Les mystères du peuple, tome I: Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges
[48] Druide vient des mots gaulois derw (chêne), wyd (gui), dyn (homme), c'est-à-dire homme du gui de chêne, derw-wyd-dyn, et par corruption Druide. Le chêne était pour les Druides l'arbre symbolique de la divinité; ils n'avaient pas d'autres temples que les forêts de chênes séculaires où ils invoquaient et glorifiaient Hésus, le dieu suprême. Le gui, plante d'une autre nature que le chêne et vivant de sa substance, était pour eux l'image de l'homme, vivant de Dieu et par Dieu, quoique d'une autre nature que lui. «Le gui, dit Pline, est l'admiration de la Gaule, rien n'est plus sacré dans ce pays.» (Disons, en passant, que l'eau de gui a existé jusqu'à ce siècle, sur le formulaire des pharmaciens, comme panacée presque universelle.) L'antiquité, la sublimité de la religion druidique est attestée par de nombreux passages des auteurs anciens.
Aristote (suivant Diogène-Laërte) enseignait, dans le Magique, que «grâce aux Druides, la Gaule avait été l'institutrice de la Grèce.»
Polystor, une des plus grandes autorités des anciens pour la connaissance des temps passés, enseignait que «Pythagore avait voyagé chez les Druides, et qu'il leur avait emprunté les principes de la philosophie.»
Suivant Amnien Marcellin, Pythagore proclame les Druides «les plus élevés des hommes par l'esprit.»
Saint Cyrille d'Alexandrie, dans sa thèse contre l'empereur Julien, soutenant que la croyance à l'unité de Dieu avait existé chez les nations étrangères avant de se répandre chez les Grecs, allègue l'exemple des Druides, qu'il met au niveau des disciples de Zoroastre et de Braham.
Celse (dit Origène) appelle nations primordiales et les plus sages les Galactophages d'Homère et les Druides de la Gaule.
Ces témoignages prouvent surabondamment la grandeur et la dignité de la religion de nos pères.
En principe, rien ne séparait le corps druidique du reste de la nation; ce n'était point une caste et un corps sacerdotal, comme le clergé catholique, par exemple; les intérêts des Druides se confondaient avec ceux de la société civile; c'étaient, pour ainsi dire, des gradués savants et littéraires, laissant à celui qui était ainsi gradué toute liberté pour le mariage et les affaires privées et publiques. L'instruction publique, la surveillance des mœurs, la justice civile et criminelle, les affaires diplomatiques étaient leur partage. Le corps druidique se subdivisait en Druides proprement dits, chargés de la direction supérieure des affaires publiques; en Ewagss, chargés du service du culte, et qui aussi pratiquaient la médecine, et enfin en Bardes, qui chantaient la gloire des héros de la Gaule, la louange des dieux, et flétrissaient les mauvaises actions par leurs satires. Les Bardits, chanteurs ambulants qui existent encore en Bretagne, et aux poésies desquels nous avons emprunté quelques passages cités par M. de la Villemerqué, sont les descendants de ces anciens Bardes.
—C'est la vérité,—dit Joel très-surpris.—La dernière fois que ma fille est venue à la maison, elle m'a dit que le vieux Talyessin était dans l'île depuis le nouvel an, et que la femme de Talyessin avait pour elle les bontés d'une mère.
—Tu vois que tu peux me croire, ami Joel. Conduis-moi donc demain à l'îlot de Kellor; je parlerai à un des Ewagh's. Le reste me regarde.
—J'y consens; je te conduirai à l'îlot de Kellor.
—Maintenant, tu peux me débarrasser de mes liens. Je te jure, par Hésus, que je ne chercherai pas à échapper à ton hospitalité...
—Ainsi soit fait,—dit Joel en détachant les liens de l'étranger.—Je me fie à la promesse de mon hôte.
Lorsque Joel disait cela, la nuit était venue. Mais, malgré les ténèbres et les difficultés du chemin, l'attelage, sûr de sa route, arrivait proche de la maison de Joel. Son fils Guilhern, qui, toujours monté sur le cheval du voyageur, avait suivi le chariot, prit une corne de bœuf, percée à ses deux bouts, s'en servit comme d'une trompe, et y souffla par trois fois. Bientôt de grands aboiements de chiens répondirent à ces appels.
—Nous voici arrivés à ma maison,—dit Joel à l'étranger.—Tu dois t'en douter aux aboiements des chiens... Tiens, cette grosse voix qui domine toutes les autres est celle de mon vieux Deber-Trud (le mangeur d'hommes), d'où descend la vaillante race de chiens de guerre que tu verras demain. Mon fils Guilhern va conduire ton cheval à l'écurie; il y trouvera bonne litière de paille nouvelle et bonne provende de vieille orge.
Au bruit de la trompe de Guilhern, un de ses parents était sorti de la maison avec une torche de résine à la main. Joel, guidé par cette clarté, dirigea ses bœufs, et le chariot entra dans la cour.
CHAPITRE II.
La maison de Joel, le brenn de la tribu de Karnak.—La famille gauloise.—Hospitalité.—Costumes.—Armes.—Mœurs.—La ceinture d'agilité.—Le coffre aux têtes de morts.—Armel et Julyan, les deux Saldunes.—Joel brûle d'entendre les récits du voyageur, qui ne satisfait pas encore à sa curiosité.—Repas.—Le pied d'honneur.—Comment finissait souvent un souper chez les Gaulois, à la grande joie des mères, des jeunes filles et des petits enfants.
La maison de Joel, comme toutes les habitations rurales, était très-spacieuse, de forme ronde[49], et construite au moyen de deux rangs de claies, entre lesquelles on pilait de l'argile bien battue, mélangée de paille hachée[50]; puis l'on enduisait le dehors et le dedans de cette épaisse muraille, d'une couche de terre fine et grasse, qui, en séchant, devenait dure comme du grès; la toiture, large et saillante, faite de solives de chêne, jointes entre elles, était recouverte d'une couche de joncs marins, si serrés, que l'eau n'y pénétrait jamais.
[49] Voir pour la construction des habitations gauloises:
Améd. Thierry, Hist. des Gaulois, t. ii, p. 44.
Dom Bouquet, Préface, t. i, p. 53.
Hérodien, Vie de Maximin, liv. VII.
Vitruve, liv. I, chap. i.
Strabon, vol. IV, p. 107.
[50] Le pisé sert encore de nos jours à la construction de la majorité des habitations rurales.
De chaque côté de la maison, s'étendaient les granges destinées aux récoltes, les étables, les bergeries, les écuries, le cellier, le lavoir.
Ces divers bâtiments, formant un carré long, encadraient une vaste cour, close pendant la nuit par une porte massive; au dehors, une forte palissade, plantée au revers d'un fossé profond, entourait les bâtiments, laissant entre eux et elle une sorte d'allée de ronde, large de quatre coudées[51]. On y lâchait, durant la nuit, deux grands dogues de guerre très-féroces. Il y avait à cette palissade une porte extérieure correspondant à la porte intérieure de la cour: toutes se fermaient à la tombée du jour.
[51] Environ sept pieds.
Le nombre d'hommes, de femmes et d'enfants, tous parents plus ou moins proches de Joel, qui cultivaient les champs avec lui, était considérable. Ils logeaient dans des bâtiments dépendants de la maison principale, où ils se réunissaient au milieu du jour et le soir pour prendre leur repas en commun.
D'autres habitations ainsi construites et occupées par de nombreuses familles, qui faisaient valoir leurs terres, étaient çà et là dispersées dans la campagne et composaient la ligniez ou tribu de Karnak, dont Joel avait été élu chef.
À son entrée dans la cour de sa maison, Joel avait été accueilli par les caresses de son vieux grand dogue de guerre Deber-Trud, molosse gris de fer, rayé de noir, à la tête énorme, aux yeux sanglants, chien de si haute taille, qu'en se dressant pour caresser son maître, il lui mettait ses pattes de devant sur les épaules; chien si valeureux qu'une fois il avait combattu seul un ours monstrueux des montagnes d'Arrès, et l'avait étranglé. Quant à ses qualités pour la guerre, Deber-Trud eût été digne de figurer dans la meute de combat de Bithert, ce chef gaulois, qui disait dédaigneusement à la vue d'une troupe ennemie: Il n'y a pas là un repas pour mes chiens[52].
[52] Ce trait est rapporté par Paul Oros, liv. V, chap ii.
Deber-Trud ayant d'abord regardé et flairé le voyageur d'un air douteux, Joel dit à son chien:
—Ne vois-tu pas que c'est un hôte que j'amène?
Et Deber-Trud, comme s'il eût compris son maître, ne parut plus s'inquiéter de l'étranger, et, gambadant lourdement, précéda Joel dans la maison.
Cette maison était divisée en trois pièces, de grandeur inégale; les deux petites, fermées par deux cloisons de chêne, étaient destinées l'une à Joel et à sa femme, l'autre à Hêna leur fille, la vierge de l'île de Sên, lorsqu'elle venait voir sa famille. La vaste salle du milieu servait aux repas et aux travaux du soir à la veillée.
Lorsque l'étranger entra dans cette salle, un grand feu de bois de hêtre, avivé par des bruyères et des ajoncs marins, brûlait dans l'âtre, et par son éclat rendait presque inutile la clarté d'une belle lampe de cuivre étamé, soutenue par trois chaînes de même métal, brillantes comme de l'argent. Cette lampe était un présent de Mikaël, l'armurier.
Deux moutons entiers, traversés d'une longue broche de fer, rôtissaient devant le foyer, tandis que des saumons et autres poissons de mer cuisaient dans un grand bassin de cuivre avec de l'eau, du vinaigre, du sel et du cumin[53].
[53] Sorte de poivre rouge. Pour la description des repas gaulois, voir Améd. Thierry, Hist. des Gaulois, t. II, p. 50. Strabon, liv. VII. Posidonius.
Aux cloisons, on voyait clouées des têtes de loup, de sanglier, de cerf, et deux têtes de bœuf sauvage, appelé urok[54], qui commençait à devenir très-rare dans le pays. On voyait encore des armes de chasse, telles que flèches, arcs, frondes... et des armes de guerre, telles que le sparr[55], le matag[56], des haches, des sabres de cuivre, des boucliers de bois, recouverts de la peau si dure des veaux marins, et des lances à fer large, tranchant et recourbé, ornées d'une clochette d'airain, afin d'annoncer de loin à l'ennemi l'arrivée du guerrier gaulois, parce que celui-ci dédaigne les embuscades et aime à se battre face à face, à ciel ouvert. On voyait encore suspendus çà et là des filets de pêche et des harpons pour harponner le saumon dans les bas fonds, lorsque la marée se retire.
[54] Ure ou taureau sauvage, animal fort, grand et très-méchant. «Les Gaulois le chassaient souvent, la jeunesse surtout; on faisait border d'argent les cornes des ures tués à la chasse pour orner la table dans les festins d'apparat.» (César, Comm. liv. VI.)
[55] Épieu gaulois.
[56] Couteau de jet.
À droite de la porte d'entrée, il y avait une sorte d'autel, composé d'une pierre de granit gris, surmonté et ombragé par de grands rameaux de chêne fraîchement coupés. Sur la pierre était posé un petit bassin de cuivre, où trempaient sept branches de gui[57], et sur la muraille on lisait cette inscription:
L'ABONDANCE ET LE CIEL SONT POUR LE JUSTE QUI EST PUR.
CELUI-LÀ EST PUR ET SAINT QUI FAIT DES ŒUVRES CÉLESTES ET PURES[58].
[57] Voir à l'article Druidisme (Encyclopédie nouvelle) la manière de préparer le gui de chêne, plante symbolique de la religion druidique.
[58] Une des sentences druidiques les plus répandues dans la Gaule.
Lorsque Joel entra dans la maison, il s'approcha du bassin de cuivre où trempaient les sept branches de gui, et sur chacune il posa ses lèvres avec respect. Son hôte l'imita, et tous deux s'avancèrent vers le foyer.
Là se tenait, filant sa quenouille, Mamm' Margarid[59], femme de Joel. Elle était de très-grande taille et portait une courte tunique de laine brune, sans manches, par-dessus sa longue robe de couleur grise à manches étroites; tunique et robe attachées autour de sa ceinture par le cordon de son tablier. Une coiffe blanche, coupée carrément, laissait voir ses cheveux gris séparés sur son front. Elle portait, ainsi que plusieurs femmes de ses parentes, un collier de corail, des bracelets travaillés à jour, enrichis de grenat, et autres bijoux d'or et d'argent fabriqués à Autun[60].
[59] Mamm' Margarid, pour:—mère Marguerite,—terme de respectueuse déférence.
[60] «Les bijoux d'Autun étaient fort bien travaillés et enrichis de coraux, dont il existait plusieurs bancs aux îles d'Hyères,» dit Posidonius, liv. VI.
«Il y avait en Gaule, outre les mines d'or, d'argent, de fer, d'étain et de cuivre, des mines de grenat, nommées escabourcles, et les moindres escabourcles gauloises se vendaient 40 pièces d'or du temps d'Alexandre le Grand.» (Théophraste, Traité des Pierreries, p. 393.)
Voir pour les costumes gaulois, Hist. du Costume en France, par Quicherat.
Autour de Mamm' Margarid se jouaient les enfants de son fils Guilhern et de plusieurs de ses parents, tandis que les jeunes mères s'occupaient des préparatifs du repas du soir.
—Margarid,—dit Joel à sa femme,—je t'amène un hôte.
—Qu'il soit le bien venu,—répondit la femme tout en filant sa quenouille.—Les dieux nous envoient un hôte, notre foyer est le sien. La veille du jour de la naissance de ma fille nous aura été favorable.
—Que vos enfants, s'ils voyagent, soient accueillis comme je le suis par vous,—dit l'étranger avec respect.
—Et tu ne sais pas quel hôte les dieux nous envoient, Margarid?—reprit Joel.—Un hôte tel qu'on le demanderait au bon Ogmi pour les longues soirées d'automne et d'hiver, un hôte qui a vu dans ses voyages tant de choses curieuses, surprenantes! que nous n'aurions pas de trop de cent soirées pour écouter ses merveilleux récits.
À peine Joel eut-il prononcé ces paroles, que tous, depuis Mamm' Margarid et les jeunes mères, jusqu'aux jeunes filles et aux petits enfants, tous regardèrent l'étranger avec une curieuse avidité, dans l'attente des merveilleux récits qu'il devait faire.
—Allons-nous bientôt souper, Margarid?—dit Joel.—Notre hôte a peut-être aussi faim que moi? et j'ai grand faim.
—Nos parents finissent de remplir les râteliers des bestiaux,—répondit Margarid;—ils vont revenir tout à l'heure. Si notre hôte y consent, nous les attendrons pour le repas.
—Je remercie la femme de Joel et j'attendrai,—dit l'inconnu.
—Et en attendant,—reprit Joel,—tu vas nous raconter...
Mais le voyageur, l'interrompant, lui dit en souriant:
—Ami, de même qu'une seule coupe sert pour tous, de même un seul récit sert pour tous... Plus tard la coupe circulera de lèvres en lèvres, et le récit d'oreilles en oreilles..... Mais, dis-moi, quelle est cette ceinture d'airain que je vois là, pendue à la muraille?
—Vous autres, dans votre pays, n'avez-vous pas aussi la ceinture d'agilité?
—Explique-toi, Joel.
—Chez nous, à chaque nouvelle lune, les jeunes gens de chaque tribu viennent chez le chef essayer cette ceinture, afin de montrer que leur taille ne s'est pas épaissie par l'intempérance, et qu'ils se sont conservés agiles et lestes[61]. Ceux qui ne peuvent agrafer la ceinture sont hués, montrés au doigt et payent l'amende. De la sorte, chacun prend garde à son ventre, de peur d'avoir l'air d'une outre sur deux quilles.
[61] «Avoir une bonne tenue militaire, se conserver longtemps dispos et agile, était un point d'honneur pour les Gaulois, et un devoir envers le pays. À des intervalles réglés, les jeunes gens allaient se mesurer la taille à une ceinture déposée chez le chef de la tribu. Ceux qui dépassaient la corpulence officielle étaient sévèrement réprimandés comme oisifs et intempérants et punis d'une amende.» (Améd. Thierry, Hist. Gaul., vol. II, p. 44.)
—Cette coutume est bonne. Je regrette qu'elle soit tombée en oubli dans ma province. Mais à quoi sert, dis-moi, ce grand vieux coffre? Le bois en est précieux et il paraît très-ancien?
—Très-ancien? C'est le coffre de triomphe de ma famille,—dit Joel en ouvrant le coffre, où l'étranger vit plusieurs crânes blanchis. L'un d'eux, scié par moitié, était monté sur un pied d'airain en forme de coupe.
—Sans doute, ce sont les têtes d'ennemis tués par vos pères, ami Joel? Chez nous, ces sortes de charniers de famille sont depuis longtemps abandonnés.
—Chez nous aussi. Je conserve ces têtes par respect pour mes aïeux; car, depuis plus de deux cents ans, on ne mutile plus ainsi les prisonniers de guerre. Cette coutume remontait au temps des rois[62] que Ritha-Gaür a rasés, comme tu dis, pour se faire une blouse avec leur barbe. C'était le beau temps de la barbarie que ces royautés. J'ai entendu dire à mon aïeul Kirio que, même du vivant de son père Tirias, les hommes qui avaient été à la guerre revenaient dans leur tribu avec les têtes de leurs ennemis plantées au bout de leurs lances, ou accrochées par leur chevelure au poitrail de leurs chevaux; on les clouait ensuite aux portes des maisons en manière de trophées comme vous voyez clouées ici aux murailles ces têtes d'animaux des bois[63].
