puissant a-t-il pu conjurer la révolution, quoiqu'il fût maître de l'éducation publique?... Comment, vous craignez les hommes noirs de monsieur Falloux en 1849? quand nous avons la liberté de la presse, et la propagande socialiste, bien autrement active et ardente que celle des encyclopédistes au siècle dernier? Quoi! vous doutez? vous craignez? lorsque, grâce au suffrage universel, dans deux ans au plus, il suffira d'un souffle du pays pour faire rentrer à jamais ces hommes noirs dans leurs ténèbres? Allons, enfants! vous n'êtes pourtant plus à l'âge où l'on a peur des loups-garoux!...

—Et l'expédition d'Italie?—reprit Georges.—La république italienne, notre sœur, mitraillée, abattue par nos soldats, le pape rétabli par nos armes!

—Comment, enfants? vous vous plaignez de la restauration du pape par la force? Quel nouveau et écrasant démenti donné à cette prétention d'infaillibilité divine! Dieu n'a pas tonné... il a laissé son représentant sur terre implorer les carabines des chasseurs de Vincennes, braves garçons, préférant le cotillon et le cabaret aux oremus... Passons, enfants! la papauté ne se relèvera pas de ce dernier triomphe; elle devait régner par l'amour et par la foi, elle en appelle à la violence; elle se perdra par la violence, et bientôt la république romaine reprendra son rang parmi les peuples libres. La vieille habitude de la discipline a contraint nos braves soldats à une restauration papale, inique et imbécile... mais patience, deux ans d'exercice de leurs droits de citoyen éclaireront nos soldats sur leurs véritables devoirs... Et déjà les votes de l'armée ne sont-ils pas en majorité socialistes?... D'ailleurs, dans un temps prochain, il n'y aura plus de rois en Europe, conséquemment plus d'armées, l'un ne va jamais sans l'autre... Les peuples régénérés, émancipés, ne songeront, dans leur intérêt commun, qu'à s'unir, qu'à échanger leurs produits, au lieu de se battre!... Passons, enfants... les temps approchent où les derniers bataillons s'en iront avec les derniers rois!

—Ah! mon père! ces temps heureux, les verrons-nous jamais?—dit Sacrovir, non moins étonné que Georges de la quiétude du marchand.—Partout, à cette heure, la liberté des peuples est bâillonnée, bâtonnée, égorgée par les bourreaux des rois absolus!... L'Italie, la Hongrie, l'Allemagne, sont de nouveau courbées sous le joug sanglant qu'elles avaient brisé en 1848, électrisées par notre exemple, et comptant sur nous comme sur des frères!... Au nord, le despote des cosaques, un pied sur la Pologne, un pied sur la Hongrie, étouffées dans leur sang, menace de son knout l'indépendance de l'Europe, prêt à lancer sur nous ses hordes sauvages!...

—Des hordes pareilles, mes enfants, nos pères, en sabots, les ont écharpées sous la Convention... et nous ferions comme eux... Quant aux rois, ils massacrent, ils menacent, ils écument de fureur!... et surtout d'épouvante!... Ils voient déjà, du sang des martyrs assassinés par eux, naître des milliers de vengeurs!... Ces porte-couronnes ont le vertige: il y a bien de quoi!... Qu'une guerre européenne éclate, la révolution se dresse chez eux et les dévore! Que la paix subsiste, le flot pacifique de la civilisation monte... monte... et submerge leurs trônes... Passons, enfants...

—Mais, à l'intérieur!—s'écria Georges,—à l'intérieur!

—Eh bien, mes amis! que se passe-t-il à l'intérieur?

—Hélas! mon père... la défiance, la peur, la misère partout, semées par les éternels ennemis du peuple et de la bourgeoisie... Le crédit anéanti... Des populations égarées, trahies, trompées, ameutées contre la république, leur mère, par ceux-là qui savent bien qu'ils ne pourront plus, sous un gouvernement républicain-socialiste, exploiter le peuple et la modeste bourgeoisie, sur qui pèse presque entièrement l'impôt, c'est-à-dire la gêne ou la misère[19]!...

[19] Afin de donner un aperçu de l'odieuse iniquité de la répartition des impôts qui pèsent exclusivement sur le peuple, les petits propriétaires et le modeste commerce, tandis que les gros capitalistes en sont exempts, nous empruntons les chiffres et les réflexions suivantes à un excellent travail de la Démocratie pacifique (de la Richesse et des Impôts en France, 15 septembre 1849).

L'auteur, après avoir posé en principe cette incontestable vérité que tous doivent payer l'impôt suivant un mode proportionnel et progressif, en vient à démontrer les iniquités suivantes:

Banques de France.

Par exemple, en 1844, les banques de France ont escompté la somme colossale de 1 milliard 922 millions en effets de commerce.

809 millions par la banque de France en province.

319 — par ses dix-neuf comptoirs à Paris.

594 — par les banques départementales, constituées en sociétés anonymes, indépendantes de la banque de France.

Eh bien! si nous ouvrons le rapport des censeurs de la banque de France, rédigé par M. Odier, nous trouvons, parmi les frais généraux de cette administration, qu'elle n'a payé qu'un droit de patente de 12,500 francs. Douze mille cinq cents francs pour exploiter une masse d'effets de 809 millions! Est-ce là de la justice distributive en matière d'impôts? Si toutes les exploitations agricoles et autres étaient taxées à ce taux, le budget des recettes courrait grand risque de ne pas atteindre 200,000 à 300,000 francs, et il monte pourtant à près de deux milliards.

Aussi la valeur des actions des principales banques de France, en 1846, était monté aux taux suivants:

Banques Valeur de création des actions. Valeurs en 1846.
de France 1,000 fr 3,346 fr.
Lyon 1,000 3,260
Rouen 1,000 2,600
Bordeaux 1,000 2,285
Marseille 1,000 1,750
Lille 1,000 1,600
Orléans 1,000 1,550
Hâvre 1,000 1,250
Toulouse 500 1,150

Industries métallurgiques.

Autre exemple: Parmi les entreprises de la grande industrie, celle des mines figure au premier rang. Voici le relevé de cette production envahie en argent pour 1842:

Houille 33,497,779 fr.
Tourbe 5,326,184
Cuivre et minerai 257,500
Plomb, litharge, alquifoux, argent fin 844,583
Antimoine et préparations 100,645
Manganèse 116,150
Bitume 459,413
Alun et sulfate de fer 1,413,263
Sel marin 14,889,425
Fer, fonte, acier et minerai en fer 148,074,900
Carrière de matériaux de constructions de pierres à chaux,
d'argiles communes 41,047,519
Industries d'origines minérales, telles que verreries, poteries,
porcelaines, briques, produits chimiques 151,690,008
Produits divers en cuivre, zinc, plomb, etc. 6,689,269
 ————
Total général 404,406,638 fr.

On connaît les bénéfices énormes que l'industrie des mines procure à une grande partie de leurs propriétaires; on connaît l'abondance, par exemple, de la production des fers de Saint-Dizier, et l'étendue de leurs débouchés, celle des houilles dans le riche bassin de la Lière, etc. Eh bien! toutes ces richesses industrielles ne participent à l'impôt que des sommes insignifiantes.


Nous avons analysé plus haut les richesses produites par l'industrie minérale. Le nombre des ouvriers occupés par ces diverses industries est d'environ 500,000.

Quel est le sort de ces ouvriers? Allez, demandez-le aux catacombes des carrières et des mines, aux forges, aux fonderies brûlantes du fer, des verreries, etc. Visitez les hôpitaux et les chenils de ces misérables travailleurs, vous les verrez mourir avant l'âge, et souvent, hélas! expirer sous les tortures d'affreuses maladies, produites par les émanations de substances délétères. Voilà le hideux spectacle qui se présentera à vos yeux.

Aussi des rumeurs sinistres et des cris de vengeance sortent de temps en temps de ces profondeurs. C'est le rugissement d'Encelade qui se sent écrasé sous le poids de l'Etna; c'est la voix des esclaves d'un industrialisme sans entrailles qui lutte contre le poids non moins lourd d'un capital égoïste.

—Pauvres chers aveugles!—reprit en souriant M. Lebrenn,—le prodigieux mouvement industriel qui s'opère dans les différentes classes de travailleurs et de bourgeois ne frappe donc pas vos yeux? Songez donc à ces innombrables associations ouvrières qui se fondent de toutes parts, à ces excellents essais de banque d'échange, de comptoirs communaux, de crédit foncier, etc., etc. Ces tentatives, les unes couronnées de succès, les autres incertaines encore, mais toutes entreprises avec intelligence, courage, probité, persévérance et foi dans l'avenir démocratique et social, ne prouvent-elles pas que le peuple et la bourgeoisie, ne comptant plus, et bien ils font, sur le concours et l'aide de l'État, cette impuissante chimère, cherchent leur force et leurs ressources en eux-mêmes, afin de se délivrer de l'exploitation capitaliste et usuraire, comme ils se sont délivrés de la tyrannie monarchique et jésuitique?... Croyez-moi, mes enfants, lorsque tout un peuple comme le nôtre se met à chercher la solution d'un problème, d'où descend sa vraie liberté, son travail, son bien-être et celui de la famille... ce problème, il le trouve... et, le socialisme aidant, il le trouvera[20].

[20] Pour donner une idée du prodigieux mouvement industriel dont nous parlons, et qui éclôt pacifiquement sous la féconde influence du socialisme, nous donnerons sans commentaire la pièce suivante:

ASSOCIATIONS OUVRIÈRES FRATERNELLES. commission centrale des associations fraternelles.

Les associations sont enfin unies.

La Mutualité du travail commence sérieusement, et de cette mutualité va naître la gratuité du crédit, basée sur la solidarité proportionnelle que les associations établissent entre elles.

La commission centrale s'occupe activement de former des centres de production et de consommation, afin de rendre très-facile la circulation des bons d'échange, qui seront émis prochainement.

Cette publication des associations adhérentes s'accroîtra chaque semaine des adhésions reçues et des associations nouvelles qui auront été formées.

La commission centrale de l'Union invite les associations qui n'ont pas encore envoyé leurs statuts à les envoyer le plus promptement possible, afin qu'elle puisse les faire jouir du bénéfice de la publicité des journaux démocratiques. Il a été bien compris que l'envoi des statuts et l'adhésion aux rectifications n'impose pas l'obligation d'adhérer au Contrat d'union.

Le siége de la Commission centrale est rue Saint-André-des-Arts, 27, ancien 35. Ouvert tous les jours, de dix heures du matin à quatre heures, et de six à dix heures du soir.

Union des associations fraternelles.

Mutualité du travail et du crédit.—Solidarité des associations.

BLANCHISSEUSES. Rue Michel-Lecomte, 27.

BONNETIERS. Rue de la Vannerie, 47.

BOULANGERS. Bureau central, rue des Fossés-Saint-Germain-l'Auxerrois, 7.—Succursales: Rue de la Glacière, 32, et rue Vincent, à Belleville.—Rue Mogador, 13, à la Villette.

CASQUETTES (Ouvrières en). Rue Saint-Germain-l'Auxerrois, 45.

CHARBONS DE TERRE ET DE BOIS. Rue de Châtillon, 3.

CHAUSSONNIERS. Rue Jean-de-l'Épine, 11.

CHEMISIÈRES ET COUTURIÈRES. Rue de la Corderie Saint-Honoré, 7.

CLOUTIERS. Rue Château-Landon, 6.

COIFFEURS. Associations solidaires. Rue Saint-Honoré, 87.—Rue Jean-Robert, 22.—Cloître Saint-Benoît.—Rue Saint-Denis, 278.—Chaussée du Maine, 56.—Rue Michel-le-Comte, 50.—À Saint-Denis (banlieue), rue Compoise, 57.—Rue Saint-Nicolas-Saint-Antoine, 26.

CORDONNIERS. Rue du Cadran, 15.—Rue Rambuteau, 57.—Place du Louvre, 26.

