Les mystères du peuple, tome I: Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges
LA CLOCHETTE D'AIRAIN,
ou
LE CHARIOT DE LA MORT.
An 56 à 40 avant Jésus-Christ.
CHAPITRE PREMIER.
Albinik, le marin, et sa femme Méroë, vêtue en matelot, partent seuls du camp gaulois pour aller braver le lion dans sa tanière.—Leur voyage.—Ils assistent à un spectacle que nul n'avait vu jusqu'alors et que nul ne verra jamais.—Arrivée des deux époux au camp de César.—Les cinq pilotes crucifiés.—Le souper de César.—L'interrogatoire.—La jeune esclave maure.—Le réfractaire mutilé.—L'épreuve.—L'hospitalité de César.—Albinik et Méroë sont séparés.—Ce qui apparaît à Méroë dans la tente ou elle a été renfermée seule.
Albinik, le marin, fils de Joel, le brenn de la tribu de Karnak; Méroë, la chère et bien-aimée femme d'Albinik, ont, pendant une nuit et un jour, assisté à un spectacle dont ils frémissent encore.
Ce spectacle, nul ne l'avait vu jusqu'ici, nul ne le verra désormais!
L'appel aux armes, fait par les druides de la forêt de Karnak, et par le chef des cent vallées, avait été entendu.
Le sacrifice d'Hêna la vierge de l'île de Sên, semblait agréable à Hésus, puisque toutes les population de la Bretagne, du nord au midi, de l'orient à l'occident, s'étaient soulevées pour combattre les Romains. Les tribus du territoire de Vannes et d'Auray, celles des montagnes d'Arès et d'autres encore, se sont réunies devant la ville de Vannes, sur la rive gauche, et presque à l'embouchure de la rivière qui se jette dans la grande baie du Morbiban: cette position redoutable, située à dix lieues de Karnak, et où devaient se réunir toutes les forces gauloises, a été choisie par le chef des cent vallées, élu général en chef de l'armée.
Les tribus, laissant derrière elles leurs champs, leurs troupeaux, leurs maisons, étaient rassemblées, hommes, femmes, enfants, vieillards, et campaient autour de la ville de Vannes, où se trouvaient aussi Joel, ceux de sa famille et de sa tribu. Albinik, le marin, ainsi que sa femme Méroë, ont tous deux quitté le camp, vers le coucher du soleil, pour entreprendre une longue marche. Depuis son mariage avec Albinik (il est fier de le dire), Méroë a toujours été la compagne de ses voyages ou de ses dangers sur mer. Alors, comme lui, elle portait le costume de marin; comme lui, elle savait au besoin mettre la main au gouvernail, manier la rame ou la hache, car son cœur est ferme, son bras est fort.
Ce soir-là, avant de quitter l'armée gauloise, Méroë a revêtu ses habits de matelot: une courte saie de laine brune, serrée par une ceinture de cuir, de larges braies de toile blanche tombant au-dessous du genou, et des bottines de peau de veau marin; elle porte son court mantel à capuchon, sur son épaule gauche et sur ses cheveux flottants un bonnet de cuir; de sorte qu'à son air résolu, à l'agilité de sa démarche, à la perfection de son mâle et doux visage, on pouvait prendre Méroë pour un de ces jeunes garçons, dont la beauté fait rêver les vierges à fiancer. Albinik aussi est vêtu en marin; il a jeté sur son dos un sac contenant des provisions pour la route, et les larges manches de sa saie laissent voir son bras gauche enveloppé jusqu'au coude dans un linge ensanglanté.
Les deux époux avaient quitté depuis peu d'instants les environs de Vannes, lorsque Albinik, s'arrêtant triste et attendri, a dit à sa femme:
—Il en est temps encore... songes-y... Nous allons braver le lion jusque dans son repaire; il est rusé, défiant et féroce... c'est peut-être pour nous l'esclavage, la torture, la mort... Méroë, laisse-moi accomplir seul ce voyage et cette entreprise, auprès de laquelle un combat acharné ne serait qu'un jeu... Retourne auprès de mon père et de ma mère, dont tu es aussi la fille.
—Albinik, il fallait attendre la nuit noire pour me dire cela... tu ne m'aurais pas vue rougir de honte à cette pensée: tu me crois lâche!...
Et la jeune femme, en répondant ces mots, a hâté sa marche, au lieu de retourner en arrière.
—Qu'il en soit ainsi que le veut ton courage et ton amour pour moi...—lui a dit son mari.—Qu'Hêna, ma sainte sœur, qui est ailleurs, te protége auprès de Hésus!...
Tous deux ont continué leur chemin à travers une route montueuse, qui aboutit et se prolonge sur les cimes d'une chaîne de collines très-élevées. Les deux voyageurs eurent ainsi à leurs pieds et devant eux une suite de profondes et fertiles vallées: aussi loin que le regard pouvait s'étendre, ils virent ici des villages, là des bourgades, ailleurs des fermes isolées, plus loin une ville florissante, traversée par un bras de la rivière, où étaient de loin en loin amarrés de grands bateaux chargés de gerbes de blé, de tonneaux de vin et de fourrages.
Mais, chose étrange, la soirée était sereine, et l'on ne voyait dans les pâturages aucun de ces grands troupeaux de bœufs et de moutons qui ordinairement y paissaient jusqu'à la nuit; aucun laboureur ne paraissait non plus dans les champs, et pourtant c'était l'heure où, par tous les sentiers, par tous les chemins, les campagnards commençaient à regagner leurs maisons, car le soleil s'abaissait de plus en plus. Cette contrée, la veille encore si peuplée... semblait déserte.
Les deux époux se sont arrêtés pensifs, contemplant ces terres fertiles, ces richesses de la nature, cette opulente cité, ces bourgs, ces maisons. Alors, songeant à ce qui allait arriver dans quelques instants, dès que le soleil serait couché et la lune levée, Albinik et Méroë ont frissonné de douleur, d'épouvante, les larmes ont coulé de leurs yeux, et ils sont tombés à genoux, les yeux attachés avec angoisse sur la profondeur de ces vallées, que l'ombre envahissait de plus en plus... Le soleil avait disparu; mais la lune, alors dans son décours, ne paraissait pas encore...
Il y eut ainsi, entre le coucher du soleil et le lever de la lune, un assez long espace de temps. Cela fut poignant pour les deux époux, comme l'attente certaine de quelque grand malheur.
—Vois, Albinik,—a dit tout bas la jeune femme à son époux, quoiqu'ils fussent seuls, car il est des instants redoutables où l'on se parlerait bas au milieu d'un désert,—vois donc... pas une lumière! pas une!... dans ces maisons... dans ces villages... dans cette ville... La nuit est venue... et tout dans ces demeures reste ténébreux comme la nuit...
—Les habitants de ce pays vont se montrer dignes de leurs frères,—a répondu Albinik avec respect.—Ceux-là aussi vont répondre à la voix de nos druides vénérés, et à celle du chef des cent vallées...
—Oui, à l'effroi dont je suis saisie, je sens que nous allons voir une chose que nul n'a vue jusqu'ici... que nul ne verra peut-être désormais...
—Méroë, aperçois-tu là-bas... tout là-bas... derrière la cime de cette forêt... une faible lueur blanche?...
—Je la vois... c'est la lune qui va bientôt paraître... Le moment approche... Je me sens frappée d'épouvante... Pauvres femmes!... pauvres enfants!...
—Pauvres laboureurs!... ils vivaient depuis tant d'années, heureux sur cette terre de leurs pères! sur cette terre fécondée par le travail de tant de générations!... Pauvres artisans! ils trouvaient l'aisance dans leurs rudes métiers!... Oh! les malheureux!... les malheureux!... Quelque chose égale leur grande infortune... c'est leur héroïsme!... Méroë... Méroë!...—s'est écrié Albinik,—la lune paraît... Cet astre sacré de la Gaule va donner le signal du sacrifice...
—Hésus!... Hésus!...—a répondu la jeune femme, les joues baignées de larmes,—ton courroux ne s'apaisera jamais si ce dernier sacrifice ne le calme pas...
La lune s'était levée radieuse au milieu des étoiles; elle inondait l'espace d'une si éclatante lumière, que les deux époux voyaient comme en plein jour, et jusqu'aux plus lointains horizons, le pays qui s'étendait à leurs pieds.
Soudain, un léger nuage de fumée, d'abord blanchâtre, puis noire, puis bientôt nuancée des teintes rouges d'un incendie qui s'allume, s'éleva au-dessus de l'un des villages disséminés dans la plaine.
—Hésus!... Hésus!...—s'écria Méroë, tout en cachant sa figure dans le sein de son époux agenouillé près d'elle,—tu as dit vrai: l'astre sacré de la Gaule a donné le signal du sacrifice... il s'accomplit...
—Oh! liberté!...—s'est écrié Albinik,—sainte liberté!...
Il n'a pu achever... Sa voix s'est éteinte dans les pleurs, tandis qu'il serrait avec force sa femme éplorée entre ses bras.
Méroë n'est pas restée la figure cachée dans le sein de son époux plus de temps qu'il n'en faudrait à une mère pour baiser le front, la bouche et les yeux de son enfant nouveau-né...
Et lorsque Méroë, relevant la tête, a osé regarder au loin... ce n'était plus seulement une maison, un village, un bourg, une ville, de cette longue suite de vallées, qui disparaissait dans des flots de fumée noire teinte des lueurs rouges de l'incendie qui s'allume!
C'étaient toutes les maisons... tous les villages... tous les bourgs, toutes les villes... de cette longue suite de vallées que l'incendie dévorait...
Du nord au midi, de l'orient à l'occident, tout était incendie! les rivières elles-mêmes semblaient rouler des flammes sous leurs bateaux chargés de grains, de tonneaux, de fourrages, aussi embrasés, qui s'abîmaient dans les eaux.
Tour à tour le ciel était obscurci par d'immenses nuages de fumée, ou enflammé par d'innombrables colonnes de feu.
D'un bout à l'autre, cette vallée ne fut bientôt plus qu'une fournaise, qu'un océan de flammes...
Et non-seulement les maisons, les bourgs, les villes de ces vallées ont été livrés aux ravages de l'incendie, mais il en a été ainsi de toutes les contrées qu'Albinik et Méroë ont traversées durant une nuit et un jour de marche qu'ils ont mis à se rendre de Vannes à l'embouchure de la Loire, où était établi le camp de César[A].
Oui, tous ces pays ont été incendiés par leurs habitants, et ils ont abandonné ces ruines fumantes pour aller se joindre à l'armée gauloise, rassemblée aux environs de Vannes.
Ainsi a été obéie la voix du chef des cent vallées, qui avait dit ces paroles, répétées de proche en proche, de village en village, de cité en cité:
«Que dans trois nuits, à l'heure où la lune, l'astre sacré de la Gaule, se lèvera, tout le pays, de Vannes à la Loire, soit incendié! Que César et son armée ne trouvent sur leur passage ni hommes, ni toits, ni vivres, ni fourrages, et partout... partout... des cendres, la famine, le désert et la mort!...»
Cela a été fait ainsi que l'ont ordonné les druides et le chef des cent vallées[B].
Ceux-là, qui ont assisté à ce dévouement héroïque de chacun et de tous au salut de la patrie, ont vu une chose que personne n'avait vue... une chose que personne ne verra peut-être plus désormais... Ainsi, du moins, ont été expiées ces fatales dissensions, ces rivalités de province à province, qui pendant trop longtemps, et pour le triomphe de leurs ennemis, ont divisé les Gaulois.
La nuit s'est passée, le jour aussi, et les deux époux ont traversé tout le pays incendié, depuis Vannes jusqu'à l'embouchure de la Loire, dont ils approchaient. Au soleil couché, ils sont arrivés à un endroit où la route qu'ils suivaient se partageait en deux.
—De ces deux chemins, lequel prendre?—dit Albinik;—l'un doit nous rapprocher du camp de César, l'autre doit nous en éloigner.
Après avoir un instant réfléchi, la jeune femme répondit:
—Il faut monter sur cet arbre, les feux du camp nous indiqueront notre route.
—C'est vrai,—dit le marin; et confiant dans l'agilité de sa profession, il se disposait à grimper à l'arbre; mais s'arrêtant, il dit:
—J'oubliais qu'il me manque une main... Je ne saurais monter. Le beau visage de la jeune femme s'attrista et elle reprit:
—Tu souffres, Albinik? Hélas! toi, ainsi mutilé?
—Prend-on le loup de mer sans appât[C]?
—Non...
—Que la pêche soit bonne,—reprit Albinik,—je ne regretterai pas d'avoir donné ma main pour amorce...
La jeune femme soupira, et après avoir regardé l'arbre pendant un instant, elle dit à son époux:
—Adosse-toi à ce chêne: je mettrai mon pied dans le creux de ta main, ensuite sur ton épaule, et de ton épaule j'atteindrai cette grosse branche...
—Hardie et dévouée!... tu es toujours la chère épouse de mon cœur, aussi vrai que ma sœur Hêna est une sainte!—répondit tendrement Albinik.
Et s'adossant à l'arbre, il reçut dans sa main robuste le petit pied de sa compagne, si leste, si légère, qu'il put, grâce à la vigueur de son bras, la soutenir pendant qu'elle lui posait son autre pied sur l'épaule; de là, elle gagna la première grosse branche, puis, montant de rameau en rameau, elle atteignit la cime du chêne, jeta au loin les yeux, et aperçut vers le Midi, au-dessous d'un groupe de sept étoiles, la lueur de plusieurs feux. Elle redescendit, agile comme un oiseau qui sautille de branche en branche, et, appuyant enfin ses pieds sur l'épaule du marin, d'un bond elle fut à terre, en disant:
—Il nous faut aller vers le Midi, dans la direction de ces sept étoiles... les feux du camp de César sont de ce côté.
—Alors, prenons cette route,—reprit le marin en indiquant le plus étroit des deux chemins. Et les deux voyageurs poursuivirent leur marche.
Au bout de quelques pas, la jeune femme s'arrêta, et parut chercher dans ses vêtements.
—Qu'as-tu, Méroë?
—Attends-moi; j'ai, en montant à l'arbre, laissé tomber mon poignard; il se sera détaché de la ceinture que j'ai sous ma saie.
—Par Hésus! il nous faut retrouver ce poignard,—dit Albinik en revenant vers l'arbre.—Tu as besoin d'une arme, et celle-ci, mon frère Mikaël l'a forgée, trempée lui-même, elle peut percer une pièce de cuivre.
—Oh! je retrouverai ce poignard! Albinik. Avec cette petite lame d'acier bien effilée, on a réponse à tout... et dans tous les langages.
Après quelques recherches au pied du chêne, elle retrouva son poignard; il était renfermé dans une gaîne, long à peine comme une plume de poule, et guère plus gros. Méroë l'assujettit de nouveau sous sa saie, et se remit en route avec son époux. Après une assez longue marche, à travers des chemins creux, tous deux arrivèrent dans une plaine: on entendait, très au loin le grand bruit de la mer; sur une colline on apercevait les lueurs de plusieurs feux.
—Voici enfin le camp de César!—dit Albinik en s'arrêtant:—le repaire du lion...
—Le repaire du fléau de la Gaule... Viens... viens... la soirée s'avance.
—Méroë!... voici donc le moment venu!...
—Hésiterais-tu, maintenant?...
