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Les oiseaux s'envolent et les fleurs tombent

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The Project Gutenberg eBook of Les oiseaux s'envolent et les fleurs tombent

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Title: Les oiseaux s'envolent et les fleurs tombent

Author: Elémir Bourges

Release date: December 3, 2019 [eBook #60841]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES OISEAUX S'ENVOLENT ET LES FLEURS TOMBENT ***

Les

OISEAUX S'ENVOLENT

et

LES FLEURS TOMBENT

L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et à l'étranger.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en mars 1893.

DU MÊME AUTEUR

LE CRÉPUSCULE DES DIEUX

Un volume.

PARIS, TYP. DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.


ÉLÉMIR BOURGES

Les

Oiseaux s'envolent

et

les fleurs tombent

PARIS

LIBRAIRIE PLON

E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS

10, RUE GARANCIÈRE

Tous droits réservés


A MON CHER MAITRE

THÉODORE DE BANVILLE

Bien moins habile que le célèbre Isménias, mais comme lui, indépendant de la faveur des hommes, je me promets qu'à son exemple, je chanterai toujours, selon le dicton: Εμοι ϰαί ταῖς Μουσιας—pour moi et pour les Muses.

Julien, le Misopogon.


AVERTISSEMENT

Je me suis fait, en ce roman, l'écolier des grands poètes anglais du temps d'Élisabeth et de Jacques, et du plus grand d'entre eux, Shakespeare;—quelque présomption qu'il y ait à se dire l'écolier d'un tel maître.

Nos récents chefs-d'œuvre, en effet, avec leur scrupule de naturel, leur minutieuse copie des réalités journalières, nous ont si bien rapetissé et déformé l'homme, que j'ai été contraint de recourir à ce miroir magique des poètes, pour le revoir dans son héroïsme, sa grandeur, sa vérité.

Que le lecteur attribue donc ce qu'il y a de bon dans ce livre, à la souveraine influence de ces maîtres des pleurs et du rire: Webster, Ben Jonson, Ford, Beaumont et Fletcher, Shakespeare.

Les fautes seules sont de moi.


LES OISEAUX S'ENVOLENT

ET

LES FLEURS TOMBENT


PROLOGUE

LE MÉMOIRE D'IVAN MANÈS[A].

[A] Ce mémoire a été trouvé dans les papiers de M. Thiers.

Paris, avril 1871.

Puisque l'enlèvement du fils aîné de Mme Maria-Pia, grande-duchesse de Russie, a paru à Votre Excellence mériter assez de curiosité pour qu'elle souhaitât d'en lire le récit, plutôt que de l'entendre dans le cours d'un entretien, souvent diffus et mal en ordre, j'obéirai d'autant plus volontiers aux désirs de Votre Excellence que, s'agissant d'une princesse à laquelle je suis dévoué depuis vingt ans, par le respect et le plus profond attachement, tout ce que j'ai à raconter ne fera que mettre en lumière ses hautes vertus: comme aussi, j'ose me flatter que la narration que j'entreprends, en dissipant tous vos doutes, vous intéressera par là plus fortement à celui dont elle retrace la naissance et la déplorable aventure[1].

[1] Le sieur Manès est venu plusieurs fois à Versailles. Il est le frère du fameux savant russe, Vassili Manès, à qui l'Europe a décerné, depuis longtemps, la renommée due à ses beaux talents. Le sieur Manès cherche à découvrir, soit à Paris, soit dans cette foule de prisonniers que nous avons de la Commune, un jeune homme nommé Floris, qui serait, à ce qu'il assure, le fils légitime de S.A.I. le grand-duc Fédor de Russie et de son auguste épouse.

(Note de M. Thiers.)

Votre Excellence est trop au fait des personnages et des cours de l'Europe, pour que j'aie besoin de lui rappeler le mariage du grand-duc Fédor, frère du tsar Nicolas, avec la princesse Maria-Pia, fille de dom Pedro Ier, empereur du Brésil, et sœur de dona Maria II da Gloria, reine de Portugal. En 1843, à l'époque de ce mariage, imposé à son frère puîné par l'inflexible Nicolas, Mme Maria-Pia avait dix-sept ans, et le Grand-Duc plus de quarante-cinq. C'était une étrange disproportion d'âge, et la disparate de cœur et de sentiments des nouveaux époux semblait plus effrayante encore. En effet, depuis des années, le Grand-Duc se trouvait engagé de passion à une maîtresse, la princesse Sacha Gourguin. Cette Gourguin était, comme l'on dit chez nous, un vrai chat noir, qui n'avait que la peau et les os; toutefois, un grand feu d'esprit, et les plus beaux yeux, avec des manières hautaines: dangereuse, artificieuse, accusée de beaucoup de noirceurs; dont le mari était mort brusquement, et l'on en avait mal parlé, mais qui tenait le Grand-Duc sous son joug, et l'avait comme ensorcelé. Ce mariage, tout de politique, ne rompit donc que peu de temps l'attachement des deux amants, et bientôt même le Grand-Duc, qui avait introduit la princesse auprès de Mme Maria-Pia, eut l'adresse de les lier et de les rendre inséparables, sans éveiller chez sa femme aucun soupçon. La Grande-Duchesse était jeune, toute neuve à Pétersbourg; elle ignorait la cour, le monde, et avait foi en son mari.

Deux ou trois mois après les noces, Mme Maria-Pia crut ressentir tous les symptômes d'une grossesse. La nouvelle s'en répandit avec éclat, et quantité de dames de noblesse visitèrent la Grande-Duchesse, et lui firent leur cour en lui pronostiquant qu'elle accoucherait d'un garçon. Mais on ne tarda pas à s'apercevoir que le Grand-Duc, loin de marquer de la joie aux féliciteurs, se montrait, sur cette matière, fort austère et même renfrogné, répondant par monosyllabes, et parfois rompant ouvertement les compliments qu'on lui adressait. A l'entrée même de l'hiver, c'est-à-dire vers la fin d'octobre, Son Altesse partit subitement pour sa terre de Biélo, emmenant la Grande-Duchesse, et la princesse Sacha Gourguin les rejoignit presque aussitôt.

Je me vois forcé, maintenant, d'entrer dans un détail quelque peu minutieux, et vous demande, en cet endroit, de la patience, si bizarre ou même rebutant que ce récit puisse vous paraître; mais les mœurs russes sont bien loin d'être aussi polies que vos mœurs. De plus, je m'assure, Monsieur, que la confidence que je vous fais, pleine et entière, et ne cachant ni les choses, ni les noms, ni les fautes, demeurera sous un secret absolu entre nous[2].

[2] La discrétion est l'apanage de l'homme d'État. La réunion de ses lumières, pour grande et pour variée qu'elle soit, ne vaut en somme que par les ténèbres dont il sait à propos s'envelopper, aussi bien dans les congrès de l'Europe que dans les colloques d'un Parlement.

(Note de M. Thiers.)

Le 13 janvier 1844, Mme Maria-Pia, entendant la messe en son oratoire, car elle était demeurée catholique, par permission spéciale du Tsar, ressentit de violentes douleurs. On l'emporta dans son appartement; sa dame d'atour portugaise lui arrangea les cheveux comme on les arrange en Portugal aux femmes qui vont accoucher et qui ne doivent pas de sitôt changer de coiffure; le médecin fut averti; on prépara les langes et le berceau, et l'on coucha promptement la malade.

Le Grand-Duc, quand on lui apprit l'événement, allait partir pour la chasse au loup, avec la princesse Gourguin et plusieurs gentilshommes de Novgorod. Il manifesta un violent dépit et dit, comme en furie, à la camériste, qu'elle était folle et sa maîtresse aussi. Cependant, il renvoya les traîneaux, s'excusa auprès de ses invités, et monta chez la Grande-Duchesse.

La nouvelle y avait rassemblé, en désordre, la petite maison portugaise dont Maria-Pia avait été suivie: le chapelain, la dame d'atour, deux femmes de chambre qui étaient sœurs, et les favorites de leur maîtresse. Mais, sitôt qu'elle les aperçut, Sacha Gourguin se récria, dit hautement que tant de monde réuni incommoderait la malade; enfin, prenant le ton d'autorité comme par un tendre intérêt, elle ordonna que tous se retirassent, à l'exception du peu de gens indispensables; et pour ne laisser de prétexte à personne, elle exhorta le Grand-Duc à donner l'exemple. Monseigneur sortit donc de la chambre, et tout le monde le suivit. Il ne demeura auprès de Maria-Pia que la Gourguin, Platon Boubnoff le médecin, et une fille de service qui se nommait Agraféna. En effet, les femmes de chambre eussent été de peu de secours, la plus âgée ayant seize ans à peine, et toutes deux ne faisant rien que pleurer.

Les douleurs de Maria-Pia furent si longues et si excessives que l'on craignit qu'elle ne pût y résister. Le chapelain fit une exposition du saint sacrement dans l'oratoire, où les Portugaises passèrent le jour à prier et à se lamenter. Vers le soir, au milieu d'un violent accès, Platon Boubnoff dit brusquement que la patiente ne pourrait jamais soutenir le travail, si elle ne prenait un peu de repos, et avec son impétuosité, il lui présenta à boire. A peine Maria-Pia eut-elle avalé le breuvage, qu'elle tomba dans un sommeil léthargique, qui dura jusqu'au lendemain. Le Grand-Duc ne se coucha pas. Il venait gratter par moments à la porte, qu'on lui entre-bâillait, et parlait bas, tantôt à la princesse, tantôt à Agraféna ou au médecin. Un peu après minuit, Platon Boubnoff sortit de la chambre, et il n'y rentra que le matin.

La Grande-Duchesse s'éveilla enfin. Elle se crut environnée de tous les symptômes assurés d'un accouchement, et aussitôt demanda son enfant. Boubnoff lui répondit, d'un air étonné, qu'elle ne l'avait pas encore mis au monde. La Grande-Duchesse se prit à pleurer et soutint vivement le contraire, en sorte que, pour apaiser l'extrême inquiétude qu'elle témoigna, le médecin finit par l'assurer que la journée ne se passerait point qu'elle n'accouchât, et même sûrement d'un fils, à en juger par les opérations que la nature avait faites pendant la nuit. Cette promesse parut contenter le Grand-Duc, mais ne calma point Mme Maria-Pia, qui protestait toujours qu'elle avait accouché.

Le château de Biélo avait pour hôte, à ce moment, un certain comte Nadasti, avec sa femme. Celle-ci voulut visiter la Grande-Duchesse, et, pour ne point donner prise aux soupçons, Sacha Gourguin l'introduisit. Dès que la comtesse s'approcha, Mme Maria-Pia fondit en larmes et lui fit part de ses angoisses, jurant qu'elle était accouchée. Mais, par un hasard singulier, cette comtesse Nadasti prétendit aussitôt se souvenir que dans une de ses grossesses, elle avait eu, au bout du neuvième mois, tous les signes avant-coureurs d'un accouchement, qui cependant n'arriva que six semaines après. La princesse Gourguin approuva beaucoup ce récit, et il sembla séduire aussi le Grand-Duc, mais la Grande-Duchesse ne se rendait point.

Platon Boubnoff, jaloux de vaincre cette dangereuse opiniâtreté, s'avisa d'expliquer alors que l'enfant s'était présenté pour naître, mais qu'un lien l'avait retenu attaché aux reins; et que le seul moyen de rompre l'obstacle était que la Grande-Duchesse fît quelque exercice violent.

Se croyant toujours dans l'état d'une femme nouvellement accouchée, Mme Maria-Pia refusa d'abord de courir le risque de cette épreuve. Mais la Gourguin, le médecin et cette comtesse Nadasti se mirent comme de concert à la presser, tandis que le Grand-Duc, le nez contre la vitre, demeurait sans souffler mot. Bref, l'on prêcha, l'on exhorta Mme Maria-Pia de tant de façons, qu'elle se trouva indécise. Elle aimait tendrement le Grand-Duc et se croyait aimée de lui; elle pensait n'avoir point de meilleure amie que la princesse Gourguin: de manière que, cédant enfin, elle se résigna à suivre le conseil que tous lui donnaient.

L'apanage de Biélo, comme vous le savez, a pris son nom du lac immense non loin duquel est bâti le château. Mme Maria-Pia se fit habiller, couvrir de fourrures, et sortit. C'était un de ces crépuscules à cirrus rouges et à bise glacée; il y avait, ce soir-là, vingt degrés de froid. Platon Boubnoff monta avec elle dans un traîneau; le Grand-Duc les suivit dans un autre. Ce fut sur le lac Biélo, tout raboteux, tout hérissé de glaces, que l'on promena la Grande-Duchesse, avec des cahots si violents qu'ils menaçaient, à chaque moment, de la précipiter de son siège. Après cette barbare promenade, on la reporta dans son lit.

Quelques semaines se passèrent. Voyant que personne, autour d'elle, ne se laissait convaincre par ses discours, la Grande-Duchesse ne sut plus que croire: elle dit qu'elle mettait en Dieu désormais son espérance, et chercha dans la religion des motifs de consolation. Enfin, l'on commença de penser qu'elle n'avait jamais été grosse; que séduite par son désir, elle avait pareillement séduit le Grand-Duc et ses familiers. On citait des exemples de femmes qui s'étaient crues grosses sans l'être, et qui avaient nourri leur erreur pendant plusieurs mois. Tout le monde, en un mot, fut persuadé que cette aventure était un jeu de la nature, qui déroge quelquefois à sa marche ordinaire; et je me rappelle qu'en ce temps-là, comme je n'avais pas encore l'honneur d'être attaché à Son Altesse, on me demandait fréquemment mon avis sur cette étrange affaire[3].

[3] Il est bien vrai que j'ai de la peine à comprendre comment Mme la Grande-Duchesse ne put pas faire partager sa conviction qu'elle était accouchée. Car enfin, il en est des marques naturelles, les mêmes pour la pauvreté et pour l'opulence, qui fournissent à l'enfance son aliment, et qu'il est impossible de récuser ou de ne point apercevoir. Peut-être aussi Platon Boubnoff avait-il donné un violent remède à Mme la Grande-Duchesse, pour lui faire passer le lait.

(Note de M. Thiers.)

Le temps calma insensiblement les inquiétudes de la Grande-Duchesse; sa douleur se réfugia au fond de son cœur. Un fils lui naquit, puis une fille. Elle n'apprit l'engagement de son mari avec la princesse que longtemps après ces événements. Au reste, le Grand-Duc pressé par le Tsar, et sans doute aussi bourrelé par sa conscience, avait rompu avec Sacha Gourguin peu après son retour à la cour. La tristesse de Maria-Pia était enfin éteinte par les années, quand un bizarre incident la réveilla.

Cette servante Agraféna, complice de Boubnoff, qui, par la suite, était entrée au service de Sacha Gourguin, et de là s'était mariée, fut arrêtée à Novgorod, pour quelque méfait de peu d'importance. C'était une fille maladive, exaltée et même un peu folle, pleurant et riant sans motif, de gros yeux bleus toujours étonnés, les pommettes extrêmement saillantes et des mâchoires de prognathe: je la revois comme d'hier, l'ayant connue depuis son enfance. A peine enfermée en prison, la crainte, les remords la travaillèrent, et elle déclara au juge, qui ne s'attendait à rien moins, qu'elle avait à faire des révélations intéressant un très grand personnage, mais qu'elle ne parlerait pas, à moins qu'on ne lui garantît un complet pardon. Le juge la pressa de questions, et Agraféna, revenant sur l'événement oublié de 1844, confessa que la Grande-Duchesse avait, en effet, accouché, mais d'une fille mort-née, et qu'elle-même avait enterrée sous une pierre, près de la grange de la basse-cour, à Biélo.

Le juge fit part aussitôt à Mme Maria-Pia de l'interrogatoire d'Agraféna: le Grand-Duc se trouvait alors en Perse, à Téhéran, qu'il habita près de sept ans, et où mon frère avait l'honneur de l'accompagner. La Grande-Duchesse supplia que l'on suivît l'affaire avec chaleur, et le juge se rendit à Biélo, accompagné d'un médecin. Mais on ne trouva ni la pierre, ni aucun indice que la terre eût jamais été remuée; et c'est vainement que l'on fouilla en plusieurs endroits circonvoisins.

On eut recours à la servante. Dans un second interrogatoire, Agraféna nia que la Grande-Duchesse eût accouché; dans un troisième, elle avoua que sa maîtresse avait accouché d'une môle; dans un quatrième, qu'elle avait mis au monde un fils, et jura ne pas en savoir plus. Aussitôt après cet interrogatoire, elle confirma ses aveux par une lettre qu'elle fit écrire à la Grande-Duchesse: et elle reconnut en justice cette lettre, où elle avait mis sa croix pour marque. Toutefois, dans un cinquième interrogatoire, elle rétracta tout ce qu'elle avait confessé. Mais au cours de ces variations, il ne lui échappa rien qui pût incriminer aucun complice.

L'affaire en était là, quand Agraféna mourut en prison. L'opinion de poison se répandit vite, tant cette mort se trouvait opportune, et l'on en donna le paquet à la princesse Gourguin. On disait que le juge avait eu le secret tout entier, que le nom du Grand-Duc l'avait frappé d'épouvante, qu'on avait supprimé un témoin trop dangereux. Il faut ajouter cependant qu'à cette époque Sacha Gourguin demeurait chez elle, sans pouvoir sortir, à pourrir de l'hydropisie dont elle mourut six mois après, tout au fond du superbe hôtel qu'elle s'était bâti des libéralités du Grand-Duc, ce qui rend le soupçon fort hasardé. Quoi qu'il en soit, la nuit se refit, après ces lueurs incertaines. La Grande-Duchesse dévora ses incertitudes et sa douleur, et reporta ses affections sur son fils José-Maria et sur sa fille Tatiana[4].

[4] Mais pourquoi, se demande-t-on, Mme Maria-Pia n'a-t-elle jamais réclamé de S. A. I. le Grand-Duc une franche explication, qui eût terminé tant de maux? Pourquoi aussi le grand-duc Fédor fit-il disparaître son premier-né, puisque deux autres fruits devaient naître ensuite de cette union? Pourquoi, après avoir aimé la princesse Gourguin jusqu'à l'excès que nous venons de voir, l'a-t-il postérieurement abandonnée? Mais pourquoi les hommes sont-ils hommes? A cette dernière question, il faut s'arrêter, se soumettre, se résigner à la nature humaine... et poursuivre ce triste récit.

(Note de M. Thiers.)

Ce ne fut que seize ans après, dans le courant de l'été dernier, que le mystère se trouva éclairci. Le médecin Platon Boubnoff, qui vivait à Moscou, opulent et considéré, fut enfin touché de remords. Ce Boubnoff, que j'ai vu maintes fois, était un petit homme à nez effilé, demi-juif, coquin en dessous, mielleux, perfide, respectueux, toujours emmitouflé d'une fourrure, dans laquelle, blondasse comme il était, avec du poil follet plein le visage, il ne ressemblait pas mal à une grande chenille rousse. Étant aux prises avec la mort, il témoigna qu'il voulait demander pardon à Mme la Grande-Duchesse, et lui révéler un important secret. La Grande-Duchesse habitait alors le Hradschin de Prague, comme elle l'habite aujourd'hui; mais au reçu de ces dépêches, elle n'hésita pas et partit. Ce fut à elle-même que le malheureux fit sa confession complète, en présence de Philarète, métropolitain de Moscou, dont le caractère sacré rassurait Mme Maria-Pia sur les récusations qui pourraient se produire.

Voici donc la déclaration de Boubnoff.

Il avoua que le 13 janvier 1844, vers minuit, la Grande-Duchesse avait mis au monde un enfant mâle. Dès qu'il fut sorti du sein de sa mère, Agraféna lui lia le nombril; mais la Gourguin, violemment, l'arracha des mains de la servante; et déjà elle lui enfonçait le crâne, lorsque Boubnoff intervint: et l'enfant a toujours porté, depuis, la marque des doigts de Sacha Gourguin.

On l'emmaillota dans une pelisse; le médecin le cacha sous son manteau, et se glissa sans bruit hors de la chambre.

Il passa par une poterne aboutissant au fossé du château, et traversa le parc couvert de neige. Un traîneau l'attendait, conduit par un moujik, qui était le galant de la servante Agraféna.

Il faisait un froid excessif; le cheval courait et l'enfant vagissait. Sur les trois heures du matin, Boubnoff s'arrêta au petit village de Kourovo, chez la femme d'un nommé Juriev, que le moujik avait prévenue dans la journée. Cette femme fit boire l'enfant, le nettoya, car il était couvert de sang, et le mit à coucher avec elle, sur le poêle. Boubnoff paya un mois d'avance, mais la Juriev ne garda l'enfant que sept à huit jours, parce que le médecin refusa de lui nommer le père et la mère, et de lui indiquer un lieu où elle pût donner des nouvelles de son nourrisson.

Cette singularité se répandit dans tout le district, et fit une telle impression qu'aucune nourrice ne voulut se charger de l'enfant. Boubnoff se détermina donc à le confier à son beau-frère, un Flamand de Bruges, du nom de Van Oost, qui avait, à Saint-Pétersbourg, un commerce de lingerie. Cet homme le prit volontiers, parce qu'on lui consigna d'abord deux mille roubles, à valoir pour les premiers frais, et force promesses dans l'avenir. Il nomma l'enfant Floris, qui est un ancien nom des Flandres, et le donna pour son neveu.

Van Oost, ayant perdu sa femme et amassé en Russie une petite fortune, retourna dans son pays natal, emmenant le fils de Maria-Pia. Boubnoff eut soin, de temps à autre, de lui faire passer de l'argent, et s'enquérait de l'enfant, chaque année, ainsi qu'il le dit à la Grande-Duchesse. Au reste, il n'incrimina point son ancien maître, le Grand-Duc, mais seulement la défunte Gourguin, qui, jalouse et privée d'enfants, n'avait pu sans doute supporter que sa rivale eût cette joie. Lui-même mourut, quatre jours après l'arrivée à Moscou de Mme Maria-Pia.

Dans le trouble et la douleur où elle était, cette princesse prit le parti d'aller se jeter aux pieds de son neveu, le tsar Alexandre II, et de lui demander justice. Sa Majesté lui permit de poursuivre l'enquête, et jura solennellement de restituer à l'enfant, aussitôt qu'on l'aurait retrouvé, le titre et les honneurs de grand-duc. Elle offrit même, si Mme Maria-Pia se trouvait d'aventure à court d'argent, de contribuer aux recherches, sur sa cassette.

Votre Excellence touche au terme de ce long récit. Dès ce moment, il ne fallait plus à Mme la Grande-Duchesse qu'un serviteur tout dévoué. J'étais à elle, depuis vingt années, en qualité de chirurgien: elle voulut bien songer à moi, et me confia la mission de m'enquérir, à Bruges, de Van Oost. C'était en 1870, au mois d'octobre. Je découvris, sans beaucoup de peine, les traces de ceux que je cherchais, mais j'eus le crève-cœur d'apprendre que Van Oost et son neveu Floris avaient quitté la Flandre depuis trois ans, et vivaient dans votre capitale. Or, c'était le temps où Paris se trouvait fermé, et investi de l'armée allemande. Je me vis donc contraint à l'inaction, jusqu'à la fin de ce long siège. Dès que la ville fut rouverte, je m'y rendis;—et voilà deux mois que j'y séjourne.

Grâce aux nettes indications qu'on avait pu me fournir à Bruges, j'ai été promptement éclairci, d'abord de la mort de Jacob Van Oost, arrivée il y a quatorze mois, puis, en gros, du sort de Floris, fait prisonnier pendant la guerre, et interné au fond de la Prusse, mais qui, échappé de Stralsund, a été revu dans Paris, dès les premiers jours du mois de mars. Mme la Grande-Duchesse, à qui j'en donnai part aussitôt, saisit avidement cette espérance: par malheur, les nouvelles qui suivirent ne se trouvèrent plus si flatteuses. En effet, il est impossible de douter que Floris ne se soit rangé parmi les troupes de la Commune. Le sang illustre dont il sort a mêlé son tempérament d'une fougue qui paraît redoutable; et de quoi peut-on s'étonner, si, au milieu des plus impétueux bouillons de la jeunesse, et ignorant de ses aïeux, de sa patrie et de sa grandeur, il tente de reconquérir en quelque sorte, par les armes, ce que la nature elle-même avait déposé dans son berceau, mais dont les hommes l'ont spolié? Votre Excellence ne saurait être rigoureuse pour une erreur qu'il faut presque appeler naturelle.

Jusqu'à ce jour, mes recherches sont demeurées infructueuses. A chaque engagement nouveau, j'espère rencontrer Floris parmi vos prisonniers: et telle est l'occasion qui m'a valu l'honneur d'avoir accès chez Votre Excellence, par M. Olympe Gigot. Dans des temps calmes, et au milieu d'une cité paisible et policée, je l'aurais déjà découvert; mais, quand il y a des désordres, et que l'on n'ose trop interroger, de crainte de se rendre suspect, la tâche devient malaisée. C'est sur le hasard que je compte: peut-être me mettra-t-il enfin le jeune grand-duc devant les yeux. Bien qu'il me soit inconnu, sa ressemblance avec sa mère, ressemblance presque incroyable, au dire de Boubnoff qui avait vu des portraits de Floris, pourra aider à sa reconnaissance, et fournir une chance heureuse de me le faire remarquer.

Votre Excellence m'a pressé de si bonne grâce, que je n'ai pu refuser ce récit à son désir d'être éclairée, ainsi qu'à l'intérêt que je sollicitais d'Elle, en faveur d'un jeune homme obscur. Mais, donnant à Votre Excellence cette marque d'obéissance, j'ose lui demander, en retour, le plus impénétrable secret. La lecture de ce mémoire sera donc pour vous seul, s'il vous plaît. C'est de quoi je vous prie encore, avec toute l'instance dont peut être capable, Monseigneur, de Votre Excellence,

Le très humble, etc.

