Les oiseaux s'envolent et les fleurs tombent
La belle de Zante rêve.
Pâles fleurs de mer, jonchez la grève!
Ses yeux au loin cherchent l'îlot
Où la tour de son ami s'élève...
Iohohé! Hou, hi! matelots.
—Charmant! fort joli! dit le chambellan. Notre hôtesse honorée a voulu nous donner à la fois les plaisirs du goût et ceux de l'oreille...
La belle chante son rêve.
—Étoiles, dit-elle, oh! la joie est brève,
Tout bonheur s'échappe et fuit comme l'eau,
Pas un seul rêve humain ne s'achève...
Iohohé! Hou, hi! matelots.
Alors, tandis qu'autour du chœur chantant tournait un petit chœur de danse de cinq ou six jeunes filles, M. Manès leva les yeux, et il vit, en face de lui, la porte s'entre-bâiller doucement. Le grattement presque imperceptible d'un ongle contre le bois se fit entendre au même moment; puis, le visage d'un aveugle apparut dans l'ouverture. Tatiana s'était levée, ainsi qu'à un signal attendu, et rejoignant le mendiant:
—C'est toi, Nanno, fit-elle à voix basse... Eh bien, as-tu appris quelque chose?
—Ton frère l'archevêque, à ce qu'on prétend, vient d'abjurer la foi chrétienne.
—Quoi! quelle fable me dis-tu là?
—Il l'a reniée à l'autel, devant le peuple entier rassemblé... Ce sont des femmes sur le chemin, qui me l'ont raconté en passant.
—Laisse-nous! C'est bien, dit la princesse... Messer Pistolese, une autre chanson!... Et vous, chers seigneurs, veuillez m'excuser d'encourager si mal mes convives.
Un faible bruit se fit à la porte. Un second aveugle venait d'y paraître. Ses yeux ternes étaient tout grands ouverts; sa tête se mouvait sur son cou avec une lenteur circonspecte. Tatiana, rapidement, vint à lui, comme avertie de sa présence par un instinct magnétique:
—Parle, Francesco, qu'y a-t-il?
—Ah! ma fille, ma fille, dit l'aveugle, le cœur me saigne de te voir en fête... Tu irriteras les morts sous la terre... Mme Isabelle, ta sœur (son âme vive au Paradis!), est trépassée; l'Ange est venu la prendre... Ils l'ont enterrée aujourd'hui.
Elle était devenue plus blanche qu'un marbre. Son bras tomba; sa tête se pencha sur sa poitrine; mais la relevant aussitôt:
—Ma sœur est morte! dit la princesse à haute voix... Morte! Eh bien, elle a terminé un pénible et douloureux voyage... Messieurs, que ceci ne rompe pas notre amicale réunion! Les morts sont morts!... A Dieu ne plaise que cette maison montre à nos hôtes pour cela un visage moins hospitalier!
La porte venait de s'ouvrir, laissant voir un troisième aveugle, immobile et debout sur le seuil. Les pieds poudreux, un bâton à la main, il portait l'écuelle de bois pendue à la ceinture; une lourde besace de poil de chèvre tombait sur son manteau déchiré.
—Janko! exclama Tatiana...
Et d'un accent impérieux:
—Tu viens encore annoncer un malheur... Ton récit, vite!
—Hélas! ma fille, repartit l'aveugle, ma voix aura pour ton oreille le tintement d'une cloche funèbre... Ton père, le Grand-Duc, est mort, et ses os reposent déjà dans la chapelle de la Jagodna. Dieu veuille l'admettre à sa droite!
On put croire, à la voir chanceler, qu'elle allait s'abattre sur le pavé. Puis, au milieu du profond silence:
—Mon père est mort! dit-elle lentement... Paix à son âme! Il était mortel! J'aurai ma vie entière pour le pleurer... Chers seigneurs, demeurez, je vous en conjure. La plus pauvre femme morlaque, quand elle revient d'enterrer son mari ou son fils, s'assied, sans pleurer, au repas funèbre... Pourquoi aurais-je moins de courage?
La porte venait de tourner une fois encore sur ses gonds, et un quatrième aveugle apparut. Ses yeux montraient des orbites saigneux; une moustache rare et blanche se hérissait sous son nez crochu; et il paraissait le plus vieux de cette troupe misérable. Un silence terrifié accueillit ce nouveau messager, tandis qu'à pas roides et sinistres, la princesse s'avançait vers lui:
—Parle, Renzo, qu'as-tu appris?
—Ma fille, répondit l'aveugle, fais ouvrir les grilles du jardin pour le double malheur que l'on t'apporte... On vient de trouver Monseigneur gisant dans le caveau funèbre de la Jagodna... Et l'autre! l'autre!... Messer Giano... un œil crevé! le fer dans la cervelle!... Mort! mort! déjà froid!
—Ce que j'entends est incroyable, murmura tout bas Tatiana, incroyable et nouveau, toujours nouveau... Faut-il donc oser te comprendre? Mon frère et Giano sont-ils tués?... Est-ce bien cela que tu veux dire?
—Messer Giano est mort, répliqua l'aveugle, et Mgr Floris est blessé grièvement.
Un bruit de pas, des voix confuses s'élevèrent; et derrière les grilles du long portique qui fermait le jardin à l'orient, on vit passer deux civières, suivies d'une foule de Morlachs. Puis, Jacinto entra précipitamment, et s'élançant en bas des arcades, où se tenait debout Tatiana:
—Au secours! au secours! cria-t-il... Maître Manès! au secours!...
—O ciel clément! fit l'abbé Lancelot.
—Mon enfant, reprit le bon archevêque, donnez un libre cours à vos larmes... Dieu vous éprouve aujourd'hui, ainsi qu'il a éprouvé plusieurs de ses élus, par des malheurs véritablement inouïs... Pleurez, ma chère fille, ne vous contraignez pas!
—Pleurer! dit-elle... Bah! quelques gouttes d'eau feront-elles revivre ceux qui sont morts?... Ne craignez rien pour moi, Monseigneur... J'ai déjà eu des rêves aussi affreux que celui-ci!
Mais un cinquième aveugle, hors d'haleine, se précipita sous les cyprès, au milieu des chanteuses effarées. Il agitait au bout de son bras un large tison qui flambait dans une coquille de fer, à la façon des coureurs qui annoncent un incendie par la campagne; ses pieds nus saignaient, sa poitrine haletait; et se frappant le sein d'une main:
—Ils viennent! ils viennent!... Ah! miséricorde!... Nous sommes perdus, perdus, perdus!... Hélas! c'est fait de nous!... Ils viennent!
Tatiana s'avança d'un pas ferme jusqu'à la balustrade, d'où elle dominait le jardin:
—Que dis-tu, Pagolo?... Et qui donc vient?
—J'étais dans un fourré, poursuivit l'aveugle... J'entendais leurs chants de réprouvés, leurs cris pareils à ceux des démons!... Ils ont surpris Zaradese et l'ont livré aux flammes... Ils ont massacré les vieillards et emmènent en captivité les jeunes filles... Et maintenant, la nuée s'approche... Elle fond sur Giunta di Doli!
Des exclamations de terreur partirent du milieu des femmes rassemblées au jardin; les convives, dans le salon, s'étaient levés en désordre.
—Quels sont ceux, reprit Tatiana, qui osent ainsi se porter en armes sur les terres du grand-duc Fédor?
—Ourosch! Ourosch!... C'est ce chien de Sgombro, uni à ces Bosniens réprouvés, à ces Turcs plus damnés que les flammes de l'enfer même!... Ils comptent surprendre Sabioneira... Prends garde à toi, prends garde à toi, ma colombe!... Ils ne sont pas un, ni trois, ni cinq: ils sont peut-être cent, peut-être mille!
Des détonations assez proches éclatèrent à ce moment. Alors, une clameur lamentable s'éleva:
—Jésus! Jésus! nous périssons!
—Voici les démons!
—Nous sommes perdues!
—Silence! commanda Tatiana... Mes chers seigneurs, ne craignez rien, ajouta-t-elle en tournant la face vers les convives qui pâlissaient. Pas un cheveu ne tombera de la tête des hôtes du grand-duc Floris... Puisque mon père est mort et mon frère blessé, je leur succède pour commander... Qu'on arbore l'aigle russe au-dessus des portes! Qui osera violer notre palais?... Mais taisez-vous, femmes! taisez-vous donc! Vos maris ne sont-ils pas là pour vous défendre?... J'entends leur foule autour du pavillon... Laissez-les entrer! Qu'on ouvre les portes!
Un flot de Morlachs, en tumulte, envahirent le jardin. Ils brandissaient des kandjars, des pistolets, élevaient en l'air de longs fusils, vociféraient des chants de guerre. La plupart étaient accourus de Zemenico, au bruit de la rapide incursion d'Ourosch, qu'avaient semé les fuyards de Zaradese; d'autres, en revenant du convoi funèbre, avaient été surpris par la nouvelle. Une vaste acclamation salua Tatiana quand elle parut à la balustrade:
—Amis, dit-elle, vous êtes impatients de combattre!
Et tous répondirent:
—Oui! oui!
—Quel chemin ont pris les gens d'Ourosch? demanda-t-elle.
Plusieurs voix crièrent:
—Celui de Stupa!
—Ils vont donc, poursuivit Tatiana, déboucher dans cette vallée et sous Giunta di Doli même, qu'ils tenteront d'emporter. Le Seigneur Dieu vous les met entre les mains!
—A mort! clamèrent-ils... A mort!
—Que vingt d'entre vous, dit Tatiana, se rendent au défilé de Zaglav; que vingt autres filent sans bruit, dans les gorges de Pasicina!... Les autres iront s'embusquer sous la chênaie de Giunta di Doli... Quand ceux d'Ourosch arriveront au fond de la vallée, alors, levez-vous tous et fondez sur eux!... Pris à revers, en tête, en flanc, vous ne pouvez manquer de les écraser!
Ils crièrent d'enthousiasme, faisant voler en l'air leurs toques rouges.
—Allez au combat, dit Tatiana, et songez pour qui vous combattez. Ce sont vos enfants que vous défendez; ce sont vos femmes qui vous accueilleront en vainqueurs à votre retour; c'est votre Grand-Duc que vous sauverez! Ces bandits traînent avec eux des malheureuses qu'ils ont enlevées; vous les arracherez de leurs mains... Et si quelques-uns d'entre vous sont marqués par le sort pour succomber, que leurs âmes ne regrettent rien; ce n'est pas un malheur de mourir... Alerte, mes amis, et en avant! Pour vous renforcer le courage, Mgr l'archevêque de Raguse va vous donner sa sainte bénédiction.
—Oui, oui! dit Mgr Colloredo qui faisait bonne contenance, bien que les mains lui tremblassent un peu. Courage, mes enfants! Tout ira bien!
Et se plaçant à la balustrade, il étendit sa droite pastorale au-dessus des Morlachs agenouillés.
—Maintenant, retirez-vous promptement!... Silence! pas de cris! dit Tatiana. Vite! vite! à vos embuscades!
Ils se dispersèrent sans bruit, tandis que deux ou trois valets refermaient les grilles derrière eux. Les femmes morlaques se taisaient; des paons piaulaient, au loin, dans les bois: une sorte de calme lugubre avait succédé au tumulte qui remplissait, tout à l'heure, le pavillon.
—Mais pourquoi n'être pas parti? s'écria le comte Popoff, comme du fond de ses réflexions; et sa grosse mine jaune exprimait l'inquiétude et la peur.
—Partir quand on combat pour nous! dit Tatiana. Abandonner nos défenseurs, sans même connaître leur sort!... Non, non, je reste!... Allons, ne craignez rien pour moi, mon cher hôte... Je me fie en nos braves Morlachs. Nous sommes en sûreté à Giunta di Doli, autant que dans une forteresse... Daria, Daria, es-tu là?... Je verrai aujourd'hui avec tes yeux, mon enfant... Postées toutes deux sur ce balcon, tu me diras, moment par moment, les vicissitudes du combat.
—Votre Grâce ne commettra pas une telle imprudence! repartit Mgr Colloredo. Il suffirait d'une balle égarée... Soyez raisonnable, ma chère fille!
Tatiana secoua la tête, lentement:
—Pourquoi? dit-elle... Qu'ai-je à craindre? Pensez-vous donc que je tienne à la vie, Monseigneur?... Daria, ouvre cette fenêtre!
Elle s'avança jusqu'au bord du large et massif balcon de pierre, bâti en saillie sur l'abîme, et qui portait à ses deux coins des lions de bronze noir, debout, tenant des écus d'armoiries. Quelques corbeaux, en croassant, partirent du fond de la vallée, comme alarmés de voir une créature humaine apparaître dans cette solitude, et, çà et là, ils se perchèrent sur les arbres.
—Maîtresse, dit Daria d'une voix basse, les nôtres ont quitté à temps... Voici les Turcs!
Sur la crête d'une des collines, plusieurs hommes à longs fusils, surgirent entre les rocs. Ils fouillaient de leurs regards inquiets la profonde vallée déserte, toute pleine d'embuscades; et d'autres, survenant derrière eux par l'âpre sentier, appelaient, avec de grands gestes, leurs compagnons qui montaient encore. Alors, le soleil, au milieu du ciel, perdit ses rayons tout à coup; d'épaisses nuées le cachèrent, laissant tomber une lumière sombre et morne. Des traînées de sable se levèrent dans la vallée, en tourbillonnant; les genévriers se tordirent; la Jagodna roula plus écumeuse, sous le pont gris et solitaire, et les rochers, les bruyères, le torrent prirent soudain un aspect si tragique, que les hommes d'Ourosch frissonnèrent, saisis d'une terreur superstitieuse. Ils se baisaient le pouce gauche, pour détourner ces présages funèbres, ou bien touchaient sur leur poitrine les amulettes qu'ils y portaient.
—Que font-ils? demanda Tatiana.
—Ils se sont arrêtés, maîtresse, reprit tout bas la sœur de Ianoula; et son œil de faucon attaché sur eux distinguait jusqu'à leurs moindres gestes... Ils se considèrent, la bouche béante, comme s'ils attendaient un mot les uns des autres, et pourtant, pas un ne parle...
—Et les nôtres? dit la princesse.
—J'en vois deux ou trois cachés sous les arbres, ou collés contre les roches... On les prendrait pour des statues... Les feuilles, maintenant, ne bougent plus; les corbeaux se tiennent immobiles... Ah! ceux d'Ourosch s'ébranlent enfin... Ils se mettent en marche, maîtresse...
La troupe, en effet, descendait lentement le long du sentier rocailleux. Elle comptait une centaine d'hommes, pillards bosniens, habillés de caftans déchirés, Monténégrins, gens de Sgombro, Krivosciens en sayons de poils, et qui faisaient sonner dans leurs mains de longs fusils tout cerclés d'argent. Le vieil Ourosch avait voulu profiter de ce jour des funérailles, pour tenter une pointe contre le palais, désert et sans défenseurs. Mais ses auxiliaires turcs, en dépit de l'espoir du pillage, l'avaient rejoint avec tant de lenteur; l'incendie de Zaradese, par surcroît, l'avait si longtemps retenu, qu'au lieu de surprendre Sabioneira vers onze heures, comme il l'avait calculé, il s'en trouvait, en plein après-midi, encore éloigné d'une lieue.
—Je vois les nôtres, chuchota Daria... Ils font le signe de la croix... Ah! les voici qui lèvent leurs fusils!
Une effroyable détonation, que les échos des rocs et des bois répercutèrent en tonnerre, passa dans l'air, comme un ouragan. Au même instant, ceux de Zemenico s'élancèrent en jetant des cris, et fondirent sur les Bosniens.
—Que vois-tu? dit Tatiana.
—Ils se battent au fond de la vallée, répondit la petite Morlaque. Ainsi que dans les forêts, maîtresse, il y a un frémissement, un tourbillon, et tout bouge. Les fumées planent sur les fusils... Ah! ah! Aôi! aôi! Courage!... Écrasez-les, massacrez-les, ces meurtriers de Ianoula!... Ah! leur vue me dévore la moelle dans les os.
Ses yeux étincelaient; ses dents blanches luisaient, entre ses lèvres à demi ouvertes; elle tremblait de tout son corps. Soudain, elle s'écria avec un rire violent:
—Entends-tu bourdonner les balles?... Ha, ha, ha! on dirait des mouches, par un jour d'été... Tout disparaît dans la poussière que soulèvent les guerriers... On n'aperçoit que bras levés, fumée, kandjars, lueurs rouges... Bien! le sang abattra la poussière... Oh! oh! Aôi! aôi! courage! Je distingue les nôtres, maintenant. Ils volent comme des faucons, dans la bataille... L'ardeur du combat redouble, maîtresse... Tu croirais voir bouillonner la flamme, quand on y verse l'eau-de-vie... Les kandjars brillent, les fusils crient, les balles s'enfoncent dans la terre, en sifflant. Oh! oh! malheur!... Aôi! aôi! malheur! Ceux de Zemenico reculent... Ah! chiens! fils de pourceaux! lâches! lâches!... Que le feu maudit vous dévore!
Mais des clameurs furieuses éclatèrent, et plus sauvages que des loups, de nouveaux combattants, débouchant du défilé de Pasicina, coururent sur les Bosniens pris en flanc, et en firent un grand carnage.
—Quels sont ces cris? dit Tatiana.
La farouche enfant battit des mains:
—Ho! ho! ho! qu'on en tue, maîtresse! Nos Morlachs brillent, tout dorés de sang... Les vaillants, la tête arrachée, se tiennent encore debout, serrant leur kandjar... Il gît sur la terre des jambes et des bras... Écoute! la mêlée redouble. Tu dirais deux serpents enlacés... Aôi! aôi! On les pousse, on les presse, aux abords de la Jagodna... Les corps tombent du haut du pont, comme, en automne, les mûres des haies... Ah! ah! Aôi!... Bien malgré eux, ils boivent de l'eau en abondance... Les Turcs reculent... Aôi! aôi!... Ils fondent, ils se racornissent, comme le cuir placé devant le feu... Entends-tu? Ils sonnent de leurs conques... Chiens mécréants, nous vous rassasierons de balles!... Ah!... Ils fuient, ils tournent le dos!... On voit les uns jeter leurs cartouches, les autres détourner la tête, en courant... On dirait un troupeau de porcs qui se sauvent... Aôi! aôi! voici encore des Morlachs! Ils se précipitent d'un défilé... Victoire, maîtresse!... Les nôtres ont vaincu!
Alors, tandis que des clameurs nouvelles annonçaient l'irruption de ceux de Zaglav parmi les Bosniens en déroute, Tatiana rentra dans la salle. Plusieurs valets s'y étaient rassemblés, au milieu du trouble de ce moment, et se tenaient au fond, par petits groupes, laissant un large espace vide, où se promenait le comte Popoff. L'activité, l'air turbulent du chambellan, ses fréquents changements de posture, quand il s'arrêtait à la vitre, les mots rares et brefs qu'il adressait à l'archevêque, formaient un contraste frappant avec la mine douce et paisible de Mgr Colloredo, assis dans un fauteuil, les mains croisées. Il se leva en apercevant l'aveugle, et le comte s'arrêta dans sa marche.
—Dieu soit loué! dit Tatiana, tout péril est écarté... Monseigneur, ne m'accusez pas de trop d'audace, si j'ai commandé à ces hommes... Mais il fallait avant tout, préserver les hôtes du grand-duc Floris.
—Ma chère fille, dit l'archevêque, nous admirons votre âme vaillante...
—Où mon frère a-t-il été porté? demanda-t-elle.
Le petit messer Jacinto s'avança, hors d'un groupe de valets:
—M. Manès a fait transporter Son Altesse dans la chapelle.
—Conduisez-moi auprès de lui... Daignerez-vous m'accompagner, Monseigneur? poursuivit Tatiana, en se tournant vers l'archevêque... J'aurai peut-être besoin de votre saint ministère.
—Certainement, ma chère fille, répondit Mgr Colloredo.
Jacinto ouvrit une porte; et conduite par Daria, la princesse descendit l'escalier, suivie de l'archevêque, du comte Popoff et de la poignée de serviteurs qui se trouvaient là. Un peu de sang était monté aux joues pâles de l'aveugle; elle s'avançait d'un pas ferme, droite, la tête renversée, et sa robe étincelante bruissait derrière elle.
—C'est étrange, dit tout bas Popoff à Mgr Colloredo... Loin d'être accablée par tant de malheurs, comme M. Manès le craignait, Sa Grâce ne paraît pas même en ressentir l'ordinaire pitié féminine.
—La princesse a un esprit viril, répliqua l'archevêque, ou plutôt, pour dire le mot, une âme véritablement chrétienne...
Ils étaient arrivés à l'entrée de la resserre des palmiers, qu'on appelait quelquefois aussi la Chapelle. Accommodée en oratoire, pendant un séjour de plusieurs semaines que Maria-Pia avait fait jadis à Giunta di Doli, elle était surmontée d'une croix; et deux ou trois pièces de damas rouge, poudreuses et mangées des vers, pendaient encore sur les murailles. Vis-à-vis de l'autel délabré, un grand Calvaire peint par Giano occupait la paroi du fond. Les dalles disjointes branlaient, des vitres manquaient aux hautes verrières; on découvrait derrière l'autel, un monceau de bûches empilées et de fagots de genévrier. C'était là que pendant le combat s'étaient réfugiées les femmes morlaques, comme sous la protection des pieux symboles qui décoraient ces murs. Elles s'écartèrent silencieusement, à l'entrée de Tatiana, en même temps que M. Manès s'avançait au-devant de la princesse.
—Il vit! il vit! s'écria le savant... Que Votre Grâce se rassure!... Le fer a glissé sur une côte.
L'aveugle avait tressailli. Son beau visage parut soudain s'amincir, devenir encore plus transparent, et, parlant comme dans un songe:
—Tout est donc vrai? murmura-t-elle. Je ne savais plus si j'avais rêvé, ou si ces choses étaient réelles... Floris... ma sœur... Quoi! mon père aussi?
Il y eut un pesant silence.
—Et je n'étais pas auprès de lui... Isabelle... Isabelle morte!... Et son enfant? Oh! je devine... Elle est morte en le mettant au monde... Quoi! tous les deux? Et mon père aussi!... Ah! un seul jour a donc suffi à dépeupler Sabioneira!
—Prenez patience, madame, dit Manès. Que la pensée de vos deux frères encore vivants vous soutienne!
—Mes deux frères, dit-elle... mes deux frères!... Giano n'était-il pas mon frère aussi, à ce qu'on prétend?... Mort! mon père mort! Isabelle morte!... L'enfant mort aussi, n'est-ce pas? Avez-vous dit qu'il était mort?... La mort, la mort, la mort, toujours la mort! Je n'entends plus que ce mot-là à mes oreilles... Floris aussi est mort peut-être, ou bien il expire en ce moment... Ah! qui donc est encore vivant dans le monde, si tous ceux-là ne sont plus?