CUISINIERS. Jardin de la Liberté, rue des Poissonniers, 38 et 40, à la Chapelle-Saint-Denis, et rue Saint Sauveur, 53.

—Réunis, barrière Pigale et barrière des Amandiers, et rue Aubry-le-Boucher, 32.

—Français, barrière des Trois-Couronnes.

—Rue Notre-Dame-des-Victoires, 7.

—Rue de la Grande-Truanderie, 40.

DAGUERRÉOTYPES (Fabricants d'appareils de). Rue Galande, 47.

ÉCRIVAINS RÉDACTEURS. Rue du Petit-Reposoir, 3.

GRAVEURS. Rue des Vieux-Augustins, 58.

LIMONADIERS. Rue du Roule, 3.

LINGÈRES. Rue du Faubourg-Saint-Denis, 23.

LITHOGRAPHES. Passage du Caire, 64-65.

MAÇONS ET TAILLEURS DE PIERRE. Rue Geoffroy-Lasnier, 11.

MÉDECINS ET PHARMACIENS. Rue Montmartre, 20.

ŒUFS, BEURRE, FROMAGE (pour la vente). Rue Saint-Honoré, 49.

PEINTRES EN BATIMENTS. Fusion des trois associations, ayant leurs siéges respectifs rue des Arcis, 8; rue de Paradis-Poissonnière, 40, et rue du Faubourg-Saint-Denis, 123.

PHARMACIENS. Pharmacie humanitaire, rue Constantine, 26, et rue du Temple, 55.

SAGES FEMMES. Rue du Cherche-Midi, 12.

SERRURIERS EN TOUS GENRES. Faubourg Saint-Denis, 135.

TRAVAILLEURS de toutes professions et de tous pays, à Châtillon, près Montrouge (département de la Seine).

Associations dont les statuts ont été vérifiés, mais qui n'ont pas adhéré à l'Union.

APPAREILLEURS DE GAZ. Rue Saint-Denis, 257, passage du Renard, et rue du Renard-Saint-Sauveur, 4.

CHAPELIERS. Boulevard Saint-Denis, 4, et rue Dauphine, 11.

CHARPENTIERS. Rue Vieille-du-Temple, 79.

COIFFEURS. Rue Lamartine, 1.—Succursale: rue Saint-Honoré, 139.

CORDONNIERS. Rue Saint-Honoré, 22.

CORPORATIONS RÉUNIES. Impasse des Couronnes, 6 et 8, à la Chapelle-Saint-Denis.

CORROYEURS. Rue de la Terrasse, 4, aux Batignolles. Dépôt à Paris, rue du Renard-Saint-Sauveur, 7.

CUISINIERS. Rue du Faubourg-du-Temple, 58.—Rue du Four Saint-Germain, 46.—Rue Dauphine.

FACTEURS DE PIANOS. Rue de Chabrol, 24.

GRAINETIERS. Rue des Fourreurs, 12.

GRAVEURS SUR BOIS pour illustrations typographiques. Quai Bourbon, 39, île Saint-Louis.

INSTITUTEURS, INSTITUTRICES et PROFESSEURS socialistes. Rue de Bréda, 21.

LIMES (Ouvriers en). Rue Phélippeaux, 27.

LUNETTIERS EN ACIER. Rue Saint-Martin, 180, entrée rue Jean-Robert, 28.

MARBRIERS ET TAILLEURS DE PIERRES réunis, pour monuments funèbres. Rue Fontaine-Saint-Georges, 52.

MÉGISSIERS. Rue Saint-Hippolyte, 13.

MENUISIERS EN BATIMENTS. Rue de Jessaint, à la Chapelle Saint-Denis.

PHARMACIENS. Pharmacie médicale, rue Zacharie, 5.

SERRURIERS MÉCANICIENS. Rue du Grand-Hurleur, 5.

Pour la Commission,
Le secrétaire, JEANNE.

—Mais où sont nos forces, mon père? Notre parti est décimé!... Les républicains-socialistes sont traqués, calomniés, dénoncés, emprisonnés, proscrits!... Enfin, que dirai-je? Comment ne pas se décourager, se désespérer, lorsque l'on pense que toi... toi... tu dois la tardive justice qu'on t'a rendue... à qui?... au comte de Plouernel... à un royaliste tout-puissant aujourd'hui!...

—Hélas! mon père!—ajouta Georges,—n'est-ce pas le déplorable symbole de cette situation dont la pensée nous écrase?... Les royalistes tout-puissants, les républicains persécutés!

—Et quelle est, mes enfants, la conclusion de votre découragement?

—Hélas!—reprit tristement Sacrovir,—ce que nous redoutons, c'est la ruine de la république, c'est le retour au passé; c'est de rétrograder au lieu d'avancer, c'est la négation du progrès... c'est d'en arriver à cette désolante conviction: que l'humanité, au lieu de marcher toujours, est fatalement condamnée à tourner incessamment sur elle-même, dans un cercle de fer, dont elle ne peut jamais sortir... Ainsi, que la République succombe, peut-être allons-nous retourner sur nos pas... revenir au delà même du point dont nos pères sont partis en 89!

—C'est absolument ce que disent et ce qu'espèrent les royalistes, mes enfants...

—Il n'est que trop vrai, mon père...

—Que les royalistes commettent cette erreur de logique, soit, je le conçois; rien n'aveugle comme la passion, l'intérêt, ou les préjugés de caste; mais que nous... mes enfants, nous fermions les yeux à l'évidence du progrès... plus éclatant que le soleil, pour nous plonger de gaieté de cœur dans les ténèbres du doute... mais que nous, mes enfants, nous fassions à la sainteté de notre cause l'injure de douter de sa puissance, de son triomphe souverain... lorsqu'il se manifeste de toutes parts...

—Que dites-vous, mon père?

—Je dis: lorsque notre triomphe se manifeste de toutes parts; je dis que, en de telles circonstances, se laisser abattre, se décourager, ce serait compromettre notre cause!... si le progrès de l'humanité ne poursuivait pas sa marche éternelle, malgré l'incrédulité, l'aveuglement, les faiblesses, les trahisons ou les crimes des hommes!...

—Comment!... l'humanité sans cesse en progrès?...

—Sans cesse, mes enfants.

—Mais il y a bien des siècles... nos pères les Gaulois vivaient libres, heureux! et pourtant ils ont été dépouillés, asservis, par la conquête romaine, puis par celle de rois franks: était-ce donc un progrès cela?

—Je n'ai pas dit, mes amis, que nos pères n'ont pas souffert, mais que l'humanité avait marché... Derniers fils d'un ancien monde qui s'écroulait de toutes parts pour faire place au monde chrétien, progrès immense!... nos pères ont été meurtris, mutilés, sous les débris de la société antique... Mais en même temps une grande transformation sociale s'opérait; car, je vous le répète, l'humanité marche toujours... parfois lentement, jamais elle n'a fait un pas en arrière.

—Mon père, je vous crois... cependant...

—Malgré toi tu doutes encore, Sacrovir? Je comprends cela; heureusement les enseignements, les preuves, les dates, les faits, les noms, que tu trouveras tout à l'heure dans la chambre mystérieuse, te convaincront mieux que mes paroles... Et lorsque vous verrez, mes amis, qu'aux temps les plus affreux de notre histoire, tels que les ont presque toujours faits à notre pays les rois, les seigneurs et le haut clergé catholique; lorsque vous verrez que nous autres conquis, nous sommes partis de l'esclavage pour arriver progressivement, à travers les siècles, à la souveraineté du peuple, vous vous demanderez si à cette heure, où nous sommes investis de cette souveraineté si laborieusement gagnée, nous ne serions pas criminels de douter de l'avenir... En douter, grand Dieu! ah! nos pères, malgré leur martyre, n'en ont jamais douté, eux! Aussi, n'est-il presque pas de siècle où ils n'aient fait un pas vers l'affranchissement... Hélas! ce pas était presque toujours ensanglanté. Car si nos maîtres les conquérants se sont montrés implacables, vous le verrez, il n'est pas de siècle où de terribles représailles n'aient éclaté contre eux pour satisfaire la justice de Dieu... Oui, vous le verrez, pas de siècle où le bonnet de laine ne se soit insurgé contre le casque d'or! où la faux du paysan ne se soit croisée avec la lance du chevalier! ou la main calleuse du vassal n'ait brisé la main douillette de quelque tyranneau d'évêque! Vous le verrez, mes enfants... pas de siècle où les infâmes débauches, les voleries, les férocités des rois et de la plupart des seigneurs et des membres du haut clergé catholique, n'aient soulevé les populations, et où elles n'aient protesté par les armes contre la tyrannie du trône, de la noblesse et des papes!... Vous le verrez, pas de siècle où les affamés, se dressant inexorables comme la faim, n'aient jeté les repus dans la terreur... pas de siècle qui n'ait eu son festin de Balthazar, enseveli avec ses coupes d'or, ses fleurs, ses chants et ses magnificences, sous le flot vengeur de quelque torrent populaire... Sans doute, hélas! à ces terribles, mais légitimes représailles de l'opprimé, succédaient contre lui de féroces vengeances; mais de formidables exemples étaient faits; et toujours l'insurrection ou l'épouvante a arraché aux éternels oppresseurs de nos pères quelque durable concession écrite dans la loi et forcément observée.

—Je vous crois,—dit Sacrovir;—si l'on juge du passé par le présent, car dans ces derniers temps l'insurrection a conquis nos libertés de 89 et 92, l'insurrection, en 1830, nous a rendu une partie de nos droits; enfin, en 1848, l'insurrection a proclamé la souveraineté du peuple, et le suffrage universel, qui met un terme à ces luttes fratricides.

—Et il en a été toujours ainsi, mon enfant; car tu le verras, il n'est pas une réforme sociale, politique, civile ou religieuse, que nos pères n'aient été forcés de conquérir de siècle en siècle au prix de leur sang!... Hélas! cela est cruel... cela est déplorable; mais que faire? qui invoquer? que résoudre? Il fallait bien recourir aux armes, lorsque des privilégiés opiniâtres, inexorables, incorrigibles, répondaient aux larmes, aux douleurs, aux prières des opprimés: Rien, rien, rien!!... Alors d'effroyables colères surgissaient et le désespoir rendait les faibles forts... alors des torrents de sang coulaient des deux côtés... Mais sur qui ce sang doit-il retomber?... Ah! qu'il retombe tout entier sur ceux-là qui, par la force, réduisaient leurs frères à un abominable esclavage, sous lequel l'homme, parfois ravalé au niveau de la brute, n'en différait que par ces divins instincts de justice et de liberté que l'oppression la plus affreuse n'étouffe jamais en nous! Aussi ces instincts se réveillaient-ils formidables lorsque sonnait, d'âge en âge, l'heure de l'affranchissement progressif de l'humanité... C'est ainsi qu'à force de vaillance, d'opiniâtreté, de batailles, de martyres, nos pères ont brisé d'abord les fers de l'esclavage antique où les Franks les avaient maintenus lors de la conquête; puis ils sont arrivés au servage, condition un peu moins horrible. Puis, de serfs, ils sont devenus vassaux, puis main-mortables, nouveaux progrès; et toujours ainsi, de pas en pas, se frayant, à force de patience et d'énergie, une route à travers les siècles et les obstacles, ils sont enfin arrivés à reconquérir leur droit divin, à eux et à nous; c'est-à-dire la souveraineté du peuple. Et n'est-ce pas à la fois un droit et une récompense? car enfin, à cette heure, tout ce qui constitue la richesse de la France que nos pères avaient reçue des mains de Dieu, nue, inculte et sauvage, ces terres cultivées, ces industries, ces monuments, ces routes, ces canaux, que sais-je? enfin toutes les merveilles de civilisation dont la France est aujourd'hui couverte, ne sont-elles pas le fruit de l'accumulation du travail de nos aïeux, prolétaires et bourgeois durant des siècles? Ah! eux seuls ne sont jamais restés oisifs! et tandis que les rois, les seigneurs de la conquête franque, et le haut clergé catholique, leur éternel et indigne complice, jouissaient dans l'indolence; chacune de nos laborieuses générations, à nous autres Gaulois conquis, asservis et dépouillés, augmentait les incalculables richesses du pays! Et pour prix de ces labeurs séculaires, le prolétariat aujourd'hui émancipé n'interviendrait pas légalement, pacifiquement, de par son droit souverain, dans une plus équitable exploitation de ces trésors, créés, fécondés, par la sueur et par le sang de ses pères! Quoi! pauvres enfants! le prolétariat risquerait d'être demain replongé dans le servage, parce que, selon la nature des choses, à l'action succède une réaction passagère; parce que des traîtres ont escaladé le pouvoir; parce que les rois d'Europe, sentant leur fin venue, redoublent de férocité comme la bête sauvage aux abois?... Vous désespérez de l'avenir? lorsque, grâce au suffrage universel, leur dernière et impérissable conquête, les déshérités d'hier, aujourd'hui majorité immense, peuvent demain imposer à la minorité privilégiée de la veille leur volonté, souveraine comme l'équité? Quoi! vous désespérez? lorsque le pouvoir est révocable à la voix de nos représentants, nommés commis par nous juges suprêmes de ce pouvoir?... dans le cas où il aurait l'audace de violer la constitution, cette arche sainte de la république, que nous défendrions au prix de notre sang! Quoi! vous désespérez, parce que, depuis dix-huit mois, nous avons lutté, quelque peu souffert?... Ah! ce n'est pas pendant dix-huit mois que nos pères ont souffert, ont lutté; c'est pendant plus de dix-huit siècles... Et si chaque génération a eu ses martyrs, elle a eu ses conquêtes!... et de ces martyrs, de ces conquêtes, vous allez voir les pieuses reliques, les glorieux trophées... Venez, mes enfants, suivez-moi.