PREMIÈRE PARTIE

LE PIRE N'EST PAS TOUJOURS CERTAIN


LIVRE PREMIER

Le mercredi 24 mai 1871, comme onze heures de nuit sonnaient, un homme qui portait une lanterne à la main suivait, à pas lents, un sentier désert, sur les hauteurs du Père-Lachaise. De là, on voit Paris tout entier.

Le ciel était extraordinaire. Une rougeur immense l'emplissait. Au-dessous, dans la confusion des toits, des flèches, des édifices, de grandes fournaises flambaient; mais l'incendie, combattu tout le jour par les soldats de l'armée de Versailles, avait, à ce moment, on ne sait quoi d'immobile. La canonnade se taisait; les deux partis harassés faisaient trêve; la ville, au loin, semblait déserte. Le feu, livide et comme sulfureux, glissait sur les coupoles en silence. Nulle lumière ne sortait de ces pâles gouffres de flamme, mais une obscurité rougeâtre qui laissait distinguer, de toutes parts, des solitudes affreuses et des ruines.

L'homme s'arrêta en tressaillant. Des clameurs, des vociférations s'entendaient vaguement, là-bas, dans la plaine semée de tombes, où les nuages enflammés réverbéraient une lueur sinistre. Inquiet, l'homme tendait l'oreille. Ensuite, il se remit en marche.

Les incendies se réveillaient sous les rafales du vent d'ouest, et d'autres, que l'on allumait, roulaient de larges fumées noirâtres qui s'entassaient au fond du ciel. De temps en temps, le feu, d'un bond, dressait comme un long bras de flamme, et le cimetière, dans un éclair, s'illuminait et s'éteignait, avec ses jardins ténébreux et ses centaines de stèles blanches. Mais, en bas, sur le boulevard, entre les rangées d'arbres immobiles, s'agitaient des masses obscures. Quatre canons passèrent au grand trot, puis des bataillons défilèrent. Une joie confuse naissait à l'aspect du vaste incendie. Il s'éleva une clameur de guerre; le profond Paris frissonna. On entendit des voix étranges, des appels, des clairons, des murmures, une universelle rumeur. En cet instant, la batterie du Père-Lachaise tira. La flamme déchirait les ténèbres: à chaque fois, la colline tremblait, et une batterie lointaine, dont l'éclair rouge s'apercevait du côté de l'Arc de triomphe, répondait, comme à temps égaux, coup pour coup, au-dessus de la ville.

Soudainement, près d'un if colossal, l'homme s'arrêta de nouveau:

—Ami! cria-t-il... Qui est là?

Il n'y eut point de réponse.

—Holà! qui fife? reprit-il, avec un nasillement de juif allemand.

Une sentinelle, vaguement visible, sous le reflet embrasé des nuées, répliqua du milieu du sentier:

—Non! c'est à vous de répondre!... Halte! Faites vous reconnaître!

—Ami, ami, ami! Fife la Commune!

—Le mot d'ordre?

Roquette et otaches!

L'homme en vedette proféra un juron comme réponse, puis s'avança indolemment pour reconnaître le survenant. Il portait le mousqueton au dos, et de la tête aux pieds était habillé de rouge, selon la mode des garibaldiens.

—Ah! c'est toi, Chus, maudit voleur marchand! dit-il, en haussant les épaules. Tu viens encore ici, sans doute, trafiquer avec nos soldats et t'engraisser de leur butin, conquis au prix de leur sang!

—Allons, allons, allons, allons, répliqua l'autre, qui paraissait accoutumé à la burlesque emphase de son compagnon, fous aimez à rire, citoyen... Mais les hapits ne sont que tu fieux trap, et te l'archent comptant est te l'archent comptant. Che m'expose crantement pour fous oplicher. Che fais te pien maufais marchés afec fous et ces messieurs, fos camarates... Aussi, quand ch'ai appris en pas que l'on allait monter ici l'archefêque et les autres otaches que l'on a fusillés ce soir, che me suis tit: Chus, ces pons cheunes chens font te tétommacher cette fois, car les pelles paroles ne font pas les choux cras, et che ne suis pas riche, citoyen.

Le garibaldien éclata de rire:

—Tu arrives trop tôt à la curée, puant corbeau de cimetière! Les macchabées ne sont pas encore là... D'ailleurs, Ferré, à la prison, leur aura fait barboter les poches... Ne faut-il pas, reprit-il en s'animant, que les enfants perdus aient leur pâture?... Allons donc! que les obus pleuvent et que le pétrole ruisselle! Le prolétaire s'en moque bien!

Et tout de suite il entonna sur l'air de la Marseillaise:

Allons, enfant des barricades,
Il est temps, secoue l'oppresseur,
Avec gloire, laisse ta mansarde,
Du rouge arbore la couleur!

Mais derrière les tombeaux et les chapelles funéraires, un feu de peloton retentit; de la fumée monta dans l'air. Ensuite, on entendit deux coups secs, l'un après l'autre. L'homme rouge et son compagnon avaient tressailli.

Gott im Himmel! marmotta Chus. On churerait quelqu'un qu'on fusille!

Le garibaldien, à demi ivre, se raffermissait sur ses pieds.

—Que les couards crèvent comme des chiens! fit-il avec exaltation. Qu'on nous donne des rois pour les mettre en cage!... N'ai-je pas mon bon revolver de la bataille de Dijon?... Bah! j'en ai vu bien d'autres!

Il se précipita, saisi d'une sorte de frénésie, et disparut parmi les tombes, tandis que le fripier se remettait en marche, à pas lourds, dans le sentier plein d'une boue épaisse. De grosses gouttes, autour de lui, s'écrasaient sur les ifs et les marbres, et tombant de ce ciel embrasé, l'on s'étonnait de leur fraîcheur. Mais une averse, tout à coup, vint battre le vieux cimetière: les gazons noirs, les arbres frémissaient; la pluie, blêmie par l'incendie, dans les hautes régions du ciel, faisait, en frappant les tombeaux, un long et affreux murmure; l'ondée roulait en ruisseaux limoneux, aux pentes roides des chemins. Elle cessa subitement; le terrain remonta, s'élargit; et stupéfait, le fripier s'arrêta.

Devant lui, au milieu d'une prairie déserte, plantée çà et là de quelques croix, un petit feu livide vacillait. La lueur pâle en éclairait un fédéré couché qui dormait, et une vieille femme accroupie, à dix pas d'un cippe isolé. Devant elle, on apercevait une mauvaise table à tréteaux, chargée de brocs et de verres. Rien ne bougeait; le feu dardant de longs jets de gaz bleuissait l'herbe chargée de pluie. Un chien maigre, couché à l'écart, et qui tenait un crâne entre ses pattes, releva le museau quand Chus s'avança, et il poussait de sourds grondements. A ce moment, la vieille se dressa, et le survenant la reconnut:

—Ah! c'est fous, matame Éloi! dit-il... Ponsoir, ponsoir, ma foisine, ou plutôt ponchour, n'est-ce pas?

La cantinière mit un doigt sur ses lèvres. Elle était rouge, entassée, énorme, le bras charnu comme une cuisse ordinaire.

—Doucement, doucement! dit-elle... Pauvre mignon!... Il dort là comme un enfant Jésus... Ah! bonsoir, mon bon monsieur Chus!... J'avais peur que ce ne fût encore un de ces maudits garnements... Les vauriens!... les insolents! Mais je leur ai bien rivé leur clou!... Honte à vous! je leur ai dit. Je ne suis pas une de vos guenipes... Je servais à Sébastopol, cantinière au Ier zouaves, et j'avais vu mourir plus de quinze cents gradés, du canon ou du choléra, avant que vous salissiez seulement vos langes!... Voilà ce que je leur ai dit... Car moi, vous savez bien, monsieur Chus, comme garde de femmes en couche, appelée la nuit et le jour dans les maisons les plus respectables, avec les clefs de tout qu'on me donne, la confiance, les égards, j'aimerais autant voir un crapaud, ma parole! qu'un vaurien et un insolent!

—Allons, répondit Chus, prenez patience! Que fous est-il tonc arrifé?... Il faut prentre patience; matame Éloi... Si tous les fous ne manchaient pas te pain, le plé serait à pon marché.

—Bien dit, bien dit! Vous avez dit le mot!... Si tous les fous ne mangeaient pas de pain... Vrai! c'est ça que j'aurais dû leur dire... Voulaient-ils pas fusiller un pauvre homme, ici, en face de ma cantine?... Et ça devait être un brave homme, un homme respectable et instruit... Non, non, non! je leur dis, ne m'en parlez pas! Allez où vous voudrez, mais pas ici!... Il y avait là le tambour Rouget, la Pologne, Éloi et deux ou trois autres. Et toi, je dis à Éloi, grand lâche, tu permets au premier venu d'insulter ton épouse légitime... Un bon à rien, je dis, un gobelotteur, un feignant, et pas même républicain! Au reste, on sait ce que c'est, le particulier qui épouse la cantinière du régiment... Parfaitement, et avec honneur, qu'il me répond, mais ça n'est pas de la politique! A ce moment, voilà les coups qui partent... Vrai! les jambes m'en tremblent encore, et je dois être blanche comme un drap. Et tous, ils ne savaient que répéter: C'est un espion, mère Éloi, c'est un espion!... Lui, un espion!... Allons donc! Un brave homme, avec l'air si poli, si honnête, qu'on aurait eu envie de le caresser comme un toutou, ma parole d'honneur! comme un petit bichon de dame!

—Che fous crois, matame Éloi, dit Chus. Ces messieurs sont quelquefois pien sauvaches... Ah! ils ont fusillé un homme!... L'autre chour, en leur procantant, comme ch'offrais teux francs t'une fieille montre t'archent, ch'ai cru qu'ils allaient me téforer... Allons, che tis en plaisantant, collez-moi au mur tout te suite! Ma fortune sera faite!... Pien, pien! ils sont cheunes, ils s'amusent... Safez-fous quel était cet homme qu'ils ont fusillé? reprit-il.

—Vous n'étiez donc pas avec Just? dit la cantinière.

—Non, che ne fais que t'arrifer au Père-Lageaise.

La vieille haussa les épaules:

Au Père-Lageaise! Ah! malheur! Est-il Dieu permis, grommela-t-elle, d'arranger le français comme ça!... Mais afin de vous dire chaque chose, c'est un pauvre homme qu'ils ont arrêté, soi-disant espion versaillais, devant la porte du cimetière. Paraît qu'il avait adressé des interrogatoires suspects à des citoyennes qui dépavaient: dans quel quartier Wrobleski commandait, si elles connaissaient le citoyen un tel, comme si l'on était espion, pour avoir dans Paris des amis qu'on s'informe!... Alors donc, les femmes ont couru sur lui; c'était le moment où nous arrivions, la Pologne, le tambour Rouget, le citoyen Pompon et quelques autres. Grâce! grâce! qu'il répétait en s'enfuyant... Ah! tu me demandes des grasses! je m'en vas t'en donner une maigre! lui répond une citoyenne, et pan, pan, pan! sur lui, avec son revolver... Ah! tu me demandes des grasses! je m'en vas t'en donner une maigre!... Là-dessus, nous avons pris l'homme et on l'a amené ici, où le vieux Just a fait son jugement, censément en justice du peuple, comme espion, au rond-point des Anglais... Le pauvre homme! Lui, un espion!... Pour sûr, de sa vie, de ses jours, il n'avait espionné une puce. Je n'ai jamais été pucelle, si cet homme-là était un espion!... Le vieux Just a fait un discours... Plus de sceptres, plus de couronnes! qu'il criait... Bon! que nous dit le citoyen Pompon, il restera toujours bien quelques couronnes de Vénus... Vous devriez avoir honte! je lui dis... Fi! fi! sur votre mauvais cœur... Et le pauvre homme qui répétait: Je ne suis pas Français; je me réclame de l'ambassadeur de mon pays... Sans compter que, rien qu'à son accent, ça s'entendait de quinze mètres, bien sûr!... Enfin, bref, ils l'ont condamné, et comme c'étaient la Pologne et Rouget qui l'avaient amené, on les a chargés, par honneur, de lui faire son exécution... Tas de manants, de malpolis! Tenez, seulement d'en parler, le sang me monte à la figure, monsieur Chus!

Le fripier secoua la tête d'un air pénétré. Ensuite, reprenant, après un silence:

—Mais, tites-moi, matame Éloi, ne sait-on pas qui était ce malheureux? Afait-il tes pichoux, une montre?

—Ah! les brigands!... Une montre, vous dites... Bah! que voulez-vous qu'il lui soit resté avec des grossiers, des garnements sans conscience comme ça? Tous pires que la bande à Vidocq!

—Il fautrait cepentant s'enquérir, repartit Chus... C'est en temantant qu'on parcourt le monte... Le paufre homme aura peut-être tes papiers pour étaplir son itentité.

—Ma foi, à votre idée! répondit la vieille. Ça se peut que vous ayez raison, monsieur Chus. Allons le visiter, si ça vous fait plaisir..... Oh! c'est facile, il n'est pas loin!

Et vivement, tandis que l'autre la suivait avec une torche, la cantinière alla lever, à quelques pas de là, un lambeau d'étoffe sanglante dont elle avait recouvert le cadavre. Le mort gisait, les bras en croix, sous le cippe de marbre isolé au pied duquel il était tombé; ses cheveux gris traînaient, épars, dans la boue et l'herbe mouillée, M. Chus bredouilla de vagues paroles, la grosse femme se signa, puis ils demeurèrent silencieux. A ce versant de la colline, l'incendie ne se voyait plus. Seules, les nuées embrasées laissaient tomber une clarté confuse sur le champ des tombeaux.

Subitement, M. Chus tressaillit:

—Seigneur tu ciel! murmura-t-il... Que feulent tire ces taplettes, tans sa main?

Il venait de poser sa torche contre l'urne qui couronnait le cippe. La flamme frappait son long nez busqué, sa barbe noire et drue, ses lourdes paupières.

—Quelles tablettes?... Voyons, montrez! fit Mme Éloi, tandis que le fripier se baissait.

C'était une vieille trousse de chirurgien, d'un maroquin usé et éraillé. Elle ne contenait ni lancettes ni scalpels, mais une liasse de papiers, cinq ou six lettres et des parchemins.

Le fripier déplia l'une de ces feuilles. Les deux côtés en étaient couverts d'une écriture singulière, et l'on voyait, au bas, des sceaux officiels de cire jaune, avec l'aigle à deux têtes.

—Oh! oh! tu russe! marmotta Chus.

Il examina plus attentivement les papiers tombés entre ses mains. Alors, il aperçut ces mots, tracés sur une page volante:

A QUI TROUVERA CECI

Renvoyez, je vous en conjure, les lettres et les autres documents à l'original du portrait, à Prague, en Bohême.

Renvoyez aussi le portrait. Une mère le destinait à son fils.

Ne vous souciez pas de la valeur du boîtier d'or. Mme la Grande-Duchesse donnera vingt fois pour récompense ce qu'un marchand en pourrait payer.

J'écris ces lignes en cas qu'il m'arrive malheur.

C'était tout: pas de signature.

—Renfoyez les lettres... Pien! dit Chus lentement... Renfoyez aussi le portrait... Quel portrait?... Che ne fois pas te portrait!

Mais, en palpant le maroquin, le fripier y sentit sous ses gros doigts un objet dur et de forme ronde, dans un compartiment caché.

Il fouilla cette poche et en tira une boîte d'or, du diamètre à peu près d'une montre et plate comme un écu.

Elle s'ouvrait à ressort.

Il l'ouvrit.

La boîte montra aux regards le portrait d'une jeune femme.

Elle était brune, le teint mat, les yeux profonds et lumineux. Un joyau de pierreries fermait son corsage de cour, brodé d'aigles à deux têtes, sans nombre, et elle portait dans les cheveux un diadème de brillants. On voyait, gravée sur le boîtier d'or qui faisait face à la peinture, une couronne impériale. Au-dessous, se lisaient ces mots:

Maria-Pia
Grande-Duchesse de Russie
1844

—Encore une, reprit la cantinière, à qui les rentes n'ont rien coûté... Une belle femme, c'est certain!... Bah! bah! va ton chemin, la vieille! Toutes ces princesses peuvent bien se faire tirer leur portrait avec des aigles et des diamants dessus, mais il leur est plus difficile d'être la nuit, dans les cimetières, en compagnie des gens qu'on fusille...

Elle s'interrompit, les yeux béants, puis clappa de la langue et poussa une exclamation.

Le brocanteur, étonné, la regardait.

—Passez-moi le médaillon, dit-elle... Ah çà! est-ce que je deviens folle?... Passez-moi donc le médaillon, monsieur Chus!

Elle considérait alternativement le portrait qu'elle tenait en main et le soldat couché devant le feu. Ensuite, venant à cet homme, Mme Éloi le dévisagea.

Il était brun, avec le teint mat, et des cheveux bouclés et noirs. Sa tête reposait sur son bras ployé, que soutenait un bloc de marbre; ses armes gisaient auprès de lui. Il dormait tout enveloppé d'un large manteau militaire, s'agitant, balbutiant dans son rêve, et si écrasé de fatigue que la lumière ni le bruit des voix ne le tirait de son sommeil.

—Jésus m'entende! s'écria la vieille... Il y a là quelque mystère... Bien que sa figure soit d'un homme, il a cependant le visage d'une femme, et, bien qu'il ressemble à une femme, je vois, parbleu, que c'est un homme!... Pour l'amour de Dieu, débrouillez-moi ça!

—Que tites-fous? balbutia Chus.

—Ce que je dis? Ah bien! j'espère, c'est assez clair... Si l'on ne comprend pas le langage d'un pays, qu'est-ce que j'y puis, ma parole?... Un nez n'est pas plus pareil à un nez que ce jeune homme à la princesse qui est peinte sur le médaillon... Oh! j'ai encore de bons yeux... Son sexe d'homme mis de côté, on jurerait voir la princesse. C'est une chose bien étonnante... Deux gouttes d'eau, ma foi, deux moitiés de pomme!... C'est une chose surprenante... Tenez, voyez plutôt, monsieur Chus!

Et, lui présentant avec triomphe le portrait de la boîte d'or:

—Le nez, le front, les joues, tout pareil! poursuivit la cantinière, à voix basse. La bouche, la couleur des cheveux... On devrait payer pour voir ça. Si c'était joué sur le théâtre, on n'y voudrait pas croire, bien sûr... L'excellent cœur! A peine réveillé... Toutefois, minute! reprit-elle. Ça ne serait-il point lui faire offense? Car ce n'est guère le temps, dans ce moment ici, de ressembler à des princesses... Ça pourrait le fâcher, comprenez-vous? Il vaudra mieux ne rien lui dire.

—Sans toute, sans toute, répondit Chus. Quel est ce cheune homme? Le connaissez-fous?

La cantinière se mit à rire:

—Lui! si je le connais?... Ah bien! que le bon Dieu bénisse son bon cœur!... C'est le plus honnête jeune homme qui ait jamais fait la croix sur le pain... J'ai connu des ducs, des marquis, ajouta Mme Éloi, même des cent-gardes de Napoléon, et pas un n'avait si bonne tournure... Pauvre mignon!... Aussi doux qu'un agneau!... Une femme irait à travers les bombes et la mitraille, pour un si bon cœur.

—Pien! pien! pien! repartit le brocanteur. Mais te quel pataillon est-il? Par quel hasard se troufe-t-il ici?

La cantinière se récria:

—Comme vous me demandez ça! on dirait que votre chemise brûle... Est-ce que vous êtes si pressé? Je ne suis pas une Cosaque ou une Prussienne, entendez-vous! et je n'ai pas besoin de schlague pour répondre... Allons, c'est bon, c'est bon, monsieur Chus; je ne vous en veux pas, pour sûr!... Eh bien donc! on m'a dit son nom; mais, pour les noms, j'ai si mauvaise tête!... Enfin c'est lui, il y a quelque temps, qui a repris le fort d'Issy. Les Versaillais l'ont repris depuis; et, à partir de ce moment, voyez-vous, je n'ai plus eu bonne idée pour la Commune; mais, comme je vous le disais, c'est lui qui l'a repris. Et j'ai souvent été là-bas, du temps qu'il y commandait. Voilà qu'un jour, en plaisantant: Ah! madame Éloi, qu'il me dit, ils ne vous règlent pas leurs comptes, qu'il me dit,—et je sais pourquoi il me disait ça,—mais Thiers leur réglera le leur; et il fallait les voir tous rire. Présent! fait un obus qui arrive, et voilà quatre de mes lascars par terre... C'est le lendemain, par trahison, que nous avons reperdu Issy, et il s'en est allé servir avec son ami Wrobleski, à la Butte-aux-Cailles. Et même je ne l'avais pas revu depuis le matin de l'obus; car, tenez, je le disais encore hier à Éloi. Mais, ce soir, il est arrivé pour savoir si Montmartre était pris, à cause que le bruit en circule, et pour prévenir le vieux Just de tirer contre le pont d'Austerlitz, où les Versaillais ont des canonnières... Comme il m'a dit qu'il avait faim et que voilà deux nuits qu'il ne dormait pas: Tiens, mange, mon beau coq mignon, je lui ai dit, et une fois qu'il a eu mangé, il s'est endormi près du feu... Mais, attention, il se réveille!

En effet, le dormeur prononçait des paroles confuses; puis, il ouvrit les paupières et se dressa. Des gouttes de sueur lui tombaient du front, ses mains pâles tremblaient de fièvre. La cantinière s'avança vers lui.

—Allons, à merveille, fit-elle. J'allais tout justement vous réveiller, comme vous me l'aviez commandé.

—L'air est âpre, répondit le jeune homme. La rosée de la nuit m'a glacé... Ah! quelle heure est-il?

—Eh bien, il ne doit pas être fort loin de deux heures... Mais, ma foi, écoutez, monsieur. Tout beau garçon que vous êtes, je ne voudrais pas vous avoir pour camarade de lit, bien sûr!... Non, non! Ce n'est pas ça que je veux dire. Ce n'est pas ce que vous pouvez penser... Mais vous parlez, vous vous tournez, vous vous agitez, comme un cheval sous son collier, ma foi!... oui, comme un cheval qui regimbe.

L'homme, les yeux vaguement fixés à l'horizon, agrafait son lourd ceinturon. Il reprit, en secouant la tête:

—J'ai fait un rêve, madame Éloi, un rêve si horrible et si noir, que j'en frissonne encore, à présent.

—Un rêve! s'écria la cantinière... Oh! monsieur, racontez-le, je vous prie. J'aime tellement entendre les rêves!... Mon Dieu! mon Dieu! je pourrais rester des heures entières à en écouter... Oh! racontez-le, je vous prie.

—Eh bien soit! commença le jeune homme... Il me semblait que je marchais dans un grand cimetière, qui était semé d'os humains... Et, tout en marchant, je me disais: Pourquoi ma mère tarde-t-elle?

—L'excellent cœur! interrompit Mme Éloi... Mais je vais vous dire. La pauvre dame est peut-être malade... On a vu des choses pareilles... Oh! il y a des choses extraordinaires!

—Non! répliqua-t-il, je suis tout seul, sans famille; je n'ai jamais connu ma mère... Mais soudain, la terre a tremblé, et il me semblait pénétrer dans une sorte de caveau, où se trouvaient des cercueils découverts. Ces cercueils contenaient des cadavres, hideux, gonflés, demi-pourris, sur lesquels je voyais ramper des mouches. Et une voix invisible chuchotait: Voici ta mère! voici ta sœur! voici ta femme! voici ton père!... Alors, mes os se sont glacés et mes cheveux se hérissaient. Maintes fois, je m'efforçai de fuir, mais je sentais mes pieds cloués au sol: et mes regards plongeant, malgré moi, dans le caveau qui se reculait, y découvraient indéfiniment d'autres cadavres et d'autres cercueils. Puis, la terre se souleva lentement, de place en place, comme le dos d'une prairie sous l'effort souterrain des taupes. Ces éminences se multiplièrent, et jusqu'au bout de l'immense plaine, j'apercevais de tous côtés des fronts, des crânes, des faces blêmes qui perçaient la terre, plus frémissants, plus nombreux que les bulles sur les étangs, quand il pleut... Les squelettes surgissaient en foule; je les voyais s'évader hors des fosses, en s'aidant de leurs bras décharnés. Ils ricanaient, levaient au ciel des orbites vides, chancelaient sur leurs pieds d'ossements. L'air rougeâtre fumait autour d'eux; le sol bouillonnait comme de l'eau... Et tout à coup, il m'a semblé que les spectres m'apercevaient. Alors, ils ont poussé une clameur effroyable, et tout tremblant, je me suis réveillé.

—Seigneur Dieu, dit la cantinière, voilà un rêve... J'en ai la chair de poule, ma parole!... Tenez, sentez là, sur mon bras... C'est plus gros qu'une tête d'épingle.

Mais un obus passa en sifflant, au-dessus de la prairie déserte, et alla éclater cent mètres plus loin, dans les terrains de la fosse commune. La grosse femme leva la tête vers le ciel:

—Diantre de la prune! exclama-t-elle... Ah bien! est-ce qu'on nous joue des farces?... Ça nous vient-il de la lune, à présent?

—Montmartre est pris, Montmartre est pris! s'écria le jeune homme. Ils nous bombardent de là-haut! Wrobleski était bien informé... Madame Éloi, courez, dites à Just... Ils vont nous écraser de là, comme on écrase un loup, dans une fosse... Trahis! trahis! vendus à l'ennemi!... Nous sommes aussi morts que ceux qui sont là! poursuivit-il, en frappant la terre du pied... Qui commandait là-haut?... Allons, partons!