—Que Votre Grâce ait confiance... Monseigneur vivra! répondit Manès.
Elle fit un soupir long et doux, puis, d'une voix très basse:
—Manès, ne me trompez-vous pas, comme vous m'avez déjà trompée, pour mon père et ma sœur Isabelle?
—Il vivra, répéta le savant, je vous le jure... Je compte même, dès ce soir, le faire transporter au palais...
—Si Floris vit, dit-elle, alors, tout peut encore refleurir... Monsieur Manès, menez-moi vers mon frère.
—Monseigneur n'a pas encore repris connaissance, répliqua Manès.
—N'importe! Il faut que je me hâte.
Devant l'autel, sur un matelas, Floris était étendu, immobile. Un bassin d'argent, plein d'une eau sanglante, des éponges, des couteaux, des linges, se voyaient épars autour de lui. Ses paupières étaient fermées; un souffle haletant lui secouait la poitrine; l'air frais qui se croisait par les verrières, au-dessus de son front, agitait, par moments, une boucle de ses cheveux. Tatiana, en s'agenouillant, lui prit la main et la baisa; puis, se relevant:
—Il était mon aîné, dit-elle... Et maintenant, je vous rejoins, chères ombres de mes morts aimés! Les vivants avaient pu s'y méprendre, mais vous, vous connaissiez mon âme... O Monseigneur, poursuivit la princesse, en se tournant vers l'archevêque, j'entendais murmurer autour de moi que j'avais un esprit viril... Hélas! je ne suis qu'une femme... Mon courage vous a trompés... Je continuais de parler, de marcher, de donner des ordres, mais j'étais déjà morte, frappée au cœur!
Un frisson la saisit: ses bras s'ouvrirent, sa tête s'inclina sur sa poitrine. M. Manès s'était précipité, en même temps que ser Pistolese.
—Asseyez-moi... Bien! merci! dit-elle... Mes pieds ne me soutiennent plus... Et vous, femmes, à quoi bon gémir?... Je sors sans douleur de cette vie: volontiers, je donne mon âme pour ceux que j'aime... Ainsi, ne pleurez pas, ne vous lamentez pas, à cause de moi... Mais chantez plutôt sur ma destinée, des chants glorieux, que vous apprendrez à vos filles... Et, quand un étranger, en votre présence, parlera de la grande-duchesse Tatiana, racontez qu'elle a pratiqué, durant sa vie, toutes les choses honnêtes qui appartiennent à son sexe, et qu'elle est morte sans frayeur, après avoir vaincu et repoussé vos ennemis de ses domaines!
Sa voix, de plus en plus faible, s'arrêtait presque à chaque mot. Elle reprit, avec un pâle sourire:
—On m'a crue insensible, peut-être... Pauvre Isabelle!... Mon cher père!... Vous teniez à mon cœur par des liens si forts qu'en se rompant ils l'ont brisé... Oh! j'étouffe, mon bon Vassili... Mais non! la mort n'est pas un mal... Sois la bienvenue, froide glace, que je sens entourer ma poitrine, et qu'aucune ardeur ne pourra plus fondre!... Sois la bienvenue, nuit épaisse, qui viens t'ajouter aux ténèbres sous lesquelles j'ai vécu... Cependant, attendez! Les portes du Ciel sont plus basses que les voûtes des palais princiers: c'est à genoux qu'il convient d'y entrer... Je dirai mes fautes, Monseigneur, à votre oreille paternelle, afin que vous daigniez me les remettre... Pendant ce temps, je vous en prie, monsieur Manès, commandez à ces femmes de chanter le chant funèbre qu'elles avaient composé pour la mort de la Grande-Duchesse, ma mère... Cet air mélancolique adoucira mes derniers instants... A demi-voix... à demi-voix! Il faut à l'homme, comme à l'enfant, une mélodie pour qu'il s'endorme...
—A demi-voix, répéta Manès. Doucement, femmes, doucement!
Et les femmes entonnèrent un chant:
Le chat-huant, dans les bois, veille tout seul.
Appelez, appelez, à voix haute, notre dame,
Dites-lui de revêtir son linceul!
Les oiseaux descendent du soleil...
Puis ils s'envolent!
Votre longueur de cercueil vous suffira.
C'est ici la paix pour vous, âmes souffrantes!
C'est le grand port où toute barque humaine va!
Les fleurs rayonnent, dans l'air vermeil...
Puis elles tombent!
L'enfant grandit, las! il est déjà vieillard.
La Mort promène, infatigable, sa faux rapace.
Nous ne vivons qu'à tâtons, dans un brouillard.
Sur le divin crucifix posez vos lèvres!
Les voix allaient en s'éteignant. Un nuage, dans le ciel brumeux, couvrit de nouveau le soleil. Puis, un profond silence régna.
—La Grande-Duchesse est morte! dit Manès.
Alors, une rumeur lointaine s'éleva, perçant les murailles. On entendit des voix, des clameurs, des coups de fusil qui se rapprochaient, tout un joyeux tumulte aux abords du pavillon. C'étaient les vainqueurs qui s'en revenaient, ivres de fureur et de carnage.
—Victoire! victoire! crièrent-ils... Vive la Grande-Duchesse!
Une tête, celle d'Ourosch, lancée par un bras vigoureux, passa par-dessus la colonnade, et vint rouler dans le jardin, devant le seuil même de la chapelle.
TROISIÈME PARTIE
TODO ES NADA
Tout n'est rien.
Proverbe espagnol.
LIVRE PREMIER
La consternation et l'horreur de ces catastrophes redoublées furent profondes en Dalmatie. Elles ne laissèrent pas, quoique sourdement, de retentir jusqu'en Russie même: et la disparition de Floris, peu de jours après ces événements, porta au comble l'agitation et les rumeurs populaires. En effet, sitôt que le Grand-Duc était sorti de son anéantissement, il avait voulu, à tout prix, quitter ce funeste Sabioneira. M. Manès l'emmena au Tyrol, où le maître et le serviteur passèrent l'hiver obscurément, tantôt dans un village, tantôt dans un autre.
Vers le commencement du printemps, Floris partit seul pour la Hongrie. Puis, on le vit, tour à tour, dans la plupart des grandes villes de l'Europe: Londres, Édimbourg, Lisbonne, Madrid, Naples, Rome, Vienne, Berlin. Il paraissait ne pouvoir vivre que hors de lui-même, pour ainsi dire, dans le mouvement et le torrent des voyages, ou dans le bruit de la débauche, qui l'arrachait à son inquiétude, à force de tumulte et d'excès. Il joua, gagna, reperdit, et toujours le plus gros jeu; il eut des maîtresses, des duels, une vie effrénée d'aventures. Puis, soudain, il quitta l'Europe.
Les paris s'ouvrirent au Carlton-Club, où il venait de gagner cent mille livres, si «ce nouveau caprice de vagabond» passerait ou ne passerait pas le jour du derby: en d'autres termes, si le Grand-Duc serait, dès le mois de mai, de retour à Londres. Mais deux semaines après son départ, les journaux de New-York annoncèrent, à l'extrême surprise de tous, le mariage du grand-duc Floris avec la sœur de sa première femme, la princesse Josine de Bourbon et Bragance. La bénédiction nuptiale leur avait été donnée sans éclat, et en quelque sorte à la dérobée, dans une chapelle irlandaise de Brooklyn.
Au reste, les nouveaux époux, loin de revenir en Europe, parurent disposés, au contraire, à s'enfoncer de plus en plus dans les terres et les mers immenses qui s'ouvraient devant eux, à l'occident. On mettait en vente, à San-Francisco, avec grand tapage américain, un yacht de plaisance à vapeur destiné par le riche farmer qui l'avait fait construire, pour un voyage autour du monde. Floris l'acheta, en changea les emménagements intérieurs, qu'il ajusta, boisa, dora, avec force meubles magnifiques. On y pratiqua même, pour M. Manès, qui accompagnait le Grand-Duc, un laboratoire de chimie; et le Black-Swan, ainsi rebaptisé, ne tarda pas à prendre la mer, emportant les trois voyageurs. Il fut signalé çà et là dans les mers de l'Océanie, aux îles Hawaï, à Taïti, à Sydney et dans d'autres ports de l'Australie, à Batavia, à Manille, puis à Hong-kong, sur la côte de Chine. Agathe de Putbus, maintenant mariée, reçut de Pékin, par la légation, une longue lettre où Josine racontait en gros son voyage: les îles tristes, couvertes au flux par la mer et plantées de cocotiers, les tempêtes, l'air puant de soufre, les parfums inconnus dans les bois, les chauves-souris monstrueuses, les sultans, les chars de triomphe, les danseuses mitrées d'or, les pros dorés à cent rameurs, les villes qui, au temps des pluies, ont l'air bâties dans de vastes lacs; puis, les Chinois avec leur visage couleur de cendre, leurs fleuves populeux comme des rues, et la saleté de Pékin. Bientôt, on sut que le Grand-Duc se trouvait à Yokohama, d'où il parcourut tout le Japon; après quoi, débarqué à Calcutta, il y fut reçu et traité à merveille par le vice-roi. Mais rien ne fut pareil aux fêtes que donnèrent en son honneur les rajahs de Djeypour, d'Oudeypour, de Baroda, de Gwalior, avec des nautchs de bayadères, des bouffons, des rhinocéros, des cortèges d'éléphants peints et dorés, des lâchers de pigeons ramiers par volées de quarante mille, des combats de buffles et de sangliers, des batailles de poudre rouge dans les rues pendant les six semaines du holi, qui est le carnaval indien, des festins au milieu des bois, des chasses aux flambeaux, des feux d'artifice, des milliers de flotteurs de naphte qu'on lançait, la nuit, sur le fleuve. Ensuite, remontant au nord, Floris avec la Grande-Duchesse séjournèrent dans le royaume du maharana Pertap-Singh, ancien ami du grand-duc Fédor. Ils s'y préparaient, disait-on, à un voyage d'exploration dans le Ladak et le Tibet. Leurs lettres devinrent plus rares; une année encore passa. On les oubliait peu à peu; l'obscurité se fit sur eux.
Le renversement de la mousson, au printemps de 1880, fut accompagné dans la mer Rouge d'ouragans si furieux, que les plus vieux pilotes des ports n'avaient pas souvenir d'une pareille violence. Les désordres et les naufrages furent infinis sur les côtes. C'est le temps où les hadjis de la Mecque débarquent à Djeddah pour leur pèlerinage: de tous les pays musulmans, il en arrive par milliers, sur des vaisseaux anglais, indiens et arabes. L'atterrage de ce port est dangereux. Le gouverneur turc, chaque nuit, faisait allumer de grands feux.
Une après-midi, vers cinq heures, M. Cadwalader A. Cripps, consul des États-Unis à Djeddah, se baignait, non loin de la ville, sur une plage déserte, quand il vit s'avancer au bord de la mer, un homme coiffé du tarbouch et vêtu de la stambouline. Le survenant, en faisant de grands gestes et interpellant l'Américain, qui se hâta vers le rivage, l'avertit que Son Excellence le caïmacan le priait de se rendre sans retard à la maison d'Ahmed Gha'lid. Il s'y trouvait des naufragés d'Europe qu'un boutre arabe avait recueillis, et le consul était mandé, comme témoin officiel, pour entendre leurs dépositions.
—Ah! tiens! c'est vous, Sidi-Nazarian, dit M. Cripps, qui reconnut le secrétaire-interprète du gouverneur. Bien! bien! je suis à vous, effendi... Des naufragés... hem! grommela-t-il, tandis que son nègre l'enveloppait dans une sorte de longue robe de coton blanc, fort sale, et ornée à l'entour des poches d'agréments en chenille rouge... De pauvres diables manquant de tout, et pour lesquels il faudra, je parie, ouvrir encore quelque souscription!... Pourquoi est-on venu me déranger, ajouta l'Américain d'un ton d'humeur, au lieu de requérir mon collègue de la «vieille chère Marâtre», ou bien l'autre, le petit Français?
Sidi-Nazarian tourna lentement vers M. Cripps son visage noyé de graisse:
—Vous savez bien, répondit-il, que les consuls d'Angleterre et de France sont partis hier pour Kondofah, en compagnie de Son Excellence Kiamil-Pacha, notre gouverneur, et des membres de la commission sanitaire internationale. C'est ce qui fait que le caïmacan est gouverneur par intérim.
M. Cripps haussa les épaules:
—Des naufrages! murmura-t-il... Ha, ha! quelle pitié! des naufrages!... Si ce pays était américain, il faudrait bien que ça changeât; il faudrait que le vent et la tempête apprissent à ronger leur frein! Je puis vous l'affirmer, monsieur. Il n'y a pas, sur la surface du globe, un tigre de ménagerie aussi fouaillé, aussi dompté, aussi muselé que le seraient les vagues de cette mer, si elle devenait américaine!... Mais que peut-on attendre de contrées qu'on voit encore s'abandonner à toutes les pratiques dégradantes de la superstition et du despotisme, et où les vêtements du peuple sont du caractère le plus excentrique!... Quelle est la nationalité de ces naufragés, effendi?
L'Arménien venait de s'asseoir sur une des roches de corail dont le sable était jonché; et, les paupières à demi closes, il avait l'air de sommeiller, à l'ombre d'un large parasol arabe, doublé de natte, et rabattu obliquement sur ses trois pieds, que l'on avait disposé là, pour le rhabillage de M. Cripps. Celui-ci répéta sa question.
—Ce sont des Russes, dit enfin Nazarian.
—Des Russes! s'écria le consul, d'une voix si retentissante que le gros Arménien en tressaillit. Des Russes!... Ha, ha, ha, ha!... des Russes!... J'étais sûr que c'étaient des Russes... Je vous le disais bien, monsieur! Il y a des institutions avec lesquelles les naufrages et tous ces accidents du vieux monde sont forcément incompatibles; mais des hommes élevés, au contraire, parmi un état social qui constitue pour eux une insulte, dès leur naissance, doivent, en effet, faire naufrage... Qu'est-ce qu'un Russe? continua M. Cripps, d'une voix sombre et solennelle... Un esclave! Rien qu'un esclave! Je ne puis le nommer autrement. Et votre Tsar, monsieur, qu'est-il, sinon une insulte perpétuelle aux sentiments et à la dignité de l'homme? Le trésor le plus précieux, le drapeau, le palladium, l'arche d'alliance du genre humain, c'est l'Égalité!... Allons, chien de teigneux, prendrez-vous garde! dit M. Cripps, se tournant furieux vers le nègre qui lui peignait ses cheveux noirs et plats... Si donc votre monarque, monsieur, se refuse à considérer comme son égal l'homme utile qui nettoie les boues et les immondices de sa capitale, il porte atteinte, par cela même, au trésor commun de l'Humanité; il insulte grossièrement à un principe rationnel!... Sont-ils nombreux? L'équipage tout entier a-t-il pu se tirer du liquide? reprit le consul, en se levant.
—Quel équipage? fit Nazarian.
—Eh bien, les naufragés, Dieu me damne!... Je vous demande s'ils sont nombreux.
—Nombreux? répéta l'Arménien. Non! presque tous ont péri dans le naufrage. Trois seulement se sont sauvés.
—De pauvres diables, naturellement! dit M. Cripps, en souriant et hochant la tête d'un air hautain, comme assuré qu'il ne pouvait se trouver que de ces gens-là parmi des Russes.
—La faim et le malheur brisent l'homme, répondit Nazarian sentencieusement. Tels qu'ils étaient quand on les a portés à la maison d'Ahmed Gha'lid, personne n'eût pu distinguer entre le sultan et l'esclave, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur... Toutefois, l'un de ces naufragés, s'il faut en croire son compagnon, serait un grand, le frère ou le cousin du tsar de Russie.
—Le frère ou le cousin du Tsar! exclama M. Cripps, qui donna les marques de la plus vive agitation. Comment pouvez-vous bien me prévenir si tard, effendi!... Mammo! Mammo! mon habit! cria-t-il. Voilà! je suis prêt dans l'instant... Le frère ou le cousin du Tsar!... C'est inconcevable, effendi! Votre conduite est inconcevable!... Pas un seul mot pour m'avertir!... En vérité, on se croirait ici tombé sur une autre planète, soumis à d'autres conditions primordiales de la vie... Au moins, lui a-t-on dit mon nom? Sait-il que dans cette contrée barbare il y a un Américain, un représentant des États-Unis, de la libre nation qui marche à la tête de toutes les autres? Et M. Cripps, dans son enthousiasme, cingla de son jonc, amicalement, les jambes noires de Mammo... Le frère ou le cousin du Tsar!... Allons, vite, en route, en route, effendi!
Tous deux rentrèrent dans Djeddah, par la porte de la Grand'Mère, et en suivant des rues bruyantes et tortueuses, ils dépassèrent le Bazar. Des cages de bois treillissé sortaient des murs; çà et là, on apercevait, sous l'arcade sombre des boutiques, un potier ou quelque brodeur, travaillant les jambes croisées; des portefaix, des âniers se heurtaient; souvent, il fallait se ranger devant une file de dromadaires, qui portaient le long de leurs flancs, en équilibre, des jarres d'eau ou des couffes de fruits. Puis, ils laissèrent à droite une mosquée, d'où s'élevait un minaret. Des pèlerins, arrivés le matin, campaient sur la place, en désordre: femmes voilées, hadjis vêtus de blanc, vendeurs agitant des sonnettes, négresses s'avançant courbées sous de grandes cornes remplies de boisson, ou sous des meules à écraser le blé. Les habitations devinrent plus rares; ensuite, le terrain s'élargit, et au fond d'une sorte d'esplanade, l'Arménien et son compagnon aperçurent un bâtiment blanc, à étroites fissures grillées. C'était le palais d'Ahmed Gha'lid.
Ils passèrent un long portail, gardé par quelques capidgis, dont le logis donnait sous la voûte. Trois ou quatre coureurs promenaient, dans une vaste cour sablonneuse, les chevaux superbement harnachés qui avaient apporté le caïmacan et sa suite; des soldats déguenillés fumaient ou dormaient, au pied des murs; et un petit esclave noir paraissait guetter les arrivants, du haut d'un escalier de bois précédant une porte basse que surmontait une inscription en gros caractères arabes, bleus et verts. Faisant un signe à l'Arménien, l'enfant se mit à marcher devant lui, le long d'un couloir obscur. Il écarta une tapisserie, et le secrétaire-interprète pénétra, suivi de son compagnon, dans la salle d'audience, voûtée et blanchie à la chaux.
—Ma révérence à la noble assemblée, dit Sidi-Nazarian. Paix à tous!
Puis, s'inclinant devant un homme maigre, en uniforme plastronné d'or, qui, assis au coin d'un sofa, donnait tout bas des ordres à un esclave:
—Monseigneur, voici M. Cripps, le consul des États-Unis.
—Qu'il soit le bienvenu! répondit le caïmacan. On n'attendait que lui... Qu'il prenne place!... Toi, réis, viens en face de nous... Veuillez prendre place, seigneur, dit-il en anglais au consul.
M. Cripps, avant de s'asseoir, promena les yeux autour de lui. Sous une coupole éclairée par une sorte d'œil-de-bœuf à vitre verdâtre et épaisse, plusieurs hommes se tenaient accroupis, roulant entre leurs doigts les grains de chapelets en corail noir. L'Américain reconnut le cadi, trois seyds et cheiks vénérables, et le capitaine du port, habillé de laine fauve. Derrière le caïmacan, un personnage immobile, debout dans une longue robe jaune, et qui était, comme Nazarian le chuchota rapidement à M. Cripps, le favori du chérif de la Mecque et le chef de ses eunuques noirs, se renversait la tête pour mieux voir, en s'adossant contre la muraille. Ses petits yeux disparaissaient sous les replis de ses paupières; de lourds anneaux tiraient ses oreilles que cachait à demi un turban à longues bandelettes d'or; et vaguement, la face en l'air, il souriait. Dans un coin, le kâteb-greffier disposait devant lui son calam et son écritoire de plomb.
—Approche, réis, approche! répéta le caïmacan. Tu sais pourquoi nous t'avons fait venir... Parle, raconte en présence de tous comment le salut est par toi arrivé à ces naufragés, car ce n'est pas la volonté de l'homme qui s'accomplit, mais celle de Dieu.
On entendit quelques chuchotements parmi les matelots arabes, dont les turbans et les haycks déchirés emplissaient le fond de la salle; et le vieux réis, à pas lents, s'avança vis-à-vis du caïmacan. Sa barbe, en plusieurs touffes blanches, lui descendait à la ceinture; les éraflures de la tempête avaient laissé sur ses jambes nues des traces livides ou saignantes; et portant la main à son cœur, après s'être courbé jusqu'à terre:
—Que je te serve de rançon, seigneur caïmacan! dit-il. Puisse toujours le bonheur t'accompagner!... Nous étions partis de Kosséir, chargés de blé pour la Cité sainte (Dieu la garde et la protège!), quand la tempête nous assaillit. La pluie tombait comme si on l'avait jetée au travers d'un crible; la rafale soufflait, à la fois, de tous les points de l'horizon, et notre barque allait et venait, désemparée, faisant sur les bancs de corail, que sa quille raclait en passant, le même bruit qu'une lime sur du fer. Comme nous n'attendions plus que la mort, nous aperçûmes, à notre gauche, une sorte de radeau de poutres, qui s'approcha, bord à bord, contre nous. La violence des vagues tantôt nous plongeait jusqu'aux abîmes, tantôt nous élevait jusqu'aux nues; mais ce radeau, comme doué d'une âme, nous suivait. Alors, je dis: Béni soit Dieu, l'admirable créateur! Quelquefois il sauve deux faiblesses, là où le seul puissant aurait péri... Et je lançai une amarre aux naufragés, en invoquant l'Intercesseur des peuples, Mohammed, l'imâm des apôtres... Ainsi nous passâmes toute la nuit, dans un brouillard épais, sur une poix liquide. Le vent ayant molli à l'aube et le ciel s'étant éclairci, nous vîmes le radeau qui nageait derrière nous, et le halant à notre bord, nous recueillîmes ceux qu'il portait. Mais il ne s'y trouvait que deux hommes et une femme, inanimés, les nerfs et les muscles rompus, tellement décharnés que leur poitrine ressemblait aux bâtons d'une échelle, enfin pareils en tout à des cadavres. Après les avoir secourus aussi bien qu'il nous était possible, nous reprîmes la route de Djeddah, dont l'aspect béni nous remplit de joie, à l'heure de la prière el dohor, quand le soleil plane à son zénith. L'émir-bahar, étant monté sur notre boutre, alla aussitôt te prévenir... Le reste, tu le sais comme nous.
L'un des cheiks éleva la voix:
—Bien, réis, tu as parlé sagement. Dans le Kitâb-Sifât el a'qla, il est écrit: L'intelligence est pour chaque homme ce que la lumière est pour chaque étoile. C'est par leur éclat lumineux que les astres se révèlent à nous: de même, c'est par leurs discours que les hommes intelligents manifestent leur intelligence.