—Il est trop tard... Mais j'aimerais mieux un loyal combat à ciel ouvert... vaisseau contre vaisseau... soldats contre soldats... épée contre épée... Ah! Méroë... pour nous, Gaulois, qui, méprisant les embuscades comme des lâchetés, attachons des clochettes d'airain aux fers de nos lances, afin d'avertir l'ennemi de notre approche, venir ici... traîtreusement...
—Traîtreusement!—s'écria la jeune femme.—Et opprimer un peuple libre... est-ce loyal? Réduire ses habitants en esclavage... les expatrier par troupeaux, le collier de fer au cou... est-ce loyal?... Massacrer les vieillards, les enfants... livrer les femmes et les vierges aux violences des soldats... est-ce loyal?... Et maintenant, tu hésiterais... après avoir marché tout un jour, tout une nuit, aux clartés de l'incendie... au milieu de ces ruines fumantes, qu'ont faites l'horreur de l'oppression romaine!... Non... non... pour exterminer les bêtes féroces, tout est bon: l'épieu comme le piége... Hésiter... hésiter!!! Réponds, Albinik!... Sans parler de ta mutilation volontaire... sans parler des dangers que nous bravons en entrant dans ce camp... ne serons-nous pas, si Hésus aide ton projet, les premières victimes de cet immense sacrifice que nous voulons faire aux dieux?... Va, crois-moi, qui donne sa vie n'a jamais à rougir... et par l'amour que je te porte! par le sang virginal de notre sœur Hêna... j'ai à cette heure, je te le jure, la conscience d'accomplir un devoir sacré... Viens, viens... la soirée s'avance...
—Ce que Méroë, la juste et la vaillante, trouve juste et vaillant doit être ainsi...—dit Albinik en pressant sa compagne contre sa poitrine.—Oui... oui... pour exterminer les bêtes féroces tout est bon: l'épieu comme le piége... Qui donne sa vie n'a pas à rougir... Viens...
Les deux époux hâtèrent leur marche vers les lueurs du camp de César. Au bout de quelques instants, ils entendirent, à peu de distance, résonner sur le sol le pas réglé de plusieurs soldats et le cliquetis des sabres sur les armures de fer; puis à la clarté de la lune ils virent briller des casques d'acier à aigrettes rouges.
—Ce sont des soldats de ronde qui veillent autour du camp,—dit Albinik.—Allons à eux...
Et ils eurent bientôt rejoint les soldats romains, dont ils furent aussitôt entourés. Albinik avait appris dans la langue des Romains ces seuls mots: «Nous sommes Gaulois bretons; nous voulons parler à César.» Telles furent les premières paroles du marin aux soldats. Ceux-ci, apprenant ainsi que les deux voyageurs appartenaient à l'une des provinces soulevées en armes, traitèrent rudement ceux qu'ils regardèrent comme leurs prisonniers, les garrottèrent et les conduisirent au camp.
Ce camp, ainsi que tous ceux des Romains, était défendu par un fossé large et profond, au delà duquel s'élevaient des palissades et un retranchement de terre très-élevé, où veillaient des soldats de guet.
Albinik et Méroë furent d'abord conduits à l'une des portes du retranchement. À côté de cette porte, ils ont vu, souvenir cruel... cinq grandes croix de bois: à chacune d'elles était crucifié un marin gaulois, aux vêtements tachés de sang. La lumière de la lune éclairait ces cadavres...
—On ne nous avait pas trompés,—dit tout bas Albinik à sa compagne;—les pilotes ont été crucifiés après avoir subi d'affreuses tortures, plutôt que de vouloir piloter la flotte de César sur les côtes de Bretagne.
—Leur faire endurer la torture... la mort sur la croix...—répondit Méroë,—est-ce loyal?... Hésiterais-tu encore?... Parleras-tu de traîtrise?...
Albinik n'a rien répondu; mais il a serré dans l'ombre la main de sa compagne. Amenés devant l'officier qui commandait le poste, le marin répéta les seuls mots qu'il sût dans la langue des Romains: «Nous sommes Gaulois bretons; nous voulons parler à César.» En ces temps de guerre, les Romains enlevaient ou retenaient souvent les voyageurs, afin de savoir par eux ce qui se passait dans les provinces révoltées. César avait donné l'ordre de toujours lui amener les prisonniers ou les transfuges qui pouvaient l'éclairer sur les mouvements des Gaulois.
Les deux époux ne furent donc pas surpris de se voir, selon leur secret espoir, conduits à travers le camp jusqu'à la tente de César, gardée par l'élite de ses vieux soldats espagnols, chargés de veiller sur sa personne.
Albinik et Méroë, amenés dans la tente de César, le fléau de la Gaule, ont été délivrés de leurs liens; ils ont tâché de contenir l'expression de leur haine, et ont regardé autour d'eux avec une sombre curiosité.
Voilà ce qu'ils ont vu:
La tente du général romain, recouverte au dehors de peaux épaisses, comme toutes les tentes du camp, était ornée au dedans d'une étoffe de couleur pourpre, brodée d'or et de soie blanche; le sol battu disparaissait sous un tapis de peaux de tigre. César achevait de souper, à demi couché sur un lit de campagne que cachait une grande peau de lion, dont les ongles étaient d'or et la tête ornée d'yeux d'escarboucles. À portée du lit, sur une table basse, les deux époux virent de grands vases d'or et d'argent précieusement ciselés, des coupes enrichies de pierreries. Assise humblement au pied du lit de César (triste spectacle pour une femme libre), Méroë vit une jeune et belle esclave, africaine sans doute, car ses vêtements blancs faisaient ressortir davantage encore son teint couleur de cuivre, où brillaient ses grands yeux noirs; elle les leva lentement sur les deux étrangers, tout en caressant un grand lévrier fauve, étendu à ses côtés; elle semblait aussi craintive que le chien.
Les généraux, les officiers, les secrétaires, les jeunes et beaux affranchis de César, se tenaient debout autour de son lit, tandis que des esclaves noirs d'Abyssinie, portant au cou, aux poignets et aux chevilles, des ornements de corail, restaient immobiles comme des statues, tenant à la main des flambeaux de cire parfumée, dont la clarté faisait étinceler les splendides armures des Romains.
César, devant qui Albinik et Méroë ont baissé le regard, de crainte de trahir leur haine, César avait quitté ses armes pour une longue robe de soie richement brodée; sa tête était nue, rien ne cachait son grand front chauve, de chaque côté duquel ses cheveux bruns étaient aplatis. La chaleur du vin des Gaules, dont il buvait, dit-on, presque chaque soir outre mesure, rendait ses yeux brillants, et colorait ses joues pâles; sa figure était impérieuse, son sourire moqueur et cruel. Il s'accoudait sur son lit, tenant de sa main, amaigrie par la débauche, une large coupe d'or enrichie de perles; il la vida lentement et à plusieurs reprises, tout en attachant son regard pénétrant sur les deux prisonniers, placés de telle sorte qu'Albinik cachait presque entièrement Méroë.
César dit en langue romaine quelques paroles à ses officiers. Ils se mirent à rire, l'un d'eux s'approcha des deux époux, repoussa brusquement Albinik en arrière, prit Méroë par la main, et la força ainsi de s'avancer de quelques pas, afin, sans doute, que le général pût la contempler plus à son aise, ce qu'il fit en tendant de nouveau, et sans se retourner, sa coupe vide à l'un de ses jeunes échansons.
Albinik sait se vaincre; il reste calme envoyant sa chaste femme rougir sous les regards effrontés de César. Celui-ci a bientôt appelé à lui un homme richement vêtu, l'un de ses interprètes, qui, après quelques mots échangés avec le général romain, s'est approché de Méroë, et lui a dit en langue gauloise:
—César demande si tu es fille ou garçon?
—Moi et mon compagnon, nous fuyons le camp gaulois...—répondit ingénument Méroë.—Que je sois fille ou garçon, peu importe à César...
À ces paroles, que l'interprète lui traduisit, César se prit à rire d'un rire cynique. Il parut confirmer d'un signe de tête la réponse de Méroë, tandis que les officiers romains partageaient la gaieté de leur général. César continuait de vider coupe sur coupe, en attachant sur l'épouse d'Albinik des yeux de plus en plus ardents; il dit quelques mots à l'interprète, et celui-ci commença l'interrogatoire des deux prisonniers, transmettant à mesure leurs réponses au général qui lui indiquait ensuite de nouvelles questions.
—Qui êtes-vous?—a dit l'interprète;—d'où venez-vous?
—Nous sommes Bretons,—répondit Albinik.—Nous venons du camp gaulois, établi sous les murs de Vannes, à deux journées de marche d'ici...
—Pourquoi as-tu abandonné l'armée gauloise?
Albinik ne répondit rien, développa le linge ensanglanté dont son bras était entouré. Les Romains virent alors qu'il n'avait plus sa main gauche. L'interprète reprit:
—Qui t'a mutilé ainsi?
—Les Gaulois.
—Mais tu es Gaulois toi-même?
—Peu importe au chef des cent vallées.
Au nom du chef des cent vallées, César a froncé les sourcils, son visage a exprimé la haine et l'envie.
L'interprète a dit à Albinik:—Explique toi.
—Je suis marin, je commande un vaisseau marchand; moi et plusieurs autres capitaines, nous avons reçu l'ordre de transporter par mer des gens armés et de les débarquer dans le port de Vannes, par la baie du Morbihan. J'ai obéi; un coup de vent a rompu un de mes mâts; mon vaisseau est arrivé le dernier de tous. Alors... le chef des cent vallées m'a fait appliquer la peine des retardataires... Mais il a été généreux, il m'a fait grâce de la mort; il m'a donné à choisir entre la perte du nez, des oreilles ou d'un membre. J'ai été mutilé... non pour avoir manqué de courage ou d'ardeur... cela eût été juste... je me serais soumis sans me plaindre aux lois de mon pays...
—Mais ce supplice inique—reprit Méroë,—Albinik l'a subi parce que le vent de mer s'est levé contre lui... Autant punir de mort celui qui ne peut voir clair dans la nuit noire... celui qui ne peut obscurcir la lumière du soleil!
—Et cette mutilation me couvre à jamais d'opprobre,—s'est écrié Albinik.—À tous elle dit: Celui-là est un lâche... Je n'avais jamais connu la haine: maintenant mon âme en est remplie! périsse cette patrie maudite, où je ne peux plus vivre que déshonoré! périsse sa liberté! périssent ceux de mon peuple, pourvu que je sois vengé du chef des cent vallées!... Pour cela je donnerais avec joie les membres qu'il m'a laissés. Voilà pourquoi je suis ici avec ma compagne. Partageant ma honte, elle partage ma haine. Cette haine nous l'offrons à César; qu'il en use à son gré, qu'il nous éprouve; notre vie répond de notre sincérité... Quant aux récompenses, nous n'en voulons pas.
—La vengeance... voilà ce qu'il nous faut,—ajouta Méroë.
—En quoi pourrais-tu servir César contre le chef des cent vallées?—a dit l'interprète à Albinik.
—J'offre à César de le servir comme marin, comme soldat, comme guide, comme espion même, s'il le veut.
—Pourquoi n'as-tu pas cherché à tuer le chef des cent vallées... pouvant approcher de lui dans le camp gaulois?—dit l'interprète au marin.—Tu te serais ainsi vengé.
—Aussitôt après la mutilation de mon époux,—reprit Méroë,—nous avons été chassés du camp: nous ne pouvions y rentrer.
L'interprète s'entretint de nouveau avec le général romain, qui, tout en écoutant, ne cessait de vider sa coupe et de poursuivre Méroë de ses regards audacieux.
—Tu es marin, dis-tu?—reprit l'interprète;—tu commandais un vaisseau de commerce?
—Oui.
—Et... es-tu bon marin?
—J'ai vingt-huit ans; depuis l'âge de douze ans je voyage sur mer; depuis quatre ans je commande un vaisseau.
—Connais-tu bien la côte depuis Vannes jusqu'au canal qui sépare la Grande-Bretagne de la Gaule?
—Je suis du port de Vannes, près de la forêt de Karnak. Depuis plus de seize ans je navigue continuellement sur ces côtes...
—Serais-tu bon pilote?
—Que je perde les membres que m'a laissés le chef des cent vallées s'il est une baie, un cap, un îlot, un écueil, un banc de sable, un brisant, que je ne connaisse, depuis le golfe d'Aquitaine jusqu'à Dunkerque.
—Tu vantes ta science de pilote; comment la prouveras-tu?
—Nous sommes près de la côte: pour qui n'est pas bon et hardi marin, rien de plus dangereux que la navigation de l'embouchure de la Loire en remontant vers le nord.
—C'est vrai,—répondit l'étranger.—Hier encore une galère romaine a échoué et s'est perdue sur un banc de sable.
—Qui pilote bien un bateau,—dit Albinik,—pilote bien une galère, je pense?
—Oui.
—Faites-nous conduire demain matin sur la côte; je connais les bateaux pêcheurs du pays: ma compagne et moi nous suffirons à la manœuvre, et du haut du rivage César nous verra raser les écueils, les brisants, et nous en jouer comme le corbeau de mer se joue des vagues qu'il effleure. Alors César me croira capable de piloter sûrement une galère sur les côtes de Bretagne.
L'offre d'Albinik ayant été traduite à César par l'interprète, celui-ci reprit:
—L'épreuve que tu proposes, nous l'acceptons... Demain matin elle aura lieu... Si elle prouve ta science de pilote, peut-être, en prenant toute garantie contre ta trahison, si tu voulais nous tromper, peut-être seras-tu chargé d'une mission qui servira ta haine... plus que tu ne l'espères; mais il te faudrait pour cela gagner toute la confiance de César.
—Que faire?
—Tu dois connaître les forces, les plans de l'armée gauloise. Prends garde de mentir, nous avons eu déjà des rapports à ce sujet; nous verrons si tu es sincère, sinon le chevalet de torture n'est pas loin d'ici.
—Arrivé à Vannes le matin, arrêté, jugé, supplicié presque aussitôt, et ensuite chassé du camp gaulois, je n'ai pu savoir les délibérations du conseil tenu la veille,—répondit Albinik;—mais la situation était grave, car à ce conseil les femmes ont été appelées; il a duré depuis le soleil couché jusqu'à l'aube. Le bruit répandu était que de grands renforts arrivaient à l'armée gauloise.
—Quels étaient ces renforts?
—Les tribus du Finistère et des Côtes du Nord, celles de Lisieux, d'Amiens, du Perche. On disait même que des guerriers du Brabant arrivaient par mer...
Après avoir traduit la réponse d'Albinik à César, l'interprète reprit:
—Tu dis vrai... tes paroles s'accordent avec les rapports qui nous ont été faits... mais quelques éclaireurs de l'armée, revenus ce soir, ont apporté la nouvelle que de deux ou trois lieues d'ici... on apercevait du côté du nord les lueurs d'un incendie... Tu viens du nord? as-tu connaissance de cela?
—Depuis les environs de Vannes jusqu'à trois lieues d'ici,—a répondu Albinik,—il ne reste ni une ville, ni un bourg, ni un village, ni une maison... ni un sac de blé, ni une outre de vin, ni un bœuf, ni un mouton, ni une meule de fourrage, ni un homme, ni une femme, ni un enfant... Approvisionnements, bétail, richesses, tout ce qui n'a pu être emmené, a été livré aux flammes par les habitants... À l'heure où je te parle, toutes les tribus des contrées incendiées se sont ralliées à l'armée gauloise, ne laissant derrière elles qu'un désert couvert de ruines fumantes.