Et ce disant, M. Lebrenn se dirigea, suivi de sa famille, dans la chambre aux volets fermés, où le fils, la fille et le gendre du marchand entraient pour la première fois.


CHAPITRE XIV.

Comment la famille Lebrenn vit de nombreuses curiosités historiques dans la chambre mystérieuse.—Quelles étaient ces curiosités, et pourquoi elles se trouvaient là, ainsi que plusieurs manuscrits singuliers.—De l'engagement sacré que prit Sacrovir entre les mains de son père avant de commencer la lecture de ces manuscrits qui doit chaque soir se faire en famille.

La chambre mystérieuse où M. Lebrenn introduisait pour la première fois son fils, sa fille et Georges Duchêne, n'avait, quant à ses dispositions intérieures, rien d'extraordinaire, sinon qu'elle était toujours éclairée par une lampe de forme antique, de même que le sont certains sanctuaires sacrés; et ce lieu n'était-il pas le sanctuaire des pieux souvenirs, des traditions souvent héroïques de cette famille plébéienne? Au-dessous de la lampe, les enfants du marchand virent une grande table recouverte d'un tapis, sur cette table un coffret de bronze. Autour de ce coffret, verdi par les siècles, étaient rangés différents objets, dont quelques-uns remontaient à l'antiquité la plus reculée, et dont les plus modernes étaient le casque du comte de Plouernel et l'anneau de fer que le marchand avait rapporté du bagne de Rochefort.

—Mes enfants,—dit M. Lebrenn d'une voix pénétrée en leur désignant du geste les curiosités historiques rassemblées sur la table,—voici les reliques de notre famille... À chacun de ces objets se rattache, pour nous, un souvenir, un nom, un fait, une date; de même que lorsque notre descendance possédera le récit de ma vie écrite par moi, le casque de monsieur de Plouernel et l'anneau de fer que j'ai porté au bagne auront leur signification historique. C'est ainsi que presque toutes les générations qui nous ont succédé, ont, depuis près de deux mille ans, fourni leur tribut à cette collection.

—Depuis tant de siècles, mon père!—dit Sacrovir avec un profond étonnement, en regardant sa sœur et son beau-frère.

—Vous saurez plus tard, mes enfants, comment sont parvenues jusqu'à nous ces reliques, peu volumineuses, vous le voyez; car, sauf le casque de monsieur de Plouernel et un sabre d'honneur donné à mon père à la fin du dernier siècle, ces objets peuvent être renfermés, ainsi qu'ils l'ont été souvent, dans ce coffret de bronze... tabernacle de nos souvenirs, enfoui parfois dans quelque solitude, et y restant de longues années jusqu'à des temps plus calmes.

M. Lebrenn prit alors sur la table le premier de ces débris du passé, rangés par ordre chronologique. C'était un bijou d'or noirci par les siècles, ayant la forme d'une faucille; un anneau mobile fixé au manche indiquait que ce bijou avait dû se porter suspendu à une chaîne ou à une ceinture.

—Cette petite faucille d'or, mes enfants,—poursuivit M. Lebrenn,—est un emblème druidique; c'est le plus ancien souvenir que nous possédions de notre famille; son origine remonte à l'année 57 avant Jésus-Christ; c'est-à-dire qu'il y a de cela aujourd'hui dix-neuf cent six ans.

—Et ce bijou... l'un des nôtres l'a porté, mon père?—demanda Velléda.

—Oui, mon enfant,—répondit M. Lebrenn avec émotion.—Celle qui l'a porté était jeune comme toi, belle comme toi... et le cœur le plus angélique!... le courage le plus fier! Mais à quoi bon?... vous lirez cette admirable légende de notre famille dans ce manuscrit,—ajouta M. Lebrenn en indiquant à ses enfants un livret auprès duquel était placée la faucille d'or. Ce livret, ainsi que les plus anciens de ceux que l'on voyait sur la table, se composait d'un grand nombre de feuillets oblongs de peau tannée (sorte de parchemin), jadis cousus à la suite les uns des autres en manière de bande longue et étroite[21]; mais, pour plus de commodité, ils avaient été décousus les uns des autres et reliés en un petit volume, recouvert de chagrin noir, sur le plat duquel on lisait en lettres argentées:

An 57 av. J.-C.

[21] L'emploi de peaux tannées pour écrire remonte à une antiquité très-reculée, et fut répandu chez les peuples de l'Asie, ainsi que chez les Grecs, les Romains et les Gaulois. On conserve à la bibliothèque de Bruxelles un manuscrit du Pentateuque que l'on croit antérieur au neuvième siècle; il est écrit en cinquante-sept peaux cousues ensemble, formant un rouleau de trente-six mètres de long. (Ludovic Lalanne, Cur. bibl., p. 11.)

—Mais, mon père,—dit Sacrovir,—je vois sur cette table un livret à peu près pareil à celui-ci, à côté de chacun des objets dont vous nous avez parlé?...

—C'est qu'en effet, mes enfants, chaque relique provenant d'un des membres de notre famille est accompagnée d'un manuscrit de sa main, racontant sa vie et souvent celle des siens.

—Comment, mon père?—dit Sacrovir de plus en plus étonné;—ces manuscrits?...

—Ont tous été écrits par quelqu'un de nos aïeux... Cela vous surprend, mes enfants? Vous avez peine à comprendre qu'une famille inconnue possède sa chronique, comme si elle était d'antique race royale? puis vous vous demandez comment cette chronique a pu se succéder, sans interruption, de siècle en siècle, depuis près de deux mille ans jusqu'à nos jours?

—En effet, mon père,—dit le jeune homme,—cela me semble si extraordinaire...

—... Que cela touche à l'invraisemblance, n'est-ce pas?—reprit le marchand.

—Non, mon père,—dit Velléda,—puisque vous affirmez que cela est; mais cela nous étonne beaucoup!

—Sachez d'abord, mes enfants, que cet usage de se transmettre, de génération en génération, soit oralement, soit par écrit, les traditions de famille, a toujours été l'une des coutumes les plus caractéristiques de nos pères les Gaulois, et encore plus religieusement observée chez les Gaulois de Bretagne que partout ailleurs. Chaque famille, si obscure qu'elle fût, avait sa tradition, tandis que dans les autres pays d'Europe cette coutume se pratiquait même rarement parmi les princes et les rois. Pour vous en convaincre,—ajouta le marchand en prenant sur la table un vieux petit livre qui semblait dater des premiers temps de l'imprimerie,—je vais vous citer un passage traduit d'un des plus anciens ouvrages sur la Bretagne, et dont l'autorité fait foi dans le monde savant.

Et M. Lebrenn lut ce qui suit:

«Chez les Bretons, les gens de la moindre condition connaissent leurs aïeux et retiennent de mémoire toute la ligne de leur ascendance jusqu'aux générations les plus reculées, et l'expriment ainsi, par exemple: Érès, fils de Théodrik,—fils d'Enn,—fils d'Aecle,—fils de Cadel,—fils de Roderik le Grand, ou le chef. Et ainsi de reste. Leurs ancêtres sont pour eux l'objet d'un vrai culte, et les injures qu'ils punissent le plus sont celles faites à leur race. Leurs vengeances sont cruelles et sanguinaires, et ils punissent non-seulement les insultes nouvelles, mais aussi les plus anciennes, faites à leur race, et qu'ils ont toujours présentes tant qu'elles ne sont pas vengées[22].»

[22] M. Augustin Thierry, l'illustre historien, au témoignage duquel nous en appellerons plus d'une fois, car nul plus que lui n'a envisagé l'histoire sous un jour plus national et plus démocratique, a cité (1º v. page 11 de son Histoire de la Conquête de l'Angleterre par les Normands) trois lignes seulement de ce document curieux qu'il indique sommairement ainsi: Geraldi Cambrensis Itenerari Walliæ. Nous sommes allés aux sources, et nous avons trouvé tout le passage ci-dessus. L'époque de la publication de ce livre écrit en latin est ainsi désignée: Londini apud Edmonidum Bollifantum impress. Henrici dembani et Radulfi nuberii.—1585.

—Vous le voyez, mes enfants,—ajouta M. Lebrenn en reposant le livre sur la table,—notre chronique de famille s'explique ainsi; et malheureusement vous verrez que quelques-uns de nos aïeux n'ont été que trop fidèles à cette coutume de poursuivre une vengeance de génération en génération... Car plus d'une fois, dans le cours des âges, les Plouernel...

—Que dites-vous, mon père?—s'écria Georges.—Les ancêtres du comte de Plouernel ont été parfois les ennemis de notre race?...

—Oui, mes enfants... vous le verrez... Mais n'anticipons pas... Vous comprendrez donc que si nos pères se transmettaient une vengeance de génération en génération, depuis les temps les plus reculés, ils se transmettaient nécessairement aussi les causes de cette vengeance, et en outre les faits les plus importants de chaque génération; c'est ainsi que nos archives se sont trouvées écrites d'âge en âge jusqu'à aujourd'hui.

—Vous avez raison, mon père,—dit Sacrovir;—cette coutume explique ce qui nous avait d'abord semblé si extraordinaire.

—Tout à l'heure, mes enfants,—reprit le marchand,—je vous donnerai d'autres éclaircissements sur la langue employée dans ces manuscrits; laissez-moi d'abord appeler vos regards sur ces pieuses reliques, qui vous diront tant de choses après la lecture de ces manuscrits... Cette faucille d'or,—ajouta M. Lebrenn en replaçant le bijou sur la table,—est donc le symbole du manuscrit numéro 1, portant la date de l'an 57 avant Jésus-Christ. Vous le verrez, ce temps a été pour notre famille, libre alors, une époque de joyeuse prospérité, de mâles vertus, de fiers enseignements. C'était, hélas! la fin d'un beau jour... de terribles maux l'ont suivi, l'esclavage, les supplices, la mort...—Et après un moment de silence pensif, le marchand reprit:—En un mot, chacun de ces manuscrits vous dira presque siècle par siècle la vie de nos aïeux.

Pendant quelques instants, les enfants de M. Lebrenn, non moins silencieux et émus que leur père, parcoururent d'un regard avide ces débris du passé, dont nous donnerons une sorte de nomenclature chronologique, comme s'il s'agissait de l'inventaire du cabinet d'un antiquaire.