—Excusez! reprit Mme Éloi... Qu'est-ce que je dois dire à Just?

—Quoi? Que voudriez-vous lui dire?

—Je ne sais pas... Vous m'avez dit: Courez, dites à Just...

—Non, c'est inutile! répondit-il. Tout d'abord, je dois prévenir Wrobleski. L'un de ses hommes attend mon signal, posté dans la lanterne du Panthéon... Ah! nous sommes trahis, madame Éloi... Quelle duperie que l'espérance!... Allons, versez-moi un coup d'eau-de-vie!... Si Delescluze était un homme... Bah! nous sommes perdus, c'est certain... Versez, emplissez jusqu'au bord... Bonne femme, si tu pouvais réconforter de même notre cause et lui remettre du cœur au ventre!... Ils ont fusillé l'archevêque... Allons, partons!

—Oui! partons, partons fite! dit Chus. Foilà une ponne parole!

A ce moment, il leur parut qu'il s'élevait tout auprès d'eux une vague plainte, un gémissement. Mme Éloi resta béante, tandis que le fripier s'arrêtait.

—Jésus!... Qu'est-ce que c'est?

—On dirait un râle...

Tout faisait silence maintenant, et ils se regardaient l'un l'autre. La lanterne que haussait Chus projetait au loin, sur la prairie, de monstrueuses têtes noires et des ombres immobiles.

Le bruit s'éleva de nouveau, faible, bas, poignant comme un sanglot. Soudain, Mme Éloi s'écria:

—C'est lui, c'est l'homme! je parie... le pauvre homme, le fusillé!... Ah! miséricorde! Il n'est pas mort! Ils l'ont manqué, ils l'ont manqué, je parie ma tête qu'ils l'ont manqué!... Vite le falot, monsieur Chus... C'est ça... Ils l'ont manqué, le pauvre... Les bons à rien! les maladroits!... Tenez, mettons-le là.

Chus s'approcha, sa lanterne à la main. Mme Éloi, agenouillée, soulevait la tête du moribond. Tous trois faisaient cercle autour de lui.

—C'est pourtant malheureux, dit paisiblement le fripier, t'assister à tes choses pareilles... Le saint cantique a pien raison: Oh! que c'est une chose ponne et une chose agréaple que les frères temeurent unis ensemple! C'est comme cette huile exquise, répantue sur la tête, qui tescend sur la parpe t'Aaron et qui técoule sur le pord te ses fêtements!... Foyez-fous, matame Éloi. Un homme qui aime à tuer peut se régaler, quand il est soltat... Moi, ce n'est pas mon caractère!

—L'obus! l'obus! cria la cantinière. Gare! gare! gare! A plat ventre!

Une forme de flamme et de fer s'abattit, éclata et se dispersa au milieu d'un jet de tonnerre. Tous se relevèrent en silence.

—Dépêchons, reprit alors le jeune homme... Madame Éloi, vite, ôtez au blessé ces entraves. Humectez ses lèvres d'un peu d'eau.. Et toi, aide-nous, citoyen, au lieu de rester à claquer des dents... Hé quoi! tu as donc peur de mourir? Remue-toi, misérable lâche!... Vite! arrache avec moi ces longs pieux... Il nous faut transporter ce blessé dans un endroit moins exposé... Arrache-moi ces pieux, te dis-je!

Il fit, en les entre-croisant, une sorte de civière, sur laquelle il jeta son manteau. On plaça dessus le moribond, et les deux hommes, le portant, se mirent en marche.

Tant qu'ils furent dans cette plaine, les obus s'abattirent autour d'eux. Le fripier jetait de tous les côtés des yeux hagards, et à chaque moment paraissait près de s'évanouir. Ils arrivèrent ainsi à l'avenue des Anglais, et hors du tir, Chus respira. Une masse haute et ténébreuse se dressait au bout de l'allée. C'était le mausolée du maréchal Victor, duc de Bellune, vers lequel ils se dirigeaient. On distinguait les créneaux d'une tour, et un drapeau qui se gonflait au vent, sur son sommet.

Mais des fédérés en se hâtant, d'autres ensuite qui couraient, se jetèrent dans le chemin. On entendit des heurts de roues, et à la lueur d'un grand fanal rouge qu'un enfant balançait au bout d'une perche, quelques hommes armés débouchèrent d'un sentier montant et tortueux. Ils entouraient tumultueusement, en les poussant et les tirant, deux charrettes à bras, pleines de cadavres. Sous la lueur sombre du falot, on apercevait les corps pêle-mêle, des torses tout roides de sang, des tonsures, des bouches béantes. Derrière eux, hurlaient et ricanaient des soldats à mufle de tigre; d'autres, sur un cou long et grêle, balançaient une tête aplatie comme celle de la vipère. On voyait des fronts de taureaux, des profils de porcs, de boucs, de béliers, des faces barbues de singes qu'empourprait le reflet de quelque torche, vacillante au vent de la nuit... Puis, quand ils eurent défilé, apparut un homme, tout hors d'haleine. Il portait une écharpe rouge, insigne des membres de la Commune, et criait, forcené de fureur:

—Qu'attendent-ils?... Lâches! traînards!... Leur batterie ne tire pas... Aux gares, aux prisons, aux églises!

Ensuite, avisant tout à coup le jeune homme pâle aux cheveux noirs, arrêté sur le bord de la route:

—Ah! te voilà, toi! embrasse-moi! et il se jetait à son cou... Que les flammes s'élèvent plus haut! dit-il en regardant Paris. Que les canons crachent leur mitraille, jusqu'à ce que tout soit en poudre!... Rigault mourra; il l'a juré. Il va sauter avec la préfecture!... J'ai dit adieu à ma femme, à mes enfants... Ce n'est pas moi que tu vois, c'est mon ombre... Embrasse-moi! Je leur disais bien que l'on pouvait compter sur toi... Nous allons enterrer les otages... Les as-tu vus passer dans les charrettes?... Deguerry, Bonjean, l'archevêque?... Hein, camarade, grande nouvelle!... Apprêtez armes! En joue! Feu! Et voilà... Ç'a été fait ce soir, sur les huit heures. Théophile Ferré est l'homme. Hurrah pour lui!... Ho! ho! Entends-tu leurs églises? Comme elles s'époumonent à sonner notre glas! Paris en feu nous servira de catafalque... Ha, ha, ha! Nous aurons pour cierges quatre-vingts tours embrasées... Bravo, bien tiré, canonnier! Brûle, brûle, brûle, ville maudite! Fais une flamme gigantesque de tes masures, de tes palais, de tes théâtres, des sièges des juges, des confessionnaux!... Qu'il n'y ait plus rien! Non, ni Dieu, ni maître!... Hein! il y a longtemps que le monde n'avait vu une pareille nuit!

Une pluie de cendre brûlante s'éparpilla sur les arbres autour d'eux, et sur le vaste cimetière. Alors, le fédéré cria, avec un effroyable ricanement:

—Ramassez-en! ramassez-en! Demain, c'est tout ce qu'il restera à prendre de Paris!

Et il s'éloigna en vociférant, et tirant des coups de son revolver.

—Voilà un vrai gars! fit Mme Éloi, tandis que Chus revenait se placer à l'arrière du brancard... Un vrai gars, quoi!... C'est comme un zouave!

Le jeune homme eut un pâle sourire:

—Oui! ces Gascons! reprit-il amèrement... Ils bavarderaient encore, je crois, avec le couteau dans la gorge... J'ai rencontré hier celui-ci... Que me disait-il donc?... C'était au moment de la nuit où les Tuileries s'allumaient; ses propos ne m'intéressaient guère. Voyons... Il me parlait d'un étranger qui me recherche dans Paris... L'a-t-il dit, ou bien l'ai-je rêvé?... Mon esprit est comme une eau trouble... Je ne sais plus... Bah!... Marchons!

Arrivés au bout de l'avenue, ils tournèrent l'angle du tombeau Victor. Leurs pieds buttaient contre les dalles tumulaires. Au-dessus de leurs têtes, le mausolée élevait son massif crénelé, que surmonte une tour carrée; des arbres de lilas l'environnaient. Ils passèrent devant la grille d'un escalier extérieur qui mène à la plate-forme de la tour, puis s'arrêtèrent, en déposant l'homme blessé au bas du mur.

Il avait les paupières fermées, les bras pendants: la mort était sur ce visage. On voyait les sourcils froncés, les tempes ridées sous les cheveux gris, les pommettes osseuses et décolorées. Du sang souillait sa longue barbe grise.

—Le pauvre homme! dit la cantinière. Il ne tardera pas, je crains bien, à faire un pâté pour les vers... Cependant, vous savez, tant qu'ils n'ont pas ratissé leurs draps avec la main, et que leur nez ne s'est pas pincé, il reste encore de l'espoir... Et tenez! Il marmotte, l'entendez-vous?... Ils sont quelquefois étonnants... Allons, tout juste!... Il se réveille.

Le mourant ouvrit les yeux, en s'agitant avec effort. Des mots entrecoupés s'échappèrent de ses lèvres. Il avait le délire; et dans sa fièvre, les scènes d'un drame mystérieux se succédaient devant ses yeux, par hallucinations rapides:

—Si vous savez où il se cache, dites-le-moi, je vous en conjure... Moi, un espion! non! non! jamais!... L'Europe entière désigne les Français comme un peuple vaillant et généreux... On dit: poli comme un Français, brave comme un Français... A Bruges? Non! il est à Paris!... Hélas! comment le découvrir? Toutes les étoiles se sont éteintes!

Le moribond roulait des yeux vitreux, et il balbutiait, en répandant de l'écume sur sa barbe. Tout à coup, il jeta un cri:

—C'est lui! je le vois... là, en charrette!... Ah! qu'il est pâle! Ses deux yeux sont comme deux fontaines de sang... La foule se presse... Écoutez! les trompettes sonnent... Ho! des éclairs jaillissent, une trombe de feu... Je suis trop près de l'échafaud. La flamme m'a brûlé au visage... Le sol vacille... l'air bouge comme une toile ardente... Voyez! voyez! Il s'agenouille... Par pitié, par pitié! sauvez-le!... Ho! la hache!... Ah! horreur! horreur!... Le sang jaillit! Tout est ténèbres à présent. Heu! je n'entends plus rien qu'un bruissement, un chuchotement de fantômes.

Il se soulevait à demi, en tendant l'oreille avec terreur. Il reprit, les lèvres grelottantes:

—Ho! ho! ho! ho! partout des cadavres... Les rues sont pavées d'yeux de morts... C'est l'enfer, les fournaises flamboient... Comme ils rugissent, les damnés!... Regardez! voici des tisserands!... Ah! ah! ah! ils me passent des cordes dans tous les membres, pour me descendre au purgatoire... Le ciel brûle... ho! ho!... Il en tombe des cataractes de sang bouillant... Ne dansez pas autour de moi!... Vous êtes des démons, je le sais... Ils ont des corps et des habits de femme; mais je n'aperçois pas les âmes, les âmes!

Le mourant poussait des râles affreux qui déchiraient ses côtes et sa poitrine. Bientôt sa tête s'inclina; un sang vermeil lui coula de la bouche; la sueur inonda tout son corps, et il paraissait accablé de torpeur.

—Il dort! dit le jeune homme, à voix basse. Je m'en vais faire le signal à Wrobleski... Donnez-moi la torche, madame Éloi! Et toi, approche, citoyen... Voyons! Est-ce que tu rêves? Trouve-moi deux hommes qui porteront ce blessé à quelque ambulance... Mais il me faut d'abord prendre la fusée, que j'ai cachée près d'ici, en arrivant.

Le fédéré se dirigea vers une tombe marquée d'un signe, au moyen de branches nouées. Il se baissa, tâtonna sous les pierres, et revint à la tour Victor. Ensuite, poussant la grille roulante, il gravit l'escalier qui monte au flanc du mausolée: et tout droit sur cette plate-forme, avec la ville et l'horizon devant les yeux, il regarda.

Le ciel avait un aspect terrible. Des fumées, emportées par le vent, s'y suivaient, en troupeaux de monstres embrasés, tandis que les pointes des flammes s'élançaient impétueusement dans l'air frémissant. L'incendie, au cœur de Paris, se roulait, en enserrant la ville, ainsi qu'une torche liée à une roue tourne avec elle. Le Palais-Royal flamboyait; les Tuileries, éventrées, vomissaient une éruption éblouissante; la rue Royale illuminait tout l'occident. Mais sur la rive gauche du fleuve, le quai d'Orsay, la rue de Lille, le palais de la Légion d'honneur ondoyaient en nappes vermeilles, cependant qu'à l'est, l'Hôtel de ville brûlait d'un bloc, massivement. Tout l'horizon bouillonnait de fournaises, d'explosions, de rauques grondements. Paris semblait flotter sur une mer de lave. Çà et là, le réseau des rues creusait, parmi la nappe écarlate, de profonds ravins de ténèbres. On apercevait comme proches des points lointains, l'angle d'un mur, une fenêtre, des cimes d'arbres, un tuyau bizarre, sur un toit. Certains endroits paraissaient tout blancs; on eût dit que d'autres ondulaient, sous la rougeur incandescente. D'énormes volutes enflammées bondissaient comme un globe qui crève; des cornes de feu tout imprégnées d'essence ou d'huiles de peinture fondaient en de grandes stries vertes, orange, violettes ou d'un bleu de soufre. Alors, dans le brasier colossal, volaient des millions de flammèches; une poussière dévorante de taches rouges et de braises ensemençait le firmament; de la cendre ardente pleuvait; les torsions du feu irrité devenaient frénétiques; l'air faisait une clameur de tempête. Et, tout mêlés à cette horreur, haletants, livides, éperdus, M. Chus et la cantinière crièrent, au bas du mausolée:

—Hourra! hourra! Vive la Commune!

Le regard du jeune homme s'attacha sur le dôme du Panthéon. Il se dressait en face de la tour, puissant, tranquille, démesuré. Alors, fixant la fusée de signal entre deux pierres d'un créneau, le fédéré l'alluma de sa torche. Un trait flamboyant s'élança, et creva au zénith, en larges étoiles vertes. L'homme, ensuite, attendit la réponse.

Il apercevait, au fond des rues, comme à des distances incalculables, les Versaillais et ceux de la Commune, derrière des pavés entassés. D'autres survinrent tout à coup, et la bataille se rétablit. Les canons tonnaient comme la foudre; les balles pétillaient comme une grêle de fer. A travers la clameur du tocsin et le roulement des artilleries, le son aigu des fusillades perçait l'air. Un fracas épouvantable s'éleva, et les deux peuples se heurtaient, comme la mer se heurte à la mer, dans la rafale. Beaucoup de cadavres gisaient; l'aurore poignait à l'orient. Çà et là, des femmes éperdues s'enfuyaient avec les bras levés: elles apparaissaient lointaines, aux profondeurs de l'abîme ardent, sur des places rouges et désertes. Des chevaux furieux galopaient; des chiens se sauvaient, en hurlant. Les injures, les râles, les cris de guerre, les tambours, les vociférations, enveloppaient les combattants dans un ouragan de bruit. Les tours, les dômes chancelaient, croulaient, se fendaient en éclats; les arbres des parcs suaient sous le feu; la cité révoltée sifflait et rugissait comme une bête aux abois. Tout flambait. L'amas des maisons ressemblait à un nuage rouge, d'où sortait, en tonnant, le bruit du canon, impétueux, déchirant les cervelles, et faisant saigner les oreilles.

—Ma poitrine se gonfle, murmura le jeune homme; mes cheveux se dressent sur mon front... Que de fois les siècles futurs se représenteront le grand spectacle auquel j'assiste en ce moment! Que de fois il sera célébré, pour le rêve des hommes d'alors, dans des idiomes encore à naître!... Allons, tonne, rugis, volcan!... Jaillissez, flammes aveuglantes! Dômes bourrés de poudre, sautez! Que Paris brûlant se soulève et s'écroule, comme une montagne de feu!

Il reprit, avec un rire amer:

—Et pourtant, même dans le mal, l'homme n'étend pas loin son bras débile. Maintenant, à quelques lieues d'ici, les oiseaux dorment; la forêt verte est froide de rosée, le fleuve berce ses eaux grisâtres, un cri joyeux de coq monte dans l'air, et les femmes, à cet appel, pressent vaguement leur enfant contre la tiédeur du sein maternel. Cette aurore, pour le monde entier, sera semblable aux autres aurores... O jour, ô lumière, salut!... Je t'adresse ici un dernier adieu, car il n'est plus rien de commun entre nous, si ce n'est le peu de temps qui me reste, avant de trouver la mort désirée.

La lanterne du Panthéon s'illumina en ce moment, d'une flamme rougeâtre. C'était le signal de réponse au signal de la tour Victor. Le jeune homme leva les yeux; puis, poursuivant:

—Ai-je peur?... Non! mon âme est calme. La tâche est finie, le but est atteint!... La terre m'a fourni, cette nuit, mon dernier lit; je ne lui demande plus rien qu'une tombe... A quoi bon la vie, en effet, s'il n'y a aucun remède à mes maux? Qu'est-ce qu'un jour ajouté à un jour peut m'apporter de félicité, puisque mon cœur est à un amour sans espoir, puisque jamais je ne posséderai ce que je désire, puisque je ne crois plus en des temps meilleurs?... J'avais peur de la mort, quand j'étais enfant. Son effroi, je me le rappelle, m'a bien souvent réveillé la nuit, et tenu glacé et palpitant. Elle me semble maintenant un oreiller pour ma tête lasse, une auberge pour mes os fatigués... Ah! il n'y a rien en nous et autour de nous, que des ombres!... La réalité est un songe, que nous faisons les yeux grands ouverts.

Les prunelles fixes, il restait songeur, regardant sans les voir, au-dessous de lui, les deux charrettes des otages, arrêtées dans le campement des artilleurs du Père-Lachaise, parmi les tas d'obus, les gamelles, les tonneaux de cartouches défoncés. La multitude se pressait. De temps à autre, un coup de feu partait, suivi d'une clameur forcenée. Puis soudain, un fédéré de taille lourde et colossale bondit sur un grand sarcophage, et levant avec ses deux bras, aussi haut qu'il put le lever, un des cadavres en soutane violette, l'homme présenta orgueilleusement à Paris révolté, bergerie de tigres et de loups, le cadavre de son pasteur.

Un fédéré se prit à danser. Il jonglait avec son fusil, et une femme, en canezou blanc, l'écharpe ponceau par-dessus, et un yatagan de vermeil brimbalant sur sa jupe trouée, s'avança vis-à-vis de lui, en faisant des postures obscènes. Au même moment, les six canons en batterie au bord du talus tirèrent à toute volée, et dans la poudre qui montait, sous l'horrible lueur déployée comme un immense voile rouge, une ivresse les entraîna. Hommes, femmes, vieillards, tous, pêle-mêle, formèrent une large ronde, où l'on voyait tourbillonner des multitudes de crinières, de barbes, de prunelles étincelantes. On enleva la bonde des tonneaux: deux chaudrons reçurent le vin noir. Les danseurs s'y plongeaient la face, puis repartaient, plus furieusement. Un nègre, en manteau de spahi, tout roidi de pétrole, se roulait la tête d'une épaule à l'autre; cinq ou six prostituées, habillées de satin jaune et vert, et leurs seins énormes couverts de fard blanc, bondissaient, retroussées jusqu'aux cuisses. Bientôt, les femmes entrèrent en démence. Écumantes, le sabre au poing, elles hurlaient, frappaient l'air, se tordaient comme des Ménades. Plusieurs se prirent de querelle, et l'une d'elles tomba aussitôt, l'épaule presque détachée d'un revers de sabre. Mais son ennemie se rua, et le pied posé contre son flanc, elle arracha le bras et le jeta au loin. Alors toutes, se précipitant, mirent la victime en morceaux, la hachant, la déchirant de leurs sabres, l'une emportant un pied, l'autre une main. Puis, riant frénétiquement, elles se jetaient, comme des balles, les membres palpitants, et de hideux lambeaux sanglants pendaient aux grilles des tombeaux et aux branches. Une femme saisit le cœur, le fixa au bout de sa latte, et elle courait çà et là, à travers la ronde, en vociférant: A deux sous, le cœur de Jésus! tandis que sous le ciel de flamme, la danse furibonde continuait.

Mais des cris s'élevèrent au bas de la tour: Arrêtez-le! arrêtez-le!... Un râle saccadé monta de degré en degré, et l'homme blessé, échappé des mains du fripier et de la cantinière, apparut sur la plate-forme, hagard, terrible, couvert de sang.

—Doux Jésus! exclamait Mme Éloi. Sainte Vierge! Son accès le reprend!

Elle arrivait suante, haletante, et derrière elle, Chus montra son visage barbu. Cependant le blessé, fou de terreur, se débattait entre les bras du jeune homme... Tout à coup, il se prit à crier:

—Floris! Floris! Floris!... Au secours!

Le fédéré tressaillit, et se reculant violemment:

—Qui m'appelle?... Ah! qui êtes-vous?... D'où vient que vous savez mon nom?

Il avait lâché l'inconnu, et sur le sommet de cette tour, les flammes lui donnaient au visage. Le blessé s'arrêta saisi d'effroi, et il dit en balbutiant:

—Oui, je me rappelle vos traits... Il me semble que je vous connais... Vous avez les yeux d'une dame... Et cependant, je ne vous ai jamais parlé jusqu'à présent, n'est-ce pas?... Tout irait bien, si je pouvais seulement avoir moins mal à la cervelle... Il faut prendre patience, monsieur... Je suis le pauvre chirurgien de Madame la Grande-Duchesse...

Il chancela. Floris étendit les bras, la cantinière accourut, et tous deux couchèrent le blessé dans un angle de la plate-forme.

Mais il paraissait suffoquer. Le jeune homme le releva sur son séant, l'appuyant contre le parapet. L'inconnu poussait de grands soupirs; il regardait Floris fixement.

—Je ne sais pas, je ne me souviens pas! murmura-t-il. Si vous voulez quelque chose de moi, il faudrait me céder votre cervelle saine... J'ai reçu trop de plomb dans la mienne... Êtes-vous un enfant perdu? En ce cas, je connais votre mère... Elle pleurera, elle pleurera... Pourquoi donc voulez-vous me cacher que nous sommes au cimetière?... Je sais bien que vous êtes mort... Je sais aussi votre nom: Floris!

—Oui! oui! allons! ne vous agitez pas! dit la bonne Mme Éloi, qui haussa les épaules avec compassion.

L'inconnu jetait autour de lui des yeux de stupeur et de crainte, ainsi qu'un homme qui se réveille d'un long évanouissement.

—Où suis-je? reprit-il, à voix basse. Mon esprit est bouleversé comme la mer après une tempête, et je sens tous mes membres brisés... Qui êtes-vous?... Je ne vous connais pas... Il me semblait que j'étais mort... Est-ce à vous que je parlais tout à l'heure?... Ah! fit-il avec un grand cri, oui, je sais, je sais, je me rappelle... Je vous ai retrouvé, Monseigneur.

—Pourquoi suis-je ému? pensa Floris. Se peut-il que les folles visions d'un homme en délire m'étonnent?

Le blessé poursuivait, frémissant:

—Avez-vous salué votre mère? Qu'a-t-elle dit, dans un tel moment?... Et votre frère, votre sœur?... Oh! que je suis heureux, Monseigneur!... Mais d'où vient que mon lit est placé sur cette terrasse de pierre? J'entends continuellement les orages qui roulent au-dessus de ma tête, et cela me fait mal à la cervelle. J'ai été malade en effet, et j'ai failli mourir, le savez-vous?... Ah! je voudrais bien être certain que je suis guéri maintenant.

Une épouvantable rumeur monta de la cité embrasée. L'homme inquiet prêta l'oreille; puis, se soulevant sur un genou:

—Est-ce que nous sommes à Prague, Monseigneur?

—A Prague... dit Floris. Non... à Paris.

—A Paris... encore à Paris! répéta l'inconnu qui retomba... Y sommes-nous donc revenus?... De grâce, fit-il, ne me trompez pas... Est-il bien vrai que vous êtes Floris?

—Oui! c'est mon nom, dit le jeune homme. Mais je ne vous ai jamais vu. Se peut-il que vous me connaissiez?

Le blessé avait l'air incertain. Sa figure prit subitement une étrange expression de ruse. Il dit, d'une voix qui s'affaiblissait:

—Écoutez-moi, je vous en conjure. J'ai un secret à vous révéler... Courbez la tête jusqu'à moi. Approchez votre oreille de ma bouche... Ne me refusez pas cette grâce!

—Soit! reprit Floris, je vous écoute.

Et à genoux près du blessé, il pencha son visage vers lui.

Alors, comme saisi d'un nouvel accès de délire, l'inconnu lui plongea les doigts dans la chevelure; puis, jetant un cri de triomphe:

—La marque! la marque! s'écria-t-il... La marque de Sacha Gourguin!... Ah! Floris!... C'est bien lui! O bonheur!... Monseigneur, monseigneur Floris... Votre mère... Lorsque vous saurez... O Dieu! Que dire? Par où commencer?

—Au nom du ciel! qui êtes-vous? dit le jeune homme.

—Oh! dit le blessé, monseigneur Floris, après vous avoir si longtemps cherché!... Ah! je suis malade, je me meurs... Ah! ah! ah! Hélas! malheureux que je suis!... Ah! ah! je souffre! Hélas! hélas! Oh! tuez-moi! tuez-moi! tuez-moi!... Ne vous éloignez pas, Monseigneur. La crise cessera dans un moment... Vous me regardez, interdit. Non, non, je n'ai plus le délire... Oh! je souffre! Ah! ah! ah! ah! Hélas!... Surtout, Monseigneur croyez-moi... Ne secouez pas la tête ainsi... Je connais tout de votre vie. Le vieil homme qui vous a élevé avait pour nom Jacob Van Oost: votre enfance s'est passée à Bruges, dans les Flandres. Depuis deux ans, vous êtes à Paris... Au nom de votre mère qui vous cherche, écoutez-moi, croyez-moi, Monseigneur!