À mesure qu'Albinik avait parlé, la surprise de l'interprète était devenue croissante et profonde; dans son effroi il semblait n'oser croire à ce qu'il entendait, et hésiter à apprendre à César cette redoutable nouvelle... Enfin il s'y résigna...
Albinik ne quitta pas César des yeux, afin de lire sur son visage quelle impression lui causeraient les paroles de l'interprète.
Bien dissimulé était, dit-on, le général romain; mais à mesure que parlait l'interprète, la stupeur, la crainte, la fureur, et aussi le doute, se trahissaient sur la figure de l'oppresseur de la Gaule... Ses officiers, ses conseillers, se regardaient avec consternation, et échangeaient à voix basse des paroles qui semblaient pleines d'angoisse.
Alors César, se redressant brusquement sur son lit, adressa quelques brèves et violentes paroles à l'interprète, qui dit aussitôt au marin:
—César t'accuse de mensonge... Un tel désastre est impossible... Aucun peuple n'est capable d'un pareil sacrifice... Si tu as menti, tu expieras ton crime dans les tortures!...
Albinik, et Méroë éprouvèrent une joie profonde en voyant la consternation, la fureur du Romain, qui ne pouvait se résoudre à croire à cette héroïque résolution si fatale pour son armée... Mais les deux époux cachèrent cette joie, et Albinik répondit:
—César a dans son camp des cavaliers numides, aux chevaux infatigables: qu'à l'instant il les envoie en éclaireurs; qu'ils parcourent non-seulement toutes les contrées que nous venons de traverser en une nuit et un jour de marche, mais qu'ils étendent leur course vers l'orient, du côté de la Touraine, qu'ils aillent plus loin encore, jusqu'au Berri... et aussi loin que leurs chevaux pourront les porter, ils traverseront des contrées désertes, ravagées par l'incendie.
À peine Albinik eut-il prononcé ces paroles, que le général romain donna des ordres à plusieurs de ses officiers; ils sortirent en hâte de sa tente, tandis que lui, revenant à sa dissimulation habituelle, et, sans doute, regrettant d'avoir trahi ses craintes en présence de transfuges gaulois, affecta de sourire, se coucha de nouveau sur sa peau de lion, tendit encore sa coupe à l'un de ses échansons, et la vida, après avoir dit à l'interprète ces paroles, qu'il traduisit ainsi:
—César vide sa coupe en l'honneur des Gaulois... et par Jupiter! il leur rend grâce d'avoir accompli ce que lui-même voulait accomplir... car la vieille Gaule s'humiliera, soumise et repentante, devant Rome, comme la plus humble esclave... ou pas une de ses villes ne restera debout... pas un de ses guerriers vivants... pas un de ses habitants libres!...
—Que les dieux entendent César!—a répondu Albinik.—Que la Gaule soit esclave ou dévastée, je serai vengé du chef des cent vallées... car il souffrira mille morts en voyant asservie ou anéantie cette patrie que je maudis maintenant!
Pendant que l'interprète traduisait ces paroles, le général, soit pour mieux dissimuler ses craintes, soit pour les noyer dans le vin, vida plusieurs fois sa coupe, et recommença de jeter sur Méroë des regards de plus en plus ardents; puis, paraissant réfléchir, il sourit d'un air singulier, fit signe à l'un de ses affranchis, lui parla tout bas, ainsi qu'à l'esclave maure, jusqu'alors assise à ses pieds, et tous deux sortirent de la tente.
L'interprète dit alors à Albinik:
—Jusqu'ici tes réponses ont prouvé ta sincérité... Si la nouvelle que tu viens de donner se confirme, si demain tu te montres habile et hardi pilote, tu pourras servir ta vengeance... Si tu le satisfais, il sera généreux... si tu le trompes!... ta punition sera terrible... as-tu vu en entrant dans le camp cinq crucifiés?
—Je les ai vus.
—Ce sont des pilotes qui ont refusé de nous servir... On les a portés sur la croix, car leurs membres, brisés par la torture, ne pouvaient plus les soutenir... Tel serait ton sort et celui de ta compagne au moindre soupçon...
—Je ne redoute pas plus ces menaces que je n'attends quelque chose de la magnificence de César...—reprit fièrement Albinik.—Qu'il m'éprouve d'abord, ensuite il me jugera.
—Toi et ta compagne, vous allez être conduits dans une tente voisine; vous y serez gardés comme prisonniers...
Les deux Gaulois, à un signe du Romain, furent emmenés et conduits, par un passage tournant et couvert de toile, dans une tente voisine. On les y laissa seuls... Éprouvant une grande défiance, et devant passer la nuit en ce lieu, ils l'examinèrent avec attention.
Cette tente, de forme ronde, était intérieurement garnie d'une étoffe de laine rayée de couleurs tranchantes, fixée sur des cordes tendues et attachées à des piquets enfoncés en terre. L'étoffe, ne descendant pas au ras du sol, Albinik remarqua qu'il restait circulairement, entre les peaux grossièrement tannées, servant de tapis, et le rebord inférieur de la tente, un espace large comme trois fois la paume de la main. On ne voyait pas d'autre ouverture à cette tente que celle par laquelle les deux époux venaient d'entrer, et que fermaient deux pans de toile croisés l'un sur l'autre. Un lit de fer, garni de coussins, était à demi enveloppé de draperies dont on pouvait l'entourer en tirant un long cordon pendant au-dessus du chevet; une lampe d'airain, élevée sur sa longue tige piquée dans le sol, éclairait faiblement l'intérieur de la tente.
Après avoir examiné en silence et avec soin l'endroit où il allait passer la nuit avec sa femme, Albinik lui dit à voix très-basse:
—César nous fera épier cette nuit; on écoutera notre conversation... mais si doucement que l'on vienne, si adroitement que l'on se cache, on ne pourra, du dehors, s'approcher de la toile pour nous écouter sans que nous n'apercevions, à travers ce vide, les pieds de l'espion.
Et il montra à sa femme l'espace circulaire laissé entre le sol et le rebord inférieur de la toile.
—Crois-tu donc, Albinik, que César ait des soupçons? Pourrait-il supposer qu'un homme ait eu le courage de se mutiler lui-même pour faire croire à ses ressentiments de vengeance?
—Et nos frères? les habitants des contrées que nous venons de traverser, n'ont-ils pas montré un courage mille fois plus grand que le mien, en livrant leur pays à l'incendie?... Mon unique espoir est dans le besoin absolu où est notre ennemi d'avoir des pilotes gaulois pour conduire ses galères sur les côtes de Bretagne. Maintenant surtout que le pays n'offre plus aucune ressource à son armée, la voie de mer est peut-être son seul moyen de salut... Tu l'as vu, en apprenant cette héroïque dévastation, il n'a pu, lui toujours si dissimulé, dit-on, cacher sa consternation, sa fureur, qu'il a bientôt tenté d'oublier dans l'ivresse du vin... Et ce n'est pas la seule ivresse à laquelle il se livre... je t'ai vue rougir sous les regards obstinés de cet infâme débauché!...
—Oh! Albinik! pendant que mon front rougissait de honte et de colère sous les yeux de César... par deux fois ma main a cherché et serré, sous mes vêtements, l'arme dont je me suis munie... Un moment j'ai mesuré la distance qui me séparait de lui... il était trop loin...
—Au premier mouvement, et avant d'arriver jusqu'à lui, tu aurais été percée de mille coups... Notre projet vaut mieux... S'il réussit,—a ajouté Albinik en jetant un regard expressif à sa compagne, et en élevant peu à peu la voix, au lieu de parler très-bas, ainsi qu'il avait fait jusqu'alors,—si notre projet réussit... si César a foi en ma parole, nous pourrons enfin nous venger de mon bourreau... Oh! je te le dis... je ressens maintenant pour la Gaule l'exécration que m'inspiraient les Romains...
Méroë, surprise des paroles d'Albinik, le regarda presque sans le comprendre; mais d'un signe il lui fit remarquer, à travers l'espace resté vide entre le sol et la toile de la tente, le bout des sandales de l'interprète, qui écoutait au dehors de la tente... La jeune femme reprit:
—Je partage ta haine comme j'ai partagé l'amour de ton cœur et les périls de ta vie de marin... Fasse Hésus que César comprenne quels services tu peux lui rendre, et je serai témoin de ta vengeance comme j'ai été témoin de ton supplice.
Ces paroles, et d'autres encore, échangées par les deux époux, afin de tromper l'interprète, l'ayant sans doute rassuré sur la sincérité des deux prisonniers, ils s'aperçurent qu'il s'éloignait de la tente.
Peu de temps après, et au moment où Albinik et Méroë, fatigués de la route, allaient se jeter tout vêtus sur le lit, l'interprète parut à l'entrée de la tente: la toile soulevée laissait voir plusieurs soldats espagnols.
—César veut s'entretenir avec toi sur-le-champ,—dit l'interprète au marin.—Suis-moi.
Albinik, persuadé que les soupçons du général romain, s'il en avait eu, venaient d'être détruits par le rapport de l'interprète, se crut au moment de connaître la mission dont on voulait le charger; il se disposait, ainsi que Méroë, à sortir de la tente, lorsque celui-ci dit à la jeune femme en l'arrêtant du geste:
—Tu ne peux nous accompagner... César veut parler seul avec ton compagnon.
—Et moi,—répondit le marin en prenant la main de sa femme,—je ne quitte pas Méroë.
—Oses-tu bien refuser d'obéir à mon ordre?...—dit l'interprète.—Prends garde!... prends garde!...
—Nous irons tous deux près de César,—reprit Méroë,—ou nous n'irons ni l'un ni l'autre.
—Pauvres insensés! n'êtes-vous pas prisonniers et à notre merci?—dit l'interprète en indiquant les soldats immobiles à l'entrée de la tente.—De gré ou de force, je serai obéi.
Albinik réfléchit que résister était impossible... La mort ne l'effrayait pas; mais mourir, c'était renoncer à ses projets au moment même où ils semblaient devoir réussir. Cependant il s'inquiétait de laisser Méroë seule dans cette tente. La jeune femme devina les craintes de son époux, et sentant comme lui qu'il fallait se résigner, elle lui dit:
—Va seul... je t'attendrai sans alarmes, aussi vrai que ton frère est habile armurier...
À ces mots de sa femme, rappelant qu'elle portait sous ses vêtements un poignard forgé par Mikaël, Albinik, plus rassuré, suivit l'interprète. Les toiles de l'entrée de la tente, un moment soulevées, s'abaissèrent, et bientôt Méroë crut entendre de ce côté le bruit d'un choc pesant; elle y courut, et s'aperçut alors qu'une épaisse claie d'osier, fermant l'entrée, avait été appliquée au dehors. D'abord, surprise de cette précaution, la jeune femme pensa qu'il valait mieux, pour elle, rester ainsi enfermée en attendant Albinik, et que peut-être lui-même avait demandé que la tente fût clôturée jusqu'à son retour.
Méroë s'assit pensive sur le lit, pleine d'espoir dans l'entretien que son époux avait sans doute alors avec César. Tout à coup elle fut tirée de sa rêverie par un bruit singulier; il venait de la partie située en face du lit. Presque aussitôt, à l'endroit d'où était parti le bruit, la toile se fendit dans sa longueur... La jeune femme se leva debout; son premier mouvement fut de s'armer du poignard qu'elle portait sous sa saie. Alors, confiante en elle-même et dans l'arme qu'elle tenait, elle attendit... se rappelant le proverbe gaulois:—Celui-là qui tient sa propre mort dans sa main... n'a rien à redouter que des dieux!...
À ce moment la toile qui s'était fendue dans toute sa longueur s'entr'ouvrit sur un fond d'épaisses ténèbres, et Méroë vit apparaître la jeune esclave maure, enveloppée de ses vêtements blancs.
CHAPITRE II.
Trahison de l'esclave maure.—César et Méroë.—Le coffret précieux.—La corde au cou.—Adresse et générosité de César.—Le bateau pilote.—Tor-è-Benn, chant de guerre des marins gaulois.—Albinik pilote la flotte romaine vers la baie du Morbihan—L'homme à la hache.—Le chenal de perdition.—Le vétéran romain et ses deux fils.—Rencontre d'un vaisseau irlandais.—Les sables mouvants.—Jamais Breton ne fit trahison.
Dès que la Mauresque eut mis le pied dans la tente, elle se jeta à genoux et tendit ses mains jointes vers la compagne d'Albinik, qui, touchée de ce geste suppliant, et de la douleur empreinte sur les traits de l'esclave, ne ressentit ni défiance, ni crainte, mais une compassion, mêlée de curiosité, et déposa son poignard au chevet du lit. La jeune Mauresque s'avançait comme en rampant sur ses genoux, les deux mains toujours tendues vers Méroë, penchée vers la suppliante avec pitié, afin de la relever; mais l'esclave s'étant ainsi approchée du lit où était le poignard, se releva d'un bond, sauta sur l'arme, qu'elle n'avait pas sans doute perdue de vue depuis son entrée dans la tente, et avant que, dans sa stupeur, la compagne d'Albinik eût pu s'y opposer, son poignard fut lancé à travers les ténèbres que l'on voyait au dehors.
À l'éclat de rire sauvage poussé par la Mauresque lorsqu'elle eut ainsi désarmé Méroë, celle-ci se vit trahie, courut vers le ténébreux passage, afin de retrouver son poignard ou de fuir... mais de ces ténèbres... elle vit sortir César...
Saisie d'effroi, la Gauloise recula de quelques pas. César avança d'autant, et l'esclave disparut par l'ouverture, aussitôt refermée. À la démarche incertaine du Romain, au feu de ses regards, à l'animation qui empourprait ses joues, Méroë s'aperçut qu'il était ivre à demi, elle eut moins de frayeur. Il tenait à la main un coffret de bois précieux; après avoir silencieusement contemplé la jeune femme avec une telle effronterie qu'elle sentit de nouveau la rougeur de la honte lui monter au front, le Romain tira du coffret un riche collier d'or ciselé, l'approcha de la lumière de la lampe comme pour le faire mieux briller aux yeux de celle qu'il voulait tenter; puis, simulant un respect ironique, il se baissa, déposa le collier aux pieds de la Gauloise, et se releva, l'interrogeant d'un regard audacieux.
Méroë, debout, les bras croisés sur sa poitrine soulevée par l'indignation et le mépris, regarda fièrement César, et repoussa le collier du bout du pied.
Le Romain fit un geste de surprise insultante, se mit à rire d'un air de dédaigneuse confiance, choisit dans le coffret un magnifique réseau d'or pour la coiffure tout inscrusté d'escarboucles, et après l'avoir fait scintiller à la clarté de la lampe, il le déposa encore aux pieds de Méroë, en redoublant de respect ironique, puis, se relevant, sembla lui dire:
—Cette fois je suis certain de mon triomphe.
Méroë, pâle de colère, sourit de dédain.
Alors César versa aux pieds de la jeune femme tout le contenu du coffret... Ce fut comme une pluie d'or, de perles et de pierreries, colliers, ceintures, pendants d'oreilles, bracelets, bijoux de toutes sortes.
Méroë cette fois ne repoussa pas du pied ces richesses, mais autant qu'elle le put elle les broya sous le talon de sa bottine, et d'un regard arrêta l'infâme débauché qui s'avançait vers elle les bras ouverts...
Un moment interdit, le Romain porta ses deux mains sur son cœur, comme pour protester de son adoration; la Gauloise répondit à ce langage muet par un éclat de rire si méprisant que César, ivre de convoitise, de vin et de colère, parut dire:
—J'ai offert des richesses, j'ai supplié; tout a été vain; j'emploierai la force...