Nous l'avons dit, à la petite faucille d'or[23] était joint un manuscrit portant la date de l'an 57 avant Jésus-Christ.

[23] Rien de moins invraisemblable que la conservation séculaire d'un pareil bijou; on peut voir au Cabinet des antiques de la Bibliothèque nationale, un bracelet d'or d'un délicieux travail et de fabrication gauloise; ce bracelet a été reproduit dans l'excellent et curieux Livre d'or des métiers, p. 3, 1re liv., par le bibliophile Jacob et Ferdinand Serré.

Au manuscrit nº 2, portant la date de l'an 56 avant Jésus-Christ, était jointe une clochette d'airain, pareille à celle dont on garnit aujourd'hui en Bretagne les colliers des bœufs.

Cette clochette datait donc au moins de dix-neuf cent six ans.....

Au manuscrit nº 3, portant la date de l'année 50 après Jésus-Christ, était joint un fragment de collier de fer, ou carcan, rongé de rouille, sur lequel on reconnaissait les vestiges de ces lettres romaines burinées dans le fer:

SERVUS SUM...

Je suis esclave de...

Nécessairement le nom du possesseur de l'esclave se devait trouver sur le débris du collier qui manquait.

Ce carcan datait donc au moins de dix-sept cent quatre-vingt-dix-neuf ans.

Au manuscrit nº 4, portant la date de l'an 290 de notre histoire, était jointe une petite croix d'argent attachée à une chaînette du même métal, qui semblaient avoir été noircies par le feu.

Cette petite croix datait donc au moins de quinze cent cinquante-neuf ans.

Au manuscrit nº 5, portant la date de l'an 393 de notre histoire, était joint un ornement de cuivre massif, ayant appartenu au cimier d'un casque, et représentant une alouette les ailes à demi étendues.

Ce débris de casque datait donc au moins de quatorze cent cinquante-six ans.

Au manuscrit nº 6, portant la date de l'année 497 de notre histoire, était jointe la garde d'un poignard de fer, noir de vétusté; sur la coquille on lisait d'un côté ce mot:

GHILDE;

Et de l'autre, ces deux mots en langue celtique ou gauloise (le breton de nos jours ou peu s'en faut):

AMINTIAICH (Amitié).

COUMUNITEZ (Communauté).

Ce manche de poignard datait donc au moins de treize cent cinquante-deux ans.

Au manuscrit nº 7, portant la date de l'an 675 de notre histoire, était jointe une crosse abbatiale en argent repoussé, autrefois doré. On remarquait parmi les ornements de cette crosse le nom de Méroflède.

Cette crosse datait donc au moins de onze cent soixante-quatorze ans.

Au manuscrit nº 8, portant la date de l'an 787 de notre histoire, étaient jointes deux petites pièces de monnaie dites carlovingiennes, l'une de cuivre, l'autre d'argent, réunies entre elles par un fil de fer.

Ces deux pièces de monnaie dataient donc au moins de mille soixante-deux ans.

Au manuscrit nº 9, portant la date de l'an 885 de notre histoire, était joint le fer d'une sagette (ou flèche) barbelée.

Cette flèche datait donc au moins de neuf cent soixante-quatre ans.

Au manuscrit nº 10, et portant la date de l'an 999 de notre histoire, était joint un crâne d'enfant de huit à dix ans (à en juger par sa structure et son volume). On lisait sur les parois extérieures de ce crâne ces mots, gravés en langue gauloise:

FIN—AL—BÈD (Fin du monde).

Ce crâne datait donc au moins de huit cent cinquante ans.

Au manuscrit nº 11, portant la date de l'an 1010 de notre histoire, était jointe une coquille blanche côtelée, pareille à celles que l'on voit sur les manteaux des pèlerins.

Cette coquille datait au moins de huit cent trente-neuf ans.

Au manuscrit nº 12, portant la date de l'an 1137 de notre histoire, était joint un anneau pastoral en or, tel que les ont portés les évêques. Sur l'un des chatons dont il était orné, on voyait gravées les armes des Plouernel (leur blason était de trois serres d'aigle de sable (d'or) sur champ de gueule (fond rouge).

Cet anneau datait donc au moins de sept cent douze ans.

Au manuscrit nº 13, portant la date de l'an 1208 de notre histoire, était jointe une paire de tenailles de fer, instrument de torture, découpée en lame de scie, de sorte que les dents s'emboîtaient les unes dans les autres.

Cet instrument de torture datait donc au moins de six cent quarante-un ans.

Au manuscrit nº 14, portant la date de l'an 1358 de notre histoire, étaient joints deux objets:

1º Un petit trépied de fer de six pouces de diamètre, qui semblait à moitié rougi par le feu;

2º La poignée d'une dague richement damasquinée, et dont le pommeau était orné des armes des comtes de Plouernel.

Ce trépied de fer et cette poignée de dague dataient donc au moins de quatre cent quatre-vingt-onze ans.

Au manuscrit nº 15, portant la date de l'an 1413 de notre histoire, était joint un couteau de boucher à manche de corne, et dont la lame était à demi brisée.

Ce couteau datait donc au moins de quatre cent trente-six ans.

Au manuscrit nº 16, portant la date de l'an 1515 de notre histoire, était jointe une petite Bible de poche, appartenant aux premiers temps de l'imprimerie: la couverture de ce livre était presque entièrement brûlée, ainsi que les angles des pages, comme si cette Bible était restée quelque temps exposée au feu; on remarquait aussi sur plusieurs de ses pages quelques taches de sang.

Cette Bible datait donc au moins de trois cent trente-quatre ans.

Au manuscrit nº 17, portant la date de l'an 1648 de notre histoire, était joint le fer d'un lourd marteau de forgeron sur lequel on voyait ces mots incrustés dans le métal en langue bretonne:

EZ—LIBR (Être libre).

Ce marteau datait donc au moins de deux cent un ans.

Au manuscrit nº 18, et portant la date de l'an 1794 de notre histoire, était joint un sabre d'honneur à garde de cuivre doré, avec ces inscriptions gravées des deux côtés de la lame:

République française. Liberté—Égalité—Fraternité. Jean Lebrenn a bien mérité de la patrie.

Enfin l'on voyait, mais sans être accompagnés de manuscrit, et seulement portant la date de 1848 et 1849, les deux derniers objets dont se composait cette collection:

Le casque de dragon donné par le comte de Plouernel à M. Lebrenn.

La manille ou l'anneau de fer que le marchand avait porté au bagne de Rochefort.

On comprendra sans doute avec quel pieux respect, avec quelle ardente curiosité, ces débris du passé furent examinés par la famille du marchand. Il interrompit le silence pensif que gardaient ses enfants pendant cet examen, et reprit:

—Ainsi, vous le voyez, mes enfants, ces manuscrits racontent l'histoire de notre famille plébéienne depuis près de deux mille ans; aussi cette histoire pourrait-elle s'appeler l'histoire du peuple, de ses vicissitudes, de ses coutumes, de ses mœurs, de ses douleurs, de ses fautes, de ses excès, parfois même de ses crimes; car l'esclavage, l'ignorance et la misère dépravent souvent l'homme en le dégradant. Mais, grâce à Dieu, dans notre famille les mauvaises actions ont été rares, tandis que nombreux ont été les traits de patriotisme et d'héroïsme de nos aïeux, gaulois et gauloises, pendant leur longue lutte contre la conquête des Romains et des Franks! Oui, hommes et femmes... car vous le verrez dans bien des pages de ces récits, les femmes, en dignes filles de la Gaule, ont rivalisé de dévouement, de vaillance! Aussi plusieurs de ces figures touchantes ou héroïques resteront chéries et glorifiées dans votre mémoire comme les saints de notre légende domestique... Un dernier mot sur la langue employée dans ces manuscrits... Vous le savez, mes enfants, votre mère et moi, nous vous avons toujours donné, dès votre plus bas âge, une bonne de notre pays, afin que vous apprissiez à parler le breton en même temps que le français; aussi, votre mère et moi, nous vous avons toujours entretenus dans l'habitude de cette langue en nous en servant souvent avec vous?...

—Oui, mon père...

—Eh bien, mon enfant,—dit M. Lebrenn à son fils,—en t'apprenant le breton, j'avais surtout en vue, suivant d'ailleurs une tradition de notre famille, qui n'a jamais abandonné sa langue maternelle, de te mettre à même de lire ces manuscrits.

—Ils sont donc écrits en langue bretonne, père?—demanda Velléda.

—Oui, enfants; car la langue bretonne n'est autre que la langue celtique ou gauloise, qui se parlait dans toute la Gaule avant les conquêtes des Romains et des Franks. Sauf quelques altérations causées par les siècles, elle s'est à peu près conservée dans notre Bretagne jusqu'à nos jours[24]; car, de toutes les provinces de la Gaule, la Bretagne est la dernière qui se soit soumise aux rois francks, issus de la conquête... Oui... et ne l'oublions jamais, cette fière et héroïque devise de nos pères asservis, dépouillés par l'étranger: «Il nous reste notre nom, notre langue, notre foi...» Or, mes enfants, depuis deux mille ans de lutte et d'épreuves, notre famille a conservé son nom, sa langue et sa foi; car nous nous appelons Lebrenn, nous parlons gaulois, et je vous ai élevés dans la foi de nos pères, dans cette foi à l'immortalité de l'âme et à la continuité de l'existence, qui nous fait regarder la mort comme un changement d'habitation, rien de plus[25]... foi sublime, dont la moralité, enseignée par les druides, se résumait par des préceptes tels que ceux-ci: «Adorer Dieu. Ne point faire le mal. Exercer la générosité. Celui-là est pur et saint qui fait des œuvres célestes et pures.»... Ainsi donc, mes amis, conservons, comme nos aïeux, notre nom, notre langue, notre foi.

[24] L'un des plus illustres historiens de nos jours, dont l'autorité ne saurait être contestée, M. Amédée Thierry, dit dans son introduction à l'Histoire des Gaulois, page xcvi: «On trouve encore aujourd'hui dans quelques cantons de France et d'Angleterre le reste des langues originales; la France en possède deux: le basque, parlé dans les Pyrénées-Orientales; le bas-breton (ou gaulois-armoricain), plus étendu naguère, resserré maintenant à l'extrémité de la Bretagne;—l'Angleterre le gallois, parlé dans le pays de Galles.» Voir aussi la préface du Dictionnaire français-celtique, de Grégoire de Rostrenen (édit. de Guingaud, 1834).

[25] Nous avons dit dans une des notes précédentes que cette foi sublime de continuité de la vie, enseignée par les druides, avait encore de nos jours de fervents adeptes; nous ne pouvons résister au désir de citer à ce sujet quelques passages d'une admirable page d'Armand Barbès, l'un des plus vaillants soldats de la démocratie, aujourd'hui prisonnier comme tant d'autres de nos frères, une page dédiée à la mémoire de Godefroid Cavaignac, et intitulée: Deux jours d'une condamnation à mort. On verra par ces extraits avec quelle religieuse sérénité Armand Barbès attendait l'heure de son exécution; sérénité puisée, ainsi qu'il le dit, dans sa foi à la perpétuité de la vie, point fondamental de la croyance druidique.

«... C'était le 12 juillet 1839, la Cour des Pairs, après quatre jours de délibération, venait de me notifier son arrêt. Suivant l'usage, c'était le greffier en chef qui me l'avait apporté, et l'honorable M. Cauchy crut devoir ajouter à son message une petite réclame en faveur de la religion catholique, apostolique et romaine. Je lui répondis que j'avais en effet ma religion, que je croyais en Dieu; mais que ce n'était pas une raison pour que j'eusse, quoi que ce soit, à faire des consolations d'un prêtre; qu'il voulût donc bien aller dire à ses maîtres que j'étais prêt à mourir, et que je leur souhaitais d'avoir à leur dernière heure l'âme aussi tranquille que l'était la mienne en ce moment.»