—Parlez! reprit Floris, parlez donc!... Pourquoi m'appelez-vous Monseigneur?

—Sachez d'abord qui vous êtes... Ce Van Oost, qu'on nommait votre oncle... O Dieu! Ah! ah! quelle douleur!... Votre naissance est noble entre toutes... Ah! ah!... Ayez pitié de moi... Ah! ah! ah! ah! tuez-moi! Le sang m'étouffe; je suffoque... Ah! Où êtes-vous, Monseigneur? Soutenez-moi, mettez-moi debout!... Je vous dirai le nom de votre père... Oh! oh! oh! hélas!... Oh! oh!

—Madame Éloi, voulez-vous m'aider? dit le jeune homme. Doucement... Soulevons-le!

—Par ici... Oh! prenez par ici... Oh! oh! ne me touchez pas!... Oh! oh! oh! Monseigneur, pitié!... Vous me tuez!... Floris, oh! Floris!

La voix défaillit au moribond. L'affreux spectacle de Paris le frappa d'une subite horreur. Il demeura court à regarder, les yeux fixes, la bouche béante.

Le ciel n'était qu'un tourbillon de feu. Ainsi qu'une forêt immense, la ville brûlait et flambait. Le tocsin ne s'arrêtait pas; l'artillerie roulait sans interruption. Le cri, la terreur, le bouleversement étaient comme la fin du monde. C'étaient, quelquefois, un tel fracas que l'on eût cru Paris déraciné, de profonds retentissements ainsi que de portes d'airain qu'on ébranle. Les obus sifflaient dans leur vol, les clochers des églises canonnaient, de grandes gerbes d'incendie apparaissaient, où qu'on tournât les yeux, les pavés dégorgeaient du feu, l'air était tout tissu de flamme. Par moments, une trombe de bruit passant dans les rues embrasées, les faisait presque chanceler. Le soleil se leva, mais blême, étouffé par les nuages et par les vapeurs de l'incendie. On ne voyait à l'horizon qu'un vaste cadavre livide, d'où il s'échappait une lumière, trouble comme de la fumée. Alors, le vent souffla avec violence. Tout le firmament retentit. Le mugissement de l'incendie emplissait l'air comme un ouragan. Puis, les hurlements redoublaient. Les spirales ardentes s'élançaient plus haut, les bouches des canons vomissaient des cataractes de tonnerres, les obus, se heurtant dans l'air, tombaient brisés en pesants éclats, les faîtes des palais croulaient; et les incendies, triomphants et avivés encore par la rafale, se dressèrent de toutes parts, ainsi que des torses géants. Un cercle de démons de feu semblaient entourer la ville, joyeux, hurlant, léchant le ciel de leurs langues monstrueuses...

Tout à coup, un obus éclata sur la plate-forme de la tour. Floris tomba. Chus s'abattit, défaillant de peur, mais sans blessure. On ne vit plus Ivan Manès: ses membres furent dispersés au loin, comme par une fronde. Mme Éloi gisait à la renverse; sa tête, tranchée sous l'oreille, grimaçait suspendue à la peau, au milieu de bouillons de sang.

Un demi-quart d'heure se passa, sans que rien remuât sur le sommet du mausolée. Des oiseaux voletaient tout autour, en poussant de petits cris d'effroi. Le drapeau rouge se gonflait au vent.

Un soupir souleva la poitrine de Floris. Il ouvrit les yeux.


LIVRE SECOND

Bien que, après la chute de la Commune, et dans Paris sanglant, fumant, tout couvert de ruines, on ne prît guère intérêt à un simple particulier, néanmoins, la plupart des gazettes annoncèrent, vers le commencement de juillet, l'arrivée en France d'un savant russe, le fameux physiologiste Vassili Manès.

Il ne parut pas d'ailleurs que ce voyage eût aucun but de science ou de curiosité. Vassili Manès fut salué, à sa descente du wagon, par un homme barbu, aux paupières épaisses, qui était le brocanteur Chus. Tous deux eurent un long entretien, tête à tête, à l'Hôtel de Bohême.

La singularité de ce départ défrayait, dans le même temps, les conversations à Prague. Quoique la mort d'Ivan y fût connue, l'on s'étonnait que Vassili eût choisi ce moment pour s'absenter. Attaché depuis des années au grand-duc Fédor de Russie, après avoir professé avec éclat à Moscou et à Saint-Pétersbourg, il avait été récemment cédé par le Grand-Duc à sa femme, la grande-duchesse Maria-Pia, arrivée au dernier période d'une maladie sans espérance, et de qui le savant ne soutenait la vie qu'à force d'art et de remèdes.

Le même jour, Manès rendit visite, dans les bâtiments de l'Institut, à M. Olympe Gigot. C'était un homme d'importance, érudit en grec et en sanscrit, en antiquités, en critique, auteur, traducteur, annotateur, pédant et académicien, secrétaire perpétuel des Inscriptions et Belles-Lettres; de plus, ami de cœur de M. Thiers, chef du Pouvoir exécutif. Le savant russe connaissait d'ancienne date le commentateur d'Albert le Grand, et il fut accueilli du vieillard, comme quelqu'un que l'on attend.

—Sitôt que j'ai reçu votre lettre, dit M. Olympe Gigot, le premier objet sur lequel s'est portée mon attention (car il convient de s'assurer d'abord si celui que nous cherchons est prisonnier), le premier objet, dis-je, sur lequel s'est portée mon attention, a été la rédaction d'une note contenant le signalement et tout ce que l'on sait du jeune homme, note que M. Thiers, officieusement, a transmise à tous les greffes.

—Eh bien! avez-vous une réponse? demanda vivement Manès.

M. Gigot reprit, en agitant la main, avec une majestueuse condescendance:

—Non, monsieur, non, sans aucun doute. Je ne fais point difficulté de reconnaître, j'avouerai librement devant vous que nous n'avons encore trouvé aucun vestige, aucune trace, aucun indice de votre intéressant protégé... Le contraire eût été pour me surprendre, d'ailleurs. Il y a trente mille dossiers: c'est un chaos à débrouiller, un véritable capharnaüm... Est-ce à dire que l'insuccès des premières investigations puisse inspirer des craintes sérieuses, par rapport au résultat final?... En aucune façon, croyez-moi!... Il faut seulement un peu de patience... Au reste, cher monsieur et ami, savez-vous bien que ce que vous m'avez mandé forme une aventure incroyable, une vraie péripétie tragique... Le fils... le propre fils!... Comment! peste!

Sous le nom de Léonce, Héraclius respire,

Et cætera, et cætera, déclama M. Olympe Gigot... Ah! ce vieux Corneille, quel homme!... Pour me résumer, cher monsieur, très certainement, je prends part aux inquiétudes maternelles de Madame la Grande-Duchesse; mais patience, néanmoins, tout ira bien!... Le jeune homme se retrouvera!

En dépit des affirmations du secrétaire perpétuel, le mois de juillet se passa sans amener la découverte espérée. Manès se vit même contraint de quitter Paris subitement et de regagner Prague, au plus vite, pour un accident survenu dans l'état de la Grande-Duchesse. Mais, dès la nuit de son retour, vers les cinq heures, au petit jour, sans même toucher à l'hôtel, le savant russe se fit mener chez M. Olympe Gigot, et le trouva lisant sur son séant, dans un vaste lit en acajou, orné de palmettes de cuivre et de têtes casquées de Minerve.

Video et gaudeo! exclama l'érudit... J'avais reçu votre dépêche... Bonnes nouvelles, mon cher ami, et j'oserai dire: excellentes!... S'il vous plaît, ouvrez la croisée... Eh bien, vous avez appris la triste fin de ce pauvre Bonnet-Cujoly? La mort a des rigueurs toutes particulières pour notre section de philosophie... Mais venons-en à notre affaire... Ne m'avez-vous pas dit, poursuivit-il, qu'après avoir reçu un biscaïen, un éclat d'obus à la cuisse, ce jeune homme avait été porté dans l'ambulance du docteur Laus? Eh bien, nous savons maintenant (ah! ce n'a pas été sans peine!) sur quel point ont été dirigés les insurgés qui se trouvaient dans cette ambulance.

—A Brest? dit Vassili Manès.

—Non, non, non! Oh! non!... Fort loin de Brest! Mais, dites-moi, vous prendriez bien peut-être quelque chose? Vous savez le mot du divin Homère: Ce n'est point par le jeûne qu'il faut pleurer les morts! Et il rappelle que Niobé, après avoir enterré à la fois douze enfants, se souvint pourtant de manger... Sans façon... Allons, je n'insiste pas!... Non, non, non, pas à Brest! A l'île Pierre-Moine... Un nom frappant, en vérité! Petrus Monachus, Pierre le Moine, ou encore Petra Monachi.

—Est-ce certain? fit Manès impatiemment.

—Bien, bien! Je viens au fait, cher ami. Pour dire nettement la chose, l'on a interrogé télégraphiquement les commandants des deux pontons. La réponse est affirmative. Notre jeune homme est enfin retrouvé!... Mais il ne s'agit pas uniquement de cela. M. Thiers désire vous voir. M. Thiers, reprit Olympe Gigot, avec une orgueilleuse solennité, nous attend, dimanche, à deux heures... «Je prétends le voir, m'a-t-il dit, parlant de vous, monsieur Manès, et le charger moi-même d'offrir l'hommage de mon respect et de mon dévouement à Son Altesse Impériale le Grand-Duc, ainsi qu'à Madame la Grande-Duchesse.»


Vassili Manès et M. Gigot se rendirent, le lendemain, à l'hôtel de la préfecture de Versailles. Ils y trouvèrent M. Thiers, enfermé avec Jules Simon et les sieurs Gaveau et Marty, commissaires près les conseils de guerre, qui lui lisaient chacun une grande paperasse de sa façon, relative aux chefs de la Commune, dont le procès allait commencer. Ils attendirent quelque temps; puis, s'étant fait écrire par l'huissier et leurs noms portés à M. Thiers, les deux savants furent avertis d'entrer dans un salon voisin et plus intime, tendu de damas jaune broché, où pendaient aux murs de méchantes copies exécutées à l'aquarelle, d'après les fresques de Raphaël. Un instant après, la porte s'ouvrit, et l'on vit paraître sur le seuil une espèce de nain ridé, à figure de vieille fée, les cheveux dressés en huppe et un petit nez crochu entre des lunettes. C'était M. Adolphe Thiers.

Olympe Gigot présenta son illustre confrère, M. Manès, à qui M. Thiers fit son compliment, à la fois emphatique et plat. Le savant y répondit poliment, quoique sans beaucoup d'ouverture; et M. Gigot, pour animer le colloque un peu languissant, félicita son vieil ami des pourparlers qui s'engageaient, en vue de prolonger de trois ans ses pouvoirs de Chef de l'Exécutif.

—Il me siérait peut-être mal, dit M. Thiers, de prétendre me rabaisser moi-même... J'ose croire, en effet, je l'avoue, que si la victoire a fini par se montrer aux légions de l'ordre, on le doit quelque peu à mes modestes talents, à mes travaux, à mes lumières. Mais à la tête de l'État, notez bien mes paroles, monsieur, que ce soit une aristocratie, un régime parlementaire, un gouvernement provisoire, une république, un stathoudérat, bref, n'importe quelle institution, suivant la formule adoptée par les citoyens... oui, par le pays, qui est souverain, après tout... eh bien! donc... qu'est-ce que j'allais dire?... j'allais dire quelque chose, Gigot...

—Vous disiez: Mais à la tête de l'État... répondit le secrétaire perpétuel.

—A la tête de l'État... reprit M. Thiers, oui, à la tête de l'État,—pesez bien mes paroles, monsieur,—je ne servirai aucune ambition... Soyez-en sûr, monsieur Manès, je n'entends être, pour mon pays, l'instrument d'aucun autre pouvoir que de celui de la Providence!

M. Gigot se récria, protestant de la reconnaissance et de l'affection de l'Assemblée.

—Bah! repartit M. Thiers, je ne m'abuse point, mon cher ami... On m'a reçu des mains de la nécessité.

—Dites: de la victoire! exclama le secrétaire perpétuel.

—Ce bon Olympe!... Toujours flatteur!... Et haussé en pied, tant qu'il put, l'homme d'État pinça l'oreille de son ami, avec des façons napoléoniennes. Puis, s'asseyant vivement, au bas bout d'une grande table à tapis vert, tandis que Manès et M. Gigot prenaient place en face de lui, M. Thiers poursuivit, d'un ton sérieux:

—Mais voyons, voyons, venons-en à la conjoncture qui vous amène. Car l'on m'a dit, monsieur Manès, que vous arriviez auprès de moi, si ce n'est comme un ambassadeur, tout au moins comme un chargé d'affaires.

—Monsieur, répondit le savant, il y a sur l'un des pontons de l'île Pierre-Moine, près de Rochefort, un jeune homme, nommé Floris. Mme la Grande-Duchesse vous aurait toute obligation de faire mettre ce jeune homme en liberté, et M. Olympe Gigot doit vous en avoir dit le motif.

M. Thiers secoua sa huppe:

—Oh! je sais tout, depuis longtemps! reprit-il. Une main qui vous fut bien chère avait confié à ma discrétion, et retracé pour moi, sur le papier, cette aventure extraordinaire... M. Gigot m'a dit l'affreux malheur, continua-t-il, prenant, en même temps, un accent de condoléance... Quand je le vis pour la dernière fois,—vous savez de qui je veux parler,—je lui recommandai la plus extrême prudence... Restez à Versailles, lui dis-je. A l'abri dans cette cité, vous agirez plus librement qu'à Paris même.—Agir!... Mais comment? Sans appui...—Vous en aurez, lui répondis-je.—Votre police...—Disposez-en! Remettez entre mes mains tous les fils de cette ténébreuse aventure, et fiez-vous à moi pour le reste!... Il me remercia avec effusion, et je pus espérer un moment qu'il déférerait à mes avis... Néanmoins, la mission dont il était chargé tourmentait sans cesse sa pensée, et, en dépit de mes instances, l'infortuné revint à Paris. On me fit part, quelques semaines après, de la sanglante catastrophe qui vous a privé du meilleur des frères, et sur laquelle, j'y compte bien, l'instruction commencée jettera quelque lumière.

—Oui, dit Manès, mon frère a eu le tort de se fier sur sa qualité d'étranger. Arrêté devant le Père-Lachaise, par des fédérés soupçonneux, on trouva sur lui, paraît-il, une de vos lettres d'audience, qu'il avait imprudemment conservée... Tous les papiers que contenait le portefeuille de mon frère nous ont été renvoyés, après le meurtre d'Ivan, par un pauvre diable de juif, qui l'avait assisté dans ces terribles moments. Cet homme ajoutait que Floris, blessé par un éclat d'obus, mais non dangereusement, se trouvait prisonnier de Versailles. C'est alors, poursuivit le savant, que je me suis rendu à Paris, comptant sur le haut appui de Votre Excellence, pour obtenir la mise en liberté du fils de Mme Maria-Pia.

A ces paroles, M. Thiers se leva de dessus sa chaise avec beaucoup de vivacité, et il protesta galamment qu'il se sentirait d'autant plus charmé de pouvoir contenter le désir de Mme la Grande-Duchesse, que dès longtemps, il s'était porté pour l'un de ses admirateurs.

—Je la vis pour la première fois, dit-il, oui! j'eus l'insigne honneur de voir Mme la Grande-Duchesse, en 1860, à Vienne, au sein d'une fête brillante que donnait l'archiduc Ferdinand. Entourée d'une foule de princesses, qui offraient à l'œil étonné le ravissant assemblage des beautés de tous les climats de l'Autriche, Mme la Grande-Duchesse, quoiqu'elle eût près de trente-cinq ans à cette époque, se faisait toutefois distinguer: et l'on pensait, en la voyant, que ses attraits l'eussent appelée au rang suprême, si sa naissance l'en eût éloignée. Quant au grand-duc Fédor, qui ne connaît la bravoure et les nobles exploits de ce guerrier, de ce militaire, qui a cueilli un immortel laurier, dans ces guerres où la puissance russe en a moissonné de si beaux?... Par surcroît, politique profond, administrateur consommé... Les rives du Phase et de l'Oxus, ainsi que les échos du Caucase, ont souvent répété son nom glorieux.

M. Thiers demeura un moment silencieux; puis il cita, par l'occasion, deux autres princes qui avaient servi la Commune: le prince Wiazelusky et le prince Bagration, fait prisonnier les armes à la main, et fusillé dans les fossés de Vincennes. Il se promenait à travers la chambre, les deux mains derrière le dos, et souvent s'arrêtait devant la vitre, à considérer le soleil couchant.

—Il suffit, dit-il, monsieur Manès, et le jeune Grand-Duc vous sera rendu... Il faut convenir toutefois que ce prince a été plus heureux que sage, et qu'il a tenu à bien peu de chose que nous eussions à déplorer son irrémédiable trépas. Mais qui n'a payé, en sa vie, son tribut à la folie humaine?... De fait, moi-même, dans ma jeunesse, pauvre et dévoré de passion, autant qu'idolâtre de renommée, je ressemblais par plus d'un trait à ce jeune homme; et, ma foi, il faut bien l'avouer, si Charles X eût triomphé au lendemain des Ordonnances, j'aurais été réduit à une extrémité fort proche de celle où le voilà!... Reste une question grave: c'est la forme même de cette mesure. Procédera-t-on au moyen d'un acte purement spontané, d'une décision prise en conseil, dans le sein de mon cabinet, ou encore, et ceci vaudrait mieux, par une simple relaxation, une ordonnance de non-lieu?... Car la question, remarquez-le, messieurs, comporte ces trois solutions.

—Ah! mon ami, mon cher ami, s'écria M. Olympe Gigot, comme vous portez bien jusque dans vos moindres paroles cette précision, cette netteté, cette parfaite liaison, qui sont l'esprit français par excellence!

—Bah! c'est ainsi, répliqua M. Thiers, que nous autres hommes d'État, et de qui l'opinion se fait avec la rapidité de l'éclair, élucidons vingt fois par jour les questions les plus compliquées... Au reste, le vieux Metternich n'était pas, lui non plus, sans mérite... Un peu inconséquent toutefois! Qu'en pensez-vous, monsieur Manès?

—Mais, je ne sais, dit le savant étonné.

—Si nous avions plus de loisir, continua M. Thiers, je vous prouverais que Talleyrand, qu'une certaine école historique élève aujourd'hui sur le pavois, n'a pas joué le grand rôle qu'on lui prête, et que ses talents n'ont dû leur éclat qu'aux circonstances où ils ont brillé!

Et, sur ces mots, tous les trois s'étant levés, la suite de la conversation fut coupée et tumultueuse, en remerciements de Manès, politesses de l'homme d'État, et mots louangeurs de M. Gigot. Ensuite M. Thiers s'assit à la table, et y écrivit une lettre au commandant du ponton la Charente, non sans ajouter qu'il ferait d'ailleurs envoyer des ordres à Pierre-Moine.

Puis, remettant cette lettre à Manès:

—On a vu des monarques, reprit-il, tombés du trône dans les fers, mais c'est des fers que ce jeune homme est en passe de s'élever jusqu'aux marches du trône. Car enfin, le voilà d'un seul coup, ainsi que dans un conte de fées, cousin du Tsar, prince, grand-duc...


Il se mourait de faim et de misère, cet homme heureux, ce cousin du Tsar, ce prince de contes de fées. Chaque nuit, il rêvait la scène qui s'était passée sur la tour Victor.—Le nom! exclamait-il, le nom de mon père! Dites le nom, le nom, le nom... Mais alors, tout s'évanouissait. Il se réveillait hors d'haleine; et l'insomnie, non moins cruelle que les songes, lui présentait, jusqu'au matin, mille pensées, mille regrets dévorants.—Un mot, rien qu'un seul mot, disait-il, et j'étais heureux à jamais... Ah! j'en deviendrai fou, je crois... Mieux eût valu ne rien savoir, demeurer toujours dans l'ignorance... Quel sentiment avais-je que le sort me volait? Je n'y songeais pas, je n'en souffrais pas... Maintenant, je suis comme un damné qui, précipité dans l'enfer, eût entrevu le paradis, à la minute même de sa chute... Mort!... Il est mort!... Irréparable!... Perdu, perdu, perdu!... Est-ce possible!... Il grinçait des dents, il pleurait, il étouffait ses violents sanglots, d'autant plus morne et plus farouche, le jour, qu'il s'épuisait toutes les nuits dans ces fureurs.

Immobile, il passait des heures à regarder par les sabords les mouettes se jouant sur les vagues, au milieu des grands souffles du vent; ou bien, couché à plat ventre, il considérait fixement une vieille carte marine, où se voyaient la ville de Stralsund et l'île de Rugen, en face. Sa courte prison d'Allemagne semblait avoir laissé au jeune homme d'ineffaçables souvenirs. Il demanda même, une fois, comme pour se décharger le cœur, si aucun de ses compagnons ne s'était trouvé à Stralsund, au temps où il s'y trouvait lui-même; puis, sur la réponse que non, retomba dans son triste silence.

Soit hauteur, soit accablement, il ne parlait qu'à un vieux fédéré qu'on appelait le caporal Pierre. Sectaire du fameux Blanqui, sous lequel il avait débuté dans sa longue et ingrate carrière, le caporal était un petit homme, chauve, fort barbu, le nez rouge, au demeurant, bonasse et sans fiel, et l'hôte le plus jovial qu'eût jamais possédé un ponton. Le premier soir que Floris, d'aventure, s'était trouvé près de lui, le caporal, qui se couchait, lui avait dit, en clignant de l'œil:—Qu'est-ce qui peut m'empêcher, citoyen, de passer une bonne nuit? Je suis libre, complètement libre! Je suis plus libre dans les prisons que les gens qui, en ce moment, se promènent à Paris ou à Londres, et qui sont esclaves, sans s'en douter, sous le joug des plus vils despotes!... Après quoi, éclatant de rire, le petit homme avait souhaité le bonsoir à son compagnon. Vétéran des bagnes, des pontons, des enceintes fortifiées, le caporal assistait Floris de sa bizarre expérience. Il le servait, lui taillait des écuelles, lavait ou reprisait ses habits, le soir emmantelait de toile à voile le sabord sous lequel s'endormait le fils de Maria-Pia, et quelquefois se hasardait même à lui dire avec des clins d'yeux, comme s'ils eussent eu un secret de moitié, et qu'il prît plaisir à l'encourager:

—Tout va bien!... Nous crevons de misère... Mais nargue des tyrans, citoyens! Libres jusqu'au dernier soupir!

Un soir, vers six heures et demie, les gendarmes firent l'appel de douze hommes de corvée, pour aller chercher des barriques d'eau à l'îlot du Petit-Hagois. Cet écueil, habité autrefois, et qui ne sert plus de retraite qu'aux mouettes et aux aigles de mer, renferme, parmi les décombres de deux ou trois masures écroulées, une citerne d'eau de pluie, naguère utile aux vaisseaux du roi embossés dans la rade de Pierre-Moine, et portant, sous une fleur de lis, la date: 1780. De temps à autre, en cas pressant, quand l'arrivage de Rochefort manquait, les commandants des deux pontons envoyaient chercher sur le Hagois quelques barriques d'une eau saumâtre.

Les hommes de corvée débarquèrent, remplirent promptement les tonneaux; mais quand ils revinrent à la plage, leur chaloupe avait disparu, les amarres s'en étant rompues. Force était de rester dans l'île, jusqu'à ce que l'on envoyât de la Charente un autre canot pour les prendre; et, la première surprise passée, chacun put occuper, à son gré, les deux à trois heures de l'attente. La plupart se couchèrent, par groupes; d'autres allumèrent un feu de broussailles, et Floris et le caporal Pierre, car tous deux étaient de la corvée, gravirent la colline de sable qui forme le milieu de l'îlot, sans que les gendarmes étonnés fissent mine de s'y opposer.

La mer livide mugissait, et le crépuscule, à l'horizon, semblait un immense bûcher de cendres et de tisons rougeoyants. Quand les deux prisonniers eurent descendu la butte, ils se virent seuls, tout à coup. Une ivresse saisit Floris, et il courait le long de la plage en criant:

—Une barque! une barque! une barque!

Il trempait ses pieds dans l'écume, en claquant des dents, comme éperdu. La grève était nue et solitaire; l'immense mer, avec fracas, roulait ses houles. Floris, allant droit à la vague, y entra jusqu'à la ceinture.

—Allons, allons, Floris... es-tu fou?

Il se débattait furieux, entre les bras de son compagnon...—Lâche-moi! par le ciel! lâche-moi! répétait-il; ne mets pas tes mains sur moi... Éloigne-toi! Va-t'en, te dis-je!

Mais le caporal l'entraînait, balbutiant dans son émotion:

—Es-tu fou?... voyons... es-tu fou?

—Non, non, non! je ne suis pas fou! cria Floris désespérément. Ce cœur que je frappe, c'est le mien!... Mon nom est Floris, et je suis prisonnier sur les pontons de Pierre-Moine!

—Allons, allons, allons! marmottait le bonhomme, en continuant de l'entraîner.

—Lâche-moi, lâche-moi! dit Floris... A bas, misérable! Me lâcheras-tu?... Je traverserai cette mer. Je la rejoindrai, je la reverrai... Lâche-moi! Je ne suis pas fou... Non, non! je ne suis pas fou, et plût au Ciel que je le fusse! Alors, je pourrais oublier mes chagrins, mes tourments, ma détresse, et l'amour insensé qui me tue!