—C'est bien, réis! dit le caïmacan... Non, ne t'éloigne pas encore. Le kâteb te présentera, tout à l'heure, ta déposition à signer... Qu'on aille chercher maintenant celui des naufragés qui est en état de répondre.
Deux des esclaves noirs qui se tenaient debout près de la porte, sortirent précipitamment, tandis que résonnait au loin le coup de canon annonçant la fin du jeûne des pèlerins, avec le coucher du soleil. De grandes ombres s'épaississaient sur les murailles, où pendaient, alourdis par des rouleaux de bois de cèdre, quatre de ces coloriages représentant le puits Zem-Zem, la Makâm hàsaret Ibrahîm, le tombeau de Mahomet et celui d'Omar, qui se vendent aux hadjis, dans les deux villes saintes.
Mais le rideau de toile peinte s'écarta, et plusieurs serviteurs entrèrent, élevant au bout de leurs bras des lampes de fer à quatre becs, qu'ils posèrent sur le tapis. Derrière eux, s'avançait un vieillard, maigre, livide, défiguré, dont un homme en caftan bleu de ciel et coiffé d'un large turban soutenait les pas appesantis. Son teint noirci, ses joues creuses, sa longue barbe hérissée, excitèrent, quand il parut, un sourd murmure de compassion. Il arriva jusqu'au fauteuil qui lui avait été préparé et, défaillant, s'y laissa tomber, tandis que le médecin, vivement, lui présentait sous les narines une petite pomme de senteur.
—Mais, hakim, pourra-t-il parler? dit en arabe le caïmacan.
—Ne craignez rien pour lui, seigneur! répondit l'homme vêtu de bleu. Que je devienne la rançon d'un juif, s'il ne recouvre incessamment ses esprits!... Voyez! la vie en lui, ainsi que de l'eau agitée, a déjà repris son niveau. Il est robuste et courageux: avant que la nouvelle lune ait terminé le mois où nous sommes, il pourra croire qu'il a enduré ces souffrances dans un autre corps, tant la vigueur lui sera revenue!
—As-tu aussi bon espoir pour les deux autres? demanda le caïmacan à demi-voix.
—A qui Dieu n'aide pas, repartit le médecin, c'est vainement que le monde lui aide... Toutefois, j'ose me promettre que le compagnon du vieillard, celui que l'on dit un grand de Russie, pourra, par la miséricorde du Seigneur, retirer son pied de la mort. Mais la jeune princesse,—à moins que le Très-Haut ne la secoure, s'il lui plaît,—a mangé sa part de ce bas monde. Son corps est en effet tellement chétif, maigre et décharné, que si tu mettais des brins de coton dans les ouvertures de ses oreilles, ils sortiraient par les ouvertures du nez... Mais voyez, seigneur, le hakim franc, car c'est un hakim comme moi, n'attend que votre bon plaisir. Vous pouvez l'interroger.
Alors, tirant de sa poitrine de massives lunettes d'argent, le vieillard s'assit sur un tapis, à côté de l'émir-bahar; puis il y eut un très long silence. Un petit esclave venait d'entrer, portant une bougie de cire, qu'il remit au caïmacan: et, en la tenant d'une main, Edhem-Aga approchait de ses yeux quelques papiers où il lisait; après quoi, les rendant au kâteb, et haussant quelque peu la voix:
—Maître, reprit le caïmacan, qui se tourna vers le naufragé, bien que je croie à tes paroles et que je n'aie de toi nulle défiance, pourtant, tu connais le dicton: L'homme prudent lit la missive à rebours; ou bien encore: Comment les hommes pourront-ils savoir qui est dans la robe? C'est pourquoi veuille répéter, en présence de cette noble assemblée, ce que tu m'as raconté à moi seul. Dis-nous ton peuple, ton pays natal, et comment se nommait ton père. Dis-nous aussi quels sont les compagnons avec lesquels on t'a sauvé...
Le vieillard répondit, d'une voix faible:
—Je suis, Monseigneur, un sujet du Tsar; mon nom est Vassili Manès. Ceux que l'on a sauvés avec moi ne sont autres, sachez-le tous, que le grand-duc Floris de Russie, le cousin germain d'Alexandre II, et sa femme, la grande-duchesse Josine.
L'Arménien traduisit la réponse, de même qu'il avait traduit l'interrogation d'Edhem-Aga. Le caïmacan poursuivit:
—De telles vérités ne sauraient être trop confirmées. Maître, quoique, je le répète, ton récit n'éveille pas nos doutes, il est fâcheux pour vous et pour nous-mêmes que tu ne puisses nous en mieux convaincre, en produisant quelque preuve à l'appui.
—Vous le savez, répliqua Manès, la mer nous a jetés sur cette côte, nus et dépouillés. S'il était possible d'envoyer d'ici des dépêches au Caire d'Égypte, ou à quelque ville de l'Inde, ce que j'avance recevrait une prompte confirmation.
Le consul américain se leva:
—Hem! hem!... Cadwalader A. Cripps, dit-il en soulevant son chapeau, consul des grands États-Unis, dans cette partie reculée du monde...
Vassili Manès s'inclina.
—Je prends la parole, monsieur, pour réconforter votre cœur, continua M. Cripps avec l'accent de l'enthousiasme, pour ne pas vous laisser ignorer que vous avez à Djeddah, monsieur, un frère en civilisation... hem!... un représentant, monsieur, de la Minerve des nations, une abeille laborieuse de la grande ruche républicaine... Maintenant, vous parlez de dépêches, et vous exprimez le désir d'envoyer au Caire un télégramme. Ce mot et ce qu'il représente trouveront toujours un écho dans le cœur d'un enfant de l'Amérique. Il y a, aux États-Unis, comme le sait et nous l'envie le restant du globe civilisé, douze cent vingt-cinq mille kilomètres de fils télégraphiques, fils qui frémissent jour et nuit, sous l'action des messages sociaux et commerciaux, et dont la longueur est suffisante pour faire trente fois le tour de la terre. De pareilles ressources, ajouta l'orateur, ne sauraient, naturellement, être demandées à l'ancien monde. Pour Djeddah en particulier, bien que les géographes d'Europe s'appliquent à égarer les imaginations, en la dépeignant, ou peu s'en faut, comme une cité des Mille et une Nuits, un lieu d'échanges, un emporium considérable, je puis vous affirmer, monsieur, que pendant neuf mois de l'année, le commerce de ce port avec la Mecque peut être comparé aux trocs enfantins de deux mousses enfermés dans la cale, et qui échangeraient leurs jaquettes... Toutefois, de Suez, monsieur, et c'est ce que j'avais à vous dire, le fil électrique va jusqu'au Caire, et de là, par Souakim et la mer Rouge, rejoint à Aden le fil de Bombay. Or, le navire à vapeur Sulthan, de la compagnie Medjidié, fait demain escale à Djeddah, regagnant Suez, son port d'attache. Une dépêche confiée au capitaine, qui est de mes amis, monsieur, serait expédiée de Suez, avec pleine certitude.
—Je vous remercie, monsieur, dit Manès. Le banquier de Son Altesse, le baron Salomon Chus de Vienne, se trouve au Caire, en ce moment, et, aussitôt qu'il sera prévenu, s'empressera de nous faire tenir toutes les sommes nécessaires. De plus, à Bombay, justement, le Grand-Duc a loué un petit trois-mâts autrichien, le Coromandel, pour transporter en Dalmatie les collections et les curiosités qu'il a rassemblées durant son voyage: et comme le vaisseau, à ce que je crois, n'a pas encore levé l'ancre, je prescrirai au capitaine de s'arrêter, en passant, à Djeddah. Si vous me permettez, monsieur, d'user de votre obligeante entremise, ces deux dépêches seront chez vous demain matin.
—Je m'en chargerai, monsieur, avec le plus vif empressement, répondit M. Cripps en se rasseyant.
Il y eut de nouveau une pause. Les flammes immobiles des lampes éclairaient d'en bas les visages; la nuit était complètement tombée; et le silence, pendant quelques moments, fut si profond qu'on entendait, au loin, dans le Faubourg des pêcheurs, de vagues rumeurs de musique.
—Et maintenant, reprit le caïmacan, se tournant vers Vassili Manès, parle, seigneur: dis-nous, à ton tour, les circonstances de votre naufrage. Non que je veuille, avec de si cruels souvenirs, répandre le sel sur ta blessure. Mais nos yeux et nos oreilles, tu le sais, sont les yeux et les oreilles du sublime Padischah (la bénédiction de Dieu soit sur lui!). Il voit par nos yeux tout ce qui se passe dans son empire; il entend par nos oreilles toutes les nouvelles qui intéressent ses esclaves; et le récit où tu auras apposé ta signature et ton sceau sera envoyé à Istamboul, pour être porté à sa connaissance... Un mot encore. La maison où nous sommes appartient, comme je te l'ai dit, à notre seigneur et imâm le chérif Ghaleb, Abd-el-Kader, souverain et sultan de la ville sainte de la Mecque, à qui le riche Ahmed, récemment décédé, l'a laissée par donation pieuse, toute montée et garnie d'esclaves. Connaissant donc la présence à Djeddah du plus dévoué serviteur de ce noble Prince des fidèles—et Edhem-Aga se tourna vers le grand eunuque en robe jaune qui souriait derrière lui—je l'ai convié instamment de se rendre à notre assemblée, afin qu'il puisse faire part à l'honorée Présence de son maître des détails de votre naufrage, et témoigner que toi et le Grand-Duc, vous êtes tous deux pénétrés de cette vérité assurée: Il n'y a point d'autre Dieu que Dieu! et que notre illustre Prophète et son incomparable Livre sont connus et vénérés de vous.
Alors, Manès commença de parler, tandis que Sidi-Nazarian traduisait à mesure ses paroles et que le kâteb les écrivait. Les auditeurs, si maîtres qu'ils fussent d'eux-mêmes, pâlissaient à ce terrible récit, dont les horreurs, on s'en souvient, retentirent, peu de temps après, dans l'Europe entière.
Le Black-Swan, le yacht de Son Altesse, en quittant Bombay à la fin d'avril, avait fait route vers Suez et vers le port d'Alexandrie, dernière escale des longs voyages du Grand-Duc avant de regagner Sabioneira. Le début de la traversée avait été des plus heureux, bien que le navire fatigué n'eût pas sa marche ordinaire; mais trois jours après avoir franchi le détroit de Bab-el-Mandeb, le Black-Swan, chassé par la tempête et violemment jeté hors de sa route, avait touché, pendant la nuit, sur un récif. Au matin, précipitamment, on avait construit un radeau, car le canot et les embarcations avaient été brisés par les lames; le jour entier s'était écoulé en avis, en projets, en incertitudes; et, enfin, au soleil couchant, quand le yacht déjà s'engloutissait, les naufragés étaient descendus sur leur frêle machine de poutres. Outre le Grand-Duc et Josine, il s'y trouvait le capitaine, neuf mécaniciens ou chauffeurs, quinze matelots, des domestiques, une femme de la Grande-Duchesse, et Sander, le valet de Floris.
La nuit survint, obscure et brumeuse. Les naufragés avaient allumé un fanal au haut du mât, et, de leurs yeux sanglants, ils se considéraient, comme on se regarde, le soir, dans les chemins de la campagne, lorsque la lune se lève toute rouge. Le vent fraîchit; les vagues déferlaient; le lourd radeau, plongé dans la mer, frémissait et mugissait sous leurs pieds; et, entassés les uns contre les autres, ils tombaient, se heurtaient, s'entre-choquaient, au milieu des hurlements de la rafale.
L'aurore, en se levant, leur découvrit cinq ou six de leurs compagnons qui agonisaient, pris par les jambes entre les poutres et les charpentes du radeau; trois autres avaient été la proie des lames. La pesante masse allégée se releva quelque peu, bien que, sur l'avant et à l'arrière, on enfonçât encore jusqu'à la ceinture.
Tout ce jour et la nuit suivante, et la journée encore qui suivit, le radeau courut sur les flots. Alors, au coucher du soleil, de grands cris tout à coup s'élevèrent: «Un vaisseau! une voile! une voile!» et, dans leur délire de joie, ils s'embrassaient, riaient, larmoyaient, tendaient les bras vers le navire qui s'avançait majestueusement. Déjà l'on distinguait les hommes dans les hunes et sur le passavant, d'où ils considéraient les naufragés. Mais un commandement retentit: les matelots hissèrent de la toile; la cheminée cracha des tourbillons de fumée noire, et le steamer, barbarement, s'éloigna, abandonnant les misérables à leur sort.
Plusieurs s'évanouirent; d'autres parurent soudain pris de démence. En écumant, en grinçant des dents, ils blasphémaient Dieu et leur naissance, se roulaient, se mordaient les poings, ou bien éclataient d'un rire frénétique. Cette nuit-là, personne ne songea à hisser au mât le fanal, et le radeau flottait sur les vagues ténébreuses, que de larges éclairs, par moments, sillonnaient d'une lueur bleuâtre. Subitement, à l'un de ces éclairs, ainsi qu'à un signal attendu, une clameur épouvantable s'élève. Ils bondissent, frappent au hasard, brisent, tuent, précipitent à la mer, dans un vertige de destruction, le biscuit, le vin, les barils d'eau douce; quelques-uns s'y lancent eux-mêmes, tandis que d'autres, à plat ventre, tâchaient de scier avec leurs couteaux les amarrages du radeau. Floris, Manès, Sander, le capitaine et deux ou trois matelots restés fidèles, soutinrent contre ces forcenés, un combat sauvage et furieux, et qui dura la nuit entière, par reprises. Lorsque le soleil reparut, morts et vivants gisaient pêle-mêle. Ceux qui soulevaient leurs paupières croyaient sortir d'un rêve effrayant, et demandaient à leurs compagnons si ces sanglantes visions de tueries, de luttes, de massacres les avaient aussi tourmentés. Mais Floris se dressa, et, d'un coup d'œil, il aperçut les provisions disparues et le radeau, seul au milieu de la mer immense. Alors, sans prononcer une parole, fixement, il regarda Josine.
Des journées qui passèrent ensuite, Manès ne conservait qu'une impression vague et affreuse, telle qu'un cauchemar accablant. Le soleil éternel tombait sur eux à lourdes flammes, les aveuglant, leur élevant la peau en ampoules brûlantes qui crevaient; la mer dansait au loin, éblouissante: et accroupis au pied du mât, la face entre les genoux, leur torpeur était si profonde qu'ils ne souhaitaient plus même mourir. La faim leur tordait les entrailles; une soif ardente les dévorait. Ils se représentaient des cascades écumantes, d'immenses rivières au flot pur, des ruisseaux serpentant sur la neige. Plusieurs s'étaient jetés dans les flots; deux fois encore, on avait vu des voiles... Puis, des tempêtes, des combats, des scènes d'anthropophagie, jusqu'au moment où, dans le boutre arabe, Manès avait repris connaissance.
Des esclaves entrèrent à un signal que fit le caïmacan, les uns portant des lanternes allumées, et les autres des balais de palmier. Ils relevèrent les lampes placées sur le tapis, tandis que le cadi et les cheiks apposaient leur sceau, l'un après l'autre, au procès-verbal du kâteb. Les matelots, dans le fond de la salle, causaient bruyamment. M. Cadwalader A. Cripps vint à Manès, auprès de qui s'empressait le vieux hakim Abou'l Feradj, et prenant sa pose d'orateur:
—Monsieur Manès, dit-il, monsieur... Vous avez éprouvé des malheurs positivement surprenants; vous avez montré un grand courage. Bien que je porte ici, monsieur, la bannière étoilée d'un peuple libre et que mes sentiments soient aussi énergiques que ceux de n'importe qui au monde, je désire, monsieur, que vous veuilliez bien faire agréer mes respects au Grand-Duc, comme à un naufragé, monsieur, à un gentleman malheureux et éminemment aristocratique, car un ennemi généreux ne saurait lui refuser ce titre.
Le savant remercia M. Cripps, en ajoutant poliment que Son Altesse, s'étant mariée à New-York, serait particulièrement sensible à cet hommage.
—A New-York! exclama le consul, qui secoua les mains de Manès avec un redoublement d'enthousiasme. Mon cœur est embrasé, monsieur, mon esprit est confondu d'admiration pour la façon effroyablement patiente dont le Grand-Duc et cette jeune dame ont supporté leurs souffrances. A tous ceux qui exaltent encore le passé et s'appesantissent sur ses héros et héroïnes, en insinuant que notre siècle est moins héroïque que tel âge qui l'a précédé, nous pouvons répondre hardiment que, pour un seul véritable héros qui existait dans n'importe quel temps, nous en comptons cent aujourd'hui; et quant aux héroïnes, monsieur, c'est à peine si le monde en a connu jusqu'à ce jour. La femme n'était généralement pas assez développée pour pouvoir être héroïque, avant que la Démocratie l'eût formée... Ainsi, à Pittsburg, par exemple, continua l'Américain, pendant notre guerre civile, j'ai vu—le croirez-vous, monsieur?—j'ai vu nos filles de millionnaires se lever au milieu de la nuit pour servir à table, de leurs propres mains, les régiments de volontaires qui passaient. Aussi, quels cris, quels hourras de nos bleus, lorsque, le repas terminé, le colonel, debout, proposait trois salves d'applaudissements en l'honneur de ces jeunes dames! J'ai vu bien des foules enthousiastes; j'ai entendu des applaudissements répétés, mais je n'ai jamais rien entendu de pareil aux hourras sortis de la poitrine de ces vétérans bronzés... Oui, monsieur, poursuivit le consul qui s'échauffait de plus en plus au musical de ses paroles, j'étais intimement convaincu, il y a quinze ans, et je le suis encore aujourd'hui, qu'il s'est trouvé, à ce moment, plus de jeunes dames héroïques dans notre seule ville de Pittsburg, que le reste du monde entier n'en avait produit pendant des siècles... Allons, Edhem-Aga se retire... Bonsoir donc, monsieur... Courage! courage!
Au matin, avant l'ouverture du Bazar, il se présenta chez le Grand-Duc, de la part du caïmacan, des serviteurs qui portaient sur leurs têtes de vastes couffes et des jarres. Ce fut Manès qui les reçut dans la cour intérieure, entourée d'arcades à la mauresque et tout ombragée de palmiers. En déchargeant leurs corbeilles, ils étalèrent sur un petit tapis de cuir, des viandes, des pains ronds, des dattes, des coquillages, des melons d'eau, de beaux poissons roses et verts, et dans de hauts paniers de feuilles tressées, du miel blanc et du lait de chamelle. De plus, Edhem-Aga faisait tenir à Manès, pour les premiers besoins des naufragés, deux bourses de cinq cents talari chacune, dont le porteur, après avoir offert les salutations du caïmacan, dit qu'il était envoyé par M. Cripps et par Son Excellence, afin de servir d'interprète. C'était un Maltais, nommé Sapéto, de ces aventuriers bons à tout, pleins d'entregent et de ressources, qui pullulent en Orient.
Mais le hakim Abou'l Feradj parut sous l'une des galeries, et s'adressant à Manès en bon anglais, car il avait longtemps vécu dans l'Inde:
—Fils de mon oncle, lui dit-il, le grand-duc Floris est réveillé. Il se plaint et demande qu'on l'amène en plein air, pour calmer l'action brûlante de sa fièvre. J'ai commandé qu'on le portât ici.
—Bien! dit Manès... A-t-il encore le délire?
—Non, il est calme à présent. La raison lui est revenue.
—O vanité de la sagesse humaine! dit Manès. C'est moi, le plus débile et le plus vieux, qui ai le mieux résisté à ces souffrances... La mort a pris les jeunes têtes; elle a épargné un vieillard...
Le hakim répondit gravement:
—Personne ne saurait tuer celui que le Très-Haut ne tue pas. Quand Djezzar eut fait murer vifs les deux derviches du Khorassan, neuf jours après, en ôtant les pierres de la porte, on trouva le robuste mort, et le chétif respirait encore... D'ailleurs, le distique dit bien: Au fort, un mouton entier pour conserver ses forces; au faible, un grain de riz soutient la vie.
Il se tut, en détournant les yeux; et sur un lit de camp, très bas, jonché de tapis et de toisons teintes, et que portaient six nègres à petits pas, le grand-duc Floris apparut. Au milieu d'un large oreiller, on découvrait une tête humaine, ravagée et creusée de rides, et dont un profond cercle noir entourait les paupières fermées; le bras décharné pendait au rebord de la couche; et un anneau de pierreries, s'échappant des doigts amaigris, roula dans le sable de la cour. Sur un signe d'Abou'l Feradj, les porteurs déposèrent le lit, au-dessous d'un grand pavillon de toile violette, à fleurs peintes, attaché par les quatre coins aux troncs de quatre palmiers. Un vent chaud soufflait; le ciel, sans nuages, était d'un bleu terne et comme plombé.
—A boire, à boire! dit Floris, qui entr'ouvrit lentement les yeux... Ah! c'est vous, hakim...
—Comment se trouve Votre Altesse? dit Manès.
—Le seigneur Vassili vous parle, seigneur.
—Bien faible, Manès, bien faible... Ah! j'ai un feu dévorant dans le sein!... Oui certes, la vie me revient, puisque je sens de nouveau la souffrance... Souffrir, souffrir, souffrir! toujours souffrir!... Nous ne sommes nés que pour cela!
—Que lui avez-vous donné, hakim? fît Vassili à demi-voix. A-t-il pris quelque nourriture?
—Autant, répondit Abou'l Feradj, qu'en peuvent soutenir ses organes affaiblis. Peu d'aliments le porteront, et ce qui serait de surplus, lui, au contraire, le porterait.
—Patience, Monseigneur, dit Manès. Que Votre Altesse...
—Laissez ce nom, laissez ce nom!... Je ne suis qu'un homme souffrant, une pauvre chair fiévreuse et débile... Comment va la Grande-Duchesse? Ah! quel est ce bruit?
Des hurlements retentissaient, au fond de l'appartement des femmes; et tout à coup, plusieurs esclaves noires se précipitèrent sous la galerie. Elles la parcouraient rapidement, en levant les bras et poussant des cris, tandis que d'autres, affaissées contre terre, se labouraient la face de leurs ongles, se battaient le sein, déchiraient leurs longs vêtements bleus. Au même moment, on vit paraître sur les terrasses du logis, deux vieilles négresses courbées, qui soufflèrent les petites lampes qu'elles y avaient allumées, la veille, pour avertir les passants, selon l'usage, qu'un malade se trouvait en péril de mort. Manès et le hakim échangèrent un coup d'œil, dans le temps que l'apothicaire présentait à Floris une porcelaine d'eau de saule et de cardamome mélangés. Le Grand-Duc la vida d'un trait, et retombant sur son lit:
—Pourquoi ces femmes crient-elles ainsi?
—Nous ne savons, Monseigneur, reprit Manès.