Armand Barbès dit ensuite comment, spiritualiste par instinct, et ramené par l'approche de son heure dernière à un ordre de pensées élevées, il se rappela, avec une touchante reconnaissance, à quelle source il avait puisé cette tranquillité suprême en face de la mort, et il poursuit ainsi:

«... Un jour je lus, dans l'Encyclopédie nouvelle, le magnifique article Ciel, par Jean Raynaud. Sans parler des raisons péremptoires par lesquelles il détruit en passant le ciel et l'enfer des catholiques, sa capitale idée (telle que l'enseignait la foi druidique), de faire découler de la loi du progrès la série infinie de nos vies, progressant continuement dans des mondes qui y gravitaient eux-mêmes de plus en plus vers Dieu, me parut satisfaire à la fois nos aspirations multiples. Sens moral, imagination, désirs, tout n'y trouve-t-il pas de place? Cependant, emporté, lorsque je lus cet article, par les préoccupations d'un républicain actif, j'en méditai peu les détails, je ne fis que les déposer, en quelque sorte, bruts, dans mon sein; mais depuis que, ramassé blessé dans la rue, j'habitais une chambre de prison avec l'échafaud en perspective, je les avais tirés de la place où je les gardais en réserve comme une dernière richesse dont il m'importait de connaître enfin toute la valeur... et c'est ce qui vint naturellement se présenter à ma pensée au moment où je veillais, victime déjà liée pour le bourreau (on avait eu l'infamie de mettre à Barbès la camisole de force des condamnés à mort)... où je veillais la solennelle nuit de la mort...

»Que Jean Raynaud, l'éloquent encyclopédiste, me pardonne, si je changeai en un plomb vil, pour le besoin du moment, l'or pur de sa haute métaphysique; mais voici comment, après m'être confirmé par quelques raisonnements préliminaires ma croyance à l'immortalité de l'âme, il m'a semblé voir se dérouler une sublime échelle de Jacob, dont le pied s'appuyait sur la terre pour monter vers le ciel, sans finir jamais, d'astre en astre, de sphère en sphère! La terre, cette petite planète, où je venais de passer trente ans, me parut un des lieux innombrables où l'homme fait sa première étape dans la vie... d'où il commence à monter devant Dieu; et lorsque le phénomène que nous appelons la mort s'accomplit, l'homme, emporté par l'attraction du progrès, va renaître dans un astre supérieur avec un nouvel épanouissement de son être...»

Nous ne connaissons rien de plus beau que cette solennelle veillée de la mort d'Armand Barbès, puisant dans ces pensées sa fière sérénité d'âme, au moment du supplice qu'il croyait imminent.

—À cet engagement nous ne faillirons pas, mon père!—répondit Velléda.

—Nous ne montrerons ni moins de courage ni moins de persistance que nos ancêtres,—ajouta Sacrovir.—Ah! quelle émotion sera la mienne lorsque je lirai ces caractères vénérés qu'ils ont tracés!... Mais l'écriture de la langue celtique ou gauloise est-elle donc tout à fait la même que l'écriture bretonne, que nous avons l'habitude de lire, père?

—Non, mon enfant; depuis nombre de siècles l'écriture gauloise, qui était d'abord la même que celle des Grecs[26], s'est peu à peu modifiée par le temps, et est tombée en désuétude; mais mon grand-père, ouvrier imprimeur, aussi obscur qu'érudit et lettré, a traduit en écriture bretonne moderne tous les manuscrits écrits en gaulois. Grâce à ce travail, tu pourras donc lire ces manuscrits aussi couramment que tu lis ces légendes si aimées de notre brave Gildas, et qui, composées il y a huit ou neuf cents ans, courent encore nos villages de Bretagne, imprimées sur papier gris.

[26] «Les Gaulois employaient les mêmes caractères ou lettres que les Grecs. Tacite parle de plusieurs inscriptions gauloises trouvées sur les frontières de la Germanie, et observe qu'elles étaient écrites en caractères grecs.» (Latour-d'Auvergne, Origines gauloises, ch. I, p. 12.)

—Mon père,—dit Sacrovir,—une question encore... Notre famille a-t-elle donc pendant tant de siècles toujours habité la Bretagne?

—Non... pas toujours, ainsi que tu le verras par ces récits... La conquête, les guerres, les rudes et différentes vicissitudes auxquelles était soumise, dans ces temps-là, une famille comme la nôtre, ont souvent forcé nos pères de quitter le pays natal, tantôt parce qu'ils étaient traînés esclaves ou prisonniers dans d'autres provinces, tantôt pour échapper à la mort, tantôt pour gagner leur pain, tantôt pour obéir à des lois étranges, tantôt par suite des hasards du sort; mais il est bien peu de nos ancêtres qui n'aient accompli une sorte de pieux pèlerinage, que j'ai accompli moi-même, et que tu accompliras à ton tour le 1er janvier de l'année qui suivra ta majorité, c'est-à-dire le 1er janvier prochain.

—Pourquoi particulièrement ce jour, père?

—Parce que le premier jour de chaque nouvelle année a toujours été dans les Gaules un jour solennel.

—Et ce pèlerinage, quel est-il?

—Tu iras aux pierres druidiques de Karnac, près d'Auray.

—On dit, en effet, mon père, que cet assemblage de gigantesques blocs de granit, que l'on voit encore de nos jours alignés d'une façon mystérieuse, remontent à la plus haute antiquité?

—Il y a deux mille ans et plus, mon enfant, que l'on ignorait déjà à quelle époque, perdue dans la nuit des temps, les pierres de Karnak avaient été ainsi disposées.

—Ah! père! on éprouve une sorte de vertige en songeant à l'âge que doivent avoir ces pierres monumentales.

—Dieu seul le sait, mes amis! et si l'on juge de leur durée à venir par leur durée passée, des milliers de générations se succéderont encore devant ces monuments gigantesques, qui défient les âges, et sur lesquels les regards de nos pères se sont tant de fois arrêtés de siècle en siècle avec un pieux recueillement.

—Et pourquoi faisaient-ils ce pèlerinage, père?

—Parce que le berceau de notre famille, les champs et la maison du premier de nos aïeux dont ces manuscrits fassent mention, étaient situés près des pierres de Karnak; car, tu le verras, cet aïeul, nommé Joel, en Brenn an Lignez an Karnak, ce qui signifie, tu le sais, en breton: Joel, le chef de la tribu de Karnak[27], cet aïeul était chef ou patriarche, élu par sa tribu, ou par son clan, comme disent les Écossais...

[27] Afin de démontrer la vraisemblance de notre fiction, et de prouver qu'un pareil souvenir a pu traverser les siècles, nous extrayons le passage suivant de Grégoire de Rostrenen, qui écrivait au milieu du dernier siècle:

«... Ce que j'ai trouvé de plus ancien sur la langue gauloise ou bretonne, c'est le livre manuscrit en langue bretonne des prédictions de Guin-Clan, astronome breton, très-fameux encore aujourd'hui chez les Bretons; il marque, au commencement de ses prédictions, qu'il écrivait l'an de l'ère chrétienne 240, demeurant entre Roc'h Hellas et le Potz-Guen, c'est-à-dire aujourd'hui entre Morlaix et la ville de Tréguier.» (Grég. de Rostrenen, liste de la plupart des auteurs, livres ou manuscrits dont il s'est servi pour la confection de son Dictionnaire.) Or, nous le demandons, si l'on sait aujourd'hui, en 1849, que Guin-Clan habitait, en 240, c'est-à-dire il y a seize cent neuf ans, entre Morlaix et Tréguier, il n'y a rien de vraisemblable dans notre fable qui suppose que les descendants de la famille Lebrenn savaient que leur aïeul demeurait il y a environ deux mille ans, près des pierres de Karnak, qui existent encore de nos jours telles qu'elles étaient alors.

—De sorte,—dit Georges Duchêne,—que notre nom, mon père, le nom de Brenn, signifie chef?

—Oui, mon ami, cette appellation honorifique, jointe au nom individuel de chacun, au nom de baptême, comme on a dit, depuis le christianisme, s'est, par le temps, changée en nom de famille; car l'usage des noms de famille ne commence guère à se répandre généralement dans les familles plébéiennes que vers le quatorzième ou le quinzième siècle. Ainsi, dans les premiers âges, on a appelé, par exemple, le fils du premier de nos aïeux dont je vous ai parlé: Guilhern, mab eus an Brenn[28], Guilhern, fils du chef, puis Kirio, petit-fils du chef, etc., etc. Mais avec les siècles, les mots petit-fils et arrière-petit-fils ont été supprimés, et l'on n'a plus ajouté au mot Brenn, devenu par corruption Lebrenn, que le nom de baptême. Ainsi presque tous les noms empruntés à une profession, tels que M. Charpentier, M. Serrurier, M. Boulanger, M. Tisserand, M. Meunier, etc., etc., ont eu presque toujours pour origine une profession manuelle, dont la désignation s'est transformée, avec le temps, en nom de famille[29]. Ces explications vous sembleront peut-être puériles, et pourtant elles constatent un fait grave et douloureux: l'absence du nom de famille chez nos frères du peuple... Hélas! tant qu'ils ont été esclaves ou serfs, pouvaient-ils avoir des noms, eux qui ne s'appartenaient pas? leur maître leur donnait des noms bizarres ou grotesques, de même qu'on donne un nom de fantaisie à un cheval ou à un chien; puis l'esclave vendu à un autre maître, on l'affublait d'un autre nom... Mais, vous le verrez, à mesure que ces opprimés, grâce à leur lutte énergique, incessante, arrivent à une condition moins servile, la conscience de leur dignité d'homme se développe davantage; et lorsqu'ils purent enfin avoir un nom à eux et le transmettre à leurs enfants, obscur, mais honorable, c'est que déjà ils n'étaient plus esclaves ni serfs, quoique encore bien malheureux... La conquête du nom propre, du nom de famille, en raison des devoirs qu'il impose et des droits qu'il donne, a été l'un des plus grands pas de nos aïeux vers un complet affranchissement... Un dernier mot, au sujet des manuscrits que nous allons lire. Vous y trouverez un admirable sentiment de la nationalité gauloise et de sa foi religieuse, sentiment d'autant plus indomptable, d'autant plus exagéré peut-être, que la conquête romaine et franque s'appesantissait davantage sur ces hommes et sur ces femmes héroïques, si fiers de leur race, et poussant le mépris de la mort jusqu'à une grandeur surhumaine... Admirons-les, imitons-les, dans cet ardent amour du pays, dans cette inexorable haine de l'oppression, dans cette croyance à la perpétuité progressive de la vie, qui nous délivre du mal de la mort... Mais tout en glorifiant pieusement le passé, continuons, selon le mouvement de l'humanité, de marcher vers l'avenir... N'oublions pas qu'un nouveau monde avait commencé avec le christianisme... Sans doute son divin esprit de fraternité, d'égalité, de liberté, a été outrageusement renié, refoulé, persécuté, dès les premiers siècles, par la plupart des évêques catholiques, possesseurs d'esclaves et de serfs, gorgés de richesses subtilisées aux Francs conquérants, en retour de l'absolution de leurs crimes abominables, que leur vendait le haut clergé... Sans doute, nos pères esclaves, voyant la parole évangélique étouffée, impuissante à les affranchir, ont fait, comme on dit, leurs affaires eux-mêmes, se sont soulevés en armes contre la tyrannie des conquérants, et presque toujours, ainsi que vous allez en avoir la preuve, là où le sermon avait échoué, l'insurrection obtenait des concessions durables, selon ce sage axiome de tous les temps: Aide-toi... le ciel t'aidera... Mais enfin, malgré l'Église catholique, apostolique et romaine, le souffle chrétien a passé sur le monde; il le pénètre de plus en plus de cette chaleur douce et tendre, dont manquait, dans sa sublimité, la foi druidique de nos aïeux, qui, ainsi rajeunie, complétée, doit prendre une sève nouvelle... Sans doute encore il a été cruel pour nous, conquis, de perdre jusqu'au nom de notre nationalité, de voir imposer à cette antique et illustre Gaule le nom de France, par une horde de conquérants féroces... Aussi, chose remarquable, lors de notre première révolution la réaction contre les souvenirs de la conquête et de ces rois de prétendu droit divin, fut si profondément nationale, que des citoyens ont maudit jusqu'au nom Français[30], trouvant (et c'était à un certain point de vue aussi logique que patriotique), trouvant odieux et stupide de conserver ce nom au jour de la victoire et après quatorze siècles de lutte contre ces rois et cette race étrangère qui nous l'avaient infligé comme le stigmate de la conquête!...