Seule, désarmée, persuadée que ses cris ne lui attireraient aucun secours, l'épouse d'Albinik sauta sur le lit, saisit le long cordon qui servait à rapprocher les draperies, le noua autour de son cou, monta sur le chevet, prête à se lancer dans le vide et à s'étrangler par la seule pesanteur de son corps au premier mouvement de César; celui-ci vit une résolution si désespérée sur les traits de Méroë qu'il resta immobile; et, soit remords de sa violence, soit certitude, s'il employait la force, de n'avoir en sa possession qu'un cadavre, soit enfin, ainsi que le fourbe le prétendit plus tard, qu'une arrière-pensée, presque généreuse, l'eût guidé, il se recula de quelques pas et leva la main au ciel comme pour prendre les dieux à témoin qu'il respecterait sa prisonnière. Celle-ci, défiante, resta toujours prête à se donner la mort. Alors le Romain se dirigea vers la secrète ouverture de la tente, disparut un moment dans les ténèbres, donna un ordre à haute voix, et rentra bientôt, se tenant assez éloigné du lit, les bras croisés sur sa toge. Ignorant si le danger qu'elle courait n'allait pas encore augmenter, Méroë demeurait debout au chevet du lit, la corde au cou. Mais, au bout de quelques instants, elle vit entrer l'interprète accompagné d'Albinik, et d'un bond fut auprès de lui.
—Ton épouse est une femme de mâle vertu!—lui dit l'interprète.—Vois à ses pieds ces trésors! elle les a repoussés... L'amour du grand César... elle l'a dédaigné. Il a feint de vouloir recourir à la violence. Ta compagne, désarmée par ruse, était prête à se donner la mort... Ainsi elle est glorieusement sortie de cette épreuve.
—Une épreuve?...—reprit Albinik d'un air de doute sinistre,—une épreuve... qui a donc ici le droit d'éprouver la vertu de ma femme?...
—Les sentiments de vengeance qui t'ont amené dans le camp romain sont ceux d'une âme fière révoltée par l'injustice et la barbarie... La mutilation que tu as subie semblait surtout prouver la sincérité de tes paroles,—reprit l'interprète;—mais les transfuges inspirent toujours une secrète défiance. L'épouse fait souvent préjuger de l'époux, la tienne est une vaillante femme. Pour inspirer une fidélité pareille tu dois être un homme de cœur et de parole. C'est de cela que l'on voulait s'assurer.
—Je ne sais...—reprit le marin d'un air de doute.—La débauche de ton général est connue...
—Les dieux nous ont en ta personne envoyé un précieux auxiliaire, tu peux devenir fatal aux Gaulois. Crois-tu César assez insensé pour avoir voulu se faire un ennemi de toi en outrageant ta femme? et cela au moment peut-être où il va te charger d'une mission de confiance? Non, je le répète, il a voulu vous éprouver tous deux, et jusqu'ici ces épreuves vous sont favorables...
César interrompit son interprète, lui dit quelques mots; puis, s'inclinant avec respect devant Méroë et saluant Albinik d'un geste amical, il sortit lentement avec majesté.
—Toi et ton épouse,—dit l'interprète,—vous êtes désormais assurés de la protection du général... Il vous en donne sa foi, vous ne serez plus ni séparés ni inquiétés... La femme du courageux marin a méprisé ces riches parures,—ajouta l'interprète en ramassant les bijoux et les replaçant dans le coffret.—César veut garder comme souvenir de la vertu de la Gauloise le poignard qu'elle portait et qu'il lui a fait enlever par ruse. Rassure-toi, elle ne restera pas désarmée.
Et presque au même instant deux jeunes affranchis entrèrent dans la tente; ils portaient sur un grand plateau d'argent un petit poignard oriental d'un travail précieux et un sabre espagnol court et légèrement recourbé, suspendu à un baudrier de cuir rouge, magnifiquement brodé d'or. L'interprète remit le poignard à Méroë, le sabre à Albinik, en leur disant:
—Reposez en paix et gardez ces dons de la magnificence de César.
—Et tu l'assureras,—reprit Albinik,—que tes paroles et sa générosité dissipent mes soupçons; il n'aura pas désormais d'auxiliaire plus dévoué que moi, jusqu'à ce que ma vengeance soit satisfaite.
L'interprète sortit avec les affranchis; Albinik raconta à sa femme que, conduit dans la tente du général romain, il l'avait attendu en compagnie de l'interprète, jusqu'au moment où tous deux étaient revenus dans la tente, sous la conduite d'un esclave. Méroë dit à son tour ce qui s'était passé. Les deux époux conclurent, non sans vraisemblance, que César, ivre à demi, avait d'abord cédé à une idée infâme, mais que la résolution désespérée de la Gauloise, et sans doute aussi la réflexion qu'il risquait de s'aliéner un transfuge dont il pouvait tirer un utile parti, ayant dissipé la demi-ivresse du Romain, il avait, avec sa fourbe et son adresse habituelles, donné, sous prétexte d'une épreuve, une apparence presque généreuse à un acte odieux.
Le lendemain, César, accompagné de ses généraux, se rendit sur le rivage qui dominait l'embouchure de la Loire: une tente y avait été dressée. De cet endroit on découvrait au loin la mer et ses dangereux parages, semés de bancs de sable et d'écueils à fleur d'eau. Le vent soufflait violemment. Un bateau de pêche, à la fois solide et léger, était amarré au rivage et gréé à la gauloise, d'une seule voile carrée, à pans coupés. Albinik et Méroë furent amenés. L'interprète leur dit:
—Le temps est orageux, la mer menaçante: oseras-tu t'aventurer dans ce bateau, seul avec ta femme? Il y a ici quelques pêcheurs prisonniers, veux-tu leur aide?
—Ma femme et moi, nous avons bravé bien des tempêtes, seuls dans notre barque, lorsque par de mauvais temps nous allions rejoindre mon vaisseau ancré loin du rivage.
—Mais, maintenant, tu es mutilé,—reprit l'interprète;—comment pourras-tu manœuvrer?
—Une main suffit au gouvernail... ma compagne orientera la voile... Métier de femme, puisqu'il s'agit de manier de la toile,—ajouta gaiement le marin pour donner confiance au Romain.
—Va donc,—dit l'interprète.—Que les dieux te conduisent...
La barque, poussée à flot par plusieurs soldats, vacilla un instant sous les palpitations de la voile, que le vent n'avait pas encore emplie; mais bientôt, tendue par Méroë, tandis que son époux tenait le gouvernail, la voile se gonfla, s'arrondit sous le souffle de la brise; le bateau s'inclina légèrement, et sembla voler sur le sommet des vagues comme un oiseau de mer. Méroë, vêtue de son costume de marin, se tenait debout à la proue. Ses cheveux noirs flottaient au vent, parfois la blanche écume de l'océan, après avoir jailli sous la proue du bateau, jetait sa neige amère au noble et beau visage de la jeune femme. Albinik connaissait ces parages comme le pasteur des landes solitaires de la Bretagne en connaît les moindres détours. La barque semblait se jouer des hautes vagues; de temps à autre les deux époux apercevaient au loin, sur le rivage, la tente de César, reconnaissable à ses voiles de pourpre, et voyaient briller au soleil l'or et l'argent des armures de ses généraux.
—Oh! César!... fléau de la Gaule!... le plus cruel, le plus débauché des hommes!...—s'écria Méroë,—tu ne sais pas que cette frêle barque, qu'en ce moment peut-être tu suis au loin des yeux, porte deux de tes ennemis acharnés! Tu ne sais pas qu'ils ont d'avance abandonné leur vie à Hésus, dans l'espoir d'offrir à Teutâtès, dieu des voyages sur terre et sur mer, une offrande digne de lui... une offrande de plusieurs milliers de Romains, s'abîmant dans les gouffres de la mer! Et c'est en élevant nos mains vers toi, reconnaissants et joyeux, ô Hésus! que nous disparaîtrons au fond des abîmes avec les ennemis de notre Gaule sacrée!...
Et la barque d'Albinik et de Méroë, rasant les écueils et les vagues au milieu de ces dangereux parages, tantôt s'éloignait, tantôt se rapprochait du rivage. La compagne du marin, le voyant pensif et triste, lui a dit:
—À quoi songes-tu, Albinik?... Tout seconde nos projets: le général romain n'a plus de soupçon, l'habileté de ta manœuvre va le décider à accepter tes services, et demain peut-être tu piloteras les galères de nos ennemis...
—Oui... je les piloterai vers l'abîme... où elles doivent s'engloutir avec nous...
—Quelle magnifique offrande à nos dieux!... dix mille Romains, peut-être!...
—Méroë,—a répondu Albinik avec un soupir,—lorsque après avoir cessé de vivre ici, ainsi que ces soldats... de braves guerriers, après tout, nous revivrons ailleurs avec eux, ils pourront me dire: «Ce n'est pas vaillamment, par la lance et par l'épée, que tu nous as tués... Non, tu nous as tués sans combat, par trahison... Tu veillais au gouvernail... nous dormions confiants et tranquilles... tu nous as conduits sur des écueils... et en un instant la mer nous a engloutis... Tu es comme un lâche empoisonneur, qui, en mettant du poison dans nos vivres, nous aurait fait mourir... Est-ce vaillant?... Non! ce n'est plus là cette franche audace de tes pères! ces fiers Gaulois, qui, demi-nus, nous combattaient, en nous raillant sur nos armures de fer, nous demandant pourquoi nous battre si nous avions peur des blessures ou de la mort...»
—Ah!—s'est écrié Méroë avec amertume et douleur,—pourquoi les druidesses m'ont-elles enseigné qu'une femme doit échapper par la mort au dernier outrage?... Pourquoi ta mère Margarid nous a-t-elle si souvent raconté, comme un mâle exemple à suivre, ce trait de ton aïeule Siomara... coupant la tête du Romain qui l'avait violentée... et apportant dans un pan de sa robe cette tête à son mari, en lui disant ces fières et chastes paroles: «Deux hommes vivants ne se vanteront pas de m'avoir possédée!...» Ah! pourquoi n'ai-je pas cédé à César!
—Méroë!...
—Peut-être te serais-tu vengé alors!... Cœur faible, âme sans vigueur! il te faut donc l'outrage accompli... la honte bue... pour allumer ta colère?...
—Méroë! Méroë!...
—Il ne te suffit donc pas que ce Romain ait proposé à ta femme de se vendre?... de se livrer à lui pour des présents?... C'est à ta femme... entends-tu?... à ta femme... que César l'a faite... cette offre d'ignominie!...
—Tu dis vrai,—a répondu le marin en sentant, au souvenir de ces outrages, le courroux enflammer son cœur,—j'étais une âme faible...
Mais sa compagne a poursuivi avec un redoublement d'amertume:
—Non, je le vois; ce n'est pas assez... j'aurais dû mourir... peut-être alors aurais-tu juré vengeance sur mon corps!... Ah! ils t'inspirent de la pitié, ces Romains, dont nous voulons faire une offrande aux dieux!... ils ne sont pas complices du crime qu'a voulu tenter César, dis-tu... Réponds?... seraient-ils venus à mon aide, ces soldats, ces braves guerriers... Si, au lieu de me fier à mon seul courage et de puiser ma force dans mon amour pour toi, je m'étais écriée éplorée, suppliante: «Romains, au nom de vos mères, défendez-moi des violences de votre général!» Réponds, seraient-ils venus à ma voix? auraient-ils oublié que j'étais Gauloise... et que César était... César? Les cœurs généreux de ces braves se seraient-ils révoltés, eux, qui, après le viol, noient les enfants dans le sang des mères?...
Albinik n'a pas laissé achever sa compagne; il a rougi de sa faiblesse; il a rougi d'avoir pu oublier un instant les horreurs commises par les Romains dans leur guerre impie... il a rougi d'avoir oublié que le sacrifice des ennemis de la Gaule est surtout agréable à Hésus. Alors, dans sa colère, et pour toute réponse, il a chanté le chant de guerre des marins bretons, comme si le vent avait pu porter ces paroles de défi et de mort sur le rivage où était César:
»Comme j'étais couché dans mon vaisseau, j'ai entendu l'aigle de mer appeler au milieu de la nuit.—Il appelait ses aiglons et tous les oiseaux du rivage.—Et il leur disait en les appelant:—Levez-vous tous... venez... venez...—Non, ce n'est plus de la chair pourrie de chien ou de brebis qu'il nous faut... c'est de la chair romaine.
»Tor-è-benn! Tor-è-benn!
»Vieux corbeau de mer, dis-moi, que tiens-tu là?—Moi, je tiens la tête du chef romain; je veux avoir ses deux yeux... ses deux yeux rouges...—Et toi, loup de mer, que tiens-tu là?—Moi, je tiens le cœur du chef romain, et je le mange!—Et toi, serpent de mer, que fais-tu là, roulé autour de ce cou, et ta tête plate si près de cette bouche, déjà froide et bleue?—Moi, je suis ici pour attendre au passage l'âme du chef romain.
»Tor-è-benn! Tor-è-benn!»
Méroë, exaltée par ce chant de guerre, ainsi que son époux, a, comme lui, répété, en semblant défier César, dont on voyait au loin la tente:
«Tor-è-benn! Tor-è-benn! Tor-è-benn!»
Et toujours la barque d'Albinik et de Méroë, se jouant des écueils et des vagues, au milieu de ces dangereux parages, tantôt s'éloignait, tantôt se rapprochait du rivage.
—Tu es le meilleur et le plus hardi pilote que j'aie rencontré, moi, qui dans ma vie ai tant voyagé sur mer,—fit dire César à Albinik, lorsqu'il eut regagné la terre et débarqué avec Méroë.—Demain, si le temps est favorable, tu guideras une expédition dont tu sauras le but au moment de mettre en mer.
Le lendemain, au lever du soleil, le vent se trouvant propice, la mer belle, César a voulu assister au départ des galères romaines; il a fait venir Albinik. À côté du général était un guerrier de grande taille, à l'air farouche: une armure flexible, faite d'anneaux de fer entrelacés, le couvrait de la tête aux pieds; il se tenait immobile; on aurait dit une statue de fer. À sa main, il portait une lourde et courte hache à deux tranchants. L'interprète a dit à Albinik, lui montrant cet homme:
—Tu vois ce soldat... durant la navigation il ne te quittera pas plus que ton ombre... Si par ta faute ou par trahison une seule des galères échouait, il a l'ordre de te tuer à l'instant, toi et ta compagne... Si, au contraire, tu mènes la flotte à bon port, le général te comblera de ses dons; tu feras envie aux plus heureux.
—César sera content...—a répondu Albinik.
Et suivi pas à pas par le soldat à la hache, il a monté, ainsi que Méroë, sur la galère prétorienne, dont la marche guidait celle des autres; on la reconnaissait à trois flambeaux dorés, placés à sa poupe.
Chaque galère portait soixante-dix rameurs, dix mariniers pour la manœuvre des voiles, cinquante archers et frondeurs armés à la légère, et cent cinquante soldats bardés de fer de la tête aux pieds.
Lorsque les galères eurent quitté le rivage, le préteur, commandant militaire de la flotte, fit dire, par un interprète, à Albinik, de se diriger vers le nord pour débarquer au fond de la baie du Morbihan, dans les environs de la ville de Vannes, où était rassemblée l'armée gauloise. Albinik, la main au gouvernail, devait transmettre, par l'interprète, ses commandements au maître des rameurs. Celui-ci, au moyen d'un marteau de fer, dont il frappait une cloche d'airain, d'après les ordres du pilote, indiquait ainsi, par les coups lents ou redoublés du marteau, le mouvement et la cadence des rames, selon qu'il fallait accélérer ou ralentir l'allure de la prétorienne, sur laquelle la flotte romaine guidait sa marche.
