Les mystères du peuple, tome I: Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges
[11] On sait la terreur blanche qui a succédé à la première restauration du roi de droit divin, les massacres du Midi, les exécutions sans appel, etc., etc. Nous lisons dans l'un des derniers numéros de la Démocratie pacifique:
Le 27 octobre 1815, M. Pasquier lisait à la chambre un rapport sur le projet de loi relatif aux propos et écrits séditieux:
«Prononçons, s'écriait-il, la peine des travaux forcés contre les cris, les discours et les écrits séditieux proférés ou publiés isolément;
La mort, s'ils sont concertés;
La peine des parricides, s'ils sont suivis d'effets.»
Une législation aussi implacable était bien faite pour satisfaire les haines les plus aveugles, les ressentiments les plus vifs voués aux hommes du régime impérial. Elle ne suffit pas à la ferveur royaliste ou plutôt à la rage haineuse de M. de C***.
Il se lève, et, de concert avec deux de ses collègues, il propose, avec la plus vive insistance, d'appliquer la peine de mort à tout individu convaincu d'avoir arboré le drapeau tricolore!
«Eh quoi! s'écrie l'un de ces honorables, on ne punirait pas de mort l'érection de ce drapeau abominable que je ne veux pas nommer, tant son nom me répugne à prononcer et me révolte!»
Cette effrayante leçon sera-t-elle perdue? Une troisième restauration du roi par droit de conquête ne durerait pas six mois, mais elle aurait le temps d'assouvir ses haines sauvages contre les conquis. Les horribles paroles prononcées plus haut prouvent par le passé ce que serait l'avenir.
M. Marik Lebrenn avait été introduit, par ordre de M. de Plouernel, dans un salon richement meublé, l'on voyait suspendus à ses boiseries un grand nombre de portraits de famille.
Les uns portaient la cuirasse des chevaliers, la croix blanche et le manteau rouge des templiers, le pourpoint des gentilshommes, l'hermine des pairs de France ou le bâton des maréchaux, quelques-uns la pourpre des princes de l'Église.
De même, parmi les femmes, plusieurs portaient le costume monastique ou le costume de cour; mais, soit que chaque peintre eût scrupuleusement copié la nature, soit qu'il eût cédé aux exigences d'une famille qui tenait à honneur de faire montre d'une filiation de race non interrompue, le type générique de ces figures diverses se retrouvait partout, soit en beau, soit en laid, et par l'écartement des yeux et la courbe prononcée du nez rappelait l'oiseau de proie. De même ce que l'on est convenu d'appeler le type bourbonnien, qui n'est pas sans rapport avec celui de la race ovine, s'est visiblement perpétué dans la race des Capets. De même enfin presque tous les descendants de la maison de Rohan avaient, dit-on, dans la chevelure certain épi longtemps appelé le toupet des Rohans.
Ainsi que cela se voit dans presque tous les portraits anciens, le blason des Plouernel et le nom de l'original du tableau étaient placés dans un coin de la toile. Par exemple, on pouvait lire Gonthramm V, sire de Plouernel; Gonthramm IX, comte de Plouernel; Hildeberte, dame de Plouernel; Méroflède, abbesse de Moriadek en Plouernel, etc.
M. Lebrenn, en contemplant ces tableaux de famille, semblait éprouver un singulier mélange de curiosité, d'amertume, et de récrimination plus triste que haineuse; il allait de l'un à l'autre de ces portraits, comme s'ils eussent éveillé en lui mille souvenirs. Son regard s'arrêtait pensif sur ces figures immobiles, muettes comme des spectres. Plusieurs de ces personnages parurent surtout exciter vivement son attention. L'un, évidemment peint d'après des indications ou des souvenirs transmis postérieurement à l'époque de la date du tableau (an 497), devait être le fondateur de cette antique maison; on lisait dans l'angle de la toile le nom de Gonthramm Neroveg. Ce personnage était un homme d'une taille colossale; ses cheveux, d'un rouge de cuivre[12], relevés à la chinoise, et arrêtés au sommet de sa tête, au moyen d'un cercle d'or, retombaient ensuite sur ses épaules comme la crinière d'un casque. Les joues et le menton étaient rasées, mais de longues moustaches, du même rouge que les cheveux, tombaient presque jusque sur la poitrine, tatouée de bleu et à demi cachée par une espèce de plaid ou de manteau bariolé de jaune et de rouge. On ne pouvait imaginer une figure d'un caractère plus farouche et plus barbare que celle de ce premier des Neroweg.
[12] Ainsi qu'on verra plus tard, les chefs francs, lors de la conquête, imbibaient leur chevelure de graisse mélangée avec de la chaux, afin de rendre leurs cheveux d'un rouge éclatant. C'était la beauté de l'époque.
Sans doute, à son aspect, de cruelles pensées agitèrent le marchand de toile; car, après avoir longtemps regardé ce portrait, M. Lebrenn ne put s'empêcher de lui montrer le poing, mouvement involontaire et puéril dont il parut bientôt confus.
Le second portrait, qui parut non moins vivement impressionner le marchand de toile, représentait une femme vêtue de l'habit monastique; ce tableau portait la date de 759 et le nom de Méroflède, abbesse de Moriadek en Plouernel. Particularité assez étrange, cette femme tenait d'une main une crosse abbatiale, et de l'autre une épée nue et sanglante, afin d'indiquer sans doute que ce glaive n'était pas toujours resté dans le fourreau. Cette femme était très-belle, mais d'une beauté fière, sinistre, violente; ses traits, fatigués par les excès et enveloppés de longs voiles blancs et noirs; ses grands yeux gris étincelants sous leurs épais sourcils roux; ses lèvres rouges comme du sang, d'une expression à la fois méchante et sensuelle: enfin cette crosse et cette épée sanglante entre les mains d'une abbesse formaient un ensemble étrange, presque effrayant.
M. Lebrenn, après avoir contemplé cette image avec un dégoût mêlé d'horreur, murmura tout bas:
—Ah! Méroflède! noble abbesse, sacrée par le démon! Messaline ou Frédégonde étaient des vierges auprès de toi! le maréchal de Retz, un agneau! et son château infâme un saint lieu auprès de ton cloître de damnées!
Puis il ajouta avec un soupir douloureux, en levant les yeux au ciel comme s'il eût plaint des victimes:
—Pauvre Septimine la Coliberte! Et toi... malheureux Broute-Saule[13]!
[13] On retrouvera dans la suite de ces récits l'histoire de l'abbesse Méroflède, du maréchal de Retz, de Septimine la Coliberte, de Broute-Saule, etc., etc.
Et, détournant le regard avec tristesse, M. Lebrenn resta un moment pensif; lorsqu'il releva les yeux, ils s'arrêtèrent sur un autre portrait daté de 1237, représentant un guerrier aux cheveux ras, à la longue barbe rousse, armé de toutes pièces, et portant sur l'épaule le manteau rouge et la croix blanche des croisés.
—Ah!—fit le marchand de toile avec un nouveau geste d'aversion—le moine rouge!...
Et il passa la main sur ses yeux comme pour chasser une hideuse vision.
Mais bientôt les traits de M. Lebrenn se déridèrent; il soupira avec une sorte d'allégement, comme si de douces pensées succédaient chez lui à de cruelles émotions; il attachait un regard bienveillant, presque attendri, sur un portrait daté de l'an 1463, et portant nom de Gontran XII, sire de Plouernel.
Ce tableau représentait un jeune homme de trente ans au plus, vêtu d'un pourpoint de velours noir, et portant au cou le collier d'or de l'ordre de Saint-Michel. On ne pouvait imaginer une physionomie plus douce, plus sympathique; le regard et le demi-sourire qui effleurait les lèvres de ce personnage avaient une expression d'une mélancolie touchante.
—Ah!—dit M. Lebrenn,—la vue de celui-là repose... calme... et consolé... Grâce à Dieu, il n'est pas le seul qui ait failli à la méchanceté proverbiale de sa race!
Puis, après un moment de silence, il dit en soupirant:
—Chère petite Ghiselle la Paonnière! ta vie a été courte... mais quel songe d'or que ta vie!... Ah! pourquoi faut-il que tes sœurs Alison la Maçonne et Marotte la Haubergière[14] n'aient pas...
[14] On retrouvera dans la suite de ce récit Ghiselle la Paonnière, Alison la Maçonne, et Marotte la Haubergière (armurière).
M. Lebrenn fut interrompu dans ses réflexions par l'entrée de M. de Plouernel.
CHAPITRE VI.
Comment le marchand de toile, qui n'était point sot, fit-il le simple homme au vis-à-vis du comte de Plouernel, et ce qu'il en advint.—Comment le colonel reçut l'ordre de se mettre à la tête de son régiment parce que l'on craignait une émeute dans la journée.
M. Lebrenn était si absorbé dans ses pensées, qu'il tressaillit comme en sursaut lorsque M. de Plouernel entra dans le salon.
Malgré son empire sur lui-même, le marchand de toile ne put s'empêcher de trahir une certaine émotion en se trouvant face à face avec le descendant de cette ancienne famille. Ajoutons enfin que M. Lebrenn avait été instruit par Jeanike des fréquentes stations du colonel devant les carreaux du magasin; mais, loin de paraître soucieux ou irrité, M. Lebrenn prit un air de bonhomie naïve et embarrassée, que M. de Plouernel attribuait à la respectueuse déférence qu'il devait inspirer à ce citadin de la rue Saint-Denis.
Le comte, s'adressant donc au marchand avec un accent de familiarité protectrice, lui montra du geste un fauteuil en s'asseyant lui-même, et dit:
—Ne restez pas ainsi debout, mon cher monsieur... asseyez-vous, je l'exige...
—Ah! monsieur,—dit M. Lebrenn en saluant d'un air gauche,—vous me faites honneur, en vérité...
—Allons, allons, pas de façon, mon cher monsieur,—reprit le comte, et il ajouta d'un ton interrogatif,—Mon cher monsieur... Lebrenn... je crois?
—Lebrenn,—répondit le marchand en s'inclinant,—Lebrenn, pour vous servir.
—Eh bien donc, j'ai eu le plaisir de voir hier la chère madame Lebrenn, et de lui parler d'un achat considérable de toile que je désire faire pour mon régiment.
—Bien heureux nous sommes, monsieur, que vous ayez honoré notre pauvre boutique de votre achalandage... Aussi, je viens savoir combien il vous faut de mètres de toile, et de quelle qualité vous la désirez. Voici des échantillons,—ajouta-t-il en fouillant d'un air affairé dans la poche de son paletot.—Si vous voulez choisir... je vous dirai le prix, monsieur... le juste prix... le plus juste prix...
—C'est inutile, cher monsieur Lebrenn; voici en deux mots ce dont il est question: j'ai quatre cent cinquante dragons; il me faut une remonte de quatre cent cinquante chemises de bonne qualité; vous vous chargerez de plus de me les faire confectionner. Le prix que vous fixerez sera le mien; car vous sentez, cher monsieur Lebrenn, que je vous sais la crême des honnêtes gens!
—Ah! monsieur...
—La fleur des pois des marchands de toile.
—Monsieur... monsieur... vous me confusionnez; je ne mérite point...
—Vous ne méritez pas! Allons donc, cher monsieur Lebrenn, vous méritez beaucoup, au contraire...
—Je ne saurais, monsieur, disputer ceci avec vous. Pour quelle époque vous faudra-t-il cette fourniture?—demanda le marchand en se levant.—Si c'est un travail d'urgence, la façon sera un peu plus chère.
—Faites-moi donc d'abord le plaisir de vous rasseoir, mon brave! et ne partez pas ainsi comme un trait... Qui vous dit que je n'aie pas d'autres commandes à vous faire?
—Monsieur, pour vous obéir je siérai donc... Et pour quelle époque vous faudra-t-il cette fourniture?
—Pour la fin du mois de mars.
—Alors, monsieur, les quatre cent cinquante chemises de très-bonne qualité coûteront sept francs pièce.
—Eh bien! d'honneur, c'est très-bon marché, cher monsieur Lebrenn... Voilà, je l'espère, un compliment que les acheteurs ne font pas souvent, hein?
—Non, point très-souvent, il est vrai, monsieur. Mais vous m'aviez parlé d'autres fournitures?
—Diable, mon cher, vous ne perdez pas la carte... Vous pensez au solide.
—Eh! eh! monsieur... on est marchand, c'est pour vendre...
—Et, dans ce moment-ci, vendez-vous beaucoup?
—Hum... hum... couci... couci...
—Vraiment! couci... couci? Eh bien, tant pis, tant pis, cher monsieur Lebrenn. Cela doit vous contrarier... car vous devez être père de famille?
—Vous êtes bien bon, monsieur... J'ai un fils.
—Et vous l'élevez pour vous succéder?
—Oui-dà, monsieur; il est à l'École centrale du commerce.
—À son âge? ce brave garçon! Et vous n'avez qu'un fils, cher monsieur Lebrenn?
—Sauf respect de vous contredire, monsieur, j'ai aussi une fille...
—Aussi une fille! ce cher Lebrenn. Si elle ressemble à la mère... elle doit être charmante...
—Eh! eh... elle est grandelette... et gentillette...
—Vous devez en être bien fier. Allons, avouez-le.
—Trédame! je ne dis point non, monsieur! point non je ne dis.
C'est étonnant (pensa M. de Plouernel), ce bonhomme a une manière de parler singulièrement surannée; il faut que ce soit de tradition dans la rue Saint-Denis; il me rappelle le vieil intendant Robert, qui m'a élevé, et qui parlait comme les gens de l'autre siècle.
Puis le comte reprit tout haut:
—Mais, parbleu, j'y pense: il faut que je fasse une surprise à la chère madame Lebrenn.
—Monsieur, elle est votre servante.
—Figurez-vous que j'ai le projet de donner prochainement dans la grande cour de ma caserne un carrousel, où mes dragons feront toutes sortes d'exercices d'équitation: il faut me promettre de venir, un dimanche, assister à une répétition avec la chère madame Lebrenn; et en sortant de là, accepter sans façon, une petite collation.
—Ah! monsieur, c'est trop d'honneur pour nous..... Je suis confus...
—Allons donc, mon cher, vous plaisantez. Est-ce convenu?
—Je pourrai amener mon garçon?
—Parbleu!...
—Et ma fille aussi?
—Pouvez-vous, cher monsieur Lebrenn, me faire une pareille question?...
—Vrai, monsieur? vous ne trouverez point mauvais que ma fille?...
—Mieux que cela... une idée, mon cher, une excellente idée!
—Voyons, monsieur.
—Vous avez entendu parler des anciens tournois?
—Des tournois?...
—Oui, du temps de la chevalerie.
—Faites excuses, monsieur; de bonnes gens comme nous...
—Eh bien, cher monsieur Lebrenn, au temps de la chevalerie il y avait des tournois, et dans ces tournois plusieurs de mes ancêtres, que vous voyez là,—et il montra les portraits,—ont autrefois combattu.
—Ouais!!—fit le marchand, feignant la surprise et suivant du regard le geste du colonel,—ce sont là messieurs vos ancêtres?... Aussi, je me disais: Il y a quelque chose comme un air de famille.
—Vous trouvez?
—Je le trouve, monsieur... pardon de la liberté grande...
—N'allez-vous pas vous excuser?... Pour Dieu! ne soyez donc pas ainsi toujours formaliste, mon cher... Je vous disais donc que dans ces tournois il y avait ce qu'on appelait la reine de beauté; elle distribuait les prix au vainqueur... Eh bien, il faut que ce soit votre charmante fille qui soit la reine de beauté du carrousel que je veux donner... elle en est digne à tous égards.
—Ah! monsieur, c'est trop, non, c'est trop. Et puis ne trouvez-vous point que pour une jeune fille... être comme cela... en vue... et au vis-à-vis de messieurs vos dragons... c'est un peu... pardon de la liberté grande... mais un peu... comment vous dirai-je cela?... un peu...
—N'ayez donc pas de ces scrupules, cher monsieur Lebrenn; les plus nobles dames étaient autrefois reines de beauté dans les tournois, elles donnaient même un baiser au vainqueur.
—Je conçois... elles avaient l'habitude... tandis que ma fille... voyez-vous... dam... ça a dix-huit ans, et c'est élevé... à la bourgeoise...
—Rassurez-vous; je n'ai pas un instant songé à ce que votre charmante fille donnât un baiser au vainqueur.
—Voire! monsieur... que de bontés... et si vous daignez permettre que ma fille n'embrasse point...
—Mais cela va sans dire, mon cher... Que parlez-vous de ma permission? je suis déjà trop heureux de vous voir accepter mon invitation, ainsi que votre aimable famille.
—Ah! monsieur, tout l'honneur est de notre côté.
—Pas du tout, il est du mien.
—Nenni, monsieur, nenni! c'est trop de bonté à vous. Je vois bien, moi, l'honneur que vous voulez nous faire.
—Que voulez-vous, mon cher, il y a comme cela des figures... qui vous reviennent tout de suite; et puis je vous ai trouvé si honnête homme au sujet de votre fourniture...
—C'est tout en conscience, monsieur, tout en conscience.
—...Que je me suis dit tout de suite: Ce doit être un excellent homme que ce brave Lebrenn; je voudrais lui être agréable, et même l'obliger, si je pouvais.
—Ah! monsieur, je ne sais où me mettre.
—Tenez, vous m'avez dit tout à l'heure que les affaires allaient mal... voulez-vous que je vous paye d'avance votre fourniture?...
—Nenni, monsieur, c'est inutile.
—Ne vous gênez pas! parlez franchement... la somme est importante... Je vais vous donner un bon à vue sur mon banquier.