[62] Avant de former une grande république fédérative, la Gaule avait été constituée en royauté. «Mais (dit Jean Raynaud, article Druidisme), le principe républicain était si fortement implanté dans le génie de la Gaule, que celui de la royauté ne put jamais en triompher et ne prit place dans la nation que par l'étranger.»
[63] «Les têtes des chefs ennemis fameux par leur courage étaient placées dans de grands coffres; c'était le livre où le jeune Gaulois étudiait les exploits de ses aïeux, et chaque génération s'efforçait d'y ajouter une nouvelle page, etc., etc.» (Tite-Live, l. I.)
Mais ces usages de barbarie étaient depuis très-longtemps abandonnés à l'époque où se passent les faits de ce récit.
—Chez nous, dans les anciens temps, ami Joel, on gardait aussi ces trophées, mais conservés dans l'huile de cèdre, lorsqu'il s'agissait des têtes des chefs ennemis.
—Par Hésus! de l'huile de cèdre... quelle magnificence!—dit Joel en riant;—c'est la coutume des matrones: à beau poisson, bonne sauce!
—Ces reliques étaient chez nous, comme chez vous, le livre où le jeune Gaulois apprenait les exploits de ses aïeux; souvent les familles du vaincu offraient de racheter ces dépouilles; mais se dessaisir à prix d'argent d'une tête ainsi conquise par soi-même ou par ses pères, était un crime d'avarice et d'impiété[64] sans exemple... Je dis comme vous, ces coutumes barbares sont passées avec les royautés, comme aussi le temps ou nos ancêtres se teignaient le corps et le visage de couleurs bleue et écarlate, et se lavaient les cheveux et la barbe avec de l'eau de chaux, afin de les rendre d'un rouge de cuivre[65].
[64] Idem, voir Tite-Live.
[65] Ces usages étaient communs aux anciens Gaulois et aux Germains. Voir Tacite et César, De Bell. Gall.
—Sans injurier leur mémoire, ami hôte, nos aïeux devaient être ainsi peu plaisants à considérer, et devaient ressembler à ces effrayants dragons rouges et bleus qui ornent la proue des vaisseaux de ces terribles pirates du Nord dont mon fils Albinik, le marin, et sa gentille femme Meroe nous ont conté de si curieuses histoires. Mais voici nos hommes de retour des bergeries; nous n'attendrons pas longtemps maintenant le souper, car Margarid fait débrocher les moutons; tu en mangeras, ami, et tu verras quel bon goût donnent à leur chair les prairies salées qu'ils paissent le long de la mer.
Tous les hommes de la famille de Joel qui entrèrent dans la salle portaient, comme lui, la saie[66] de grosse étoffe sans manches, laissant passer celles de la tunique ou chemise de toile blanche; leurs braies[67] tombaient jusqu'au-dessus de la cheville, et ils étaient chaussés de solés[68]. Quelques-uns de ces laboureurs, arrivant des champs, avaient sur l'épaule une casaque de peau de brebis qu'ils retirèrent. Tous avaient des bonnets de laine, les cheveux longs et coupés en rond, la barbe touffue. Les deux derniers qui entrèrent se tenaient par le bras: ils étaient très-beaux et très-robustes.
[66] Saie, blouse avec ou sans manches.
[67] Pantalons.
[68] Sabots ou galoches.
—Ami Joel,—dit l'étranger,—quels sont ces deux jeunes gens? les statues du dieu Mars des païens ne sont pas plus accomplies, n'ont pas un aspect plus valeureux...
—Ce sont deux de mes parents, deux cousins, Julyan et Armel; ils se chérissent comme frères... Dernièrement un taureau furieux s'est précipité sur Armel: Julyan, au péril de sa vie, a sauvé Armel... Grâce à Hésus, nous ne sommes pas en temps de guerre; mais s'il fallait prendre les armes, Julyan et Armel se sont juré d'être saldunes[69]... Ah! voici le souper prêt... Viens; à toi la place d'honneur.
[69] Chez les Gaulois, ceux qui s'appelaient saldunes se juraient de toujours partager le même sort, soit qu'ils s'attachassent à un chef, soit qu'ils combattissent ensemble. Heureux et riches, ils partageaient; malheureux et pauvres, ils partageaient leurs revers: l'un d'eux périssait-il de mort violente, l'autre se tuait. (Voir César, De Bell. Gall., liv. III, et Tacite, vol. II, p. 13.)
Joel et l'inconnu s'approchèrent de la table; elle était ronde, peu élevée au-dessus du sol, recouvert de paille fraîche; tout autour de la table il y avait des siéges rembourrés de foin odorant. Les deux moutons rôtis, dépecés par quartiers, étaient servis dans de grands plats de bois de hêtre, blancs comme de l'ivoire; il y avait aussi de grosses pièces de porc salé et un jambon de sanglier fumé: le poisson restait dans le grand bassin de cuivre où il avait cuit.
À la place où s'asseyait Joel, chef de la famille, on voyait une immense coupe de cuivre étamé, que deux hommes très-altérés n'auraient pu tarir. Ce fut devant cette coupe, marquant la place d'honneur, que l'étranger s'assit, ayant à sa droite Joel, à sa gauche Mamm' Margarid.
Les vieillards, les femmes, les jeunes filles, les enfants, se placèrent ensuite autour de la table; les hommes faits et les jeunes gens se tinrent derrière sur un second rang, d'où ils se levaient parfois pour remplir tour à tour l'office de serviteurs, allant de temps à autre, lorsqu'elle s'était vidée en passant de main en main, à commencer par l'étranger, remplir la grande coupe à un tonneau d'hydromel placé dans un des coins de la salle; chacun, muni d'un morceau de pain d'orge et de blé, prenait ou recevait une tranche de viande rôtie ou de salaison, qu'il mordait à belles dents, ou qu'il dépeçait avec son couteau.
Le vieux dogue de guerre, Deber-Trud, jouissant du privilége de son âge et de ses longs services, était couché aux pieds de Joel, qui n'oubliait pas ce fidèle serviteur.
Vers la fin du repas, Joel ayant tranché le jambon de sanglier, en détacha le pied, et, selon une ancienne coutume, il dit à son jeune parent Armel, en lui donnant ce pied:
—À toi, Armel, le morceau du plus brave[70]! à toi, le vainqueur dans la lutte d'hier soir!...
[70] «Il était d'usage autrefois (dit Posidonius) que le pied ou la cuisse des animaux appartînt au plus brave d'entre les convives, ou du moins à celui qui se prétendait tel. Si quelqu'un osait le lui disputer, il s'ensuivait un duel à outrance.» (L. V, c. iii.)
Au moment où Armel, très-fier d'être reconnu pour le plus brave en présence de l'étranger, avançait la main pour prendre le pied de sanglier que lui présentait Joel, un tout petit homme de la famille, que l'on appelait Rabouzigued[71], à cause de sa petite taille, dit:
[71] Rabouzigued, nabot, petit homme. (Dictionnaire de Rostrennen.)
—Armel a été hier vainqueur à la lutte parce que Julyan n'a pas lutté contre lui: deux taureaux d'égale force s'évitent, se craignent et ne se combattent pas.
Julyan et Armel, humiliés de s'entendre dire devant un étranger qu'ils ne luttaient pas l'un contre l'autre parce qu'ils se redoutaient, devinrent très-rouges.
Julyan, dont les yeux brillaient déjà, s'écria:
—Si je n'ai pas lutté contre Armel, c'est qu'un autre s'est présenté à ma place; mais Julyan ne craint pas plus Armel qu'Armel ne craint Julyan; et si tu avais une coudée de plus, Rabouzigued, je te montrerais sur l'heure qu'à commencer par toi, je ne crains personne... pas même mon bon frère Armel...
—Bon frère Julyan!—reprit Armel, dont les yeux commencèrent aussi à briller,—nous devons prouver à l'étranger que nous n'avons pas peur l'un de l'autre.
—C'est dit, Armel... luttons au sabre et au bouclier.
—C'est dit, Julyan[72]...
[72] «Après le repas, les Gaulois aimaient à prendre les armes et à se provoquer mutuellement à des duels simulés; d'abord ce n'est qu'un jeu, ils attaquent et se défendent du bout des mains; mais leur arrive-t-il de se blesser, la colère les gagne, ils se battent alors pour tout de bon; si l'on ne s'empressait de les séparer, l'un d'eux resterait sur la place.» (Posidonius, cité par Améd. Thierry, Hist. des Gaul., t. II, p. 59.)
Et les deux amis se tendirent et se serrèrent la main; car ces jeunes gens n'avaient aucune haine l'un contre l'autre, s'aimaient toujours autant, et n'allaient combattre que par outre-vaillance.
Joel n'était point sans contentement de voir les siens se comporter valeureusement devant son hôte; et la famille pensait comme lui.
À l'annonce de ce combat, tous, jusqu'aux petits enfants, aux jeunes femmes et aux jeunes filles, furent très-joyeux, et battirent des mains en souriant et se regardant, très-fiers de la bonne idée que l'inconnu allait avoir du courage de leur famille. Mamm' Margarid dit alors aux jeunes gens:
—La lutte cessera quand j'abaisserai ma quenouille.
—Ces enfants te font fête de leur mieux, ami hôte,—dit Joel à l'étranger;—tu leur feras fête à ton tour en leur racontant, comme à nous, les choses merveilleuses que tu as vues dans tes voyages.
—Il faut bien que je paye de mon mieux ton hospitalité, ami,—répondit l'étranger.—Ces récits, je les ferai.
—Alors, dépêchons-nous, frère Julyan,—dit Armel;—j'ai grande envie d'entendre le voyageur. Je ne me lasserais jamais d'entendre raconter, mais les conteurs sont rares du côté de Karnak.
—Tu vois, ami,—dit Joel,—avec quelle impatience on attend tes récits; mais avant de les commencer, et pour te donner des forces, tout à l'heure tu boiras au vainqueur de la lutte avec de bon vieux vin des Gaules...—Et s'adressant à son fils:—Guilhern, va chercher ce petit baril de vin blanc du coteau de Béziers[73], que ton frère Albinik nous a rapporté dans son dernier voyage, et remplis la coupe en l'honneur du voyageur.
[73] «Les vins blancs des coteaux de Béziers (Bilteræ) sont très-recherchés, ainsi que les vins doux de la Durance, obtenus en tordant la grappe sur le cep.» (Pline, liv. XXXIV, ch. 17.)
Lorsque cela fut fait, Joel dit à Julyan et à Armel:
—Allons, enfants, aux sabres! aux sabres!...
CHAPITRE III.
Combat de Julyan et d'Armel.—Mamm' Margarid abaisse trop tard sa quenouille.—Agonie d'Armel.—Étranges commissions dont on charge le mourant.—Le remplaçant.—La dette payée outre-tombe par Rabouzigued.—Armel meurt désolé de n'avoir pas entendu les récits du voyageur.—Julyan promet à Armel d'aller les lui raconter ailleurs.—L'étranger commence ses récits.—Histoire d'Albrège, la Gauloise des bords du Rhin.—Margarid raconte à son tour l'histoire de son aïeule Siomara et d'un officier romain aussi débauché qu'avaricieux.—L'étranger fait de sévères reproches à Joel sur son amour pour les contes, et lui dit que le moment est venu de prendre la lance et l'épée.
La nombreuse famille de Joel, rangée en demi-cercle à l'extrémité de la grande salle, attendait la lutte avec impatience, tandis que Mamm' Margarid, ayant l'étranger à sa droite, Joel à sa gauche, et, deux des plus petits enfants sur ses genoux, levant sa quenouille, donna le signal du combat, de même qu'en l'abaissant elle devait donner le signal de le cesser.
Julyan et Armel se mirent nus jusqu'à la ceinture; ne gardant que leurs braies, ils se serrèrent de nouveau la main, se passèrent au bras gauche un bouclier de bois, recouvert de peau de veau marin, s'armèrent d'un lourd sabre de cuivre[74], et fondirent l'un sur l'autre avec impétuosité, de plus en plus animés par la présence de l'étranger, aux yeux duquel ils étaient jaloux de faire valoir leur adresse et leur courage. L'hôte de Joel semblait plus content qu'aucun autre de cette annonce de combat, et sa figure paraissait à tous encore plus mâle et plus fière.
[74] Pendant longtemps, et même lors de l'invasion romaine, les Gaulois ne se servaient que de sabres de cuivre très-affilés.
Julyan et Armel étaient aux prises: leurs yeux ne brillaient pas de haine, mais d'une fière outre-vaillance; ils n'échangeaient pas de paroles de colère, mais d'amicale joyeuseté, tout en se portant des coups terribles, et parfois mortels, s'ils n'eussent été évités avec adresse. À chaque estocade brillamment portée ou dextrement parée, au moyen du bouclier, hommes, femmes et enfants battaient des mains, et, selon les chances du combat, criaient, tantôt:
—Hèr!... hèr[75]!... Julyan!...
—Hèr!... hèr!... Armel!...
[75] Hèr! hèr! cri d'encouragement des Gaulois, analogue à l'évohë des Romains et des Grecs. (Sidoine-Appolinaire, liv. VI.)
De sorte que ces cris, la vue des combattants, le bruit du choc des armes, rappelant même au vieux grand dogue de guerre ses ardeurs de bataille, Deber-Trud, le mangeur d'hommes, poussait des hurlements féroces en regardant son maître, qui de sa main le calmait en le caressant.
Déjà la sueur ruisselait sur les corps jeunes, beaux et robustes de Julyan et Armel, égaux en courage, en vigueur, en prestesse; ils ne s'étaient pas encore atteints.
—Dépêchons, frère Julyan!—dit Armel en s'élançant sur son compagnon avec une nouvelle impétuosité.—Dépêchons pour entendre les beaux récits du voyageur...
—La charrue ne peut pas aller plus vite que le laboureur, frère Armel,—répondit Julyan.
Et en disant cela, il saisit son sabre à deux mains, se dressa de toute sa hauteur, et asséna un si furieux coup à son adversaire, que, bien que celui-ci, se jetant en arrière, eût tenté de parer avec son bouclier, le bouclier vola en éclats, et le sabre atteignit Armel à la tempe; de sorte qu'après s'être un instant balancé sur ses pieds, il tomba tout de son long sur le dos, tandis que tous ceux qui étaient là, admirant ce beau coup, battaient des mains en criant:
—Hèr!... hèr!... Julyan!...
Et Rabouzigued criait plus fort que les autres:
—Hèr!... hèr!...
Mamm' Margarid, après avoir abaissé sa quenouille pour annoncer la fin du combat, alla donner ses soins au blessé, tandis que Joel dit à l'inconnu en lui tendant la grande coupe:
—Ami hôte, tu vas boire ce vieux vin au triomphe de Julyan...
—Je bois au triomphe de Julyan et aussi à la vaillante défaite d'Armel!—répondit l'étranger;—car le courage du vaincu égale le courage du vainqueur... J'ai vu bien des combats! mais jamais déployer plus de bravoure et d'adresse!... Gloire à ta famille, Joel!... gloire à ta tribu!...
—Autrefois,—dit Joel,—ces combats du festin avaient lieu chez nous presque chaque jour... maintenant ils sont rares, et se remplacent par la lutte; mais le combat au sabre sent mieux son vieux Gaulois.
Mamm' Margarid, après avoir examiné le blessé, secoua deux fois la tête, pendant que Julyan soutenait son ami adossé à la muraille; une des jeunes femmes se hâta d'apporter un coffret rempli de linge, de baume, et contenant un petit vase rempli d'eau de gui[76]. Le sang coulait à flots de la blessure d'Armel; ce sang, étanché par Mamm' Margarid, laissa voir la figure pâle et les yeux demi-clos du vaincu.
[76] En Gaule, le gui était considéré, en sa qualité de plante sacrée, comme un spécifique universel. (Ammien Marcellin, liv. V.)
—Frère Armel,—lui disait Julyan de bonne amitié en se tenant à genoux près de lui,—frère Armel, ne faiblis pas pour si peu..... chacun son heure et son jour... Aujourd'hui tu es blessé, demain je le serai... Nous nous sommes battus en braves... L'étranger se souviendra des jeunes garçons de Karnak, et de la famille de Joel, le brenn de la tribu.
Armel, le visage baissé sur sa poitrine, le front couvert d'une sueur déjà glacée, ne paraissait pas entendre la voix de son ami. Mamm' Margarid secoua de nouveau la tête, se fit apporter sur une petite pierre des charbons allumés, y jeta de l'écorce de gui pulvérisée: une forte vapeur s'éleva des charbons, et Mamm' Margarid la fit aspirer à Armel. Au bout de quelques instants il ouvrit les yeux, regarda autour de lui comme s'il sortait d'un rêve... et dit enfin d'une voix faible:
—L'ange de la mort m'appelle... je vais aller continuer de vivre ailleurs[77]... Ma mère et mon père seront surpris et contents de me revoir si tôt... Moi aussi, je serai content de les revoir...