Les galères, poussées par un vent propice, s'avançaient vers le nord. Selon l'interprète, les plus vieux mariniers admiraient la hardiesse de la manœuvre et la promptitude de coup d'œil du pilote gaulois. Après une assez longue navigation, la flotte, se trouvant près de la pointe méridionale de la baie du Morbihan, allait entrer dans ces parages, les plus dangereux de toute la côte de Bretagne par leur multitude d'îlots, d'écueils, de bancs de sable, et surtout par leurs courants sous-marins d'une violence irrésistible.
Un îlot, situé au milieu de l'entrée de la baie, que resserrent deux pointes de terre, partage cette entrée en deux passes très-étroites. Rien à la surface de la mer, ni brisants, ni écume, ni changement de nuance dans la couleur des vagues, n'annonce la moindre différence entre ces deux passages. Pourtant, l'un n'offre aucun écueil, et l'autre est si redoutable, qu'au bout de cent coups de rame les navires engagés dans ce chenal à la file les uns des autres, et guidés par la prétorienne que pilotait Albinik, allaient être peu à peu entraînés par la force d'un courant sous-marin vers un banc de rochers, que l'on voyait au loin, et sur lequel la mer, partout ailleurs calme, se brisait avec furie... Mais les commandants de chaque galère ne pourraient s'apercevoir du péril que les uns après les autres, chacun ne le reconnaissant qu'à la rapide dérive de la galère qui le précéderait... et alors il serait trop tard... la violence du courant emporterait, précipiterait vaisseau sur vaisseau... Tournoyant sur l'abîme, s'abordant, se heurtant, ils devaient, dans ces terribles chocs, s'entr'ouvrir et s'engloutir au fond des eaux avec leur équipage, ou se briser sur le banc de roches... Cent coups de rame encore, et la flotte était anéantie dans ce passage de perdition...
La mer était si calme, si belle, que nul, parmi les Romains, ne soupçonnait le péril... Les rameurs accompagnaient de chants le mouvement cadencé de leurs rames; des soldats nettoyaient les armes, d'autres dormaient, étendus à la proue; d'autres jouaient aux osselets. Enfin, à peu de distance d'Albinik, toujours au gouvernail, un vétéran aux cheveux blanchis, au visage cicatrisé, était assis sur un des bancs de la poupe, entre ses deux fils, beaux jeunes archers de dix-huit à vingt ans. Tout en causant avec leur père, ils avaient chacun un bras familièrement passé sur l'épaule du vieux soldat, qu'ils enlaçaient ainsi; ils semblaient causer tous trois avec une douce confiance, et s'aimer tendrement. Albinik, malgré sa haine contre les Romains, n'a pu s'empêcher de soupirer de compassion, en songeant au sort de tous ces soldats, qui ne se croyaient pas si près de mourir.
À ce moment, un de ces légers vaisseaux dont se servent les marins d'Irlande, sortit de la baie du Morbihan par le chenal qui n'offrait aucun danger... Albinik avait, pour son commerce, fait de fréquents voyages à la côte d'Irlande, terre peuplée d'habitants d'origine gauloise, parlant à peu près le même langage, mais difficile à comprendre pour qui ne les avait pas souvent pratiqués comme Albinik.
L'Irlandais, soit qu'il craignît d'être poursuivi et pris par quelqu'une des galères de guerre qu'il voyait s'approcher, et qu'il voulût échapper à ce danger en venant de lui-même au-devant de la flotte, soit qu'il crût avoir des renseignements utiles à donner, l'Irlandais se dirigea vers la prétorienne, qui ouvrait la marche. Albinik frémit... L'interprète allait peut-être interroger cet Irlandais, et il pouvait signaler le danger que devait courir l'armée navale en prenant l'une ou l'autre des deux passes de l'îlot. Albinik ordonna donc de forcer de rames, afin d'arriver au chenal de perdition avant que l'Irlandais n'eût rejoint les galères. Mais après quelques mots échangés entre le commandant militaire et l'interprète, celui-ci ordonna d'attendre le navire qui s'approchait, afin de lui demander des nouvelles de la flotte gauloise. Albinik, n'osant contrarier ce commandement, de peur d'éveiller les soupçons, obéit, et bientôt le petit navire irlandais fut à portée de voix de la prétorienne. L'interprète, s'avançant alors, dit en langue gauloise à l'Irlandais:
—D'où venez-vous? où allez-vous?... Avez-vous rencontré des vaisseaux en mer?...
À ces questions, l'Irlandais fit signe qu'il ne comprenait pas, et, dans son langage moitié gaulois, il reprit:
—Je viens vers la flotte pour lui donner des nouvelles.
—Quelle langue parle cet homme?—dit l'interprète à Albinik.—Je ne l'entends pas, quoique son langage ne me semble pas tout à fait étranger.
—Il parle moitié irlandais, moitié gaulois,—répondit Albinik.—J'ai souvent commercé sur les côtes de ce pays; je sais ce langage. Cet homme dit s'être dirigé vers la flotte pour lui donner des nouvelles.
—Demande-lui quelles sont ces nouvelles.
—Quelles nouvelles as-tu à donner?—dit Albinik à l'Irlandais.
—Les vaisseaux gaulois,—répondit-il,—venant de divers ports de Bretagne, se sont réunis hier soir dans cette baie, dont je sors. Ils sont en très-grand nombre, bien équipés, bien armés, et prêts au combat... Ils ont choisi leur ancrage tout au fond de la baie, près du port de Vannes. Vous ne pourrez les apercevoir qu'après avoir doublé le promontoire d'Aëlkern...
—L'Irlandais nous apporte des nouvelles favorables,—dit Albinik à l'interprète.—La flotte gauloise est dispersée de tous côtés: une partie de ses vaisseaux est dans la rivière d'Auray, d'autres plus loin encore, vers la baie d'Audiern et Ouessant... Il n'y a au fond de cette baie, pour défendre Vannes par mer, que cinq ou six mauvais vaisseaux marchands, à peine armés à la hâte.
—Par Jupiter!—s'écria l'interprète joyeux;—les dieux sont, comme toujours, favorables à César!...
Le préteur et les officiers, à qui l'interprète répéta la fausse nouvelle donnée par le pilote, parurent aussi très-joyeux de cette dispersion de la flotte gauloise... Vannes était ainsi livrée aux Romains, presque sans défense, du côté de la mer.
Albinik dit alors à l'interprète en lui montrant le soldat à la hache:
—César s'est défié de moi; bénis soient les dieux de me permettre de prouver l'injustice de ses soupçons... Voyez-vous cet îlot... là-bas... à cent longueurs de rame d'ici?...
—Je le vois...
—Pour entrer dans cette baie, il n'y a que deux passages, l'un à droite, l'autre à gauche de cet îlot. Le sort de la flotte romaine était entre mes mains; je pouvais vous piloter vers l'une de ces passes, que rien à la vue ne distingue de l'autre, et un courant sous-marin entraînait vos galères sur un banc de rochers... pas une n'eût échappé...
—Que dis-tu?—s'écria l'interprète, tandis que Méroë regardait son époux avec douleur et surprise, car il semblait renoncer à sa vengeance.
—Je dis la vérité,—répondit Albinik à l'interprète;—je vais vous le prouver... Cet Irlandais connaît, comme moi, les dangers de l'entrée de cette baie, dont il sort; je lui demanderai de marcher devant nous, en guise de pilote; et d'avance je vais vous tracer la route qu'il va suivre: d'abord il prendra le chenal à droite de l'îlot; il s'avancera ensuite, presque à toucher cette pointe de terre que vous apercevez plus loin; puis il déviera beaucoup à droite, jusqu'à ce qu'il soit à la hauteur de ces rochers noirs qui s'élèvent là-bas; cette passe traversée, ces écueils évités, nous serons en sûreté dans la baie... Si l'Irlandais exécute de point en point cette manœuvre, vous défierez-vous encore de moi?
—Non, par Jupiter!—répondit l'interprète.—Il faudrait être insensé pour conserver le moindre soupçon.
—Jugez-moi donc...—reprit Albinik, et il adressa quelques mots à l'Irlandais, qui consentit à piloter les navires. Sa manœuvre fut celle prévue par Albinik. Alors celui-ci, ayant donné aux Romains ce gage de sincérité, fit déployer la flotte sur trois files, et pendant quelque temps la guida à travers les îlots dont la baie est semée; puis il donna l'ordre aux rameurs de rester en place sur leurs rames. De cet endroit on ne pouvait apercevoir la flotte gauloise, ancrée tout au fond de la baie, à près de deux lieues de distance de là, et dérobée à tous les yeux par un promontoire très-élevé.
Albinik dit alors à l'interprète:
—Nous ne courons plus qu'un seul danger; mais il est grand. Il y a devant nous des bancs de sable mouvants, parfois déplacés par les hautes marées: les galères pourraient s'y engraver; il faut donc que j'aille reconnaître ce passage la sonde à la main, avant d'y engager la flotte. Elle va rester en cet endroit sur ses rames; faites mettre à la mer la plus petite des barques de cette galère avec deux rameurs: ma femme tiendra le gouvernail; si vous avez encore quelque défiance, vous et le soldat à la hache vous nous accompagnerez dans la barque; puis, le passage reconnu, je reviendrai à bord de cette galère pour piloter la flotte, jusqu'à l'entrée du port de Vannes.
—Je ne me défie plus,—répondit l'interprète;—mais, selon l'ordre de César, ni moi ni ce soldat, nous ne devons te quitter un seul instant.
—Qu'il en soit ainsi que vous le désirez,—dit Albinik.
Et la petite barque de la galère fut mise à la mer. Deux rameurs y descendirent avec le soldat et l'interprète; Albinik et Méroë s'embarquèrent à leur tour: le bateau s'éloigna de la flotte romaine, disposée en croissant et se maintenant sur ses rames en attendant le retour du pilote. Méroë, assise au gouvernail, dirigeait la barque selon les indications de son époux. Lui, à genoux et penché à la proue, sondait le passage au moyen d'un plomb très-lourd attaché à un long et fort cordeau. Le bateau côtoyait alors un des nombreux îlots de la baie de Morbihan. Derrière cet îlot s'étendait un long banc de sable que la marée alors descendante commençait à découvrir; puis, au delà du banc de sable, quelques rochers bordant le rivage... Albinik venait de jeter de nouveau la sonde; pendant qu'il semblait examiner sur la corde les traces de la profondeur de l'eau, il échangea un regard rapide avec sa femme en lui indiquant d'un coup d'œil le soldat et l'interprète... Méroë comprit: l'interprète était assis près d'elle, à la poupe; venaient ensuite les deux rameurs sur leur banc, et enfin l'homme à la hache debout, derrière Albinik, penché à la proue, sa sonde à la main... Se relevant soudain, il se fit de cette sonde une arme terrible, lui imprima le mouvement rapide que le frondeur donne à sa fronde, et du lourd plomb attaché au cordeau frappa si violemment le casque du soldat, qu'étourdi du coup, il s'affaissa au fond de la barque. L'interprète voulut s'élancer au secours de son compagnon; mais, saisi aux cheveux par Méroë, il fut renversé en arrière, perdit l'équilibre et tomba à la mer. L'un des deux rameurs, ayant levé sa rame sur Albinik, roula bientôt à ses pieds. Le mouvement donné au gouvernail par Méroë fit approcher le bateau si près de l'îlot montueux, qu'elle y sauta, ainsi que son époux. Tous deux gravirent rapidement ces roches escarpées; ils n'avaient plus d'autre obstacle pour arriver au rivage qu'un banc de sable, dont une partie, déjà découverte par la marée, était mouvante, ainsi qu'on le voyait aux bulles d'air qui venaient continuellement à sa surface. Prendre ce passage pour atteindre les rochers de la côte, c'était périr dans le gouffre caché sous cette surface trompeuse. Déjà les deux époux entendaient de l'autre côté de l'îlot, dont l'élévation les cachait, les cris, les menaces du soldat, revenu de son étourdissement, et la voix de l'interprète, retiré sans doute de l'eau par les rameurs. Albinik, habitué à ces parages, reconnut, à la grosseur du gravier et à la limpidité de l'eau dont il était encore couvert, que le banc de sable, à quelques pas de là, n'était plus mouvant. Il le traversa donc en cet endroit avec Méroë, tous deux ayant de l'eau jusqu'à la ceinture. Ils atteignirent alors les rochers de la côte, les escaladèrent agilement, et s'arrêtèrent ensuite un instant afin de voir s'ils étaient poursuivis.
L'homme à la hache, gêné par sa pesante armure, et n'étant, non plus que l'interprète, habitué à marcher sur des pierres glissantes couvertes de varechs, comme l'étaient celles de l'îlot qu'ils avaient à traverser pour atteindre les deux fugitifs, arrivèrent, après maints efforts, en face de la partie mouvante du banc de sable laissée à sec par la marée de plus en plus basse. Le soldat, possédé de colère à l'aspect d'Albinik et de sa compagne, dont il ne se voyait séparé que par un banc de sable fin et uni, laissé à sec, crut le passage facile, et s'élança... Au premier pas, il enfonça dans la fondrière jusqu'aux genoux; il fit un violent effort pour se dégager... et disparut jusqu'à la ceinture... Il appela ses compagnons à son aide... à peine avait-il appelé... qu'il n'eut plus que la tête hors du gouffre... Elle disparut aussi... et un moment après, comme il avait levé les mains au ciel en s'abîmant, l'on ne vit plus qu'un de ses gantelets de fer s'agitant convulsivement en dehors du sable... Puis l'on n'aperçut plus rien... rien... sinon quelques bulles d'eau à la surface de la fondrière.
Les rameurs et l'interprète, saisis d'épouvante, restèrent immobiles, n'osant braver une mort certaine pour atteindre les fugitifs... Alors Albinik adressa ces mots à l'interprète:
—Tu diras à César que je m'étais mutilé moi-même pour lui donner confiance dans la sincérité de mes offres de services... Mon dessein était de conduire la flotte romaine à une perte certaine en périssant moi et ma compagne... Il en allait être ainsi... Je vous pilotais dans le chenal de perdition d'où pas une galère ne serait sortie... Lorsque nous avons rencontré l'Irlandais, il m'a appris que, rassemblés depuis hier, les vaisseaux gaulois, très-nombreux et très-bien armés, sont ancrés au fond de cette baie... à deux lieues d'ici. Apprenant cela, j'ai changé de projet, je n'ai plus voulu perdre vos galères... Elles seront de même anéanties, mais non par embûche et déloyauté... elles le seront par vaillant combat, navire contre navire, Gaulois contre Romain... Maintenant, dans l'intérêt du combat de demain, écoute bien ceci: J'ai à dessein conduit tes galères sur des bas fonds où dans quelques instants elles se trouveront à sec sur le sable. Elles y resteront engravées, car la mer descend... Tenter un débarquement, c'est vous perdre; vous êtes de tous côtés entourés de bancs de sable mouvants, pareils à celui où vient de s'engloutir l'homme à la hache... Restez donc à bord de vos navires; demain ils seront remis à flot par la marée montante... et demain bataille... bataille à outrance... Le Gaulois aura une fois de plus montré que jamais Breton ne fit trahison... et que s'il est glorieux de la mort de son ennemi, c'est lorsqu'il a loyalement tué son ennemi...