—Allons, pensez-vous me cacher que la Grande-Duchesse est morte!... Pauvre Josine!... A l'âge de sa sœur... Morte, n'est-ce pas?... Vous vous taisez... Elle aurait dû mourir plus tôt, le jour même de notre naufrage!... Quel bourreau se complaît donc là-haut à prolonger l'agonie de ses victimes, et en leur montrant le salut, à les replonger dans la nuit?... Ah! nous sommes pour le destin ce que sont les papillons pour les enfants... Ils les torturent, puis les tuent!... Qu'on l'apporte! Je veux la revoir.
—Monseigneur, dit Manès...
—Non, non, ne craignez rien!... Le temps n'est plus où mon jeune cœur cessait de battre à un récit lugubre, où mes sens se glaçaient d'effroi pour le cri d'une souris... Je suis un homme, bon Manès. Le sang de mon frère Giano fume encore, et n'est pas assoupi sur ma main; les pâles spectres d'Isabelle et de ma sœur Tatiana n'ont pas cessé de hanter mes rêves... D'ailleurs, ne viens-je pas de voir, dans ce long voyage, assez de spectacles hideux, et le mal de toute la terre?... Je suis gorgé d'horreur, Manès; oui, j'ai perdu le goût de l'épouvante... La forme de ma femme ne m'effrayera point... Qu'on apporte ici la Grande-Duchesse!
Sapéto, debout près du Grand-Duc, transmit, d'un ton impérieux, l'ordre aux esclaves: et bientôt deux femmes parurent, portant dans une chaise étroite à montants de bois et à dossier haut, la Grande-Duchesse expirée. Elles posèrent en face de Floris le fauteuil funèbre, puis disparurent. Un silence solennel régnait. Le Grand-Duc, sans parler, contemplait Josine.
Sa face écorchée et livide, qui se renversait, les yeux entre-clos, penchait un peu sur son épaule; de profonds demi-cercles, à l'entour de ses narines, faisaient saillir son nez recourbé; ses paupières n'avaient plus de cils; ses dents jaunâtres, en s'écartant, découvraient une langue noire, toute pareille à un lambeau de cuir: et paisible, effrayant à voir, ce spectre se tenait immobile, ses mains osseuses allongées sur ses genoux.
—Pauvre Josine, répéta Floris. Elle aussi, oui! perdue par moi, entraînée par moi à sa ruine... Voilà donc comme nous naissons pour la destruction les uns des autres!... Morte! morte!... On dirait qu'elle dort... Ne se pourrait-il pas, Vassili, qu'elle ne fût qu'en léthargie?... Mais non! elle a fini sa tâche. Son lit, désormais, est dans les ténèbres. Elle ne verra plus la hideur du jour, ni l'immortel ennui du soleil!
Les esclaves, sous les galeries, écoutaient, bouche béante, les discours du maître nouveau; et d'autres, au rebord des terrasses, allongeaient leur tête curieuse. Le vent tiède s'était arrêté; les palmiers, dans l'air assoupi, déployaient leurs larges éventails. Floris continua, après un silence:
—Oui, c'est ainsi, c'est bien ainsi que devait se terminer notre voyage! O pauvre fou, qui t'enfonçais joyeusement dans les vapeurs d'or de l'Occident, comme sous un arc triomphal, par où l'on allait aux contrées heureuses, qu'as-tu vu, durant tes longues courses, sinon le Mal universel? Des peuples nouveaux, grossiers et barbares, d'antiques races en train de disparaître, phthisiques et rongées d'alcool, la lèpre aux îles Hawaï, les prostitutions de l'Océanie. Partout la ruse, la violence, la fraude, le vol, les supplices!... Puis, quand la mer, de vague en vague, nous eut portés au pays des merveilles, à la terre dont le nom seul est un prestige, dans l'Inde rouge et étincelante, les chemins en étaient bordés de fantômes hideux, exténués par la famine, et le vent qui soufflait de la jungle apportait l'odeur des corps pourris.—Ce n'est rien, Altesse! disait l'Anglais: la récolte de riz a manqué cette année... Et moi, moi comme les autres, je prenais peu de souci de ces maux, jusqu'au jour où tous les fléaux que nous avions vus séparés, Folie, Peste, Famine, Massacre, ont fondu ensemble, pour tenir leur cour, sur le radeau qui nous ballottait, et nous ont soudain accablés.
—Il est vrai! le monde entier souffre, dit Manès; et pourtant il s'attache âprement à la vie. C'est quand les choses sont au pire qu'elles commencent à s'améliorer... Reprenez courage, Monseigneur!
—C'est bien! c'est bien!... Qu'on ne me parle plus d'espérance!... Laisse tes consolations, Manès; ou, si tu veux m'entretenir, causons de la vieille tyrannie, de la force, de l'esclavage, du sang amer que boit la terre, des soupirs déchirants qui, d'un pôle à l'autre, troublent la sérénité de l'air... Oh! s'agiter, peiner, lutter, souffrir, toujours souffrir!... Jusqu'à ce que la chair défaille, jusqu'à ce que crève, dans les ténèbres, le frêle globule de vie que nous nous plaisons à nommer notre âme... Souffrir!... Aussi, faire souffrir! Telle est la vengeance de l'homme. Ce qu'un Dieu inconnu lui inflige, il veut l'infliger à son tour... Les petits sont grossiers et féroces; les grands, cruels et raffinés... Assez agi! assez agi, Manès! N'es-tu pas encore las des pas inutiles où tu as promené ta vie?... Viens, assieds-toi à terre, près de moi, et disons la sombre histoire de la débile Humanité, puisque ses fils, parmi tant de mers et tant de climats, viennent de passer devant nous: les uns, aussi rampants que la brute, d'autres écrasés de misère, d'autres torturés par la souffrance, d'autres marchepieds d'un maître insolent, les plus heureux, engloutis dans l'opium; tous, sous la faux de la Mort. Car l'immense roue torturante sur laquelle la Terre roule, et qui nous emporte à travers l'espace, ainsi que ses suppliciés, est couronnée de ce Crâne aux yeux vides qui guette et ricane, et trône là-haut, se raillant de nos espérances, nous accordant une haleine, un moment, pour jouer notre petite scène, soufflant à nos cœurs la vanité, l'égoïsme, la rancune, l'orgueil; puis, après s'être ainsi amusé, en finissant d'un seul coup, et abattant sur le sillon sa moisson d'hommes... Josine est morte. Elle est heureuse!... A quoi bon vivre?... Oui! à quoi bon s'attarder entre ciel et terre?
Il y eut une longue pause. Sur un geste d'Abou'l Feradj, deux femmes emportèrent le corps de Josine, en même temps que Manès demandait:
—Quels ordres donne Votre Altesse, pour la sépulture de la Grande-Duchesse?
—Quoi? Qu'y a-t-il?
—Permettez, Monseigneur... Si Votre Altesse a l'intention de rapporter un jour, en Dalmatie, la dépouille de la Grande-Duchesse, il serait urgent de l'embaumer, tout au moins à la manière orientale. On trouvera facilement à Djeddah du camphre et d'autres aromates.
—Oui, faites, faites! répondit Floris... Ah! qu'on retire le cœur à part, et qu'on le scelle dans un vase! Le cœur de Mme Maria-Pia et celui de Tatiana sont déposés aux Barnabites de Raguse... Pourquoi ces femmes crient-elles ainsi?
—C'est la coutume et la bienséance, Monseigneur, repartit le hakim. Mais je vais leur prescrire de se taire.
Alors, à son commandement, les esclaves se dispersèrent, et la cour fut vide tout à coup. Il n'y restait sous les hauts palmiers que deux jeunes Abyssines, qui balançaient, au-dessus du Grand-Duc, des chasse-mouches bariolés, tandis que, pour rafraîchir l'air, l'apothicaire d'Abou'l Feradj aspergeait le sable d'eau de rose. Une caille, dans une cage accrochée contre l'un des piliers, sautillait et jetait son cri. Manès, courbé sur un bâton, marchait à pas languissants, le long des galeries... Ensuite, une femme traversa la cour, accompagnée de Sapéto. Elle tenait à la main un disque de cuivre jaune, où quelque chose était gisant.
—Maître, dit le Maltais qui s'inclina en portant le poing à son front, voici le cœur de la kanoun, qu'on a retiré, selon ton ordre.
Floris se souleva vivement; ses sourcils remontèrent, et, les lèvres tremblantes:
—Oui! j'avais oublié la coutume d'Orient, que les esclaves offrent aux yeux du maître l'ouvrage qu'il a commandé... On m'aurait raconté cela, je ne l'aurais pas cru, pas voulu croire; je le vois, et mon âme se brise... O misère! Ne vais-je pas enfin, comme un fusil trop violemment chargé, éclater à force de souffrance?... Voilà donc ce cœur qui battait pour moi! Ici ont passé tous les flots de vie qui animaient cette créature... Où sont vos tendresses, maintenant, vos langueurs et l'enthousiasme dont les nobles actions vous gonflaient?... Quoi! aussi inerte qu'une pierre, aussi lourd qu'un morceau de plomb... Approche, viens plus près, bonne femme! Laisse-moi voir un cœur mis à nu... Ah! je puis vous scruter, à présent... Ha, ha, ha! Un cœur mis à nu!
Il poussa un éclat de rire déchirant, puis s'abattit à la renverse, évanoui.
Huit ou dix jours après, comme le Grand-Duc faisait le kief, après le bain, car il avait recouvré ses forces et se trouvait presque rétabli, Vassili Manès entra dans la pièce où se tenait Son Altesse, sorte de frais réduit voûté, et pavé de marbre blanc et noir.
—Un vrai miracle, Monseigneur! Ce que je vais vous annoncer passerait toute croyance, si je n'en avais la preuve en main... Jetez les yeux sur cette lettre, que le gouverneur vient de m'envoyer par un esclave, avec ses compliments.
—Eh bien! c'est de M. Chus, dit Floris, en se dressant et s'appuyant du coude parmi les coussins... La réponse à votre dépêche... Qu'y a-t-il là d'étonnant, Manès? L'Ismaïlia est donc enfin arrivé?
—De trois jours en retard, Monseigneur, avec de graves avaries à sa machine... Mais ce n'est rien de tout cela qui me surprend. Le prodige, c'est que M. Chus annonce ici qu'il va suivre sa lettre, ne se réservant que le temps de préparer sa femme à ce voyage, en sorte qu'ils sont tous deux, peut-être, déjà dans le port. Le retard de l'Ismaïlia a permis, en effet, au steamer dont le départ suivait le sien, de le rejoindre, à quelques heures près.
Floris se leva d'un bond, et violemment:
—Je ne veux pas le recevoir! s'écria-t-il. Je ne le verrai pas! Je veux être seul! Pourquoi vient-il m'importuner?... Suis-je à la chaîne, pour souffrir toutes vos tyrannies, Manès?... Qui vous forçait d'écrire à ce juif?
—Votre Altesse voudra bien se souvenir, répliqua Manès, qu'en partant de Bombay, nous avions rendez-vous en Égypte avec M. Chus, qui fait là son voyage de noces, longtemps différé. Il comptait présenter sa femme à Votre Altesse, et demander pour la baronne les bontés de la Grande-Duchesse.
—Mais pourquoi vient-il nous rejoindre? Que demande-t-il? Que me veut-il? Cet empressement est étrange.
—Sa lettre, repartit le savant, dit des merveilles là-dessus: qu'il vient à nous, puisqu'il nous faut renoncer à ce voyage au Caire; qu'il n'abandonnera jamais son bienfaiteur, dans de si douloureuses circonstances; qu'il a toujours senti pour Votre Altesse une grande tendresse de cœur... Oh! il faudrait n'avoir plus, Monseigneur, ni sève, ni foi, ni jeunesse, être un athée épouvantable, pour suspecter ce bon M. Chus; et, de fait, je n'ai pu découvrir le motif secret de son voyage. Le plus probable, Monseigneur, c'est qu'il se trouve en désaccord, pour quelque compte, avec le baron Mamula. Depuis votre séjour à Vienne, qui est le temps, je crois, où M. Chus est devenu votre banquier, des millions vous appartenant lui ont, en effet, passé par les mains, et c'est sans doute à ce sujet qu'il vient vous relancer jusqu'ici.
Le Grand-Duc ne répondit pas, et il marchait à pas rapides dans la chambre. Des rais d'un soleil jaunissant, en tombant par les trous ronds de la voûte, faisaient étinceler les carreaux de faïence à fleurs vertes dont les murailles étaient revêtues, et les minces lames d'étain qui cachaient leurs jointures.
—Soit! je le recevrai, dit Floris... Quelle femme a-t-il épousée?
—Oh! paraît-il, une merveille! La fille d'un pauvre comte romain, qui se mourait de faim, à Vienne; mais une beauté rare, et dont il est jaloux, m'écrivait Mamula, en furieux à la fois et en novice. Car sa «bedide Esther», vous rappelez-vous? l'innocente Esther, à qui vous vouliez, Monseigneur, «arracher le bain te la pouche», n'était rien qu'une enfant postiche, et destinée à vous apitoyer... M. Chus n'a jamais été marié, avant le jour où il a conduit dans son hôtel de la Ringstrasse la belle Faustina Dossi.
Sapéto entra précipitamment:
—Très noble maître, dit le Maltais, quelqu'un qui se donne pour un baron et un ami de Votre Seigneurie, vient de débarquer au port, accompagné de sa femme, la plus belle que j'aie jamais vue. Il s'informait de Votre Altesse auprès des officiers de la douane; et, aussitôt, j'ai couru en avant, pour vous faire part de cette arrivée.
—Eh bien! vous le voyez, Monseigneur, reprit Manès. Il n'est pas moins empressé qu'il n'a dit.
—C'est étrange! murmura Floris... Après tout, et quelle qu'en soit la cause, il s'est grandement dérangé... Venez, mon cher Manès.
LIVRE SECOND
Ce fut comme par ressouvenir et seulement au bout de quelques jours, que M. Chus proposa au Grand-Duc et à Manès de voir ses comptes. Il en étala les papiers, une après-midi qu'ils étaient tous trois dans un petit kiosque, situé au milieu du Jardin des femmes: et Manès les vérifia, tandis que Floris penchait le front, accablé par une tristesse soudaine. En face de lui, M. Chus, le bras entouré des tuyaux de maroquin rouge de son narghileh, fumait, assis nonchalamment sur des carreaux. Son nez courbé, les épis blancs qui se mêlaient parmi sa barbe épaisse, ses lourdes paupières tombantes, avaient prononcé et vieilli sa physionomie sournoise. Des diamants lui chargeaient les doigts; sur son crâne chauve, saillaient de grosses loupes brunâtres. Cependant, le soleil déclinait à l'horizon. Les sycomores et les palmiers allongeaient des ombres démesurées à travers le jardin solitaire; des hirondelles, qui avaient maçonné leur nid sous le kiosque, y entraient et en sortaient d'un coup d'aile, en jetant leur cri bref et joyeux. Au plafond étaient peintes des fleurs qui débordaient de corbeilles dorées et paraissaient prêtes à tomber.
—Tout est parfaitement en règle, dit Manès, dont l'accent, malgré lui, trahit la surprise... Quinze millions sept cent quatre-vingt-dix mille francs... C'est bien cela.
Le baron Chus retira de ses lèvres son bouquin d'ambre:
—Une pagatelle! dit-il. Pour tes chens comme nous, Monseigneur, c'est une simple pagatelle... Si tonc che suis heureux, Monseigneur, te mes rapports t'affaires afec Fotre Altesse, c'est surtout parce qu'elle a pu foir à New-York, à Shanghaï, à Nangasaki, à Pompay combien le nom et le papier tu paron Chus ont te crétit.
—Il ne reste donc plus, monsieur Chus, reprit Manès, qu'à fixer votre légitime profit pour les peines que vous avez prises.
—Pah! pah! dit Chus. Passons l'éponche... Ne parlons pas te ça, Monseigneur!
—Assurément, repartit Manès, le Grand-Duc ne souffrira pas que vous ne gagniez pas sur lui ce qu'il est d'usage que vous gagniez. De plus, il faut compter aussi l'intérêt des sommes considérables envoyées plusieurs fois à Son Altesse, en avance sur nos versements.
M. Chus agita la main droite, comme s'il repoussait les présents de quelque fastueux satrape:
—Non, non, non, dit-il, n'en parlons plus! Il fautra mieux n'en plus parler!... Fous ne me connaissez pas, Monseigneur... Che ne suis pas intéressé, che suis le plus tésintéressé tes hommes!... C'est un malheur pour moi, continua-t-il avec un accent mélancolique, que t'être né à une époque t'affaires et te calculs comme est la nôtre, et te ne poufoir me soustraire aux tefoirs qui me sont imposés par mon nom et par ma crante fortune... Che suis un enfant te la nature... Ch'étais fait pour fifre en ces temps heureux, où les hommes comptaient sur leurs toigts, à l'ompre tes palmiers, aux chours te l'âge t'or, afec la Chustice et la Ponne Foi... Aussi, tès que ch'ai pu achir ainsi que che le souhaitais, ch'ai opéi à mes penchants, ch'ai méprisé les confentions et les richesses... Quoique l'on tise que les rois n'épousent plus auchourt'hui les perchères, ch'ai pourtant, fous le safez peut-être, pris sans tot la paronne Chus.
—Que la baronne, dit Manès, vous doive le bonheur de sa vie, rien de plus naturel, monsieur Chus. Mais Son Altesse, qui n'a pas les mêmes raisons pour accepter vos générosités, tient à vous payer ce qui vous est dû.
—Oh! Père Éternel! s'écria Chus. Foilà pien comme sont les chrétiens. Che foutrais en oplicher un, me contuire afec lui en chentilhomme,—puisque che fais partie maintenant te l'aristocratie te l'Europe,—afoir son affection comme il a la mienne, et n'y pas mêler te files questions t'escompte et t'archent... Mais on se tit: C'est un panquier, c'est un chuif, c'est un chuif afite! Et au risque te l'outracher tans ses sentiments les plus chers, on continue te lui parler te récompense. On foule aux pieds sa sensipilité, la télicatesse te son âme!... Che ne suis pas un homme ortinaire, cela se peut, mais ch'ai pourtant un cœur, monsieur Manès! Ch'ai complé te pienfaits, monsieur, la famille te la paronne; ch'ai fait entrer tans mes pureaux son frère, le comte Tossi... Oui! pour teux cents florins par mois, ce qu'il a la ponté te troufer chénéreux, le comte Tossi tient mes lifres... Et cependant, telle est à notre égard l'incratitute tes chrétiens que, s'il poufait se faire, par un miracle, que le cartinal Paolo Tossi, qui eut tes foix pour être pape, refînt au monte, afec la puissance qu'il afait chatis, il me ferait prûler tout fif, enfeloppé t'un san penito, pour la hartiesse que ch'ai eue t'empêcher te mourir te faim ses arrière-petits-nefeux.
Le Grand-Duc, à son tour, prit la parole, et d'une voix impérieuse:
—Bien. C'est assez, monsieur Chus. Il me sied de donner, non de recevoir.
—Allons, allons, allons, marmotta le financier, comme vaincu. Fous auriez pien pu, cepentant, accepter cela te moi, Monseigneur... Nous afons commencé ensemple; nous sommes tes amis tes fieux chours. Mais che ne prétends pas offenser Fotre Altesse, et c'est à moi te me soumettre... Puisque fous l'ortonnez, enfin, che me résignerai, Monseigneur.
—Veuillez donc fixer, dit Manès, la somme qui vous est due.
—Oh! pas t'archent! pas t'archent! pas t'archent! exclama M. Chus avec véhémence. Si mes serfices fous agréent, si fous foulez me témoigner, Monseigneur, fotre ponne estime, faites-moi un petit présent... Oui, tonnez-moi quelque part un chartin, une masure, un pout te champ, comme cache te fotre amitié, et afin que che puisse tire: Le paron Salomon Chus, te Fienne, tient cette terre en ton te Son Altesse le crand-tuc Floris te Russie.
—Volontiers, monsieur Chus, dit Floris. Que lui donnerai-je, Vassili?
—Pah! un rien! une taupinière, une taupinière, répliqua le juif... Tes saples ou pien tes rochers... Une terre sans refenus... Non, non, non, pas t'archent entre nous!... Mais che ferai richement encatrer la tonation, Monseigneur, et che la mettrai tans mon capinet, comme un soufenir te Fotre Altesse... Et tenez, si ch'ai ponne mémoire, ne m'afez-fous pas tit, chatis, que fous possétiez au Caucase, en Chéorchie, tans ces pays-là, quelques ferstes te terre stérile?... Che ne sais même pas, Tieu me partonne! si ce n'est pas en Arménie, aux apords tu mont Ararat, où s'arrêta l'Arche... Ha, ha, ha!... Le paron Chus, propriétaire tu mont Ararat!
—M. Chus veut parler sans doute, reprit Manès, de votre terre d'Isgaour... Mais c'est un bien immense, Monseigneur, quoique, à vrai dire, il ne rapporte rien... Allons, pour un instant, cher baron, laissez là vos subtilités et vos ruses, et dites-nous sincèrement ce qui vous fait désirer ce domaine.
—Ah! Seigneur Tieu! se récria Chus, fous suspectez touchours les autres, monsieur Manès... Répontez-moi, répontez-moi, che fous prie. Quel intérêt puis-che afoir à posséter cette terre? Est-ce que Son Altesse le crand-tuc Fétor a chamais réussi à la fentre, quand il foulait faire te l'archent?... Est-ce qu'elle a chamais rapporté un kopeck au crand-tuc Floris?... C'est pour fous opéir, Monseigneur, que ch'ai nommé ce tomaine au hasard. Mais, puisque che suis méconnu, che n'en feux pas, che le refuse... Non, non, cent fois non! ne me tonnez rien!... Che suis las te foir mon pon cœur et mon tésintéressement flétris par tes soupçons outrachants!
—Assez! dit Floris en se levant. C'est bien... Vous aurez cette terre... Ah! demain, ne l'oubliez pas, nous réclamons de vous, monsieur, ainsi que de Mme la baronne Chus, votre compagnie pendant quelques heures. Nous irons visiter, en rade, le trois-mâts le Coromandel, qui est arrivé ce matin. J'ai invité le gouverneur, le caïmacan, le consul des États-Unis, tous ceux, enfin, qui m'ont secouru dans ma détresse.
—Che n'aurai garte t'y manquer, Monseigneur, répondit M. Chus, qui marchait sous les palmiers près de Floris. Fous afez là, tit-on, tes merfeilles... A chaque pas, à chaque coup t'œil, naîtra quelque surprise noufelle... Allons, ponne nuit, Monseigneur.
—Une bonne nuit, monsieur Chus.
Et laissant le juif dans le jardin, à la porte de ses appartements, car il était l'hôte du Grand-Duc, Vassili Manès et Floris prirent un corridor voûté. Le crépuscule était tombé; un esclave noir, devant eux, portait une lanterne allumée; chaque fois qu'ils levaient la tête, ils apercevaient les étoiles par quelque œil-de-bœuf de la voûte. Puis ils se trouvèrent à l'air libre, sous une galerie de la cour des Palmiers. On distinguait confusément, de l'autre côté de la cour, sous la galerie parallèle, trois ou quatre hommes qui gesticulaient, en causant ensemble bruyamment.