[77] Nous l'avons dit, selon la croyance druidique, l'on ne mourait pas, l'âme quittait ce monde pour un autre, et s'y revêtait d'une nouvelle enveloppe charnelle. Cette foi à la perpétuité de la vie, dans des existences successives, donnait aux Gaulois, en toute circonstance, ce mépris de la mort, signalé par tous les historiens de l'antiquité, car il constitue le trait le plus caractéristique de la race de nos pères.—Aristote assure que «les Gaulois poussaient le mépris du danger jusqu'à refuser de s'enfuir d'une maison prête à s'écrouler.»—Horace définit la Gaule: «La terre où l'on n'éprouve pas la peur de la mort;»—«Tandis que les Romains,—dit Polybe,—n'arrivaient au combat qu'après s'être rendus invulnérables, les Gaulois, se dépouillant de leurs vêtements habituels, y venaient presque nus; tel était le premier rang de leur armée, composé des plus jeunes, des plus beaux et des plus héroïques. Au premier abord, avant d'avoir fait l'épreuve du fer, l'ennemi lui-même éprouvait une sorte de terreur devant cette témérité surhumaine.»—«Coupés avec les haches à deux tranchants,—dit Pausanias,—ou déchirés à coups d'épée, l'emportement de leurs âmes (des Gaulois) ne faiblissait pas tant qu'ils respiraient; retirant les traits de leurs blessures, ils les retournaient contre les Grecs.»
Et il ajouta d'un ton de regret:
—J'aurais pourtant bien voulu entendre les beaux récits du voyageur...
—Quoi! frère Armel,—reprit Julyan, d'un air véritablement surpris et peiné,—tu partirais sitôt d'ici? Nous nous plaisions pourtant bien ensemble... Nous nous étions juré notre foi de saldunes de ne jamais nous quitter.
—Nous nous étions juré cela, Julyan?—reprit faiblement Armel.—Il en est autrement...
Julyan appuya son front dans ses deux mains et ne répondit rien.
Mamm' Margarid, savante en l'art de soigner les blessures, qu'elle avait appris d'une druidesse sa parente, posa la main sur le cœur d'Armel. Après quelques instants, elle dit à ceux qui étaient là et qui, de même que Joel et son hôte, entouraient le blessé:
—Teutâtès appelle Armel pour le conduire là où sont ceux qui nous ont devancés; il ne va pas tarder à s'en aller. Que ceux de nous qui ont à charger Armel de paroles pour les êtres qui nous ont précédés et qu'il va retrouver ailleurs... se hâtent.
Alors Mamm' Margarid, baisant au front celui qui allait mourir, lui dit:
—Tu donneras à tous ceux de notre famille le baiser de souvenir et d'espérance. Demain des lettres seront déposées pour eux sur ton bûcher[78].
[78] Cette foi dans la perpétuité de la vie se retrouvait dans toutes les circonstances et affectait nécessairement mille formes.—«Dans les funérailles (dit Diodore de Sicile), les Gaulois déposent des lettres écrites aux morts par leurs parents, afin qu'elles soient lues par les défunts qui les ont précédés.»—En citant ce passage de Diodore, Jean Raynaud (dans son ouvrage sur le Druidisme) ajoute ces belles paroles: «Que de regards devaient donc suivre, en imagination, ces voyageurs, plonger à travers l'espace avec eux, assister à leur arrivée, à leur étonnement, à leur réception! Si l'on ne pouvait empêcher les larmes, du moins brillait toujours sur les lèvres le sourire de l'espérance.»
—Je leur donnerai pour vous le baiser de souvenir et d'espérance, Mamm' Margarid,—répondit Armel d'une voix faible.—Et il ajouta d'un air toujours contrarié:—J'aurais pourtant bien aimé à entendre les beaux récits du voyageur.
Ces paroles parurent faire réfléchir Julyan, qui soutenait toujours la tête de son ami, et le regardait d'un air triste.
Le petit Sylvest, fils de Guilhern, enfant tout vermeil à cheveux blonds, qui d'une main tenait la main de sa mère Hénory, s'avança un peu, et s'adressant au moribond:
—J'aimais bien le petit Alanik; il s'en est allé l'an passé... Tu lui diras que le petit Sylvest se souvient toujours de lui, et pour moi tu l'embrasseras, Armel.
Puis, quittant la main de sa mère, le petit garçon baisa, de sa bouche enfantine, le front déjà glacé du mourant, qui répondit à l'enfant en lui souriant:
—Pour toi, petit Sylvest, j'embrasserai le petit Alanik.—Et Armel ajouta encore:—J'aurais pourtant bien voulu entendre les beaux récits du voyageur.
Un autre homme de la famille de Joel dit au mourant:
—J'étais ami d'Hoüarné, de la tribu de Morlec'h, notre voisine. Il a été tué sans défense pendant son sommeil, il y a peu de temps. Tu lui diras, Armel, que Daoülas, son meurtrier, a été découvert, jugé et condamné par les druides de Karnak, et que son sacrifice aura lieu bientôt. Hoüarné sera content d'apprendre la punition de Daoülas, son meurtrier.
Armel fit signe qu'il donnerait cette nouvelle à Hoüarné.
Rabouzigued, cause de tout cela, non par méchanceté, mais par l'intempérance de sa langue, s'approcha aussi pour donner une commission à celui qui s'en allait ailleurs... et lui dit:
—Tu sais qu'à la huitième lune de ce mois-ci, le vieux Mark, qui demeure près de Glen'han, est tombé malade; l'ange de la mort lui disait aussi de se préparer à partir bientôt. Le vieux Mark n'était point prêt, il désirait assister aux noces de la fille de sa fille. Le vieux Mark, n'étant donc point prêt, pensa à trouver quelqu'un qui voulût s'en aller à sa place (ce qui devait satisfaire l'ange de la mort), et demanda au druide, son médecin, s'il ne connaîtrait pas un remplaçant[79]. Le druide lui a répondu que Gigel de Nouarën, de notre tribu, passait pour serviable, et que peut-être il consentirait à partir à la place du vieux Mark, afin de l'obliger et pour être agréable aux dieux, toujours touchés de ces sacrifices; Gigel a librement consenti. Le vieux Mark lui a fait cadeau de dix pièces d'argent à tête de cheval, qui ont été distribuées par Gigel à ses amis avant de s'en aller; puis, vidant joyeusement sa dernière coupe, il a tendu sa tête au couteau sacré, au bruit du chant des bardes. L'ange de la mort a accepté l'échange, car le vieux Mark a vu marier la fille de sa fille, et il est aujourd'hui en bonne santé....
[79] Voici ce que dit Posidonius sur cette coutume étrange:—«Un Gaulois tombait-il sérieusement malade, c'était pour lui un avertissement de l'ange de la mort de se tenir prêt à partir; mais que cet homme eût d'importantes affaires à terminer, qu'une famille l'enchaînât à la vie, que la mort lui fût enfin un contre-temps, si aucun de ses clients ou de ses proches n'était en disposition de partir à sa place, il faisait chercher un remplaçant. Celui-ci arrivait bientôt accompagné d'une troupe d'amis; stipulant une somme pour prix de sa peine, il la distribuait souvent en cadeaux de départ à ses compagnons. Parfois il s'agissait simplement d'un tonneau de vin: on dressait une estrade, on faisait une espèce de fête; puis le banquet terminé, le héros se couchait sur son bouclier et se faisait trancher les liens du corps par le couteau sacré.»—Si cette coutume de nos pères semble barbare dans sa grandeur naïve, n'oublions pas que de nos jours le riche qui craint les fatigues de la vie de soldat ou qui a peur de mourir à la guerre achète aussi un remplaçant.
—Veux-tu donc partir à ma place, Rabouzigued?—demanda le mourant.—Je crains qu'il soit bien tard...
—Non, non, je ne veux point partir à ta place,—se hâta de répondre Rabouzigued.—Je te prie seulement de remettre à Gigel ces trois pièces d'argent que je lui devais; je n'ai pu m'acquitter plus tôt. Je craindrais que Gigel ne revînt me demander son argent au clair de la lune, sous la figure d'un démon.
Et Rabouzigued, fouillant dans son petit sac de peau d'agneau, prit trois pièces d'argent à tête de cheval, qu'il plaça dans la saie d'Armel[80].
[80] La plupart des monnaies gauloises portaient pour effigie une tête de cheval. Quant à la coutume de charger les mourants de payer les dettes contractées, ou d'en contracter de payables après la mort, voici ce que disent les historiens sur cette coutume, qui prouve combien était profondément enracinée dans l'esprit gaulois la foi à la perpétuité de la vie:—«On se prêtait de l'argent à rembourser dans l'autre monde,—dit Pomponius Mêla,—et même le remboursement des créances était remis après la mort.»—«Après avoir quitté les murs de Marseille,—dit Valère Maxime,—je trouvai cette ancienne coutume des Gaulois, qui ont institué, comme on sait, de se prêter mutuellement de l'argent à rembourser après la mort, car ils sont persuadés que les âmes des hommes sont éternelles.»
—Je remettrai tes pièces d'argent à Gigel,—dit le mourant, dont on entendait à peine la voix. Et il murmura une dernière fois à l'oreille de Julyan:—J'aurais... pourtant... bien aimé... à... entendre... les beaux récits... du... voyageur...
—Sois content, frère Armel,—lui répondit alors tout bas Julyan.—Je vais les bien écouter, ce soir, pour les retenir, ces beaux récits; et demain... j'irai te les dire... Je m'ennuierais ici sans toi... Nous nous sommes juré notre foi de saldunes de ne jamais nous quitter; j'irai donc continuer de vivre ailleurs avec toi[81].
[81] —«Il y a des Gaulois,—dit Pomponius Mêla,—qui se placent volontairement sur le bûcher de leurs amis, comme devant continuer de vivre ensemble après la mort.»
—Vrai... tu viendras?—dit le mourant, que cette promesse parut rendre très-heureux,—tu viendras... demain?
—Demain, par Hésus... je te le jure, Armel, je viendrai.
Et toute la famille, entendant la promesse de Julyan, le regarda avec estime. Le blessé parut encore plus satisfait que les autres, et dit à son ami d'une voix expirante:
—Alors, à bientôt, frère Julyan... et écoute attentivement... le récit... Maintenant... adieu... adieu... à vous tous de notre tribu...
Et Armel agita ses mains agonisantes vers ceux qui l'entouraient.
Et de même que des parents amicalement unis s'empressent autour de l'un d'eux, au moment où il part pour un long voyage, durant lequel il doit trouver des personnes restées chères au souvenir de tous, chacun serrait les mains d'Armel, et le chargeait de tendres paroles pour ceux de la famille ou de la tribu qu'il allait revoir.
Lorsque Armel fut mort, Joel abaissa les paupières de son parent, le fit transporter près de l'autel de pierres grises, au-dessus duquel était le bassin de cuivre où trempaient sept brins de gui.
Ensuite on couvrit le corps avec les rameaux de chêne dont on dégarnit l'autel, de sorte qu'au lieu du cadavre l'on ne vit bientôt plus qu'un monceau de verdure, auprès duquel Julyan restait assis.
Le chef de la famille, emplissant alors de vin la grande coupe jusqu'aux bords, y trempa ses lèvres, et dit en la présentant à l'étranger:
—Que le voyage d'Armel soit heureux, car Armel a toujours été juste et bon; qu'il traverse, sous la conduite de Teutâtès, ces espaces et ces pays merveilleux d'outre-tombe, que nul de nous n'a parcouru... que tous nous parcourrons... qu'Armel retrouve bientôt ceux que nous avons aimés, et qu'il les assure que nous les aimons!...
Et la coupe circulant à la ronde, les femmes et les jeunes filles firent des vœux pour l'heureux voyage d'Armel, puis l'on releva les restes du repas, et tous s'assirent autour du foyer, attendant impatiemment les récits promis par l'étranger.
Celui-ci, voyant tous les regards fixés sur lui avec une grande curiosité, dit à Joel:
—C'est donc un récit que l'on veut de moi?
—Un récit!—s'écria Joel,—dis donc vingt récits, cent récits. Tu as vu tant de choses! tant d'hommes! tant de pays! un récit! ah! par le bon Ogmi, tu n'en seras pas quitte pour un récit, ami hôte.
—Oh non! oh non!—répétèrent toutes les personnes de la famille d'un air très-déterminé,—oh non! il nous faut plus d'un récit.
—Il y aurait pourtant mieux à faire, dans les temps où nous vivons, que de raconter et d'écouter de frivoles histoires...—dit l'étranger d'un air pensif et sévère.
—Je ne te comprends pas,—reprit Joel non moins surpris que sa famille; et tous pendant un moment regardèrent silencieusement le voyageur.
—Non, tu ne me comprends pas, je le vois,—dit tristement l'inconnu.—Alors, je vais tenir ma promesse... chose promise, chose due...
Puis il ajouta en montrant Julyan toujours assis au fond de la salle à côté du corps d'Armel couvert de feuillage:
—Il faut bien que ce jeune homme ait demain à raconter quelque chose à son ami, lorsqu'il ira le retrouver... ailleurs.
—Va, notre hôte... conte,—répondit Julyan, le front toujours appuyé dans ses deux mains,—conte... je ne perdrai pas une de tes paroles... Armel saura le récit tel que tu vas le dire...
—«Il y a deux ans, voyageant chez les Gaulois des bords du Rhin,—reprit l'étranger;—je me trouvais un jour à Strasbourg[82]. J'étais sorti de la ville pour me promener au bord du fleuve. Bientôt je vis arriver une grande foule de gens, ils suivaient un homme et une femme, jeunes tous deux, beaux tous deux, qui portaient sur un bouclier, dont ils tenaient les côtés, un petit enfant né à peine depuis quelques jours. L'homme avait l'air inquiet et sombre, la femme était pâle et calme. Tous deux s'arrêtèrent sur la rive du fleuve, à un endroit où il est très-rapide. La foule s'arrêta comme les deux personnes qu'elle accompagnait. Je m'approchai, et demandai à quelqu'un quels étaient cet homme et cette femme.—L'homme se nomme Vindorix, et la femme Albrège; ils sont époux,—me répondit-on.—Alors je vis Vindorix, l'air de plus en plus sombre, s'approcher de son épouse, et il lui dit: Voici le moment venu...
[82] Alors nommé Argentoratum.
»Tu le veux?—répondit Albrège,—tu le veux?...
»Oui,—reprit son époux.—Je doute... je veux la certitude.
»Qu'il en soit ainsi...—dit-elle.
»Alors, prenant à lui seul le bouclier, où était son petit enfant, qui lui souriait en lui tendant les bras, Vindorix entra dans le fleuve jusqu'à la ceinture, leva un instant le bouclier et l'enfant au-dessus de sa tête, se retournant une dernière fois vers sa femme comme pour la menacer de ce qu'il allait faire... mais, elle, le front haut, le regard assuré, se tenait debout au bord du fleuve, immobile comme une statue, les bras croisés sur son sein... Alors elle étendit sa main droite vers son mari, et sembla lui dire:
»Fais...
»À ce moment, un frémissement courut dans la foule; car Vindorix ayant placé sur les flots le bouclier où se trouvait l'enfant, l'abandonna dans cette dangereuse nacelle au rapide courant du fleuve...»
—Ah! le méchant homme!—s'écria Mamm' Margarid, émue de ce récit, ainsi que toute la famille de Joel.—Et sa femme!... sa femme... qui reste sur la rive?...
—Mais quelle était la cause de cette barbarie, ami hôte?—demanda Hénory, la jeune femme de Guilhern, en embrassant ses deux enfants, son petit Sylvest et sa petite Siomara, qu'elle tenait sur ses genoux, comme si elle eût craint de les voir exposés à un péril semblable.
L'étranger mit un terme à ces questions en demandant le silence par un geste, et poursuivit:
—«À peine le courant eut-il emporté le bouclier où se trouvait l'enfant, que le père leva au ciel ses mains jointes et tremblantes, comme s'il eût invoqué les dieux. Il suivait des yeux le bouclier avec une sombre angoisse, malgré lui se penchant à droite si le bouclier penchait à droite, ou à gauche si le bouclier penchait à gauche... La mère, au contraire, les bras toujours croisés sur sa poitrine, suivait le bouclier des yeux, d'un regard si ferme, si tranquille, qu'elle ne semblait rien craindre pour son enfant.»
—Rien craindre!—s'écria Guilhern.—Voir son enfant ainsi exposé à une mort presque certaine... car il va périr...
—Mais cette mère était donc dénaturée!...—s'écria Hénory, la femme de Guilhern.
—Et pas un homme dans cette foule pour se jeter à l'eau et sauver l'enfant!—dit Julyan en pensant à son ami.—Ah! voici qui courroucera le bon cœur d'Armel, quand je lui dirai ce récit.
—N'interrompez donc pas à chaque instant!—s'écria Joel.—Continue, ami hôte... puisse Teutâtès, qui préside aux voyages de ce monde et des autres, veiller sur ce pauvre petit!
—«Par deux fois,—reprit l'étranger,—le bouclier faillit s'engouffrer avec l'enfant dans un des tourbillons du fleuve; la mère seule ne sourcilla pas... Et bientôt on vit, voguant comme un petit esquif, le bouclier, descendre paisiblement le cours de l'eau... Alors toute la foule cria en battant des mains:
»La barque! la barque!
»Deux hommes coururent, mirent une barque à flots, et forçant de rames, ils atteignirent en peu d'instants le bouclier, et le retirèrent de l'eau, ainsi que l'enfant, qui s'était endormi...»
—Grâce aux dieux, il est sauvé!—dit presque tout d'une voix la famille de Joel, comme si elle eût été délivrée d'une appréhension douloureuse.
Et l'étranger continua, s'apercevant qu'on allait l'interrompre par de nouvelles questions:
—«Pendant que l'on retirait de l'eau le bouclier et l'enfant, son père, Vindorix, dont les traits était devenus aussi radieux qu'ils avaient été sombres jusqu'alors, courut à sa femme, lui tendit les bras en s'écriant:
»Albrège!... Albrège!... tu disais vrai... tu m'as été fidèle...