—Je vous assure, monsieur, que je n'ai point besoin d'avances.
—Les temps sont si durs, cependant...
—Bien durs, sont les temps, il est vrai, monsieur; il faut en espérer de meilleurs.
—Tenez, cher monsieur Lebrenn,—dit le comte en montrant au marchand les portraits qui ornaient le salon,—le temps où vivaient ces braves seigneurs, c'était là le bon temps!...
—Vraiment, monsieur?...
—Et qui sait?... peut-être reviendra-t-il, ce bon temps...
—Oui-dà... vous croyez?
—Un autre jour nous parlerons politique... car vous parlez peut-être politique?
—Monsieur, je ne me permettrais point cela; vous concevez, un marchand...
—Ah! mon cher, vous êtes un homme du bon vieux temps, vous, à la bonne heure... Que vous avez donc raison de ne pas parler politique! c'est cette sotte manie qui a tout perdu; car dans ce bon vieux temps dont je vous parle, personne ne raisonnait: le roi, le clergé, la noblesse commandaient, tout le monde obéissait sans mot dire.
—Trédame! C'était pourtant bien commode, monsieur!
—Parbleu!
—Si je vous comprends, monsieur, le roi, les prêtres, les seigneurs, disaient: Faites... et l'on faisait?
—C'est cela même.
—Payez... et l'on payait?
—Justement.
—Allez... et on allait?
—Eh! mon Dieu! oui!
—Enfin, tout comme à l'exercice: à droite, à gauche! en avant! halte!... On n'avait point le souci de vouloir ceci ou cela; le roi, les seigneurs et le clergé se donnaient la peine de vouloir pour vous... et l'on a changé cela, et l'on a changé cela!!!...
—Heureusement il ne faut désespérer de rien, cher monsieur Lebrenn.
—Que le bon Dieu vous entende!—dit le marchand en se levant et saluant.—Monsieur, je suis votre serviteur.
—Ah ça, à dimanche... pour le carrousel, mon cher... vous viendrez... en famille... c'est convenu.
—Certainement, monsieur, certainement... ma fille ne manquera point à la fête... puisqu'elle doit être la reine de... de?...
—Reine de beauté, mon cher! ce n'est pas moi qui lui assigne ce rôle... c'est la nature!
—Ah! monsieur, si vous le permettiez?...
—Quoi donc?
—Ce que vous venez de dire là de si galant pour ma fille? je le lui répéterais de votre part?
—Comment donc, mon cher! non-seulement je vous y autorise, mais je vous en prie; j'irai d'ailleurs rappeler, sans façon, mon invitation à la chère madame Lebrenn et à sa charmante fille.
—Ah! monsieur... les pauvres femmes... elles seront si flattées du bien que vous nous voulez... Je ne vous parle point de moi... l'on me donnerait la croix d'honneur que je ne serais pas plus glorieux.
—Ce brave Lebrenn, il est ravissant.
—Serviteur, monsieur... serviteur de tout mon cœur,—dit le marchand en s'éloignant.
Cependant, au moment où il atteignait la porte, il parut se raviser, se gratta l'oreille et revint vers M. de Plouernel.
—Eh bien! qu'est-ce, mon cher?—dit le comte, surpris de ce retour; qu'y a-t-il?
—Il y a, monsieur,—poursuivit le marchant en se grattant toujours l'oreille,—il y a que j'ai comme une idée... pardon de la liberté grande...
—Parbleu, à votre aise. Pourquoi donc n'auriez-vous pas d'idées... tout comme un autre?
—C'est vrai, monsieur; parfois les petits tout comme les grands n'en chevissent point... d'idées.
—N'en chevissent point... quel est ce diable de mot-là?
—Un honnête vieux mot, monsieur, qui veut dire manquer; Molière l'emploie souvent.
—Comment, Molière?—dit le comte surpris;—vous lisez Molière, mon cher? En effet, je remarquais tout à l'heure, à part moi, que vous vous serviez souvent du vieux langage.
—Je m'en vas vous dire pourquoi cela, monsieur: quand j'ai vu que vous me parliez environ comme don Juan parle à monsieur Dimanche, ou Dorante à monsieur Jourdain...
—Qu'est-ce à dire?—s'écria M. de Plouernel de plus en plus surpris, et commençant à se douter que le marchand n'était pas si simple qu'il paraissait,—que signifie cela?
—...Alors, moi,—poursuivit M. Lebrenn avec sa bonhomie narquoise—alors, moi, afin de correspondre à l'honneur que vous me faisiez, monsieur, j'ai pris à mon tour le langage de monsieur Dimanche ou de monsieur Jourdain... pardon de la liberté grande... Mais, pour revenir à mon idée... m'est avis, selon mon petit jugement, monsieur, m'est avis que vous ne seriez pas fâché de prendre ma fille pour maîtresse...
—Comment!—s'écria le comte tout à fait décontenancé par cette brusque apostrophe;—je ne sais pas... je ne comprends pas ce que vous voulez dire...
—Voire! monsieur... je ne suis qu'un bonhomme... je vous parle ainsi selon mon petit jugement.
—Votre petit jugement!... votre petit jugement!... mais il vous sert fort mal, monsieur; car, d'honneur, vous êtes fou; votre idée n'a pas le sens commun.
—Vraiment? ah bien, tant mieux!... Je m'étais dit, suivez bien, s'il vous plaît, mon petit raisonnement... je m'étais dit: Je suis un bon bourgeois de la rue Saint-Denis, je vends de la toile, j'ai une jolie fille; un jeune seigneur... (car il paraît que nous revenons au temps des jeunes seigneurs) un jeune seigneur a vu ma fille, il en a envie; il me fait une grosse commande, il ajoute des offres de service, et, sous ce prétexte...
—Monsieur Lebrenn... je ne souffre pas certaines plaisanteries de certaines gens...
—D'accord... mais suivez bien toujours, s'il vous plaît, mon petit raisonnement... Ce jeune seigneur, me dis-je, me propose de donner un carrousel en l'honneur des beaux yeux de ma fille, de venir souvent nous voir, à seule fin, en faisant ainsi le bon prince, de parvenir à suborner mon enfant.
—Monsieur,—s'écria le comte devenant pourpre de dépit et de colère,—de quel droit vous permettez-vous de me supposer de pareilles intentions?
—À la bonne heure, monsieur, voilà qui est parler; ce n'est point vous, n'est-ce pas, qui auriez imaginé un projet non-seulement indigne, mais énormément ridicule.
—Assez, monsieur... assez!
—Bien! bien! ce n'est point vous... c'est entendu, et j'en suis tout aise... sans cela j'aurais été, voyez-vous, forcé de vous dire humblement, révérencieusement, ainsi qu'il sied à un pauvre homme de ma sorte: Pardon de la liberté grande, mon jeune seigneur; mais, voyez-vous, l'on ne séduit plus comme cela les filles des bons bourgeois; depuis une cinquantaine d'années, ça ne se fait plus, mais plus du tout, du tout... Monsieur le duc ou monsieur le marquis appellent bien encore familièrement les bourgeois et les bourgeoises de la rue Saint-Denis cher monsieur... Chose... cher madame... Chose... regardant, par vieille habitude de race, la bourgeoisie comme une espèce inférieure; mais, trédame! aller plus loin, ne serait point du tout prudent! Les bourgeois de la rue Saint-Denis n'ont plus peur, comme autrefois, des lettres de cachet et de la Bastille... et si monsieur le marquis ou monsieur le duc s'avisaient de leur manquer de respect... à eux ou à leur famille... ouais... les bourgeois de la rue Saint-Denis pourraient bien rosser... pardon de la liberté grande... je dis rosser d'importance monsieur le marquis ou monsieur le duc...
—Mordieu! monsieur!—s'écria le colonel, qui s'était contenu à peine et pâlissait de courroux,—est-ce une menace?
—Non, monsieur,—dit M. Lebrenn en quittant son accent de bonhomie narquoise pour prendre un ton digne et ferme;—non, monsieur, ce n'est pas une menace... c'est une leçon.
—Une leçon!—s'écria M. de Plouernel pâle de colère,—une leçon! à moi!...
—Monsieur!... malgré vos préjugés de race... vous êtes homme d'honneur... jurez-moi sur l'honneur qu'en tâchant de vous introduire chez moi, qu'en me faisant des offres de service, votre intention n'était pas de séduire ma fille!... Oui, jurez-moi cela, et je retire ce que j'ai dit.
M. de Plouernel, très-embarrassé de l'alternative qu'on lui posait, rougit, baissa les yeux, devant le regard perçant du marchand, et resta muet.
—Ah!—reprit M. Lebrenn avec amertume,—ils sont incorrigibles; ils n'ont rien oublié... rien appris... nous sommes encore pour eux les vaincus, les conquis, la race sujette...
—Monsieur!...
—Eh! monsieur, je le sais bien! nous ne sommes plus au temps où, après avoir violenté mon enfant, vous m'auriez fait battre de verges et pendre à la porte de votre château, ainsi que cela se faisait et que l'a fait à un de mes aïeux ce seigneur que voici...
Et du geste M. Lebrenn désigna un des portraits, à la profonde surprise de M. de Plouernel.
—Mais il vous a paru tout simple,—ajouta le marchand,—de vouloir prendre ma fille pour maîtresse... Je ne suis plus votre esclave, votre serf, votre vassal, votre main-mortable... mais, tranchant du bon prince, vous me faites asseoir par grâce, et me dites dédaigneusement: Cher monsieur Lebrenn. Il n'y a plus de comtes, mais vous portez votre titre et vos armoiries de comte! L'égalité civile est déclarée; mais rien ne vous semblerait plus monstrueux, que de marier votre fille ou votre sœur à un bourgeois ou à un artisan, si grands que soient leur mérite et leur moralité... M'affirmez-vous le contraire?... Non; vous me citerez une exception peut-être, et elle sera une nouvelle preuve qu'il existe toujours à vos yeux des mésalliances... Puérilités, dites-vous; certes, puérilités... mais, quel grave symptôme que d'attacher par tradition tant d'importance à ces puérilités?... aussi, vous et les vôtres, soyez demain tout-puissants dans l'État, et fatalement, forcément, vous voudrez, comme sous la restauration, peu à peu, rétablir vos anciens priviléges, qui de puérils deviendraient alors odieux, honteux, écrasants pour nous, comme ils l'ont été pour nos pères pendant tant de siècles.
M. de Plouernel avait été si stupéfait du changement de ton et de langage du marchand, qu'il ne l'avait pas interrompu; il reprit alors avec une hautaine ironie:
—Et sans doute, monsieur, la moralité de la belle leçon d'histoire que vous me faites la grâce de me donner, en votre qualité de marchand de toile, probablement, est qu'il faut mettre les prêtres et les nobles à la lanterne... comme aux beaux jours de 93? et marier nos filles au premier goujat venu?
—Ah! monsieur,—reprit le marchand avec une tristesse pleine de dignité,—ne parlons pas de représailles; oubliez ce que vos pères ont souffert pendant ces formidables années... j'oublierai, moi, ce que nos pères à nous ont souffert grâce aux vôtres, non pendant quelques années, mais durant quinze siècles de tortures... Mariez vos filles et vos sœurs comme vous l'entendrez, c'est votre droit, croyez aux mésalliances, cela vous regarde; ce sont des faits je les constate; et comme symptôme, je le répète, ils sont graves, ils prouvent que pour vous il y a, il y aura toujours... deux races.
—Et quand cela serait, monsieur, que vous importe?
—Diable! mais cela nous importe beaucoup, monsieur: la sainte-alliance, le droit divin et absolu, le parti prêtre et l'aristocratie de naissance, tout-puissants, telles sont les conséquences forcées de cette croyance qu'il y a deux races, une supérieure, une inférieure, l'une faite pour commander, l'autre pour obéir et souffrir...
M. de Plouernel, se rappelant l'entretien qu'il venait d'avoir avec son oncle le cardinal, ne trouva rien à répondre.
—Vous me demandez la moralité de cette leçon d'histoire?... la voici, monsieur...—reprit le marchand.—Comme je suis fort jaloux des libertés que nos pères nous ont conquises au prix de leur sang, de leur martyre... comme je ne veux plus être traité en vaincu; tant que votre parti reste dans la légalité, je vote contre lui, en ma qualité d'électeur... mais lorsque, comme en 1830, votre parti sort de la légalité, afin de nous ramener, selon son idée fixe, au gouvernement du bon plaisir et des prêtres, c'est-à-dire au gouvernement d'avant 89... je descends dans la rue... pardon de la liberté grande, et je tire des coups de fusil à votre parti.
—Et il vous en rend!
—Parfaitement bien... car j'ai eu le bras cassé en 1830 par une balle suisse... Mais voyons, monsieur, pourquoi la bataille? toujours la bataille! toujours du sang, et de brave sang... versé des deux côtés? Pourquoi toujours rêver un passé qui n'est plus, qui ne peut plus être? Vous nous avez vaincus, spoliés, dominés, exploités, torturés quinze siècles durant! n'est-ce donc point assez? Est-ce que nous pensons à notre tour vous opprimer? Non, non... mille fois non... la liberté nous a coûté trop cher à conquérir, nous en savons trop le prix, pour attenter à celle des autres. Mais, que voulez-vous? depuis 89, vos alliances avec l'étranger, la guerre civile soulevée par vous, vos continuelles tentatives contre-révolutionnaires, votre accord intime avec le parti prêtre, tout cela inquiète et afflige les gens réfléchis, irrite et exaspère les gens d'action. Encore une fois, à quoi bon? Est-ce que jamais l'humanité a rétrogradé... non, monsieur, jamais... Vous pouvez, certes, faire du mal, beaucoup de mal; mais c'est fini du droit divin et de vos priviléges... prenez-en donc votre parti... Vous épargnerez au pays, et à vous peut-être, de nouveaux désastres; car, je vous le dis, l'avenir est républicain.
La voix, l'accent de M. Lebrenn étaient si pénétrants, que M. de Plouernel fut non pas convaincu, mais touché de ces paroles; son indomptable fierté de race luttait contre son désir d'avouer au marchand qu'il le reconnaissait au moins pour un généreux adversaire.
À ce moment, la porte fut brusquement ouverte par un capitaine adjudant-major, du régiment du comte, qui lui dit d'une voix hâtée en faisant le salut militaire:
—Pardon, mon colonel, d'être entré sans me faire annoncer; mais l'on vient d'envoyer l'ordre de faire à l'instant monter le régiment à cheval, et de rester en bataille dans la cour du quartier; on craint du bruit pour ce soir...
M. Lebrenn se disposait à quitter le salon, lorsque M. de Plouernel lui dit:
—Allons, monsieur, du train dont vont les choses, et d'après vos opinions républicaines, il se peut que j'aie l'honneur de vous trouver demain sur une barricade.
—Je ne sais ce qui doit arriver, monsieur,—répondit le marchand;—mais je ne crains ni ne désire une pareille rencontre.
Puis il ajouta en souriant:
—Je crois, monsieur, qu'il sera bon de surseoir à la fourniture en question?
—Je le crois aussi, monsieur,—dit le colonel en faisant un salut contraint à M. Lebrenn, qui sortit...
CHAPITRE VII.
Pourquoi madame Lebrenn et mademoiselle Velléda sa fille n'avaient pas une haute opinion du courage de Gildas Pakou, le garçon de magasin.—Comment Gildas, qui ne trouvait pas le quartier Saint-Denis pacifique ce jour-là, eut peur d'être séduit et violenté par une jolie fille, et s'étonna fort de voir certaines marchandises apportées dans la boutique de l'Épée de Brennus.
Pendant que M. Lebrenn avait eu avec M. de Plouernel l'entretien précédent, la femme et la fille du marchand occupaient, selon l'habitude, le comptoir du magasin.
Madame Lebrenn, pendant que sa fille brodait, vérifiait les livres de commerce de la maison. C'était une femme de quarante ans, d'une taille élevée; sa figure, à la fois grave et douce, conservait les traces d'une beauté remarquable; il y avait dans l'accent de sa voix, dans son attitude, dans sa physionomie, quelque chose de calme de ferme, qui donnait une haute idée de son caractère; en la voyant on aurait pu se rappeler que nos mères avaient part aux conseils de l'État dans les circonstances graves, et que telle était la vaillance de ces matrones, que Diodore de Sicile s'exprime ainsi:
«Les femmes de la Gaule ne rivalisent pas seulement avec les hommes par la grandeur de leur taille, elles les égalent par la force de l'âme.» Tandis que Strabon ajoute ces mots significatifs: «Les Gauloises sont fécondes et bonnes éducatrices.»
Mademoiselle Velléda Lebrenn était assise à côté de sa mère. En voyant cette jeune fille pour la première fois, l'on restait frappé de sa rare beauté, d'une expression à la fois fière, ingénue et réfléchie; rien de plus limpide que le bleu de ses yeux, rien de plus éblouissant que son teint, rien de plus noble que le port de sa tête charmante, couronnée de longues tresses de cheveux bruns, brillants, çà et là, de reflets dorés. Grande, svelte et forte sans être virile, sa taille était accomplie; l'ensemble et le caractère de cette beauté faisaient comprendre le caprice paternel du marchand, donnant à son enfant le nom de Velléda, nom d'une femme illustre, héroïque dans les annales patriotiques des Gaules; l'on se figurait mademoiselle Lebrenn le front ceint de feuilles de chêne, vêtue d'une longue robe blanche à ceinture d'airain, et faisant vibrer la harpe d'or des druides, ces admirables éducateurs de nos pères, qui, les exaltant par la pensée de l'immortalité de l'âme, leur enseignaient à mourir avec tant de grandeur et de sérénité! On pouvait retrouver encore dans mademoiselle Lebrenn le type superbe de ces Gauloises vêtues de noir, au bras si blanc et si fort (dit Ammien-Marcellin[15]), qui suivaient leurs maris à la bataille, avec leurs enfants dans leurs chariots de guerre, encourageant les combattants de la voix et du geste, se mêlant à eux dans la défaite, et préférant la mort à l'esclavage et à la honte.