[28] D'antiques généalogies, conservées soigneusement par les Bardes, servirent à désigner ceux qui pouvaient prétendre à la dignité de chefs de canton ou de famille, car ces mots étaient synonymes dans la langue des anciens Gaulois-Bretons, et les liens de la parenté étaient la base de leur état social. (Augustin Thierry, État social des anciens Bretons, Hist. de la conq. d'Angl., p. 10-11.)

[29] On verra dans le cours de cette histoire des personnages n'ayant, selon l'usage du temps, d'autre nom que des surnoms, parfois grotesques, terribles, et touchants, empruntés soit à leur condition, soit à une qualité ou à une difformité physique ou morale, à un acte de leur vie.

[30] Une très-vive et très-profonde réaction gauloise s'est en effet manifestée à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci; la fondation de l'Académie celtique, dont les immenses travaux ont été dirigés vers la recherche de nos origines nationales, date de cette époque; enfin, plusieurs pétitions furent adressées à la Convention pour revendiquer le nom de Gaule pour le pays. Nous citons ici plusieurs passages d'une pétition à ce sujet, adressée au directoire du département de Paris. Ce document fort curieux et fort caractéristique, a été publié dans la Revue rétrospective, t. 1, 2e série.

«Citoyens administrateurs,

»Jusques à quand souffrirez-vous que nous portions encore l'infâme nom de Français? Tout ce que la démence a de faiblesse, tout ce que l'absurdité a de contraire à la raison, tout ce que la turpitude a de bassesse, ne sont pas comparables à notre manie de nous couvrir de ce nom. Quoi! une troupe de brigands (les Francs conquérants) vient nous ravir tous nos biens, nous soumet à ses lois, nous réduit à la servitude, et pendant quatorze siècles ne s'attache qu'à nous priver de toutes les choses nécessaires à la vie, à nous accabler d'outrages, et lorsque nous brisons nos fers, nous avons encore l'extravagante bassesse de continuer à nous appeler comme eux! Sommes-nous donc descendants de leur sang impur? à Dieu ne plaise, Citoyens, nous sommes du sang pur des Gaulois! Chose plus qu'étonnante, Paris est une pépinière de savants, Paris a fait la révolution, et pas un de ces savants n'a encore daigné nous instruire de notre origine, quelque intérêt que nous ayons à la connaître.»

Après avoir parlé d'une adresse à la Convention, présentée par lui, et d'une lettre à ses concitoyens, qui offriraient sans doute un curieux intérêt, l'auteur de la pétition termine ainsi:

«... Souffrirez-vous, Citoyens, que nous ayons fait la révolution pour faire honneur de notre courage à nos ennemis de quatorze siècles? aux bourreaux de nos ancêtres? Non sans doute, et vous recourrez avec moi à l'autorité de la Convention nationale afin qu'elle nous rende le nom de Gaulois, etc., etc.

Signé, Ducalle.

—Cela me rappelle mon pauvre grand-père,—reprit Georges en souriant,—me disant qu'il n'était plus fier du tout d'être Français depuis qu'il savait porter le nom des barbares, des cosaques, qui nous avaient dépouillés et asservis.

—Moi, je conçois parfaitement,—reprit Sacrovir,—que l'on revendique ce vieux et illustre nom de Gaule pour notre pays!

—Certes,—reprit M. Lebrenn,—la république gauloise sonnerait non moins bien à mes oreilles que la république française; mais, d'abord, notre première et immortelle république a, ce me semble, suffisamment purifié le nom français de ce qu'il avait de monarchique en le portant si haut et si loin en Europe; et puis, voyez-vous, mes amis,—ajouta le marchand en souriant,—il en est de cette brave Gaule comme de ces femmes héroïques qui s'illustrent sous le nom de leur mari... quoique le mariage de la Gaule avec le Franc ait été singulièrement forcé.

—Je comprends cela, père,—dit Velléda souriant aussi.—De même que beaucoup de femmes signent leur nom de famille à côté de celui qu'elles tiennent de leur mari, toutes les admirables choses accomplies par notre héroïne, sous un nom qui n'était pas le sien, doivent être signées: France, née Gaule...

—Rien de plus juste que cette comparaison,—ajouta madame Lebrenn.—Notre nom a pu changer, notre race est restée notre race...

—Maintenant,—reprit M. Lebrenn avec émotion.—vous êtes initiés à la tradition de famille qui a fondé nos archives plébéiennes; vous prenez l'engagement solennel de les continuer, et d'engager vos enfants à les continuer?... Toi, mon fils, et toi, ma fille, à défaut de lui, vous me jurez d'écrire avec sincérité vos faits et vos actes, justes ou injustes, louables ou mauvais, afin qu'au jour où vous quitterez cette existence pour une autre, ce récit de votre vie vienne augmenter cette chronique de famille, et que l'inexorable justice de nos descendants estime ou mésestime notre mémoire selon que nous aurons mérité...

—Oui, père... nous te le jurons!...

—Eh bien, Sacrovir, aujourd'hui que tu as accompli ta vingt-et-unième année, tu peux, selon notre tradition, lire ces manuscrits... Cette lecture, nous la ferons dès aujourd'hui, chaque soir, en commun; et pour que Georges puisse y participer, nous la traduirons en français.


Et ce même soir, M. Lebrenn, sa femme, sa fille et Georges s'étant réunis, Sacrovir Lebrenn commença ainsi la lecture du premier manuscrit, intitulé:

LA FAUCILLE D'OR.


L'AUTEUR AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE.

Chers lecteurs,

Permettez-moi d'abord de vous remercier du bienveillant accueil fait par vous aux Mystères du Peuple, dont le succès dépasse aujourd'hui toutes mes espérances; j'ai reçu de précieux encouragements, de vives preuves de sympathie. Après y avoir répondu privément, je suis heureux et fier de vous en témoigner publiquement ici ma reconnaissance; ce cordial appui double mes forces. Je vous ai parlé des louanges, je vous parlerai non moins sincèrement d'une critique qui m'a été adressée, sous la forme la plus amicale d'ailleurs; celle critique m'a paru grave, chers lecteurs, aussi m'a-t-elle engagé à vous écrire ces quelques mots:

On m'a reproché le grand nombre de notes dont plusieurs livraisons sont accompagnées: j'étais allé de moi-même au devant de cette objection, dès la deuxième livraison, en vous suppliant de lire attentivement ces notes, dont j'espérais faire aussi comprendre la haute importance. Je vais être plus explicite:

Quelque confiance que vous daigniez accorder à ma parole, vous trouverez dans les prochains récits des faits si étranges, si extraordinaires, souvent même si monstrueux, je dirais presque si peu croyables, que, sans l'irrécusable autorité historique dont je les accompagnerai, le lecteur le plus favorable à cet ouvrage, pourrait croire, non, sans doute, que je l'ai voulu tromper, mais qu'entraîné par mon imagination de romancier, j'ai exagéré les faits au delà des limites du possible, afin de les rendre plus saisissants. Je n'aurai pas cette crainte lorsque la citation historique textuelle, irréfragable, servant, pour ainsi dire de poinçon, de contrôle à mon récit, prouvera du moins que, quelle que soit sa valeur, il est pur et sans alliage.

Et puis, une fois l'œuvre accomplie, cet notes qui l'accompagnent dès le début, et choisies par moi, je vous l'affirme, avec un soin scrupuleux, parmi d'innombrables documents, ces notes formeront, à côté du récit, que je tâche de rendre amusant et varié, non-seulement une histoire authentique des misères, des souffrances, des luttes et souvent grâce à Dieu, des triomphes de nos pères à nous autres prolétaires et bourgeois, mais encore une histoire authentique de leur origine, de leurs religions, de leurs lois, de leurs mœurs, de leur langage, de leurs costumes, de leurs habitations, de leurs professions, de leurs arts, de leur industrie, de leurs métiers, etc., etc.

Un mot à ce sujet, chers lecteurs. Jusqu'ici (sauf quelques-uns des éminents et modernes historiens déjà cités dans les notes), l'on avait toujours écrit l'histoire de nos rois, de leurs cours, de leurs amours adultères, de leurs batailles, mais jamais notre histoire à nous autres bourgeois et prolétaires; on nous la voilait, au contraire, afin que nous ne pussions y puiser ni mâles enseignements, ni foi, ni espérance ardente à un avenir meilleur, par la connaissance et la conscience du passé. Ç'a été un grand mal, car plus nous aurons conscience et connaissance de ce que nos pères et nos mères ont souffert pour nous conquérir à travers les âges, pas à pas, siècle à siècle, au prix de leurs larmes, de leur martyre, de leur sang, les droits et les libertés consacrés, résumés aujourd'hui par la souveraineté du peuple écrite dans notre Constitution, plus les droits, plus les libertés nous seront chers et sacrés, plus nous serons résolus de les défendre!

Plus nous aurons conscience et connaissance de l'épouvantable esclavage moral et physique sous lequel nos ennemis de tous les temps, les rois et seigneurs, issus de la conquête franque, ainsi que les ultramontains, leurs dignes alliés, jésuites, inquisiteurs, etc., etc., ont fait gémir nos aïeux à nous, race de Gaulois conquis, plus nous serons résolus de briser le joug sanglant et abhorré, si l'on tentait de nous l'imposer de nouveau.

Enfin, chers lecteurs, plus nous aurons conscience et connaissance du progrès incessant de l'humanité, qui, l'histoire le prouve, n'a jamais fait un pas rétrograde, plus nous serons inébranlables dans notre foi à un avenir toujours progressif, et plus victorieusement nous triompherons de ce découragement funeste dont les plus forts se laissent souvent accabler aux jours des rudes épreuves! découragement fatal, car nos ennemis, sans cesse en éveil, l'exploitent avec un art infernal, pour arrêter, momentanément, notre marche vers la terre promise.

Enfin et surtout, plus nous aurons conscience et connaissance des barbaries, des usurpations, des pilleries, des désastres, des guerres civiles, sociales ou religieuses, des bouleversements et des révolutions sans nombre, renaissant pour ainsi dire à chaque siècle de notre histoire, depuis le sacre de ce bandit couronné, nommé Clovis, jusqu'en 1848, plus nous rirons de ces hableurs qui ont la triste audace de nous présenter le gouvernement monarchique de droit divin, ou autre, comme une garantie d'ordre, de paix, de bonheur et de stabilité, et plus nous serons convaincus qu'il n'y a désormais de salut et de repos pour la France que dans la République.

C'est donc cette conscience et cette connaissance du passé qui, seule, peut donner foi et certitude dans l'avenir, que je tâche de vous inspirer, par ces récits, selon la faible mesure de mes forces; or, quelle que soit la bienveillante sympathie dont vous m'honoriez, je crois de mon devoir envers vous de joindre la preuve aux faits, l'autorité historique à la scène que je représente à vos yeux. Il me semble aussi que votre conviction sera plus puissante, plus féconde pour vous-même, lorsque vous direz: Cette conviction, je l'ai puisée aux sources les plus profondes et les plus pures de l'histoire.

Et voila pourquoi, chers lecteurs, je vous conjure de nouveau de lire attentivement ces notes, dont je suis aussi sobre que possible, mais qui, à mon avis (puissiez-vous le partager!), sont le complément indispensable de cette œuvre si cordialement encouragée par vous dès son début.

Permettez-moi d'espérer que vous me continuerez cette précieuse bienveillance, et croyez à tous mes efforts pour m'en rendre de plus en plus digne.