»Mais Albrège, repoussant son mari d'un geste, lui répondit fièrement:—Certaine de mon honneur, je n'ai pas craint l'épreuve... J'étais tranquille sur le sort de mon enfant; les dieux ne pouvaient punir une mère innocente par la perte de son fils..... Mais... femme soupçonnée, femme outragée... je garderai mon enfant; tu ne nous verras plus, ni lui, ni moi... toi qui as douté de l'honneur de ton épouse!
»À ce moment, on rapportait en triomphe l'enfant... Sa mère se jeta sur lui, de même qu'une lionne sur son petit, l'enserra passionnément entre ses bras; et autant elle avait été jusque-là calme et assurée, autant elle fut violente dans les embrassements dont elle couvrit son enfant, qu'elle emporta en se sauvant comme avec une proie.»
—Ah! c'était une vraie Gauloise que celle-là!—dit la femme de Guilhern.—Femme soupçonnée... femme outragée... ces mots sont fiers... je les aime!
—Mais,—reprit Joel,—cette épreuve est donc une coutume des Gaulois des bords du Rhin?
—Oui,—répondit l'inconnu.—Le mari qui soupçonne sa femme d'avoir déshonoré son lit met l'enfant qui naît d'elle sur un bouclier, et l'expose au courant du fleuve... Si l'enfant surnage, l'innocence de la femme est prouvée; s'il s'abîme dans les flots, le crime de la mère est avéré[83]...
[83] Cette superstition, dit M. Amédée Thierry dans son Histoire des Gaulois, t. II, p. 63, a inspiré à un poëte grec inconnu quelques vers pleins de grâce, qui méritent de trouver place ici:
«C'est le Rhin, ce fleuve au cours impétueux, qui éprouve chez les Gaulois la sainteté du lit conjugal.—À peine le nouveau-né, descendu du sein maternel, a-t-il poussé le premier cri, que l'époux s'en empare.—Il le couche sur son bouclier et court l'exposer aux caprices des flots; car il ne sentira pas dans sa poitrine battre un cœur de père avant que le fleuve, juge et vengeur du mariage, ait prononcé l'arrêt fatal.—Ainsi donc, aux douleurs de l'enfantement succèdent pour la mère d'autres douleurs; elle connaît le véritable père, et pourtant elle tremble dans de mortelles angoisses, elle attend ce que décidera l'onde inconstante.» (Julian., Épist. XV, ad Maxim, philos.—Idem, Orat. in Constant, imper.—Anthiol, l. I, ch. lxiii.)
—Et cette vaillante épouse, ami hôte,—demanda Hénory, femme de Guilhern,—comment était-elle vêtue? Portait-elle des tuniques semblables aux nôtres?
—Non,—dit l'étranger;—leur tunique est très-courte et de deux couleurs: le corsage bleu, je suppose, et la jupe rouge; souvent elle est brodée d'or ou d'argent.
—Et les coiffes,—demanda une jeune fille,—sont-elles blanches et carrées comme les nôtres?
—Non; elles sont noires et évasées, souvent ornées de fils d'or ou d'argent.
—Et les boucliers,—demanda Guilhern,—sont-ils faits comme les nôtres?
—Ils sont plus longs,—répondit le voyageur;—mais ils sont peints de couleurs tranchantes, disposées en carreaux, ordinairement rouges et blancs.
—Et les mariages, comment se font-ils?—demanda une jeune fille.
—Et leurs troupeaux, sont-ils aussi beaux que les nôtres?—dit un vieillard.
—Et ont-ils comme nous de vaillants coqs de combat[84]?—demanda un enfant.
[84] Les coqs de combat gaulois, dont l'image surmontait leur enseigne de guerre, étaient très-recherchés.—«... Pour récompenser l'enfant de sa docilité, je lui donnerai deux coqs gaulois des plus acharnés au combats.» (Pétronne, Satyricon, ch. lxxxvi.)
De sorte que Joel, voyant l'étranger si fort accablé de questions, dit aux questionneurs:
—Assez, assez, vous autres... laissez donc souffler notre ami; vous êtes à crier autour de lui comme une volée de mouettes.
—Et payent-ils comme nous l'argent qu'ils doivent aux morts?—demanda Rabouzigued, malgré la recommandation de Joel de ne plus questionner l'étranger.
—Oui; leur coutume est la nôtre,—répondit l'inconnu,—et ils ne sont pas idolâtres comme un homme de l'Asie, que j'ai rencontré à Marseille, qui prétendait, selon sa religion, que nous continuons de vivre après notre mort, non plus revêtus de formes humaines, mais de formes d'animaux.
—Hèr!... hèr!...—cria Rabouzigued en grande inquiétude.—S'il en était ainsi que disent ces idolâtres, Daoülas, tué la lune passée par un meurtrier, habite peut-être le corps d'un poisson?... et je lui ai envoyé trois pièces d'argent par Armel, qui habite peut-être à cette heure le corps d'un oiseau?... Comment un oiseau pourra-t-il remettre des pièces d'argent à un poisson?... Hèr!... Hèr!...
—Notre ami te dit que cette croyance est une idolâtrie, Rabouzigued...—reprit sévèrement Joel.—Ta crainte est donc impie.
—Il en doit être ainsi...—reprit tristement Julyan.—Car, que deviendrais-je, moi, qui demain vais rejoindre Armel par serment et par amitié, si je le retrouvais oiseau, moi étant devenu cerf des bois ou bœuf des champs?...
—Ne crains rien, jeune homme,—dit l'étranger à Julyan;—la religion de Hésus est la seule vraie; elle nous enseigne que nous retrouvons après la mort des corps plus jeunes et plus beaux.
—C'est là mon espoir!—dit Rabouzigued, le nabot.
—Ce que c'est que de voyager!—reprit Joel;—que de choses l'on apprend! Mais, tiens, pour ne pas être en reste avec toi, récit pour récit, fière Gauloise pour fière Gauloise... demande à Margarid de te raconter la belle action d'une de ses aïeules; il y a à peu près cent trente ans de cela, lorsque nos pères étaient allés jusqu'en Asie fonder la nouvelle Gaule; car il est peu de terres dans le monde qu'ils n'aient touchées de leurs semelles.
—Après le récit de ta femme,—reprit l'étranger,—puisque tu veux parler de nos pères, je t'en parlerai aussi, moi... et par Ritha-Gaür!... jamais le moment n'aura été mieux choisi; car pendant que nous racontons et écoutons ici des récits, vous ne savez pas ce qui se passe, vous ignorez qu'en ce moment peut-être...
—Pourquoi t'interrompre?—dit Joel surpris.—Que se passe-t-il donc pendant que nous faisons ici des contes? Qu'y a-t-il de mieux à faire au coin de son foyer, pendant les longues et froides soirées d'automne?...
Mais l'étranger, au lieu de répondre à Joel, dit respectueusement à Mamm' Margarid:
—J'écouterai le récit de l'épouse de Joel.
—C'est un récit très-simple,—répondit Margarid tout en filant sa quenouille,—un récit simple comme l'action de mon aïeule... Elle se nommait Siomara.
—Et en son honneur,—dit Guilhern interrompant sa mère, et montrant avec orgueil à l'étranger une enfant de huit ans, d'une beauté merveilleuse,—en l'honneur de notre aïeule Siomara, aussi belle que vaillante, j'ai donné son nom à ma petite fille que voici.
—On ne peut voir une enfant plus charmante,—dit l'inconnu frappé de l'adorable figure de la petite Siomara.—Elle aura, j'en suis certain, la vaillance de son aïeule comme elle en a la beauté.
Hénory, la mère de l'enfant, rougit de plaisir à ces paroles, et dit à Mamm' Margarid en souriant:
—Je n'ose pas blâmer Guilhern de vous avoir interrompue, car il m'a valu ce compliment.
—Ce compliment m'est aussi doux qu'à toi, ma fille,—dit Mamm' Margarid, et elle reprit ainsi son récit:
—«Mon aïeule se nommait Siomara; elle était fille de Ronan. Son père l'avait conduite dans le bas Languedoc, où il allait commercer. Les Gaulois de ce pays[85] se préparaient alors à l'expédition d'Orient. leur chef, nommé Oriëgon, vit mon aïeule, fut frappé de son extrême beauté, s'en fit aimer, l'épousa. Siomara partit avec son mari pour l'expédition d'Orient. D'abord, on triompha; puis les Romains, toujours jaloux des possessions gauloises, vinrent attaquer nos pères. Dans l'un de ces combats, Siomara, qui, selon son devoir et son cœur, accompagnait Oriëgon, son mari, à la bataille, dans son chariot de guerre, fut, durant le combat, séparée de son époux, faite prisonnière et mise sous la garde d'un officier romain, avare et débauché. Ce Romain, frappé de la grande beauté de Siomara, tenta de la séduire; elle le méprisa. Alors, abusant du sommeil de sa captive, il lui fit violence...»
[85] Alors les Gaulois Tectosages.
—Tu entends, Joel,—s'écria l'inconnu avec indignation,—tu entends... un Romain; l'aïeule de ta femme subir un pareil outrage!
—Écoute la fin du récit, ami hôte,—dit Joel;—tu verras que Siomara vaut la Gauloise du Rhin.
—«L'une comme l'autre,—poursuivit Margarid,—se sont montrées fidèles à cette maxime: Il y a trois sortes de pudeur chez la femme gauloise:—la première, lorsque son père dit en sa présence qu'il accorde sa main à celui qu'elle aime;—la deuxième, lorsque pour la première fois elle entre au lit de son mari;—la troisième, lorsqu'elle paraît ensuite devant les hommes. Le Romain avait fait violence à Siomara, sa captive. Son désir assouvi, il lui proposa la liberté moyennant rançon. Elle accepta la proposition, et engagea le Romain à envoyer un de ses serviteurs, prisonnier comme elle, au camp des Gaulois, pour dire à Oriëgon, ou en l'absence de celui-ci à ses amis, d'apporter la rançon en un lieu désigné. Le serviteur partit pour le camp gaulois. L'avaricieux Romain, voulant recevoir lui-même la rançon et ne la partager avec personne, conduisit seul Siomara au lieu convenu. Les amis d'Oriëgon se trouvèrent là avec l'or de la rançon. Pendant que le Romain comptait la somme fixée, Siomara s'adressant aux Gaulois dans leur langue commune, leur dit d'égorger l'infâme... Cela fut fait... Alors Siomara lui coupa la tête, l'emporta dans un pan de sa robe, et retourna au camp gaulois. Oriëgon, fait prisonnier de son côté, était parvenu à s'échapper, et arrivait au camp en même temps que sa femme. Celle-ci, à la vue de son époux, laisse tomber à ses pieds la tête du Romain, et s'adressant à Oriëgon:—Cette tête est celle d'un homme qui m'avait outragée... Nul autre que toi ne pourra dire qu'il m'a possédée...»
Et après ce récit, Mamm' Margarid continua de filer sa quenouille.
—Ne te disais-je pas, ami,—reprit Joel,—que Siomara, l'aïeule de Margarid, valait ta Gauloise des bords du Rhin?
—Et ce noble nom ne doit-il pas porter bonheur à ma petite fille?—ajouta Guilhern en baisant tendrement la tête blonde de son enfant.
—Ce mâle et chaste récit est digne des lèvres qui l'ont prononcé,—dit l'étranger.—Il prouve aussi que les Romains, nos ennemis implacables, n'ont pas changé... Cupides et débauchés... tels ils étaient... tels ils sont encore. Et puisque nous parlons de Romains avides et débauchés, et que vous aimez les récits,—ajouta l'étranger avec un sourire amer,—vous saurez que j'ai été à Rome... et que là j'ai vu... Jules César... le plus fameux des généraux romains, et aussi le plus cupide, le plus infâme débauché qu'il y ait dans toute l'Italie; car de ses débauches infâmes je n'oserais parler devant des femmes et des filles.
—Ah! tu as vu ce fameux Jules César? Quel homme est-ce? demanda curieusement Joël.
L'étranger regarda le brenn comme s'il eût été très-surpris de sa question, et répondit, paraissant contraindre sa colère:
—César touche à l'âge mûr; il est de taille élevée; son visage est maigre et long, son teint pâle, son œil noir, son front chauve; et, comme cet homme réunit tous les vices des plus mauvaises femmes romaines, il a, ainsi qu'elles, l'orgueil de sa personne; aussi, pour dissimuler qu'il est chauve, porte-t-il toujours une couronne de feuilles d'or. Ta curiosité est-elle satisfaite, Joel? Veux-tu savoir encore que César tombe d'épilepsie? veux-tu savoir...
Mais l'inconnu n'acheva pas, et s'écria en regardant la famille du brenn avec un grand courroux:
—Par la colère de Hésus! ignorez-vous donc tous, tant que vous êtes ici, capables de prendre le sabre et la lance, et insatiables de vains récits, ignorez-vous donc qu'une armée romaine, après avoir envahi, sous le commandement de César, la moitié de nos provinces, prend ses quartiers d'hiver dans l'Orléanais, la Touraine et l'Anjou?
—Oui, oui, nous avions entendu parler de ces choses,—dit tranquillement Joel.—Des gens de l'Anjou, qui sont venus nous acheter des bœufs et des porcs, nous ont appris cela.
—Et c'est avec cette insouciance que tu parles de l'invasion romaine en Gaule?—s'écria le voyageur.
—Jamais les Gaulois bretons n'ont été envahis par l'étranger,—répondit fièrement le brenn de la tribu de Karnak.—Nous resterons vierges de cette souillure... Nous sommes indépendants des Gaulois du Poitou, de la Touraine, de l'Orléanais et des autres provinces, de même qu'ils sont indépendants de nous. Ils ne nous ont pas demandé secours. Nous ne sommes pas faits pour aller nous offrir à leurs chefs et guerroyer sous eux: que chacun sauvegarde son honneur et sa province... Les Romains sont en Touraine... mais d'ici à la Touraine il y a loin.
—De sorte, que si les pirates du Nord égorgeaient ton fils Albinik, le marin, et sa vaillante femme Méroë, cela ne te toucherait point, parce que ce meurtre aurait été commis loin d'ici?
—Tu plaisantes. Mon fils est mon fils... Les Gaulois des autres provinces que la mienne ne sont pas mes fils!
—Ne sont-ils pas ainsi que toi les fils d'un même Dieu, comme te l'apprend la religion des druides? S'il en est ainsi, tous les Gaulois ne sont-ils pas frères? et l'asservissement, le sang d'un frère, ne crient-ils pas vengeance? De ce que l'ennemi n'est pas à la porte de ta maison... tu es sans inquiétude? Ainsi la main, sachant le pied gangrené, peut se dire: «Moi, je suis saine et le pied est loin de la main... Je n'ai point à m'inquiéter de ce mal...» Aussi, la gangrène n'étant pas arrêtée, monte du pied aux autres membres, et bientôt le corps périt tout entier.
—À moins que la main saine ne prenne une hache,—dit le brenn—et ne coupe le pied d'où vient le mal.
—Et que devient un corps ainsi mutilé, Joel?—reprit Mamm' Margarid, qui avait écouté en silence.—Quand les plus belles provinces de notre pays auront été envahies par l'étranger? que deviendra le reste de la Gaule? Ainsi mutilée, démembrée, comment se défendra-t-elle contre ses ennemis?
—La digne épouse de mon hôte parle avec sagesse,—dit respectueusement le voyageur en s'adressant à Mamm' Margarid;—ainsi que toute matrone gauloise, elle tiendra sa place au conseil public aussi bien qu'au milieu de sa maison.
—Tu dis vrai,—reprit Joel;—Margarid a le cœur vaillant et l'esprit sage; souvent son avis est meilleur que le mien... je le dis avec contentement... Mais cette fois j'ai raison. Quoi qu'il arrive du reste de la Gaule, jamais le Romain ne mettra le pied dans notre vieille Bretagne. Elle a pour se défendre ses écueils, ses marais, ses forêts, ses rochers et surtout... ses Bretons.
À ces paroles de son époux, Mamm' Margarid secoua la tête; mais tous les hommes de la famille de Joel applaudirent à ce qu'il avait dit.
Alors l'inconnu reprit d'un air sombre:
—Soit, un dernier récit; mais que celui-là vous tombe à tous sur le cœur comme de l'airain brûlant, puisque les sages paroles de la matrone de la maison ont été vaines.
Tous regardèrent l'étranger avec surprise, et il commença son récit.
CHAPITRE IV.
Le voyageur fait le récit qui doit tomber comme de l'airain brûlant sur le cœur de Joel, assez insensé pour avoir répondu qu'il y avait loin de la Touraine à la Bretagne.—Joel commence d'autant mieux à comprendre l'utilité de cette leçon, que soudain ses deux fils, Mikaël, l'armurier, et Albinik, le marin, arrivant d'Auray au milieu de la nuit, apportent de redoutables nouvelles.
Le voyageur, d'un air sombre et sévère, commença son récit en ces termes:
«—Depuis deux ou trois mille ans, peut-être, une famille vit ici, en Gaule. D'où est-elle venue, cette famille, pour occuper la première ces grandes solitudes aujourd'hui si peuplées? Sans doute elle était venue du fond de l'Asie[86][A], cet antique berceau des races humaines, aujourd'hui caché dans la nuit des temps: Cette famille a toujours conservé un caractère qui lui est propre et ne se retrouve chez aucun autre peuple du monde; loyale, hospitalière, généreuse, vive, gaie, railleuse, aimant à conter et surtout à entendre raconter, intrépide dans le combat, bravant la mort plus héroïquement qu'aucune nation, parce qu'elle sait, par sa religion, ce que c'est que la mort... Voilà les qualités de cette famille. Étourdie, vagabonde, présomptueuse, inconstante, curieuse de toute nouveauté, encore plus avide de voir des pays inconnus que de les conquérir, s'unissant aussi facilement qu'elle se divise, trop orgueilleuse et trop changeante pour soumettre ou accommoder son avis à celui de ses voisins, ou, si elle y consent, incapable de marcher longtemps de concert avec eux, quoiqu'il s'agisse des intérêts communs les plus importants... voilà les vices de cette famille; en bien et en mal, ainsi elle a toujours été depuis des siècles, ainsi est-elle encore aujourd'hui, ainsi sera-t-elle sans doute demain!»