[15] «..... La femme gauloise égale son mari en force; elle a les yeux encore plus sauvages lorsqu'elle est en colère; elle agite ses bras aussi blancs que la neige, et porte des coups aussi vigoureux que s'ils partaient d'une machine de guerre.» (Ammien-Marcellin. Voir aussi les notes des Martyrs, vol. XVIII, l. ix.)
«—Je n'ignorais pas que les Gaulois confient aux femmes les secrets les plus importants, et que souvent ils soumettent aux conseils de leurs filles et de leurs épouses les affaires qu'ils n'ont pu régler entre eux.» (Ibid., Martyrs, l. ix, p. 69).
«Si quelque Carthaginois se trouve lésé par un Gaulois, l'affaire sera jugée par le conseil suprême des femmes gauloises.» (Plutarque, cit. par Sainte-Foy, Essais sur Paris.)
Ceux qui n'évoquaient pas ces tragiques et glorieux souvenirs du passé voyaient dans mademoiselle Lebrenn une belle jeune fille de dix-huit ans, coiffée de ses magnifiques cheveux bruns, et dont la taille élégante se dessinait à ravir sous une jolie robe montante de popeline bleu tendre, que rehaussait une petite cravate de satin orange nouée autour de sa fraîche et blanche collerette.
Pendant que madame Lebrenn vérifiait ses livres de commerce, et que sa fille continuait de broder en causant avec sa mère, Gildas Pakou, le garçon de magasin, se tenait sur le seuil de la porte, inquiet, troublé, si troublé, qu'il ne songeait plus, selon son habitude, à citer, çà et là, quelques passages de ses chères chansons bretonnes.
Le digne garçon n'était préoccupé que d'une chose, du contraste étrange qu'il trouvait entre la réalité et les promesses de sa mère, celle-ci lui ayant annoncé la rue Saint-Denis en général et la demeure de M. Lebrenn en particulier, comme des lieux calmes et pacifiques par excellence.
Soudain Gildas se retourna et dit à madame Lebrenn d'une voix alarmée:
—Madame! madame! entendez-vous?
—Quoi, Gildas?—demanda la femme du marchand en continuant d'écrire tranquillement.
—Mais, madame, c'est le tambour... tenez... Et puis... ah! mon Dieu!... il y a des hommes qui courent!
—Eh bien, Gildas,—dit madame Lebrenn,—laissez-les courir.
—Ma mère, c'est le rappel,—dit Velléda après avoir un instant écouté.—On craint sans doute que l'agitation qui règne dans Paris depuis hier n'augmente encore?
—Jeanike,—dit madame Lebrenn à sa servante,—il faut préparer l'uniforme de monsieur Lebrenn; il le demandera peut-être à son retour.
—Oui, madame... j'y vais,—dit Jeanike en disparaissant par l'arrière-boutique.
—Gildas,—reprit madame Lebrenn,—vous pouvez apercevoir d'ici la porte Saint-Denis?
—Oui, madame,—répondit Gildas en tremblant;—est-ce qu'il faudrait y aller?
—Non... rassurez-vous; dites-nous seulement s'il y a beaucoup de monde rassemblé de ce côté.
—Oh! oui, madame,—répondit Gildas en allongeant le cou;—c'est une vraie fourmilière... Ah! mon Dieu! madame... madame... Ah! mon Dieu!...
—Allons! quoi encore... Gildas!
—Ah! madame... là-bas... les tambours... ils allaient détourner la rue...
—Eh bien?
—Des hommes en blouse viennent de les arrêter et de crever leurs tambours... Tenez, madame, voilà tout le monde qui court de ce côté-là... Entendez-vous comme on crie, madame?... Si l'on fermait la boutique?...
—Allons, décidément, vous n'êtes pas très-brave, Gildas,—dit en souriant mademoiselle Lebrenn sans cesser de s'occuper de sa broderie.
À ce moment, un homme en blouse, traînant péniblement une petite charrette à bras, qui semblait pesamment chargée, s'arrêta devant le magasin, rangea la voiture au long du trottoir, entra dans la boutique, et dit à la femme du marchand:
—Monsieur Lebrenn, madame?
—C'est ici, monsieur.
—Ce sont quatre ballots que je lui apporte.
—De toile, sans doute?—demanda madame Lebrenn.
—Mais, madame... je le crois,—répondit le commissionnaire en souriant.
—Gildas,—reprit-elle en s'adressant au digne garçon, qui jetait dans la rue des regards de plus en plus effarés,—aidez monsieur à transporter ces ballots dans l'arrière-boutique.
Le commissionnaire et Gildas déchargèrent les ballots, longs et épais rouleaux enveloppés de grosse étoffe grise.
—Ça doit être de la toile fièrement serrée,—dit Gildas en aidant avec effort le voiturier à apporter le dernier de ces colis,—car ça pèse... comme du plomb.
—Vrai? vous trouvez, mon camarade?—dit l'homme en blouse en regardant fixement Gildas, qui baissa modestement les yeux et rougit beaucoup.
Le voiturier, s'adressant alors à madame Lebrenn, lui dit:
—Voilà ma commission faite, madame; je vous recommande surtout de ne pas faire mettre ces ballots dans un endroit humide ou près du feu, en attendant le retour de monsieur Lebrenn; ces toiles sont très... très-susceptibles.
Et ce disant, le voiturier essuya son front baigné de sueur.
—Vous avez dû avoir bien de la peine à apporter tout seul ces ballots?—lui dit madame Lebrenn avec bonté, et ouvrant le tiroir qui lui servait de caisse, elle y prit une pièce de dix sous, qu'elle fit glisser sur le comptoir.—Veuillez prendre ceci pour vous.
—Je vous rends mille grâces, madame,—répondit en souriant le voiturier;—je suis payé.
—Les commissionnaires rendent mille grâces et refusent des pourboires!—se dit Gildas.—Étonnante... étonnante maison que celle-ci!...
Madame Lebrenn, assez surprise de la manière dont le refus du voiturier était formulé, leva les yeux, et vit un homme de trente ans environ, d'une figure agréable, et qui avait, chose assez rare chez un porte-faix, les mains très-blanches, très-soignées, et une très-belle bague chevalière en or au petit doigt.
—Pourriez-vous me dire, monsieur,—lui demanda la femme du marchand,—si aujourd'hui l'agitation augmente beaucoup dans Paris?
—Beaucoup, madame; c'est à peine si l'on peut circuler sur le boulevard... Les troupes arrivent de toutes parts; il y a de l'artillerie mèche allumée ici près, en face le Gymnase... J'ai rencontré deux escadrons de dragons en patrouille, la carabine au poing... On bat partout le rappel... quoique la garde nationale se montre fort peu empressée... Mais, pardon, madame,—ajouta le voiturier en saluant très-poliment madame Lebrenn et sa fille;—voici bientôt quatre heures... Je suis pressé.
Il sortit, s'attela de nouveau à sa charrette et repartit rapidement.
En entendant parler de l'artillerie, stationnant dans le voisinage, mèche allumée, les étonnements de Gildas devinrent énormes; cependant, partagé entre la crainte et la curiosité, il hasarda de jeter un nouveau coup d'œil dans cette terrible rue Saint-Denis, si voisine de l'artillerie.
Au moment où Gildas avançait le cou hors de la boutique, la jeune fille qui avait déjeuné chez M. de Plouernel, et improvisait de si folles chansons, sortait de l'allée de la maison où logeait Georges Duchêne, qui, on l'a dit, demeurait en face du magasin de toile.
Pradeline avait l'air triste, inquiet; après avoir fait quelques pas sur le trottoir, elle s'approcha autant qu'elle put de la boutique de M. Lebrenn, afin d'y jeter un regard curieux, malheureusement arrêté par les rideaux de vitrage. La porte, il est vrai, était entr'ouverte; mais Gildas, s'y tenant debout, l'obstruait entièrement. Cependant Pradeline tâcha, sans se croire remarquée, de voir dans l'intérieur du magasin. Gildas, depuis quelques instants, observait avec une surprise croissante la manœuvre de la jeune fille; il s'y trompa, et se crut le but des regards obstinés de Pradeline; le pudique garçon baissa les yeux, rougit jusqu'aux oreilles: sa modestie alarmée lui disait de rentrer dans le magasin, afin de prouver à cette effrontée le cas qu'il faisait de ses agaceries; mais un certain amour-propre le retenait cloué au seuil de la porte, et il se disait plus que jamais:
—Ville étonnante que celle-ci, où, non loin d'une artillerie dont la mèche est allumée, les jeunes filles viennent dévorer les garçons des yeux!
Il aperçut alors Pradeline traverser de nouveau la rue et entrer dans un café voisin.
—La malheureuse! elle va sans doute boire des petits verres pour s'étourdir... Elle est capable alors de venir me relancer jusque dans la boutique..... Bon Dieu!... que diraient madame Lebrenn et mademoiselle?...
Un nouvel incident coupa court, pour un moment, aux chastes appréhensions de Gildas. Il vit s'arrêter devant la porte un camion à quatre roues, traîné par un vigoureux cheval, et contenant trois grandes caisses plates, hautes de six pieds environ, et sur lesquelles on lisait: Très-fragile... Deux hommes en blouse conduisaient cette voiture: l'un, nommé Dupont, avait paru de très-bon matin dans la boutique, afin d'engager M. Lebrenn à ne pas aller visiter sa provision de poivre; l'autre portait une épaisse barbe grise. Ils descendirent de leur siége, et Dupont, le mécanicien, entra dans la boutique, salua madame Lebrenn, et lui dit:
—Monsieur Lebrenn n'y est pas, madame?
—Non, monsieur.
—Ce sont trois caisses de glaces que nous lui apportons.
—Très-bien, monsieur,—répondit madame Lebrenn.
Et, appelant Gildas:
—Aidez ces messieurs à entrer ces glaces ici.
Le garçon de magasin obéit tout en se disant:
—Étonnante maison!... Trois caisses de glaces... et d'un poids!... Il faut que le patron, sa femme et sa fille aiment fièrement à se mirer...
Dupont et son compagnon à barbe grise venaient d'aider Gildas à placer les caisses dans l'arrière-magasin, d'après l'indication de madame Lebrenn, lorsqu'elle lui dit:
—Sait-on quelque chose de nouveau, monsieur? Le mouvement dans Paris se calme-t-il?
—Au contraire, madame... ça chauffe... ça chauffe,—répondit Dupont avec un air de satisfaction à peine déguisée.—On commence à élever des barricades au faubourg Saint-Antoine... Cette nuit les préparatifs... demain la bataille...
À peine Dupont achevait-il ces mots, qu'on entendit au dehors et au loin un grand tumulte et un formidable bruit de voix criant: Vive la réforme!
Gildas courut à la porte.
—Dépêchons-nous,—dit Dupont à son compagnon;—on prendrait notre camion comme noyau d'une barricade... Ce serait trop tôt; nous avons encore des pratiques à servir...—Puis, saluant madame Lebrenn:—Bien des choses à votre mari, madame.
Les deux hommes sautèrent sur le siége de leur camion, fouettèrent leur cheval, et s'éloignèrent dans une direction opposée à celle de l'attroupement.
Gildas avait suivi des yeux ce nouveau mouvement de la foule avec une inquiétude croissante; il vit tout à coup Pradeline sortir du café où elle était entrée, et se diriger vers le magasin, tenant une lettre à la main.
—Quelle enragée!... elle vient de m'écrire!—pensa Gildas.—La malheureuse m'apporte sa lettre!... Une déclaration!.... Je suis déshonoré aux yeux de mes patrons!...
De sorte que Gildas éperdu referma vivement la porte du magasin, lui donna un tour de clef et se tint coi auprès du comptoir.
—Eh bien,—lui dit madame Lebrenn,—pourquoi fermez-vous ainsi cette porte, Gildas?
—Madame, c'est plus prudent. Je viens de voir venir là-bas une bande d'hommes... dont la mine effrayante...
—Allons, Gildas, vous perdez la tête! Ouvrez cette porte.
—Mais, madame...
—Faites ce que je vous dis... Tenez, justement, il y a quelqu'un qui essaye d'entrer... Ouvrez donc cette porte...
—C'est cette enragée avec sa lettre,—pensa Gildas plus mort que vif.—Ah! pourquoi ai-je quitté ma tranquille petite ville d'Auray?...
Et il ouvrit la porte avec un grand battement de cœur; mais au lieu de voir apparaître la jeune fille avec sa lettre, il se trouva en face de M. Lebrenn et de son fils.
CHAPITRE VIII.
Comment M. Lebrenn, son fils, sa femme et sa fille, se montrent dignes de leur race.
Madame Lebrenn fut surprise et heureuse à la vue de son fils qu'elle n'attendait pas, le croyant à son École du commerce. Velléda embrassa tendrement son frère, tandis que le marchand serrait la main de sa femme.
Sacrovir Lebrenn, par son air résolu, semblait digne de porter le glorieux nom de son patron, l'un des plus grands patriotes gaulois dont l'histoire fasse mention.
Le fils de M. Lebrenn était un grand et robuste garçon de dix-neuf ans passés, d'une figure ouverte, bienveillante et hardie; une barbe naissante ombrageait sa lèvre et son menton; ses joues pleines étaient vermeilles et animées par l'émotion: il ressemblait beaucoup à son père.
Madame Lebrenn embrassa son fils et lui dit:
—Je ne m'attendais pas au plaisir de te voir aujourd'hui, mon enfant.
—Je l'ai été chercher à son école,—reprit le marchand.—Tu sauras tout à l'heure pourquoi, ma chère Hénory.
—Sans être inquiètes,—reprit madame Lebrenn en s'adressant à son mari,—Velléda et moi, nous nous étonnions de ne pas te voir rentrer... Il paraît que l'agitation augmente dans Paris... Tu sais qu'on a battu le rappel?
—Oh! mère!—s'écria Sacrovir, l'œil étincelant d'enthousiasme,—Paris a la fièvre... On devine que tous les cœurs battent plus fort. Sans se connaître, on se cherche, on se comprend du regard; dans chaque rue ce sont d'ardentes paroles... de patriotiques appels aux armes... Ça sent la poudre, enfin!... Ah! mère! mère!...—ajouta le jeune homme avec exaltation;—comme c'est beau le réveil d'un peuple!...
—Allons, calmez-vous, enthousiaste,—dit madame Lebrenn en souriant.
Et elle étancha avec son mouchoir la sueur dont était mouillé le front de son fils. Pendant ce temps, M. Lebrenn embrassait sa fille.
—Gildas,—dit le marchand,—on a dû apporter des caisses pendant mon absence?
—Oui, monsieur, de la toile et des glaces; elles sont dans l'arrière-boutique.
—Bien... laissez-les là, et surtout gardez-vous d'approcher du feu les ballots de toile.
—C'est donc inflammable comme du madapolam? de la mousseline? de la gaze?—pensa Gildas;—et pourtant c'est lourd comme du plomb... Encore une chose étonnante!
—Ma chère amie,—dit M. Lebrenn à sa femme,—nous avons à causer; veux-tu que nous montions chez toi avec les enfants, pendant que Jeanike mettra le couvert, car il est tard?... Vous, Gildas, vous mettrez les contrevents de la boutique; nous aurions peu d'acheteurs ce soir.
—Fermer la boutique! ah! monsieur, combien vous avez raison!—s'écria Gildas avec enchantement.—C'est depuis tantôt mon idée fixe.
Et comme il s'encourait pour obéir aux ordres du marchand, celui-ci lui dit:
—Un moment, Gildas; vous ne poserez pas les contrevents à la porte d'entrée, car plusieurs personnes doivent venir nous demander. Vous ferez attendre ces personnes dans l'arrière-boutique, et vous me préviendrez.
—Oui, monsieur,—répondit Gildas en soupirant; car il eût préféré voir le magasin complètement fermé et la porte garnie de ses bonnes barres de fer fortement boulonnées à l'intérieur.
—Maintenant, chère amie,—dit M. Lebrenn à sa femme,—nous allons monter chez toi.
La nuit était déjà presque noire.
La famille du marchand se rendit au premier étage, et se réunit dans la chambre à coucher de M. et de madame Lebrenn.
Celui-ci dit alors à sa femme d'une voix grave:
—Ma chère Hénory, nous sommes à la veille de grands événements.
—Je le crois, mon ami,—répondit madame Lebrenn d'un air pensif.
—Voici, mon amie, le résumé de la situation d'aujourd'hui,—poursuivit M. Lebrenn.—Tu dois la connaître pour juger ma résolution, la combattre si elle te semble injuste et mauvaise, l'encourager si elle te semble juste et bonne.
—Je t'écoute, mon ami,—répondit madame Lebrenn, calme, sérieuse, réfléchie, comme nos mères lors de ces conseils solennels où elles voyaient souvent leur avis prévaloir.