—L'amour!... dit le vieillard stupéfait.

D'un bond, Floris le saisit à la gorge. Il leva le poing pour frapper, puis ses yeux s'obscurcirent de larmes. Il lâcha Pierre; et le jeune homme promenait des regards troubles autour de lui.

Tous deux, béants, se considéraient. Le caporal dit enfin:

—Allons, allons, sois donc raisonnable!

—Qu'appelles-tu être raisonnable? s'écria Floris. Me résigner, m'accoutumer à la misère et à l'abjection, plier le dos, flatter ceux qui nous gardent?... La raison! la raison! poursuivit-il frémissant. Si la raison peut me tirer de cet enfer que nous habitons, me rendre riche, puissant, heureux, et me donner celle que j'aime, alors, parle-moi de raison, et je te bénirai... Sinon, tais-toi, et laisse-moi m'arracher les cheveux et me rouler par terre!...

Il se jeta, haletant, sur le rivage, et il frappait ses tempes de ses poings. L'on ne voyait plus à l'occident qu'une bande d'un pourpre sombre. Quelques étoiles se levaient, dans le ciel tragique et mélancolique... Ils entendirent au loin piquer neuf heures, à la cloche de la Charente.

—Ah! exclama Floris, la mort! la mort!... qu'ils me fusillent!... Pourquoi ne m'ont-ils pas fusillé?

Il s'était relevé chancelant, les joues ruisselantes de larmes. Il reprit au bout d'un long silence:

—On dit que le chagrin diminue avec le temps: moi, mon chagrin s'augmente, au contraire... J'ai donc un cœur de fer pour qu'il ne se brise pas!... Tous les malheurs! tous, tous, tous, tous!... Hélas! il n'est pas, dans le monde, un être aussi misérable que moi!

Il aspira l'embrun salé, et la face levée vers les étoiles, tandis que tous ses membres tremblaient:

—Ah! râla-t-il, cet air qui passe a peut-être passé sur ses lèvres... Vent, répands sur moi ton haleine, souffle des bords lointains où elle est, touche-moi de la brise qui l'a touchée!

Les yeux fixes, Floris restait debout, en face de la mer écumeuse. Il dit, semblant se parler à lui-même et remuer ses souvenirs:

—Comment l'ai-je aimée? Je ne sais, car il s'est écoulé bien des jours où je ne pensais guère à elle... Je l'ai vue une nuit... je fuyais... Il y a sept mois de cela... C'était dans l'île de Rugen... dans la Baltique... Une île aussi, comme aujourd'hui... Ah! je babille, je bavarde, mais, vois-tu, c'en était trop: mon âme ne pouvait plus garder ses douleurs, et il faut que je les vomisse, comme un homme ivre! Puis, j'ai quitté Rugen, j'ai pris la mer... Non! je ne croyais pas l'aimer, et, la nuit, dans le méchant hamac du vaisseau qui m'emportait, je dormais sans songer à elle... Ensuite, vint la lutte, la Commune, et j'espérais toujours mourir... Maintenant, sa pensée m'obsède: elle fait un poids de fer sur mon cœur. Prisonnier dans cet infect cachot, sans espoir, honni, exécré, plus vil qu'un chien, toute mon âme crie vers elle, et je me dévore d'amour... Qui est-elle? Ah! je l'ignore... Princesse peut-être, ou fille de roi. Ma vue se perd dans l'espace immense, par lequel je me sens séparé d'elle... Et c'est moi qui l'aime... moi! moi!... O insensé, misérable fou! Ah! oui, fou!... tu avais raison... Mon souvenir, à de certains moments, ne discerne même plus son visage... Tiens! je ne pourrais dire seulement si ses cheveux sont blonds ou bruns...

Il soupirait, comme accablé. Et, tout à coup, en tendant les bras:

—Ah! je l'adore! il me la faut!... Elle est ma vie, mon cœur, ma joie, mon tourment, la substance même de mon être... Oh! partir, arriver près d'elle, revoir la chapelle où je l'ai vue, et sentir de nouveau ses yeux clairs m'entrer dans l'âme, comme une étoile!... Et moi, lâche, imbécile rêveur, je reste ici à bavarder, à pleurnicher, sans rien tenter pour la rejoindre!... Oh! cria Floris, se tordant les mains, une planche, un morceau de bois, que je traverse ces flots!... Ma vie, ma vie pour une barque!... Lâche-moi, Pierre... Allons, lâche-moi!

Il jetait tout autour de lui des yeux enflammés, tandis qu'à pas précipités, le caporal l'entraînait vers la butte. La bise secouait les broussailles; quelques chauves-souris voletaient, et l'on voyait sous les rafales des traînées de sable se lever. Alors, du haut de la colline, étendant le poing vers la côte obscure, qui apparaissait à l'horizon:

—Ah! dit Floris, en grinçant des dents, si mon souffle pouvait consumer cette terre, ne laisser sous les pâles étoiles que deux créatures, elle et moi!... Maudites soient les conventions, les hiérarchies, les règles humaines! Maudit soit l'homme, avec son cœur abject, ses folies, ses infamies, ses injustices!... Que tous les fléaux le dévorent! Que le sol s'entr'ouvre sous ses pieds! Que le feu en sorte et le brûle! Que les mers déchaînées noient les continents, et qu'il n'y ait plus rien dans l'espace, qu'un globe désert et glacé!

D'un pas rapide, il descendit la colline. Sur la grève, à la lueur mourante de quelques tisons dispersés, on apercevait des ombres noires, qui étaient les autres prisonniers. Soudain, il releva le front:

—Que frappes-tu ainsi? demanda-t-il.

—Rien, mon bon Floris, un moustique.

—Arrière! va-t'en! s'écria-t-il... Mes yeux sont las de ne voir que tyrannie... Laisse-moi! va-t'en!... Crois-tu donc que la vie d'une mouche importe moins au monde que la tienne?

Les sanglots l'étouffèrent, et il balbutiait:

—Se peut-il qu'un homme ait au cœur des blessures si profondes, sans en mourir?... Les chiens des rues la voient, les moucherons, les oiseaux, et moi, je suis privé de sa vue!... Ah! je suis bien sur les pontons!... Sur l'eau! sur l'eau! sur l'eau! car sur la terre, je n'ai plus rien à espérer...

On était dans le début d'août, et après quelques jours de fraîcheur, le chaud reprit subitement, et devint aussitôt accablant. La violence en fut telle sur les pontons, que les prisonniers faisaient la queue, aux barreaux de fer des sabords, pour y venir quelques instants coller leur visage ruisselant et respirer un air moins lourd.

La touffeur croissant toujours, ils quittèrent leurs vêtements; et complètement nus, baignés de sueur, ils languissaient, couchés çà et là. Sur le pont, le soleil ardent fondait le goudron, crevassait le bois: et le pétillement de la mer immobile comme du métal fondu, se mêlait avec le tremblotement de l'air embrasé, dans un immense éblouissement. De grosses mouches bourdonnaient. Trois prisonniers qui en furent piqués enflèrent beaucoup et moururent.

On jeta les cadavres à la mer, mais le flux les ayant portés sur la côte, il vint un ordre de Rochefort de les enterrer désormais. Chaque lundi, les canots de corvée se présentaient. On y amoncelait ces grands corps livides et décomposés; et les prisonniers, par escouades, s'en allaient les ensevelir dans les vases molles de l'île Dieu.

Les décès se multiplièrent. En quelques jours, les deux pontons furent pleins de spectres qui tremblaient la fièvre. La maladie avait un cours rapide. D'abord, les gencives gonflaient, des macules tachetaient la peau des misérables, leurs dents branlaient, et ils soufflaient, en haletant, une haleine infecte; puis, la gangrène se montrait. Quelques ronds enflammés apparaissaient à leurs joues, et l'ulcère, gagnant toute la face, leur obstruait la gorge et le palais de croûtes dont ils suffoquaient. On les voyait tordre la bouche, et tirer une langue saigneuse, ainsi que des chiens pantelants.

Le soleil, chaque jour, se levait superbe, au-dessus des flots étincelants. Les crêtes des vagues bondissaient; et, à l'ouest, les prisonniers n'apercevaient que cette eau déserte, avec l'immense architecture lointaine de l'abbaye de Pierre-Moine. Ils se sentaient abandonnés, comme des naufragés perdus en plein Océan, sur un radeau.

La plupart—les dysentériques—ne pouvaient pas se rassasier. Ils étaient tourmentés d'une faim vorace, qui les persuadait longtemps que ce flux de ventre était sans danger. Mais enfin, vaincus par le mal, leur faiblesse devenait telle qu'ils défaillaient, en se mettant debout. Tristes, ils demeuraient étendus, les cuisses rapprochées du corps, et souillés de leurs excréments. Ils avaient les prunelles éteintes, le visage sec ou bouffi, la peau rugueuse comme une écorce; et tous devinrent, en peu de jours, d'une maigreur extraordinaire. Un chapelet d'os leur saillait du dos, leur ventre plat semblait collé aux reins, tel qu'une toile grisâtre; et il sortait de tous leurs mouvements une odeur fétide et écœurante.

L'air, plus infect dans le ponton que les vapeurs des sépulcres, piquait les yeux, empoisonnait la gorge: et le commandant du fort Pierre-Moine, vieil homme à demi fou et toujours furieux, qui visita les batteries vers ce temps-là, en compagnie des médecins, y suffoqua, manqua de s'abattre du haut de sa jambe de bois, et se retira au plus vite. Mais il n'en fut rien autre chose, et l'on ne posa même pas les quatre ou cinq manches à vent réclamées par l'enquête. Les corps gonflés restaient épars, pourrissant. Sous les haillons qui les couvraient, on voyait les chairs leur grouiller, et les vivants retrouvaient sur eux de cette vermine des morts. Le typhus se mit aux deux pontons, et le ravage en fut épouvantable. Dans leur délire, les moribonds se figuraient encore la bataille, et frénétiques en proféraient les clameurs et les commandements. Un déserteur, soldat du train, répétait pendant des heures: Huhau!... Hue dia! en jurant. Un autre, halluciné par des visions de la campagne, tour à tour criait comme un coq, hennissait comme un cheval, ou mugissait ainsi qu'un taureau. Quelques-uns, couchés sur le ventre, se mouraient silencieusement. Ils dérobaient leur face avec humeur, lorsqu'on voulait les retourner, ou faisaient signe de la main qu'on les laissât expirer tranquilles.

Les rares prisonniers épargnés par le fléau servirent aux autres d'infirmiers. Le scorbut avait terrassé le caporal, si dispos naguère. Floris lui-même cherchait en vain son ancien confident du Hagois, dans ce corps desséché et tordu, ce profil de tête de mort. L'ulcère avait rongé le nez jusqu'aux sourcils: les os des joues mis à nu apparaissaient sous les chairs dévorées... Son temps de prison était fait, au pauvre caporal Pierre; la mort lui levait son écrou: il allait là où il n'y a plus de cachots, de haines, de misère, plus de César et plus de mendiant. Il appela encore Floris près de lui, et ricanant dans son délire:

—Tout petit, dit-il, j'aimais mieux les coups, les châtiments que d'obéir!... C'est tout simple... Ha, ha! j'étais né libre... J'ai fait vingt-trois ans de prison, mais pas un homme ne peut se vanter de m'avoir pris ma liberté!... Ha, ha, ha!... attrapés les tyrans!... Libre, libre, toute ma vie!... Vingt-trois ans de prison, Floris!

Le vieillard mourut le 30, au soir. Floris, la tête appuyée sur sa main, le regarda longtemps agoniser. Au loin, un quinquet fumeux se balançait; les moribonds couchés faisaient des tas inégaux: et ce spectacle paraissait au jeune homme extraordinaire comme un songe. Une langueur funèbre l'accablait. Il pensa que le lendemain, pendant la promenade sur le pont, il se jetterait à la mer.


Vers dix heures, comme il dormait, il lui sembla entendre soudain qu'on appelait son nom, à haute voix. Il se réveilla en sursaut:

—Fusillé! exclama-t-il, en poursuivant son rêve... C'est bien!... Ne tirez pas au visage!... Ah! fit-il avec un soupir.

Un gendarme, la lanterne à la main, et enveloppé dans sa cape d'ordonnance, se tenait debout devant lui. Cet homme dit à Floris de le suivre.

Le prisonnier obéit en silence.

Ils débouchèrent sur le pont. De grands éclairs silencieux, à chaque instant, embrasaient l'horizon. Floris aperçut une barque montée de huit ou dix matelots, et postée à la hanche du vaisseau.

—Où me mène-t-on? demanda-t-il.

Mais le gendarme, sans répondre, le fit descendre dans le canot; les avirons frappèrent l'eau, et l'embarcation s'éloigna.

La mer massive remuait sous le ciel orageux. Les lames noires clapotaient, se gonflaient comme une poix bouillante, puis retombaient affaissées. Par moments, le flot frémissait, secouant plus rudement les bordages; des tourbillons de houle se creusaient, on entendait un rauque bruissement, des paquets d'eau furieuse sautaient, des écumes volaient dans le vent. Les deux fanaux de la Charente projetaient, sur les vagues, des traînées rougeâtres, et Floris y attachait les yeux.

—Où le conduisait-on ainsi? Au fort Pierre-Moine sans doute. Encore des cachots, des tortures, puis des juges questionneurs, auxquels il faudrait disputer sa vie. Floris songeait à son amour, à sa misère, au néant de tout. Les cris désespérés de la mer redoublaient; l'embrun lui mouillait le visage, comme des larmes; il était ivre de tristesse.—Allons, pourquoi n'en finirait-il pas?

Mais, dans l'instant, le canot aborda, et Floris et les matelots prirent terre devant une espèce de corps de garde, bâti en planches, au bord de la mer. Il y eut des allées et venues, des rires, des propos échangés; puis, tous commencèrent à gravir une rampe dallée, où s'espaçaient de larges degrés bas. Le vent de mer faisait pétiller la torche qu'un des matelots portait en avant; et, à sa lueur rouge, on apercevait des tours, des barreaux, d'énormes murailles.

Ils passèrent un porche surbaissé, gardé par deux canons gigantesques, sur de lourds affûts de granit. Alors, un homme en vedette sortit d'une poivrière maçonnée, et reconnut les survenants. Il ouvrit une étroite poterne, et le cortège s'engagea dans de longs corridors, coupés d'escaliers. Des lampes de fer y brûlaient, de distance en distance. Ils traversèrent une salle à piliers, où la lueur blafarde de la lune entrait par des verrières brisées, allant du plafond au plancher. Soudain, un air plus chaud enveloppa le prisonnier; et saisi d'une défaillance étrange, il sentit une clarté, à travers ses paupières entre-closes. Haletant, il tomba sur un banc. Les matelots avaient disparu.

Mais des pas furtifs s'approchèrent, du fond de la salle voisine. On entendit un sourd murmure de voix, et derrière le guichet grillé qui s'ouvrait dans la massive porte, Floris aperçut confusément un visage sombre et barbu, avec deux yeux brillants qui l'examinaient.

—C'est lui, c'est pien lui! che le reconnais! exclama tout bas le survenant... Que sa chefelure est souillée et hérissée, ô malheureux!... Che témoigne que c'est pien lui!... Ah! maigri, chanché, le nople cheune homme!... O Tieu! ô Tieu! on croirait foir un mort!... Comme il ferme les yeux opstinément, sous ses paupières enflammées!... Ah çà! il n'est pas mort, ch'espère!... Ah! malheur! malheur!... S'il allait mourir afant que ch'aie reçu ma récompense!... Oui, oui, oui! che le reconnais, comme étant le fils du Crand-Tuc... Mettez que che le reconnais!... Monsieur Manès m'a fait fenir, afin que che le reconnaisse!

Pendant quelques instants encore, le colloque se poursuivit à voix basse, derrière la porte; puis, les pas s'éloignèrent, décrurent... Alors, Floris ouvrit les yeux.

Il se trouvait dans une salle nue à voûte ogive, petite et blanchie à la chaux. Une boule de verre, pleine d'huile jaune et posée sur un pied de faïence grossière, éclairait faiblement le réduit. L'île et le fort dormaient; tout était silence. De temps à autre, un choc profond et sourd retentissait jusque sous les pas du jeune homme. C'était la montée de la mer qui battait l'assise de la falaise.

—Mais je sais! dit Floris, se dressant soudainement... C'est lui! c'est lui! Je me rappelle. C'est l'homme de Mme Éloi, l'homme qui se trouvait avec nous sur la tour Victor!

Il courut à la porte et voulut l'ouvrir. Les matelots, sans doute, en se retirant, l'avaient fermée à clef, car elle résista. Il frappa quelques coups... Personne... Il entre-bâilla la fenêtre. Elle donnait de plain-pied sur une sorte de terrasse, où il ne vit rien que la lune, d'antiques boulets de pierre épars au milieu des orties, et, sous le parapet, la mer.

Il se mit à marcher par la chambre. Sa face était droite, immobile, et quelque chose d'égaré paraissait dans tous ses mouvements. Il eut l'idée qu'on l'épiait, et vint coller l'oreille à la porte; puis il reprit sa promenade, répétant tout bas entre ses dents: Le fils du grand-duc! le fils du grand-duc!... Oh! ricana-t-il, un crayon, pour me rappeler ces mots, puisque je viens de les entendre! Le fils d'un grand-duc sur les pontons!... Prodigieux, prodigieux!... Et le jeune homme rit amèrement.—Il est bien certain, exclama-t-il, que Van Oost n'était pas mon oncle... Il n'avait ni frère ni sœur... Il l'a avoué devant moi, à maintes reprises, sans y songer... Voyons! Il recevait quelquefois, je me rappelle, des lettres timbrées de Russie. Il avait habité Pétersbourg... Un trouble extrême saisit Floris; la possibilité de retrouver son père lui apparut dans un éclair: il vit, comme en avant de lui, une inconcevable félicité. Mais ses pensées tourbillonnaient; il ne pouvait les ressaisir.—Suis-je éveillé? dit-il tout à coup. Il se mordit le poing, puis, éclatant de rire: Voyons, voyons, du calme! reprit-il... Son œil tomba sur une croix sculptée dans la pierre du mur.—Oui! c'est bien l'abbaye! songea-t-il... Parbleu! ils en ont fait un fort!... Il allait, venait, s'arrêtait, repartait avec emportement, proférait des paroles à mi-voix. La violence de son espoir l'étourdissait, comme une liqueur fumeuse.

Il vint à la porte-fenêtre; il l'ouvrit et fit quelques pas sur l'esplanade. La mer, assoupie maintenant, gonflait son large dos sans un murmure. Le firmament, d'un azur profond, palpitait de milliers d'étoiles.

—Oh! les étoiles, les étoiles! dit Floris avec ravissement.

Elles étaient à ses yeux, las d'horreur, comme s'il les eût vues pour la première fois, et, tout haletant, il respirait l'air vif, l'immense paix nocturne.—Que le ciel, se prit-il à songer, me déclare ma destinée par un éclair... Aucun éclair ne brilla, car l'orage s'était, depuis longtemps, éloigné, mais une longue et pâle étoile glissa à l'horizon, dans la mer. Ce hasard enivra le jeune homme. Tout lui parut joie et triomphe. Il sentit cette facilité que l'on croit éprouver dans les songes. Son cri, lui semblait-il, eût traversé l'Océan jusqu'aux îles les plus lointaines; il eût baisé à la bouche une reine; il se serait jeté sur un canon chargé; il eût pris dans sa main le soleil: et son cœur, qu'il entendait battre à coups impétueux contre ses côtes, animait et vivifiait la machine entière de l'univers.

Comme il se tenait debout, près du parapet, Floris aperçut une chaloupe qui abordait le long des rochers. Deux ou trois matelots débarquèrent. On voyait leurs torches errer çà et là; on entendait leurs voix dans l'air tranquille. Puis un vieil homme prit terre à son tour, et Floris eût juré que cet homme venait pour lui à Pierre-Moine.

Il rentra dans la salle et ferma la fenêtre.

Quelque chose de dévorant le consumait; ses mains tremblaient, la sueur lui couvrait le visage.

La porte s'ouvrit soudainement, et l'homme aux cheveux gris parut. Il était grand, sec, l'air cruel, une longue face décharnée; une goutte de sang extravasé lui chargeait la paupière gauche. Floris ne l'avait jamais vu.

—C'est lui!... murmura l'inconnu... Oui, oui, oui! pas le plus léger doute!... Le teint, le geste, le port de tête... La transmission héréditaire est surprenante.

Tous deux, ils restaient à se considérer, et leurs yeux fixes se disaient mille pensées, confuses et profondes. Le vieillard demanda:

—Votre nom est Floris?

—Oui! c'est ainsi, dit le jeune homme, que me nommait Jacob Van Oost.

—Votre oncle et tuteur, n'est-ce pas?

—Plus que mon tuteur, repartit Floris, mais Van Oost n'était pas mon oncle...

L'inconnu secoua la tête. Il poursuivit après une pause:

—Nous savons tout de votre vie. Il y a eu plus d'yeux que vous ne pensez, ouverts sur vous, dans ces derniers temps. Vous avez vécu, à Paris, du petit héritage que Van Oost vous avait laissé; puis, dès les premiers jours du siège, fait prisonnier dans un engagement, vous avez été envoyé au fond de la Prusse à Stralsund, d'où vous vous êtes évadé; enfin l'on vous retrouve en mai, dans les rangs des fédérés parisiens.

—J'étais désespéré comme eux, répondit Floris. Au reste, j'avais mes amis parmi les chefs de la Commune.

—Vous aviez d'autres amis encore et de meilleurs, répliqua le vieillard. Ce sont eux qui m'envoient vers vous. Mon nom est Vassili Manès. Après avoir été pendant longtemps le médecin du grand-duc Fédor de Russie, je le suis, à présent, de la grande-duchesse, sa femme, Mme Maria-Pia.

Les cheveux de Floris se dressèrent, comme à une vision terrible. Un souffle courut dans ses os, et il se taisait éperdu. Le savant, enfin, rompit le silence:

—Je suis pour vous le messager des plus étonnantes nouvelles. Ce n'est pas contre la douleur qu'il faut vous armer en ce moment, mais contre une joie excessive. Quoi que vous ayez pu souffrir durant vos cruelles épreuves, ce que je vais vous révéler vous payera de toutes ces tortures. Oubliez, ainsi qu'un mauvais rêve, ce qui précède cette nuit-ci. A mesure que je vous parle, votre passé s'évanouit. Chaque mot prononcé dore votre avenir, le tire des ténèbres, et le rend plus resplendissant, plus magnifique, plus glorieux, que vos jours écoulés n'ont été pauvres, obscurs, abaissés.

—Êtes-vous si puissant? murmura Floris comme en ricanant; et il tremblait de tous ses membres.

—Ma voix n'est que la voix d'un homme, reprit Manès, mais le destin parle par elle. Le sort vous fait marcher dans la vie, Monseigneur, à coups de foudre, et par des surprises violentes. Tombé du sein de la grandeur jusqu'au plus bas de l'abîme, ce n'est pas là le terme où vous aboutissez, mais celui d'où vous vous relevez. Vous allez quitter les pontons: vous serez riche, heureux, puissant, adulé; et quoi que ce soit qui arrive, vous avez touché désormais l'extrémité, le dernier fond de la détresse. Cette pensée, je l'avoue, Monseigneur, me décharge l'esprit d'un grand poids. Sans cela, j'eusse redouté de me faire le messager d'un autre état auprès de vous, car qui peut s'assurer, quand il change de fortune, si c'est pour sa félicité ou pour son malheur?

Il s'avança, et lentement, d'une inflexion de voix solennelle:

—Je vous le déclare, fit-il, vous êtes, Monseigneur, le fils légitime du grand-duc Fédor de Russie et de la grande-duchesse Maria-Pia de Portugal... J'étais jadis un serf de votre père... Le premier, je vous rends hommage comme à mon seigneur longtemps méconnu.

Et le vieillard, courbant sa haute taille, saisit et baisa la main de Floris.

Il parut au jeune homme qu'un immense tonnerre croulait sur lui, l'enveloppait: puis, il n'y eut plus qu'un silence étouffant, et qui semblait l'arrêt du cœur du monde. Floris s'était levé en pied, et roide, les yeux tout grands ouverts, pareil à un somnambule, il s'avança d'un pas automate jusqu'à la fenêtre de l'esplanade. Il dit:

—Voilà bien la mer et le ciel plein d'astres nocturnes...

Ensuite, il se tint à la vitre. Comment ce secret révélé ne faisait-il pas bondir et éclater la terre? Pas une étoile ne bougeait... Quelquefois, d'un brusque mouvement, il passait la main sur son front. Le crâne lui battait avec un bruit de cloche; ses gestes étaient convulsifs, égarés. Il avait l'idée vaguement qu'un cataclysme avait bouleversé l'univers, et qu'il dominait au-dessus des hommes, roi, tout-puissant, presque immortel!

Il fatiguait ses yeux à regarder la lampe, puis reportait ses regards sur Manès, sur la croix entaillée au mur, sur la cellule.—Cela est! cela est! disait-il; mais la réalité était si subite et si surprenante qu'elle ne le pénétrait pas plus que les imaginations d'un songe. Il revoyait sa vie écoulée, il tâchait de s'imaginer les choses qu'il allait faire dans l'avenir; il se disait avec orgueil qu'il recouvrait son nom, ses biens, sa naissance illustre. Ses pensées tumultueuses s'entre-choquaient; son cœur était un grand abîme dans lequel il ne connaissait rien.

Et cela dura très longtemps, des heures, à ce qu'il lui semblait.

Il revint à Manès tout à coup et lui dit:

—Ma mère vit-elle?