Et Albinik et Méroë, laissant l'interprète effrayé de ces paroles, se sont dirigés en hâte vers la ville de Vannes, pour y donner l'alarme et prévenir les gens de la flotte gauloise de se préparer au combat pour le lendemain...
Chemin faisant, l'épouse d'Albinik lui a dit:
—Le cœur de mon époux bien-aimé est plus haut que le mien. Je voulais voir détruire la flotte romaine par les écueils de la mer... Mon époux veut la détruire par la vaillance gauloise. Que je sois à jamais glorifiée d'être la femme d'un tel homme!
«Ce récit que votre fils Albinik, le marin, vous envoie, à vous, ma mère Margarid, à vous, mon père Joel, le brenn de la tribu de Karnak, ce récit votre fils l'a écrit durant cette nuit-ci qui précède la bataille de demain. Retenu dans le port de Vannes par les soins qu'il donne à son navire, afin de combattre les Romains au point du jour, votre fils vous envoie cette écriture au camp gaulois qui défend par terre les approches de la ville. Mon père et ma mère blâmeront ou approuveront la conduite d'Albinik et de sa femme Méroë, mais ce récit contient la simple vérité.»
CHAPITRE III.
La veille de la bataille de Vannes, Guilhern, le laboureur, fait une promesse sacrée à son père, Joel le brenn de la tribu de Karnak.—Position de l'armée gauloise.—Le chef des cent vallées.—Les bardes à la guerre.—La cavalerie de la Trimarkisia.—La chaîne de fer des deux saldunes.—Piéton et cavalier.
La veille de la bataille de Vannes, qui, livrée sur terre et sur mer, allait décider de l'esclavage ou de la liberté de la Bretagne, et, par suite, de l'indépendance ou de l'asservissement de toute la Gaule, la veille de la bataille de Vannes, en présence de tous ceux de notre famille réunie dans le camp gaulois, moins mon frère Albinik et sa femme Méroë, alors sur la flotte rassemblée dans la baie du Morbihan, mon père Joel, le brenn de la tribu de Karnak, a dit ceci à moi son premier né, Guilhern, le laboureur (qui écris ce récit):
«—Demain est jour de grand combat, mon fils; nous nous battrons bien. Je suis vieux, tu es jeune; l'ange de la mort me fera sans doute partir le premier d'ici, et demain peut-être j'irai revivre ailleurs avec ma sainte fille Hêna. Or, voici ce que je te demande, en présence des malheurs dont est menacé notre pays, car demain la mauvaise chance de la guerre peut faire triompher les Romains: mon désir est que, dans notre famille, et tant que durera notre race, l'amour de la Gaule et le souvenir sacré de nos pères ne périssent point. Si nos enfants doivent rester libres, l'amour du pays, le respect pour la mémoire paternelle, leur rendra la liberté plus chère encore. S'ils doivent vivre et mourir esclaves, ces souvenirs sacrés leur disant sans cesse de génération en génération qu'il fut un temps où, fidèle à ses dieux, vaillante à la guerre, indépendante et heureuse, maîtresse de son sol fécondé par de durs labeurs, insouciante de la mort dont elle a le secret, la race gauloise était redoutée du monde entier et hospitalière aux peuples qui lui tendaient une main amie, ces souvenirs perpétués d'âge en âge, rendant à nos enfants leur esclavage plus horrible, leur donneront un jour la force de le briser. Afin que ces souvenirs se transmettent de siècle en siècle, il faut, mon fils, me promettre, par Hésus, de rester fidèle à notre vieille coutume gauloise, en conservant le dépôt que je vais te confier, en l'augmentant et en faisant jurer à ton fils Sylvest de l'augmenter à son tour, afin que les fils de tes petits-fils imitent leurs pères, et qu'ils soient imités de leur descendance... Ce dépôt, le voici... Ce premier rouleau contient le récit de ce qui est arrivé dans notre maison lors de l'anniversaire de la naissance de ma chère fille Hêna, jour qui a été aussi celui de sa mort. Cet autre rouleau, que ce soir, vers le coucher du soleil, j'ai reçu de mon fils Albinik, le marin, contient le récit de son voyage au camp de César, à travers les contrées incendiées par leurs populations. Ce récit honore le courage gaulois; il honore ton frère Albinik et sa femme Méroë, fidèles, jusqu'à l'excès peut-être, à cette maxime de nos pères: Jamais Breton ne fit trahison. Ces écrits, je te les confie, tu me les remettras après la bataille de demain, si j'y survis... sinon, tu les garderas (ou, à défaut de toi, tes frères), et tu y inscriras les principaux faits de ta vie et de celle des tiens; tu transmettras ces récits à ton fils, afin qu'il fasse comme toi, et ainsi toujours de génération en génération... Me jures-tu, par Hésus, d'obéir à ma volonté?...
»—Moi, Guilhern, le laboureur,—ai-je répondu,—je jure à mon père, Joel, le brenn de la tribu de Karnak, d'accomplir ses volontés...»
Et ces volontés de mon père, je les accomplis pieusement aujourd'hui, longtemps après la bataille de Vannes, et en suite de malheurs sans nombre. Le récit de ces malheurs, je le fais pour toi, mon fils Sylvest. Et ce n'est pas avec du sang... que je devrais écrire ceci... non, ce n'est pas avec du sang, car le sang se tarit; mais avec des larmes de douleur, de haine et de rage... leur source est intarissable!
Après que mon pauvre et bien-aimé frère Albinik a eu piloté la flotte romaine dans la baie du Morbihan, voici d'abord ce qui s'est passé le jour de la bataille de Vannes...
Cela s'est passé sous mes yeux... je l'ai vu... J'aurais à vivre ici toutes les vies que j'ai à vivre ailleurs, que, dans des temps infinis, le souvenir de ce jour épouvantable et de ceux qui l'ont suivi me serait présent, comme il me l'est à cette heure, comme il me l'a été, comme il me le sera toujours...
Joel mon père, Margarid ma mère, Hénory ma femme, mes deux enfants, Sylvest et Siomara, ainsi que mon frère Mikaël, l'armurier, sa femme Martha et leurs enfants (pour ne parler que de nos parents les plus proches), s'étaient rendus, comme tous ceux de notre tribu, dans le camp gaulois: nos chariots de guerre, recouverts de toiles, nous avaient servi de tentes jusqu'au jour de la bataille de Vannes. Pendant la nuit, le conseil, convoqué par le chef des cent vallées et par Taliesin, le plus ancien des druides, s'était rassemblé. Des montagnards d'Arès, montés sur leurs petits chevaux infatigables, avaient été envoyés, la veille, en éclaireurs à travers le pays incendié. Ils accoururent à l'aube annoncer qu'à six lieues de Vannes on apercevait les feux de l'armée romaine, campée cette nuit-là au milieu des ruines de la ville de Morh'ek. Le chef des cent vallées supposa que César, pour échapper au cercle de destruction et de famine dont son armée allait être de plus en plus enserrée, avait fui à marches forcées ce pays dévasté et venait offrir la bataille aux Gaulois. Le conseil résolut de marcher au-devant de César, et de l'attendre sur les hauteurs qui dominent la rivière d'Elrik. Au point du jour, après que les druides eurent invoqué les dieux, notre tribu se mit en marche pour aller prendre son rang de bataille.
Joel montait son fier étalon Tom-Bras et commandait la mahrek-ha-droad[A], dont je faisais partie avec mon frère Mikaël, moi comme cavalier, lui comme piéton. Nous devions, selon la règle militaire, combattre à côté l'un de l'autre, lui à pied, moi à cheval, et nous secourir mutuellement. Dans l'un des chars de guerre, armés de faux et placés au centre de l'armée avec la réserve, se tenaient ma mère, ma femme, ainsi que celle de Mikaël et nos enfants à tous deux. Quelques jeunes garçons, légèrement armés, entouraient les chars de bataille, et tenaient difficilement en laisse les grands dogues de guerre, qui, animés par l'exemple de Deber-Trud, le mangeur d'hommes, hurlaient et bondissaient, flairant déjà le combat et le sang. Parmi les jeunes gens de notre tribu qui se rendaient à leur rang, j'en ai remarqué deux qui s'étaient juré foi de saldune, comme Julyan et Armel; de plus, et ainsi que cela se fait souvent, ils avaient voulu lier non-seulement leur parole, mais leurs corps; et pour être plus certains de partager le même sort, une assez longue chaîne de fer, rivée à leur ceinture d'airain, les attachait l'un à l'autre. Image du serment qui les liait, cette chaîne les rendait inséparables, vivants, blessés ou morts.
En allant à notre poste de combat, nous avons vu passer le chef des cent vallées à la tête d'une partie de la trimarkisia[B]. Il montait un superbe cheval noir, recouvert d'une housse écarlate; son armure était d'acier; son casque de cuivre étamé, brillant comme de l'argent, était surmonté de l'emblème de la Gaule: un coq doré, aux ailes à demi ouvertes; aux côtés du chef chevauchaient un barde et un druide, vêtus de longues robes blanches rayées de pourpre; ils ne portaient pas d'armes; mais, la bataille engagée, dédaigneux du péril, au premier rang des combattants, ils les encourageaient par leurs paroles et par leurs chants de guerre[C]. Ainsi chantait le barde au moment où passait devant nous le chef des cent vallées:
«César est venu contre nous.—Il nous a demandé d'une voix forte: Voulez-vous être esclaves? êtes-vous prêts?...—Non, nous ne voulons pas être esclaves... non, nous ne sommes pas prêts.—Gaulois, enfants d'une même race, unis par la même cause, levons notre étendard sur les montagnes, et précipitons-nous dans la plaine.—Marchons... marchons à César, unissons dans un même carnage lui et son armée... Aux Romains!... aux Romains!»
Et tous les cœurs battaient vaillamment à ces chants du barde.
En passant devant notre tribu, à la tête de laquelle était Joel, mon père, le chef des cent vallées arrêta son cheval et dit:
—Ami Joel, lorsque j'étais ton hôte, tu m'as demandé mon nom: je t'ai répondu que je m'appellerais Soldat tant que notre vieille Gaule ne serait pas délivrée de ses oppresseurs... L'heure est venue de nous montrer fidèles à la devise de nos pères: Dans toute guerre il n'y a que deux chances pour l'homme de cœur: vaincre ou périr. Puisse mon dévouement à notre commune patrie n'être pas stérile!... Puisse Hésus protéger nos armées!... Peut-être alors le chef des cent vallées aura-t-il effacé la tache qui couvre un nom qu'il n'ose plus porter[D]... Courage, ami Joel! les fils de ta tribu sont braves entre les braves... J'ai vu dans ta maison deux des tiens, Julyan et Armel, se battre après souper par outre-vaillance... Ta sainte fille Hêna, la vierge de l'île de Sên, a offert son sang à Hésus... Brave donc est ta tribu, ami Joel... Quels coups ne va-t-elle pas frapper, aujourd'hui qu'il s'agit du salut de la Gaule?...
—Ma tribu frappera de son mieux et de toutes ses forces, comptes-y, ami, ainsi que je t'appelais dans ma maison,—reprit mon père.—Nous n'avons pas oublié ce chant des bardes qui t'accompagnaient lorsqu'ils ont poussé le premier cri de guerre dans la forêt de Karnak:
«Frappe fort le Romain... frappe à la tête... plus fort encore... frappe... frappe le Romain!...»
Et tous ceux de la tribu de Joel répétèrent à grands cris et d'une voix le refrain des bardes:
«Frappe... frappe le Romain!...»
FIN DU PREMIER VOLUME.
NOTES.
LA FAUCILLE D'OR.
[A] «Les puissants essaims des nations sciltiques et celtiques ou Gaulois (puisque les Celtes sont les premiers peuples connus qui occupèrent la Gaule), poussés par la Providence dans le continent de l'Europe, sortis des mêmes montagnes que les essaims de l'Inde et de l'Asie, avaient dû nécessairement s'y empreindre des mêmes croyances... Si le rassemblement devant les mêmes autels dans les montagnes d'Asie, des patriarches inconnus, qui sont devenus les pères des nations, suffit pour expliquer les affinités générales qui se trouvent entre l'essaim celtique (ou gaulois) et les autres, quelle difficulté y a-t-il à ce qu'il se trouve des affinités plus particulières encore entre les deux races celtique et hébraïque?» (Jean Raynaud, Druidisme, Encycl. mod.)
D'où il suit, selon Jean Raynaud, et il le démontre avec une irrésistible puissance historique et logique, que les religions hébraïque, brahmique et druidique sortent de la même souche. Ainsi les Hébreux, de même que les Gaulois, avaient la plus grande vénération pour le chêne, ainsi que le prouve le chêne de Sichen, etc., etc. De même qu'aux Gaulois, les pierres brutes servaient spécialement d'autels aux Hébreux et avaient d'autres emplois communs aux deux peuples: servant chez les Gaulois, ainsi que chez les Hébreux, de limites de frontières, de tombes, de monuments commémoratifs d'actions glorieuses ou de la foi jurée.
«Aussi loin que l'on puisse remonter dans l'histoire de l'Occident, on trouve la race des Celtes (devenue la race gauloise) occupant le territoire continental compris entre le Rhin, les Alpes, la Méditerranée et l'Océan.» (Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, vol. I, p. 1.)
(Nous ne citerons pas d'autres sources pour ce chapitre. Voir pour ce récit sommaire tous les historiens déjà cités sur les Gaulois.)
[B] L'histoire du gouvernement gaulois offre trois périodes distinctes:
Théocratie du druidisme.—Royauté et aristocratie.—Constitutions populaires fondées sur l'élection et la volonté du plus grand nombre. (Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, vol. II, p. 65.)
Plusieurs siècles avant Jésus-Christ, l'élection populaire remplaça l'antique privilége de l'hérédité. Les rois et les chefs absolus furent expulsés, le pouvoir remis aux mains de législateurs librement consentis; mais l'aristocratie héréditaire ne se laissa pas déposséder sans combat; appuyée sur le peuple des campagnes, elle engagea contre les villes une guerre longue et mêlée de chances diverses. (Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, vol. II, p. 104.)... Ce fut une sorte de démocratie pure où le peuple en corps nommait, soit des sénats souverains, soit des magistrats et des chefs, et où, suivant l'expression d'un de ces petits chefs populaires, la multitude conservait autant de droits sur le chef que le chef sur la multitude... Tout le système politique de la Gaule reposait sur l'association; de même que des individus clients se groupaient autour d'un patron, de petits états se déclaraient clients d'un état plus puissant; les états également puissants s'associaient et se fédéraient entre eux; des lois fédératives, universellement reconnues, réglaient les rapports de tous ces états, fixaient les services mutuels, déterminaient les droits et les devoirs. (Améd. Thierry, Hist. des Gaulois, vol. II, p. 108.)
[C] Bataille de la Sambre. 500 survivants sur 60,000.
[D] Cause de la guerre.—Demande de provisions.
[F] Ce cri de ralliement druidique au gui l'an neuf, est encore, dans quelques provinces, acclamé par de pauvres enfants qui parcourent les rues au nouvel an.