Soudain, Manès se retourna au bruit d'un pas qui le suivait:
—Qu'y a-t-il?... Ah! c'est toi, Sapéto. Qui sont donc ces hommes?
—Des matelots, seigneur, dit le Maltais. Voici des lettres qu'ils apportent: celle-là pour Son Altesse, celle-ci pour vous.
—Ah! c'est juste! s'écria Vassili. Je ne sais comment j'ai oublié d'en faire part à Votre Altesse. Le capitaine du Coromandel s'est chargé pour vous, à Bombay, d'une lettre arrivée huit jours après votre départ. Il m'en avait prévenu ce matin, et me l'envoie avec ce billet.
—Bien! qu'on récompense les matelots!... C'est de Mamula, reprit Floris, tandis qu'après un salut jusqu'à terre, l'interprète disparaissait... Oh! ce seront encore des comptes, d'interminables additions! Le digne baron nous envoie, à travers toutes les mers du globe, le détail des œufs de nos fermiers... Ouvre cette lettre, Manès... Tu me diras ce qui en vaut la peine...
Alors, l'esclave, en haussant sa lanterne, écarta une tapisserie, et le Grand-Duc, avec Manès, pénétra dans une chambre vide, aux murs nus, et carrelée de briques. Un vase de cristal, plein d'huile, tombant du plafond à l'extrémité d'une longue verge de cuivre, y répandait sa lueur vacillante. Au fond de la chambre, on apercevait, posée sur deux tréteaux assez bas, une sorte de caisse oblongue. Le Grand-Duc eut un geste de surprise. Il pâlit, puis, en s'approchant, il la considéra fixement... Avec ses lourdes parois d'ébène, avec les grisâtres feuilles de plomb dont il était doublé intérieurement, le cercueil, tranquille et béant, paraissait à Floris aussi sourd, impénétrable et solennel que le mystère de mort même qu'il allait bientôt recéler. A quelques pas plus loin, le couvercle était dressé contre la muraille.
—Trop petit, trop petit! murmura Floris... Oh! pourquoi n'ai-je pas prescrit aux ouvriers qui y travaillaient depuis si longtemps, de m'y faire ma place aussi?... Sera-ce moi qui te rapporterai à Sabioneira, pauvre Josine?... Ou ne vais-je pas usurper ta bière et m'y coucher au lieu de toi?
M. Manès reploya la lettre qu'il avait lue tout debout sous la lampe, et avec un ricanement:
—Eh bien! nous savons maintenant pourquoi M. Chus est arrivé à Djeddah en si grande hâte, abandonnant les intérêts qu'il a au Caire dans la faillite Rice et Howel... Oui, Monseigneur, et je pourrais vous dire aussi pourquoi il ne voulait de vous qu'une taupinière, une taupinière!
—Pourquoi?... Que m'écrit donc Mamula? demanda Floris.
—Des nouvelles inattendues, des nouvelles d'or, Monseigneur, et qui arrivent à point nommé pour confondre notre homme. On a découvert à Isgaour, à deux milles de la mer Noire, à Isgaour, dans ce domaine que demandait précisément M. Chus, des sources de pétrole inépuisables... Une fortune, une fortune immense, Monseigneur!... Ha, ha, ha! Pas t'archent, pas t'archent entre nous!... Seulement, pour l'amour de Dieu, faites l'aumône à ce pauvre juif d'un ou de deux millions par an!... Au premier bruit de la découverte, le baron Mamula a pris sur lui d'envoyer là-bas un ingénieur, dont le rapport a confirmé les vagues rumeurs qui couraient... Comment M. Chus l'a-t-il su?... Attendez!... N'est-il pas à la tête d'une assez louche Société des pétroles d'Iméréthie?... Quoi qu'il en soit, si jamais homme a été pris le larcin à la main, comme on dit, c'est bien lui! Ha, ha! Tes saples, tes rochers!... Vous trouverez, Monseigneur, tous les détails de la découverte, avec le calcul approximatif des dépenses et des recettes, dans la lettre du baron Mamula.
—Se peut-il que tout soit mensonge? dit le Grand-Duc. Oh! y a-t-il un seul homme droit?... Le fourbe, fourbe scélérat, souriant et mielleux scélérat!... Comme il masquait sa vilenie en désintéressement, en noblesse d'âme!... J'ai été sa dupe, Vassili.
—Ma foi! je l'étais presque aussi, dit le vieillard.
—Et cela pour un gain sordide! continua Floris en rêvant. Pour quelques pièces de cet or abject, Dieu visible du genre humain... Mentir ainsi! Se dégrader! S'avilir!... Un homme déjà riche à millions!... Ah! qu'y a-t-il donc, dans cet or maudit, qui enchante à ce point les hommes? Quel tentateur, quel démon y est caché?... Oui! un démon, assurément! Car aucun mobile, purement humain, ne suffirait à rendre raison de l'infamie de ce Chus, par exemple. Il y a là une suggestion, une fascination diabolique... Tout par l'or! ha, ha, ha!... Tout pour l'or! Que ne ferait-il pas pour de l'or?... Oh! il eût arraché l'oreiller de dessous la tête de son père!... Pour de l'or, il vendrait sa patrie, si M. Chus avait une patrie!... Il vendrait son Dieu... son enfant!... Il vendrait sa femme, Manès... Il nous prostituerait sa femme!... Par le ciel! je veux l'essayer... Oui, je ferai cette épreuve!
—Bien! c'est facile, Monseigneur.
—Oh! vois-tu, je n'ai pas un mépris assez large pour tout ce qui respire sous le soleil... Mes lèvres, comme à un enfant, sont tièdes encore du lait de la tendresse humaine... Je ferai cette épreuve, Manès... Oui! pour pouvoir cracher ensuite mon dégoût à la face de l'homme... Tout est à vendre!... Tout, tout, tout! Juges, prêtres, magistrats, sénateurs! Les lois civiles et les canons religieux! L'honneur des femmes et l'innocence des vierges!... Je te dis qu'il la prostituera!... Il me l'amènera lui-même, tu verras... Oh! l'ignoble foule des hommes!... Et moi, moi qui déclame ici, moi qui récrimine si haut, n'ai-je pas commis des actions telles?... Oh! j'ai horreur d'être homme, Vassili... Il me l'amènera, te dis-je!
—Il est jaloux d'elle pourtant, reprit le savant en ricanant. Oui, ce serait un juste châtiment à lui infliger, Monseigneur... Le mettre, par exemple, aux prises avec l'avarice et la honte, la jalousie et la cupidité, et considérer le combat... Quand je pense comme il nous dupait!... Je veux l'attraper, à mon tour, par la fable la plus saugrenue... Ha, ha, ha! c'est dit, Monseigneur... Je me fais, pour une heure ou deux, votre Mercure, votre entremetteur!
Les quais étaient couverts de peuple, quand, le lendemain, à la marée haute, le Grand-Duc et ses compagnons s'embarquèrent dans le caïque du Pacha. Ils traversèrent le petit port, plein de débris de fruits et d'immondices, puis, rasant à sa pointe orientale le récif pierreux de Dakra, nagèrent vers le Coromandel, dont on apercevait, au fond de la rade, les mâts et les cordages pavoisés. Par moments, de lourdes allèges, débordantes de marchandises, croisaient l'embarcation de gala; du bord de leurs barques immobiles, des pêcheurs guettaient les bancs de poissons. A l'instant où le Grand-Duc l'aborda, le vaisseau tira sa caronade, qui fut aussitôt répondue par quatre ou cinq canons rouillés, en batterie devant le château. Les boulets dont ils étaient chargés, en frisant l'eau, rebondissaient de vague en vague, aux acclamations de la multitude.
Mais un grand bruit monta de l'entrepont, et des femmes indiennes apparurent, aux marches du capot d'échelle, que l'on avait tendu de pavois rouges. Petites et jaunes comme l'or, elles étaient, des hanches aux chevilles, serrées dans des pagnes d'écarlate; un anneau avec un rubis pendait de leur narine percée; des aiguilles d'argent, derrière leur tête, imitaient les rayons d'un soleil: et toutes chargées de guirlandes, de bracelets, de colliers, elles se pressaient autour du maître, lui saisissant les mains, lui embrassant les pieds et les genoux.
—Oui, je vous reconnais, dit Floris... Et toi aussi... Et toi... Et toi... Votre maîtresse vous aimait... Ah! ce n'est pas ainsi, ce n'est pas à Djeddah que j'avais compté vous revoir!
—Qui sont ces femmes? demanda la baronne Chus, à voix basse.
Grande et svelte, debout près de M. Cripps, elle agitait, nonchalamment, un massif éventail de plumes blanches, dont Kiamil-Pacha, en soufflant dans son uniforme chamarré d'or, car il était d'une grosseur énorme, suivait des yeux chaque battement.
—Des esclaves, répondit Manès, des femmes esclaves dont Pertap-Singh avait fait présent à la Grande-Duchesse.
—Vous vous étiez attachées à ma fortune, ajouta Floris... J'avais cru que nous pourrions vivre tous ensemble à Sabioneira... C'est bien! Vous descendrez à terre, et je vous renverrai dans l'Inde, par le premier navire qui passera.
—Fotre Altesse ne retourne tonc pas en Talmatie? dit curieusement M. Chus.
—Non, je me suis déterminé pour une autre voie, repartit le Grand-Duc. Mes yeux sont las de ce soleil... Je m'en vais dans une île de brumes, dans un pays froid et ténébreux... C'est pour prendre congé de vous que j'ai sollicité votre présence ici... La coutume de l'Orient veut d'ailleurs que les étrangers marquent, par quelque don, leur reconnaissance des secours et de la protection qu'on leur accorde, et sitôt que les circonstances l'ont permis, j'ai tenu à payer ma dette... Mais c'est trop discourir... Messieurs, si vous voulez me suivre!
Tous, faisant cortège à Son Altesse, s'avancèrent le long du passavant, jusque vers le milieu du navire. Alors, le vaste rideau de nattes qui cachait le gaillard d'arrière, tomba tout d'un coup: et, au-dessous des aigles noires flottant au vent parmi les cordages, un spectacle magnifique apparut. Des armes, des meubles, des coffres, de lourdes pièces d'orfèvrerie, formaient sur le tillac, recouvert d'un immense tapis indien, un pompeux amas de richesses: grandes aiguières d'or de Perse, émaux de Chine et du Japon, étoffes et brocarts d'or empilés, des cuivres, des statues d'albâtre, des peintures encadrées de lames de miroir, des vaisselles d'or et de vermeil. Deux gazelles, de poil tout blanc, à longues cornes striées et aussi droites qu'une flèche, étaient couchées au devant du tapis, les pattes liées sous le ventre, tandis que, tout autour, des serviteurs indiens tenaient au bout de chaînes d'acier, huit guépards, encapuchonnés de cuir bleu, entravés, et chacun étendu sur une pièce d'écarlate. Par derrière, de beaux chevaux, couverts de housses de brocart d'or, secouaient orgueilleusement, en se cabrant, de hauts panaches de plumes blanches; et quand Floris parut, trois éléphants énormes, qui occupaient une sorte d'estrade pratiquée au demi-rond de la poupe, le saluèrent en ployant les genoux. Des cercles d'or leur battaient aux pieds; un frontal d'orfèvrerie d'or, d'où retombaient des queues de yak, chargeait leur front que surmontait un soleil d'or, à rais étincelants; des dessins de vert et de rouge tatouaient leurs trompes, levées en l'air; et, sur leurs défenses tronquées, se dressaient deux touffes de plumes, incarnates et blanches, montées d'un pied d'or. Ainsi, les trois animaux gigantesques demeuraient agenouillés sous leurs caparaçons, au milieu des rumeurs de surprise.
—Debout! debout! Qu'ils se relèvent! dit Floris. Ne doit-il pas suffire à l'homme d'offrir lui-même ces hommages d'une vénération simulée? Fera-t-il mentir jusqu'aux animaux?... C'est bien... Messieurs, laissez-moi, maintenant, vous distribuer quelques faibles marques de ma sincère reconnaissance... Mon seul regret, c'est qu'on n'ait pu retrouver à Djeddah le vieux réis qui nous a recueillis, quand nous flottions sur ce radeau... Émir-bahar, recevez ce bijou, en souvenir de notre rencontre... M. Cripps ramasse des curiosités. Voici du vrai drap d'or indien, des cuivres, des bouteilles de Perse, en forme de bêtes et d'oiseaux... Sage hakim, ces livres, écrits dans toutes les langues de l'Orient, ont été réservés pour vous...
Abou'l Feradj salua le Grand-Duc.
—A vous, seigneur caïmacan, ces armures, ces cottes de mailles, ces harnais, ces sabres anciens... Que Son Excellence Kiamil-Pacha accepte pour lui ces chevaux!... Qu'il veuille bien aussi se charger d'envoyer à Sa Hautesse le Sultan, en reconnaissance du bon accueil que j'ai reçu, il y a quatre ans, de Sa Majesté, à Constantinople, ces éléphants qui m'ont été donnés par le maharana Pertap-Singh... Et vous, madame, poursuivit le Grand-Duc, en s'inclinant devant Faustina, puisse ce collier, si M. Chus veut bien permettre que je vous l'offre, vous rappeler parfois, le souvenir du grand-duc Floris de Russie. Acceptez-le et portez-le!... Prenez le reste aussi, nobles seigneurs! Prenez tout! Partagez-vous tout!... Que ferai-je de ces richesses?... Oui! qu'on décharge le navire, et que l'on vende ce qu'il contient! Je me réserve uniquement, de la cargaison tout entière, le petit Bouddha de terre cuite que m'a donné, à Colombo, le grand prêtre Sumangala.
—Son Altesse est plus généreuse que le fameux Hatim-Thaï! s'écria le caïmacan.
—Un peau présent! dit M. Chus. C'est trop, c'est trop, Monseigneur, c'est trop!
—Bah! croyez-vous? reprit Floris amèrement... Ah! je pourrais distribuer, maintenant, tout l'or et les trésors de la terre, toutes les perles de la mer, sans me trouver appauvri. C'est le jour où j'ai dû céder à la mort ma sœur, ma mère, Isabelle, Josine, c'est ce jour-là que j'ai perdu mes richesses... Prenez tout, prenez tout, vous dis-je! Je suis un chêne dépouillé et dont les feuilles tombent au vent d'hiver... Mais quoi!... Vous voilà tout saisis! Vous avez changé de couleur... O Dieu! Dieu! c'est donc là ce qu'il faut, pour amener quelque émotion sur la vieille face de l'homme! Ce visage, dont il a fait l'impassible masque de son cœur, ne s'enflamme ou ne pâlit plus que sous de telles influences... Qui s'étonne aux grandes actions? Qui paraît encore touché de l'héroïsme et de la magnanimité?... Mais qu'il vienne à être question du plus pauvre gain, d'un profit sordide, que résonne ce mot magique: de l'or! alors, la passion saute et rayonne à la face, et l'on voit s'animer soudain ces fantômes automates... O Seigneur! sont-ce là les hommes que vous avez créés à votre image?... Ceux-ci m'ont secouru, pourtant. Auraient-ils secouru de même, un misérable, un pauvre mendiant?... Bien, bien! Question inutile!... Ne scrutons pas! ne scrutons pas!
Il se tut, et pendant un moment, tous se tinrent en silence, étonnés, et se regardant les uns les autres. Le soleil, tel qu'un bouclier d'or, se couchait derrière le vaisseau; l'eau calme était si limpide qu'on en apercevait le fond, tapissé de plantes fibreuses et de grosses touffes de corail blanc. A l'horizon, apparaissaient sept ou huit navires à l'ancre, tout noirs dans la vapeur lumineuse; et la ville se déployait, le long du rivage, avec ses quais, ses minarets, ses cubes de maisons éblouissantes. Mais Floris releva le front, et sortant de sa rêverie:
—Ah! voilà le caïque avancé... Eh bien! allons, partons, messieurs... Donne-moi ta main, capitaine. Quand tu retourneras à Trieste, si tu passes devant Sabioneira, salue pour moi mon palais vide... Je ne le reverrai jamais!... Allons, partons... Messieurs, si mes paroles vous ont semblé peut-être égarées, veuillez, je vous prie, n'en pas tenir compte... Je n'avais aucune intention de vous offenser, non! pas la moindre... Mais lorsqu'un homme a éprouvé des désastres tels que les miens, qu'il a perdu... Allons, partons!
La nuit était complètement tombée, quand M. Chus et la baronne, prenant congé du Grand-Duc, regagnèrent leur appartement. Une femme de chambre qui survint les introduisit à tâtons, puis se mit à chercher un flambeau par la salle ténébreuse, tandis que sa maîtresse, indolemment, en battant l'air de son large éventail, s'allongeait sur un canapé de rotin des Indes. M. Chus, cependant, marchait d'un bout à l'autre de la salle, et s'étant heurté contre un tabouret, il le jeta à dix pas, avec fureur. La suivante, alors, se hâta d'allumer deux ou trois bouts de bougie; et, sitôt qu'elle eut disparu, le juif s'arrêtant devant Faustina, qu'il saisit violemment au poignet:
—Tes cateaux! Mort te ma fie! s'écria-t-il... Allez-fous recefoir tes cateaux, en ma présence!... Tonnez-moi ce collier, allons!... Croyez-fous que che n'ai pas fu fotre manèche, les mines que fous faisiez au Crand-Tuc, fos sourires aux uns et aux autres, tantôt à ce long M. Cripps, avec sa parpiche et son teint te prique, tantôt au gouferneur, Kiamil-Pacha!... Ce fieux lipertin fous clignait tes yeux, ainsi qu'un satyre, et fous pafartiez, fous pirouettiez, fous minautiez, à coups d'éfentail... Foyons! êtes-fous éprise te sa parpe noire, ou te sa carrure t'hippopotame, ou tes gros yeux qui lui chaillissent te la tête?... En ce cas, fous pourrez le foir, car il fientra temain, certainement, faire une fisite au Crand-Tuc... Mais ch'y pense. Fous aimeriez mieux fisiter son harem, sans toute!... Eh pien! fous le fisiterez... Fous le ferrez! Fous le ferrez! Et les eunuques en fermeront ensuite les portes sur fous!... N'oupliez pas, pour cette fisite, te fous mettre au cou le collier que fous fenez te recefoir, et t'échancrer fotre rope, un peu plus!... Moi, che porterai haut mes cornes, et ch'aurai pour consolation te carter fotre tot, n'est-il pas frai?... Ah! vous m'afez tonc cru un mari téponnaire, un te vos chrétiens afilis!... Allons, tonnez-moi ce collier!
—Le voici, monsieur, dit Faustina... Mais, au nom du ciel, calmez-vous!
Il avait happé l'écrin d'une main avide, et il l'ouvrit, sous la clarté immobile d'une bougie. L'éclat bleuâtre des diamants s'en échappa, en longs rayons. La narine toute dilatée d'aise, M. Chus les considérait, en se passant les doigts dans la barbe.
—Allons, allons, allons, murmura-t-il, cette chournée n'est pas pertue!... Te peaux tiamants!... Te peaux tiamants!... Ce sont t'anciens tiamants te Golconte... Che m'en fais les mettre sous clef... Les autres, matame, les autres!
—Voici l'écrin des bracelets, dit la baronne... Ils sont également fort beaux.
—Oui! c'est frai!... Che remercie Tieu. Fort peaux, également fort peaux!... Il y en a pien là, Faustina, pour plus te cent mille francs!... Ha, ha, ha, ha! Le fou protigue!... Oui, oui, pour plus te cent mille francs!... Che pèserai temain les pierres... Y a-t-il tes palances ici?
—Je ne sais, repartit Faustina. Mais avez-vous remarqué les joyaux qui pendaient au col des chevaux, que Son Altesse a donnés au gouverneur?
—Malheur à lui! glapit le juif... Tu me tortures, créature!... On tefrait, on tefrait enfermer les fous protigues, comme ce Crand-Tuc!... Il y afait pien pour teux millions te marchantises tans ce nafire, et il les apantonne à ces Turcs, à tes inconnus, aux premiers fenus!... Moi seul, moi seul, che n'ai rien eu, moi qui l'ai reconnu, retroufé, moi qui ai exposé mes chours, plus te cent fois peut-être, pour le saufer!... Ah! l'on ne rencontre tans ce monte que perfitie et qu'incratitute!... Allons, tonnez-moi le reste, matame, les autres, les autres, les autres!
—Mais, monsieur, c'est là tout ce que j'ai reçu, vous le savez bien, dit Faustina.
—Quelle honte! exclama M. Chus. Quoi! si peu, si peu, si peu!... Est-ce frai? Ne me trompez-fous pas?... A la femme te son saufeur!... Ah! ch'en rouchis pour lui, en férité... Écoutez-moi pien, maintenant! Puisque fous apusez ainsi te la liperté que che fous laisse, che forcerai ma ponne nature, et moi-même che feillerai sur mon honneur, que compromet fotre léchèreté. T'apord, fous ne sortirez plus. Fous n'irez plus exhiper par les rues fos charmes à fos atorateurs. Mais chusqu'au chour te notre tépart, qui ne saurait être éloigné, fous fous tientrez ici, au fond te cet appartement, et quand fous foutrez prentre l'air, ce sera le matin, tans le chartin tésert, afant que Monseigneur soit lefé... Ententez-fous! Te crand matin!... Ah! les Orientaux ont pien connu les femmes. Eux seuls sont saches! Eux seuls fous traitent comme vous le méritez!... On frappe... Allez-fous-en! Rentrez! Prenez garte qu'on ne fous foie!... Si fous tépassez ce couloir, si che fous surprends à regarter fers la maison te Monseigneur... Si tu y regartes, créature! C'est pon! Fite, fite, rentrez!... Eh pien, qu'est-ce? qui est là? demanda-t-il à un serviteur qui parut.
—Le seigneur Manès, répondit cet homme.
—Introtuis-le!... Qu'il entre! qu'il entre!... La tonation sera signée, murmura Chus en faisant disparaître les écrins au fond de ses poches... Foilà enfin une heureuse noufelle, une chance qui fient pien à point me tétommacher te ma perte... Mon cher monsieur Manès, ponsoir!
Et prestement, tandis que le savant, sur le seuil, lui répondait d'un air affable, M. Chus débarrassa un siège des boîtes et des livres qui l'encombraient, puis alluma une bougie de plus, tout en s'excusant du désordre. Des fleurs fanées, des coffrets, des gants, des flacons, des maroquineries, s'étalaient pêle-mêle sur les fauteuils de rotin; une lampe d'argent, à esprit-de-vin, s'appuyait contre une guitare, à laquelle des cordes manquaient; les cendres d'un parfum brûlé salissaient une écharpe verte, pailletée d'argent, dont les franges pendaient jusqu'à terre; et du milieu de la muraille, un grand portrait de Faustina semblait vous regarder en face, avec ses prunelles tranquilles. Vêtue à la mode orientale, par une fantaisie du peintre,—un Allemand rencontré au Caire,—elle n'en conservait pas moins, sous le léger haïk bariolé, sa physionomie coutumière de douceur et de nonchalance: cheveux attachés de travers, flot d'étoffe traînant d'un côté, mais avec une grâce qui réparait tout.