Le vieillard retira d'un écrin une large et ronde boîte d'or, et il la tendit à Floris:

—Voici, dit-il, le portrait de votre mère. Elle l'avait confié à mon frère pour que celui-ci vous le remît, sitôt qu'il vous aurait retrouvé... Faudra-t-il croire aux talismans? C'est grâce à ce portrait, Monseigneur, à votre étrange ressemblance avec Mme Maria-Pia, que le juif Chus vous a reconnu.

—Ma mère! dit Floris... ma mère!...

—Dès demain nous serons en route, reprit Manès. Vous la saluerez dans trois jours.

Floris interrogea:

—Verrai-je aussi mon père?

—Le Grand-Duc, répondit Vassili, habite Sabioneira, sur la côte de Dalmatie. Il est, vous ne l'ignorez pas, le frère de l'empereur Nicolas; et de plus, vous avez un frère et une sœur. Vous saurez, en un meilleur temps, tout ce qui concerne votre naissance... Il y a deux heures, j'ai reçu des dépêches de votre père. J'étais allé à Rochefort pour les chercher. Il consent volontiers à vous reconnaître; il écrira lui-même au Tsar, et un rescrit impérial vous rétablira incontinent dans votre titre et dans vos droits... Mais ce n'est là qu'une partie de ses desseins. Le Grand-Duc a pensé plus loin, afin d'assurer votre bonheur, qu'il entend combler d'un seul coup. Il vous dote d'un apanage, en vue de votre prochain mariage. Votre père a fait choix pour vous, Monseigneur, d'une fiancée presque royale.

—Pour moi! exclama le jeune homme.

Vassili Manès continua:

—Le Grand-Duc vous a fiancé à la jeune princesse Isabelle de Bourbon et Bragance, sa pupille et votre cousine. Il me charge de vous l'apprendre aujourd'hui même. Des deux nouvelles dont je suis le messager, Monseigneur, c'est la deuxième, assurément, qui est pour vous la plus heureuse.

—Me marier! s'écria Floris. Ah! je vous en conjure, monsieur, que l'on me permette, dans cette affaire, de ne consulter que mon propre cœur!

—Votre mère l'a élevée, dit le savant. Elle est aussi bonne que belle.

—Je ne veux pas me marier!

—Le Grand-Duc, poursuivit Vassili, est le tuteur de la princesse. Il y a longtemps que cette union est destinée entre les deux maisons. Par malheur, votre frère est entré dans les ordres. La princesse a des biens immenses: les profusions du Grand-Duc ont attaqué les fondements de ce que, dans les particuliers, on appelle leur fortune. Votre père veut ce mariage; il n'y souffrira aucune objection.

—Je ne l'aime pas! dit Floris.

—Vous l'aimerez, quand vous l'aurez vue...

—Non, non! je ne puis pas l'aimer et je ne le veux point.

—Elle a été, dit le savant, la joie et la consolation de votre mère, depuis plus de quatorze années.

—Faut-il pour cela, répliqua Floris, qu'elle devienne mon tourment?

Il parlait avec feu, tournant vers Manès des yeux irrités. Celui-ci reprit posément, après un silence:

—Considérez, je vous prie, Monseigneur, que je ne suis rien, en tout ceci, que l'instrument de votre père... Or, mes dépêches sont formelles. Si vous épousez la princesse, le Grand-Duc vous reconnaît pour fils, de bonne réciprocité. Mais, par contre, si vous refusez de le satisfaire là-dessus, votre père se considère comme dégagé de sa promesse... Pesez bien cette alternative!

—Donc, repartit Floris amèrement, il faut que je dise à mon père: Mon obéissance vous répond que je suis vraiment votre fils... J'épouserai qui vous voudrez: la chambrière, la buandière, ou bien la fille de l'intendant; moyennant quoi, accordez-moi, daignez m'accorder, je vous supplie, la faveur de votre paternité!... Non, monsieur! Non, non! je ne puis croire que mon père veuille agir ainsi!

—Je ne fais, dit Vassili, qu'exécuter ses ordres.

—Soit! dit Floris avec violence, je refuse!... Mieux vaut mourir, mieux vaut rester misérable, que d'avoir à implorer humblement ce qui vous est dû... Morbleu! continua-t-il, d'un ton véhément, que m'importe de déplaire à un homme qui me traite avec tant de rigueur, que je n'ai jamais vu, qui ne me connaît pas, et qui, sans doute, puisque vous vous taisez là-dessus, m'a tenu éloigné de lui, par quelque motif lâche ou criminel!

—Il vous fait grand-duc, dit Vassili.

—Que me donne-t-il, s'écria Floris, si ce n'est ce qui m'appartient? Il est mon père et grand-duc de Russie. Donc, sa puissance, ses biens, ses titres, tout cela me revient de droit. Loin que je sois son obligé, c'est moi qui pourrais, au contraire, lui demander compte de mon rang, dont il m'a privé si longtemps.

—Un grand-duc ne rend pas de comptes! répliqua Manès.

—Si! lorsqu'il a trahi son sang, sa propre famille, son pays!... Par le ciel! poursuivit le jeune homme, dans une explosion de fureur, je saurai bien contraindre mon père...

—En Russie, dit froidement Manès, il n'y a de lois et de tribunaux que lorsque le Tsar le veut bien. Le grand-duc Fédor est son oncle.

—Je suis son cousin, dit Floris.

—Vous êtes, riposta Manès, un insurgé, monsieur, un combattant de la Commune. Vous étiez, il n'y a pas quatre heures, sur la Charente, un des pontons de Pierre-Moine. Il suffit que je me retire, pour qu'on vous y ramène aussitôt. Vous passerez en jugement sous votre nom de Floris, sans plus; et s'il vous prend envie d'affirmer que vous êtes le cousin du Tsar, les gendarmes vous croiront fou, et l'on vous mettra aux fers, dans la cale. Voilà ce que vous êtes, monsieur.

Un grand silence succéda à ces paroles.—Ce salpêtre, songeait Manès, cette fureur, c'est ce que l'on nomme chez les princes la générosité du sang. Celui-ci est déjà ingrat. Les atomes roulent en lui du même cours que chez ses ancêtres hautains, et lui forment ce qu'on appelle les sentiments, le caractère... A peine a-t-il un peu de foudre entre les doigts, qu'il voudrait en brûler le monde! Il haussa les épaules, et venant vers Floris, qui tenait les yeux fixés en terre, Manès se prit à dire doucement:

—Allons, allons, vous avez été vif, un peu trop vif peut-être, Monseigneur.

Sans répondre, Floris s'assit après quelques tours dans la chambre, et les coudes sur la table, la tête fort basse entre les deux mains, il poussait de longs soupirs.

—Je verrai mon père, dit-il enfin, je me jetterai à ses pieds, je le conjurerai, par tout ce qu'il aime, de ne pas faire mon malheur. Je le supplierai, je m'humilierai, quoi qu'il m'en coûte, et mon père m'exaucera.

—Un autre que moi, répondit Manès, vous contenterait en paroles, et vous décevrait, Monseigneur. Moi, je dirai la vérité. Vous ne connaissez pas le Grand-Duc. Il traite avec un empire absolu les personnes de sa dépendance; votre père est accoutumé à ne se gêner sur rien... Apprenez, puisqu'il faut vous le dire, que le grand-duc Fédor n'aime que lui, compte les autres, quels qu'ils soient, uniquement par rapport à lui, et que ni tendresse ni pitié n'ont de pouvoir sur ses résolutions... Je vous le répète, Monseigneur. Je viens de recevoir tantôt, les ordres les plus exprès. Avant que de vous avouer pour fils, et comme s'il avait prévu cette résistance qui me surprend, le Grand-Duc exige de moi que je reçoive votre parole d'épouser la princesse Isabelle... Il n'est pas d'autre alternative. Ou consentez à ce qu'il demande, et soyez le grand-duc Floris: ou bien, demeurez pauvre, méconnu, misérable et abandonné. Aut Cæsar aut nihil, Monseigneur... C'est à vous de qui les mains touchent à ces deux états si différents, d'en choisir un, et à l'instant.

—Que faire donc? reprit Floris, comme se parlant à lui-même.

—Il n'y a qu'une chose à faire: obéissez à votre père!

—Obéir! s'écria le jeune homme. Quand j'étais pauvre et méprisé, je n'ai jamais obéi à personne. Commencerai-je d'obéir, alors qu'on me dit riche et puissant?

—Il le faut cependant, Monseigneur.

—Non! non! jamais!... je ne saurais!

—Vous briserez le cœur de votre mère, dit Manès.


Trois heures sonnèrent à quelque horloge, au milieu du désert silencieux de la nuit. La lune se couchait à l'ouest; les étoiles perdaient leurs feux. Une somnolence saisit Floris. Il se tourmentait comme dans un songe, quand, voulant parler, la voix ne suit pas; voulant fuir, on sent ses membres engourdis. Un nuage, à ce qu'il lui semblait, couvrait son âme.

—Bien, bien, Monseigneur, dit Manès, prenez votre temps, réfléchissez!

Alors, Floris se promena sept à huit tours dans la cellule. Il sentait bien où penchait son cœur et ce qu'il allait décider, et sa tristesse s'en augmentait. La petite lampe brûlait bleu. La mer plombée était déserte. Pas une voile, pas un oiseau. Quelques rides y frissonnaient, dans le silence universel.—Et pourtant, dit-il, en frappant du pied, je ne puis me dépouiller moi-même! Qui voudrait renoncer à être ce qu'il est, ce que la nature l'a fait?... Je me vengerai de mon père... Il se remit contre la vitre, et il contemplait le ciel en silence.—O misérable cœur humain! soupira Floris. Nul ne songe aux étoiles éternelles, et le regard d'une femme éblouit... Un découragement infini l'accabla: il se sentait comme rouler au milieu de gouffres de ténèbres. Ses idées lasses se mêlaient; par moments, il ne savait plus où il était. Il se croyait rue de Buci, dans la morose chambre d'hôtel qu'il habitait, depuis la mort de Van Oost. Subitement, il se ressouvint d'une estampe d'après Watteau, pendue au mur, dans un vieux cadre dédoré. Il revoyait l'étang lointain, la fontaine de féerie sous les grands arbres, les couples d'amants entrelacés. Il répétait, d'une façon stupéfiée et machinale, le titre inscrit au bas de la marge:

«Les plaisirs de l'île enchantée.»

Ces mots lui revenaient sans cesse à l'esprit.

—Eh bien, Monseigneur? dit Manès.

Et comprenant aussitôt, à l'abattement du jeune homme, que c'était le moment favorable, il redoubla en demandant:

—Monseigneur, que résolvez-vous?

Floris releva un peu la tête; et Manès lui lisant aux yeux, y vit sa réponse:

—Vous consentez! s'écria-t-il.

—Ah! monsieur, monsieur, murmura Floris, qu'avez-vous fait! qu'a fait mon père!

—Monseigneur, dit Vassili, en se jetant à lui, je vais combler de joie Mme Maria-Pia, par cette nouvelle.

—Oui! j'ai promis, reprit le jeune homme... On m'a forcé, contraint, asservi. Mais que mon père le sache aussi! Elle ne me sera jamais de rien!

Des pleurs brûlants et rares lui jaillirent: et défait, blême à s'évanouir, il se laissa tomber sur un escabeau. On voyait dans ses sourcils froncés, dans ses yeux mornes et irrités, dans tout son visage farouche, comme une rage de douleur prête à s'exhaler.

—Ma mission auprès de vous est terminée, reprit le savant. Il ne me reste qu'à vous communiquer les instructions de votre père. Voici la lettre où Son Altesse règle ce que vous devez faire, à présent. Veuillez l'entendre, Monseigneur.

—Soit! vite! vite! dit Floris.

Vassili déploya la dépêche:

Je le recevrai dans quelque temps, lut-il. C'est de vous qu'il s'agit, Monseigneur. Qu'il parte tout de suite pour Prague, où est Madame la Grande-Duchesse. Qu'il s'attache à bien faire sa cour et à plaire à sa fiancée. Je compte avoir sur ce point-là des nouvelles satisfaisantes.

—Eh! dit Floris se dressant debout et lâchant enfin sa fureur, quand le diable viendrait me dire de lui plaire, morbleu! je ne veux pas lui plaire!... Que mon père n'est-il ici!

—Monseigneur...

Floris poursuivit:

—Parce que mon père est le Grand-Duc... Il dispose aujourd'hui de moi, ainsi que d'une bête privée, et me donne à qui lui convient! Mais, par Dieu! je le jure, monsieur, je la renverrai chez elle, aussitôt que le prêtre nous aura unis!

—Vous faites injure à votre père, dit Manès.

—Soupirer, envoyer des fleurs, rouler les prunelles, c'est là, sans doute, ce qu'il appelle des nouvelles satisfaisantes... Vous parlez d'injure, je crois. L'injure n'est-elle pas pour moi, que l'on marie la corde au cou?... Mais, si le monde est assez vaste, je saurai mettre entre elle et moi de la distance... Le temps de la cérémonie! Puis, bonsoir... Elle ira au nord, et moi au midi!

Alors Manès reprit doucement:

—Daignez m'entendre, Monseigneur.

—Parlez, monsieur, parlez, parlez, parlez!

—Votre fiancée, dit Manès, la princesse Isabelle de Bragance...

—Je ne lui plairai point, interrompit Floris. Pardieu! je vous dis... Il n'aura pas de nouvelles satisfaisantes.

—Permettez-moi de parler, Monseigneur. Votre fiancée, quand vous l'aurez vue...

—La voir! s'écria Floris... Je ne veux pas la voir. Pourquoi la verrais-je? Non, non, non... Il a dit qu'il fallait lui plaire, il me prescrit de lui faire la cour; mais je ne la verrai seulement pas: et que ses flatteurs l'écrivent à mon père!... Non, pardieu! je ne la verrai pas!... Et pour faire ma cour, comme il dit, je louerai un buste de cire, un de ces mannequins tournants qui ont la bouche toujours en cœur... Le temps de la cérémonie, pas davantage! Ni avant, ni après, pas un seul instant!

—Bien, bien, dit le savant d'un ton froid, on peut passer beaucoup de choses à un homme qui est en colère.

—Moi, en colère! dit Floris. Par le diable! je suis calme... Et je serais plus calme encore dix mille fois, que je tiendrais le même langage.

—Fi! Monseigneur, vous ne pouvez parler sérieusement.

—Je ne la verrai pas! dit Floris, et croyez, monsieur, s'il vous plaît, que je parle sérieusement... Je ne la verrai pas, si ce n'est à l'autel, aux pieds du prêtre... non! pas avant!... Que mon père enrage de cela, qu'il me maudisse, qu'il me haïsse, je ne la verrai pas, je vous dis!... Ni son portrait, ni rien d'elle; je ne veux pas!... Et mon père l'endurera! Je fais bien assez sa volonté, pour qu'il fasse un peu la mienne aussi!

—Monseigneur, dit Vassili, ne vous obstinez point... Allons, allons! Ce n'est qu'une folie... Vous serez, j'en suis sûr, raisonnable.

—Non, non, non, non! cria Floris, quand même, jour et nuit, vous vous pendriez, comme une sangsue, à mon oreille, quand la vie de mon père dépendrait de ma résolution, quand mon frère et ma sœur—ai-je une sœur aussi?—se jetteraient à mes pieds, quand ma mère me supplierait, entendez-vous? tout cela ne m'ébranlerait pas!... Mon dessein est irrévocable. Je ne verrai ma fiancée que le jour de notre mariage, à l'autel nuptial, pas avant!

—C'est impossible, dit Vassili. Le Grand-Duc ne le souffrira pas.

—Cela sera, repartit Floris, et le Grand-Duc le souffrira.

—Vous réfléchirez, Monseigneur.

Mais le jeune homme s'écria dans une sorte de transport:

—Ah! mon père exige ma parole!... Eh bien! je vous la donne ici... Oui, dit-il, en étendant la main vers la croix de pierre sculptée au mur, je jure de ne voir le visage de celle à qui l'on me marie, qu'à l'autel, au moment d'échanger nos bagues... Donnez-lui-en avis, monsieur, ainsi qu'à mon père et à ma mère. Imaginez un vœu, un caprice, tel expédient que vous voudrez... Au pied de l'autel, pas avant!... Ni son portrait... Rien, rien, rien d'elle!... Vendu, vendu! Et il grinçait des dents... Ah! ah! ah!... râla Floris... J'étouffe.

Ses yeux tournaient dans leur orbite, et sa tête se renversait en arrière. Manès tira la chaîne d'une cloche. M. Chus et des matelots entrèrent précipitamment. Ils entourèrent Floris évanoui, puis, d'après l'ordre de Manès, le portèrent à l'air, sur la terrasse.

Il arrivait du large un bruit joyeux, et l'eau calme frissonnait, bleue et mollement transparente, tandis qu'aux places traversées par des remous, roulaient, dans tous les sens, de claires rivières d'argent. L'air, plein d'aurore, était démesuré, et de grands rais marquaient l'endroit où le soleil allait apparaître. Il surgit tout d'un coup, et ses rayons étincelaient sur la cime des vagues. Puis, le globe de l'astre monta dans le profond ciel du matin; et Floris, encore tout haletant, voyait en ce soleil l'image de son destin vainqueur, qui sortait enfin de la nuit.


LIVRE TROISIÈME

Le soir tombait et les rues neigeuses s'emplissaient d'ombre, quand M. Chus, commerçant notable en vieux habits, ferrailles, boutons d'os et tels genres de curiosités, parvint, tout en haut du Hradschin de Prague, sur la place Sainte-Monique. Là, s'arrêtant avec hésitation, il interrogea un passant:

—Le Palais-Rouge? répondit l'homme... Si vous êtes loin du Palais-Rouge? Et, en riant, il le montra du doigt. Derrière une grille, dont les piliers supportaient des trophées et des aigles à deux têtes, la façade s'en déployait, avec ses rangées de fenêtres, son toit démesuré, ses mansardes à volutes et les statues de ses acrotères, immobiles dans le ciel clair.

Le fripier s'avança vivement au milieu de la cour solitaire. Elle était décorée, dans l'ancien goût français, de pièces de parterre plates, dont les arabesques de buis et les enroulements de gazon se détachaient, tout noirs, sur la neige. Comme M. Chus montait le perron, la vitre s'ouvrit au-dessus, à un œil-de-bœuf éclairé; et une grosse face rougeaude se pencha, hors du rond de pierre:

—Holà! par ici! par ici!

—Pien, monsieur, ch'arrife, dit le fripier, qui salua en ôtant son chapeau... Monseigneur se porte pien, ch'espère!

M. Chus, quand il eut poussé, sans bruit, les deux battants de cuir gaufré, se trouva sous un vaste portique de chêne et de tapisserie. On n'y voyait rien de vivant. Quatre ou cinq bougies de cire achevaient de se consumer, dans un grand chandelier de cuivre, en couronne. Mais des pas lourds résonnèrent; la porte s'ouvrit toute grande, et messer Pistolese, majordome-major de S. A. le grand-duc Fédor, entra dans la salle en chantonnant. Ce personnage, en qui M. Chus reconnut son homme de la fenêtre, était grand, fort rouge, moustachu, vêtu d'un frac bleu à boutons dorés, et tenait à la main un double mètre de bois.

—Eh bien! coquin, s'écria-t-il en mauvais allemand, m'apportes-tu enfin ces brocatelles?

Puis, quand M. Chus, interdit, eut expliqué la méprise:

—Ah! bien, fort bien! dit l'Italien... Ha! ha! ha! Le diable m'étrangle si je ne t'ai pris d'abord pour un garçon de chez maître Zlam, qui doit m'envoyer des étoffes... Vois-tu, continua-t-il en s'essuyant le front, qui semblait verni tant il reluisait, avec cette infernale salle Espagnole qu'il me faut décorer pour la noce, je ne sais plus quelquefois où j'en suis... Cent dix-huit pieds de long, mon cher, sur soixante-douze de large!... Messer Pistolese par-ci, messer Pistolese par-là... Je ne puis cependant pas tout faire!... Et tu viens de Paris, dis-tu?... Tu voudrais voir Mgr Floris?... Parfait! parfait!... Eh bien, allons!

Ils passèrent d'abord un réduit chinois orné de laques et de porcelaines; puis, montant cinq marches de jaspe, messer Pistolese et M. Chus enfilèrent une longue galerie boisée en vert clair, où se voyaient plusieurs tableaux de chasses indiennes et moscovites. Ils étaient dans ce que l'on appelle le «petit côté» du Palais-Rouge, bâti au temps de Marie-Thérèse, par Sibylle, margrave d'Anspach. Partout, des recoins, des vitrées ajustées de baguettes d'argent, des niches creusées dans la muraille, des ronds-points de porphyre hexagones, des cabinets de glaces de miroir, peints de cygnes et de déesses nues. Ce dédale d'appartements, éclairé par des torchères, était tiède, splendide, désert.

—Le mariage a lieu, reprit Pistolese, l'avant-veille du jour de Noël. Le festin, à deux heures précises... Il faudra six dressoirs pour les viandes: potages, bouillis, gelées, rôtis, pâtisseries et fruits. Et il les nombrait sur ses doigts... Chaque service de quarante-huit plats... C'est une grosse affaire, tu conçois! Ils ne sont pas mauvais ouvriers par ici, mais mous, flasques; ils manquent d'entrain... N'importe, poursuivit le majordome, ce sera vraiment... ce sera... Et, ne pouvant trouver de vocable assez pompeux et magnifique, il décrivit avec sa toise un entrelacs flamboyant dans l'air. Ce n'est pas pour rien, tu supposes, que l'on m'a fait venir de Dalmatie, et que, pendant plus de six ans, messer Joachimo Pistolese a été le suprême chef des costumes et des machines du théâtre de la Fenice, dans la cité célèbre de Venise!

Tous deux, ils se remirent en marche, sans parler. Ils traversaient des couloirs vernis, revêtus d'ancien cuir jaune et or et argent pâle sur violet, des chambres de chasseurs, de pêcheurs et de vignerons vendangeurs, en tapisserie d'or et d'argent, des retraits de velours fleur de pêche, brodés d'orfèvrerie d'argent, des voûtes profondes à dorures. Des meubles ventrus en écaille verte, des tables à housse d'argent étaient rangés au bas des murailles, avec des fauteuils à fond d'or. Les portes, les travées, le lambris ne présentaient de toutes parts, sur la lourde et épaisse dorure, que des pots à fleurs, des tritonnes, des satyres coiffés de feuillages, des enfants entre les dents d'une guivre, des masques, des couronnes, des luths. Çà et là, étincelait au mur quelque vieux miroir de Venise, à bordure de lames vertes et violettes, gravées d'Amours. Ser Pistolese y lissait sa moustache au passage.

—Et le festin fini, ajouta-t-il en poussant le coude à son compagnon, que te semblerait de deux Cupidons? Ils descendraient de la tribune, au moyen d'un engin, pour couronner la princesse Isabelle... Hein! ne serait-ce pas galant?... Mais doucement... Nous arrivons.

Ils se trouvaient sur un large palier, en face d'une arcade dorée et vitrée à petits carreaux, que drapait un rideau de velours rouge. Le majordome écarta ce rideau et colla son gros œil à la fente:

—Oh! oh! dit-il tout bas, je m'esquive: Monseigneur n'est pas encore rentré... Ils sont là, toute la séquelle, le joaillier, le marchand cirier, le confiturier, l'orfèvre, le fourreur... Tu peux entrer et l'attendre avec eux... Il est allé chez le comte Waldstein, pour lui faire part de son mariage... Ha! ha! ha!... Je me donne au diable si Monseigneur, quand il rentrera, ne vous commande pas à tous de revenir à un autre moment!

Chus, demeuré seul, pénétra dans une vaste salle, soutenue de colonnes blanchies. Le plafond, tout uni, était crépi à la chaux; des râteliers, le long des murs, supportaient des piques et des pertuisanes, et huit lustres, en bois de cerf, qui pendaient de distance en distance, portaient des ronds de cires allumées. Assez de monde était là rassemblé: les uns, par groupes de gens épars; d'autres, solitaires sur des bancs de bois, bariolés de couleurs vives. L'entrée de Chus fit un profond silence; puis, au bout de quelques instants, les conversations reprirent.

Mais la porte s'ouvrit de nouveau, et le fripier, en tournant la tête, aperçut à quelques pas de lui une figure singulière. C'était une femme extrêmement petite, une espèce de magot de Saxe, et que sa face jaune et plate, ses grimaces, ses mains de poupée, ses sourcils noirs dessinés comme au pinceau, et des fleurs de coquelicot sur un chapeau-cabas de satin vert, pouvaient faire prendre, à qui la voyait, pour une naine de la foire.

—Bonsoir, mes maîtres, dit la petite femme... Brr! brr! le vent est froid; mais c'est bien naturel, quand les pommes se vendent un kreutzer la pièce et qu'il y a le marché aux crèches devant le Teyn... Eh bien! exclama-t-elle, en fixant sur Chus des yeux courroucés, qu'a-t-il à rire, cet insolent?... Ma parole, il aurait besoin d'une potée d'eau froide sur la tête!... Voyez-vous ça! voyez-vous ça!... Je ne suis qu'une pauvre fille, mais quoi! des cavaliers, des gens de naissance sont civils envers Rézinka, et celui-ci se moquera!... Je suis bien connue au Hradschin, entendez-vous, vilain Honza? C'est moi qui brode en or les deux carreaux de mariage de Monseigneur et de sa colombe... Je tire souvent mon fil, ça se peut; mais touchez seulement à la queue d'un chat qui m'appartienne (et j'en ai trois), et vous verrez ce qu'il vous en cuira, sot petit homme!