[86] Voir note (A) à la fin du volume, où les notes seront classées désormais pour la régularité du texte.
—Eh, eh, si je ne me trompe,—reprit le brenn en riant,—tous tant Gaulois que nous sommes! nous serions un peu de cette famille-là...
—Oui,—dit l'inconnu,—pour son malheur... et pour la joie de ses ennemis... tel a-t-il été et est le caractère de notre peuple!
—Avoue du moins que, malgré ce caractère, ce cher peuple gaulois a bien fait son chemin dans le monde! car il est peu de terres où ce grand vagabond curieux, comme tu l'appelles, n'ait été promener ses chausses, le nez au vent et l'épée sur la cuisse...
—Tu dis vrai; tel est notre esprit d'aventure: toujours marcher en avant et vers l'inconnu, plutôt que de s'arrêter et de fonder. Aussi, aujourd'hui, le tiers de la Gaule est au pouvoir des Romains, tandis qu'il y a plusieurs siècles la race gauloise, par ses conquêtes exagérées, occupait, en outre de la Gaule, l'Angleterre, l'Irlande, la haute Italie, la rive droite du Danube, le pays d'outre-mer, jusqu'au Danemark, et ce n'était pas assez, car on dirait que notre race devait se répandre dans tout le monde! Les Gaulois du Danube s'en allaient en Macédoine, en Thrace, en Thessalie; d'autres, traversant le Bosphore et l'Hellespont, atteignaient l'Asie-Mineure, fondaient la nouvelle Gaule, et devenaient ainsi arbitres de tous les rois de l'Orient.
—Jusqu'ici,—reprit le brenn,—il me semble que nous n'avons pas à regretter notre caractère, que tu juges sévèrement?
—Et qu'est-il donc resté de ces folles batailles entreprises par l'orgueil des rois qui alors régnaient sur les Gaules? Ces conquêtes lointaines ne nous ont-elles pas échappé? Les Romains, nos ennemis implacables et toujours grandissant, n'ont-ils pas soulevé tous les peuples contre nous? n'avons-nous pas été obligés d'abandonner ces possessions inutiles: l'Asie, la Grèce, l'Allemagne, l'Italie? Voilà donc le fruit de tant d'héroïsme, de tant de sang versé? Voilà donc où nous avait conduits l'ambition des rois usurpateurs du pouvoir des druides!
—À cela je n'ai rien à répondre. Tu as raison, il n'était pas besoin de nous aller promener si loin pour ne rapporter à nos semelles que du sang et de la poussière des pays étrangers. Mais, si je ne me trompe, vers ces temps-là, les fils du brave Ritha-Gaür, qui s'est fait une blouse avec la barbe des rois qu'il a rasés, voyant dans ceux-ci les bouchers du peuple et non ses pasteurs, ont mis bas les royautés?
—Oui, grâce aux dieux, une époque de vraie grandeur, de paix, de prospérité, a succédé aux conquêtes stériles et sanglantes des royautés. Débarrassée de ses inutiles possessions, réduite à de sages limites, ses frontières naturelles, le Rhin, les Alpes, les Pyrénées, l'Océan, la république des Gaules a été la reine et l'envie du monde. Son sol fertile, cultivé comme nous savons le cultiver, produisait tout avec abondance; les rivières étaient couvertes de bateaux marchands; les mines d'or, d'argent, de cuivre, augmentaient chaque jour sa richesse; de grandes villes s'élevaient de toutes parts. Les druides, répandant partout les lumières, prêchaient l'union aux provinces, et en donnaient l'exemple en convoquant, une fois par an, dans le pays chartrain, centre des Gaules, une assemblée solennelle, où se traitaient les intérêts généraux du pays. Chaque tribu, chaque canton, chaque cité, nomment leurs magistrats; chaque province était une république, qui, selon la pensée des druides, venait se fondre dans la grande république des Gaules, et ne faire ainsi qu'un seul corps tout-puissant par son union[B].
—Les pères de nos grands-pères ont encore vu cet heureux temps-là, ami hôte!
—Et leurs fils n'ont vu que ruines et malheurs! Qu'est-il arrivé? la race maudite des rois détrônés se joint à la race non moins maudite de leurs anciens clients ou seigneurs, et tous, irrités d'être dépossédés de leur autorité, espèrent la ressaisir au milieu des malheurs publics, et exploitent avec une perfidie infâme l'inconstance, l'orgueil, l'indiscipline de notre caractère qu'améliorait déjà la puissante influence des druides; les rivalités de province à province, depuis longtemps assoupies, se réveillent; les jalousies, les haines, renaissent dans la république; l'œuvre d'union se démembre de toutes parts. Les rois ne remontent pas pour cela sur le trône; plusieurs de leurs descendants sont juridiquement exécutés; mais ils ont déchaîné les partis. La guerre civile s'allume, les provinces puissantes veulent asservir les plus faibles. Ainsi, à la fin du dernier siècle, les Marseillais, descendants de ces Grecs exilés, à qui la Gaule avait généreusement cédé le territoire où ils bâtirent leur ville, veulent s'ériger en suzerains de la province. Elle se soulève. Marseille, menacée, appelle les Romains à son secours... Ils viennent, non pour soutenir Marseille dans son iniquité, mais pour s'emparer eux-mêmes de la contrée, malgré les prodiges de valeur de ses habitants. Voilà donc les Romains établis en Provence; ils y bâtissent la ville d'Aix, et fondent ainsi leur première colonie dans notre pays...
—Ah! maudits soient les gens de Marseille!—s'écria Joel.—C'est grâce à ces fils des Grecs que les Romains ont mis le pied chez nous!
—Et de quel droit maudire les gens de Marseille? Ne doivent-elles pas être aussi maudites ces provinces, qui, depuis la décadence de la république, laissaient ainsi écraser, asservir, une de leurs sœurs par l'étranger? Mais prompte est la punition du mal! Les Romains, encouragés par l'insouciance de la Gaule, s'emparent de l'Auvergne, puis du Dauphiné, plus tard du Languedoc et du Vivarais, malgré la défense héroïque de ces populations divisées entre elles et abandonnées à leurs seules forces. Voilà donc les Romains maîtres de presque tout le midi de la Gaule; ils le gouvernent par leurs proconsuls, réduisent le peuple au plus dur esclavage. Les autres provinces s'alarment-elles enfin de ces terribles envahissements de Rome, qui toujours s'avance menaçant le cœur de la Gaule? Non, non! confiantes dans leur courage, elles disent comme tu le disais tout à l'heure, Joel: Le Midi est loin du Nord, l'Orient est loin de l'Occident. Cependant notre race, assez insouciante et présomptueuse pour ne pas prévenir la domination étrangère lorsqu'il en est temps, a toujours le courage tardif de se révolter lorsque le joug s'appesantit sur elle. Les provinces soumises aux Romains éclatent en rébellions terribles: elles sont comprimées dans le sang. Nos désastres se précipitent. Les Bourguignons, excités par les descendants des anciens rois, s'arment contre les Francs-Comtois, en invoquant le secours des Romains. La Franche-Comté, hors d'état de résister à une telle alliance, demande des renforts aux Germains, de l'autre côté du Rhin; ces barbares du Nord apprennent ainsi le chemin de la Gaule; mais ces nouveaux alliés se montrent si féroces, qu'après de sanglantes batailles contre ceux même qui les avaient appelés, ils restent maîtres de la Bourgogne et de la Franche-Comté... Enfin, l'an passé, les Suisses, excités par l'exemple des Germains, font irruption dans les provinces gauloises conquises par les Romains. Jules César, nommé proconsul, accourt d'Italie, refoule les Suisses dans leurs montagnes, chasse les Germains de la Bourgogne et de la Franche-Comté, s'empare de ces provinces, épuisées par leur longue lutte contre les barbares, et à leur oppression succède celle des Romains: c'était pour nous changer de maîtres... Enfin! enfin! au commencement des cette année, une partie de la Gaule sort de son assoupissement, sent le danger qui menace les provinces encore indépendantes. De courageux patriotes, ne voulant pour maîtres ni Romains ni Germains, Galba chez les Gaulois de la Belgique, Boddig-nat chez les Gaulois de Flandre, soulèvent en masse les populations contre César. Les Gaulois du Vermandois, ceux de l'Artois, s'insurgent aussi. Et l'on marche aux Romains! Ah! ce fut une grande et terrible bataille... que cette bataille de la Sambre!—s'écria l'inconnu avec exaltation.—L'armée gauloise avait attendu César sur la rive gauche du fleuve. Trois fois l'armée romaine le traversa, trois fois elle fut forcée de le repasser en combattant jusqu'à la ceinture dans l'eau rougie par le sang... La cavalerie romaine est culbutée, les plus vieilles légions écrasées. César descend de cheval, met l'épée à la main, rallie ses dernières cohortes de vétérans qui lâchaient pied, et, à leur tête, charge notre armée... Malgré le courage de César, la bataille était perdue pour lui... lorsque nous voyons s'avancer à son secours un nouveau corps de troupes.
—Tu dis: Nous voyons s'avancer?—reprit Joel.—Tu assistais donc à cette terrible bataille?
Mais l'inconnu, sans répondre, continua:
—Épuisés, décimés par sept heures de combat, nous luttons encore contre ces troupes fraîches... nous luttons jusqu'à l'agonie. nous luttons jusqu'à la mort..... Et savez-vous,—ajouta l'étranger avec une grande douleur,—savez-vous, vous autres, qui restiez paisibles ici, tandis que vos frères mouraient pour la liberté des Gaules, qui est la vôtre aussi... savez-vous combien il en a survécu?... des soixante mille combattants de l'armée gauloise? à cette bataille de la Sambre?... Il en a survécu cinq cents[C]!...
—Cinq cents!...—s'écria Joel d'un air de doute.
—Je le dis parce que je suis l'un de ceux-là qui ont survécu...—répondit fièrement le voyageur.
—Ainsi, ces deux cicatrices récentes que tu portes au visage...
—Je les ai reçues à la bataille de la Sambre...
À ce moment du récit, on entendit au dehors de la maison les dogues de garde aboyer avec furie, pendant que l'on frappait de grands coups à la porte de la palissade. La famille du brenn, encore sous la triste impression des paroles du voyageur, se crut sur le point d'être attaquée: les femmes se levèrent, les petits enfants se jetèrent dans leurs bras, les hommes coururent aux armes suspendues à la muraille... Cependant, les dogues ayant cessé d'aboyer, quoique l'on heurtât toujours fortement, Joel dit à sa famille:
—Quoique l'on continue de frapper, les chiens n'aboient plus; ils connaissent ceux qui frappent.
Et disant ces mots, le brenn sortit de sa maison: plusieurs des siens et l'inconnu le suivirent par prudence. La porte de la cour fut ouverte, et l'on entendit deux voix qui criaient de l'autre côté de la palissade:
—C'est nous, amis, c'est nous... Albinik et Mikaël.
En effet, à la clarté de la lune on vit les deux fils du brenn, et derrière eux leurs chevaux essoufflés et blancs d'écume. Lorsqu'il eut embrassé tendrement ses enfants, surtout le marin, qui voyageait sur mer depuis près d'une année, Joel entra avec eux dans sa maison, où ils furent accueillis avec beaucoup de joie et de surprise par leur mère et par toute la famille.
Albinik, le marin, et Mikaël, l'armurier, étaient, comme leur père et leur frère, très-grands et très-robustes; ils portaient, par-dessus leurs vêtements, un manteau à capuchon, en grosse étoffe de laine et ruisselant de pluie. À leur entrée dans la maison, et même avant d'aller embrasser leur mère, les deux nouveaux venus avaient approché leurs lèvres des sept petites branches de gui baignant dans la coupe de cuivre placée sur la grosse pierre. Là, ils avaient vu un corps inanimé à demi couvert de feuillages, auprès duquel se tenait toujours Julyan.
—Bonsoir, Julyan,—lui dit Mikaël.—Qui donc est mort ici?
—C'est Armel; je l'ai tué ce soir en me battant au sabre avec lui par outre-vaillance,—répondit Julyan.—Mais comme nous nous sommes promis d'être saldunes, demain j'irai le rejoindre... ailleurs; si tu le veux, je lui parlerai de toi?
—Oui, oui, Julyan; car j'aimais Armel, et je croyais le trouver vivant. J'ai dans mon sac, sur mon cheval, un petit fer de harpon, que j'ai forgé pour lui; je le mettrai demain sur votre bûcher à tous deux.....
—Et tu diras à Armel,—ajouta le marin en souriant,—qu'il s'en est allé trop tôt, car son ami Albinik et sa femme Méroë lui auraient raconté leur dernier voyage sur mer...
—C'est moi et Armel qui, à notre tour, aurons plus tard à t'en faire de beaux récits, Albinik,—reprit Julyan souriant avec confiance;—car tes voyages sur mer ne seront rien auprès de ceux qui nous attendent dans ces mondes merveilleux que personne n'a vus et que tout le monde verra.
Lorsque les deux fils de Margarid eurent répondu aux tendresses de leur mère et de leur famille, le brenn dit au voyageur:
—Ami, ce sont mes deux enfants.
—Fassent les dieux que la précipitation de leur arrivée ici n'ait pas une cause mauvaise!—répondit l'inconnu.
—Je dis comme notre hôte, mes fils,—reprit Joel,—que s'est-il passé, pour que vous veniez si tard et si pressés? Heureux soit ton retour, Albinik; mais je ne le croyais pas prochain; où est donc ta gentille femme Méroë?
—Je l'ai laissée à Vannes, mon père. Voilà ce qui s'est passé: Je revenais d'Espagne par le golfe de Gascogne, m'en allant en Angleterre; le mauvais temps d'aujourd'hui m'a forcé d'entrer dans la rivière de Vannes. Mais, par Teutâtès, qui préside à tous les voyages sur terre et sur mer, ici-bas et ailleurs, je ne m'attendais pas... non, je ne m'attendais pas à voir ce que j'ai vu dans la ville. Aussi, laissant mon navire au port, à la garde de mes matelots sous la surveillance de ma femme, j'ai pris un cheval et galopé jusqu'à Auray; là, j'ai dit la nouvelle à Mikaël, et nous sommes accourus ici afin de vous prévenir, mon père.
—Et qu'as-tu donc vu à Vannes?
—Ce que j'ai vu? tous les habitants soulevés par l'indignation et par la colère, en braves Bretons qu'ils sont!
—Et la cause de cette colère, mes enfants?—demanda Mamm' Margarid en filant sa quenouille.
—Quatre officiers romains, sans autre escorte que quelques soldats, et aussi tranquillement insolents que s'ils étaient en un pays d'esclaves, sont venus, hier, commander aux magistrats de la ville d'envoyer des ordres à toutes les tribus voisines, afin qu'elles envoient à Vannes dix mille sacs de blé...
—Et puis, mon fils?—demanda Joel en riant et haussant les épaules.
—Cinq mille sacs d'avoine.
—Et puis?
—Cinq cents tonneaux d'hydromel.
—Naturellement,—dit le brenn en riant plus fort,—il faut boire... et puis?
—Mille bœufs.
—Et des plus gras, nécessairement... Ensuite?
—Cinq mille moutons.
—C'est juste, l'on se rassasie de manger toujours du bœuf. Est-ce tout, mes enfants?
—Ils demandent encore trois cents chevaux pour remonter la cavalerie romaine, et deux cents chariots de fourrage.
—Pourquoi non? Il faut bien les nourrir ces pauvres chevaux,—reprit Joel en continuant de railler.—Mais il doit y avoir encore quelque commande? Dès que l'on ordonne, pourquoi s'arrêter?
—Il faudra ensuite charroyer ces approvisionnements jusqu'en Poitou et en Touraine.
—Et quelle grand-gueule doit avaler ces sacs de blé, ces moutons, ces bœufs et ces tonnes d'hydromel?
—Et surtout,—ajouta l'inconnu,—qui doit payer ces approvisionnements?
—Les payer!—reprit Albinik,—personne! c'est un impôt forcé.
—Ah! ah!—fit Joel.
—Et la grand-gueule qui doit avaler ces provisions, c'est l'armée romaine qui hiverne en Touraine et en Anjou[D].
Un grand frémissement de colère, mêlée de dédain railleur, souleva toute la famille du brenn.
—Eh bien, Joel,—reprit alors le voyageur,—trouves-tu encore qu'il y ait loin de la Touraine à la Bretagne? La distance ne me paraît point grande à moi, puisque les officiers de César viennent tranquillement et sans escorte approvisionner leur armée la bourse vide et le bâton haut.
Joel ne rit plus, baissa la tête avec confusion et resta muet (il l'avoue).
—Notre hôte dit vrai,—reprit Albinik.—Oui, ces Romains sont venus la bourse vide et le bâton haut; car un de leurs officiers a levé son cep de vigne sur le vieux Ronan, le plus ancien des magistrats de Vannes, qui, comme toi, père, riait très-fort des demandes des Romains.