M. Lebrenn reprit ainsi:
—Hier, monsieur Barrot et ses compères, après avoir agité la France pendant trois mois, avaient appelé le peuple dans la rue; ces intrépides agitateurs n'ont pas osé venir à leur rendez-vous... Le peuple y est venu pour constater son droit de réunion et faire lui-même ses affaires... On dit ce soir que le roi a pris pour ministres monsieur Barrot et ses compères... Nous ne descendons pas dans la rue pour faire ministre cet homme ridicule, la marionnette de M. Thiers. Ce que nous voulons, ce que le peuple veut, c'est renverser le trône, c'est la république, c'est la souveraineté pour tous... des droits politiques pour tous... afin d'assurer à tous éducation, bien-être, travail, crédit, moyennant courage et probité!... Voilà ce que nous voulons, femme!... Est-ce juste ou injuste?
—C'est juste!—dit madame Lebrenn d'une voix ferme et convaincue.—C'est juste!
—Je t'ai dit ce que nous voulions,—poursuivit M. Lebrenn;—voici ce que nous ne voulons plus... Nous ne voulons plus que deux cent mille électeurs privilégiés décident seuls du sort de trente-quatre millions de prolétaires ou petits propriétaires; de même qu'une imperceptible minorité conquérante, romaine ou franque, a spolié, asservi exploité nos pères pendant vingt siècles... Non, nous ne voulons pas plus de la féodalité électorale ou industrielle que de la féodalité des conquérants! Femme! est-ce juste ou injuste?
—C'est juste! car le servage, l'esclavage, s'est perpétué de nos jours,—reprit madame Lebrenn avec émotion.—C'est juste; car je suis femme, et j'ai vu des femmes, esclaves d'un salaire insuffisant, mourir à la peine, épuisées par l'excès du travail et par la misère... C'est juste! car je suis mère, et j'ai vu des filles, esclaves de certains fabricants, forcées de choisir entre le déshonneur et le chômage... c'est-à-dire le manque de pain!... C'est juste! car je suis épouse, et j'ai vu des pères de famille, commerçants probes, laborieux, intelligents, esclaves et victimes du caprice ou de la cupidité usuraire de leurs seigneurs les gros capitalistes, tomber dans la faillite, la ruine et le désespoir... Enfin, ta résolution est juste et bonne, mon ami,—ajouta madame Lebrenn en tendant la main à son mari,—parce que, assez heureux jusqu'ici pour échapper à bien des maux, ton devoir est de te dévouer à l'affranchissement de nos frères qui souffrent des malheurs dont nous sommes exempts.
—Vaillante et généreuse femme! tu redoubles mes forces et mon courage,—dit le marchand en serrant la main de madame Lebrenn avec effusion.—Je n'attendais pas moins de toi... Maintenant, un dernier mot... Ces droits si justes que nous réclamons pour nos frères, il faudra, comme toujours, les conquérir par la force, par les armes...
—Je le crois, mon ami.
—Aussi,—reprit le marchand,—cette nuit, des barricades... demain, au point du jour, la bataille... Voilà pourquoi j'ai été chercher notre fils à son école... M'approuves-tu?... Veux-tu qu'il reste?
—Oui,—reprit madame Lebrenn;—la place de ton fils est à tes côtés...
—Oh! merci, mère!—s'écria le jeune homme en sautant au cou de madame Lebrenn, qui le serra contre son sein.
—Vois donc, mon père,—dit Velléda au marchand avec un demi-sourire en montrant Sacrovir du regard;—il est aussi content que si on lui donnait congé...
—Mais, dis-moi, mon ami,—reprit madame Lebrenn en s'adressant au marchand,—la barricade où, toi et mon fils, vous vous battrez... sera-t-elle près d'ici? dans cette rue?
—À notre porte...—répondit M. Lebrenn.—C'est convenu... Nos amis me gâtent.
—Ah! tant mieux!—dit madame Lebrenn;—nous serons là... près de vous.
—Ma mère,—reprit Velléda,—ne nous faudra-t-il pas cette nuit préparer du linge?... de la charpie?... Il y aura beaucoup de blessés.
—J'y pensais, mon enfant. Notre magasin servira d'ambulance.
—Oh! ma mère!... ma sœur!...—s'écria le jeune homme,—nous battre... sous vos yeux, pour la liberté!... Quelle ardeur cela donne!... Hélas!—ajouta-t-il après un instant de réflexion,—pourquoi faut-il que ce soit entre frères... qu'on se batte?...
—Cela est triste, mon enfant,—répondit en soupirant M. Lebrenn—Ah! que le sang versé dans cette lutte fratricide retombe sur ceux-là qui forcent un peuple à revendiquer ses droits par les armes... comme nous le ferons demain, comme l'ont fait nos pères, presque à chaque siècle de notre histoire! et souvent deux ou trois fois par siècle, les vaillants qu'ils étaient! Aussi, mes enfants, bénissons leur mémoire ignorée! Il a fécondé le germe de toutes nos libertés le sang de ces héros... de ces martyrs inconnus! puisque, hélas! il n'est pas une réforme sociale... politique ou religieuse... qu'ils n'aient été forcés de conquérir par ces terribles insurrections populaires où tant d'eux ont péri!
—Grâce à Dieu, de nos jours on se bat du moins sans haine,—reprit le jeune homme.—Le soldat se bat au nom de la discipline... le peuple au nom de son droit. Duel fatal, mais loyal, après lequel les adversaires survivants se tendent la main.
—Mais comme il n'y a pas que des survivants... et que moi ou mon fils pouvons rester sur une barricade,—reprit M. Lebrenn en souriant,—un dernier mot, mes enfants. Vous le voyez, où d'autres pâliraient d'effroi... nous sourions avec sérénité. Pourquoi? Parce que la mort n'existe pas pour nous, parce que, élevés dans la croyance de nos pères, au lieu de voir dans ce qu'on appelle la fin de la vie je ne sais quoi de lugubre, d'effroyable, qui éteint à jamais l'existence dans des ténèbres éternelles, nous ne voyons, nous, dans la mort que ceci: aller retrouver ou attendre un peu plus tôt, un peu plus tard, ceux que nous aimions, et nous réunir à eux de l'autre côté de ce rideau qui, pendant la première période de notre vie ici-bas, nous cache les merveilleux, les éblouissants mystères de nos existences futures, existences infinies, variées, comme la puissance divine dont elles émanent. En un mot, nous ne cessons pas de vivre: nous allons vivre ailleurs, dans des pays inconnus... voilà tout[16].
[16] Nous avons supposé, chose moins étrange qu'elle ne le paraît, puisque la religion juive, non moins ancienne que la religion druidique, a encore ses croyants, nous avons supposé M. Lebrenn et sa famille fidèles par tradition au dogme de l'éternité de l'existence physique, si admirablement formulé par les druides des Gaules. Bien des siècles avant l'apparition du christianisme, on verra dans le courant de ces récits les prodiges opérés par cette foi dans la continuité et la perpétuité de l'existence. Nous citerons seulement ici un extrait du magnifique travail de notre excellent et illustre ami Jean Raynaud sur les druides. (Encyclopédie nouvelle, article druidisme).
«..... Telle était dans son essence la doctrine des druides, et voilà pourquoi ceux qui la partageaient se trouvaient aussi délivrés que possible du mal de la mort. L'homme détaché des organes dont il s'était servi durant la période terrestre ne devenait point une ombre comme dans le dogme du paganisme et de l'église romaine, l'âme reprenait aussitôt possession d'une nouvelle enveloppe, et sans entrer dans le fabuleux empire de Pluton, ni dans celui de Satan, pas plus que dans les mystiques rayons de l'empirée, elle allait tout simplement chercher sa résidence sur un autre astre que celui-ci. Ainsi, la mort en réalité ne formait qu'un point de division dans une série d'existences périodiques. C'est ce que décident les vers de Lucain, dans la brièveté desquels sont amassées tant de lumières. Selon vous (dit-il en s'adressant aux druides), les ombres ne se rendent pas dans les domaines silencieux de l'Érèbe et dans les pâles royaumes de Pluton; le même esprit régit dans un autre monde d'autres membres. La mort, si ce que contiennent vos hymnes est certain, n'est qu'un milieu dans une longue vie.
»Que Lucain a bien raison d'ajouter que les Gaulois étaient heureux d'une telle foi! Aussi ne faut-il pas s'étonner si le dogme de l'immortalité formait le point capital de leur religion: il en était le plus achevé, et par conséquent le plus fructueux. Rien n'était donc plus juste que de le proposer au peuple comme la plus précieuse leçon. Aussi les historiens sont-ils d'accord pour constater la prédilection des druides en faveur de cette croyance, qui est en effet la plus caractéristique du génie de la Gaule. Pompilius Mela dit que c'était le seul dogme qui fût populaire. César, qui le considère au point de vue du soldat, c'est-à-dire dans ses effets sur la guerre, assure de même qu'il n'y avait rien à quoi les druides tinssent davantage.—En premier lieu (dit César), les druides veulent persuader que les âmes ne périssent pas, et qu'après elles passent de l'un à l'autre; et ils pensent que cela excite puissamment les hommes au courage, en leur faisant négliger la crainte de la mort.—Aussi on disait à un Gaulois:—Que crains-tu?—Je ne crains qu'une chose, c'est que le ciel ne tombe,—répondit-il.»
—Cela est tellement l'idée que je me fais de la mort,—s'écria Sacrovir,—que je suis certain de mourir avec une incroyable curiosité!... Que de mondes nouveaux! étranges! éblouissants à visiter!
—Mon frère a raison,—reprit non moins curieusement la jeune fille.—Cela doit être si beau! si nouveau! si merveilleux! Et puis ne se jamais quitter que passagèrement pendant l'éternité!... Quels voyages variés, infinis, à faire ensemble... Ah! quand on songe à cela, ma mère, l'esprit s'égare dans l'impatience de voir et de savoir!
—Allons, allons, curieuse! pas tant d'impatience,—répondit madame Lebrenn en souriant, et avec un accent d'affectueux reproche.—Tu sais, quand tu étais petite? je te grondais toujours, lorsque dans ta leçon de dessin tu songeais moins au modèle que tu copiais qu'à celui que tu copierais ensuite... Eh bien, chère enfant! que ta curiosité, si naturelle d'ailleurs, de savoir ce qu'il y a de l'autre côté du rideau, comme dit ton père, ne te distraye pas trop de ce qu'il y a de ce côté-ci...
—Oh! sois tranquille, ma mère!—répondit la jeune fille avec effusion.—De ce côté-ci du rideau, il y a toi, il y a mon père, mon frère; c'est assez pour m'occuper sans distraction...
—Et voilà comme le temps passe à philosopher!—dit en riant M. Lebrenn.—Jeanike va venir nous avertir pour le dîner, et je ne vous aurai rien dit de ce que je voulais vous dire... Dans le cas où ma curiosité serait satisfaite avant la vôtre... ma chère Hénory!—ajouta-t-il en s'adressant à sa femme et lui montrant un secrétaire,—tu trouveras là mes dernières volontés... Tu les connais, car nous n'avons qu'un cœur... Ceci,—reprit le marchand en tirant de sa poche un pli fermé, mais non cacheté,—concerne notre chère fille, et tu le lui remettras après l'avoir lu.
Velléda rougit légèrement en songeant qu'il s'agissait sans doute de son mariage.
—Quant à toi, mon enfant,—dit le marchand en s'adressant à son fils,—prends cette clef...—et il la détacha de la chaîne de sa montre.—C'est la clef de la chambre aux volets fermés, dans laquelle ta mère et moi sommes seuls entrés jusqu'ici... Le 11 septembre de l'année prochaine, tu auras vingt-et-un ans accomplis; ce jour, mais pas avant, tu ouvriras cette porte..... Entre autres objets, tu trouveras dans ce cabinet un écrit que tu liras... Il t'apprendra par suite de quelle immémoriale tradition de famille... car,—ajouta M. Lebrenn en s'interrompant et en souriant,—nous autres plébéiens, nous autres conquis, nous avons aussi nos archives, archives du prolétaire souvent aussi glorieuses, crois-moi, que celles de nos conquérants... Tu verras, dis-je, par suite de quelle tradition de notre famille, à l'âge de vingt-et-un ans, le fils aîné, ou à défaut de fils, la fille aînée, ou notre plus proche parente, prend connaissance de ces archives et des divers objets qui y sont rassemblés... Maintenant, mes amis,—ajouta M. Lebrenn d'une voix émue en se levant et tendant les bras à sa femme et à ses enfants,—un dernier embrassement... Nous pouvons avant demain être passagèrement séparés... et la possibilité d'une séparation attriste toujours un peu.
Ce fut un tableau touchant... M. Lebrenn tendit les bras à ses enfants et à sa femme, qui se suspendit à son cou, pendant qu'il entourait sa fille de son bras droit et son fils de son bras gauche. Il les serra passionnément contre sa poitrine, et ceux-ci, à leur tour, enlaçaient leur mère dans une seule étreinte.
Ce groupe touchant, symbole de la famille, resta quelques moments silencieux; on n'entendit que le bruit des baisers échangés. Puis, cette dette payée à la nature, malgré un stoïcisme puisé dans la foi à une existence éternelle, cette émotion calmée, ce groupe se délia, les têtes se redressèrent calmes, mais attendries: la mère et la fille, graves et sérieuses; le père et le fils, tranquilles et résolus.
—Et maintenant,—reprit le marchand,—à la besogne, mes enfants... Toi, femme, tu t'occuperas avec ta fille et Jeanike de préparer du linge et de faire de la charpie... Moi et Sacrovir, en attendant l'heure où les barricades doivent s'élever simultanément dans tous les quartiers de Paris, nous déballerons les cartouches et les armes que bon nombre de nos frères viendront chercher ici.
—Mais, ces armes, mon ami,—demanda madame Lebrenn,—où sont-elles?
—Ces caisses,—dit le marchand en souriant;—ces caisses et ces ballots de tantôt?...
—Ah! je comprends!—reprit madame Lebrenn.—Mais il te faudra mettre Gildas dans ta confidence... C'est sans doute un honnête garçon... Cependant ne crains-tu pas...
—À cette heure, chère Hénory, le masque est levé; il n'y a pas à craindre une indiscrétion... Si ce pauvre Gildas a peur, je lui offrirai une retraite sûre dans la cave... ou au grenier... Maintenant, allons dîner; et ensuite, toi et ta fille, vous remonterez ici préparer tout pour l'ambulance, avec Jeanike... Nous resterons au magasin, moi et Sacrovir... car nous aurons cette nuit nombreuse compagnie!
Le marchand et sa famille descendirent dans l'arrière-boutique, où ils dînèrent en hâte.
L'agitation allait croissant dans la rue; on entendait au loin ce grand murmure de la foule, sourd, menaçant, comme le bruit lointain de la tempête sur les vagues. Quelques fenêtres de la rue étaient illuminées en l'honneur du changement de ministère; mais quelques amis de M. Lebrenn, qui entrèrent et sortirent plusieurs fois afin de lui rendre compte du mouvement, annonçaient que ces concessions de la royauté témoignaient de sa faiblesse, que la nuit serait décisive, que partout le peuple s'armait en entrant dans les maisons et y demandant des fusils; après quoi l'on écrivait sur la porte à la craie: Armes données...
Le dîner terminé, madame Lebrenn, sa fille et la servante remontèrent chez elles, au premier étage, donnant sur la rue: le marchand, son fils et Gildas restèrent dans l'arrière-magasin.
Gildas était doué par la nature d'un robuste appétit; cependant il ne dîna pas; son inquiétude augmentait à chaque instant, et plus que jamais il disait tout bas à Jeanike ou à lui-même:
—Étonnante maison!... étonnante rue!... étonnante ville que celle-ci...
—Gildas!—lui dit M. Lebrenn,—apportez-moi un marteau et un ciseau; j'ouvrirai ces caisses avec mon fils, pendant que vous ouvrirez ces ballots.
—Ces ballots de toile, monsieur?
—Oui... Éventrez d'abord leur enveloppe avec un couteau.
Et le marchand, ainsi que Sacrovir, munis de marteaux et de ciseaux, commencèrent à marteler vigoureusement les caisses, pendant que Gildas, ayant placé un des gros rouleaux par terre, s'agenouilla, se préparant à l'ouvrir.
—Monsieur!—s'écria-t-il soudain, effrayé des violents coups de marteau que donnait M. Lebrenn sur les caisses.—Mais, monsieur, s'il vous plaît, prenez donc garde... il y a écrit sur les caisses: Très-fragile... Vous allez mettre les glaces en morceaux!
—Soyez tranquille, Gildas,—reprit en riant M. Lebrenn, tout en cognant à tour de bras,—ces glaces-là sont solides.
—Elles sont étamées à fer et à plomb, mon ami Gildas,—ajouta Sacrovir en frappant à coups redoublés.
—De plus en plus étonnant!—murmura Gildas en s'agenouillant devant le ballot, afin de l'éventrer. Pour voir plus clair à sa besogne, il prit une lumière, et la plaça sur le plancher à côté de lui. Il commençait à découdre la grosse enveloppe de toile grise, lorsque M. Lebrenn, s'apercevant seulement alors de l'illumination que s'était ménagée le garçon de magasin, s'écria:
—Ah ça! Gildas, vous êtes donc fou? Remettez vite cette lumière sur la table... Diable! vous nous feriez sauter, mon garçon!
—Sauter, monsieur!—s'écria Gildas effrayé, en sautant lui-même, et de ce bond s'éloignant du ballot, pendant que Sacrovir replaçait la lumière sur la table.—Pourquoi sauterais-je?
—Parce que ces ballots contiennent des cartouches, mon garçon; ainsi faites attention.
—Des cartouches!—s'écria Gildas en reculant de plus en plus effrayé, tandis que le marchand prenait deux fusils de munition dans la caisse qu'il venait d'ouvrir, et que son fils y puisait une ou plusieurs paires de pistolets et des carabines.