—Eh pien! fit Chus, mon cher monsieur Manès, che tefine: fous m'apportez cet acte...
—La donation, voulez-vous dire?
—Oui... Est-ce qu'elle n'est pas signée?
—Non, pas précisément, dit Manès. Et même, à ne vous rien cacher, il s'élève une difficulté.
—Comment, comment, comment, comment?
—Comment! répéta Manès... Mais tout simplement parce que, aujourd'hui même, le vieil Abou'l Feradj, le médecin qui vient de soigner Monseigneur, s'est avisé de demander... ma foi! je vous le donne en mille, car, pour moi, je n'ai jamais vu de rencontre si extraordinaire... s'est avisé de demander aussi... Non, vous ne voudrez pas me croire!...
—Le tomaine t'Isgaour! s'écria M. Chus haletant.
—Vous l'avez dit, mon cher baron.
—Malétiction! exclama Chus, en se dressant... Par la mort! le tamné charlatan! Que n'est-il tompé à la mer, pentant notre fisite au Coromantel!... Mais non! cela ne peut pas être... Fous fous moquez te moi, monsieur Manès... Par quelle foie aurait-il appris?... Qui lui aurait réfélé chustement, au fond te sa maison te Tjeddah?... Fous fous plaisez malignement, à me faire peur, monsieur Manès!...
—Je ne sais ce que vous voulez dire, répliqua froidement le savant. Ce qui est sûr, c'est qu'Abou'l Feradj a demandé Isgaour à Monseigneur. Sa femme, dit-il, Mingrélienne, est née sur les terres de ce domaine, et il y tient, à cause de cela.
—Mensonches! mensonches! nasilla Chus. Le tiaple soit te sa femme!
—Et de plus, continua Manès, afin de paraître plus soigneux et plus affectionné encore pour la santé de Monseigneur, voici ce qu'il a imaginé... Un œil aussi perçant que le vôtre, mon cher baron, n'est pas sans avoir remarqué—et le savant, ici, baissa la voix—l'état de faiblesse et de langueur où se trouve le grand-duc Floris. Or, depuis quelque temps déjà, les médecins de Djeddah et moi-même, assemblés en consultation, nous étions demeurés d'accord que le moyen le plus assuré de rendre des forces à Monseigneur était de lui chercher... ma foi, pourquoi ne pas le dire? une jeune femme vigoureuse, pleine de sève, pour coucher près de lui... Mon Dieu, oui! quoi donc vous étonne? reprit Manès, sur un léger tressaillement de M. Chus. Cet expédient médical est bien connu dans tout l'Orient, et remonte, ainsi que chacun sait, à la plus haute antiquité... Le roi David faisait-il pas dormir la Sçunamite auprès de lui?... Si bien donc que, ce matin même, Abou'l Feradj a déclaré qu'il ne voulait laisser à personne autre l'honneur de l'entière guérison de Son Altesse, et a offert à Monseigneur sa propre femme, pour l'office que vous savez.
—Hein! quoi?
—Sa propre femme, monsieur Chus.
—Sa femme?
—Oui, la belle Bâjî-Yâsmin... Il va nous l'amener tout à l'heure... Que voulez-vous, mon cher baron?... Effet de l'humaine cupidité!... Car vous pensez bien qu'à la suite d'une preuve de dévouement si peu commune, Monseigneur ne pourra plus rien refuser au médecin persan, et que demain, Bâjî-Yâsmin emportera la donation.
—Mort te ma fie! cria le juif. Nous tefons empêcher cela, monsieur Manès!... Il y a tes lois pourtant, une chustice... Il faut aller chez le cati, chez le consul! Il faut ténoncer ce coquin!
—Allons, allons! y pensez-vous?
—Mais c'est une infamie! beugla M. Chus qui leva les mains vers le ciel, ainsi que pour le prendre à témoin. Au nom tu mariache, au nom tes ponnes mœurs, che proteste, monsieur, che proteste!... Il faut tissuater Monseigneur, lui représenter les tanchers, l'ignominie, le crime te sa contuite!... C'est fotre tefoir, monsieur Manès!
—Hé, baron, repartit le vieillard, songez-vous bien à ce que vous dites? Je suis le médecin du corps, non de l'âme du Grand-Duc. Je lui donne des ordonnances, et point du tout des conseils de morale... Non, le seul moyen de parer le coup, si quelqu'un y avait un intérêt capital, serait de devancer le hakim, oui, ma foi, de lui jouer ce tour, et d'offrir à Monseigneur une autre femme.
—Une autre femme!... Mais comment?
Le savant, en haussant les épaules, eut un geste vague et perplexe, et sans répondre, il se leva, afin de prendre congé.
—Attentez, s'écria M. Chus. Êtes-fous tonc si pressé, mon Tieu!... Et fous tites que c'est ce soir, ce soir...
—Oui, ce soir, avant la dernière prière.
—Il faut, reprit le financier, il faut, mon pon, mon excellent monsieur Manès, que fous me rentiez, en cette occasion, le serfice t'un féritaple ami.
—Quoi donc, baron?
—Que fous troufiez quelque prétexte te renfoyer, quand il arrifera, ce coquin, ce fil entremetteur... Temain, tès la première heure, che me rentrai au pazar tes Esclafes, et là, quoi qu'il m'en puisse coûter, che ferai emplette, pour le Crand-Tuc, t'une peauté accomplie, t'une fierche, t'un féritaple morceau te roi, que che lui présenterai te ma main.
—Et pensez-vous, répliqua Manès, qu'Abou'l Feradj se laissera bénévolement renvoyer, alors qu'il sait que Monseigneur l'attend? D'ailleurs, une négresse esclave, achetée quelque cent talari, pourra-t-elle entrer en parallèle avec la belle Bâjî-Yâsmin, la propre femme du hakim? Le sacrifice ne serait équivalent, mon cher monsieur Chus, que dans le cas où vous nous offririez... ha, ha, ha!... Mme Faustina!... Allons, n'y songez plus, mon bon ami... Il faut en prendre votre parti... Bonsoir, maintenant!... A demain!...
La portière retomba sans bruit, et M. Chus demeura seul, essuyant avec un foulard ses loupes brunes, toutes ruisselantes de sueur.—Une affaire si pien compinée! exclama-t-il... Plus t'un million par an que che perds là, sans compter les autres profits possiples!... Foilà tonc mon foyache inutile! che suis folé, ruiné, tépouillé!... Oui, perte sur perte! Tant que notre foyache me coûte: tant que che manque te cagner!... Une affaire que ch'avais mûrie, poursuivit-il en marchant à grands pas, que che suifais te l'œil, tepuis tes mois! Une pareille mine t'or!... Et che me laisserais tuper comme un goy, par une chalousie stupite!... Non, non, cela ne se peut pas!... Si ch'offrais moitié, par exemple, à cet Apou'l Feradj te malheur?... Mais il est clair que le filain est pien informé, oui, qu'il sait tout!... Ch'ai trop attentu, c'est certain. Ch'aurais tû, tès mon arrifée, prusquer la chose... Foyons, dit-il en s'arrêtant soudain, si un autre homme afait la même chance?... Qu'est-ce, en somme, que cet honneur tont on parle tant?... Et, tête basse devant la table, M. Chus enduisait machinalement le bout de son doigt des gouttes de cire fondue qui coulaient le long de la bougie... Un simple souffle! tuit! un fent, une opinion, moins que rien!... Che suis trop riche pour carter te ces scrupules te paufre tiaple! Si che feux me montrer tigne tu rang social auquel mes talents m'ont élefé, te la place que ch'ai conquise, te ma réputation européenne, il faut que che sache commanter à mon sang et à mes affections!... Elle le fera, c'est técité!... Tiaple! Si ce hakim, si ce charlatan, qui ne connaît peut-être seulement pas le cours te la Pourse, a pu se téterminer à la chose, pourquoi serais-che plus scrupuleux, plus pête que lui?... Non, non, che te tefancerai, miséraple, cupite coquin!
Et s'élançant à la porte qu'il ouvrit:
—Où êtes-fous?... monsieur Manès!... Qu'on aille le chercher! Fite, fite!
Le grand-duc Floris venait à peine de finir le repas du soir, et il songeait, assis sur un divan dans une sorte d'enfoncement, quand des pas s'arrêtèrent à la porte, et aussitôt Manès parut, soulevant la tapisserie, puis, sans entrer, la laissa retomber. On entendit sous la galerie des murmures, des chuchotements, les accents d'une voix courroucée. Étonné, Floris prêtait l'oreille. Quatre ou cinq chandelles de cire, piquées sur des flambeaux de cuivre jaune émaillés de bleu, éclairaient la chambre vide et nue, avec les treillis de bois serré qui garnissaient le haut des murailles. Deux négresses, au fond de l'alcôve, où l'on montait par quelques marches, étendaient, comme chaque soir, le coucher du maître, un matelas de coton rouge sur un châlit à claire-voie en baguettes de palmier.
—Se pourrait-il que ce fût Chus! exclama tout à coup le Grand-Duc... Le misérable!... Ah! le dégoût me monte aux lèvres. J'ai presque regret d'avoir consenti à me prêter à cette épreuve.
Mais la portière s'écarta brusquement, et Manès entra le premier, tandis que sans bruit les esclaves disparaissaient par une porte dérobée; puis, M. Chus parut, essoufflé, tirant sa femme après lui. Il portait de l'autre main une grosse lanterne de cuivre; ses diamants étincelaient; et, à voix basse, tout haletant:
—Allons, dit-il, assez te simacrées, matame!... Che l'ai técité, ce sera!
—Monsieur, dit Faustina, je vous en conjure, ne prolongez pas cet horrible jeu!... Si ma conduite vous a déplu, gardez-moi, enfermez-moi, épuisez sur moi toutes les rigueurs qu'inventera votre jalousie!... Mais cette épreuve dérisoire est trop cruelle!
—Ma chalousie! dit Chus... ma chalousie!... Ah! ah! fous foutriez faire croire... Che ne suis pas chaloux, matame, che n'ai chamais été chaloux... Allons, montrez-fous opéissante, comme fous afez churé te l'être en m'épousant!
—O ciel! pouvez-vous rappeler...
—Che fous le répète. Faites-le!
—Était-ce pour cela?.... reprit Faustina.
—Che fous en ai expliqué les raisons, interrompit Chus... Che fous ai tit compien la chose m'intéresse et toit m'être profitaple!... Souffrirai-che qu'un fil coquin qui connaît Monseigneur tepuis un mois tout au plus, fienne me supplanter à ma parpe?... Si fous êtes fraiment ma femme, si fous prenez à cœur mes intérêts, fous m'opéirez sur-le-champ.
La jeune femme se tordit les mains:
—Mon Dieu! mon Dieu!... pouvez-vous penser ce que vous dites?
—Penser ce que che tis!... Ho, ho!... Et qu'est-ce que che tis tonc, matame, qui ne soit honnête et raisonnaple?... Mon or n'est-il plus mon or, parce qu'on l'a touché? Mes pillets te panque s'useront-ils parce qu'on les recartera?... Assez te paroles, Faustina!... Si che vous ai prise sans tot, si fous afez touchours eu, grâce à moi, te peaux pichoux et te peaux équipaches, sonchez à m'en tétommager!
—Vous serez perdu de réputation! dit Faustina.
—La pelle affaire!... Comme si che fous tisais: Crions la chose, tefant la Pourse, à miti!... Qui le saura chamais que Monseigneur, lequel ne rentre plus en Europe, afec M. Manès, un fieillard?
—Les anges et les saints ne le sauront-ils pas? répliqua-t-elle.
—Les anches et les saints... faripoles!
—Vais-je souiller mon âme d'un péché mortel?
—Aucun péché, aucun péché, aucun péché! cria Chus... Si c'était une action tamnaple, M. Manès, lui qui est si sache, la prescrirait-il à Monseigneur?... Fous lui faites une inchure grossière!... C'est le contraire t'un péché, c'est une œufre pie, Faustina, un acte te charité enfers un paufre malate... Aucun péché, aucun péché!... Est-ce que tans notre Saint Lifre, qui est la règle infailliple te la ponne fie, la Sçunamite ne couchait pas afec le roi Tafid, l'élu tu Seigneur? Ce saint personnache aurait-il foulu faire commettre un péché à sa serfante?... Aucun péché! aucun péché! aucun péché!
Mais il tourna la tête vivement. M. Manès venait de se lever, et s'approchait à pas discrets.
—Eh bien! que se passe-t-il? dit tout bas le savant. Il serait temps d'en finir, monsieur Chus.
—Oui! tout te suite! tout te suite!
Et revenant à Faustina, M. Chus la saisit par le bras:
—Allons, fenez, matame! exclama-t-il... Par les os t'Apraham, fous n'allez pas résister peut-être... Parlez à Son Altesse, mon pon monsieur Manès. Présentez-nous! Faites faloir mon téfouement!... Che m'en fais pien foir maintenant si fous êtes franchement afec moi, ou pien si fous faforisez ce méchant coquin t'Apou'l Feradj!
—Oh! s'il ne tient qu'à cela, répliqua Manès, soyez tranquille, cher baron, vous allez être content de moi.
Et, s'avançant jusque devant le Grand-Duc:
—Monseigneur, dit le savant, M. le baron Chus, toujours si dévoué à Votre Altesse, veut lui donner une nouvelle preuve de son zèle et de son affection.
—Pien, pien! fort pien! marmotta Chus.
—Ayant eu par hasard connaissance de la consultation des médecins au sujet de votre santé, il vient vous offrir, ou plutôt, Monseigneur, vous prostituer...
—Merci, mon pon monsieur Manès.
—Librement, dès le premier mot, de son plein gré, sans que personne lui en ait donné l'idée...
—Pien! excellent!
—Comme une preuve, je le répète, de son tendre attachement pour vous, sa femme, Monseigneur, sa propre femme, la beauté et l'orgueil de Vienne!
—Oui, oui, Monseigneur! s'écria le juif, che foutrais faire pien plus encore pour la guérison te Fotre Altesse!... Eh pien! où est cette folle, à présent?
Et ressaisissant Faustina:
—Allons, allons, fous téciterez-fous?... Fous tefriez être fière, fous tefriez fous estimer pien heureuse te poufoir me rentre ce serfice!
La jeune femme poussa un sanglot:
—Au nom du ciel, monsieur, laissez-moi partir!
—Ne t'entête pas! reprit Chus. Che ne l'ai pas mérité te ta part!... Pense que celui qui te prie ainsi, c'est ton mari, ton mari qui t'aime! Pense qu'il t'a prise sans tot, uniquement pour ta personne!... N'est-ce tonc rien que t'être préférée à une Chéorchienne, hein?... Allons, che t'en prie, ma petite femme, mon amour, mon petit pouchon!... Tu auras tes robes, tes pichoux!... Che ne suis plus chaloux, ha, ha, ha! Tésormais, tu iras où il te plaira, tu feras ce que tu foutras... Fiens, fiens! suis-moi, ma ponne, suis-moi!... Cette nuit! rien que cette nuit!... Tu refuses... Ah! gaupe lifite!... Ah! mentiante!... Ah! face te suif!
—Fi, fi! perdez-vous le sens? dit Manès.
Faustina se mit à genoux:
—Monsieur, dit-elle, tuez-moi plutôt!... Je me lacérerai le visage... Je prendrai du poison... Je ferai tout!
—Au tiaple, chrétienne stupite!... Tu m'entends. Reste ici sans rechigner, ou che t'attache te mes mains à ce poteau. Ne réplique pas! Ne me réponds pas! Les toigts me témanchent... Relèfe-toi! Allons, che t'en prie, fiens! Fais cela, fais cela, Faustina!... Quoi! fous ne fous técitez pas... Sois tamnée, fille te choie! Che fais t'arracher t'ici par les chefeux, che t'exposerai nue tefant tous, che te fentrai la bouche chusqu'aux oreilles, che te lifre au harem tu Pacha!... Ah! goy, miséraple éhontée!... Allons, fiens, ne me tente pas, fiens!... Pon! foilà les larmes à présent!
La jeune femme, en sanglotant, balbutia:
—Je voudrais que ma vie pût satisfaire...
—Fertu te Tieu, ch'en tefientrai fou! cria M. Chus, en frappant du pied, et portant ses deux poings à ses tempes. Le chour, la nuit, à toute heure, à toute minute, et même en tormant, mon seul souci est t'acquérir, oui! te cagner te l'archent pour elle!... Enfin, che troufe une occasion unique, une affaire qui fera crefer te chalousie les Rothschild et le fieux Sina, une féritaple mine t'or; et il faut alors que cette poupée, cette matame Honesta pleurnicheuse, quand on lui offre sa fortune, réponte: Les anches! les saints! et autres telles sornettes!... Ah! si fous ne fous técitez pas, fous ferrez comme che fous traite!... Faites-y attention! Sonchez-y! Che n'ai pas coutume te patiner... Réfléchissez! Si fous êtes ma femme, che fous prêterai au Crand-Tuc, mon ami, mon honoraple ami!... Si tu ne l'es plus, fa-t'en au tiaple, mentie, meurs te faim par les rues!... Mais che suis pien pon te tant tiscourir... Che pars, che fous laisse ici, matame!... Fous poufez encore tout racheter... Non, non, non! Che ne feux pas te fous. Restez ici!
Il la repoussait d'une main brutale, tandis que Faustina, en pleurant, se cramponnait à ses vêtements. Tout à coup, M. Chus tressaillit. Le Grand-Duc venait de sortir de l'espèce de réduit obscur où il s'était tenu, durant cette scène, et s'avançait dans la chambre, à pas lents. Il se fit un profond silence. Floris s'arrêta devant le juif, et d'une voix basse et amère:
—Que je le regarde! murmura-t-il... Oui! que je voie comment est fait un être si complètement vil!... Et pourtant, rien de monstrueux... Ah! peut-être que tous les hommes ressemblent de cœur à celui-ci, puisqu'il leur est pareil par la forme. Peut-être sont-ils tous, ainsi que lui, habités par les démons du Vol, de la Cupidité, de la Fraude, du Mensonge... Oui! qui donc osera se lever, dans l'intégrité de sa conscience, et crier: Cet homme est un infâme!... S'il l'est, tous le sont, car qui ne cède à la tentation, qui ne la sollicite, qui ne prostitue, sinon sa femme, du moins ses pensées, son âme, ses sentiments, son intelligence?... Prostitution! prostitution!... Tu avais raison, Vassili. Il n'y a que cela dans le monde! Le cuistre prostitue sa science, l'homme de génie son génie, le prêtre son Dieu, à l'imbécile cousu d'or... Prostitués, entremetteurs! Voilà toute l'humanité!... Avancez! venez, mon digne ami... Allons, tendez la main, monsieur Chus!
—Quoi? Que feut tire Fotre Altesse?
—Ne dois-je pas m'acquitter envers vous? Ne paye-t-on pas les entremetteurs?... Qu'un cancer te ronge le cœur, pour m'avoir forcé de mépriser l'homme encore plus que je ne faisais!... Mais non, mais non! Sois remercié, au contraire!... Tu as rompu le dernier lien qui m'attachait à cette exécrable humanité... Allons, avance! viens ici!... Ne faut-il pas que tu sois payé?... Prends la donation, te dis-je... Elle est signée.
—Monseigneur... s'écria Chus.
—Silence! je connais tes mensonges!... Je sais quelle découverte l'on a faite à Isgaour, et pourquoi tu voulais ce domaine... N'importe! Je te le donne, parce qu'il n'est pas un seul être au monde que je méprise autant que toi! Au vil ce qu'il y a de plus vil!... Cette richesse que je mets dans tes mains sera, pour des milliers d'hommes, une source de calamités... Sois sans pitié envers ton débiteur! C'est un fripon... Ruine la veuve! Elle n'avait épousé son mari que pour des robes ou de l'argent... Que le sourire des enfants ne t'attendrisse pas! Ils grandissent pour être des coquins, des usuriers, des faussaires... Pressure le pauvre! c'est un envieux... Lèche la poussière devant le riche; et ruiné, crache-lui au visage!... Abjure toute émotion! Moque-toi de ce que les niais appellent honneur, vertu, probité... Soigne ton or, couve ton or! Et fais-le, de jour en jour, pulluler, afin de pouvoir te montrer sans risques, plus abject, plus fourbe, plus insolent, plus infâme encore que tu ne l'es!
—Pien, Monseigneur, dit Chus, placidement.
—Tu as raison, tu as raison! Puisque les hommes ont choisi un tel symbole pour l'adorer, puisque d'une souille à truies l'or peut faire un temple, puisqu'il confère à un lépreux le respect public et l'admiration, profites-en! oui! vole, attire, absorbe tout l'or du monde, toi, avec tes frères d'Israël!... Continuez d'être ce que vous êtes, d'immondes vers fourmillant dans nos entrailles!... C'est pour vous que les nations s'engraissent, pour vous que les arts et tous les métiers travaillent et suent!... Parasites abjects, épuisez la terre! Devenez des rois, à votre tour! Courbez les peuples sous le joug de vos lourdes machines de fer! Corrompez, empoisonnez l'âme humaine! Que le culte de l'or remplace les religions, les dieux abolis!... Puis, lorsque vous posséderez tout, quand les richesses de l'univers ne formeront plus qu'une pyramide, au sommet de laquelle trôneront quatre ou cinq Juifs, alors enfin, vous les esclaves, les misérables, révoltez-vous!... Viens, mort! Souffle, esprit de vertige! Que l'horreur, le deuil, la folie, le meurtre, la destruction se déchaînent sur le globe, bouleversent tout, ruinent tout!... Adieu! Mon dernier vœu, s'il te naît un fils, c'est qu'il puisse te ressembler!... Va-t'en! va! ôte-toi de mes yeux... Que je ne te revoie jamais!
—Venez, madame, dit le savant.
Et tandis que Floris épuisé tombait assis sur le divan, M. Manès sortit précipitamment avec la baronne, que son mari suivit aussitôt.
—Eh pien! fous le foyez, Faustina, dit M. Chus, après un silence, tout s'est pien passé, tout s'est pien passé!
Le lendemain, dès la première heure, il arriva au palais un courrier du chérif de la Mecque, avec une petite suite d'hommes et de chevaux. Cette espèce d'ambassade, qui campa dans la cour d'un des entrepôts d'Ahmed Gha'lid, avait pour mission de demander Manès au Grand-Duc, et d'emmener le hakim franc à l'oasis voisine de Taïf, où le noble imâm se trouvait, pour lors, fort souffrant d'un mal d'entrailles. On prévint aussitôt Floris, qui, vers midi, se mit sous la galerie, à la porte de sa chambre, et reçut l'eunuque messager.