[G] Voici ce qu'on lit dans César au sujet de ce singulier moyen de communication de télégraphie orale, si l'on peut s'exprimer ainsi:
«Les paysans gaulois, occupés aux travaux des champs, se communiquaient les nouvelles importantes en se les criant de l'un à l'autre; elles volaient ainsi de bourg en bourg, de cité en cité, avec la rapidité d'un son. Un événement arrivé à Genabum (Orléans), au lever du soleil, dans les jours les plus courts de l'année, put être connu chez les Avernes (les Gaulois de l'Auvergne), à cent soixante milles de distance, avant la fin de la nuit.» (César, De Bello Gall., liv. VII, ch. iii.)
[H] Diogène Laërte cite ces belles maximes, empruntées à la philosophie druidique:
—Obéir aux lois de Dieu.—Faire le bien de l'homme.—Supporter avec courage les accidents de la vie.
[I] «L'astronomie préoccupait assez la Gaule pour qu'il soit permis de penser qu'elle y formait aussi, parmi les druides, une classe particulière de savants; pendant que les uns s'efforçaient, suivant Ammien Marcellin, de découvrir les enchaînements et les sublimités de la nature terrestre, d'autres s'appliquaient aux mêmes travaux pour la nature céleste. Ce qui est certain, c'est que les plus savants des druides avaient su se poser les problèmes fondamentaux de l'histoire géométrique du ciel; ils faisaient profession de connaître, comme on le voit dans César et dans Nicla, les dimensions de la terre, ainsi que sa forme, la grandeur et la disposition du ciel, les mouvements des astres... Que l'on compare sur le système du monde le langage des bardes (une des classes des druides) et des pères de l'Église au sixième siècle, c'est la science à côté de l'ignorance. Que l'on réfléchisse seulement à ce que suppose de science ce simple passage du Chant du monde, par Taliesin:
«Je demanderai aux bardes du monde:—Pourquoi les bardes ne me répondraient-ils pas?—Je leur demanderai qui est-ce qui soutient le monde? pour que, privé de supports, il ne retombe pas!—Et s'il tombe? quel chemin suit-il?—Mais qui pourrait lui servir de support?—Quel grand voyageur est le monde!—Tandis qu'il glisse sans repos, il demeure tranquille dans son orbite.—Et combien la forme de cette orbite est admirable pour que le monde n'en tombe dans aucune direction!
»Qui ne sent frémir ici ce grand courant duquel était sorti Pythagore, et qui en reparaissant devait produire Kepler et toutes les explorations modernes des étoiles?
»L'attention des druides s'était surtout attachée à la lune. On sait, par le témoignage d'Héraclée, qu'ils s'étaient aperçus (probablement par la considération des dentelures) de l'existence des montagnes lunaires, qui fournit à l'astronomie un principe si riche en inductions; aussi peut-on avoir quelque soupçon des idées que leur dogme favori de la continuité de la vie avait dû leur inspirer touchant les perspectives les plus profondes de l'astronomie.» (Jean Raynaud, Encyclopédie nouvelle, Druidisme.)
[J] Les sacrifices humains, si calomnieusement reprochés aux druides, se composaient d'exécutions juridiques et de sacrifices volontaires. Quant à ceux-ci, les chrétiens ne sauraient en contester les grandeurs: le Christ en croix, offrant à Dieu le Père son sang pour la rédemption du monde, est le type parfait du sacrifice volontaire.
«Le jugement des meurtres, dit Strabon, est spécialement attribué aux druides.» Diodore de Sicile ajoute: «Après avoir retenu les criminels en prison, les druides les attachent à des potences en l'honneur des dieux, ou les placent avec d'autres offrandes sur des bûchers.» César dit enfin: «Les druides sont persuadés que les supplices les plus agréables aux dieux sont ceux des criminels saisis dans le vol, le brigandage ou autres forfaits.»
Citons enfin ces éloquentes paroles de Jean Raynaud:
«En définitive, la principale différence des exécutions druidiques et des nôtres venait de ce qu'alors la religion se trouvait d'accord avec la loi civile pour les ordonner. Sans approuver, sur ce point, la loi de nos pères, puisque c'est une sorte de lâcheté de se défaire des criminels au lieu de les corriger, je ne serais pas embarrassé pour dire quel est des deux spectacles le plus abominable, ou du druide rendant lui-même à Dieu, comme une hostie expiatoire, au milieu d'une assemblée en prière, le criminel condamné, ou du bourreau de nos jours, du mercenaire sans entrailles et sans foi, saisissant brutalement le criminel pour l'égorger sur un tréteau en forme de démonstration de police.»
«En outre des sacrifices volontaires et expiatoires, les druides, quelques siècles avant César, dévouaient parfois à leur dieu, de même que les Hébreux, les ennemis de leur nationalité. Après la victoire, sur le lien même de la lutte, ils en faisaient des holocaustes; la formule de l'anathème était presque semblable à celle employée par les Hébreux, et en lisant les exterminations dans le Chanaan, on pourrait se croire avec les Gaulois des temps les plus reculés: hommes et animaux, le sacrifice embrassait tout; l'incendie du butin accompagnait, comme un encens, l'offrande du sang. Que l'on compare la prise d'Amalec ou de Jéricho avec quelque holocauste gaulois:—Ils tuèrent, dit Josué, tout ce qui était dans la ville, depuis l'homme jusqu'à la femme, depuis l'enfant jusqu'au vieillard; ils frappèrent avec le glaive les bœufs, les ânes et les moutons; ils incendièrent la ville et tout ce qu'elle contenait.»
Certes, il faut déplorer ces barbaries des âges primitifs, qui toujours, d'ailleurs, allèrent en s'affaiblissant dans la religion druidique; mais nos livres saints, l'Ancien Testament, les Prophètes, etc., etc., dont la source est, dit-on, divine, fourmillent de barbaries, d'atrocités plus épouvantables encore, et ils n'offrent pas une idée d'une aussi consolante sublimité que cette perpétuité de la vie, base fondamentale du druidisme.
[K] La forêt de Karnak, maintenant détruite, s'étendait alors presque jusqu'au bord de la mer; quant aux pierres druidiques qui existent encore de nos jours (en 1850), voici la description qu'en donnait un écrivain du siècle passé. (Ogée, Dictionnaire de la Bretagne, t. I, p. 161. On peut voir aussi, Voyage pittoresque dans l'ancienne France, par M. Taylor.—Bretagne, t. I.)
Carnac, sur la côte, à cinq lieues et demie à l'ouest-sud-ouest de Vannes, son évêché, à vingt-cinq lieues et demie de Rennes et deux lieues et demie d'Auray, sa subdélégation et son ressort.
Sur la côte, au sud du Morbihan, tout auprès du bourg de Carnac, sont ces pierres étonnantes dont les antiquaires ont tant parlé; elles occupent le terrain le plus élevé en face de la mer, depuis ce bourg jusqu'au bras de mer de la Trinité, dans une longueur de six cent-soixante-dix toises; elles sont plantées en quinconce comme des allées d'arbres, et forment des espèces de rues tirées au cordeau. La première de ces rues, en les prenant du côté de Karnac, a six toises de largeur; la seconde cinq toises trois pieds; la troisième six toises; la quatrième six toises deux pieds; la cinquième et la sixième cinq toises chacune; la septième trois toises trois pieds; la huitième trois toises quatre pieds; la neuvième quatre toises, et la dixième deux toises; ce qui fait en largeur totale quarante-sept toises. Ces pierres sont de grosseurs différentes et plantées à dix-huit, vingt, vingt-cinq pieds les unes des autres; il y en a qui ne sont pas plus grosses que des bornes ordinaires; mais en revanche il s'en voit, surtout à l'extrémité des rangs, qu'on ne peut considérer sans étonnement. Elles sont hautes de seize, dix-huit et même cinquante pieds; quelques-unes sont d'une masse si prodigieuse, qu'elles doivent peser plus de quatre-vingts milliers. Ce qu'il y a de plus étonnant, c'est que la plus grande grosseur est en haut et la moindre en bas, de sorte qu'il en est plusieurs qui sont portées comme sur un pivot; elles sont brutes, telles qu'on les a tirées du rocher. On en remarque seulement quelques-unes qui ont un caractère aplati, et l'on a affecté de tourner ce côté de manière qu'il fait face aux rues.
[L] Les Gaulois, comme les Grecs, brûlaient les morts; ils préféraient avec raison cette volatilisation de la matière par la flamme à ces charniers répugnants appelés cimetières, qui, dans un temps donné, finiront par envahir l'espace réservé aux vivants.
Mais, contrairement aux Grecs, les Gaulois, beaucoup moins préoccupés de la matière ou de ce qui en rappelait les souvenirs, n'en conservaient pas les cendres.
«Les Gaulois, dit Jean Raynaud, tous pénétrés des sublimes enseignements de la spiritualité druidique, sentaient bien qu'il n'y avait point là le sujet d'un crime; s'ils faisaient moins d'état des cendres ils songeaient davantage aux âmes, c'est une différence que les monuments ont consacrée d'une manière bien sensible; au lieu de l'urne païenne noyée dans les pleurs, on trouve des sculptures gauloises qui représentent le personnage mortuaire, les yeux levés vers le ciel, d'une main tenant la cippe, et de l'autre, à demi ouverte, montrant l'espace. Au lieu de ces stériles inscriptions du paganisme, qui n'inspirent jamais que le deuil et les larmes, on trouve chez nos pères des inscriptions qui savent, à côté du regret, recommander l'espérance. On connaît celle-ci, découverte sur les bords du Rhône: Si la cendre manque dans cette urne, alors regarde l'esprit, sur le salut duquel rien n'a été dit témérairement.»
Quel parfait affranchissement de tout lien matériel! (Druidisme, Encyclop. nouv.)
[M] Pour les druides, la totalité des êtres qu'embrasse la pensée se divise en trois cercles: le premier de ces cercles (Cylch-y-Ceuyant) Cercle de l'Immensité, de l'infini, n'appartient qu'à Dieu; le second (Cylch-y-gwynfyd), Cercle du Bonheur, comprenait les être revêtus du degré supérieur de sainteté, c'était le paradis; le troisième cercle (Cylch-yr-Abred), Cercle des Voyages, enveloppait tout l'ordre naturel; c'est là, au fond des abîmes, dans les grands océans de l'espace, que commençait le premier soupir de l'homme; placé bientôt entre le bien et le mal, il s'exerçait longtemps dans les épreuves de ce milieu, sortant de l'une par la mort, reparaissant dans une nouvelle épreuve par la renaissance; le but proposé à son courage était d'acquérir ce que l'on nommait le point de liberté, équilibre entre les devoirs et les passions. Arrivé à ce point d'excellence, l'homme quittait enfin le cercle des voyages ou épreuves, pour prendre place dans celui du bonheur. Il n'y avait pas d'enfer, l'âme dégradée ou mauvaise retombait à une condition inférieure d'existence, plus ou moins tourmentée; il y avait assez de supplices en évidence dans le vaste cercle de l'humanité pour dispenser d'un lieu à part pour les punitions.» (Jean Raynaud, Druidisme. Encyclop. nouv.)
LA CLOCHETTE D'AIRAIN.
CHAPITRE PREMIER.
[A] À peu de distance de la ville de Saint-Nazaire, qui existe aujourd'hui.—Le pays ainsi dévasté par l'incendie comprenait presque la totalité des départements du Morbihan et de la Loire-Inférieure de nos jours.
[B] On a justement admiré le patriotisme des Russes incendiant Moskow pour chasser et affamer l'armée française, mais il ne s'agissait que d'une seule ville; combien plus admirable a été l'héroïque patriotisme de nos pères! car, à cette époque, pour combattre l'invasion romaine, non-seulement la Bretagne, mais presque un tiers de la Gaule, a été livré à l'incendie par ses habitants.
Mais laissons parler César:
«Le chef des cent vallées convoqua les chefs des armées gauloises coalisées, et leur déclara qu'il était urgent de changer le système de guerre et d'en adopter un autre plus approprié au caractère d'une lutte nationale; qu'il fallait affamer l'ennemi, intercepter les vivres aux hommes, le fourrage aux chevaux; travail d'autant plus aisé que les Gaulois étaient forts en cavalerie, et que la saison les favorisait; les Romains ne pouvaient encore fourrager au vert, il serait facile de les surprendre dans les habitations éloignées où le besoin les conduirait, et de les détruire ainsi en détail; mais le salut commun,—ajouta le chef des cent vallées,—exige des sacrifices particuliers; nous devons nous résoudre à brûler toutes nos habitations, tous nos villages et celles de nos villes qui ne sauraient se défendre, de peur qu'elles ne deviennent un refuge pour les lâches qui déserteraient notre cause, ou qu'elles ne servent à attirer l'ennemi, par l'espoir du butin: la population trouvera un refuge dans les cités éloignées du théâtre de la guerre. Ces mesures vous paraissent violentes et dures? mais vous serait-il plus doux de voir vos femmes outragées et captives? vos enfants chargés de chaînes? vos parents, vos amis égorgés? vous mêmes réservés à une mort honteuse? car voilà le sort qui vous attend si vous êtes vaincus.» (César, De Bello Gallico, liv. VII, chap. XIV.)
«.....Le chef des cent vallées fut écouté avec calme et résignation, aucun murmure ne l'interrompit, aucune objection ne s'éleva contre le douloureux sacrifice qu'il demandait; ce fut à l'unanimité que les chefs de tribus votèrent la ruine de leur fortune, et la dispersion de leurs familles. On appliqua sans délai ce remède terrible au pays que l'on craignait de voir occuper par l'ennemi... De toute part, on n'apercevait que le feu et la fumée des incendies; à la lueur de ces flammes, à travers ces décombres et ces cendres, l'on voyait une population innombrable se diriger vers la frontière, où l'attendaient un abri et du pain; souffrante et morne, mais non pourtant sans consolation, puisque ces souffrances devaient amener le salut de la patrie.» (Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, t. III, chap. VIII, p. 103.)
[C] Le requin.
[D] Cri de guerre des Gaulois, signifiant frappe à la tête, assomme! (Latour d'Auvergne, Origines gauloises.)
CHAPITRE III.
[A] Troupe composée de cavaliers (mahrek) et de piétons (droad).
«Un certain nombre de cavaliers gaulois choisissaient un pareil nombre parmi les piétons les plus agiles et les plus courageux; chacun d'eux veillait sur un cavalier et le suivait dans les combats; la cavalerie se repliait sur eux si elle était en danger, et les piétons accouraient; si un cavalier blessé tombait de cheval, le piéton le secourait et le défendait. Fallait-il s'avancer rapidement ou faire une retraite précipitée, l'exercice avait rendu ces piétons si agiles, qu'en se tenant à la crinière des chevaux, ils suivaient les cavaliers à la course.» (César, De Bell. Gall., liv. I, chap. XLVIII.)
[B] «Dans ce corps de cavalerie, chaque cavalier était suivi de deux écuyers montés et équipés qui se tenaient derrière le corps d'armée; lorsque le combat s'engageait, le cavalier était-il démonté, les écuyers lui donnaient un de leurs chevaux; si le cheval et le cavalier étaient tués ou que le cavalier blessé fût emporté du champ de bataille par un des écuyers, l'autre occupait dans l'escadron la place du cavalier. Ce corps de cavalerie s'appelait trimarkisia, de deux mots qui, dans la langue gauloise, signifiaient trois chevaux.» (130, v. 1. Histoire des Gaulois. Amédée Thierry.—Pausanias. L. X.)
[C] Les Bardes faisaient, nous l'avons dit, partie de la corporation des Druides...