Eugène SUE.
Aux Bordes, 20 janvier 1850.

LES MYSTÈRES DU PEUPLE.

LA FAUCILLE D'OR,

ou

HÊNA LA VIERGE DE L'ÎLE DE SÊN.

AN 57 AVANT JÉSUS-CHRIST.


CHAPITRE PREMIER.

Les Gaulois il y a dix-neuf cents ans.—Joel, le laboureur, chef (ou brenn) de la tribu de Karnak.—Guilhern, fils de Joel.—Rencontre qu'ils font d'un voyageur.—Étrange façon d'offrir l'hospitalité.—Joel, étant aussi causeur que le voyageur l'est peu, parle avec complaisance de son fameux étalon, Tom-Bras, et de son fameux dogue de guerre, Deber-Trud, le mangeur d'hommes.—Ces confidences ne rendant pas le voyageur plus communicatif, le bon Joel parle non moins complaisamment de ses trois fils, Guilhern, le laboureur, Mikael, l'armurier, et Albinick, le marin, ainsi que de sa fille Hêna, la vierge de l'île de Sên.—Au nom d'Hêna, la langue du voyageur se délie.—On arrive à la maison de Joel.

Celui qui écrit ceci se nomme Joel, le brenn de la tribu de Karnak; il est fils de Marik, qui était fils de Kirio, fils de Tiras, fils de Gomez, fils de Vorr, fils de Glenan, fils d'Erer, fils de Roderik, choisi pour être chef de l'armée gauloise qui, il y a deux cent soixante-dix-sept ans, fit payer rançon à Rome.

Joel (pourquoi ne le dirait-il pas?) craignait les dieux, avait le cœur droit, le courage ferme et l'esprit joyeux; il aimait à rire, à conter, et surtout à entendre raconter, en vrai Gaulois qu'il était.

Au temps où vivait César[31] (que son nom soit maudit), Joel demeurait à deux lieues d'Alrè[32], non loin de la mer et de l'île de Roswallan, près la lisière de la forêt de Karnak, la plus célèbre forêt de la Gaule bretonne.

[31] 57 avant Jésus-Christ. Le récit suivant remonte donc à dix-neuf cents ans environ.

[32] Alrè, aujourd'hui Auray, département du Finistère.

Un soir, le soir du jour qui précédait celui où Hêna, sa fille... sa fille bien aimée lui était née... il y avait dix-huit ans de cela... Joel et son fils aîné, Guilhern, à la tombée du jour, retournaient à leur maison, dans un chariot traîné par quatre de ces jolis petits bœufs bretons dont les cornes sont moins grandes que les oreilles. Joel et son fils venaient de porter de la marne dans leurs terres, ainsi que cela se fait à la saison d'automne, afin que les champs soient marnés pour les semailles de printemps. Le chariot gravissait péniblement la côte de Craig'h, à un endroit où le chemin très-montueux est resserré entre de grandes roches, et d'où l'on aperçoit au loin la mer, et plus loin encore l'île de Sen, île mystérieuse et sacrée.

—Mon père,—dit Guilhern à Joel,—voyez donc là-bas, au sommet de la côte, ce cavalier qui accourt vers nous... Malgré la raideur de la descente, il a lancé son cheval au galop.

—Aussi vrai que le bon Elldud[33] a inventé la charrue, cet homme va se casser le cou.

[33] «Elldud, le saint homme de Côr-Dewdws, améliora la culture, enseigna aux Gaulois une meilleure manière de cultiver la terre que celle qui était connue auparavant, et leur montra l'art de la marner et de labourer à la charrue. Avant le temps d'Elldud, la terre était seulement cultivée avec la bêche et le hoyau. (Jean Raynaud, Notes du Druidisme, p. 415.—Encyclopédie nouvelle.)

—Où peut-il aller ainsi, père? Le soleil se couche; il fait grand vent, le temps est à l'orage, et ce chemin ne mène qu'aux grèves désertes...

—Mon fils, cet homme n'est pas de la Gaule bretonne; il porte un bonnet de fourrure, une casaque poilue, et ses jambes sont enveloppées de peaux tannées assujéties avec des bandelettes rouges.

—À sa droite pend une courte hache, à sa gauche un long couteau dans sa gaîne.

—Son grand cheval noir ne bronche pas dans cette descente..... Mais où va-t-il ainsi?

—Mon père, cet homme est sans doute égaré?

—Ah! mon fils,—que Teutâtès t'entende[34]!... Nous offririons l'hospitalité à ce cavalier; son costume annonce qu'il est étranger... Quels beaux récits il nous ferait sur son pays et sur ses voyages!...

[34] «Teutâtès est le demi-dieu (ou le Saint) qui, aux yeux de nos pères, tenait dans ses mains les destinées particulières de toutes les âmes; c'est lui qui présidait à la circulation non-seulement sur la terre, mais dans tous les cercles de l'univers, véritables guides comme le nomme César, des voies et des voyages. (Jean Raynaud, art. Druid., Encyclop. nouv.)

—Que le divin Ogmi[35], dont la parole enchaîne les hommes par des liens d'or, nous soit favorable, père! Depuis si longtemps un étranger conteur ne s'est assis à notre foyer!

[35] Un des traités les plus caractéristique de ce génie conteur, et surtout de ce besoin d'entendre raconter, si particulier aux Gaulois, c'est la semi-divinité d'Ogmi.

«Il est impossible,—dit Jean Raynaud,—que chez les Gaulois, si amoureux de la parole, l'art qui lui correspond ne fût pas mis au premier rang parmi les inventions de l'esprit. Le demi-dieu qui symbolise cette puissance de la parole dont Lucain a décrit les attributs est figuré sous les apparences de la vieillesse, comme pour marquer qu'au détriment des vertus du corps, il possédait celles de la tradition et de l'expérience; revêtu de la peau du lion et de la massue d'Hercule, ce n'était pourtant point par la force qu'il s'attachait ses captifs. Liés à des chaînes d'or et d'ambre, qui partant de leurs oreilles venaient se réunir à la bouche, loin de lui résister, ils le suivaient, avec empressement, comme ces bêtes farouches autrefois asservies par la lyre d'Orphée.» (Jean Raynaud, art. Druid., Encyclop. nouv.)

—Et nous n'avons aucune nouvelle de ce qui se passe dans le reste de la Gaule.

—Malheureusement!

—Ah! mon fils! si j'étais tout-puissant comme Hésus[36], j'aurais chaque soir un nouveau conteur à mon souper.

[36] Hésus, comme le Jéhovah des Hébreux et le Jupiter des Païens, était le dieu suprême de la religion des Gaulois. Le nom de Hésus signifiait je suis celui qui suis.

—Moi, j'enverrais des hommes partout voyager, afin qu'ils revinssent me réciter leurs aventures.

—Et si j'avais le pouvoir d'Hésus, quelles aventures surprenantes je leur ménagerais, à mes voyageurs, pour doubler l'intérêt de leurs récits au retour!...

—Mon père! mon père! voici le cavalier près de nous.

—Oui... il arrête son cheval, car la route est étroite, et nous lui barrons le passage avec notre chariot... Allons, Guilhern, le moment est propice; ce voyageur doit être nécessairement égaré, offrons-lui l'hospitalité pour cette nuit... nous le garderons demain, et peut-être plusieurs jours encore... Nous aurons fait une chose bonne, et il nous donnera des nouvelles de la Gaule et des pays qu'il peut avoir parcourus.

—Et ce sera aussi une grande joie pour ma sœur Hêna, qui vient demain à la maison pour la fête de sa naissance.

—Ah! Guilhern! je n'avais pas songé au plaisir qu'aurait ma fille chérie à écouter cet étranger..... Il faut absolument qu'il soit notre hôte!

—Et il le sera, père!... Oh! il le sera...—reprit Guilhern d'un air très-déterminé.

Joel, étant alors, de même que son fils, descendu de son chariot, s'avança vers le cavalier. Tous deux, en le voyant de près, furent frappés de ses traits majestueux. Rien de plus fier que son regard, de plus mâle que sa figure, de plus digne que son maintien; sur son front et sur sa joue gauche, on voyait la trace de deux blessures à peine cicatrisées. À son air valeureux, on l'eût pris pour un de ces chefs que les tribus choisissent pour les commander en temps de guerre. Joel et son fils n'en furent que plus désireux de le voir accepter leur hospitalité.

—Ami voyageur, lui dit Joel,—la nuit vient; tu t'es égaré, ce chemin ne mène qu'à des grèves désertes; la marée va bientôt les couvrir, car le vent souffle très-fort... continuer ta route par la nuit qui s'annonce, serait très-périlleux; viens donc dans ma maison: demain tu continueras ton voyage.

—Je ne suis point égaré; je sais où je vais, je suis pressé; range tes bœufs, fais-moi passage,—répondit brusquement le cavalier, dont le front était baigné de sueur à cause de la précipitation de sa course. Par son accent il paraissait appartenir à la Gaule du centre, vers la Loire. Après avoir ainsi parlé à Joel, il donna deux coups de talon à son grand cheval noir pour s'approcher davantage des bœufs du chariot, qui, s'étant un peu détournés, barraient absolument le passage.

—Ami voyageur, tu ne m'as donc pas entendu?—reprit Joel.—Je t'ai dit que ce chemin ne menait qu'à la grève... que la nuit venait, et que je t'offrais ma maison.

Mais l'étranger, commençant à se mettre en colère, s'écria:

—Je n'ai pas besoin de ton hospitalité... range tes bœufs... Tu vois qu'à cause des rochers je ne peux passer ni d'un côté ni de l'autre... Allons, vite, je suis pressé...

—Ami,—dit Joel,—tu es étranger, je suis du pays: mon devoir est de t'empêcher de t'égarer... Je ferai mon devoir...

—Par Ritha-Gaür! qui s'est fait une saie[37] avec la barbe des rois qu'il a rasés[38]!—s'écria l'inconnu de plus en plus courroucé,—depuis que la barbe m'a poussé, j'ai beaucoup voyagé, beaucoup vu de pays, beaucoup vu d'hommes, beaucoup vu de choses surprenantes... mais jamais je n'ai rencontré de fous aussi fous que ces deux fous-là!

[37] La saie des Gaulois est la blouse de nos jours.

[38] Ritha-Gawr (demi-dieu ou saint gaulois selon la tradition) «se fit une saie avec les barbes des rois qu'il fit raser (réduire en esclavage) à cause de leurs oppressions et de leur mépris de la justice. (Tryades de Bretagne, déjà citées.)

Joel et son fils, qui aimaient passionnément à entendre raconter, apprenant par l'étranger lui-même qu'il avait vu beaucoup de pays, beaucoup d'hommes, beaucoup de choses surprenantes, conclurent de là qu'il devait avoir de charmants et nombreux récits à faire, et se sentirent un très-violent désir d'avoir pour hôte un tel récitateur. Aussi, Joel, loin de déranger son chariot, s'avança tout auprès du cavalier, et lui dit de sa voix la plus douce, quoique naturellement il l'eût très-rude:

—Ami, tu n'iras pas plus loin! Je veux me rendre très-aimable aux dieux, et surtout à Teutâtès, le dieu des voyageurs, en t'empêchant de t'égarer, et en te faisant passer une bonne nuit sous un bon toit, au lieu de te laisser errer sur la grève, où tu risquerais d'être noyé par la marée montante.

—Prends garde...—reprit l'inconnu en portant la main à la hache suspendue à son côté.—Prends garde!... Si à l'instant tu ne ranges pas tes bœufs, j'en fais un sacrifice aux dieux, et je t'ajoute à l'offrande!...

—Les dieux ne peuvent que protéger un fervent tel que toi,—répondit Joel, qui en souriant avait échangé quelques mots à voix basse avec son fils;—aussi les dieux t'empêcheront-ils de passer la nuit sur la grève.... Tu vas voir...