Les marchands éclatèrent de rire, tandis que Chus, interdit, grommelait:

—Oh! pas t'inchures! pas t'inchures!... Fenant te tout autre que fous, ça nécessiterait l'emploi tes pistolets... Fous ne savez pas à qui fous parlez!

—Par les cinq plaies! repartit la naine, quand l'on aurait les yeux bouchés de deux meules de moulin aussi grosses que le dôme de Saint-Nicolas, rien qu'à votre baragouin allemand et à votre incivilité, il est bien clair que vous êtes de ceux qui nasillent à la synagogue et qui ne mangent pas de cochon!

—Pon! pon! dit Chus, ça m'apprentra! Qui se mêle au trèfle, les truies le foulent! Lorsque fous saurez qui che suis, fous regretterez fos paroles... Croyez-moi... Fous en serez fâchée.

Les bras croisés, il secouait la tête avec une grande majesté. Ensuite, il dit:

—Che suis monsieur Salomon Chus; ch'ai reconnu, moi le premier, Son Altesse le crand-tuc Floris... Ch'ai saufé Mgr Floris, sur les parricates, à Paris... Che l'ai emporté sur mon tos, à trafers une grêle te palles!... Et, si l'on me traitait comme che le mérite, Son Altesse tefrait, chaque chournée te ma fie, me tonner à mon técheuner un pillet te cinq cents florins sous ma serfiette, et quand che serai mort, me faire empaumer tans un cercueil t'or... oui, un cercueil en or, enrichi te tiamants!

Il y eut un assez long silence. Tous les yeux étaient arrêtés sur le fripier, qui se passait aux doigts de vieux gants, d'un air important. Il reprit enfin, à demi-voix:

—Quand on a rentu te tels serfices, il est naturel, n'est-ce pas? qu'on fous en soit reconnaissant... Monseigneur m'a tonc écrit te fenir... Pon cheune homme! Il est impatient te me présenter comme son saufeur à sa nople fiancée, la princesse Isapelle. Che rouchirais te fous rapporter les éloches qu'il fait te moi... Che tois la fie à ce pon Chus... Sans ce prafe Chus, che serais mort!... Foilà ce qu'il tira, à son tîner, en s'entretenant avec la princesse; et la princesse lui répond: Mon Tieu! que je foutrais le foir!

Une huée de rires salua l'impudent mensonge du fripier. On entendait, au milieu du tapage, le fausset perçant de la naine:

—Oh! le juif menteur! criait-elle... Heureusement, le proverbe dit bien: «Les mensonges ont les jambes courtes.» Il ne sait pas que Monseigneur n'a pas encore vu la princesse Isabelle... Non, poursuivit-elle en regardant M. Chus et tous les assistants avec une expression de triomphe, le jeune seigneur ne l'a pas vue, et la princesse n'a pas vu non plus son fiancé. Ils ne connaîtront leurs visages que devant les saints autels du Seigneur, le jour où on les mariera.

—Êtes-fous folle? marmotta Chus... Que feut tire ce conte-là?

—Un conte! exclama la naine. Si c'est un conte, entends-tu, juif païen? alors tu n'iras pas en enfer avec tous les diables de l'usure!... Il n'y a rien de si certain... La princesse, aussitôt qu'elle a su que son fiancé arrivait, s'est retirée, par dévotion, dans le couvent des Filles de Sainte-Monique, et elle y fait maintenant sa retraite.

Maître Skreta, le cirier, ajouta:

—On voit même d'ici, monsieur, le lieu où elle s'est renfermée, et qui est bien maussade et bien noir, pour une princesse si jeune.

Sur quoi, menant M. Chus, étonné, au bas bout de la galerie, dans une profonde fenêtre, le bonhomme lui montra sur la place le couvent des Filles de Sainte-Monique. Son énorme façade grillée forme équerre avec le palais; et l'église Saint-Augustin, présentant ses trois portes de front, relevées de niches et de colonnes, joint l'un à l'autre, par un pan coupé, les deux antiques bâtiments et les couronne de son dôme.

—Oui, reprit le marchand cirier, c'est là, monsieur, que s'est retirée la princesse, le matin même du jour à jamais béni où Mgr Floris est arrivé... Ah! elle s'est privée par là, on peut l'affirmer, d'un spectacle tout à fait poignant, d'un spectacle qu'on ne saurait peindre!... Ils levaient les regards au ciel, ils tendaient les mains: leur visage était si changé, comme on dit dans la pièce, qu'on ne les reconnaissait plus à la face, mais au vêtement... Mme Maria-Pia, dès qu'elle aperçoit son fils, s'écrie: «Cher fils, je te bénis, je te bénis!» puis elle l'embrasse, puis elle sanglote, puis, de nouveau, elle étreint son enfant; enfin, elle remercie Dieu, et elle se met à genoux. Alors, le plus barbare aurait changé de couleur; plusieurs se sont pâmés, tous versaient des larmes! Si Prague entière avait pu voir cela, on eût fait brûler aux saintes images des centaines et des milliers de cierges!

—Mais, dit M. Chus, che n'y comprends rien. Pourquoi se marient-ils ainsi?... Se marier sans s'être fus!... Poufez-fous m'expliquer cela?

—On prétend, repartit le cirier, qui baissa mystiquement la voix, que la princesse a fait ce vœu jadis à la très sainte Vierge Marie... Sa bénédiction soit sur nous!

Le marchand fourreur haussa les épaules:

—Bah! vous voulez parler de ce que racontait l'autre jour le bonhomme Zlam. C'est une âme honnête, Dieu lui pardonne! mais son esprit n'est pas toujours aussi solide qu'on pourrait le désirer. Ainsi, il mêle dans son histoire une prétendue sœur aînée de la princesse Isabelle. Comme si nous ne savions pas tous qu'elle n'a jamais eu d'autre sœur que la petite princesse Josine, qui est sa cadette!


A ce moment, un grand laquais qui portait un chapeau à plumet, et, en travers de la poitrine, une écharpe verte et orange où brillait un écusson d'argent, ouvrit les deux battants de la porte.

—Holà! Ho!... Silence! cria-t-on.

—Silence! Son Altesse arrive.

Toutes les rumeurs s'éteignirent.

Des valets parurent au seuil, et se rangèrent sur deux lignes. Derrière eux, venait le grand-duc Floris.

—Voyez donc, murmura l'orfèvre à l'oreille de maître Skreta. Monseigneur semble en colère, et M. Manès qui le suit, ainsi que ser Pistolese et les autres, ont l'air de gens grondés.

Cependant, deux ou trois garçons rouges s'empressaient autour du Grand-Duc, pour lui ôter ses lourdes fourrures. Maître Pospichil s'avança:

—Monseigneur, commença-t-il, ces parures...

—M'importunent... dit Floris. Soyez bref.

Le joaillier balbutia:

—J'aurais voulu montrer à Votre Altesse...

—Allez trouver mon intendant! s'écria Floris. Faut-il que l'on vienne m'obséder!... Ah! vous voilà, maître Marcus... Avez-vous achevé, seulement?

—A peu près, Monseigneur, répondit l'orfèvre. Mes ouvriers sont sur les dents...

—Bien. Au reste, il n'y aura pas d'exposition d'habits ni de bijoux. C'est la coutume, je le sais, mais une vile et sotte coutume... Monsieur Salomon Chus, je crois?

—Le très humple serfiteur te Fotre Altesse!

—Messieurs, reprit Floris, je vous le répète, adressez-vous à messer Pistolese... Ah! que l'on voie si ma mère est chez elle... Demeurez ici, monsieur Chus. M. Manès m'a prévenu que vous aviez à me parler.

—Mes maîtres, fit tout haut Pistolese, veuillez passer à côté, avec moi.

La galerie demeura déserte. Les laquais avaient disparu. Floris se promenait à grands tours rapides: il mordait sa lèvre, il parlait tout bas, il se passait la main sur le front. Chaque fois que son pas machinal le ramenait auprès des fenêtres qui terminaient le long portique, il s'y tenait immobile un instant. Le vitrage doré en donnait, de plain-pied, sur une terrasse en arcades, pavée de marquetage vert, gris et noir, et fermée de colonnes de marbre. Au dehors, un ciel froid d'hiver éclairait un spacieux jardin, tout blanchi d'une neige épaisse.

Soudain, Floris s'arrêta devant M. Manès:

—Vous m'avez imposé, dit-il, un rôle que je ne puis jouer. Je ne sais pas sourire, saluer, bavarder, visiter les gens... Je voulais des noces obscures, mais vous avez prié la moitié de Prague et fait plus de préparatifs que pour un roi.

—Votre rang l'exigeait, Monseigneur.

—Qu'il soit maudit alors! Je le renie. Ces biens, ces titres sont de la boue... La vraie noblesse de la vie, c'est de n'obéir qu'à soi-même!

—Monseigneur... dit Manès.

Floris l'interrompit:

—Ne m'appelez pas votre seigneur. Je ne suis le seigneur de personne... Avec mon père pour tyran, je ne suis pas même mon maître!... Le Grand-Duc m'a brisé le cœur, et comme un bon fils, je dois protester que je lui en suis obligé... C'est bien, j'ai fini, je me tais... Vous venez de Paris, monsieur Chus?

Puis, sans attendre la réponse:

—Je voudrais que ce fût mon père qui, lui-même, m'eût proposé ce mariage. Je l'aurais traité de façon qu'il eût été bien surpris!... Allons! je crois que je deviens fou... Bah! qu'est-ce que le malheur d'un fils (quant à la dot, grand bien en vienne à Son Altesse!), qu'est-ce que le malheur d'un fils, sinon quelques plaintes et quelques grimaces?... Le nom d'enfant soumis est un beau nom... Malédiction!... Vous disiez, monsieur Chus?

Le fripier balbutia:

—Fotre Altesse est trop ponne!

—Je vous ai de la reconnaissance, reprit Floris; oui! je vous dois de la reconnaissance!... Et cependant, fit-il amèrement, quelles joies m'a-t-il données jusqu'ici, cet état que l'on croit si superbe?... On m'envie; je suis le Grand-Duc. Mais mon propre cœur me dévore... Est-ce ce nom seul qui m'enchante?... Alors, il y a des oiseaux de ce nom... J'ai des valets,—et il marchait dans la salle d'un pas agité,—mais puis-je leur commander de sentir, de souffrir, de vivre à ma place?

M. Manès, d'un air railleur, pinça les lèvres:

—Oui, oui, il est bien certain, dit-il, que la nature n'a qu'un moule, et que nous sortons tous à travers la poche des eaux. Mais pourtant, Monseigneur, vous donnez du sucre à votre cheval, lorsque vous êtes content de lui. M. Chus s'est mis en frais de poste pour écrire à Mme la Grande-Duchesse. Quelque irrévérence qu'il y ait à peser votre dignité dans la balance des poids vulgaires, et à évaluer en argent un grand-duc, je crois que c'est dans ce seul but que M. Chus a fait le voyage. Ainsi donc, veuillez l'écouter.

—Ne pourriez-vous, demanda Floris, terminer tout seul cette affaire? Est-il nécessaire que je sois là?

—Indispensable, Monseigneur. Il y a eu déjà, en effet, des espèces de négociations entamées entre M. Chus et le baron Mamula, qui veut bien gérer les affaires de Madame la Grande-Duchesse. Le baron offre à M. Chus cent mille florins pour ses peines, et M. Chus demande cinq cent mille francs. On en est là, buté de part et d'autre. Il faut lever cette difficulté.

—Un demi-million! dit Floris. M. Chus m'estime un demi-million!... Par mon âme, vous prisez ma vie plus haut que je ne fais moi-même, car je la donnerais pour un fétu de paille!

—Allons, allons, allons, allons! murmura M. Chus douloureusement. Che croyais que nous étions t'accord, que c'était arranché, fini, afec cette plaisanterie!... Cent mille florins! Térision!... Toucher à la tot te ma fille, lui retirer le pain te la pouche, l'enfoyer aux Enfants troufés! cela se peut-il, Monseigneur? C'est une question que che soumets à fotre propre conscience!... Non, non, non! ne faites pas cela! Contamnez-moi plutôt à ramer aux galères, à mancher tu pain noir tous les chours! Frappez le paufre Chus, le miséraple Chus, l'infortuné Chus, le fieux Chus. Mais non pas l'innocente Esther!

—Que Monseigneur décide! dit Manès.

—Ne técitez pas! exclama Chus, ne técitez pas t'un seul mot une affaire tellement importante!... Réfléchissez, au nom tu ciel!... M. Manès ne m'a chamais aimé... Che le safais, che le safais! fit-il, d'un air de douloureux triomphe... On tit: Retranchez sur le chuif! Rognez la portion tu chuif afite!... C'est un conseil agréaple à tonner, mais ce conseil est-il tigne tu crand-tuc Floris?... Ch'ai, foyez-fous, une nature confiante. Che n'ai pas foulu faire mes contitions! Che me suis fié à la chénérosité te Matame la Crante-Tuchesse... Monseigneur sait pien, poursuivit-il, en essuyant ses tempes baignées de sueur, que s'il était en mon poufoir te rentre, tès temain, à leur mère tous les enfants pertus te l'unifers, sans temanter un sou pour ma peine, che serais heureux te le faire!... Oui, ch'en serais fier et heureux!... Par malheur, cela ne se peut pas! Che n'ai pas le troit te mettre ma fille à l'hospice tes Enfants troufés! Che suis homme, mais che suis aussi père!... Après les peines que ch'ai eues! ajouta-t-il d'un accent larmoyant, tant te tanchers que ch'ai courus, la mort que ch'ai connue te si près!... Et ce foyache à Pierre-Moine... Et mes lettres... Et ma fenue ici!...

M. Manès se prit à rire. Il répliqua:

—La générosité, Monseigneur, est, à coup sûr, une noble vertu... Mais pourquoi récompenser un homme si au delà de ses mérites?

—Vais-je assister, s'écria Floris, au marchandage de moi-même! Dois-je me voir pesé dans la balance, contre un misérable tas de métal?... Qu'est-ce qu'un demi-million, morbleu? Ce qu'un marchand gagne à faire faux poids, durant quelques années, ce qu'un coulissier rafle en un clin d'œil, dans un coup de Bourse. Un grand-duc sera-t-il taxé si bas?... Monsieur Chus, vous aurez tout ce que vous demandez.

L'heureux juif se précipita sur la main du Grand-Duc. Il riait, pleurait, balbutiait, attestait le Dieu d'Abraham.

—C'est bien, c'est bien! finissez! reprit Floris. Rien ne me déplaît tant que ces bassesses, ces prosternements de laquais... Je souhaite que cet argent vous rende plus heureux, monsieur Chus, que je ne l'ai été moi-même dans ma nouvelle fortune.

—Mon pienfaiteur!... bégaya l'ex-fripier. Partonnez à ma reconnaissance... Son Altesse saura... Monseigneur connaît Fienne... C'est là que che fais m'étaplir. Che ferai là un peu te panque... Oh! che n'aurai pour commencer qu'une pien humple maison, Monseigneur!

—Bah! dit Manès, elle prospérera entre vos mains, honnête Chus.

Des flambeaux brillèrent sur la terrasse; une voix appela: Floris! Floris! et Chus stupéfait vit entrer et gambader, autour du Grand-Duc, un masque fort extraordinaire. Tout enveloppé de fourrures, on ne devinait rien de ses habits; ses cheveux châtain brun, coupés courts et naturellement bouclés, s'échappaient d'un bizarre chapeau de perles, de feuilles, de violettes et de coquilles d'or émaillé;—et sous son faux visage de velours, le masque riait aux éclats:

—Mon cher Floris... mon cher petit Floris!... Je suis si contente ce soir!... Je vais m'amuser, m'amuser... Bonsoir, monsieur Vassili, me reconnaissez-vous?

—Un tout petit peu, je suppose, répondit le savant, se prêtant au jeu.

—Eh bien, alors, qu'est-ce que je suis?

—Juste, dit-il, ce qu'est la fraise verte, la rose en bouton et la pomme acide. Votre vue agace les dents. Vous n'êtes ni assez âgée pour qu'on vous appelle une jeune fille, ni assez jeune pour une fillette. Et, de plus, vous êtes, je crois, la petite princesse Josine, sœur de la princesse Isabelle, et qui se rend, en ce moment, au bal d'enfants de la comtesse Kaunitz.

—Mon incognito est trahi! s'écria le masque, plaisamment. Je suis fâchée, fâchée, encore plus fâchée que Mumbo, quand le clown lui cache la bouteille... Ha, ha, ha! L'as-tu vu, Floris? C'est l'éléphant du cirque... Clac, clac! rr, rrr, rrrr, rrrrr. Ho, Mumbo! rr, rrr!

Elle sautait, poussait des cris aigus, puis, jetant son touret de nez, Josine montra aux yeux surpris de Chus le plus admirable visage: des traits étincelants d'esprit, une bouche incarnate, et sous des paupières doucement bombées, des yeux profonds, couleur de violette. Toute sa svelte personne avait on ne sait quelle grâce, hardie, charmante, provocante.

Enfin, elle s'arrêta devant Chus, et l'interpellant:

—Signor, je croirais pour moins d'un florin que je ne suis pas le géant tartare Afritaboumras au nez de bronze; mais je ne parierais pas seulement deux millions de lacs de roupies que tu n'es pas le juif qui a écrit à ma tante Maria-Pia.

—Et que reprochez-fous aux paufres chuifs? demanda Chus.

Josine frappa dans ses mains:

—Comment, comment, comment! Vous ne me tromperez pas, monsieur. Les Meininger ont joué l'autre soir le Marchand de Venise, et je sais ce qu'était Shylock... Dis-moi, signor, est-il exact que vous grandissez si rapidement, qu'à l'âge de vingt-cinq minutes, vous savez déjà faire une addition et prêter à usure à votre nourrice?

—Espiègle! murmura Chus, espiègle papillon!

—Bah! s'il m'en souvient bien, reprit-elle, je n'ai plus été papillon, depuis le temps où florissait le suave Monsieur Pythagore!

Un garçon rouge se présenta, et avertit la petite princesse que miss Ira Joyce, sa gouvernante, était prête à monter en carrosse.

—Hou, hou, hou, hou! s'exclama Josine, la méchante infante d'Espagne qui faisait attendre sa dame d'honneur, et que le loup mangea pour ça!... Au moins, cousin Floris, donne-moi ton avis sur le costume que j'ai choisi.

Et laissant glisser sa fourrure, qu'un des laquais porteurs de torches ramassa, l'enfant parut dans son habit de masque. Elle était accoutrée en atours de pèlerine de Saint-Jacques. Une gourde d'argent lui pendait de la ceinture; son corps de jupe, d'un damas rose, était brodé, plus plein que vide, de flambeaux et de papillons de soie et d'or, signifiant la fuite de la vie; et elle avait, sur les épaules, une cape à reflets changeants, roses et verts, cousue par places de coquilles d'argent.

—O Dieu d'amour! s'écria-t-elle, croirais-tu qu'elle m'a défendu de me mettre un petit peu de fard... rien qu'une touche, là, sur la pommette!

Elle fit une pirouette, gagna la terrasse en deux bonds légers; et se fredonnant un czardas, Josine commença fantasquement de tourner, dans ses larges paniers. Son ombre aussi dansait au loin, sur le jardin tout éclairé de lune. On apercevait des portiques, des vases, des bassins, des pagodes, des statues de myrtes taillés représentant des Satyres et des Indiens coiffés de plumes, des rochers en glaçons simulés, avec des bouillons d'eau gelés, qui sortaient de pots de fleurs de bronze. Les vagues craquements du givre troublaient seuls le silence glacé. Rien ne bougeait. Au bas de la Malà Strana, la coupole de Saint-Nicolas projetait une ombre démesurée. Par delà, derrière les ponts, la ville de neige resplendissait, offrant ses innombrables toits, ses flèches, ses tourelles, ses dômes, sous l'argent des nuées immobiles.

—Comme il fait clair! murmura Josine, et elle s'avança jusqu'au bord de la terrasse. Le ciel est étrange et charmant... Vois donc, Floris, on jurerait que tous ces palais sont enchantés.

Adossé contre une colonne, il avait tiré ses tablettes, et écrivait debout, dans sa main. Puis, les présentant à M. Chus:

—Revenez demain, dit le Grand-Duc; ma mère désire vous voir. Ceci, pour ser Pistolese... Vous regardez la signature, ajouta-t-il, elle est bonne. J'ai gardé mon nom de Floris. Après l'avoir porté tant d'hivers, je ne me serais pas reconnu sous un autre. Je le conserve aussi, en mémoire de celui qui m'a recueilli, lorsque mon père me rejetait... Tu pars, Josine?

Elle se tenait devant lui, et haussait le front pour qu'il le baisât:

—Oh! beau cousin, mon cher, cher Floris, fais-moi cadeau de cette bague!

—Avec plaisir, petite sœur.

—Non, tiens! dit-elle, je te la rends... Je suis trop grande maintenant, pour demander les choses de la sorte... Monsieur Manès, mettez-moi en carrosse. Voulez-vous bien?... Bonsoir, bonsoir!


Le Grand-Duc, resté seul, traversa une enfilade de salons, jusqu'à une salle très vaste, lambrissée et meublée à l'antique. Là, ayant poussé une grille qui découvrit, derrière ses barreaux, un escalier entre deux murailles, Floris descendit lentement cette roide échelle de pierre, d'une cinquantaine de degrés, au bas de laquelle on pénétrait dans l'église Saint-Augustin. Des cires fumeuses l'éclairaient, plantées sur des fiches de fer.

Il ouvrit la porte de l'église, qui cria sur ses gonds rouillés, et se trouva au fond d'une des nefs, à la hauteur du sanctuaire. Il voyait, vis-à-vis de lui, une autre porte, laquelle rendait, par de longs couloirs, chez les Filles de Sainte-Monique, car le palais et le couvent ont, tous deux, le même privilège, et communiquent au lieu sacré. C'était par cette porte que sa fiancée devait venir à lui, le jour des noces.

Floris, à pas lents et muets, s'avança vers la nef principale. Un flambeau brûlait au milieu du chœur, et l'église, étant pleine d'ombre, paraissait, sous ses voûtes ténébreuses, comme une sorte de caverne tout étincelante d'or. On avait commencé de la décorer pour le mariage du Grand-Duc. Des lambrequins de toile d'or pendaient; quelques piliers étaient déjà revêtus de damas ou de tapisserie. Les six lampes rouges du vœu voué par Maria-Pia, à la naissance de sa fille Tatiana, vacillaient au-dessus de la grille qui entourait le baptistère. Çà et là, on entrevoyait, dans les profondeurs des chapelles, sur quelque autel, où ils alternaient avec des chandeliers d'argent, d'antiques bouquets de paillon noirci, un bras recouvert de lames d'or et qui était un reliquaire, des mains de cire pendues au mur.

Floris aperçut la Grande-Duchesse agenouillée, près des marches du chœur. Elle tourna la tête à son approche:

—Est-ce toi, mon cher enfant? dit-elle.

Il répondit:

—Je vous cherchais, ma mère. Mais venez, remontez au palais... Ces longues prières vous brisent. Cet air glacé peut vous être funeste.

Maria-Pia se leva. Toute droite dans sa robe violette, fourrée d'agneau blanc, elle tenait ses mains croisées, selon la coutume portugaise, sur une pomme de vermeil renfermant des cendres tièdes, et ses yeux noirs et comme polis par les larmes s'attachaient sur Floris, passionnément.

—Que tu es beau! exclama cette mère, qui saisit la main de son fils et la baisa avec emportement... Mon Floris... mon cher retrouvé!... Hélas! je t'aime sans mesure, et j'ai peur, quelquefois, que le Dieu jaloux ne m'en punisse!... Mais la très sainte Vierge est mère, et elle daignera m'excuser auprès de son glorieux fils!

Des sons mystérieux, des musiques d'orgue flottèrent. Puis, un chant lointain s'éleva, un chant suave qui montait dans la nuit, tel qu'un filet d'encens fumant sur une terrasse solitaire. Ce chant perçait les murs épais; des voix de femmes, en chœur, le reprirent: et l'hymne arrivait, pacifique et plein de terreur cependant, comme doit être l'Hosanna des anges, derrière les portes de diamant du paradis.

—Les saintes filles du couvent chantent l'office du soir, dit Maria-Pia, en se signant. Ta fiancée est avec elles et prie pour toi... Je te bénis, mon cher enfant. Puisse le Seigneur verser sur toi toutes ses grâces! Tu m'as donné, avant ma mort, la joie ineffable de t'unir à celle que j'ai élevée, l'âme la plus angélique, la créature la plus rare que la nature ait jamais formée.

Il soupira:

—Hélas! hélas! hélas!

—Qu'as-tu? Pourquoi détournes-tu les yeux?

—Ah! reprit-il, j'aurais dû pleurer toute mon âme, avant de conclure un pareil marché!

Alors, joignant les mains vers lui, la Grande-Duchesse s'écria:

—Oublie ton déplaisir, cher enfant. Pardonne à ce vœu qu'elle fit de consacrer entièrement à Dieu les derniers jours d'avant ses noces. Je te conjure de n'y voir que le transport d'un zèle indiscret. C'est le premier, l'unique chagrin qu'elle te causera jamais!

—Ah! mère, répondit Floris, avec une sorte de fureur sombre, elle vous a menti, elle s'est accusée pour tromper la fureur de mon père... Son vœu est feint et simulé: elle s'est dévouée pour moi.

—Dévouée!... Comment? Que veux-tu dire?

Il poursuivit:

—Non, non, je ne puis plus me taire! Mon secret me monte jusqu'aux lèvres... Elle n'a rien juré, rien, ma mère... C'est moi qui ai fait ce serment de ne la voir qu'au pied de l'autel!

—Toi, Floris! et pourquoi, grand Dieu?