À la vue de ces armes, se sachant entouré de cartouches, Gildas eut un éblouissement, devint d'une pâleur extrême, s'appuya sur une table et se dit:
—Étonnante maison! où les ballots de toile sont des cartouches! les glaces des fusils et des pistolets!...
—Mon bon Gildas,—lui dit affectueusement M. Lebrenn,—il n'y a aucun danger à déballer ces armes et ces munitions. Voilà tout ce que j'attends de vous... Cela fait, vous pourrez, si bon vous semble, descendre dans la cave ou monter au grenier, et y rester en sûreté jusqu'après la bataille; car je dois vous en avertir, Gildas, il y aura bataille au point du jour... Seulement, une fois dans la retraite de votre choix, ne mettez le nez ni à la lucarne ni au soupirail lorsque vous entendrez la fusillade... car souvent les balles s'égarent...
Ces mots de balles égarées, de bataille, de fusillade, achevèrent de plonger Gildas dans une sorte de vertige très-concevable; il ne s'attendait pas à trouver le quartier Saint-Denis si belliqueux. D'autres événements vinrent redoubler les terreurs de Gildas... De nouvelles rumeurs, d'abord lointaines, se rapprochèrent et éclatèrent enfin avec une telle furie, que Gildas, M. Lebrenn et son fils, presque alarmés, coururent à la porte de la boutique pour voir ce qui se passait dans la rue.
CHAPITRE IX.
Comment une charretée de cadavres, ayant traversé la rue Saint-Denis, M. Lebrenn, son fils, Georges le menuisier, et leurs amis, élevèrent une formidable barricade.—De l'inconvénient d'aimer trop les montres d'or et la monnaie, démontré par les raisonnements et par les actes du père Bribri, du jeune Flamèche et d'un forgeron, aidés de plusieurs autres scrupuleux prolétaires.
Lorsque M. Lebrenn, son fils et Gildas, accoururent à la porte de la boutique, attirés par le bruit et le tumulte croissant, la rue était déjà encombrée par la foule.
Les fenêtres s'ouvraient et se garnissaient de curieux. Soudain des reflets rougeâtres vacillants éclairèrent la façade des maisons. Un immense flot de peuple, toujours grossissant, accompagnait et précédait ces sinistres clartés. Les clameurs devenaient de plus en plus terribles. On distinguait parfois, dominant le tumulte, les cris:
—Aux armes! vengeance!
À ces cris répondaient des exclamations d'horreur. Des femmes, attirées aux croisées par ces rumeurs, se rejetaient en arrière avec épouvante, comme pour échapper à quelque effrayante vision...
Le marchand et son fils, le cœur serré, la sueur au front, pressentant quelque horrible spectacle, se tenaient au seuil de leur porte.
Enfin le funèbre cortége parut à leurs yeux.
Une foule innombrable d'hommes en blouse, en habit bourgeois, en uniforme de garde nationale, brandissant des fusils, des sabres, des couteaux, des bâtons, précédaient un camion de diligence lentement traîné par un cheval et entouré d'hommes portant des torches.
Dans cette charrette était entassé un monceau de cadavres.
Un homme, d'une taille énorme, coiffé d'un berret écarlate, nu jusqu'à la ceinture, la poitrine déchirée par une blessure récente, se tenait debout sur le devant du camion, et secouait une torche enflammée.
On l'eût pris pour le génie de la vengeance et de l'insurrection.
À chaque mouvement de sa torche, il éclairait de lueurs rouges ici des têtes blanches de vieillards souillées de sang, là le buste d'une femme, aux bras pendants et ballottants comme sa tête livide et ensanglantée, que voilaient à demi ses longs cheveux dénoués.
De temps à autre l'homme au berret écarlate secouait sa torche et s'écriait d'une voix tonnante:
—On massacre nos frères! Vengeance!... Aux barricades!... aux armes!
Et des milliers de voix, frémissantes d'indignation et de colère, répétaient:
—Vengeance!... aux barricades!... aux armes!...
Et des milliers de bras, ceux-ci armés, ceux-là désarmés, se dressaient vers le ciel sombre et orageux, comme pour le prendre à témoin de ces serments vengeurs.
Et la foule exaspérée que recrutait ce funèbre cortége allait toujours grossissant. Il avait passé comme une sanglante vision devant le marchand et son fils. Leur première impression fut si douloureuse, qu'ils ne purent trouver une parole; leurs yeux se remplirent de larmes en apprenant que ce massacre de gens inoffensifs et désarmés avait eu lieu sur le boulevard des Capucines.
À peine la voiture de cadavres eut-elle disparu, que M. Lebrenn saisit une des barres de fer de la fermeture de son magasin, la brandit comme un levier au-dessus de sa tête, et s'écria en s'adressant à la foule indignée:
—Amis!... la royauté engage la bataille en massacrant nos frères... Que leur sang retombe sur cette royauté maudite! que ce sang l'étouffe à jamais!... Assez de rois!... assez de tueurs de peuple!... Aux barricades!... aux armes!... Vive la république!...
Et le marchand, ainsi que son fils, soulevèrent les premiers pavés. Ces paroles, cet exemple, furent électriques, et des cris mille fois répétés répondirent:
—Aux armes!... Aux barricades!... À bas les rois!... À bas les tueurs de peuple!... Vive la république!...
En un instant le peuple eut envahi les maisons voisines, demandant partout des armes, et des leviers pour dépaver la rue. La première tranchée ouverte, ceux qui ne possédaient ni barres de fer ou de bois, arrachaient les pavés avec leurs mains et leurs ongles.
M. Lebrenn et son fils travaillaient avec ardeur à élever une barricade à quelques pas de leur porte, lorsqu'ils furent rejoints par Georges Duchêne, l'ouvrier menuisier, accompagné d'une vingtaine d'hommes armés, composant une demi-section de la société secrète à laquelle ils étaient affiliés, ainsi que le marchand.
Parmi ces nouveaux combattants se trouvaient les deux voituriers d'armes et munitions apportées à la boutique dans la journée: l'un était un homme de lettres distingué, l'autre un savant éminent, et Dupont, le mécanicien.
Georges Duchêne s'approcha de M. Lebrenn au moment où celui-ci, cessant un instant de travailler à la barricade, distribuait, à la porte de son magasin, les armes et les munitions à des hommes du quartier sur lesquels il pouvait compter; tandis que Gildas, dont la poltronnerie s'était changée en héroïsme depuis l'apparition de la sinistre charretée de cadavres, revenait de la cave avec plusieurs paniers de vin, qu'il versait aux travailleurs de la barricade pour les réconforter.
Georges, vêtu de sa blouse, portait une carabine à la main et des cartouches dans un mouchoir serré autour de ses reins. Il dit au marchand:
—Je ne suis pas venu plus tôt, monsieur Lebrenn, parce que nous avons eu beaucoup de barricades à traverser; elles s'élèvent de tous côtés... Je quitte Caussidière et Sobrier; ils s'apprêtent à marcher sur la Préfecture: Leserré, Lagrange, Étienne Arago, doivent, au point du jour, marcher sur les Tuileries et barricader la rue Richelieu; nos autres amis se sont partagé divers quartiers.
—Et les troupes, Georges?
—Plusieurs régiments fraternisent avec la garde nationale et le peuple aux cris de: Vive la réforme! À bas Louis-Philippe!... Mais la garde municipale et deux ou trois régiments de ligne et de cavalerie se montrent hostiles au mouvement.
—Pauvres soldats!—reprit tristement le marchand;—eux, comme nous, subissent cette fatalité terrible, qui arme les frères les uns contre les autres... Enfin, cette lutte sera peut-être la dernière... Et votre grand-père, Georges, l'avez-vous vu pour le rassurer?
—Oui, monsieur; je descends à l'instant de chez lui... Malgré son âge et sa faiblesse, il voulait m'accompagner... Je l'ai décidé à rester chez lui.
—Ma femme et ma fille sont là,—dit le marchand en montrant à Georges les jalousies du premier étage, à travers lesquelles on voyait de la lumière;—elles s'occupent à faire de la charpie pour les blessés... On établira une ambulance dans notre magasin.
Tout à coup, ces cris: Au voleur! au voleur! retentirent vers le milieu de la rue, et un homme fuyant à toutes jambes fut bientôt arrêté par cinq ou six ouvriers en blouse et armés de fusils. Parmi eux, l'on remarquait un chiffonnier à longue barbe grise, encore agile et vigoureux; il était vêtu de haillons, et quoiqu'il portât un mousqueton sous son bras, il gardait toujours sa hotte sur son dos. L'un des premiers il avait arrêté le fuyard, et le tenait au collet d'une main ferme, pendant qu'une femme essoufflée accourait, criant de toutes ses forces:
—Au voleur!... au voleur!...
—Ce cadet-là vous a volé, la petite mère?—dit le chiffonnier à cette femme.
—Oui, mon brave homme,—répondit-elle.—J'étais sur le pas de ma porte; cet homme me dit: Le peuple se soulève, il nous faut des armes.—Monsieur, je n'en ai pas, lui ai-je répondu.—Alors il m'a repoussée, est entré malgré moi dans ma boutique en disant:—Eh bien! s'il n'y a pas d'armes, je veux de l'argent pour en acheter.—En disant cela, il a ouvert mon comptoir, a pris trente-deux francs qui s'y trouvaient avec une montre d'or. J'ai voulu l'arrêter, il a tiré un couteau-poignard... heureusement j'ai paré le coup avec ma main... Tenez, voyez comme elle saigne... J'ai redoublé mes cris, et il s'est enfui...
L'accusé était un homme bien vêtu, mais d'une figure ignoble; le vice endurci avait laissé sur ses traits flétrits son empreinte ineffaçable.
—Ce n'est pas vrai! je n'ai pas volé!—s'écria-t-il d'une voix enrouée, en se débattant pour éviter d'être fouillé—Laissez-moi... Et d'ailleurs, est-ce que ça vous regarde?
—Un peu que ça nous regarde, mon cadet!—reprit le chiffonnier en le retenant.—Tu as donné un coup de poignard à cette pauvre dame après l'avoir volée au nom du peuple... Minute... faut s'expliquer.
—Voilà déjà la montre,—dit un ouvrier après avoir fouillé le voleur.
—La reconnaîtriez-vous, madame?
—Je crois bien, monsieur; elle est ancienne et très-grosse.
—C'est bien ça,—dit l'ouvrier.—Tenez, la voici.
—Et dans son gilet,—dit un autre en continuant de fouiller le voleur,—six pièces cent sous et une pièce de quarante sous.
—Mes trente-deux francs!—s'écria la marchande.—Merci, mes bon messieurs, merci...
—Ah ça! maintenant, mon cadet! à nous autres,—reprit le chiffonnier.—Tu as volé et voulu assassiner au nom du peuple, toi, hein?
—Ah ça, voyons, les amis, sommes-nous, oui ou non, en révolution?—répondit le voleur d'une voix enrouée en riant d'un air cynique.—Alors, crèvons les comptoirs!!
—C'est ça que tu appelles la révolution, toi?—dit le chiffonnier—Crever les comptoirs?...
—Tiens...
—Tu crois donc que le peuple s'insurge pour voler... brigand que tu es?...
—Pourquoi donc alors que vous vous insurgez, tas de feignants? C'est peut-être pour l'honneur?—répondit le voleur avec audace.
Le groupe d'hommes armés (moins le chiffonnier) qui entouraient le voleur se consultèrent un moment à voix basse. L'un d'eux, avisant une boutique d'épicier à demi ouverte, s'y rendit; deux autres se détachèrent du groupe en disant:
—Il faut en parler à monsieur Lebrenn et lui demander son avis.
Un autre enfin dit quelques mots à l'oreille du chiffonnier, qui répondit:
—J'en suis... C'est juste... Faudrait ça pour l'exemple... Mais, en attendant, envoyez-moi Flamèche pour m'aider à garder ce mauvais Parisien-là.
—Eh! Flamèche!—dit une voix,—viens aider le père Bribri à garder le voleur!
Flamèche accourut. C'était le type du gamin de Paris: hâve, frêle, étiolé par la misère, cet enfant, d'une figure intelligente et hardie, avait seize ans; il n'en paraissait pas douze. Il portait un mauvais pantalon garance troué, des savates, un bourgeron bleu presque en lambeaux, et était armé d'un pistolet d'arçon. Il arriva en gambadant.
—Flamèche!—dit le chiffonnier,—ton pistolet est-il chargé?
—Oui, père Bribri; deux billes, trois clous et un osselet... J'ai fourré dedans tout mon saint frusquin.
—Ça suffit pour régaler mossieu, s'il bouge... Attention, Flamèche! le doigt sur la détente... et le canon dans le gilet de mossieu...
—Ça y est, père Bribri.
Et Flamèche introduisit délicatement le canon de son pistolet entre la chemise et la peau du voleur. Le voleur, voulant regimber, Flamèche ajouta:
—Gigottez pas... gigottez pas... vous ferez partir Azor.
—Flamèche veut dire le chien de son pistolet,—ajouta le père Bribri, en manière de traduction.
—Mais, farceurs que vous êtes!—s'écria le voleur en ne bougeant plus, mais commençant de trembler, quoiqu'il tâchât de rire,—qu'est-ce que vous voulez donc me faire? Voyons, ça finira-t-il? Assez blagué comme ça...
—Minute, cadet! reprit le chiffonnier.—Causons un brin... Tu m'as demandé pourquoi nous nous insurgions... Je vas te le dire, moi... D'abord, ça n'est pas pour crever des comptoirs et piller les boutiques... Merci!... La boutique est au marchand, comme mon mannequin est à moi... Chacun son négoce et ses objets... Nous nous insurgeons, mon cadet, parce que ça nous embête de voir les vieux comme moi crever de faim au coin des bornes, comme de vieux chiens perdus, quand les forces nous manquent... Nous nous insurgeons, mon cadet, parce que ça nous embête de nous dire que sur cent pauvres filles qui raccrochent le soir sur les trottoirs, il y en a quatre-vingt-quinze que la misère a réduites là... Nous nous insurgeons, mon cadet, parce que ça nous embête de voir des milliers de voyous comme Flamèche, enfants du pavé de Paris, sans feu ni lieu, sans père ni mère, abandonnés à la grâce du diable, et exposés à devenir un jour ou l'autre, faute d'un morceau de pain, des voleurs et des assassins comme toi, mon cadet!...
—Ayez pas peur, père Bribri,—reprit Flamèche.—Ayez pas peur... J'ai pas besoin de voler; je vous aide, vous et les autres négociants en vieilles loques, à décharger vos mannequins et à trayer vos épluchures; je me paye les meilleures, que ces aristos de chiens ont laissées... je fais mon trou dans vos tas de chiffons, et j'y dors comme un Philippe... Ayez donc pas peur, père Bribri! j'ai pas besoin de voler... Moi, si je m'insurge, non d'un nom! c'est que ça m'embête à la fin... de ne pouvoir pas pêcher de poissons rouges dans le grand bassin des Tuileries... Et j'en veux pêcher à mort, si nous sommes vainqueurs... Chacun son idée... Vive la réforme!... À bas Louis-Philippe!...
Puis, s'adressant au voleur, qui, voyant revenir les cinq ou six ouvriers armés, faisait un mouvement pour s'échapper:
—Bougez pas, mossieu! ou je lâche Azor.
Et il appuya de nouveau son doigt sur la détente du pistolet.
—Mais qu'est-ce que vous voulez donc faire de moi?—s'écria le voleur en blêmissant à la vue des trois ouvriers qui apprêtaient leurs armes, tandis qu'un autre, sortant de chez l'épicier où il était entré, apportait un écriteau sur papier gris, fraîchement tracé, au moyen d'un pinceau trempé dans du cirage.
Un sinistre pressentiment agita le voleur, il s'écria en se débattant:
—Vous dites que j'ai volé?... Alors, conduisez-moi chez le commissaire...
—Pas moyen... le commissaire marie sa fille,—dit le père Bribri.—Il est à la noce.
—Il a mal aux quenottes,—ajouta Flamèche;—il est chez le dentiste.
—Amenez le voleur près du bec de gaz,—dit une voix.
—Je vous dis que je veux aller chez le commissaire!—répéta ce misérable en se débattant, et il se mit à hurler:
—Au secours!... au secours!
—Si tu sais lire, lis cela...—dit un ouvrier en mettant un écriteau sous les yeux du voleur.—Si tu ne sais pas lire, il y a là écrit:
FUSILLÉ COMME VOLEUR!
—Fusillé!—murmura l'homme en devenant livide.—Fusillé! Grâce!... Au secours!... À l'assassin!... À la garde!... À l'assassin!
—Il faut un exemple pour tes pareils, mon cadet, afin qu'ils ne déshonorent pas l'insurrection du peuple!—dit le père Bribri.
—Allons, à genoux, canaille!—dit au voleur un forgeron qui portait encore son tablier de cuir.—Et vous autres, les amis, apprêtez vos armes!... À genoux donc!—répéta-t-il au voleur en le jetant sur le pavé.
Le misérable tomba à genoux, si défaillant, si anéanti par l'épouvante, qu'affaissé sur lui-même, il ne put qu'étendre les mains en avant, et murmurer d'une voix éteinte:
—Oh! grâce!... Pas la mort!...
—Tu as peur!—dit le chiffonnier.—Attends, je vas te bander les yeux...
Et détachant son mannequin de dessus ses épaules, le père Bribri en couvrit presque entièrement le condamné agenouillé, ramassé sur lui-même, et se recula prestement.
Trois coups de fusil partirent...
La justice populaire était faite...