—Et pourtant, mes enfants, que faire si ce n'est d'en rire de ces demandes? Nous imposer ces approvisionnements à nous autres, tribus voisines de Vannes? nous forcer de conduire ces réquisitions en Touraine et en Anjou avec nos bœufs et nos chevaux que les Romains garderont! et cela au moment de nos semailles et de nos labours d'automne! ruiner la récolte de l'an qui vient, en nous volant celle de l'an passé! c'est nous réduire à brouter l'herbe dont auraient vécu les bestiaux qu'ils nous volent!
—Oui,—dit Mikaël, l'armurier,—ils veulent nous prendre notre blé, nos troupeaux, et nous laisser l'herbe; mais, par le fer de lance que je forgeais encore ce matin!!! ce sont les Romains qui, sous nos coups, mordront l'herbe de nos champs!!!
—Vannes dès aujourd'hui prépare sa défense en cas d'attaque,—reprit le marin.—Des retranchements sont commencés aux environs du port... Tous nos matelots s'armeront, et si les galères romaines viennent nous attaquer par mer, jamais les corbeaux de mer n'auront vu sur nos grèves pareil régal de cadavres!
—En passant à travers les autres tribus,—reprit Mikaël,—nous avons cette nuit répandu la nouvelle et semé l'alarme... Les magistrats de Vannes ont aussi envoyé de tous côtés, pour ordonner que des feux allumés de colline en colline signalent dès cette nuit un grand danger d'un bout à l'autre de la Bretagne.
Mamm' Margarid, toujours filant sa quenouille, avait écouté les paroles de ses fils. Alors elle dit tranquillement:
—Et ces officiers romains? mes enfants, est-ce qu'on ne les a point renvoyés à leur armée... après les avoir rudement battus de verges?
—Non, ma mère, on les a mis en prison à Vannes, sauf deux de leurs soldats que les magistrats ont chargés de déclarer au général romain qu'on ne lui fournirait aucun approvisionnement, et que ses officiers seraient gardés en otage.
—Il valait mieux battre ces officiers de verges et les chasser honteusement de la ville,—reprit Mamm' Margarid.—On traite ainsi les voleurs, et ces Romains voulaient nous voler...
—Tu as raison, Margarid,—dit Joel,—ils venaient nous voler... nous affamer! nous enlever nos récoltes! nos troupeaux!—ajouta Joel avec grande colère.—Par la vengeance de Hésus! nous prendre notre bel attelage de six jeunes bœufs à poil de loup! nos quatre couples de taureaux noirs qui ont une si jolie étoile blanche au milieu du front!
—Nos belles génisses blanches à tête fauve!—dit Mamm' Margarid en haussant les épaules et toujours filant,—nos brebis dont la toison est si épaisse! Allons, des verges... mes fils, des verges à ces Romains!
—Et ces rudes chevaux de la race de ton fier étalon Tom-Bras, Joel,—reprit le voyageur,—ils vont pourtant charroyer tes récoltes, tes fourrages, jusqu'en Touraine, et servir ensuite à remonter la cavalerie romaine... Il est vrai que pour eux la fatigue ne sera point forte... car, maintenant, tu avoueras peut-être qu'il n'y a pas loin de la Touraine à la Bretagne.
—Tu peux railler, ami,—dit Joel,—tu as raison, j'avais tort. Oui, oui, tu disais vrai! Ah! si toutes les provinces de Gaule s'étaient confédérées à la première attaque des Romains! si, réunies, elles avaient fait seulement la moitié des efforts qu'elles ont tentés séparément... nous ne serions pas exposés aujourd'hui aux insolentes demandes et aux menaces de ces païens! Tu peux donc railler!
—Non, Joel, non, je ne veux plus railler,—reprit gravement l'inconnu.—Le danger est proche, le camp ennemi est à douze journées de marche; le refus des magistrats de Vannes, l'emprisonnement des officiers romains, c'est la guerre sous peu de jours... la guerre sans pitié, comme la font les Romains!!! Vaincus! c'est pour nous la mort sur le champ de bataille ou l'esclavage au loin!!! car les marchands d'esclaves, suivant les camps romains, sont avides à la curée. Tout ce qui survit, valides ou blessés, hommes, jeunes femmes, filles, enfants, sont vendus à la criée comme bétail, au profit du vainqueur, et expédiés par milliers en Italie ou dans la Gaule romaine du midi, puisqu'il y a maintenant une Gaule romaine! Là souvent les hommes robustes sont forcés de combattre les bêtes féroces dans les cirques pour le divertissement de leurs maîtres; les jeunes femmes, les filles, les enfants même..... oui, les enfants..... demandez à César, sont victimes de monstrueuses débauches! Voilà ce que c'est que la guerre avec les Romains, si l'on est vaincu,—s'écria l'étranger.—vous laisserez-vous donc vaincre? subirez-vous cette honte? leur livrerez-vous vos femmes, vos sœurs, vos filles, vos enfants, Gaulois de Bretagne?
Le voyageur eut à peine prononcé ces paroles, que la famille de Joel, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, tous jusqu'au nabot Rabouzigued, se dressèrent les yeux brillants, les joues enflammées, et s'écrièrent en tumulte et en agitant les bras:
—Guerre! guerre! guerre!
Le grand dogue de bataille de Joel, animé par ces cris, se leva debout, appuyant ses pattes de devant sur la poitrine de son maître, qui, caressant sa tête énorme, lui dit:
—Oui, vieux Deber-Trud, tu feras comme notre tribu la chasse aux Romains... La curée sera pour toi... ta gueule sera rouge de sang! Ouh... ouh!... Deber-Trud, aux Romains, aux Romains... ouh... ouh!...
À ces cris de guerre le dogue répondit par des hurlements furieux, en montrant des crocs aussi redoutables que ceux d'un lion. Les chiens de garde du dehors, ainsi que ceux renfermés dans les étables, entendant Deber-Trud, lui répondirent, et les hurlements de cette meute de bataille devinrent effroyables!
—Bon présage, ami Joel,—dit le voyageur,—tes dogues hurlent à la mort de l'ennemi.
—Oui, oui, mort à l'ennemi!—s'écria le brenn.—Grâce aux dieux... dans notre Gaule bretonne, au jour du péril... le chien de garde devient chien de guerre! le cheval de trait, cheval de guerre! le taureau de labour, taureau de guerre! le chariot de moisson, chariot de guerre! le laboureur, homme de guerre! et jusqu'à notre terre paisible et féconde, devenant terre de guerre, dévore l'étranger! À chaque pas il trouve un tombeau dans nos marais sans fonds, dans nos grèves mouvantes, dans les abîmes de nos roches, et ses vaisseaux disparaissent dans les gouffres de nos baies plus terribles dans leur calme que la tempête dans sa fureur!
—Joel,—dit alors Julyan, qui s'était éloigné du corps de son ami,—j'ai promis à Armel d'aller le rejoindre ailleurs... Cette mort serait pour moi un plaisir... Mourir en combattant les Romains est un devoir... Que faire?
—Demain tu le demanderas à l'un des druides de Karnak; il te le dira, Julyan....
—Et notre sœur Hêna?—dit à sa mère Albinik, le marin,—depuis tantôt un an je ne l'ai point vue... elle est toujours, j'en suis certain, la perle de l'île de Sên? Ma femme Méroë m'a chargé de ses tendresses pour elle.
—Ceux qui prononcent le nom de ta sœur semblent prononcer celui d'une divinité,—répondit Mamm' Margarid.—Tu la verras demain.
Et la femme de Joel, déposant sa quenouille, se leva; c'était pour la famille le signal d'aller prendre du repos.
Mamm' Margarid dit alors:
—Retirons-nous, mes enfants, la soirée est avancée; demain au point du jour il faudra nous occuper des provisions de guerre à emporter et à cacher ici.
Et s'adressant au voyageur:
—Que les dieux vous donnent bon repos et doux sommeil, ami hôte!
Et elle ajouta en soupirant:
—Je croyais demain célébrer plus heureusement le jour de la naissance de ma fille Hêna.
CHAPITRE V.
Joel, le brenn de la tribu de Karnak, fidèle à sa promesse, conduit son hôte à l'île de Sên.—Julyan consulte les druides de Karnak pour savoir s'il doit aller retrouver Armel ou combattre les Romains.—Comment, chez les Gaulois, en moins d'une demi-journée, des ordres étaient transmis à quarante et cinquante lieues de distance.—Hêna, la vierge de l'île de Sên, vient dans la maison paternelle.—Ce qu'elle apprend à sa famille au sujet de trois sacrifices humains, auxquels doivent assister toutes les tribus voisines, et qui auront lieu le soir aux pierres de la forêt de Karnak, dès le lever de la lune.—Hêna, ainsi que tous ceux de sa famille et de la tribu de Joel, se rend à la forêt de Karnak aussitôt la lune levée.—Sacrifices humains.—Appel aux armes contre les Romains.
Le lendemain de ce jour, Joel, dès l'aube et selon sa promesse, mit sa barque à la mer, et accompagné de son fils Albinik, le marin, conduisit l'inconnu à l'îlot de Kellor, n'osant aborder le sol sacré de l'île de Sên. L'hôte du brenn, ayant parlé bas à l'ewagh, qui toujours veille dans la maison de l'île, celui-ci parut frappé de respect, et dit que Taliesin, le plus ancien des druides, qui se trouvait alors à l'île de Sên, ainsi que sa femme Auria, attendait un voyageur depuis la veille.
L'étranger, avant de quitter Joel, lui dit:
—Ta famille et toi, n'oubliez pas vos résolutions d'hier. Aujourd'hui un appel aux armes retentira d'un bout à l'autre de la Gaule bretonne.
—Sois certain qu'à cet appel, moi, les miens et ceux de ma tribu, nous serons les premiers à répondre.
—Je te crois; il s'agit pour la Gaule d'être esclave ou de renaître dans sa force et dans sa gloire d'autrefois.
—Au moment de te quitter! ne saurai-je pas le nom de l'homme vaillant qui s'est assis à mon foyer? le nom du sage qui parle avec tant de raison et aime si fort son pays?
—Joel, je me nommerai soldat tant que la Gaule ne sera pas libre; et si nous nous rencontrons encore, je me nommerai ton ami, car je le suis.
Lui disant ces mots, l'inconnu monta dans la barque, qui de l'îlot de Kellor le devait conduire à l'île de Sên. Avant que la barque se fût éloignée, sous la conduite de l'ewagh, Joel demanda à ce dernier s'il pouvait attendre sa fille Hêna, qui devait venir à sa maison ce jour-là. L'ewagh lui apprit que sa fille ne se rendrait chez lui que vers la fin de la journée.
Le brenn, chagrin de ne point emmener Hêna, s'en retourna dans sa barque seul avec Albinik.
Julyan, vers le milieu du jour, alla consulter les druides de la forêt de Karnak pour leur demander s'il devait préférer à la mort prochaine et volontaire, qui était pour lui un plaisir... puisqu'il allait rejoindre Armel... la mort qu'il irait chercher en combattant les Romains. Les druides lui répondirent qu'ayant juré à Armel sa foi de saldune de mourir avec lui, il devait être fidèle à sa promesse, et que les ewaghs iraient chercher le corps d'Armel avec les cérémonies d'usage pour le transporter sur le bûcher, où Julyan trouverait sa place dès le lever de la lune. Julyan, joyeux de pouvoir sitôt retrouver son ami, se disposait à quitter Karnak, lorsqu'il vit arriver chez les druides l'étranger qui avait été l'hôte de Joel, et qui revenait de l'île de Sên en compagnie de Taliesin. Celui-ci dit quelques mots aux autres druides, et ils entourèrent le voyageur avec autant d'empressement que de respect, les plus jeunes l'accueillaient comme un frère, les plus vieux comme un fils.
Le voyageur, reconnaissant alors Julyan, lui dit:
—Tu retournes chez le brenn de ta tribu, attends un peu: je te donnerai un écrit pour lui.
Julyan obéit au désir de l'inconnu, qui se retira accompagné de Taliesin et des autres druides. Peu de temps après il revint, et remit un petit rouleau de peau tannée au jeune garçon, en lui disant:
—Voici pour Joel... Ce soir, Julyan, au lever de la lune... nous nous verrons encore... Hésus aime ceux qui, comme toi, sont vaillants et fidèles à l'amitié.
Julyan, revenu à la maison du brenn, apprit qu'il était aux champs pour rentrer des blés conservés en meule; il alla le trouver, et lui remit l'écrit de l'étranger; cet écrit renfermait ces mots:
«Ami Joel, au nom de la Gaule en danger, voici ce que les druides de Karnak attendent de toi: Commande à tous ceux de ta famille qui travaillent aux champs de crier à ceux de ta tribu qui travailleraient non loin d'eux:—au gui l'an neuf[F]!... Que ce soir, hommes, femmes, enfants, tous se rendent à la forêt de Karnak au lever de la lune.—Que ceux de ta tribu qui auront entendu ces paroles les crient à leur tour à ceux des autres tribus, aussi occupés aux travaux de la terre. De sorte que ce cri ainsi répété de proche en proche, de l'un à l'autre, de village en village, de cité à cité, de Vannes à Auray, avertisse toutes les tribus de se trouver ce soir à la forêt de Karnak[G].»
Joel fit ainsi qu'il lui avait été demandé par l'étranger au nom des druides de Karnak. Le cri d'appel se répéta de proche en proche, et toutes les tribus, des plus voisines aux plus éloignées, furent prévenues de se trouver le soir au lever de la lune à la forêt de Karnak.
Pendant qu'une partie des hommes de la famille du brenn rentraient en hâte les récoltes de blés restées en meule, pour en enfouir une partie au fond des cavités que d'autres laboureurs creusaient dans des terrains secs, les femmes, les jeunes filles et jusqu'aux enfants, dirigés par Margarid, mettaient en hâte des salaisons dans des paniers, de la farine dans des sacs, de l'hydromel et du vin dans des outres; d'autres rangeaient dans des coffres des vêtements, du linge et des baumes pour les blessures; d'autres ajustaient de grandes et fortes toiles destinées à recouvrir les chars; car, dans les guerres redoutables, toutes les tribus du pays menacé par l'ennemi, au lieu de l'attendre, allaient souvent à sa rencontre. On abandonnait les maisons; les bœufs de labour étaient attelés aux chariots de bataille contenant les femmes, les enfants, les habillements et les provisions; les chevaux, montés par les hommes mûrs de la tribu, formaient la cavalerie; les jeunes gens, plus alertes, escortaient à pied et en armes. Les grains étaient enfouis; les troupeaux délaissés allaient paître les champs sans gardiens et par instinct rentraient le soir aux étables abandonnées; presque toujours les loups et les ours dévoraient une partie de ce bétail. Les champs restaient sans culture: de grandes disettes s'ensuivaient. Mais souvent aussi les combattants s'en allant de la sorte à la défense du pays, encouragés par la présence de leurs femmes et de leurs enfants, qui n'avaient à attendre de l'ennemi que la honte, l'esclavage ou la mort, les combattants repoussaient l'étranger au delà des frontières, et revenaient réparer les désastres de leurs champs.
Vers le déclin du soleil, Joel sachant que sa fille devait se rendre à sa maison, y retourna avec les siens, afin d'aider aussi aux préparatifs du voyage de guerre. Hêna, la vierge de l'île de Sên, vint à la tombée du jour, selon qu'elle l'avait promis.
Lorsque son père, sa mère et tous ceux de la famille, virent entrer Hêna, il leur sembla que jamais... non, jamais elle n'avait été belle... et son père (qui écrit ceci), ne s'était non plus jamais senti si fier de son enfant. La longue tunique noire qu'elle portait était serrée à sa taille par une ceinture d'airain, où pendaient d'un côté une petite faucille d'or, de l'autre un croissant, figuré ainsi que la lune en son décours. Hêna avait voulu se parer pour ce jour où l'on devait fêter sa naissance. Un collier, des bracelets d'or, travaillés à jour et garnis de grenat ornaient ses bras et son cou plus blancs que la neige; lorsqu'elle ôta son manteau à capuchon, l'on vit qu'elle portait, comme dans les cérémonies religieuses, une couronne de feuilles de chêne vert sur ses cheveux blonds, tressés en nattes autour de son front chaste et doux. Le bleu de la mer, lorsqu'elle est calme sous un beau ciel, n'était pas plus pur que le bleu des yeux d'Hêna.
Le brenn tendit ses bras à sa fille. Elle y courut joyeuse, et lui offrit son front, ainsi qu'à sa mère Margarid; les enfants de la famille chérissaient Hêna, ils se disputaient à qui baiserait ses belles mains, que cherchaient à l'envi toutes ces petites bouches innocentes.
Il n'est pas jusqu'au vieux Deber-Trud qui ne gambadât de son mieux pour fêter la venue de sa jeune maîtresse.
Albinik, le marin, fut celui à qui Hêna offrit son front après son père et sa mère; elle n'avait pas vu son frère depuis longtemps. Guilhern et Mikaël eurent ensuite leur tour, ainsi que la fourmillante nichée d'enfants qu'Hêna enserra tous à la fois de ses deux bras en se baissant à leur niveau pour les embrasser. Elle fit ensuite tendre accueil de sœur à Hénory, femme de son frère Guilhern, regrettant que Méroë, l'épouse d'Albinik, ne fût point là. Ses autres parentes et parents ne furent point oubliés: tous, jusqu'à Rabouzigued, dont chacun se moquait, eurent d'elle une parole d'amitié.