«.....L'art—dit Jean Raynaud—n'était représenté chez les Gaulois que par les bardes; ils avaient pour ceux-ci un attachement sans bornes... ils ne les séparaient pas des autres ministres de la religion druidique; le don céleste de l'inspiration leur paraissait une investiture suffisante; ils comprenaient que l'art n'est digne de celui qui en fait briller les rayons qu'à la condition d'encourager les hommes dans les efforts qui font la noblesse et la sainteté de la vie.—Les bardes,—dit Lucain,—se plaisaient à célébrer la gloire des fortes armes, et en illustrant ainsi les héros, ils allumaient dans les cœurs le désir d'imiter ces modèles, dans l'espoir d'être un jour chantés comme eux.—On a comparé les bardes à Tyrtée qui, par l'autorité de ses accents, disposait, comme un Dieu, de la victoire.—Ils se font écouter des ennemis comme de leurs amis,—dit Diodore de Sicile;—souvent, entre les deux armées en bataille, quand les rangs marchaient déjà l'un sur l'autre, les glaives tirés, les piques en arrêt, les bardes s'avançant au milieu suspendent le combat, comme s'ils venaient tout à coup apaiser des bêtes féroces par leurs enchantements.
»Le but des bardes n'était pas de divertir, avec d'harmonieux accords, des auditeurs mollement rassemblés autour d'eux pour leur plaisir; animés par la religion dont ils se sentaient les ministres, ils regardaient le ciel, et suivis de la multitude séduite, ils marchaient en chantant dans la voie que leur montraient les dieux.» (Jean Raynaud, Druidisme.)
«.....Les Gaulois eurent aussi leurs Pindares et leurs Tyrtées, le talent des bardes, le talent des poëtes s'exerçant à chanter en vers héroïques les actions des grands hommes, à entretenir dans le cœur des Gaulois l'amour de la gloire.» (Latour d'Auvergne, Origine gauloise, p. 158.)
«Les Gaulois pensent,—dit Nicolas de Damas,—qu'il est honteux de vivre subjugués, et que, dans toute guerre, il n'y a que deux chances pour l'homme de cœur: vaincre ou périr.» (Nic. Damasc.—ap.—Strab. serm. XII.)
[D] César, dans ses Commentaires, et plus tard les historiens ont pris le titre de commandement exercé par ce héros de la Gaule pour son nom propre, et, par corruption, ils l'ont écrit Vercingetorix, au lieu de ver-cinn-cedo-righ, chef-des-cent-vallées, ainsi que le fait observer M. Amédée Thierry (Hist. des Gaulois, t. III, pag. 86). Vercingetorix, natif d'Auvergne, était fils de Celtil, qui, coupable de conspiration contre la liberté de sa cité, avait expié sur le bûcher son ambition et son crime; héritier des biens de son père, dont il rougissait de porter le nom, puisqu'on ne le trouve jamais autrement désigné dans l'histoire que par son surnom de guerre, le jeune Gaulois, devenu l'idole du peuple, voyagea beaucoup, alla à Rome et y vit César qui tâcha de se l'attacher, mais le Gaulois repoussa l'amitié de l'ennemi de sa patrie. Revenu dans son pays, il travailla secrètement à réveiller parmi les siens le sentiment de l'indépendance, et à susciter des ennemis aux Romains; quand l'heure d'appeler le peuple aux armes fut venue, il se montra au grand jour, dans les cérémonies druidiques, dans les réunions politiques, partout enfin on le voyait, employant son éloquence, sa fortune, son crédit, en un mot, tous ses moyens d'action sur les chefs et sur la multitude, pour les amener, comme dit un historien, à revendiquer le droit de la vieille Gaule. (Amédée Thierry, Hist. des Gaules.)
FIN DES NOTES DU PREMIER VOLUME.
TABLE DU PREMIER VOLUME.
INTRODUCTION. LE CASQUE DE DRAGON.—L'ANNEAU DU FORÇAT, OU LA FAMILLE LEBRENN (1848-1849).
Chapitre Ier. Comment, en février 1848, M. Marik Lebrenn, marchand de toile, rue Saint-Denis, avait pour enseigne: l'Épée de Brennus.—Des choses extraordinaires que Gildas Pakou, garçon de magasin, remarqua dans la maison de son patron.—Comment, à propos d'un colonel de dragons, Gildas Pakou raconte à Jeanike, la fille de boutique, une terrible histoire de trois moines rouges, vivant il y a près de mille ans.—Comment Jeanike répond à Gildas que le temps des moines rouges est passé, et que le temps des omnibus est venu.—Comment Jeanike, qui faisait ainsi l'esprit fort, est non moins épouvantée que Gildas Pakou à propos d'une carte de visite.
Chap. II. Comment et à propos de quoi le père Morin, dit le Père la Nourrice, manqua de renverser la soupe au lait que lui avait accommodée son petit-fils Georges Duchêne, ouvrier menuisier, ex-sergent d'infanterie légère.—Pourquoi M. Lebrenn, marchand de toile, avait pris pour enseigne de sa boutique l'Épée de Brennus.—Comment le petit-fils fit la leçon à son grand-père, et lui apprit des choses dont le bonhomme ne se doutait point, entre autres que les Gaulois, nos pères, réduits en esclavage, portaient des colliers ni plus ni moins que des chiens de chasse, et qu'on leur coupait parfois les pieds, les mains, le nez et les oreilles.
Chap. III. Comment M. Marik Lebrenn, marchand de toile, devina ce que Georges Duchêne, le menuisier, ne voulait pas dire, et ce qui s'ensuivit.
Chap. IV. Comment le colonel de Plouernel déjeunait tête-à-tête avec une jolie fille qui improvisait toutes sortes de couplets sur l'air de la Rifla.—De l'émotion peu dévotieuse causée à cette jeune fille par l'arrivée d'un cardinal.
Chap. V. De l'entretien du cardinal de Plouernel et de son neveu.—Comment son éminence finit par envoyer son neveu à tous les diables.—Ce que vit M. Lebrenn, le marchand de toile, dans un certain salon de l'hôtel de Plouernel, et pourquoi il se souvint d'une abbesse portant l'épée, de l'infortuné Broute-Saule, de la pauvre Septimine la Coliberte, de la gentille Ghiselle la Paonnière, d'Alizon la Maçonne, et autres trépassés des temps passés que l'on rencontrera plus tard.
Chap. VI. Comment le marchand de toile, qui n'était point sot, fit le simple homme vis-à-vis du comte de Plouernel, et ce qu'il en advint.—Comment le colonel reçut l'ordre de se mettre à la tête de son régiment, parce que l'on craignait une émeute dans la journée.
Chap VII. Pourquoi madame Lebrenn et mademoiselle Velléda, sa fille, n'avaient pas une haute opinion du courage de Gildas Pakou, le garçon de magasin.—Comment Gildas, qui ne trouvait pas le quartier Saint-Denis pacifique ce jour-là, eut peur d'être séduit et violenté par une jolie fille, et s'étonna fort de voir certaines marchandises apportées dans la boutique de l'Épée de Brennus.
Chap. VIII. Comment M. Lebrenn, son fils, sa femme et sa fille se montrent dignes de leur race.
Chap. IX. Comment une charretée de cadavres ayant traversé la rue Saint-Denis, M. Lebrenn, son fils, Georges le menuisier, et leurs amis élevèrent une formidable barricade.—De l'inconvénient d'aimer trop les montres d'or et la monnaie, démontré par les raisonnements et par les actes du père Bribri, du jeune Flamèche et d'un forgeron, aidés de plusieurs autres scrupuleux prolétaires.
Chap. X. Comment M. Lebrenn, son fils, Georges, le menuisier, et leurs amis défendirent leur barricade.—Ce que venait faire Pradeline dans cette bagarre, et ce qu'il lui advint.—Oraison funèbre de Flamèche par le père Bribri.—Comment le grand-père la Nourrice fut amené à jeter son bonnet de coton sur la troupe du haut de sa mansarde.—Entretien philosophique du père Bribri, qui avait une jambe cassée, et d'un garde municipal ayant les reins brisés.—Comment celui-ci trouva que le père Bribri avait du bien bon tabac dans sa tabatière.—Dernière improvisation de Pradeline sur l'air de la Rifla.—Comment, en suite d'une charge de cavalerie, le colonel de Plouernel fit un cadeau à M. Lebrenn au moment où la République était proclamée à l'Hôtel de ville.
Chap. XI. Comment la famille du marchand de toile, Georges Duchêne et son grand-père, assistèrent à une imposante cérémonie et à une touchante manifestation, aux cris de vive la République.—Comment le numéro onze cent vingt, forçat au bagne de Rochefort, fut menacé du bâton par un argousin et eut un entretien avec un général de la République, et ce qu'il en advint.—Ce que c'était que ce général et ce forçat.
Chap. XII. Ce qu'était devenue la famille de M. Lebrenn pendant son séjour au bagne, et d'une lettre qu'elle reçut un soir.
Chap. XIII. Comment le jour anniversaire de la naissance de son fils M. Lebrenn lui ouvre cette chambre mystérieuse qui causait tant d'étonnement à Gildas Pakou, le garçon de magasin.—Comment Sacrovir Lebrenn et Georges Duchêne, son beau-frère, désespéraient du salut de la République et du progrès de l'humanité.—Pourquoi M. Lebrenn, fort de ce que renfermait la chambre mystérieuse, était au contraire plein de foi et de certitude sur l'avenir de la république et de l'humanité.
Chap. XIV. Comment la famille Lebrenn vit de nombreuses curiosités historiques dans la chambre mystérieuse.—Quelles étaient ces curiosités, et pourquoi elles se trouvaient là, ainsi que plusieurs manuscrits singuliers.—De l'engagement que prit Sacrovir entre les mains de son père avant de commencer la lecture de ces manuscrits, qui doit chaque soir se faire en famille.
L'AUTEUR AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE.
LA FAUCILLE D'OR, ou HÊNA, LA VIERGE DE L'ÎLE DE SÊN (an 57 avant Jésus-Christ).
Chap. Ier. Les GAULOIS il y a dix-neuf cents ans.—Joel, le laboureur, chef (ou brenn) de la tribu de Karnak.—Guilhern, fils de Joel.—Rencontre qu'ils font d'un voyageur.—Étrange façon d'offrir l'hospitalité.—Joel, étant aussi causeur que le voyageur l'est peu, parle avec complaisance de sou fameux étalon. Tom-Bras, et de son fameux dogue de guerre, Deber-Trud, le mangeur d'hommes.—Ces confidences ne rendant pas le voyageur plus communicatif, le bon Joel parle non moins complaisamment de ses trois fils, Guilhern, le laboureur, Mikaël, l'armurier, et Albinik, le marin, ainsi que de sa fille Hêna, la vierge de l'île de Sên.—Au nom d'Hêna, la langue du voyageur se délie.—On arrive à la maison de Joel.
Chap. II. La maison de Joel, le brenn de la tribu de Karnak.—La famille gauloise.—Hospitalité.—Costumes.—Armes.—Mœurs.—La ceinture d'agilité.—Le coffre aux têtes de morts.—Armel et Julyan, les deux saldunes.—Joel brûle d'entendre les récits du voyageur, qui ne satisfait pas encore sa curiosité.—Repas.—Le pied d'honneur.—Comment finissait souvent un repas chez les Gaulois, à la grande joie des mères, des jeunes filles et des petits enfants.
Chap. III. Combat de Julyan et d'Armel.—Mamm' Margarid abaisse trop tard sa quenouille.—Agonie d'Armel.—Étranges commissions dont on charge le mourant.—Le remplaçant.—La dette payée outre-tombe par Rabouzigued.—Armel meurt désolé de n'avoir pas entendu les récits du voyageur.—Julyan promet à Armel d'aller les lui raconter ailleurs.—L'étranger commence ses récits.—Histoire d'Albrège, la Gauloise des bords du Rhin.—Margarid raconte à son tour l'histoire de son aïeule Siomara et d'un officier romain, aussi débauché qu'avaricieux.—L'étranger fait de sévères reproches à Joel sur son amour pour les contes, et lui dit que le moment est venu de prendre la lance et l'épée.
Chap. IV. Le voyageur fait le récit qui doit tomber comme de l'airain brûlant sur le cœur de Joel, assez insensé pour avoir répondu qu'il y avait loin de la Touraine à la Bretagne.—Joel commence d'autant mieux à comprendre l'utilité de cette leçon que, soudain, ses deux fils, Mikaël, l'armurier, et Albinik, le marin, arrivant d'Auray au milieu de la nuit, apportent de redoutables nouvelles.
Chap. V. Joel, le brenn de la tribu de Karnak, fidèle à sa promesse, conduit son hôte à l'île de Sên.—Julyan consulte les druides de Karnak pour savoir s'il doit aller retrouver Armel ou combattre les Romains.—Comment, chez les Gaulois, en moins d'une demi-journée, des ordres étaient transmis à quarante et cinquante lieues de distance.—Hêna, la vierge de l'île de Sên, vient dans la maison paternelle.—Ce qu'elle apprend à sa famille au sujet de trois sacrifices humains, auxquels doivent assister toutes les tribus voisines, et qui auront lieu le soir aux pierres de la forêt de Karnak, dès le lever de la lune.—Hêna, ainsi que tous ceux de sa famille et de la tribu de Joel, se rend à la forêt de Karnak aussitôt la lune levée.—Sacrifices humains.—Appel aux armes contre les Romains.
LA CLOCHETTE D'AIRAIN, ou LE CHARIOT DE LA MORT (an 56 à 40 avant Jésus-Christ).
Chap. Ier Albinik, le marin, et sa femme Méroë, vêtue en matelot, partent seuls du camp gaulois pour aller braver le lion dans sa tanière.—Leur voyage.—Ils assistent à un spectacle que nul n'avait vu jusqu'alors, et que nul ne verra jamais.—Arrivée des deux époux au camp de César.—Les cinq pilotes crucifiés.—Le souper de César.—L'interrogatoire.—La jeune esclave maure.—Le réfractaire mutilé.—L'épreuve.—L'hospitalité de César.—Albinik et Méroë sont séparés.—Ce qui apparaît à Méroë dans la tente où elle a été renfermée seule.
Chap. II. Trahison de l'esclave maure.—César et Méroë.—Le coffret mystérieux.—La corde au cou.—Adresse et générosité de César.—Le bateau pilote.—Tor-è-Benn, chant de guerre des marins gaulois.—Albinik pilote la flotte romaine vers la baie du Morbihan.—L'homme à la hache.—Le chenal de perdition.—Le vétéran romain et ses deux fils.—Rencontre d'un vaisseau irlandais.—Les sables mouvants.—Jamais Breton ne fit trahison.
Chap. III. La veille de la bataille de Vannes, Guilhern, le laboureur fait une promesse sacrée à son père Joel, le brenn de la tribu de Karnak.—Position de l'armée gauloise.—Le chef des cent vallées.—Les bardes à la guerre.—La cavalerie de la Trimarkisia.—La chaîne de fer des deux saldunes.—Piéton et cavalier.
FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.
Paris.—Imprimerie Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au Marais.
Les trois moines enterrent toute vive la belle Katelik et son petit enfant.
Pradeline chez le Comte de Plouernel.
La Promenade des Cadavres aux flambeaux.
Vengeance!.... aux armes!.... on assassine nos frères!......
Mr. Lebrenn au bagne de Rochefort.
(Les Condamnés politiques).
Mamm' Margarid abaisse trop tard sa quenouille.
(Le Combat d'outre-vaillance des deux Saldunes.)
Hêna, la vierge de l'île de Sên.
Trois Sacrifices humains dans la mystérieuse Forêt de Karnak.
Les cinq Pilotes Bretons crucifiés.