Quelques instants après, attaché par-dessous les épaules au support du bec de gaz, le corps du bandit se balançait au vent de la nuit, portant cet écriteau attaché à ses habits:
FUSILLÉ COMME VOLEUR!
CHAPITRE X.
Comment M. Lebrenn, son fils, Georges le menuisier, et leurs amis, défendirent leur barricade.—Ce que venait faire Pradeline dans cette bagarre et ce qu'il lui advint.—Oraison funèbre de Flamèche par le père Bribri.—Comment le grand-père la Nourrice fut amené à jeter son bonnet de coton sur la troupe du haut de sa mansarde.—Entretien philosophique du père Bribri, qui avait une jambe cassée, et d'un garde municipal ayant les reins brisés.—Comment celui-ci trouva que le père Bribri avait de bien bon tabac dans sa tabatière.—Dernière improvisation de Pradeline sur l'air de la Rifla.—Comment, ensuite d'une charge de cavalerie, le colonel de Plouernel fit un cadeau à M. Lebrenn au moment où la République était proclamée à l'Hôtel de ville.
Peu de temps après l'exécution du voleur, le jour commença de poindre.
Soudain, des hommes placés en éclaireurs aux angles des rues avoisinant la barricade qui s'élevait presque à la hauteur des croisées de l'appartement de M. Lebrenn, se replièrent en criant: Aux armes! après avoir tiré leur coup de fusil.
Aussitôt on entendit des tambours, muets jusqu'alors, battre la charge, et deux compagnies de garde municipale, débouchant par la rue latérale, s'avancèrent résolument pour enlever la barricade. En un instant elle fut intérieurement garnie de combattants.
M. Lebrenn, son fils, Georges Duchêne et leurs amis se postèrent et armèrent leurs fusils.
Le père Bribri, grand amateur de tabac, prévoyant qu'il n'aurait guère le loisir de priser, puisa une dernière fois dans sa tabatière, saisit son mousqueton et s'agenouilla derrière une sorte de meurtrière ménagée entre plusieurs pavés, tandis que Flamèche, son pistolet à la main, grimpait comme un chat pour atteindre la crête de la barricade.
—Veux-tu descendre, galopin? et ne pas montrer ton nez!—lui dit le chiffonnier en le tirant par une jambe.—Tu vas te faire poivrer.
—Ayez donc pas peur, père Bribri,—répondit Flamèche en gigottant et parvenant à se débarrasser de l'étreinte du vieillard.—C'est gratis... Je veux me payer une première de face... et bien voir...
Et se dressant à mi-corps au-dessus de la barricade, Flamèche tira la langue à la garde municipale, qui s'avançait toujours.
M. Lebrenn, se retournant, dit aux combattants qui l'entouraient:
—Ces soldats sont des frères, après tout; tâchons une dernière fois d'éviter l'effusion du sang.
—Vous avez raison... Essayez toujours, monsieur Lebrenn,—dit le forgeron aux bras nus, en frappant avec l'ongle sur la pierre de son fusil;—mais ce sera peine perdue... Vous allez voir...
Le marchand monta jusqu'au faîte des pavés amoncelés; là, appuyé d'une main sur son fusil, et de l'autre main agitant son mouchoir, il fit signe aux soldats qu'il voulait parlementer.
Les tambours de la troupe cessèrent de battre la charge, et firent un roulement, que suivit un grand silence.
À l'une des fenêtres du premier étage de la maison du marchand, sa femme, sa fille, à demi cachées par la jalousie, qu'elles soulevaient un peu, se tenaient côte à côte, pâles, mais calmes et résolues. Elles ne quittaient pas des yeux M. Lebrenn, parlant alors aux soldats, et son fils, qui, son fusil à la main, avait bientôt gravi la barricade, afin de pouvoir, au besoin, couvrir son père de son corps. Georges Duchêne allait les rejoindre, lorsqu'il se sentit vivement tiré par sa blouse.
Il se retourna et vit Pradeline, les joues animées et toute haletante d'une course précipitée.
Les défenseurs de la barricade regardant la jeune fille avec surprise, lui avaient dit, tandis qu'elle tâchait de se frayer un passage parmi eux pour arriver jusqu'à Georges:
—Ne restez pas là, mon enfant, c'est trop dangereux.
—Vous, ici!—s'écria Georges, stupéfait à l'aspect de Pradeline.
—Georges! Écoutez-moi!—lui répondit-elle d'une voix suppliante—Hier, je suis allée chez vous deux fois dans la journée, sans pouvoir vous trouver... Je vous ai écrit que je reviendrais ce matin... J'ai traversé pour cela plusieurs barricades, et...
—Retirez-vous!—s'écria Georges alarmé pour elle.—Vous allez vous faire tuer... Votre place n'est pas ici...
—Georges! je viens vous rendre un service... Je...
Pradeline ne put achever. M. Lebrenn, qui avait en vain parlementé avec un capitaine de la garde municipale, se retourna et s'écria:
—Ils veulent la guerre!... Eh bien! la guerre!... Attendez leur feu... et alors ripostez...
La garde municipale tira; les insurgés ripostèrent, et bientôt un nuage de fumée plana sur la barricade. On tira des fenêtres voisines, on tira des soupiraux de caves; on put même voir à la croisée de sa mansarde le vieux grand-père de Georges Duchêne effectuer, faute d'armes et de munitions, une espèce de déménagement à grande volée sur les municipaux assaillant la barricade, où se battait le petit-fils du vieillard: ustensiles de ménage et de cuisine, tables, chaises, tout ce qui put enfin passer à travers la fenêtre, était jeté par le bonhomme avec une fureur presque comique; car, à bout de projectiles, il finit par jeter, de désespoir, son bonnet de coton sur les troupes; puis, regardant autour de lui, désolé de n'avoir plus de munitions, il poussa un cri de triomphe, et commença d'arracher toutes les ardoises de la toiture qui se trouvaient à sa portée, et de les lancer à tour de bras sur les soldats.
L'attaque était chaudement engagée: les municipaux, après avoir riposté par des feux de peloton, s'élancèrent intrépidement à la baïonnette.
À travers la vapeur blanchâtre condensée sur le faîte de la barricade, se dessinaient plusieurs groupes: dans l'un, M. Lebrenn, après avoir déchargé son fusil, s'en servait comme d'une massue pour repousser les assaillants; son fils et Georges, attachés à ses pas, le secondaient vigoureusement. De temps à autre, tout en combattant, le père et le fils jetaient un regard rapide sur la jalousie à demi baissée, et ces mots parvenaient parfois à leur oreille:
—Courage! Marik!...—criait madame Lebrenn.—Courage! mon fils!...
—Courage! père!...—criait Velléda.—Courage! frère!...
Une balle égarée fit voler en éclats une des lames fragiles de la jalousie derrière laquelle se trouvaient les deux femmes héroïques..... Les deux vraies Gauloises, comme disait M. Lebrenn, ne sourcillèrent pas, elles restèrent à portée de voir le marchand et son fils.
Il y eut un moment où, après avoir vaillamment lutté corps à corps avec un capitaine, M. Lebrenn, venant de le renverser, se redressa, chancelant encore sur les pavés ébranlés; soudain un soldat, debout sur la crête de la barricade, et dominant le marchand de toute sa hauteur, leva son fusil la pointe de la baïonnette en bas; il allait transpercer le marchand, lorsque Georges, se jetant au devant du coup, le reçut à travers le bras, et tomba. Le soldat allait redoubler, lorsqu'il fut saisi aux jambes par deux petites mains, qui se cramponnèrent à lui avec la force convulsive du désespoir... il perdit l'équilibre et roula, la tête en avant, de l'autre côté de la barricade.
Georges devait la vie à Pradeline: brave comme un lion, les cheveux en désordre, la joue enflammée, elle était, durant le combat, parvenue à se rapprocher de Georges. Mais, au moment où elle venait de le sauver, une balle, en ricochant, frappa la jeune fille au côté. Elle tomba sur les genoux... en s'évanouissant son dernier regard chercha Georges, qui ne se doutait pas du dévouement de la pauvre créature[17].
[17] Ces traits de courage, dignes de nos mères, sont justifiés par la mort héroïque de deux belles jeunes filles de dix-huit ans, qui, coiffées en cheveux, les bras nus, se tenaient debout sur une barricade, voisine de la rue Saint-Denis, au mois de juin 1848.
Le père Bribri, voyant la jeune fille blessée, déposa son mousqueton, courut à elle et la souleva. Il cherchait des yeux où la mettre à l'abri, lorsqu'il aperçut, à la porte du magasin de toile, madame Lebrenn et sa fille. Elles venaient de descendre du premier étage, et s'occupaient, avec Gildas et Jeanike, d'organiser une ambulance dans la boutique.
Gildas commençait à s'habituer au feu. Il aida le père Bribri à transporter Pradeline mourante dans l'arrière-magasin, où madame Lebrenn et sa fille lui donnèrent les premiers soins.
Le chiffonnier sortait de la boutique, lorsqu'il vit rouler à ses pieds un frêle petit corps vêtu d'un pantalon garance et d'un bourgeron bleu en lambeaux, trempé de sang.
—Ah! pauvre Flamèche!—s'écria le vieillard en courant auprès de l'enfant, qu'il essaya de relever en lui disant:—Tu es blessé?... Ça ne sera rien... Courage...
—Je suis flambé, père Bribri!...—répondit l'enfant d'une voix éteinte.—C'est dommage... je n'irai pas... pêcher de poissons rouges dans le... bassin... des...
Et il expira.
Une grosse larme roula sur la barbe hérissée du chiffonnier.
—Pauvre petit b.....! il n'était pas méchant,—dit le père Bribri en soupirant.—Il meurt comme il a vécu, sur le pavé de Paris!
Telle fut la fin et l'oraison funèbre de Flamèche.
Au moment où le pauvre enfant trépassait, le grand-père de Georges, malgré sa faiblesse, descendait de chez lui, accourant à la barricade. Du haut de sa fenêtre, ses munitions mobilières et immobilières épuisées, il avait suivi les péripéties du combat, et vu tomber son petit-fils. Il le cherchait parmi les morts et les blessés, en l'appelant d'une voix déchirante.
La résistance des défenseurs de la barricade fut si opiniâtre, que les municipaux, après avoir perdu un grand nombre de soldats, durent se replier en bon ordre.
Le feu avait cessé depuis quelques instants, lorsqu'on entendit tirer un coup de fusil dans une rue voisine, et retentir sur le pavé le galop de plusieurs chevaux.
On vit bientôt paraître à revers de la barricade un colonel de dragons, suivi de plusieurs cavaliers, le sabre au poing, comme leur chef, et chargeant un groupe d'insurgés, qui tiraient en battant en retraite et en courant.
C'était le colonel de Plouernel; séparé d'un escadron de son régiment par un mouvement populaire, il cherchait à s'ouvrir un passage vers le boulevard, ne s'attendant pas à trouver la rue occupée à cet endroit par l'insurrection.
Le combat, un moment suspendu, recommença. Les défenseurs de la barricade crurent d'abord que ce petit nombre de cavaliers formait l'avant-garde d'un régiment qui allait les prendre à revers et les mettre entre deux feux si la garde municipale revenait à l'assaut.
Une décharge générale accueillit les quinze ou vingt dragons commandés par le colonel de Plouernel; quelques cavaliers tombèrent, lui-même fut atteint; mais, cédant à son intrépidité naturelle, il enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval, brandit son sabre et s'écria:
—Dragons! sabrez cette canaille!...
Le bond que fit le cheval du colonel fut énorme; il atteignit la base de la barricade; mais là, il trébucha sur les pavés roulants et s'abattit.
M. de Plouernel, quoique blessé, et à demi engagé sous sa monture, se défendait encore avec un courage héroïque; chacun des coups de sabre qu'il assénait de son bras de fer faisait une blessure. Il allait cependant succomber sous le nombre, lorsque, au péril de sa vie, M. Lebrenn, aidé de son fils et de Georges (quoique celui-ci fût blessé), se jeta entre le colonel et les assaillants exaspérés par la lutte, parvint à le retirer de dessous son cheval, et à le pousser dans l'intérieur de la boutique.
—Amis! ces dragons sont isolés, hors d'état de nous résister... désarmons-les... mais pas de carnage inutile... ce sont des frères!...
—Grâce aux soldats... mais mort au colonel!—s'écrièrent les hommes qui étaient accourus chargés par les dragons.—Mort au colonel!...
—Oui! oui!—répétèrent plusieurs voix.
—Non!—s'écria le marchand en barrant sa porte avec son fusil, tandis que Georges se joignait à lui.—Non! non! pas de massacre après le combat... pas de lâcheté!...
—Le colonel a tué mon frère d'un coup de pistolet à bout portant... là-bas, au coin de la rue!—hurla un homme, les yeux sanglants, l'écume aux lèvres, en brandissant un sabre.—À mort, le colonel!...
—Oui! oui! à mort!...—crièrent plusieurs voix menaçantes.—À mort!...
—Non! vous ne tuerez pas un homme blessé!—Vous ne voudrez pas massacrer un homme désarmé!...
—À mort!—répétèrent plusieurs voix.—À mort!...
Eh bien, entrez!—Voyons si vous aurez le cœur de déshonorer la cause du peuple par un crime!
Et le marchand, quoique prêt à s'opposer de nouveau à cette férocité, laissa libre la porte qu'il avait jusque-là défendue.
Les assaillants restèrent immobiles, frappés des paroles de M. Lebrenn.
Cependant, l'homme qui voulait venger son frère s'élança le sabre à la main en poussant un cri farouche. Déjà il touchait au seuil de la porte, lorsque Georges, lui saisissant les mains, et les serrant entre les siennes, l'arrêta, et lui dit d'une voix profondément émue:
—Tu voudrais te venger par un assassinat? Non, frère... tu n'es pas un assassin!
Et Georges Duchêne, les larmes aux yeux, le pressa dans ses bras.
La voix, le geste, l'accent de la physionomie de Georges causèrent une telle vive impression à l'homme qui criait vengeance, qu'il baissa la tête, jeta son sabre loin de lui; puis, se laissant tomber sur un tas de pavés, il cacha sa figure entre ses deux mains, en murmurant à travers ses sanglots étouffés:
—Mon frère!... mon pauvre frère!...
Le combat a cessé depuis quelque temps. Le fils du marchand est allé aux informations; il a apporté la nouvelle que le roi et la famille royale sont en fuite, que les troupes fraternisent avec le peuple, que la chambre des députés est dissoute, et qu'un gouvernement provisoire est établi à l'Hôtel de ville.
La barricade de la rue Saint-Denis est cependant toujours militairement gardée. En cas de nouvelles alertes, des vedettes avancées ont été placées. Çà et là gisent les morts des deux partis.
Les blessés appartenant soit à l'insurrection, soit à l'armée, ont été transportés dans plusieurs boutiques où sont établies des ambulances, ainsi que chez M. Lebrenn. Les soldats sont traités avec les mêmes soins que ceux qui les combattaient quelques heures auparavant. Les femmes s'empressent autour d'eux; et s'il est quelque chose à regretter, c'est l'excès de zèle et la multitude des offres de service.
Plusieurs gardes municipaux et un officier de dragons, qui accompagnait le colonel de Plouernel, ayant été faits prisonniers, on les a répartis dans diverses maisons, d'où ils ont pu bientôt sortir, déguisés en bourgeois, et accompagnés bras dessus, bras dessous, par leurs adversaires du matin.
La boutique de M. Lebrenn est encombrée de blessés: l'un est étendu sur le comptoir, les autres sur des matelas jetés à la hâte sur le plancher. Le marchand et sa famille aident plusieurs chirurgiens du quartier à poser le premier appareil sur les blessures; Gildas distribue de l'eau mélangée de vin aux patients, dont la soif est brûlante. Parmi ces derniers, côte à côte, sur le même matelas, se trouvaient le père Bribri et un sergent de la garde municipale, vieux soldat à moustaches aussi grises que la barbe du chiffonnier.
Celui-ci, après avoir prononcé l'oraison funèbre de Flamèche, avait reçu, lors de l'alerte causée par les dragons, une balle dans la jambe. Le sergent avait reçu, lui, à la première attaque de la barricade, une balle dans les reins.
—Cré coquin! que je souffre!—murmura le sergent.—Et quelle soif!... le gosier me brûle...
Le père Bribri l'entendit, et voyant passer Gildas, tenant d'une main une bouteille d'eau mélangée de vin et de l'autre un panier de verres, il s'écria comme s'il eût été au cabaret:
—Garçon! eh! garçon! à boire à l'ancien, s'il vous plaît... il a soif.
Le sergent, surpris et touché de l'attention de son camarade de matelas, lui dit:
—Merci, mon vieux; c'est pas de refus, car j'étrangle.
Gildas, à l'appel du père Bribri, avait rempli un de ses verres; il se baissa et le tendit au soldat. Celui-ci essaya de se soulever, mais il n'y put parvenir, et dit en retombant:
—Sacrebleu! je ne peux pas me tenir assis; j'ai les reins démolis.
—Attendez, sergent,—dit le père Bribri;—j'ai une patte avariée, mais les reins et les bras sont encore solides. Je vas vous donner un coup de main.
Le chiffonnier aida le soldat à se mettre sur son séant, et le maintint de la sorte jusqu'à ce qu'il eût fini de boire; après quoi, il l'aida à se recoucher.
—Merci et pardon de la peine, mon vieux,—dit le municipal.
—À votre service, sergent.
—Dites donc, mon vieux!
—Quoi, sergent?
—Savez-vous que c'est tout de même une drôle de chose?
—Laquelle, sergent?