Alors, toute heureuse de se trouver parmi les siens, dans la maison où elle était née, il y avait dix-huit ans de cela, Hêna voulut s'asseoir aux pieds de sa mère, sur le même escabeau où elle s'asseyait toujours étant enfant. Lorsqu'elle vit sa fille ainsi à ses pieds, Mamm' Margarid lui montra le désordre qui régnait dans la salle par suite des préparatifs de départ pour la guerre, et dit tristement:
—Nous devions fêter avec joie et tranquillité ce jour où tu nous es née... chère fille! et voici que tu trouves confusion et alarmes dans notre maison bientôt déserte... car la guerre menace...
—Ma mère dit vrai,—reprit Hêna en soupirant.—La colère de Hésus est grande...
—Toi, chère fille! qui es une sainte,—reprit Joel,—une sainte de l'île de Sên, dis? que faire pour apaiser la colère du tout-puissant?
—Mon père et ma mère m'honorent trop en m'appelant sainte,—répondit la jeune vierge.—Comme les druides, moi et mes compagnes, nous méditons la nuit, sous l'ombrage des chênes sacrés, à l'heure où la lune se lève. Nous cherchons les préceptes les plus simples et les plus divins pour les répandre parmi nos semblables[H]; nous adorons le Tout-Puissant dans ses œuvres, depuis le grand chêne qui lui est consacré jusqu'aux humbles mousses qui croissent sur les roches noires de notre île... depuis les astres dont nous étudions la marche éternelle[I] jusqu'à l'insecte qui vit et meurt en un jour... depuis la mer sans bornes... jusqu'au filet d'eau pure qui coule sous l'herbe. Nous cherchons la guérison des maux qui font souffrir; et nous glorifions ceux de nos pères et de nos mères qui ont illustré la Gaule. Par la connaissance des augures et l'étude du passé, nous tâchons de prévoir l'avenir, afin d'éclairer de moins clairvoyants que nous. Comme les druides, enfin, nous instruisons l'enfance, nous lui inspirons un ardent amour pour notre commune et chère patrie... aujourd'hui si menacée par le courroux de Hésus!... parce que les Gaulois ont trop longtemps oublié qu'ils sont tous fils d'un même Dieu et qu'un frère doit ressentir la blessure faite à son frère!
—L'étranger qui a été notre hôte et que ce matin j'ai conduit à l'île de Sên,—reprit le brenn,—nous a parlé comme toi, chère fille...
—Ma mère et mon père peuvent écouter comme saintes les paroles du chef des cent vallées. Hésus et l'amour de la Gaule l'inspirent.
—Lui! chef de cent vallées? Il est donc bien puissant?—reprit Joel.—Il a refusé de me dire son nom! Le sais-tu, chère fille? Sais-tu quelle est sa province?
—Il était impatiemment attendu hier soir à l'île de Sên par le vénérable Taliesin. Quant au nom de ce voyageur, tout ce qu'il m'est permis de dire à mon père et à ma mère, c'est que le jour où notre pays sera asservi, le chef des cent vallées aura vu couler la dernière goutte de son généreux sang! Puisse le courroux de Hésus nous épargner ce terrible jour!...
—Hélas! ma fille... si Hésus est irrité... par quels moyens l'apaiser?
—En suivant sa loi, car il a dit:—Tous les hommes sont fils d'un même Dieu...—et aussi en offrant à Hésus des sacrifices humains... Puissent ceux de cette nuit calmer sa colère!...
—Les sacrifices de cette nuit!—demanda le brenn.—Lesquels?
—Mon père et ma mère ne savent-ils pas que cette nuit, à l'heure où la lune se lèvera, il y aura trois sacrifices humains aux pierres de la forêt de Karnak?
—Nous savons,—reprit Joel,—que toutes les tribus sont appelées pour se rendre ce soir à la forêt de Karnak; mais quels sont ces sacrifices qui doivent être agréables à Hésus, fille chérie?
—D'abord celui de Daoülas, le meurtrier; il a tué Hoüarné sans combat pendant son sommeil... Les druides l'ont condamné à mourir ce soir[J]. Le sang d'un lâche meurtrier est une expiation agréable à Hésus.
—Et le second sacrifice?
—Notre parent Julyan veut aller, par amitié jurée, rejoindre Armel, qu'il a loyalement tué par outre-vaillance... Ce soir, glorifié par le chant des bardes, il ira, selon son vœu, retrouver Armel dans les mondes inconnus. Le sang qu'un brave offre volontairement à Hésus... lui est agréable.
—Et le troisième sacrifice, fille chérie?—dit Mamm' Margarid,—le troisième sacrifice, quel est-il?
Hêna ne répondit pas... Elle appuya sa tête blonde et charmante sur les genoux de Margarid, rêva pendant quelques instants, baisa les mains de sa mère, et lui dit avec un doux sourire de remémorance:
—Combien de fois la petite Hêna, quand elle était enfant, s'est ainsi endormie, le soir, sur vos genoux ma mère, pendant que vous filiez votre quenouille, et que vous tous, qui êtes ici, moins Armel, étiez réunis autour du foyer, parlant des mâles vertus de nos mères et de nos pères du temps passé!
—Il est vrai, fille chérie,—répondit Margarid en passant sa main sur les blonds cheveux de sa fille, comme pour les caresser,—il est vrai; et ici, chacun t'aimait tant, à cause de ton bon cœur et de ta grâce enfantine, que lorsqu'on te voyait endormie sur mes genoux, on parlait tout bas, de peur de t'éveiller.
Rabouzigued, qui était là, parmi les autres de la famille, dit alors:
—Et quel est ce troisième sacrifice humain, qui doit apaiser Hésus et nous délivrer de la guerre... qui donc, Hêna, sera sacrifié ce soir?...
—Je te le dirai, Rabouzigued, lorsque j'aurai un peu songé au temps qui n'est plus,—répondit la jeune fille, toujours rêveuse, sans quitter les genoux de sa mère, puis passant sa main sur son front, comme pour rappeler ses souvenirs; elle regarda autour d'elle, montra du doigt la pierre sur laquelle était le bassin de cuivre où trempaient les sept branches de gui, et reprit:
—Et lorsque j'ai eu douze ans, mon père et ma mère se rappellent-ils combien j'ai été heureuse d'être choisie par les druidesses de l'île de Sên pour recevoir dans un voile de lin, blanchi à la rosée des nuits, le gui, que coupaient les druides avec une serpe d'or, lorsque la lune jetait sa plus grande clarté?... Mon père et ma mère se souviennent-ils que, rapportant du gui pour sanctifier notre maison, j'ai été ramenée ici, par les ewaghs, dans un chariot orné de fleurs et de feuillages, pendant que les bardes chantaient la gloire de Hésus?... Quels tendres embrassements toute notre famille me prodiguait à mon retour? quelle fête dans la tribu!...
—Chère... chère fille!—dit Margarid en pressant la tête d'Hêna contre son sein,—si les druidesses t'avaient choisie pour recueillir le gui sacré dans un voile de lin, c'est que ton âme était blanche comme ce voile!
—C'est que la petite Hêna était la plus savante, la plus sage, la plus douce de ses compagnes,—ajouta Albinik, le marin, en regardant sa sœur avec tendresse.
—C'est que la petite Hêna était la plus courageuse de ses compagnes; car elle avait failli périr pour sauver Janed, fille de Wor, qui, ramassant des coquillages sur les rochers de l'anse Glen'-Hek, était tombée à la mer, et déjà entraînée par les vagues...—dit Mikaël, l'armurier, en regardant tendrement sa sœur.
—C'est que la petite Hêna était, plus que toute autre, douce, patiente, aimable aux enfants... et qu'à l'âge de douze ans à peine elle les instruisait déjà, au collége des druidesses de l'île de Sên, comme une petite matrone,—dit à son tour Guilhern, le laboureur.
La fille de Joel rougissait de modestie en entendant ces paroles de sa mère et de ses frères, lorsque Rabouzigued dit encore:
—Et quel est ce troisième sacrifice humain, qui doit apaiser Hésus et nous délivrer de la guerre? qui donc, Hêna, sera sacrifié ce soir?...
—Je te le dirai, Rabouzigued,—répondit la jeune fille en se levant;—je te le dirai, lorsque j'aurai revu une fois encore la petite chambre où je dormais lorsque, devenue jeune fille, j'arrivais ici de l'île de Sên pour nos fêtes de famille.
Et allant vers la porte de cette chambre, elle s'arrêta un moment sur le seuil et dit:
—Que de douces nuits j'ai passées là, après m'être retirée le soir, à regret, du milieu de vous tous! avec quelle impatience je me levais pour vous revoir le matin!
Et s'avançant de deux pas dans la petite chambre, pendant que sa famille s'étonnait de plus en plus, de ce que si jeune encore Hêna parlât tant du passé, elle reprit en regardant avec plaisir plusieurs objets placés sur une table:
—Voici les colliers de coquillages que je faisais le soir, à côté de ma mère! Voilà ces varechs desséchés, qui ressemblent à de petits arbres, et recueillis par moi sur nos rochers... Voici le filet dont je me servais pour m'amuser à prendre à la marée basse des mormen dans les sables du rivage... Voici encore les rouleaux de peau blanche où, chaque fois que je venais ici, j'écrivais le bonheur que j'avais de revoir les miens et la maison où je suis née... Tout est à sa place. Je suis contente d'avoir amassé ces trésors de jeune fille...
Cependant, Rabouzigued, que ces remémorances ne semblaient pas toucher, dit encore de sa voix aigre et impatiente:
—Et quel est ce troisième sacrifice humain, qui doit apaiser Hésus et nous délivrer de la guerre? qui donc, Hêna, sera sacrifié ce soir?
—Je le le dirai, Rabouzigued,—reprit Hêna en souriant;—je te le dirai lorsque j'aurai distribué mes petits trésors de jeune fille à vous tous, et à toi aussi... Rabouzigued.
Et en disant ces mots, la fille du brenn fit signe à ceux de sa famille d'entrer dans sa chambre; et à chacun, bien étonné, elle donna un souvenir d'elle. Tous, jusqu'aux enfants qui l'aimaient tant, et aussi Rabouzigued, reçurent quelque chose; car elle délia les colliers de coquillages et divisa les varechs desséchés, disant de sa douce voix à chaque personne:
—Garde ceci, je te prie, pour l'amitié d'Hêna, ta parente et amie.
Joel, sa femme et ses trois fils, à qui Hêna n'avait encore rien donné, se regardaient, d'autant plus surpris de ce qu'elle faisait, que sur la fin ils lui virent des larmes dans les yeux, quoiqu'elle ne parût pas triste. Alors elle détacha le collier de grenat qu'elle portait au cou, et dit à Margarid en baisant sa main et lui offrant le collier:
—Hêna prie sa mère de garder cela pour l'amitié d'elle.
Elle prit ensuite les petits rouleaux de peau blanche préparés pour écrire, les remit à Joel, lui baisa aussi la main et dit:
—Hêna prie son père de garder ce rouleau pour l'amitié d'elle, il y trouvera ses plus chères pensées...
Détachant ensuite de son bras ses deux bracelets de grenat, Hêna dit à la femme de son frère Guilhern, le laboureur:
—Hêna prie sa sœur Hénory de porter ce bracelet par amitié.
Donnant ensuite l'autre bracelet à son frère, le marin, elle lui dit:
—Ta femme Méroë, que j'aime tant pour son courage et son noble cœur, gardera ce bracelet en souvenir de moi.
Détachant ensuite de sa ceinture d'airain la petite faucille et le croissant d'or qui y étaient suspendus, Hêna offrit la première à Guilhern, le laboureur, le second à Albinik, le marin; puis, ôtant de son doigt un anneau, elle le remit à Mikaël, l'armurier, et leur dit à tous trois:
—Que mes frères gardent ceci par amitié pour leur sœur Hêna.
Tous restaient là, bien étonnés, tenant à la main ce que la vierge de l'île de Sên venait de leur offrir... Tous restaient là, si étonnés, que, ne trouvant pas une parole, ils se regardaient inquiets, comme si un malheur inconnu les eût menacés. Alors Hêna se tourna vers Rabouzigued:
—Rabouzigued, je vais maintenant t'apprendre quel sera le troisième sacrifice de ce soir.
Et elle prit doucement par la main Joel et Margarid, qui la suivirent, revint avec eux dans la grande salle, et leur dit:
—Mon père et ma mère savent que le sang d'un lâche meurtrier est une offrande expiatoire agréable à Hésus, et qui peut l'apaiser...
—Oui... tout à l'heure tu nous as dit cela, chère fille.
—Ils savent aussi que le sang d'un brave, mourant pour la foi de l'amitié, est une valeureuse offrande à Hésus, et qui peut l'apaiser.
—Oui... tout à l'heure tu nous as dit cela.
—Mon père et ma mère savent enfin qu'il est surtout une offrande agréable à Hésus, et qui peut l'apaiser: c'est le sang innocent d'une vierge, heureuse et fière d'offrir ce sang à Hésus, de le lui offrir librement... volontairement... dans l'espoir que ce dieu tout-puissant délivrera de l'oppression étrangère notre patrie bien-aimée... cette chère et sainte patrie de nos pères!... Le sang innocent d'une vierge coulera donc ce soir pour apaiser le courroux de Hésus.
—Et le nom?—demanda Rabouzigued,—le nom de cette vierge, qui doit nous délivrer de la guerre?
Hêna, regardant son père et sa mère avec tendresse et sérénité, leur dit:
—Cette vierge, qui doit mourir, est une des neuf druidesses de l'île de Sên; elle s'appelle Hêna; elle est fille de Margarid et de Joel, le brenn de la tribu de Karnak!...
Et il se fit un grand et triste silence parmi la famille de Joel.
Personne... personne... ne s'attendait à voir si prochainement Hêna s'en aller ailleurs... Personne... personne... ni père, ni mère, ni frères, ni parents n'étaient préparés aux adieux de ce brusque voyage.
Les enfants joignaient leurs petites mains, et disaient pleurant:
—Quoi!... déjà partir... notre Hêna?... quoi déjà t'en aller?...
Le père et la mère se regardèrent en soupirant, Margarid dit à Hêna:
—Joel et Margarid croyaient aller attendre leur chère fille dans ces mondes inconnus, où l'on continue de vivre et où l'on retrouve ceux que l'on a aimés ici... c'est, au contraire, notre Hêna qui va nous y devancer.
—Et peut-être,—reprit le brenn,—notre douce et chère fille ne nous attendra pas longtemps...
—Puisse son sang innocent et pur comme celui de l'agneau apaiser la colère de Hésus!—ajouta Margarid;—puissions-nous aller bientôt apprendre à notre chère fille que la Gaule est délivrée de l'étranger!
—Et le souvenir du vaillant sacrifice de notre fille se perpétuera dans notre race,—dit le père;—tant que vivra la descendance de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, sa descendance sera fière de compter parmi ses aïeules Hêna, la vierge de l'île de Sên.
La jeune fille ne répondit rien... Elle regardait son père, sa mère, tous les siens, avec une douce avidité; de même qu'au moment d'un voyage, on regarde une dernière fois les êtres chéris que l'on va quitter pour quelque temps...
Rabouzigued, montrant alors, par la porte ouverte, la lune en son plein, qui au loin dans la brume du soir se levait large... rouge, comme un disque de feu, Rabouzigued dit:
—Hêna!... Hêna!... la lune paraît à l'horizon...
—Tu as raison, Rabouzigued; voici l'heure!—répondit-elle en détachant à regret son regard du regard des siens.
Et elle ajouta:
—Que mon père et ma mère, et ma famille, et tous ceux de notre tribu m'accompagnent aux pierres sacrées de la forêt de Karnak..... Voici l'heure des sacrifices...
De sorte que Hêna, marchant entre Joel et Margarid, et suivie de sa famille et de tous ceux de sa tribu, se rendit à la forêt de Karnak.
L'appel aux tribus, volant de bouche en bouche, de village en village, de cité en cité, avait été entendu dans la Gaule bretonne... Les tribus se rendaient en foule, hommes, femmes, enfants, à la forêt de Karnak, ainsi que s'y rendaient Joel et les siens.
La lune, en son plein cette nuit-là, brillait radieuse dans le firmament au milieu des étoiles. Les tribus, après avoir longtemps... longtemps marché, à travers les ténèbres et les clairières de la forêt, arrivèrent sur les bords de la mer. Là se dressaient en neuf longues avenues les pierres sacrées de Karnak[K]. Pierres saintes! gigantesques piliers d'un temple qui pour voûte a le ciel...
À mesure que les tribus approchaient de ce lieu, le recueillement redoublait.
Au bout de ces avenues étaient rangées en demi-cercle les trois pierres de l'autel du sacrifice, placé au bord de la mer. De sorte que derrière soi l'on avait la forêt profonde... Devant soi, la mer sans borne... Au-dessus de soi, le firmament étoilé...
Les tribus ne dépassèrent pas les dernières avenues de Karnak, et laissèrent vide un large espace entre la foule et l'autel. Cette grande foule resta silencieuse.
Trois bûchers s'élevaient au pied des pierres du sacrifice.
Celui du milieu des trois, le plus grand, était orné de longs voiles blancs rayés de pourpre; il était aussi orné de rameaux de frêne, de sapin, de chêne et de bouleau, disposés dans un ordre mystérieux.
Le bûcher de droite, moins élevé, était aussi orné de feuillages divers et de gerbes de blé... Là se trouvait le corps d'Armel, tué en loyal combat, étendu, à demi caché par des branches de pommier chargées de fruits.
Le bûcher de gauche était surmonté d'une cage tressée d'osier, représentant une figure humaine d'une taille gigantesque.