Deux heures après, survinrent du vaisseau les femmes esclaves données à Josine par le maharana Pertap-Singh, et qu'en attendant leur départ, on logea dans l'appartement de M. Chus, car le juif, avec la baronne, avait quitté le palais de grand matin. Le second du Coromandel, qui accompagnait les Indiennes, avertit de plus M. Manès que le pacha, se prévalant de quelques paroles de Son Altesse, réclamait pour lui seul la cargaison entière du navire, et menaçait d'y envoyer des gardes, de peur que l'on en détournât rien. Le savant se rendit donc à bord, d'où il fit enlever et porter chez Edhem-Aga et chez M. Cripps les présents qui leur étaient destinés, et où il surveilla, en outre, l'embarquement de ses propres collections. Le reste, déchargé et vendu à Djeddah même, devait, selon les instructions plus précises de Floris, confirmées par un acte de sa main, servir à bâtir un oqal public, pour les pauvres pèlerins.
Les derniers portefaix Takrouri finissaient d'empiler dans l'un des magasins du palais, force caisses et herbiers de Manès, quand le Grand-Duc parut au fond de la cour, qu'on appelait la cour-marchande, vaste place environnée d'arcades, sous lesquelles s'ouvraient les grilles de bois des entrepôts d'Ahmed Gha'lid. Le front baissé, il s'avançait à pas lents, au milieu des ombres du soir, et soudain, poussant un long soupir:
—Ah! si l'on connaissait d'avance, murmura-t-il, les trahisons, les dérisions du sort! Ou si, du moins, notre misérable cœur ne se laissait toujours duper à l'illusion du bonheur!... Mais aucun homme, sans cet espoir, ne voudrait poursuivre sa route... Non! l'on se coucherait par terre, pour y rester immobile et y mourir... Le bonheur, reprit-il pensivement, le bonheur, qui donc le possède? Entre tous ceux que j'ai connus, que j'ai aimés, qui donc eût pu se dire heureux?... Mon père? Il a vécu inquiet, haletant, rongé de haine, dans d'accablants tourments de corps et d'esprit. Ma mère? Elle n'a eu d'enfants que pour éprouver, semble-t-il, les plus horribles effets de la tendresse. Oui, pour porter au cœur, comme trois glaives, la cécité de Tatiana, la froideur de José-Maria, la douleur de ma disparition... Et les autres femmes que j'ai aimées?... Hélas! faut-il que je me souvienne?... L'une était calme, douce, sereine, pâle fleur d'amour bientôt flétrie... L'autre, Josine... Oh! malheur sur moi!... Son éclat, sa beauté, sa gaieté, la flamme de vie qui brûlait en elle, toutes les grâces les plus exquises et les plus rares, ce sont ces dons qui ont causé sa perte... Et Tatiana? morte, aussi!... Morte, morte, ma sœur étrange! Je la revois, froide comme le marbre, suave comme la rose... Oui, morte de son héroïsme, comme Isabelle de son amour!... Ainsi, quelque route qu'on prenne, c'est à l'abîme qu'elle nous jette. Volupté, vertu, joies maternelles, amour, dévouement, jeunesse, beauté, tous ces mots qui semblent si superbes, le Destin railleur ne s'en sert qu'à composer des histoires tragiques, des contes de mort, de cœurs brisés, de calamités, de longues souffrances!... Plaisirs de la vie, qu'êtes-vous? Rien que les heures sans fièvre des fiévreux! Un court répit pour mieux endurer la peine... Oh! dans quel charnier ténébreux, dans quel cimetière d'ombres vit la débile Humanité! En chancelant, nous poursuivons à tâtons les feux follets qui y voltigent, avec l'espoir que ces guides sinistres vont nous conduire au bonheur...
Il s'arrêta, tandis que les Nubiens défilaient sans bruit sous les arcades, où Sapéto, une lanterne à la main, refermait la salle voûtée et obscure. Puis, quand ils eurent disparu, le Grand-Duc se remit à marcher à travers la cour déserte. D'étroits chemins de pierres noires y dessinaient comme un vaste damier, sur le sable. La nuit était tombée... Il reprit:
—Oui, partout la dérision, le mensonge!... Parmi tant de millions de cœurs qui battent, dans cet univers, l'instant où nous sommes, un seul connaîtra-t-il le bonheur? Tous, nous tendons vers lui nos bras suppliants, et le bonheur n'est nulle part... Mot vain et sonore, qui ne répond à aucune réalité, urne sans fond où nos désirs s'épanchent, mirage non moins fabuleux que ces palais qu'on voit dans les nues!... Il n'y a pour l'homme aucun refuge! non, pas un seul! Tout ce que son cœur lui suggère, lui ment. Tout ce qu'imagine son esprit, lui ment encore... L'art? Mais n'ai-je pas vu Giano, tout fanfaron qu'il fût de lui-même, pleurer de rage et se désespérer? Il jetait ses pinceaux impuissants, il martelait sa cire rebelle, jurant cent fois de renoncer à cet exécrable supplice... D'ailleurs, quel niais serait l'homme, quel automate et stupide marmot, s'il suffisait, pour le contenter, de deux ou trois couleurs éclatantes, de sons, de mots cadencés, de la blancheur d'un marbre taillé?... Non, non! L'art ne le donne pas, ce bonheur sans cesse convoité... Le trouve-t-on dans la science?... Mais Vassili semble-t-il heureux, lui, le railleur au cœur glacé, le sceptique à force de savoir? Est-ce le bonheur que d'avoir en tête quelques chiffres, quelques termes grecs, des nomenclatures, des formules! Est-ce le bonheur que de ramper aux pieds d'une Figure géante, voilée d'une vapeur ténébreuse, qu'on ne dissipera jamais!... Que reste-t-il? La piété, la foi?... Ah! qui ne voudrait, en effet, si la chose dépendait de notre choix, s'humilier, se renoncer soi-même, se sentir comme un enfant, mené par une main invisible, croire, s'abandonner à Dieu... Croire!... Mais peut-être douter... Oui! là est l'écueil... Et alors, quelles terreurs, quels tourments, quel enfer toujours ouvert en notre âme!... Ah! maintenant, je la comprends trop bien, la pâleur de José-Maria, sa détresse solitaire et farouche... Oui, que sont les autres souffrances, vaines et futiles comme la vie, au prix de celle-ci, où se débat pour nous l'éternité!... Ainsi, l'Art a pour son salaire l'impuissance; la fin de la Science, c'est le scepticisme; le fond de la Foi, c'est le doute!... Quoi donc alors? Subir le sort? Obéir à ces pédants de sagesse qui prescrivent, pour unique remède, d'aveugler son cœur et ses yeux, de n'avoir nul désir, afin d'ôter par là toute prise à la fortune, d'être tel qu'un cadavre vivant... Mais quel homme se résignerait à mourir avant le tombeau?... C'est ainsi que, d'espoirs en espoirs, d'heure en heure pour ainsi dire, toujours déçus, toujours persévérants, nous arrivons à la dernière; et poursuivant jusque par delà, notre rêve de félicité, nous nous plaisons encore à croire que cette porte mystérieuse est le seuil de quelque paradis, et que de notre pourriture va s'exhaler enfin la blanche étoile de l'immuable et éternelle Joie!
Les yeux fixes, il demeurait songeur, auprès du puits qu'Ahmed Gha'lid avait fait creuser en vain, pour chercher de l'eau, et qui, au milieu de la cour, dressait dans le ciel obscur, sa longue traverse de bois. Du bout du pied, machinalement, Floris fouillait le sable aride, puis, relevant le front, tout à coup:
—Non! le bonheur n'existe pas. Plus qu'aucun homme, j'ai le droit, peut-être, de l'attester hautement! Plus qu'aucun, j'en suis la vivante preuve, un témoin, un exemple fameux, qu'on pourrait raconter aux enfants, et leur montrer dans les syllabaires. Car, en quelques brèves années, j'ai joué, aux deux bouts de la fortune, les personnages les plus divers de cette tragédie du monde. L'inexécutable miracle que souhaitent en leurs vœux tous les hommes, s'est subitement accompli pour moi. Des torrents de sang ont coulé, Paris a brûlé comme Sodome, les cimetières ont été gorgés de morts, et de ce chaos de désastres, de hasards, de bouleversements, de cette sorte de loterie immense et sinistre, un seul gain est sorti: le mien!... Moi seul, j'ai fait contrepoids, dans la balance dérisoire où le destin pesait les hommes, aux efforts d'un peuple soulevé, aux aspirations séculaires, aux rêves, aux utopies de bonheur, à l'innombrable armée des misérables, à tous ceux qui souffrent sur la terre et qui voudraient ne plus souffrir... Oui! le rêve universel des êtres s'est réalisé pour un seul... Pauvre, je suis devenu riche... Torturé d'amour, celle que j'aimais, pâle déesse inaccessible, est descendue jusqu'à moi... J'ai marché tout vivant dans un prodige. J'ai habité le palais enchanté, l'île heureuse qui fuit toujours... Et c'est au sein du bonheur même, que j'ai été le plus malheureux!... Pourquoi? Ah! par le vice naturel de notre cœur, sans nulle cause extérieure, par la fatalité qui pèse sur tout ce qui est humain et terrestre... Et maintenant, malade, hanté de spectres, lourd de remords, de douleurs, de crimes, sorte de tombe de moi-même, qu'ai-je à faire qu'à chercher enfin le soulagement suprême, la mort, l'anéantissement?
Il se tut et pencha le visage. Sur sa tête, le ciel s'étoilait; les lointaines rumeurs du dehors lui bruissaient confusément aux oreilles; et Floris, immobile, songeait.
Ce fut à peine, ce soir-là, s'il toucha au souper qu'on apporta, vers neuf heures. Il se promenait tout pensif sous les arcades de la cour des Palmiers; puis, faisant signe à un esclave, qui le précéda avec un flambeau, le Grand-Duc s'engagea dans une sorte de tourelle, placée à l'angle de la cour et que remplissait une vis étroite. Il en gravit les marches, d'un pas lent, et déboucha sur la terrasse du palais.
Des mâts, dont le vélarium venait d'être retiré, s'y dressaient, dans les quatre coins d'une balustrade de maçonnerie. Les dalles, encore chaudes du jour, exhalaient les senteurs de l'eau d'ambre, dont on les avait arrosées; une légère fumée bleue montait tout droit d'une cassolette; et, sur un tabouret à reflets de nacre, où brûlaient deux longues bougies, une négresse disposait des porcelaines, avec des vases de sorbet. Mais un pas pesant se fit entendre, et Vassili Manès parut au seuil de la terrasse, tandis qu'en sortant de sa rêverie le Grand-Duc détournait la tête:
—C'est vous, Manès... Ah! venez-vous me faire vos adieux?
—Oui, Monseigneur, répondit le savant, puisque vous avez bien voulu me donner mon congé. Nous partons demain, au point du jour... L'occasion était unique pour moi de visiter librement des pays demeurés fermés aux Européens... Je regrette seulement que Votre Altesse, malgré tout ce que j'ai pu lui dire, ne se décide pas à m'accompagner.
—Non, dit Floris, aucun endroit de la terre ne tente plus ma curiosité... Bien, bien. Partez quand il vous plaira, mon cher Manès. Tous mes vœux vous accompagneront... Je préfère cent fois cette solitude à la compagnie d'hôtes importuns ou abjects.
Le savant éclata de rire:
—Ah! Monseigneur, précisément j'ai des nouvelles à vous apprendre. J'ai vu notre homme, il n'y a pas deux heures, comme je revenais du Coromandel. Une barque, toute chargée de coffres et de caisses en pyramide, a croisé notre gabare, et M. Chus, se dressant sur son banc, à côté de la baronne, m'a hélé pour me saluer de la manière la plus affable, et me crier qu'il se rendait à bord de je ne sais quel steamer anglais. Il était à son ordinaire, familier, désinvolte, souriant, comme si rien ne se fût passé... Je lui ai souhaité un bon voyage, et à l'heure qu'il est, Monseigneur, le digne banquier vogue vers Suez, l'âme fort tranquille et satisfaite, et se moque de nous, dans sa barbe.
Le Grand-Duc haussa les épaules, tandis que Manès allait s'asseoir sur une sorte de canapé de bois sculpté, marqueté d'ivoire: ensuite, il y eut un très long silence. Les esclaves avaient disparu; de la terrasse toute blanche, la ville entière se découvrait dans la nuit, avec ses rues, ses dômes, ses minarets, et sa profusion de toits plats, où l'on distinguait de vagues fantômes. Çà et là, brillaient dans le port les feux lointains de quelques boutres arabes; et par delà le récif de Dakra, la mer endormie étalait, sous le scintillement des constellations, son grand lac pâle et immobile. Les yeux de Floris, lentement, parcoururent tout cet horizon; puis, en poussant un profond soupir, il revint auprès de Manès.
—La vie me pèse, dit-il enfin. Toutes les pratiques humaines me soulèvent le cœur de dégoût... Ah! mon frère est heureux, Vassili, s'il est vrai qu'il vive en solitaire dans l'île del Eremita, sans plus voir ces visages des hommes... Moi, ils me poursuivent, ils m'assiègent, jusqu'au fond de ce palais!... N'ai-je pas dû subir encore tantôt les sollicitations de cinq ou six marchands du Bazar qui me demandaient audience?
Le savant, à demi couché sur le canapé, releva la tête:
—Eh bien! fit-il, quoi de plus naturel? Ces honnêtes musulmans vous connaissent pour un magnifique seigneur, et, raisonnablement, ils espèrent un profit de ce caprice charitable qui vous fait vendre la cargaison du Coromandel... Peste! ne disons pas de mal des marchands, Monseigneur. S'ils pratiquent le dol, la fraude, la tromperie, le mensonge, c'est du moins par un accord public, et l'on pourrait presque hasarder le mot, qu'ils volent de bonne foi... Les paysans sont des bêtes farouches; les ouvriers, avec leur turbulence, leur sottise, leur scurrilité, des singes adroits et malfaisants: le civilisé commence au marchand... Mais, en vérité, Monseigneur, puisque la vue de l'homme vous déplaît, j'ai regret d'avoir engagé à vous visiter, durant mon absence, le bon hakim Abou'l Feradj, avec qui j'ai consulté aujourd'hui, sur le cas du chérif de la Mecque... Vous allez lui faire un pauvre accueil.
—Bah! il sera le bienvenu, reprit Floris... Ah! vous avez consulté le hakim... Voilà qui surprendrait, à coup sûr, vos confrères des Académies... Est-ce donc créance en ses avis, ou défiance de vous-même?
—Mais, repartit Manès en souriant, quand ce ne serait, Monseigneur, que pour faire mentir l'opinion populaire, qui prétend que pas un médecin n'a jamais voulu se servir de la recette de son compagnon... Ou bien, mettons, si vous voulez, puisque nous sommes en train de badiner, que je n'ai pas en la thérapeutique, pathologie, physiologie, etc., autant de foi qu'il conviendrait.
—Vous, Manès!
—Eh, mon Dieu, Monseigneur, qu'y aurait-il là de si étrange? Songez combien de fois, depuis soixante ans, j'en ai vu se renouveler les doctrines: vitalisme, biochimie, théorie cellulaire, bactérisme, panspermie, que sais-je? D'autres erreurs, d'autres hypothèses succéderont à celles-ci, et ainsi jusqu'au dernier jugement... Il n'y a système ni recette, si bizarre qu'elle nous paraisse, qu'on n'ait reçus comme vérité. Asclépiade, au temps de Cicéron, préconise le vin contre tous les maux; Crinas règle la médecine par les éphémérides des astres; le débat du seizième siècle est pour savoir de quel côté il faut saigner dans la pleurésie; puis, vient l'antimoine et sa querelle. Nous nous égayons sur les médecins jargonnants et en bonnet pointu. Il n'est pas un de ces illustres de jadis: Sennert, Linacer, Botal, Sylvius, à qui l'on se fierait à présent de la guérison d'un singe malade: et nul ne semble se douter que les illustres d'aujourd'hui deviendront surannés à leur tour et feront rire les écoliers.
Il avait quitté sa pose nonchalante; et souriant ironiquement, Manès fixait les yeux sur le Grand-Duc, immobile en face de lui.
—Mais cependant, répliqua Floris, la médecine a fait quelques progrès?...
—Ma foi, riposta le vieillard, on en meurt comme jadis, voilà tout!... Des progrès! Allons donc, Monseigneur! Ils n'ont pas seulement trouvé, depuis Celsus et Pline qui s'en moque, une moins mauvaise défaite, quand ils sont à bout, que d'envoyer leurs malades aux eaux, ou de les faire changer d'air... Cette science si inquiète, si capricieuse, si diverse, est en même temps, Monseigneur, la plus stable et la plus routinière. Parmi tous ces noms obscurs et pompeux, iatrophysique, zoochimie, biologie morphologique, phylogenèse, ontogenèse, c'est toujours Hippocrate et Galien qui règnent; leur doctrine des tempéraments reste encore, en attendant mieux, le fondement de la pathologie. Voilà les progrès que l'on nous vante! La pituite, avec les deux biles jaune et noire, tels sont les beaux secrets de vie que l'on a arrachés au sphinx... Non, Monseigneur, qu'on l'avoue, enfin! La médecine n'est qu'un empirisme, un périlleux tâtonnement, une science imaginaire et dérisoire. Si, demain, elle réduisait ses panacées à des potions d'eau claire, à des bols, à des pilules vides, les guéris ne seraient, croyez-le, ni moins nombreux, ni moins reconnaissants... D'ailleurs, que fait-elle autre chose? Est-ce que la vieille pharmacie n'a pas mis en œuvre, durant des siècles, les substances les plus inertes: os d'animaux, membranes de poissons, pierres précieuses, momies, bézoards, thériaque?... Les patients qui prenaient ces remèdes en éprouvaient divers effets, tout inefficaces qu'ils soient; les médecins en raisonnaient; on eût passé pour fou de les nier... Ainsi, l'usage et l'expérience ne trompent pas moins que le reste!... Ajoutez que les diagnostics sont peu sûrs, que la cause et l'effet se confondent, et qu'au vrai, toute maladie est une autre maladie dans chaque homme... D'ailleurs, quand même la science posséderait des vérités certaines, l'application en dépendrait toujours des préventions, de l'étourderie, de l'imbécillité d'un homme... Je ne crois pas à la médecine!
—Pour la justice, reprit Floris, après un moment de silence, je sais trop ce qu'il faut en croire. Mamula m'informe, vous l'avez vu, que nous venons de perdre en appel notre procès de Carinthie, gagné en première instance.
—C'est qu'on aura, cette fois, dit Manès, interprété la loi d'autre sorte! Le Code, Monseigneur, peut se comparer à cette étroite peau de bœuf, où la Reine antique trouva, la découpant en minces lanières, l'emplacement de toute une ville. De même, l'office du juge est d'étirer les lois si souplement, qu'elles puissent suffire et cadrer à l'infinie diversité des contestations et des querelles... Diantre! De quoi vous plaignez-vous? Vous êtes trop exigeant, Monseigneur! Votre procès n'a duré que trois ans, et comme, Dieu merci, la justice est gratuite dans notre Europe civilisée, il ne vous coûtera de papier timbré, de procédure et d'éloquence, que les trois quarts du bien en litige.
Le Grand-Duc hocha la tête sans répondre, tandis que Manès poursuivait:
—Le vieil adage a raison, Monseigneur: Où entre le droit, l'équité en sort. La loi qui devrait prononcer l'arrêt au moment où l'on recourt à elle, prend un temps si long pour délibérer, et tant de ministres pour la servir, que l'injustice toute nue, quoique plus effrayante d'aspect, n'est pas plus inique en effet... La justice, l'équité, chimères! Ce que nous appelons de ce nom n'est rien autre qu'un simulacre, un vain fantôme, une Allégorie, que les hommes, pour le trompe-l'œil, font plafonner au-dessus d'eux, avec la balance et le glaive... Voyons! voilà vos premiers juges convaincus par l'arrêt des seconds, d'avoir jugé contre la justice. Va-t-on s'étonner, s'indigner, les flétrir, les chasser de leurs sièges? Non, l'accident est banal, Monseigneur, et nul n'y prendra même garde. Tant nous savons que ce fracas de droiture n'est que comédie, que nos décisions sont forcément hasardeuses et erronées, qu'il ne peut y avoir de justice!... Et, en effet, où se trouverait-elle? Est-ce dans le droit positif? Mais il varie selon les temps et les pays, chaque peuple accommodant ses lois à son humeur, à ses intérêts, à ses préjugés, à son caprice... Est-ce au fond de notre conscience, dans ce que l'on nomme le droit naturel? Soit! mais que l'on prouve d'abord si ce sentiment prétendu divin, que nous croyons avoir de la justice, n'est pas, au vrai, tout simplement la crainte égoïste de l'injustice, du dommage que nous pourrions recevoir. Or, par malheur, les hommes, jusqu'ici, n'ont conclu de pactes d'équité que les uns à l'égard des autres, et lorsqu'ils ont à peu près même force. L'idée ne leur est pas venue qu'ils pouvaient devoir de la justice à des créatures plus faibles, telles que sont les animaux.
Il ricanait, en haussant les épaules; puis, il but sa tasse de sorbet. Floris songeait, les regards perdus au loin.
—Ainsi, dit-il enfin, ce triste monde n'est donc fondé que sur des mensonges!
—Il est vrai, repartit Manès, que le perpétuel désaccord en surprendrait davantage, si ce n'étaient les opinions et les mœurs qui forment la raison et non la raison les opinions. Tout est plein de folie, Monseigneur, d'absurdités, de contradictions. On bafoue un pauvre berger qui aura marmotté quelques mots bizarres, pour désenfler sa vache malade. Mais qu'un autre sorcier, en habit doré, fasse Dieu et le mange quotidiennement, moyennant sept à huit syllabes de latin, nous nous écrions: O altitudo! et voilà un sublime mystère!... Le monde entier est une farce, Monseigneur. Tous ces grands piliers de l'État, le savant, le juge, le prêtre, des baladins, des masques, des masques!... Que dire encore du soldat, stupide automate pendant la paix, assassin légal pendant la guerre, pillant, violant, tuant, torturant, et se composant de la renommée et des vertus, avec des crimes?... La foule a une haute idée des hommes d'État et des politiques. Les voyant au faîte des choses humaines, elle se courbe devant ces dieux et s'ébahit naïvement de leur puissance et de leur génie, qui lui paraissent proportionnés à la grandeur de ce qu'ils remuent. Pure illusion, Monseigneur! De même que la main d'un enfant peut mouvoir des roues colossales, ainsi le vaste et parfait équilibre où les affaires de l'État sont les unes à l'égard des autres, en rend le maniement aisé, et le succès fatal, quel qu'il soit... Les événements nous conduisent, bien plus que nous ne menons les événements. La plupart des choses du monde se font par elles-mêmes, croyez-moi.