—Enfin! de dire qu'il y a deux heures, nous nous fichions des coups de fusil, et que maintenant nous nous faisons des politesses.
—Ne m'en parlez pas, sergent! C'est bête comme tout les coups de fusil.
—D'autant plus qu'on ne s'en veut pas...
—Parbleu! que le diable me brûle si je vous en voulais, à vous, sergent!... Et pourtant, c'est peut-être moi qui vous ait cassé les reins... De même que, sans m'en vouloir pour deux liards, vous m'auriez planté votre baïonnette dans le ventre... D'où j'en reviens à dire, sergent, que c'est bête de s'échiner les uns les autres quand on ne s'en veut pas.
—C'est la pure vérité.
—Eh puis, enfin, est-ce que vous y teniez beaucoup à Louis-Philippe... vous, sergent?
—Moi? je m'en moque pas mal!... Je tenais à avoir mon temps de retraite pour m'en aller... Voilà mon opinion. Et vous, l'ancien? la vôtre?...
—Moi, je suis pour la république, qui assurera du travail et du pain à ceux qui en manquent.
—Si c'est comme ça, l'ancien, j'en serais assez de la république; car j'ai mon pauvre frère, chargé de famille, à qui le chômage fait bien du mal... Ah! c'est pour ça que vous vous battiez, vous, l'ancien? Ma foi, vous n'aviez pas tort...
—Et pourtant, c'est peut-être vous qui m'avez déquillé, farceur; mais, sans reproche au moins!
—Que diable voulez-vous? Est-ce que nous savons jamais pourquoi nous nous battons? La vieille habitude de l'exercice est là; on nous commande feu... nous faisons feu, sans vouloir trop bien ajuster pour la première fois... vrai... Mais on riposte ferme... Dam... alors... chacun pour sa peau...
—Tiens! je crois bien...
—On est pincé, ou l'on voit tomber un camarade; alors on se monte; l'odeur de la poudre vous grise, et l'on finit par taper comme des sourds...
—Une fois là, sergent, c'est si naturel!
—Mais, c'est égal, voyez-vous, mon ancien, à portée de fusil, ça va encore; mais une fois qu'on en vient à s'empoigner corps à corps, à la baïonnette, et que, se regardant le blanc des yeux, on se dit en français: À toi, à moi... tenez, on sent quelque chose qui vous amollit les bras et les jambes, ce qu'on ne sent pas quand on tape sur un vrai ennemi.
—C'est tout simple, sergent, parce que vous vous dites en vous-même: Voilà des gaillards qui veulent la réforme, la république... bon... Quel mal me font-ils à moi? Eh puis, est-ce que je ne suis pas du peuple comme eux? Est-ce que je n'ai pas des parents ou des amis dans le peuple aussi?... Il y a donc cent à parier contre un que je devrais être de leur avis au lieu de les carnager...
—C'est si vrai, l'ancien, que je suis comme vous pour la république... si elle peut donner du pain et du travail à mon pauvre frère, qui en manque.
—C'est ce qui revient à dire, sergent, qu'il n'y a rien de plus bête que de s'esquinter les uns les autres, sans s'être au moins dit le pourquoi de la chose.
Et le père Bribri, tirant de sa poche sa vieille petite tabatière de bois blanc, dit à son compagnon:
—Sergent, en usez-vous?
—Ma foi, ça n'est pas de refus, l'ancien; ça me dégagera un peu la cervelle.
—Dites donc, sergent,—dit en riant le père Bribri;—est-ce que vous seriez enrhumé du cerveau? Vous savez la chanson:
Qui avaient des bons rhumes de cerveau...
—Ah! vieux farceur!—dit le municipal en donnant une tape amicale sur l'épaule de son camarade de matelas, et riant de la plaisanterie; puis, ayant savouré son tabac en connaisseur, il ajouta:
—Fichtre! c'est du fameux!
—Écoutez donc, sergent,—dit le père Bribri en prisant à son tour,—c'est mon luxe. Je le prends à la Civette, rien que ça!
—C'est aussi là que ma femme se fournit.
—Ah! vous êtes marié, sergent? Diable! votre pauvre épouse va être fièrement inquiète!
—Oui, car c'est une brave femme! Et si ma blessure n'est pas mortelle, il faudra, l'ancien, que vous veniez d'amitié manger la soupe chez nous. Eh! eh!... nous parlerons de la barricade de la rue Saint-Denis en cassant une croûte.
—Vous êtes bien honnête, sergent; c'est pas de refus. Et comme je n'ai pas de ménage, il faudra qu'en retour votre épouse et vous veniez manger avec moi une gibelotte à la barrière.
—C'est dit, mon ancien.
Au moment où le civil et le militaire faisaient entre eux cet échange de courtoisie, M. Lebrenn, pâle, et les larmes aux yeux, sortit de l'arrière-magasin, dont la porte était restée fermée jusque-là, et dit à sa femme, toujours occupée à soigner les blessés:
—Ma chère amie, veux-tu venir un instant?
Madame Lebrenn rejoignit son mari, et la porte de l'arrière-magasin se referma sur eux. Un triste spectacle s'offrit aux yeux de la femme du marchand.
Pradeline était étendue sur un canapé, pâle et mourante. Georges Duchêne, le bras en écharpe, se tenait agenouillé auprès de la jeune fille, lui présentant une tasse remplie de breuvage.
À la vue de madame Lebrenn, la pauvre créature tâcha de sourire, rassembla ses forces, et dit d'une voix défaillante et entrecoupée:
—Madame... j'ai voulu vous voir... avant de mourir... pour vous dire... la vérité sur Georges. J'étais orpheline, ouvrière fleuriste; j'avais eu bien de la peine... bien de la misère... mais j'étais restée honnête. Je dois dire, pour ne pas m'en faire trop accroire, que je n'avais jamais été tentée,—ajouta-t-elle avec un sourire amer; puis elle reprit:—J'ai rencontré Georges à son retour de l'armée... je suis devenue amoureuse de lui... Je l'ai aimé... oh! bien aimé... allez!... c'est le seul... peut-être est-ce parce qu'il n'a jamais été mon amant... je l'aimais sans doute plus qu'il ne m'aimait; il valait mieux que moi..... c'est par bon cœur qu'il m'a offert de nous marier..... Malheureusement, une amie m'a perdue; elle avait été, comme moi, ouvrière... et par misère, elle s'était vendue!... Je l'ai revue riche, brillante... elle m'a engagée à faire comme elle... la tête m'a tourné... j'ai oublié Georges.... pas longtemps, pourtant..... mais pour rien au monde, je n'aurais osé reparaître devant lui... Quelquefois, cependant, je venais dans cette rue, tâchant de l'apercevoir... Je l'ai vu plus d'une fois travailler dans votre magasin, madame... et parler à votre fille, que j'ai trouvée belle... oh! belle comme le jour!... Un pressentiment m'a dit que Georges devait l'aimer... Je l'ai épié; plus d'une fois dans ces derniers temps, je l'ai aperçu le matin à sa fenêtre, regardant vos croisées... Hier matin... j'étais chez quelqu'un...
Et une faible rougeur de honte colora un instant les joues livides de la jeune fille; elle baissa les yeux, et reprit d'une voix de plus en plus affaiblie.
—Là, par hasard... j'ai appris que cette personne... trouvait votre fille... très-belle... et comme cette personne... ne recule devant rien, cela m'a fait peur pour votre fille et pour Georges... J'ai voulu le prévenir hier... il n'était pas chez lui; je lui ai écrit... pour lui demander à le voir, sans lui expliquer pourquoi... Ce matin... je suis sortie de chez moi... sans savoir... qu'il y avait... des barricades... et.....
La jeune fille ne put achever, sa tête se renversa en arrière; elle porta machinalement les deux mains à son sein, où elle avait reçu la blessure, poussa un soupir douloureux et balbutia quelques paroles inintelligibles, pendant que M. et madame Lebrenn pleuraient silencieusement.
—Joséphine,—lui dit Georges,—souffrez-vous davantage?—Et il ajouta en portant la main à ses yeux:—Cette blessure... mortelle... c'est en voulant me sauver qu'elle l'a reçue.
—Georges,—dit la jeune fille d'une voix faible et d'un air égaré,—Georges, vous ne savez pas...
Et elle tâcha de rire.
Ce rire dans l'agonie était navrant.
—Pauvre enfant! revenez à vous,—dit madame Lebrenn.
—Je m'appelle Pradeline,—répondit la malheureuse créature en délire.—Oui... parce que je chante toujours.
—L'infortunée!—dit M. Lebrenn,—elle délire!
—Georges...—reprit-elle dans un complet égarement,—écoutez mes chansons...
Et d'une voix expirante elle improvisa sur son air favori:
Allons... si c'est mon sort...
Ah! c'est pourtant bientôt.
Que de... mourir...
Elle n'acheva pas; ses bras se raidirent, sa tête se pencha sur son épaule.
Elle était morte...
Gildas, à cet instant, entr'ouvrit la porte qui communiquait à un escalier montant au premier étage, et dit au marchand:
—Monsieur, le colonel qui est là-haut demande à vous parler tout de suite.
La nuit était venue.
Le marchand se rendit dans sa chambre à coucher, où le colonel avait été conduit par mesure de prudence.
M. de Plouernel avait reçu deux blessures légères et de fortes contusions. Pour faciliter le premier pansement appliqué à ses plaies, il s'était dépouillé de son uniforme.
M. Lebrenn trouva son hôte debout, pâle et sombre.
—Monsieur,—dit-il,—mes blessures ne sont pas assez graves pour m'empêcher de quitter votre maison. Je n'oublierai jamais votre généreuse conduite envers moi, conduite doublement louable, après ce qui s'est passé hier entre nous. Mon seul désir est de pouvoir m'acquitter un jour... Cela me sera difficile, monsieur, car nous sommes vaincus, et vous êtes vainqueurs... J'étais aveugle sur la situation des esprits; cette révolution soudaine m'éclaire... Le jour de l'avénement du peuple est arrivé... Nous avons eu notre temps, comme vous me le disiez hier. Monsieur, votre tour est venu.
—Je le crois, monsieur... Maintenant, laissez-moi vous donner un conseil... Il ne serait pas prudent à vous de sortir en uniforme... L'effervescence populaire n'est pas encore calmée... Je vais vous donner un paletot et un chapeau rond; à l'aide de ce déguisement, et dans la compagnie d'un de mes amis, vous pourrez sans encombre regagner votre demeure.
—Monsieur! vous n'y songez pas... Me déguiser... ce serait une lâcheté!...
—De grâce, monsieur! pas de susceptibilité exagérée; n'avez-vous pas conscience de vous être intrépidement battu jusqu'à la fin?
—Oui... mais désarmé... désarmé par des...
Puis, s'interrompant, il tendit la main au marchand et lui dit:
—Pardon, monsieur... je m'oublie, et je suis vaincu... Soit, je suivrai votre conseil; je prendrai un déguisement, sans croire commettre une lâcheté. Un homme dont la conduite est aussi digne que la vôtre doit être bon juge en matière d'honneur.
En un instant M. de Plouernel fut vêtu en bourgeois, grâce aux habits que lui prêta le marchand.
Le colonel, montrant alors son casque bossué placé à côté de son uniforme à demi déchiré pendant la lutte, dit à M. Lebrenn:
—Monsieur, je vous en prie, gardez mon casque, à défaut de mon sabre, que j'aurais aimé à vous laisser comme souvenir d'un soldat à qui vous avez généreusement sauvé la vie.
—J'accepte, monsieur,—répondit le marchand;—j'ajouterai ce casque à deux autres souvenirs qui me viennent de votre famille.
—De ma famille!—s'écria M. de Plouernel stupéfait.—De ma famille!... Vous la connaissez?
—Hélas! monsieur...—répondit le marchand d'un air pensif et mélancolique,—ce n'est pas la première fois que depuis des siècles un Néroweg de Plouernel et un Lebrenn se sont rencontrés les armes à la main.
—Que dites-vous, monsieur?—demanda le comte de plus en plus surpris.—Je vous en prie! expliquez-vous...
Deux coups frappés à la porte interrompirent l'entretien de M. Lebrenn et de son hôte.
—Qui est là?—dit le marchand.
—Moi, père.
—Entre, mon enfant.
—Père,—dit vivement Sacrovir,—plusieurs amis sont en bas; ils arrivent de l'Hôtel de ville. Ils vous attendent.
—Mon enfant,—reprit M. Lebrenn,—tu es connu comme moi dans la rue; tu vas accompagner notre hôte, en passant par le petit escalier qui aboutit sous la porte cochère, afin de ne pas passer par la boutique.
—Oui, père.
—Tu ne quitteras monsieur de Plouernel que lorsqu'il sera rentré chez lui, et tout à fait en sûreté.
—Soyez tranquille, mon père; je viens déjà de traverser deux fois les barricades... Je réponds de tout.
—Pardon, monsieur, si je vous quitte,—dit le marchand à M. de Plouernel.—Mes amis m'attendent...
—Adieu, monsieur...—dit le colonel d'une voix pénétrée.—J'ignore ce que l'avenir nous réserve; nous pouvons nous retrouver encore dans des camps opposés; mais, je vous le jure, je ne pourrai désormais vous regarder comme un ennemi.
Et M. de Plouernel suivit le fils du marchand.
M. Lebrenn, resté seul, contempla le casque du colonel pendant un instant, et se dit:
—Ah! il est vraiment des fatalités étranges!...
Et prenant le casque, il alla le déposer dans cette pièce mystérieuse qui excitait si vivement la curiosité de Gildas.
M. Lebrenn vint ensuite rejoindre ses amis, qui lui apprirent que l'on ne doutait plus que la république ne fût proclamée par le gouvernement provisoire réuni à l'Hôtel de ville.
CHAPITRE XI.
Comment la famille du marchand de toile, Georges Duchêne et son grand-père, assistèrent à une imposante cérémonie et à une touchante manifestation, aux cris de vive la république!—Comment le numéro onze cent vingt, forçat au bagne de Rochefort, fut menacé du bâton par un argousin et eut un entretien avec un général de la république, et ce qu'il en advint.—Ce que c'était que ce général et ce forçat.
1848-1849.
Après la bataille, après la victoire, l'inauguration du triomphe et la glorification des cendres des victimes!
Quelques jours après le renversement du trône de Louis-Philippe, vers les dix heures du matin, la foule se pressait aux abords de l'église de la Madeleine, dont la façade disparaissait entièrement sous d'immenses draperies noires et argent. Au fronton du monument on lisait ces mots:
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. Liberté—Égalité—Fraternité.
Un peuple immense encombrait les boulevards, où s'élevaient, depuis la Bastille jusqu'à la place de la Madeleine, deux rangs de hauts trépieds funéraires. Ce jour-là, on honorait les mânes des citoyens morts en février pour la défense de la liberté. Un double cordon de garde nationale, commandée en premier par le digne général Courtais, et en second par un vieux soldat de la cause républicaine, le brave Guinard, formait la haie.
La population, grave, recueillie, avait conscience de sa souveraineté nouvelle, conquise par le sang de ses frères.
Bientôt le canon tonna, l'hymne patriotique de la Marseillaise retentit. Les membres du gouvernement provisoire arrivaient; c'étaient les citoyens: Dupont (de l'Eure), Ledru-Rollin, Arago, Louis Blanc, Albert, Flocon, Lamartine, Crémieux, Garnier-Pagès, Marrast. Ils montèrent lentement l'immense perron de l'église: des écharpes tricolores, nouées en sautoir, distinguaient seules les citoyens chargés, à cette époque, des destinées de la France.
À leur suite venaient, reniant la royauté si longtemps flattée par eux, et acclamant la république et la souveraineté populaire, par le seul fait de leur présence à cette cérémonie solennelle, les grands corps de l'État, la haute magistrature en robe rouge, les corps savants, revêtus de leur costume officiel, les maréchaux, les généraux en grand uniforme; tous allaient prier des lèvres, sinon du cœur, pour la mémoire de ceux que la veille encore ils traitaient d'émeutiers, de factieux, avec une haine dédaigneuse et superbe.
Des cris passionnés de: Vive la république! éclatèrent sur le passage de ces dignitaires, dont la plupart, courtisans de tant de régimes, et, à cette heure, néophytes républicains, avaient blanchi au service de la couronne, comme ils disaient. Ces cris austères semblaient leur rappeler la solennité de leur adhésion.
Plus d'un homme en robe rouge ou en habit doré, le front encore moite de la peur de la veille, souriait d'un air contraint; plus surpris que touché de la contenance digne et calme de ce peuple héroïque, de ce peuple qui, par ses paroles, par ses actes, par ses privations, par la protection dont il couvrait les personnes et les propriétés en l'absence de toute force publique organisée, prouvait, en se montrant si jaloux de ses devoirs, qu'il était à la hauteur des droits souverains qu'il venait de reconquérir.
Toutes les fenêtres des maisons situées sur la place de la Madeleine étaient garnies de spectateurs. À l'entresol d'une boutique occupée par un des amis de M. Lebrenn, on voyait aux croisées madame Lebrenn et sa fille, toutes deux vêtues de noir; M. Lebrenn, son fils, ainsi que le père Morin et son petit-fils, Georges, qui portait le bras en écharpe: tous deux faisaient dès lors, pour ainsi dire, partie de la famille du marchand. La surveille de ce jour, M. et madame Lebrenn avaient annoncé à leur fille qu'ils consentaient à son mariage avec Georges. Aussi lisait-on sur les beaux traits de Velléda l'expression d'un bonheur profond, contenu par le caractère imposant de la cérémonie, qui excitait une pieuse émotion dans la famille du marchand.