Bientôt on entendit au loin le son des cymbales et des harpes.
Les druides, les druidesses, les vierges de l'île de Sên, arrivaient au lieu du sacrifice.
D'abord les bardes, vêtus de longues tuniques blanches, serrées par une ceinture d'airain, le front ceint de feuilles de chêne, et chantant sur leurs harpes: Dieu, la Gaule et ses héros.
Ensuite les ewaghs, chargés des sacrifices. Ils portaient des torches, des haches, et conduisaient enchaîné, au milieu d'eux, Daoülas, le meurtrier destiné au supplice.
Puis les druides, vêtus de leurs robes blanches, traînantes et rayées de pourpre, le front ceint de couronnes de chêne. Au milieu d'eux marchait Julyan, heureux et fier, Julyan, qui voulait quitter ce monde pour aller retrouver Armel et voyager avec lui dans les mondes inconnus.
Venaient enfin les druidesses mariées, portant des tuniques blanches, à ceinture d'or, et les neuf vierges de l'île de Sên, avec leurs tuniques noires, leurs ceintures d'airain, leurs bras nus, leurs couronnes verdoyantes et leurs harpes d'or. Hêna marchait la première de ses sœurs; son regard et son sourire cherchèrent son père, sa mère et les siens... Joel, Margarid et leur famille s'étaient placés sur le premier rang; ils rencontrèrent les yeux de leur fille..... leurs cœurs allèrent vers elle.
Les druides se rangèrent autour des pierres du sacrifice. Les bardes cessèrent leurs chants.... Un des ewaghs dit alors à la foule que ceux-là qui voulaient se rappeler à la mémoire des personnes qu'ils avaient aimées et qui n'étaient plus ici, pouvaient déposer leurs lettres et leurs offrandes sur les bûchers.
Alors beaucoup de parents et d'amis de ceux qui depuis longtemps voyageaient ailleurs, s'approchèrent pieusement des bûchers; ils y déposèrent des lettres, des fleurs et d'autres souvenirs, qui devaient revivre dans les autres mondes, de même que les âmes dont les corps allaient se dissoudre en une flamme brillante allaient revêtir ailleurs une nouvelle enveloppe[L].
Mais personne... personne... ne déposa rien sur le bûcher du meurtrier... Autant Julyan était fier et souriant, autant Daoülas était gémissant, épouvanté. Julyan avait tout à espérer de la continuité d'une vie toujours pure et juste... Le meurtrier avait tout à redouter de la continuité d'une vie souillée par un crime... Lorsque les missions pour les défunts furent déposées, il se fit un grand silence.
Les ewaghs conduisant Daoülas, chargé de chaînes, l'amenèrent auprès de la cage d'osier, représentant une figure humaine d'une taille gigantesque. Malgré les cris d'effroi du condamné, les ewaghs le placèrent garrotté au pied du bûcher, et se tinrent auprès la torche à la main.
Alors Taliesin, le plus ancien des druides, vieillard à longue barbe blanche, fit un signe à l'un des bardes. Celui-ci fit vibrer sa harpe à trois cordes et chanta les paroles suivantes, après avoir d'un geste montré à la foule le meurtrier:
«—Celui-ci est Daoülas, de la tribu de Morlech.—Il a tué Hoüarné, de la même tribu.—L'a-t-il tué en brave? face à face? à armes égales?—Non, Daoülas a tué Hoüarné en lâche.—À l'heure de midi, Hoüarné dormait dans son champ sous un arbre.—Daoülas est venu, sur la pointe du pied, sa hache à la main, et d'un coup il a frappé sa victime.—Le petit Erik, de la même tribu, monté dans un arbre voisin, où il cueillait des fruits, a vu le meurtre et reconnu celui qui le commettait.—Le soir de ce jour, les ewaghs ont été saisir Daoülas dans sa tribu... Amené devant les druides de Karnak, et mis en présence du petit Erik, il a avoué son crime.—Alors le plus ancien des druides a dit:
»—Au nom de Hésus, celui qui est parce qu'il est, au nom de Teutâtès, qui préside aux voyages de ce monde et des autres, écoute:—Le sang expiatoire du meurtrier est agréable à Hésus...—Tu vas aller renaître dans d'autres mondes.—Ta nouvelle vie sera terrible, parce que tu as été cruel et lâche!—Si dans cette autre vie tu continues d'être cruel et lâche... tu mourras pour aller renaître ailleurs plus malheureux encore... et toujours ainsi... toujours à l'infini!!!—Deviens, au contraire, lors de ta renaissance, brave et bon, malgré les peines que tu endureras... et tu mourras pour renaître ailleurs plus heureux... et toujours ainsi... toujours à l'infini!!![M]»
Alors le barde s'adressa au meurtrier, qui, chargé de liens, poussait des cris d'épouvante:
«—Ainsi a parlé le druide vénéré... Daoülas, tu vas mourir... et aller revoir ailleurs ta victime... elle t'attend! elle t'attend!»
De sorte qu'à ces paroles du barde toute la foule était là frémissante d'épouvante, pensant à cette redoutable chose:—Retrouver ailleurs et vivant celui que l'on a tué ici!!!
Et le barde continua en se tournant vers le bûcher:
«—Daoülas, tu vas donc mourir! Si elle est glorieuse à voir, la figure des justes et des vaillants, au moment où ils s'en vont volontairement de ce monde pour des causes saintes; s'ils aiment, au moment du départ, à rencontrer les tendres regards d'adieu de leurs parents et de leurs amis, les lâches comme toi, Daoülas, sont indignes de voir une dernière fois la foule des justes et d'en être vus... Voici pourquoi, Daoülas, tu vas mourir et brûler caché au fond de cette enveloppe d'osier, simulacre d'un homme, de même que tu n'es plus que le simulacre d'un homme depuis ton crime...»
Et le barde s'écria:
«—Au nom de Hésus! au nom de Teutâtès!... gloire! gloire aux braves!... Honte! honte aux lâches!...»
Et tous les bardes, faisant résonner leurs harpes et leurs cymbales, s'écrièrent en chœur:
«—Gloire! gloire aux braves!... Honte! honte aux lâches!...»
Alors un ewagh prit le couteau sacré, trancha la vie du meurtrier, qui fut ensuite jeté dans le gigantesque simulacre de figure humaine. Le bûcher s'embrasa; les harpes, les cymbales retentirent à la fois, et toutes les tribus répétèrent à grands cris les derniers mots du barde:
«—Honte au lâche!...»
Le bûcher du meurtrier ne fut bientôt plus qu'une fournaise où apparut un moment la forme humaine comme un géant de feu, la flamme jeta au loin ses clartés sur la cime des grands chênes de la forêt... sur les pierres colossales de Karnak... sur la mer immense, pendant que la lune inondait l'espace de sa divine lumière... Et au bout de peu d'instants, à la place du bûcher de Daoülas, il ne resta qu'un monceau de cendres...
Alors on vit Julyan monter d'un air joyeux sur le bûcher où était étendu le corps d'Armel, son ami... son saldune... Julyan portait ses habits de fête: une saie de fine étoffe rayée de bleu et de blanc, que serrait sa ceinture de cuir brodé, à laquelle pendait un long couteau; son manteau de laine brune à capuchon s'agrafait sur son épaule gauche; une couronne de chêne ornait son front mâle. Il tenait à la main un bouquet de verveine; sa figure était hardie, sereine. À peine fut-il monté sur le bûcher, que les harpes, les cymbales, retentirent, et le barde chanta ainsi:
«—Quel est celui-ci? C'est un brave.—C'est Julyan, le laboureur;—Julyan, de la famille de Joel, le brenn de la tribu de Karnak!—Il craint les dieux, et chacun l'aime; il est bon, il est laborieux, il est hardi.—Il a tué Armel, non par haine, il le chérissait, mais il l'a tué par outre-vaillance, en combat loyal, le bouclier au bras, le sabre au poing, en vrai Gaulois breton, qui aime à montrer sa bravoure et ne craint pas la mort.—Armel parti, Julyan, qui lui avait juré sa foi de saldune, veut aller retrouver son ami...—Gloire à Julyan, fidèle aux enseignements des druides; il sait que les créatures du Tout-Puissant ne meurent jamais... et son pur et noble sang, Julyan l'offre à Hésus!—Gloire, espérance, bonheur à Julyan! il a été bon, juste et brave... il va renaître plus heureux, plus juste, plus brave; et toujours ainsi... toujours, de monde en monde, Julyan renaîtra... son âme revêtant à chaque vie nouvelle un corps nouveau, de même que le corps revêt ici des vêtements nouveaux.
»Oh! Gaulois! fières âmes! pour qui la mort n'existe pas! venez, venez!!! détachez vos regards de la terre... élevez-vous dans les sublimités du ciel!—Voyez, voyez à vos pieds les abîmes de l'espace, sillonnés par ces cortéges d'immortels, comme nous le sommes tous, que Teutâtès guide incessamment du monde où ils ont vécu dans les mondes où ils vont revivre.—Oh! que de contrées inconnues merveilleuses, à parcourir! avec les amis, les parents qui nous ont devancés, et avec ceux que nous aurons précédés!
»Non, nous ne sommes pas mortels! notre vie infinie se compte par milliers de milliers de siècles... de même que se comptent par milliers de milliers les étoiles du firmament... mondes mystérieux, toujours divers, toujours nouveaux, que nous devons habiter tour à tour.
»Qu'ils craignent la mort ceux-là qui, fidèles aux faux dieux des Grecs, Romains ou juifs, croient que l'on ne vit qu'une fois, et qu'ensuite, dépouillée de son corps, l'âme heureuse ou malheureuse reste éternellement dans le même enfer ou dans le même paradis!... Oh! oui, ils doivent redouter la mort ceux-là qui croient qu'en quittant cette vie l'on trouve: l'immobilité dans l'éternité!
»Nous, Gaulois, nous avons la vraie connaissance de Dieu... Nous avons le secret de la mort... l'homme est immortel par l'âme et par le corps... Notre destinée, de monde en monde, est de voir et de savoir... afin qu'à chacun de ses voyages l'homme, s'il a été méchant, s'épure et devienne meilleur... meilleur encore s'il a été juste et bon... et qu'ainsi, de renaissance en renaissance, l'homme s'élève incessamment vers une perfection sans fin comme sa vie!!!
»Heureux donc les braves qui, volontairement, quittent cette terre-ci, pour d'autres pays, où toujours ils verront de nouvelles et merveilleuses choses en compagnie de ceux qu'ils ont aimés! Heureux donc... heureux le brave Julyan! il va rejoindre son ami, et avec lui voir et savoir ce que nul de nous n'a vu ni ne sait!... ce que tous nous verrons et saurons. Heureux Julyan... gloire à Julyan!»
Et tous les bardes et tous les druides, les druidesses, les vierges de l'île de Sên, répétèrent en chœur, au bruit des harpes et des cymbales:
—«Heureux, heureux Julyan! gloire, gloire à Julyan!»
Et toutes les tribus, sentant passer alors dans leur esprit comme le curieux désir de la mort... afin de savoir plus tôt l'inconnu et le merveilleux des autres mondes, répétèrent avec mille cris:
«—Heureux... heureux Julyan!»
Alors Julyan, radieux, debout sur le bûcher, ayant à ses pieds le corps d'Armel, leva ses regards inspirés vers la lune brillante, écarta les plis de sa saie, tira son long couteau, tendit vers le ciel le bouquet de verveine qu'il tenait à la main gauche et se plongea fermement de la main droite son couteau dans la poitrine, en criant d'une voix mâle:
«—Heureux... heureux je suis... je vais rejoindre Armel!...»
Aussitôt le feu embrasa le bûcher... Julyan leva une dernière fois son bouquet de verveine vers le ciel, et disparut au milieu des flammes éblouissantes, tandis que les chants des bardes, le son des harpes, des cymbales, retentissaient au loin.
Un grand nombre d'hommes et de femmes des tribus, dans leur impatient et curieux désir de voir et de savoir les mystères des autres mondes, se précipitèrent vers le bûcher de Julyan, afin de s'en aller avec lui et d'offrir à Hésus une immense hécatombe de leurs corps. Mais Taliesin, le plus ancien des druides, ordonna aux ewaghs de repousser ces fidèles et leur cria:
«Assez! assez de sang a coulé... sans celui qui va couler encore: l'heure est venue où le sang gaulois ne doit plus couler que pour la liberté! Et le sang versé pour la liberté est aussi une offrande agréable au Tout-Puissant!»
Les ewaghs s'opposèrent, non sans grande peine, à ces sacrifices humains et volontaires. Le bûcher de Julyan et d'Armel continua de brûler, et il n'en resta qu'un monceau de cendres.
Un grand silence se fit parmi la foule des tribus... Hêna, la vierge de l'île de Sên, montait sur le troisième bûcher.
Joel et Margarid, ainsi que ses trois fils Guilhern, Albinik et Mikaël, leurs femmes et leurs petits enfants, qui aimaient tant Hêna, tous ses parents et tous ceux de la tribu qui la chérissaient aussi, se serraient les uns contre les autres, en se disant tout bas:
«—Voici Hêna... voici notre Hêna.»
Lorsque la vierge de l'île de Sên fut debout sur le bûcher, orné de voiles blancs, de feuillages et de fleurs, la foule des tribus cria tout d'une voix:—«Qu'elle est belle!... qu'elle est sainte!...»
Joel l'écrit ici avec sincérité. Elle était bien belle, sa fille Hêna!!! ainsi debout sur le bûcher, éclairée toute entière par la douce clarté de la lune, avec sa tunique noire, ses cheveux blonds, couronnés de feuilles vertes, tandis que ses bras, plus blancs que l'ivoire, s'arrondissaient sur sa harpe d'or!
Les bardes firent silence.
La vierge de l'île de Sên chanta d'une voix pure comme son âme:
«—La fille de Joel et de Margarid vient avec joie sacrifier à Hésus!
»—O Tout-Puissant... de l'étranger délivre la terre de nos pères!
»—Gaulois de Bretagne, vous avez la lance et l'épée!
»—La fille de Joel et de Margarid n'a que son sang; elle l'offre volontairement à Hésus!
»—O Dieu tout-puissant! rends invincibles la lance et l'épée gauloises! Oh! Hésus... prends mon sang, il est à toi... sauve notre sainte patrie!»
La plus âgée des druidesses s'était tenue debout sur le bûcher derrière Hêna, le couteau sacré à la main... Lorsque Hêna eut chanté, le couteau brilla... et frappa la vierge de l'île de Sên...
Sa mère, ses frères, tous ceux de sa tribu, et Joel, son père, virent Hêna tomber à genoux, croiser les mains sur son sein, tourner son céleste visage vers la lune, en s'écriant d'une voix ferme encore:
«—Hésus... Hésus... par ce sang qui coule... clémence! pour la Gaule!...
—Gaulois, par ce sang qui coule! victoire à nos armes!...»
Le sacrifice d'Hêna s'accomplit ainsi au milieu de la religieuse admiration des tribus... et tous répétèrent ces dernières paroles de la vaillante vierge: «Hésus! clémence pour la Gaule!... Gaulois! victoire à nos armes!...»
Plusieurs jeunes hommes, enthousiasmés par l'héroïque exemple et la beauté d'Hêna, voulurent se tuer sur son bûcher, afin de renaître avec elle... Les ewaghs les repoussèrent, bientôt la flamme enveloppa le bûcher. Hêna disparut au milieu de ces splendeurs éblouissantes. Bientôt il ne resta plus de la vierge et du bûcher que des cendres. Un grand souffle du vent de mer survint et dispersa ces atomes... La vierge de l'île de Sên, brillante et pure comme la flamme qui l'avait consumée, s'était évanouie dans les airs pour aller revivre et attendre ailleurs ceux qu'elle aimait!
Les cymbales, les harpes, retentirent de nouveau, et le chef des bardes chanta: «—Aux armes, Gaulois! aux armes!
—Le sang innocent d'une vierge a coulé pour vous, et le vôtre ne coulerait pas pour la patrie!!!—Aux armes!... voici le Romain; frappe!... Gaulois! frappe-le à la tête... frappe fort...—Tu vois le sang ennemi comme un ruisseau! il te monte jusqu'au genou! courage! frappe fort, Gaulois! frappe donc le Romain! plus fort encore!...—Tu vois le sang ennemi comme un lac! il te monte jusqu'à la poitrine! Courage! frappe plus fort encore, Gaulois! frappe donc le Romain! frappe plus fort encore! tu te reposeras demain.—Demain la Gaule sera libre!—Qu'aujourd'hui de la Loire à l'Océan il n'y ait qu'un cri... aux armes!...»
Toutes les tribus, comme emportées par ce souffle de guerre, se dispersèrent en courant aux armes... La lune avait disparu, la nuit était venue, que du sein des forêts, que du fond des vallées, que du haut des collines où brillaient des feux d'alarme, mille voix répétaient encore ce chant du barde:—Aux armes!... Frappe, Gaulois! frappe fort le Romain! Aux armes!...
Ce récit véridique, de tout ce qui s'est passé dans notre pauvre maison le jour anniversaire de la naissance de ma glorieuse fille Hêna, jour qui a aussi vu son sacrifice héroïque, ce récit a été écrit par moi, Joel, le brenn de la tribu de Karnak, la dernière lune d'octobre de la première année où Jules César a combattu en Gaule.
Après moi, Guilhern, mon fils aîné, gardera précieusement cet écrit, et après Guilhern, les fils de ses fils se le transmettront de génération en génération, afin que dans notre famille se conserve à jamais la mémoire d'Hêna, la vierge de l'île de Sên.