—C'était assez que mon cœur fût brisé; c'était assez que mes oreilles dussent entendre ses louanges. Je n'ai pas voulu que mes yeux fussent tourmentés chaque jour par l'aspect d'un visage odieux!

—Oh! quel est ce nouveau malheur! N'aimes-tu pas ta fiancée?

—Moi, l'aimer! s'écria le Grand-Duc. L'aimer!... Et comment le pourrais-je, lorsque mon âme est due à une autre?

Il s'affaissa sur les marches du chœur. Maria-Pia, en face de lui, se taisait, glacée d'épouvante.

—Cela n'est pas, reprit-elle enfin... Tu en aimes une autre, dis-tu... Ton âme est donnée à une autre... Ah! cher fils, cher fils, ne m'alarme pas, car je suis vieille et malade, et j'ai été sans cesse accablée de maux. Ton frère a renoncé aux affections humaines, quand il s'est consacré au Seigneur; ta sœur Tatiana est aveugle. En toi seul, j'espérais un peu de joie, mon Floris... Ton âme donnée à une autre... Cela n'est pas. Tu as mal dit... Réponds-moi, j'ai mal entendu... Oh! dis que j'ai mal entendu.

Il demeurait muet, la tête basse.

—O fils, ô fils! Hélas! hélas!

Tous deux pleuraient: leurs sanglots, par moments, éveillaient l'écho de la froide église. L'orgue et les chœurs avaient cessé. La Grande-Duchesse dit, à voix basse:

—Hélas! pourquoi n'as-tu point parlé?... Moi qui vivais heureuse, qui riais, qui m'efforçais de te faire sourire!... Mauvaise mère que je suis! fit-elle en se frappant la poitrine. Je n'ai rien vu, rien deviné de ton chagrin...

—Mon malheur, dit-il, est irréparable. Je me suis moi-même vendu. J'ai donné ma parole à mon père.

Elle s'agenouilla et le prit dans ses bras:

—Ah! que faire? Que te dirai-je? Hélas! qui nous conseillera?... Mon vieil oncle qui m'aimait est mort... Ma sœur est morte... Tu as donné ta parole, dis-tu... Est-ce une chose sans remède?... Non! ce n'est pas cela qu'il faut te dire. Je ne sais pas, vois-tu... hélas! hélas!... Ah! si du moins j'approchais demain de la sainte table... Ne ris pas, ne doute pas, cher enfant, il n'y a rien de si sûr au monde. Quand j'ai Notre-Seigneur au dedans de moi, je me jette à ses pieds, comme Marie-Madeleine, et toujours il est touché de mes larmes... Mais dis-moi, cher fils, qui aimes-tu?... le nom de celle que tu aimes?

Le Grand-Duc répondit doucement:

—Il faut vous résigner, ma mère.

—Me résigner! Me résigner à ton malheur! s'écria-t-elle... Si je t'avais nourri de mon lait, si tu avais joué sur ma poitrine, si je t'avais choyé, caressé, comme j'ai choyé ta sœur et ton frère, alors, peut-être, il me serait possible de n'avoir pour toi que la part de tendresse et de sollicitude que Dieu a mise dans toute mère. Mais tu étais au loin, pauvre, orphelin, abandonné aux étrangers, et je ne pouvais rien te donner que mes prières et mes larmes... Cher, si cher, ô si cher enfant!... Mon Floris, tu n'es pas comme un autre. J'ai été en travail de toi pendant vingt-cinq ans, sais-tu bien! Et lorsque, enfin, je t'ai retrouvé, après de si longues douleurs, quand la sainte Vierge m'a fait cette suprême bénédiction, ce serait pour te voir malheureux... Toi malheureux, grand Dieu!... Si cela était, mon cadavre saignerait du sang dans son cercueil, et je ne goûterais jamais la paix, fussé-je au ciel!... Mais parle, cher enfant, réponds-moi. Oh! dis-moi celle que tu aimes! Parle!... Qui donc est-elle? Son nom?

—Folie! folie! exclama le Grand-Duc. Comment te dirai-je ma démence?... Ah! ma mère, pourquoi me forcer à me rappeler mes malheurs?

—Je t'en supplie, dit Maria-Pia. Cher enfant, confie-toi à moi.

—Eh bien, écoute, reprit Floris. Tu sais déjà comment je fus blessé, fait prisonnier, puis envoyé au bord de la Baltique, à Stralsund. Là, nous manquions de toute chose, d'eau, de vivres et de vêtements; nous couchions sur la terre glacée. Mais je tairai ceci, ma mère. Qu'est-il besoin de raconter ce qui est en dehors de mon angoisse présente? Je jurai donc que je m'évaderais, et j'y réussis, en effet. De manière qu'un soir de décembre, je me trouvai libre et joyeux, seul dans un frêle canot, à quelque distance de la ville.

J'avais, continua-t-il, acheté mon passage au patron d'une flûte hollandaise, mais le prudent contrebandier n'avait pas voulu m'embarquer sur cette côte, trop surveillée. Il y a, en face de la ville, une grande île nommée Rugen; un détroit de peu de largeur les sépare. C'était là que je devais me rendre. Le patron m'avait fait tenir un plan de cette île, et marqué la petite crique où son embarcation viendrait me chercher.

—A Rugen, tu dis bien à Rugen? demanda Maria-Pia.

Il fit oui de la tête, et poursuivit:

—Je déployai la voile, et assis à la barre, tout en gouvernant, je contemplais le ciel étoilé. Cela me rappelait mes pêches à Blankenberghe, près de Bruges, dans les gabarots des pêcheurs. J'arrivai heureusement à l'île, et j'abordai en ramant doucement, quoique la mer fût dure et houleuse. Il ne me restait plus qu'à me tenir caché au fond de cette baie écartée, en attendant mon Hollandais, vers deux ou trois heures du matin. Mais l'ivresse de ma liberté me possédait. Je sautai donc sur la plage, et j'escaladai la falaise, par un sentier de roches ruinées.

C'était la veille de Noël; la terre était couverte de neige. Je traversai, tout droit devant moi, de vastes surfaces glacées, où la pleine lune resplendissait. Et subitement, je m'arrêtai, en retenant mon haleine. J'étais alors dans un bois de sapins, dont les rameaux serrés chargés de neige couvraient le sol de ténèbres. Et un silence inexprimable régnait, car les sources étaient gelées, et les feuillages se taisaient, plus rigides que du bronze. Soudain, un hôlement de chouette retentit; un grand cerf noir passa près de moi. Puis, j'entrevis, tout au loin, une faible lueur, et un effroi surnaturel m'envahit. Je tenais cachée, sous mes habits, une courte et solide épée que j'avais prise en m'évadant. Je la tirai, et marchai dans le bois, cette lame nue à la main.

Il s'arrêta, comme oppressé de souvenirs, puis, continuant:

—La lueur avait disparu; la forêt presque aussitôt s'éclaircit, et, montant sur un roc élevé, je portai les yeux de tous côtés. Alors, à cent pas en avant, au milieu d'un chaos de rochers et de sapins, j'aperçus une petite chapelle, assez semblable aux chapelles d'ermites, dans les tableaux des maîtres anciens. Une cloche tinta lentement; des ombres passèrent avec des lanternes, et je compris que l'on célébrait la messe de minuit à Rugen.

Maria-Pia lui saisit le bras:

—Mon Dieu! mon Dieu! y serais-tu allé?

Il dit:

—Mon destin m'entraînait. Il y avait en moi, ma mère, je ne sais quoi de joyeux et de guerrier qui me roidissait tous les nerfs... Pardieu! pensai-je, il ne sera pas dit que moi, qui suis chrétien, je n'entendrai pas la messe, la nuit de Noël! Et, cachant l'épée sous mon suroit, je marchai à grands pas vers la chapelle.

Il fit encore une pause et reprit:

—Hélas! je touche maintenant à un but que je crains d'atteindre. C'est ce qui a allongé mon récit, m'a fait m'arrêter si prolixement aux plus petits détails de ma fuite. J'ai montré un peu trop d'emphase, bonne mère, en décrivant cette nuit, cette neige, mon épée tirée. Il semble que j'aie préparé quelque merveilleux coup de théâtre, et il n'y a rien de si banal que ce qui suit.

—Pour l'amour de Dieu, parle, parle donc!

—J'étais debout, dit Floris, à l'entrée, près du bénitier: je m'y vois encore. Soudain, j'entends un grand bruit de chevaux, les clochettes d'un traîneau qui tintent... La messe n'était pas commencée... Je vous raconte tout cela confusément, ma mère... Quelques cierges brûlaient sur l'autel. Il ne se trouvait dans la pauvre église qu'un petit nombre de fidèles, des femmes, sept ou huit matelots: l'île de Rugen est luthérienne... A ce moment, la porte s'ouvre, j'aperçois des laquais, des flambeaux... Une jeune fille paraît... Mais, chut! Regardez là... Qu'est ceci?

La porte basse qui donnait dans le couvent des Filles de Sainte-Monique venait de s'entr'ouvrir. Une ombre en surgit, une femme. Maria-Pia jeta un grand cri. La blanche figure bondit. Ils la virent passer, le temps d'un éclair, et la porte se referma.

—Oh! exclama Floris, semblable!... Une forme toute semblable!

—Que dis-tu, cher enfant? Réponds-moi!

—Qui est cette femme? s'écria-t-il. Mère, il m'a semblé retrouver en elle quelques traits vivants de celle que j'aime.

—Aurais-tu vu ses traits? demanda Maria-Pia. Malheur! malheur!... Oh! si ton vœu était enfreint!

—Non! Rien que sa taille, sa démarche... Était-ce donc ma fiancée?

Maria-Pia repartit:

—Elle-même, cher fils, elle-même... La pauvre âme venait prier ici sans doute, ou bien, par curiosité de femme, visiter les apprêts de ses noces.

—Hélas! murmura-t-il, je suis si possédé d'amour! Je vois partout celle que j'aime... Oh! sa grâce, ses regards, son sourire!

Il baissa le front, puis reprit d'une voix plus lente et frémissante:

—Quand elle parut dans l'église, ce fut comme s'il se levait en moi la lumière de mille soleils... Mes yeux s'entre-fermaient d'amour, mes mains froidirent, et je tremblai de tous mes membres. Épouvanté, je la contemplais. Les assistants, autour de moi, me semblaient plus vagues que des ombres: la voix du prêtre, à l'autel, m'arrivait comme s'il eût parlé de fort loin... Comment t'expliquer, bonne mère, une chose que je ne puis comprendre? Je me sentis, dans un transport, enlever l'âme et même le corps, en sorte qu'il me paraissait ne plus toucher à terre... En cet état, je lui parlais, je l'adjurais, je la bénissais; je faisais des vers sur-le-champ, bien que je n'en eusse jamais fait, et si brûlants de passion qu'ils m'arrachaient les pleurs des paupières.

—Dieu t'a envoyé une extase, cher enfant, dit Maria-Pia. Mais achève ton récit, au nom du ciel!

—Que vous dirai-je de plus, ma mère? A l'instant où je repris mes sens, la messe finissait; je sortis. Des vieillards, deux ou trois matelots s'assemblèrent autour de moi, tandis qu'elle remontait en traîneau. Nos yeux se rencontrèrent: elle rougit soudain. Puis, une clameur s'éleva: «Un Français, un Français!» criaient-ils; et ils voulaient porter la main sur moi. Alors, tirant mon épée, et la leur pointant au visage, je me fis faire place: et ils reculaient, quand je les chargeais, puis m'environnaient de nouveau, en poussant des cris... Je m'enfuis, ils perdirent ma trace. J'étais comme un homme en démence. Je voulais demeurer dans l'île, la retrouver, me traîner à ses pieds. Des hommes du vaisseau hollandais, envoyés à ma recherche, m'entraînèrent presque de force... Mais quoi! vous chancelez, ma mère... Qu'avez-vous? Vos yeux sont fixes... Parlez-moi.

—Dans l'île de Rugen? dit Maria-Pia.

—Dans l'île de Rugen, oui, ma mère.

—Tu as dit: Il y a un an, et la sainte nuit de Noël?

—Il y a un an, et la nuit de Noël.

Alors tombant rudement à genoux, sur le degré de marbre du chœur, elle lança, tout bas, sa joie au ciel:

—Assez! assez! assez! Merci, Seigneur! Mon âme a peine à contenir cette mer soudaine de vos grâces. Elle m'inonde, me déborde... Seigneur, Père céleste! O mon Sauveur crucifié!... Que vous êtes doux, compatissant, miséricordieux pour moi!

Elle se releva, et venant droit à Floris:

—Par quoi as-tu juré? demanda-t-elle.

Il la regardait étonné. La Grande-Duchesse répéta:

—Par quoi as-tu juré, quand tu fis ce vœu?

—Ah! dit Floris, je ne sais... Par la croix... Oui, j'ai pris la croix à témoin.

—Par la sainte croix! murmura-t-elle... Hélas! c'est un bien grand serment... Fougueux et passionné comme il est, si je parle, il voudra la voir, il rompra son vœu, et comment Dieu ne vengerait-il pas une promesse où sa croix a été jurée?... Le Saint-Père pourrait le délier... Mais quoi! Avant la réponse de Rome, les noces auront été célébrées... Dût mon cœur se briser, il faut donc que ma langue se taise... Pauvre cher enfant! poursuivit-elle. Presse ta mère entre tes bras. Cher fils, ne perds pas l'espoir!... Dieu surmonte tous les obstacles. Il ne cesse jamais de vouloir ce que nous pouvons souhaiter, pourvu que nous ne cessions jamais de nous abandonner à lui... Sois calme et confiant, cher fils. Ne t'obstine pas dans ton chagrin!

—Du chagrin, moi! repartit Floris amèrement. Moi, m'obstiner dans mon chagrin... Allons! n'y a-t-il pas trois mois que j'ai suivi ici M. Manès? N'ai-je pas écrit au grand-duc Fédor une lettre respectueuse? N'ai-je pas souri aux indifférents?... Ne suis-je pas allé dernièrement, lorsque j'étais absent, tu te rappelles, ne suis-je pas allé à Rugen, pour tenter de la retrouver? Mes efforts n'ont-ils pas été vains?... O Dieu, ô Dieu, ô Dieu! Est-ce possible!... Dans six jours, enchaîné à jamais... Faut-il encore m'enfuir, briser ces liens?... Oh! il me prend quelquefois envie de les chasser tous du palais, importuns, marchands, complimenteurs, d'arracher moi-même ces tentures et de crier: «C'est un mensonge!... Non, non, non! Je ne me marie pas!»

Elle répliqua doucement:

—Par mon cœur maternel, je te jure que, s'il est du bonheur sur cette terre, il est à toi!... Le trésor que nous te destinons est plus grand encore, mon Floris, que tu ne saurais le supposer. Puisse désormais ta vie être douce! Car tu as eu, mon pauvre enfant, une jeunesse bien amère. Puisse l'avenir te garder autant de joies et de félicités que tu as souffert de disgrâces!... Mais entends. Voilà dix heures qui sonnent à tous les clochers du Hradschin. Je me sens lasse, cher fils... Reconduis-moi à mon appartement.


Tous deux gravirent, à pas lents, l'escalier. Un serviteur dormait dans l'antichambre, le dos appuyé contre un des coussins d'écarlate de la banquette. Le Grand-Duc le toucha du doigt:

—Sander!... hé, Sander!... Il dort profondément. Que ne donnerais-je pas pour dormir ainsi!... Allons, éveille-toi, Sander!

Le valet se dressa en sursaut:

—Monseigneur!... Oh! pardon, Monseigneur!

—Va te coucher, mon bon garçon, reprit Floris: je ne souperai pas... Fais apporter seulement un en-cas dans ma chambre, avec un flacon de vin... Bonne nuit, mère... Je me sens étrangement soulagé de vous avoir ouvert mon cœur... Ainsi, mon père ne viendra pas?

—Ton père est malade, cher enfant, répondit Maria-Pia. Il enverra par Jacinto, m'annonce-t-il, les beaux présents qu'il fait à ta fiancée... Mais j'ai reçu tantôt des lettres de Rome... Veux-tu savoir ce que m'écrit ton frère?

—Je vous en prie, ma mère, parlez.

—Eh bien, il a été admis vendredi à baiser les pieds du Saint-Père et à faire son remerciement. Le voilà archevêque de Myre, le plus jeune, à coup sûr, de la chrétienté... Sa Sainteté l'a reçu, me dit-il, avec mille et mille honnêtetés, et voulait le donner pour coadjuteur à Mgr Colloredo, notre archevêque de Raguse: mais José-Maria, alléguant sa grande jeunesse, a supplié Sa Sainteté de le laisser encore à ses études, sans lui imposer charge d'âmes... Allons, bonne nuit, cher fils... Bien que ce titre in partibus ne serve qu'à le décorer, j'y suis plus sensible peut-être qu'il ne conviendrait à l'humilité d'une mère chrétienne. Puisse-t-il imiter les vertus de son glorieux prédécesseur, saint Nicolas, évêque de Myre!... Ta sœur Tatiana m'a écrit aussi. Faut-il te dire ce qu'elle ajoute pour toi?

—Sans aucun doute, ma bonne mère.

—Mille tendresses, mille fleurs d'âme, son impatience d'arriver ici: qu'elle n'a rien de plus cher que toi, qu'elle ne dormira sans rêves que lorsqu'elle aura entendu le son de ta voix. Tu sais comme il a fallu te décrire à elle, à quel point elle était avide de détails sur ton visage, tes habits même, tes façons de rire, de parler... Mais il est tard. Encore une fois, bonne nuit. Demain, tu liras ces lettres à loisir... Que je vous voie tous les trois réunis, puis que le Seigneur fasse de moi sa volonté!... Embrasse-moi. Bonne nuit, cher fils!

—Une bonne nuit, ma mère!

Le Grand-Duc la suivit du regard, tandis qu'elle rentrait dans sa chambre:

—Douce et excellente créature!... Va, si celle que tu as élevée te ressemble, elle mérite assurément les louanges que tous lui accordent... Je voudrais l'avoir vue, poursuivit-il en rêvant. Il s'en est fallu de bien peu que je ne la visse, tout à l'heure. Se pourrait-il qu'elle ressemblât à celle que j'aime, ou bien n'est-ce qu'une illusion de mes yeux?... C'est étrange! Je voudrais l'avoir vue... Bon! il ne tient qu'à moi, reprit-il. Les divers portraits d'Isabelle qu'on mit sous clef, lorsque j'arrivai, sont, je crois, dans cette salle même. Justement, voici la cassette... Mais j'ai juré... oui... j'ai fait un vœu. Allons, ai-je peur de la croix, ou que les oiseaux de nuit n'aillent me dénoncer à ma mère?...

Une envie terrible le dévorait. Il saisit la boîte, prêt à l'ouvrir; puis, faisant un geste désespéré, le jeune homme se retira.

Trois jours après, comme Floris se promenait dans la Petite-Galerie, ser Pistolese passa ses moustaches à l'entre-deux de la tapisserie, et cria d'une voix effarée:

—Ils arrivent, Monseigneur, ils arrivent.

—Qui donc?... Mon frère et ma sœur? Ils ne devaient être ici que demain.

—N'en déplaise à Votre Altesse, dit ser Pistolese, ils montaient déjà l'escalier, lorsque j'ai couru la prévenir... Entendez-vous le vacarme que fait ce Pinch, le vilain roquet de miss Joyce?... Ils ont passé Vienne sans s'y arrêter.

Floris descendit précipitamment. Au moment où il mettait le pied dans le cabinet des Termes, il aperçut qui y entrait, un jeune homme, vêtu d'une soutane relevée de boutons violets. Ce jeune homme était frêle, fort blond, la taille médiocre, pâle, un visage mélancolique et hautain.

—Si mes yeux ne m'abusent pas, dit le Grand-Duc, en marchant à lui, tout me dit que vous êtes mon frère.

José-Maria répondit:

—Soyez béni en Jésus-Christ, mon frère. Le Seigneur soit loué à jamais de vous avoir rendu à notre mère!

Floris demeurait froid, tout debout. Enfin, il avança quelques pas. Dans l'instant, l'archevêque de Myre se jeta à lui et l'embrassa.

—Et moi, mon frère, dit une voix douce, suis-je si délaissée de vous? Ne me direz-vous donc rien?

Alors, le Grand-Duc, se retournant, vit près de lui Tatiana, aussi immobile qu'une statue. Les rayons de pourpre du couchant frappaient de face ses prunelles, vertes et limpides comme la mer. Tout habillée de velours blanc, les lourds plis droits qui lui tombaient jusqu'aux pieds la faisaient paraître plus grande. Un mystérieux sourire se jouait sur ses lèvres pâles; et son teint faiblement rosé, ses cheveux jaune clair en torsades qui descendaient au long de ses joues, sa tête inclinée, ses yeux de fantôme, tout en elle semblait surnaturel... Son bras restait écarté de son corps, dans une pose un peu hésitante, et elle roulait entre ses doigts une touffe de roses pourpres.

—Chère Tatiana, dit Floris, qui baisa la main de l'aveugle.

—Cher seigneur, mon aîné, mon frère!... Elle reprit, en essuyant ses larmes:

—Ah! vous faites de moi une trop faible femme!

—Et moi aussi, je pleure, dit Floris.

Elle lui présenta son front blanc. Le Grand-Duc l'effleura de ses lèvres.

—Que je voudrais te voir! poursuivit-elle. Cher Floris, tu as deux parts dans mon cœur, car tu es mon frère bien-aimé, et c'est par toi que va refleurir notre maison qui se mourait... Cher frère, pose, je t'en prie, ma main d'aveugle sur ton visage... Que tu ressembles à notre mère! Ton teint doit être mat et uni comme le sien... Hélas! que n'ai-je mes pauvres yeux! Je n'aurais laissé à personne le soin et le bonheur de te retrouver.

En ce moment, la Grande-Duchesse parut au seuil de la galerie, mais elle chancela d'émotion. Manès, qui la suivait, la reçut dans ses bras.


L'aube se leva grise et frissonnante. Les cloches de Saint-Augustin lançaient, à plein branle, leurs volées sonores. Vers huit heures, les femmes de Josine commencèrent de l'habiller, tandis que la petite princesse les gourmandait et les hâtait impatiemment, éclatant en mille saillies joyeuses. Mais Pépy roula jusque devant elle un large miroir suspendu; et, se levant, Josine s'y vit toute.

Elle avait un habit de damas, à fleurons d'un blanc éclatant, sur un fond d'incarnat parfilé d'argent. Une broderie de turquoises vertes, suivant les ramages du velouté, relevait l'étoffe magnifique, lustrée, moirée, comme poudrée d'une glaçure d'argent.

—Votre Grâce, exclama la chambrière, ne s'est jamais trouvée plus en beauté.

Agathe de Putbus entra. Cette jeune fille, amie des princesses, et arrivée la veille, dans la soirée, était grande, blanche, fort rousse, des yeux bleu clair, splendidement vêtue.

—Il est près de dix heures, fit-elle. Si tu ne te dépêches pas, nous ne pourrons habiller Isabelle.

—Voilà!... j'ai fini, j'ai fini... Tiens, ma chérie, prends dans le drageoir des pastilles de violettes. Encore deux ou trois épingles... Fais donc attention, Rina!... Méthodiquement! comme disait miss, lorsqu'elle apprenait à nager dans le lac, avec des vessies.

—Ta robe paraît bien légère, dit Agathe. N'auras-tu pas froid?

—Bah! laisse donc. On a chauffé l'église, toute la nuit... Et d'ailleurs, le signor Cupidon ne sera-t-il pas là présent, avec ses flambeaux, ses réchauds et tous ses attributs calorifiques... Mais toi, ma chérie, j'y pense: tu n'as pas encore vu Floris... Il faut bien pourtant te le présenter.

Et Josine, vivement, frappa sur un timbre.

—Bon, reprit-elle, pas un laquais! Chacun de ces nigauds est, présentement, en train d'ajuster ses bas neufs, afin de ressembler tout à fait à la jambe d'enseigne du Rouet d'or... Allons, je suis prête, partons.

Le Palais-Rouge était désert, dans la partie qu'elles traversèrent. Tout à coup, Josine aperçut Floris. Ses yeux creux brillaient d'un feu sombre; ses regards, qui ne se fixaient en aucun endroit, avaient je ne sais quoi de hagard; des taches livides marbraient ses joues, et il changeait de couleur, à chaque moment.

—Bonjour, Floris, s'écria Josine; elle prit le Grand-Duc par la main... Ma chère Agathe, je t'en supplie, reçois-le parmi tes serviteurs... Et toi, beau cousin, fais-lui, comme disent les chambellans, un accueil conforme à ce qu'elle est, et à notre tendresse pour elle.

—Recevez de nous, dit le Grand-Duc, la plus cordiale hospitalité que cette maison puisse offrir... Vous êtes la très bienvenue... Si je n'avais été quelque peu souffrant, je vous eusse saluée dès hier. Que votre indulgence m'excuse!

La jeune fille répondit:

—C'est vous bien plutôt, Monseigneur, qu'il me faut prier d'excuser l'heure tardive de mon arrivée. Elle était si indue, en effet, que le couvent s'est trouvé fermé, et que je n'ai pu voir Isabelle.

—Vous venez de Saint-Pétersbourg? demanda Floris.

—Non, Monseigneur, dit-elle: de Putbus, qui est dans l'île de Rugen.

—Oh! de Rugen! avez-vous dit? Cela ne se peut... De Rugen!

—Qu'est-ce donc qui t'étonne? fit Josine.

—Rien, rien... Daignez m'excuser... Je n'ai pas été maître d'un tressaillement, en entendant ce nom de Rugen.

Agathe de Putbus dit alors:

—Peut-être Votre Altesse connaît-elle notre île? Isabelle la connaît bien, et elle l'aime.

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