Lorsque le cortége fut entré dans l'église, et que la Marseillaise eut cessé de retentir, M. Lebrenn, dont les yeux étaient humides, s'écria avec enthousiasme:
—Oh! c'est un grand jour que celui-ci... c'est l'inauguration de notre république pure de tout excès, de toute proscription, de toute souillure... Clémente comme la force et le bon droit, fraternelle comme son symbole, sa première pensée a été de renverser l'échafaud politique, cet échafaud que, vaincue, elle eût arrosé du plus pur, du plus glorieux de son sang. Voyez: loyale et généreuse, elle appelle maintenant à un pacte solennel d'oubli, de pardon, de concorde, juré sur les cendres des derniers martyrs de nos libertés, ces magistrats, ces généraux, naguère encore implacables ennemis des républicains, qu'ils frappaient par le glaive de la loi, par le glaive de l'armée... Oh! c'est beau! c'est noble! tendre ainsi, à ses adversaires de la veille, une main amie et désarmée!
—Mes enfants!—dit madame Lebrenn,—espérons... croyons que ces martyrs de la liberté, dont on honore aujourd'hui les cendres, seront les dernières victimes de la royauté!
—Oui! car partout la liberté s'éveille!—s'écria Sacrovir Lebrenn avec enthousiasme.—Révolution à Vienne... révolution à Milan... révolution à Berlin... Chaque jour apporte la nouvelle que la commotion républicaine de la France a ébranlé tous les trônes de l'Europe!... La fin des rois est venue!
—Une armée sur le Rhin, une autre sur la frontière du Piémont pour marcher à l'aide de nos frères d'Europe, s'ils ont besoin de notre secours,—dit Georges Duchêne,—et la république fait le tour du monde!... Alors, plus de guerre, n'est-ce pas, monsieur Lebrenn?... Union! fraternité des peuples! paix générale! travail! industrie! bonheur pour tous!... Plus d'insurrections, puisque la lutte pacifique du suffrage universel va désormais remplacer ces luttes fratricides dans lesquelles tant de nos frères ont péri.
—Oh!—s'écria Velléda Lebrenn, qui des yeux avait suivi son fiancé tandis qu'il parlait,—que l'on est heureux de vivre dans un temps comme celui-ci! Que de grandes et nobles choses nous verrons, n'est-ce pas, mon père?
—En douter, mes enfants! serait nier la marche, le progrès constant de l'humanité!...—dit M. Lebrenn.—Et jamais l'humanité n'a reculé...
—Que le bon Dieu vous entende, monsieur Lebrenn!—reprit le père Morin.—Et quoique bien vieux, j'aurai ma petite part de ce beau spectacle... Après ça, c'est être trop gourmand aussi!—ajouta le bonhomme d'un air naïf et attendri en regardant la fille du marchand.—Est-ce que j'ai encore quelque chose à désirer, moi? maintenant que je sais que cette bonne et belle demoiselle doit être la femme de mon petit-fils? Ne fait-il pas à cette heure partie d'une famille de braves gens? la fille valant la mère... le fils valant le père... Dam!... quand on a vu cela, et qu'on est aussi vieux que moi... l'on n'a plus rien à voir... on peut s'en aller... le cœur content!...
—Vous en aller, bon père?—dit madame Lebrenn en prenant une des mains tremblantes du bonhomme.—Et ceux qui restent et qui vous aiment?
—Et qui se sentiront doublement heureux,—ajouta Velléda en prenant l'autre main du vieillard,—si vous êtes témoin de leur bonheur!
—Et qui tiennent à honorer longuement en vous, bon père, le travail, le courage et le grand cœur!—reprit Sacrovir avec un accent de respectueuse déférence, pendant que le vieillard, de plus en plus ému, portait à ses yeux ses mains tremblantes et vénérables.
—Ah! vous croyez, monsieur Morin,—dit M. Lebrenn en souriant,—vous croyez que vous n'êtes pas aussi notre bon grand-père à nous? vous croyez que vous ne nous appartenez pas maintenant, aussi bien qu'à notre cher Georges? comme si nos affections n'étaient pas les siennes, et les siennes les nôtres!
—Mon Dieu! mon Dieu!—reprit le vieillard, si délicieusement ému que ses larmes coulaient,—que voulez-vous que je vous réponde? C'est trop... c'est trop... je ne peux que dire merci et pleurer. Georges, toi qui sais parler, réponds pour moi, au moins!
—Ça vous est bien facile à dire, grand-père,—reprit Georges non moins ému que le vieillard.
—Mon père!—dit vivement Sacrovir en s'avançant vers la fenêtre.
—Vois donc! vois donc!...
Et il ajouta avec exaltation:
—Oh! brave et généreux peuple entre tous les peuples!...
À la voix du jeune homme tous coururent à la fenêtre.
Voici ce qu'ils virent sur le boulevard, laissé libre par l'accomplissement de la cérémonie funèbre:
À la tête d'un long cortége d'ouvriers marchaient quatre des leurs, portant sur leurs épaules une sorte de pavois enrubané, au milieu duquel se voyait une petite caisse de bois blanc; venait ensuite un drapeau sur lequel on lisait:
Vive la république! Liberté—Égalité—Fraternité. OFFRANDE À LA PATRIE.
Les passants s'arrêtaient, saluaient, et criaient avec transport:
—Vive la république!
—Ah! je les reconnais bien là!—s'écria le marchand les yeux mouillés de larmes.—Ce sont eux, eux, prolétaires... eux qui ont dit ce mot sublime: Nous avons trois mois de misère au service de la république... eux, pauvres, et les premiers frappés par la crise du commerce. Et pourtant les voici les premiers à offrir à la patrie le peu qu'ils possèdent... la moitié de leur pain de demain, peut-être...
—Et ceux-là, les déshérités, qui donnent un tel exemple aux riches, aux heureux du jour... ceux-là, qui montrent tant de générosité, tant de cœur, tant de résignation, tant de patriotisme, ne sortiraient pas enfin de leur servage?—s'écria madame Lebrenn.—Quoi! leur intelligence, leur travail opiniâtre, seraient toujours stériles pour eux seuls! quoi! pour eux, toujours la famille serait une angoisse? le présent, une privation? l'avenir, une épouvante? la propriété un rêve sardonique? Non, non! Dieu est juste!... Ceux-là qui triomphent avec tant de grandeur ont enfin gravi leur Calvaire! Le jour de la justice est venu pour eux. Et je dis comme votre père, mes enfants: C'est un grand et beau jour que celui-ci! jour d'équité... de justice... pur de toute vengeance!
—Et ces mots sacrés sont le symbole de la délivrance des travailleurs!—dit M. Lebrenn en montrant du geste cette inscription attachée au fronton du temple chrétien:
Liberté—Égalité—Fraternité.
C'est près de dix-huit mois ensuite de cette journée si imposante par cette cérémonie religieuse, et si riche de splendides espérances qu'elle donnait à la France... au monde!... que nous allons retrouver M. Lebrenn et sa famille.
Voilà ce qui se passait au commencement du mois de septembre 1849 au bagne de Rochefort.
L'heure du repas avait sonné: les forçats mangeaient.
L'un de ces galériens, vêtu, comme les autres, de la veste et du bonnet rouge, portant au pied la manille, ou anneau de fer auquel se rivait une lourde chaîne, était assis sur une pierre et mordait son morceau de pain noir d'un air pensif.
Ce forçat était M. Lebrenn.
Il avait été condamné aux travaux forcés par un conseil de guerre, après l'insurrection de juin 1848.
Les traits du marchand avaient leur expression habituelle de fermeté sereine; seulement, sa figure, exposée pendant ses durs travaux à l'ardeur du soleil, était devenue, pour ainsi dire, couleur de brique.
Un garde-chiourme, le sabre au côté, le bâton à la main, après avoir parcouru quelques groupes de condamnés, s'arrêta, comme s'il eût cherché quelqu'un des yeux, puis s'écria en agitant son bâton dans la direction de M. Lebrenn:
—Eh! là-bas!... Numéro onze cent vingt!
Le marchand continua de manger son pain noir de fort bon appétit et ne répondit pas.
—Numéro onze cent vingt!—cria de nouveau l'argousin.—Tu ne m'entends donc pas, gredin?
Même silence de la part de M. Lebrenn.
L'argousin, maugréant et irrité d'être obligé de faire quelques pas de plus, s'approcha rapidement du marchand, et le touchant du bout de son bâton, lui dit brutalement:
—Sacredieu! tu es donc sourd, toi, dis donc! animal?
Le visage de M. Lebrenn, lorsqu'il se sentit touché par le bâton de l'argousin, prit une expression terrible... Puis, domptant bientôt ce mouvement de colère et d'indignation, il répondit avec calme:
—Que voulez-vous?
—Voilà deux fois que je t'appelle... Onze cent vingt! et tu ne me réponds pas... Est-ce que tu crois me faire aller? Prends-y garde!...
—Allons, ne soyez par brutal,—répondit M. Lebrenn en haussant les épaules.—Je ne vous ai pas répondu parce que je n'ai pas encore perdu l'habitude de m'entendre appeler par mon nom... et que j'oublie toujours que je me nomme maintenant: Onze cent vingt.
—Assez de raisons!... Allons, en route chez le commissaire de marine.
—Pourquoi faire?
—Ça ne te regarde pas... Allons, marche, et plus vite.
—Je vous suis,—dit M. Lebrenn avec un calme imperturbable.
Après avoir traversé une partie du port, l'argousin, suivi de son forçat, arriva à la porte des bureaux du commissaire chargé de la direction du bagne.
—Veux-tu prévenir monsieur le commissaire que je lui amène le numéro onze cent vingt?—dit le garde-chiourme à un de ses camarades servant de planton.
Au bout de quelques instants, le planton revint, dit au marchand de le suivre, lui fit traverser un long corridor; puis, ouvrant la porte d'un cabinet richement meublé, il lui dit:
—Entrez là, et attendez...
—Comment!—dit M. Lebrenn fort surpris.—Vous me laissez seul?
—C'est l'ordre de monsieur le commissaire.
—Diable!—reprit M. Lebrenn en souriant;—c'est une marque de confiance dont je suis très-flatté.
Le planton referma la porte et sortit.
—Parbleu!—dit le marchand en avisant un excellent fauteuil,—voici une bonne occasion de m'asseoir ailleurs que sur la pierre ou sur le banc de la chiourme.
Puis il ajouta en se carrant sur les moelleux coussins:
—Décidément, c'est toujours une chose très-agréable qu'un bon fauteuil.
À ce moment une porte s'ouvrit, M. Lebrenn vit entrer un homme de haute taille, portant le petit uniforme de général de brigade, habit bleu à épaulettes d'or, pantalon garance.
À l'aspect de cet officier général, M. Lebrenn, saisi de surprise, se renversa sur le dossier de son fauteuil et s'écria:
—Monsieur de Plouernel!...
—Qui n'a pas oublié la nuit du 23 février, monsieur—répondit le général en s'avançant et tendant la main à M. Lebrenn. Celui-ci la prit, tout en examinant par réflexion les deux étoiles d'argent dont étaient ornées les épaulettes d'or de M. de Plouernel. Alors il lui dit avec un sourire de bonhomie narquoise:
—Vous êtes devenu général au service de la république, monsieur? et moi, je suis au bagne!... Avouez-le... c'est piquant...
M. de Plouernel regardait le marchand avec stupeur; il s'attendait à le trouver profondément abattu, ou dans une irritation violente; il le voyait calme et souriant avec malice.
—Eh bien! monsieur,—reprit M. Lebrenn toujours assis, pendant que le général, debout, le considérait avec un ébahissement croissant,—eh bien! monsieur, il y a tantôt dix-huit mois, lors de cette soirée dont vous voulez bien vous rappeler, qui eût dit que nous nous retrouverions dans la position où nous sommes tous deux aujourd'hui?...
—Tant de fermeté d'âme!—dit M. de Plouernel, forcé de rendre hommage à la vérité.—C'est de l'héroïsme!
—Pas du tout, monsieur... c'est tout simplement de la conscience et de la confiance...
—De la confiance?
—Oui... Je suis calme, parce que j'ai foi dans la cause à laquelle j'ai voué ma vie... et que ma conscience ne me reproche rien.
—Et pourtant... vous êtes ici, monsieur.
—Je plains l'erreur de mes juges...
—Vous... l'honneur même! sous la livrée de l'infamie!...
—Bah! cela ne déteint pas sur moi.
—Loin de votre femme... de vos enfants...
—Ils sont aussi souvent ici avec moi que moi avec eux... Les corps sont enchaînés, séparés; mais la pensée se joue des chaînes et de l'espace.
Puis, s'interrompant, M. Lebrenn ajouta:
—Mais, monsieur, apprenez-moi donc par quel hasard je vous vois ici... Le commissaire du bagne m'a fait demander... était-ce seulement pour me procurer l'honneur de recevoir votre visite?
—Vous me jugeriez mal, monsieur,—reprit le général,—si vous croyiez qu'après vous avoir dû la vie, je viens ici par un sentiment de curiosité stérile ou blessante...
—Je ne vous ferai pas cette injure, monsieur. Sans doute vous êtes en tournée d'inspection?
—Oui, monsieur.
—Vous aurez appris que j'étais ici au bagne, et vous venez peut-être m'offrir vos services?
—Mieux que cela, monsieur.
—Mieux que cela?... Expliquez-vous, je vous prie... Vous semblez embarrassé...
—En effet... je le suis... et beaucoup,—répondit le général visiblement décontenancé par le sang-froid et l'aisance du forçat.—Les révolutions amènent souvent des circonstances si bizarres...
—Des circonstances bizarres?...
—Sans doute,—reprit le général;—celle où nous nous trouvons tous deux aujourd'hui, par exemple.
—Oh! nous avons déjà épuisé cette apparente bizarrerie du sort, monsieur,—reprit le marchand en souriant.—Que sous la république, moi, vieux républicain, je sois aux galères, tandis que vous, républicain... de date un peu plus récente, vous soyez devenu général... cela est en effet bizarre... nous en sommes convenus... Mais ensuite?
—Mon embarras a une autre cause, monsieur.
—Laquelle?
—C'est que...—répondit M. de Plouernel en hésitant.
—C'est que?...
—J'ai demandé...
—Vous avez demandé? quoi, monsieur?
—Et obtenu...
—Ma grâce!... peut-être!—s'écria M. Lebrenn.—C'est charmant!
Et il y avait une sorte de comique si amer dans ce trait de mœurs politiques, que le marchand ne put s'empêcher de rire.
—Oui, monsieur,—reprit le général,—j'ai demandé, obtenu votre grâce... vous êtes libre... J'ai tenu à honneur de venir moi-même vous apporter cette nouvelle.
—Un mot d'explication, monsieur,—reprit le marchand d'un ton digne et sérieux.—Je n'accepte pas de grâce; mais, quoique tardive, j'accepte une justice réparatrice...
—Que voulez-vous dire?
—Si lors de la fatale insurrection de juin j'avais partagé l'opinion de mes frères qui sont ici au bagne avec moi, je n'accepterais pas de grâce; après avoir agi comme eux, je resterais ici comme eux et avec eux!...
—Mais cependant, monsieur... votre condamnation...
—Est inique, en deux mots, je vais vous le prouver... À l'époque de la prise d'armes de juin, l'an passé, j'étais capitaine dans ma légion; je me rendis sans armes à l'appel fait à la garde nationale... Et là, j'ai déclaré haut, très-haut... que c'est sans armes que je marcherais à la tête de ma compagnie, non pour engager une lutte sanglante, mais dans l'espoir de ramener nos frères, qui, exaspérés par la misère, par un déplorable malentendu, et surtout par d'atroces déceptions[18], ne devaient pourtant pas oublier que la souveraineté du peuple est inviolable, et que tant que le pouvoir qui la représente n'a pas été légalement accusé, convaincu de trahison... se révolter contre ce pouvoir, l'attaquer par les armes au lieu de le renverser par l'expression du suffrage universel, c'est se suicider, c'est porter atteinte à sa propre souveraineté... La moitié de ma compagnie a partagé mon avis, suivi mon exemple; et pendant que d'autres citoyens nous accusaient de trahison, nous, tête nue, désarmés, les mains fraternellement tendues, nous nous sommes avancés vers une première barricade; les fusils se sont relevés à notre approche... Des mains amies serraient déjà les nôtres... notre voix était écoutée... Déjà nos frères comprenaient que, si légitimes que fussent leurs griefs, une insurrection serait le triomphe momentané des ennemis de la république... lorsqu'une grêle de balles pleut dans la barricade derrière laquelle nous parlementions. Ignorant sans doute cette circonstance, un bataillon de ligne attaquait cette position... Surpris à l'improviste, les insurgés se défendent en héros; la plupart sont tués, un petit nombre fait prisonnier... Confondus avec eux, ainsi que plusieurs hommes de ma compagnie, nous avons été pris et considérés comme insurgés. Si je ne suis pas devenu fou d'horreur, ainsi que plusieurs de mes amis, prisonniers comme moi dans le souterrain des Tuileries pendant trois jours et trois nuits! si j'ai conservé ma raison, c'est que j'étais par la pensée avec ma femme et mes enfants... Traduit devant le conseil de guerre, j'ai dit la vérité; l'on ne m'a pas cru... Sans doute, quelques misérables haines de quartier, quelques basses délations de voisins avaient aggravé mon dossier... J'ai été envoyé ici... Vous le voyez, monsieur, l'on ne m'accorde pas une grâce; on me rend une justice tardive... Cela ne m'empêche pas de vous savoir gré des démarches que vous avez faites pour moi... Ainsi donc je suis libre?