Et Joel, ainsi que son fils, se précipitant à l'improviste sur le voyageur, le prirent chacun par une jambe, et, comme ils étaient tous deux extrêmement grands et robustes, ils le soulevèrent comme debout au-dessus de la selle de son cheval, auquel ils donnèrent un coup de genou dans le ventre, de sorte qu'il se porta en avant, et que Joel et Guilhern n'eurent plus qu'à déposer par terre, et avec beaucoup de respect, le cavalier sur ses pieds. Mais celui-ci, dont la rage était au comble, ayant voulu résister et tirer son couteau, Joel et Guilhern le continrent, prirent une grosse corde dans leur chariot, lièrent solidement, mais avec grande douceur et amitié, les mains et les jambes de l'inconnu, et, malgré ses furieux efforts, le rendant ainsi incapable de bouger, le placèrent au fond du chariot, toujours avec beaucoup de respect et d'amitié, car la mâle dignité de sa figure les frappait de plus en plus[39].

[39] «Chez les Gaulois, la passion des récits est si vive, que les marchands, arrivés de loin, se voyaient assaillis de questions par la foule; quelquefois même les voyageurs étaient retenus malgré eux sur les routes et forcés de répondre aux passants.» (César, de la Guerre des Gaules, liv. IV, ch. iii, édit. Pank.)

Alors Guilhern monta le cheval du voyageur, et suivit le chariot que conduisait Joel, hâtant de son aiguillon la marche de ses bœufs, car le vent soufflait de plus en plus fort; on entendait la mer se briser à grand bruit sur les rochers de la côte; quelques éclairs brillaient à travers les nuages noirs, tout enfin annonçait une nuit d'orage.

Et cependant, malgré cette nuit menaçante, l'inconnu ne semblait point reconnaissant de l'hospitalité que Joel et son fils s'empressaient de lui offrir. Couché au fond du chariot, il était pâle de rage; tantôt il grinçait des dents, tantôt il soufflait comme quelqu'un qui a fort chaud; mais, concentrant son courroux en lui-même, il ne disait mot. Joel (il doit l'avouer) aimait beaucoup à entendre raconter; mais il aimait aussi beaucoup à parler. Aussi dit-il à l'étranger:

—Mon hôte, car tu l'es maintenant, je remercie Teutâtès, le dieu des voyageurs, de m'avoir envoyé un hôte... Il faut que tu saches qui je suis; oui je dois te dire qui je suis, puisque tu vas t'asseoir à mon foyer.

Et quoique le voyageur fît un mouvement de colère, semblant signifier qu'il lui était indifférent de savoir quel était Joel, celui-ci continua néanmoins:

—Je me nomme Joel... je suis fils de Marick, qui était fils de Kirio... Kirio était fils de Tiras... Tiras était fils de Gomer... Gomer était fils de Vorr... Vorr était fils de Glenan... Glenan, fils d'Erer, qui était le fils de Roderik, choisi pour être le Brenn[40] de l'armée gauloise confédérée, qui fit, il y a deux cent soixante-dix-sept ans, payer rançon à Rome pour punir les Romains de leur traîtrise. J'ai été nommé brenn de ma tribu, qui est la tribu de Karnak. De père en fils nous sommes laboureurs, nous cultivons nos champs de notre mieux, et selon l'exemple donné par Coll[41] à nos aïeux... Nous semons plus de froment et d'orge que de seigle et d'avoine.

[40] Les historiens romains ont pris la qualification du chef des armées gauloises pour son nom, et de Brenn (littéralement chef) ont fait Brennus. (Améd. Thierry, Hist. des Gaules.)

[41] Coll, fils de Coll-Fewr (autre saint gaulois). Le premier apporta le froment et l'orge en Bretagne, où auparavant il n'y avait que du seigle et de l'avoine. (Jean Raynaud, Druid., Encyclop. nouv.)

L'étranger paraissait toujours plus colère que soucieux de ces détails; cependant Joel continua de la sorte:

—Il y a trente-deux ans, j'ai épousé Margarid, fille de Dorlenn; j'ai eu d'elle une fille et trois garçons: l'aîné, qui est là derrière nous, conduisant ton bon cheval noir, ami hôte... l'aîné se nomme Guilhern; il m'aide, ainsi que plusieurs de nos parents, à cultiver nos champs... J'élève beaucoup de moutons noirs, qui paissent dans nos landes, ainsi que des porcs à demi sauvages, méchants comme des loups[42], et qui ne couchent jamais sous un toit... Nous avons quelques bonnes prairies dans la vallée d'Alrè... J'élève aussi des chevaux, fils de mon fier étalon Tom-Bras (ardent). Mon fils Guilhern s'amuse, lui, à élever des chiens pour la chasse et pour la guerre: ceux de chasse sont issus de la race d'un limier nommé Tyntammar; ceux de guerre[43] sont fils de mon grand dogue Deber-Trud (le mangeur d'hommes). Nos chevaux et nos chiens sont si renommés, que de plus de vingt lieues d'ici on vient nous en acheter. Tu vois, mon hôte, que tu pouvais tomber en pire maison.

[42] Malgré l'extension de l'agriculture, l'éducation des bestiaux est une des principales industries des Gaulois. «Ils élèvent d'innombrables bandes de porcs à demi-sauvages, conduites dans les forêts et non moins dangereuses à rencontrer que des loups. (Strabon, liv. IV.)

[43] «À la guerre, des dogues dépistaient et poursuivaient l'ennemi. Ces chiens très-féroces, également bons pour la guerre et pour la chasse des bêtes fauves, se tiraient de la Bretagne et des Ardennes; ils combattaient pour leurs maîtres autour des chars de guerre.» (Strabon, ibid.)

L'étranger poussa comme un grand soupir de colère étouffée, mordit ce qu'il put mordre, de ses longues moustaches blondes, et leva les yeux vers le ciel.

Joel continua en aiguillonnant ses bœufs:

Mikaël, mon second fils, est armurier à quatre lieues d'ici, à Alrè... Il ne fabrique pas seulement des armes de guerre, mais aussi des coutres de charrue, de grandes faux gauloises[44] et des haches très-estimées, car il tire son fer des montagnes d'Arrès... Ce n'est point tout, ami voyageur... non, ce n'est point tout... Mikaël fait autre chose encore... Avant de s'établir à Alrè, il est allé à Bourges travailler chez un de nos parents, qui descend du premier artisan qui ait eu l'invention d'appliquer l'étain sur le fer et sur le cuivre[45], étamage où excellent maintenant les artisans de Bourges... Aussi, mon fils Mikaël est-il revenu digne de ses maîtres... Ah! si tu les voyais, tu les croirais d'argent, ces mors de chevaux! ces ornements de chariot, et ces superbes casques de guerre, que fabrique Mikaël!!! Il a terminé dernièrement un casque dont le cimier représente une tête d'élan avec ses cornes... rien de plus magnifique et de plus redoutable!...

[44] Les Gaulois ont inventé la faux; avant cette innovation, tout se coupait à la faucille, de même qu'avant l'invention gauloise de la charrue, la terre se cultivait à la houe.

[45] «Les Gaulois de Bourges appliquaient l'étain à chaud sur le cuivre avec une telle habileté, que l'on ne pouvait le distinguer de l'argent. Des vases, des mors de chevaux, des harnais, des chars entiers étaient ainsi ornés. (Pline, liv. IV, chap. xvii.)

—Ah!—murmura l'étranger entre ses dents,—que l'on a bien raison de dire: L'épée du Gaulois ne tue qu'une fois, sa langue vous massacre sans cesse!...

—Ami hôte,—reprit Joel,—jusqu'ici je n'ai aucune louange à donner à ta langue, aussi muette que celle d'un poisson; mais j'attendrai ton loisir, afin que tu me dises, à ton tour, qui tu es, d'où tu viens, où tu vas, ce que tu as vu dans tes voyages, quels hommes surprenants tu as rencontrés, puis ce qui se passe enfin à cette heure dans les autres contrées de la Gaule que tu viens de traverser, sans doute? En attendant tes récits, je vais terminer de t'instruire sur moi et sur ma famille.

À cette menace, l'étranger se raidit de tous ses membres, comme s'il eût voulu rompre ses liens; mais il ne put y parvenir: la corde était solide, et Joel, ainsi que son fils, faisaient très-bien les nœuds.

—Je ne t'ai point encore parlé de mon troisième fils, Albinik le marin,—continua Joel;—il trafique avec l'île de la Grande-Bretagne, ainsi que sur toute la côte de la Gaule, et va jusqu'en Espagne porter des vins de Gascogne et des salaisons d'Aquitaine... Malheureusement il est en mer depuis assez longtemps avec sa gentille femme Meroe; aussi tu ne les verras pas ce soir dans ma maison... Je t'ai dit qu'en outre de mes trois fils j'avais une fille... celle-là, oh! celle-là, vois-tu!...—ajouta Joel d'un air glorieux et attendri,—c'est la perle de la famille!... Ce n'est point moi seul qui dis cela, c'est ma femme, ce sont mes fils, ce sont tous nos parents, c'est toute ma tribu; car il n'y a qu'une voix pour chanter les louanges d'Hêna, fille de Joel... d'Hêna, l'une des neuf vierges de l'île de Sên.

—Que dis-tu?—s'écria le voyageur en se dressant soudain sur son séant, seul mouvement qui lui fût permis, parce qu'il avait les jambes liées et les mains attachées derrière le dos.—Que dis-tu? ta fille? une des neuf vierges de l'île de Sên?...

—Cela paraît te surprendre beaucoup, et t'adoucir un peu, ami hôte?...

—Ta fille,—reprit l'étranger, comme s'il ne pouvait croire à ce qu'il entendait,—ta fille... une des neuf druidesses de l'île de Sên[46]?

[46] L'île de Sên, aujourd'hui l'île de Sein. Il y avait autrefois dans cette île un collége renommé de druidesses; les unes restaient vierges, d'autres se mariaient et participaient à la vie de famille.

—Aussi vrai qu'il y a demain dix-huit années qu'elle est née; car nous nous apprêtons à fêter sa naissance, et tu pourras être de la fête. L'hôte, assis à notre foyer, est de notre famille... Tu verras ma fille; elle est la plus belle, la plus douce, la plus savante de ses compagnes, sans pour cela médire d'aucune d'elles.

—Allons,—reprit moins brusquement l'inconnu,—je te pardonne la violence que tu m'as faite.

—Violence hospitalière, ami.

—Hospitalière ou non, tu m'as empêché par la force de me rendre à l'anse d'Érer, où une barque m'attendait jusqu'au coucher du soleil pour me conduire à l'île de Sên.

À ces mots Joel se mit à rire.

—De quoi ris-tu?—lui demanda l'étranger.

—Si tu me disais qu'une barque ayant une tête de chien, des ailes d'oiseau et une queue de poisson, t'attend pour te conduire dans le soleil, je rirais de même de tes paroles.

—Je ne te comprends pas.

—Tu es mon hôte; je ne t'injurierai point en te disant que tu mens. Mais je te dirai: Ami, tu plaisantes en parlant de cette barque qui te doit conduire à l'île de Sên. Jamais homme... excepté le plus ancien des druides... n'a mis, ne met et ne mettra le pied dans l'île de Sên...

—Et quand tu vas y voir ta fille?

—Je n'entre pas dans l'île; je touche à l'îlot de Kellor. Là j'attends ma fille Hêna, qui vient me joindre.

—Ami Joel,—dit le voyageur,—tu as voulu que je fusse ton hôte; je le suis, et, comme tel, je te demande un service. Conduis-moi demain, dans ta barque, à l'îlot de Kellor.

—Tu ne sais donc pas que des Ewagh's[47] veillent la nuit et le jour?

[47] Les Ewagh's, ainsi qu'on le verra plus tard, faisaient partie de la corporation druidique.

—Je le sais; c'est l'un d'eux qui devait ce soir venir me chercher, à l'anse d'Erer, pour me conduire auprès de Talyessin, le plus ancien des druides, qui est à cette heure à l'île de Sên, avec son épouse Auria[48].

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