—Mais pourtant, objecta le Grand-Duc, on peut aider la destinée. L'industrie, l'habileté, le génie ne sont pas seulement de vains mots!
—Allons donc, Monseigneur, dit Manès, quel génie suffirait à prévoir les innombrables cas fortuits qui se rencontrent dans toute entreprise?... C'est par acquit qu'on y emploie la délibération et le conseil; puis, la fortune souveraine prononce. De qui la reine Élisabeth, l'ennemie victorieuse de Philippe II, tenait-elle la vie? De Philippe lui-même, qui, redoutant l'avènement possible au trône d'Angleterre de Marie Stuart, reine de France, fit épargner politiquement la bâtarde de Henri VIII. On s'avise des dangers probables, et l'on ne voit pas les certains. D'ailleurs, par quoi le monde juge-t-il de l'habileté et du génie? Uniquement par le succès. Heureux, on acclame le grand homme; vient-il à échouer, on l'outrage... Quel prodige que Jeanne d'Arc! Quelle pureté! quelle sainteté! quel merveilleux héroïsme! Bien, mais supposez seulement qu'elle n'eût pas réussi, en effet, à pénétrer dans Orléans et à mener le roi à Reims, et voilà la médaille tournée! Quelle impudente aventurière! quelle virago éhontée!... Jusque pour les martyrs et les saints, le succès est la pierre de touche; on y éprouve leur auréole. L'Église persécute, durant leur vie, François d'Assise, Loyola, sainte Thérèse. Morts, elle fait fumer l'encens devant leurs autels, et assied à la droite du Père, ces créateurs d'ordres puissants. Le succès est tout, Monseigneur, et cependant que prouve-t-il? Rien... Il dépend des endroits, du temps, des circonstances. Le génie du triomphateur en est la plus petite pièce, moins importante, assurément, que la faiblesse ou l'imbécillité de l'adversaire qu'il a devant lui. Tous ces fléaux des nations, ces maîtres de la paix et de la guerre, ces vainqueurs qu'on dresse partout en airain, ces Alexandres, ces Césars, ces Napoléons, ces Immortels, qui sont-ils, à les regarder, une fois démaillotés de leur pourpre, sans ces lauriers qui leur enflent le front?... Alexandre? Un fou, un meurtrier, ivrogne, superstitieux, d'abominable cruauté, mignon d'Éphestion, amant d'un eunuque. César? Un pauvre épileptique, prostitué, cruel, rapace, passant du plus bas valetage à l'orgueil le plus démesuré; écrivain plat et médiocre. Pour Napoléon, Monseigneur, la chose est plus étrange à dire; mais enfin, les preuves en subsistent. Les hommes ont, cette fois encore, adoré la vieille Tête d'âne. Ce conquérant, ce législateur, cet empereur, ce maître du monde était un sot, oui! un imbécile, un des cerveaux les plus épais qui aient jamais logé sous un crâne... Ne vous récriez pas, Monseigneur. Les Lettres sur la Corse ou le Mémoire à l'Académie de Lyon pour le concours de 1790 dépassent tout, en ridicule... Mais tant de gloire, tant de sang versé, tant de victoires! Eh bien! ne voit-on pas la rouge passer de même au jeu, huit, dix fois de suite? Le hasard des batailles est le plus grand de tous. Témoin la plupart de ces invincibles, vaincus eux-mêmes à leur tour, et dont quelques-uns gardent encore, en dépit de la catastrophe, leurs noms fastueux de prospérité: Pompée le Grand, ou Bajazet la Foudre... Non, non, c'est folie, Monseigneur, que d'attribuer à un seul le succès où travaillent tant de millions d'hommes! C'est comme si l'on réduisait ces énormes trombes des mers des Indes qui unissent l'Océan et le ciel, à l'une de leurs gouttes d'eau.
—Donc, à ce compte, dit Floris, il n'y aurait de sûr mérite que celui de l'artiste isolé, du poète, du créateur solitaire?
—Oui, répondit Manès, les artistes ont leur prix, mais leur valeur, étant fondée sur l'opinion, demeurera toujours incertaine. Ce qu'un siècle admire et porte aux nues, le siècle suivant le rabaisse. Les génies des morts, Monseigneur, sont comme ces enfants de minuit, que le Pater Seraphicus du Second Faust est obligé de prendre en lui, pour leur donner l'être et la vie. C'est ainsi que chaque époque, à son tour, recrée et sent différemment les œuvres que la tradition lui a léguées. Les Français, sous Louis XIV, trouvent Homère «bourgeois et bon seulement pour la comédie». Notre siècle, écrit le dialecticien Bayle, possède mieux les idées de la perfection. Eschyle, Dante, Rabelais, Shakespeare sont ignorés ou méprisés. On lit Plutarque; on imite Sénèque; les grands peintres sont les Bolonais, si médiocres aujourd'hui. Le sieur Félibien, un Français, appelle Simone Memmi, superbement: «un certain Memmi.» On admire comme œuvres grecques et de la main de Phidias, les plus vulgaires statues de la décadence romaine; le mot «gothique» est synonyme de barbare. Que conclure de tout cela, et comment décider le litige? Le médiocre et l'excellent produisant les mêmes transports, à quelle marque les distinguer?... Allez, croyez-moi, Monseigneur. La peinture, la statuaire, la poésie, la musique, toutes les manifestations de ce que nous appelons le Beau, sont des mirages, rien de plus: de vains signes, des hiéroglyphes, où chaque homme découvre un sens différent. Ce sont des manuscrits tracés en caractères sympathiques, et que l'enthousiasme et la chaleur des âmes font plus ou moins ressortir; ce sont des luths pendus aux branches, et dont chaque souffle qui passe tire un autre son. Le Thésée de Shakespeare dit bien: La meilleure œuvre de ce genre est pleine d'illusions, et la pire n'est pas pire, quand l'imagination y supplée.
Manès se tut, et les deux hommes immobiles laissaient errer leurs yeux sur la mer, où, comme un large fleuve d'or, la Voie lactée se réfléchissait. Les derniers murmures avaient cessé; les lumières s'étaient éteintes. Seule, à l'autre bout de la ville, sous les étoiles innombrables et tranquilles, une voix lugubre s'élevait. C'était l'appel du muezzin, qui, du haut de l'un des minarets, éveillait les croyants, pour la prière de minuit. Son chant s'épandait dans le grand silence de cette cité endormie.
—Et cependant, reprit Floris, l'homme a toujours foi en lui-même... Oui! malgré tant de déceptions et de preuves de son impuissance, il attend, il espère toujours.
—Assurément, Monseigneur, dit Manès. Il faut bien que l'Humanité ait dans son arche, pendant son pénible voyage, ou un Dieu, ou un idéal. Tantôt pieuse et résignée, elle loge au ciel, par delà la mort, dans les swargas, les empyrées, les walhallas, le Chanaan mystérieux vers lequel elle se croit en marche. Tantôt, comme au temps où nous sommes, elle renonce à ses rêves célestes, et plaçant sur la terre même les pays de félicité, jure que seule, elle va suffire à se faire son paradis. C'est ce que ce siècle, en son jargon, appelle le progrès, Monseigneur; c'est la charnelle religion que scribes et savants intronisent. La foi est devenue terrestre et, au nom du génie humain, nous promet, pour les temps à venir, un millenium de bonheur... Vaine chimère! Espoirs plus enfantins que ceux que l'on fondait autrefois sur une promesse divine, sur une parousie du Christ, après laquelle commencerait le règne triomphant des élus... Le progrès! Ha! ha! le progrès!... Comme si l'homme pouvait jamais faire autre chose qu'assouvir les mêmes appétits! Du jour où il a commencé de manger quand il avait faim, et de s'accoupler avec sa femelle, son destin s'est trouvé fixé. Un Hottentot, sous sa hutte de feuilles, ne remplit pas moins tout son sort, qu'un rajah, dans son palais de marbre. Deux ou trois besoins font notre limite: manger, dormir, se reproduire.
—Allons, pour cette fois, Vassili, répliqua le Grand-Duc, votre assertion est un peu forcée. La manière dont on satisfait ces appétits a bien aussi quelque importance.
—Bah! dit Manès, croyez-vous, Monseigneur?... Pure question d'habitude! Si la vie sauvage paraît âpre et rude au civilisé, le sauvage se meurt dans nos villes: et quant à ces raffinements que vous estimez si précieux, les délices imaginaires en dépendent uniquement de la prévention et du caprice. Qui donc se trouve à plaindre aujourd'hui de n'être pas couché en soupant? Toute l'antiquité cependant admire la vertu du jeune Caton, qui, pour prendre part aux malheurs de Rome, ne mangea plus qu'assis, après je ne sais quelle bataille... Progrès perdu, volupté oubliée, et dont pourtant nul ne se soucie... Tenez, écoutez, Monseigneur. Si un Timon d'Athènes, un Rousseau, quelque bilieux misanthrope, voulait pousser les choses à bout, qui l'empêcherait de prétendre que tout notre labeur inventif, ces merveilles de notre siècle dont on fait de si pompeux dithyrambes, télégraphie, chemins de fer, aérostation espérée, forment à peine l'équivalent pour le bien-être universel, de cette coutume abolie? En effet, à quoi se réduisent tous ces grands triomphes du génie de l'homme? A raccourcir un peu le temps (produit si rare, comme l'on sait), à nous faire gagner quelques heures (notre vie en sera plus longue!); bref, à nous assurer nos aises, pendant deux ou trois jours en moyenne, répartis sur chaque existence, ce qui est loin de compenser la commodité journalière, dédaignée et négligée par nous... Sérieusement, sommes-nous malheureux d'ignorer tout ce qu'inventeront les âges futurs, et de n'en pouvoir jouir? Pas plus que les anciens de n'avoir point connu nos mécaniques utilitaires... Beau miracle, d'ailleurs, et bien digne de ce fracas d'enthousiasme, que d'égaler une mouche à la course, et de rouler sur nos bandes de fer, moins vite qu'un pigeon ne vole!... Non, Monseigneur, si le progrès n'était pas une chimère, un mensonge, une utopie d'ingénieur, une déclamation d'écrivain, si l'homme, véritablement, ainsi que le prétend notre orgueil, se rapprochait d'un but idéal et se voyait tout près de l'atteindre, ce perfectionnement se marquerait d'abord dans les esprits et dans les mœurs, et non par la consommation croissante de la vapeur d'eau.
—Oui, sans doute, murmura Floris.
—Ce n'est pas le bois, Monseigneur, ce n'est pas le fer ni la pierre morte, c'est l'âme humaine qui eût fleuri sous la poussée de cette sève éternelle! Nous serions devenus en tout plus beaux, plus grands, plus forts, plus héroïques. Le moindre rimailleur moderne, par cela seul qu'il vit en ce temps-ci, n'écrirait que des Iliades. Tout barbouilleur surpasserait Léonard de Vinci et Rembrandt; le plus plat magister de village pourrait régenter Marc-Aurèle... En sommes-nous là? Bon! pas encore. Et, quoi qu'en pense M. Cripps, notre imperturbable consul, Léonidas et Marcus Brutus avaient peut-être aussi grand cœur que tel milicien des États-Unis... Vous pouvez m'en croire, Monseigneur. L'esprit humain n'est pas un cuir qui prête, une étoffe, un rouleau que l'on étire, à son gré. Ce qu'il a été, c'est ce qu'il sera; ce qu'il a fait, c'est ce qu'il fera, et rien de neuf sous le soleil, comme dit le vieil Ecclésiaste. Il serait aussi impossible à l'homme de se démentir, qu'à un tigre de manger de l'herbe. Toujours, nos cœurs et nos esprits inclineront aux mêmes penchants. Toujours, sur la scène du monde, grimaceront les mêmes préjugés, les mêmes travers, les mêmes folies, les mêmes manies ridicules, tant la sottise est limitée, tant l'homme recopie de l'homme jusqu'à ses plus bizarres verrues! Les Grecs n'étaient pas moins affolés de chevaux que nos sportsmen le sont à présent. Les nobles Romains descendaient de Faunus, d'Hercule, d'Agamemnon, comme la maison de Savoie a pour ancêtre Bérold de Saxe, ou comme les marquis de Lévi sont cousins de la sainte Vierge. Pyrrhus guérissait les malades en leur pressant la rate, de son pied: vous avez vu les derviches hurleurs faire de même, à Constantinople. Argenteuil et Trêves, je crois, se disputent la sainte Tunique: c'était ainsi qu'on se vantait à Rome, à Siris, à Luceria, d'avoir la vraie Minerve des Troyens. Philippe, roi de Macédoine, avait bâti Ponéropolis, pour y reléguer des criminels, longtemps avant que les Anglais ne peuplassent Sydney de convicts. La loi des Douze Tables, déjà, interdisait d'enterrer dans la ville... Quoi encore? Jean-Jacques Rousseau accuse les sciences et les arts de la corruption des hommes: Josèphe fait un crime à Caïn d'avoir inventé les poids et mesures. Un enfant, qui regardait dans l'eau une figure de Mercure, décrivit aux Tralliens toute la guerre de Mithridate; un autre enfant vit dans un verre d'eau la mort du roi Louis XIV, et la dépeignit au duc d'Orléans. On ferait des livres entiers de ces conformités, Monseigneur. Jusqu'aux idées, jusqu'aux doctrines passent, tour à tour, d'un parti à l'autre; on soutient des mêmes arcs-boutants les édifices les plus divers. Le dogme de Quatre-vingt-neuf, cet axiome fondamental des sociétés de notre temps, qu'au peuple seul appartient la souveraineté des États, que l'autorité des sujets l'emporte sur celle du roi, eh bien! mais, Monseigneur, c'était une opinion enseignée, reçue, mise en pratique dans toutes les communions chrétiennes, et dont les jésuites spécialement s'étaient faits les défenseurs... Le plus catholique des lieux communs! Oui, voilà ce qui est sorti de ce sublime livre à sept sceaux de la Révolution française, ouvert au milieu de tant de trompettes, de tonnerres, de tremblements de terre! La mort de Louis XVI a eu lieu, en vertu des mêmes principes qui avaient armé Jacques Clément, Balthazar Gérard, Ravaillac. La théorie et les maximes reprochées avec horreur aux jésuites sont celles mêmes qu'on applique dans la démocratie triomphante, si bien que la Révolution... ha, ha, ha! se trouve avoir pour mère le Gesù!
—Ainsi, reprit Floris, après un silence, vous n'avez donc pas foi, Manès, aux destinées de la Démocratie?
Le savant fit claquer ses doigts:
—Qu'entendez-vous par là, Monseigneur? La chute prochaine des rois? L'avènement des Républiques?... Peuh! république ou monarchie, la pièce est la même sous d'autres masques... L'accession des foules au pouvoir? Mais le suffrage universel, tel qu'il se pratique actuellement, en France et aux États-Unis, est précisément un leurre, une attrape, une duperie merveilleuse à fasciner les yeux des niais, un tour subtil de gobelet pour dépouiller la plèbe de ses droits et les lui filouter à sa barbe. La belle avance, n'est-ce pas? que la volonté qui gouverne soit celle d'un tribun et non pas d'un roi, que la caste privilégiée ne s'appelle plus la noblesse, mais la majorité de la Chambre, et que le peuple soit souverain, puisqu'il lui faut céder son pouvoir!... Souverain! Ha, ha, ha! souverain!... Un plaisant souverain, ma foi!... Un souverain de liards et de guenilles! Son trône est un siège boiteux, son palais un galetas sordide, son sceptre la navette ou l'outil qu'il manie douze heures par jour, sa couronne la marque au front, le sceau que la mort lui imprime, car la durée moyenne de la vie, pour ce troupeau des misérables, est d'un tiers ou de moitié plus courte que celle des bourgeois et des riches... Non, non, les vrais souverains, Monseigneur, les immortels tyrans de l'homme, ce sont les deux Mammons, les fantômes effrayants, les meurtrières abstractions sorties tout armées de sa cervelle, oui! le Capital et l'État. Voilà les bergers de nations, les deux monstrueux Polyphèmes, tondeurs, tueurs de leur bétail d'hommes, et qui, jusqu'à la fin des temps, les paîtront sous ces dures houlettes qu'on nomme: impôt, impôt du sang, lois, religions, nationalités. Qui pourrait, en effet, renverser ces colosses d'iniquité?... Certes, on rirait si Prométhée, torturé sur son rocher, espérait sa délivrance de Jupiter, de son tourmenteur même. Telle est pourtant l'illusion naïve dont se berce l'Humanité! C'est sous les ailes maternelles du vieux vautour qui lui ronge le foie, qu'elle dépose, pour y éclore, l'œuf précieux de son Age d'or. Pressés, foulés, meurtris de tyrannie, ce qu'appellent socialistes, communistes, collectivistes, tous les apôtres de la plèbe, tous les voyants des temps à venir, c'est un tyran, bien plus impitoyable encore, puisqu'il serait impersonnel: l'État-Roi, l'État-Providence, l'État-Argus avec ses cent yeux, l'État-grand manufacturier de la félicité publique. Tous les hommes égaux, pareils! Chaque âme exacte et poinçonnée ainsi qu'un outil social! Les têtes humaines faites au moule, ni plus ni moins que les têtes d'épingles!... Rêves riants peut-être, Monseigneur, mais chimériques, assurément, tant que l'homme sera un animal vivant, et non pas une formule, un chiffre!... Lors même que l'on faucherait notre vieille race d'égoïsme, et qu'après le total cataclysme, une moisson d'hommes nouveaux sortirait des dents du Dragon, ceux-ci, conformément au mythe, se battraient, à peine hors du sillon, jusqu'à ce qu'un d'eux commandât aux autres. L'égalité est l'idéal de l'esprit de l'homme, et l'inégalité, le penchant de son cœur. Le rêve de l'équité n'est qu'un rêve. Le monde est bâti sur la force, en ce siècle dit civilisé, juste autant qu'aux premiers jours du globe.
—Sur la force! répéta Floris.
—Mais oui, sans nul doute, Monseigneur. Et d'abord, dans l'ordre physique, comment en serait-il autrement, puisque les êtres tirent leur accroissement, leur substance, les uns des autres? L'animal vit la mort du végétal; l'homme, la mort de l'animal. Chaque créature est un sépulcre insatiablement ouvert. La jeune vierge la plus suave exhale l'odeur des hécatombes. Le vieillard le plus vénéré apparaît peut-être aux yeux des Anges tel qu'un affreux caillot de sang, qui dégoutte de la tête aux pieds. La loi de nature est le meurtre: et l'Homme, ainsi qu'un miroir vivant, réfléchit cette loi, naïvement. C'est sur elle qu'il a modelé ses mœurs, ses conceptions, ses croyances; cet Ananké de la matière lui a servi de prototype, pour édifier son monde moral... Jusqu'à Dieu même, Monseigneur, jusqu'au culte qu'il nous faut lui rendre, nous l'épelons dans ce Livre de mort. Que sont les anciens holocaustes, les cilices, les flagellations, sinon des souffrances subies, pour que le Moloch s'en réjouisse? Et sur tous les autels de la chrétienté, chaque matin, symboliquement, n'immole-t-on pas le Fils au Père, comme la seule hostie digne d'un Dieu? Partout, le meurtre, la violence, l'Até féroce aux ailes noires. Le mot vertu veut dire force. Les premiers, les plus glorieux, les plus grands des hommes, au gré des hommes, ce sont leurs exterminateurs... Vous-même, Monseigneur, à Watteoo, quand les naturels ont insulté et tenté de désarmer un détachement de vos matelots, n'avez-vous pas recouru aussitôt à la force, aux canons du Black-Swan? La belle homélie qu'un obus, pour évangéliser des sauvages!... C'est ainsi que, depuis quatre siècles, les Européens sont en train d'exterminer ou de déposséder les autres races de la terre. Les peuples resserrés halettent: la civilisation, comme une araignée, enveloppe le reste du monde. Plus de Peaux-Rouges, en Amérique; au seul contact de l'homme blanc, les Océaniens disparaissent; l'Anglais commence à flairer, à poursuivre jusque dans leurs dernières retraites, les Australiens, les Néo-Zélandais; l'Afrique entière est envahie. Voracement, chaque nation chrétienne s'efforce d'engloutir le plus qu'elle peut de la terre, quitte à le revomir un jour... De quel droit? Du droit du plus fort, seule vérité, seule sentence fixée au cœur de l'homme par un clou solide. Tout le reste: fraternité, égalité, progrès des lumières, des mots, Monseigneur, des chants de flûte; mais, au-dessous, on entend aboyer, comme autour de la Scylla marine, les gueules horribles de la guerre. Cent ans d'humanitairerie ont enfin abouti à ceci: tout citoyen soldat, vingt millions d'hommes en armes, l'Europe entière devenue un vaste camp. N'est-il pas clair que nous voilà retournés à l'état de nature, à la barbarie primitive, chacun gardant, l'arc à la main, sa hutte d'écorce ou sa caverne?
Un moment de silence suivit. Floris, assis, le poing sous le menton, presque indistinct dans la nuit, poussait par intervalles un long soupir.
—Ne croyez-vous donc pas à la science, Manès? demanda-t-il tout à coup.
Le savant eut un ricanement:
—Quelle science, Monseigneur? Si par ce mot vous entendez une sorte de Vulcain moderne, agençant, machinant notre vie, et lui forgeant, de jour en jour, des rouages plus exacts, un dieu Cabire, patient, rusé, utilisant pour ses soufflets les fluides et les forces de la terre, certes, Monseigneur, qui pourrait douter de cette science-là? Tout ce qui nous entoure est son œuvre; elle a jailli du cerveau de l'homme, dès la naissance du vieil Adam. Le premier tireur d'arc, le premier potier l'ont eue, comme nous, pour inspiratrice, car la transmission du mouvement et la compressibilité de la matière sont des phénomènes scientifiques, absolument au même titre que les effets les plus subtils de l'électricité et des lois acoustiques.
—Ce n'est pas la science, Manès; c'est l'industrie, dont vous me parlez.
—C'est qu'il n'y a pas d'autre science, Monseigneur, repartit le savant. Celle de qui les sots proclament, en ce temps-ci, qu'elle a pénétré tous les mystères, ce prétendu soleil du monde invisible, cette doctrine ajustée aux choses comme la bague au doigt, ce catéchisme rationnel, mille fois plus cru, plus vénéré que le catéchisme divin, niaiseries, Monseigneur, mensonges! Si savoir implique comprendre,—et comment donc savoir sans comprendre?—alors, l'homme le plus savant de nos Académies en sait tout juste autant que l'homme-singe, l'anthropopithèque primitif, en admettant qu'il y ait eu un tel homme. Quoi que l'on affirme, Monseigneur, le cercle de ténèbres qui nous environne n'a pas reculé d'un empan. Le doute, l'obscur, l'inconnaissable, continuent de peser sur nous, aussi fatalement que la terre doit tourner, jusqu'au dernier jour, sous son cône d'ombre.
—Ainsi, la vérité n'est pas! s'écria Floris.
Manès répondit, en souriant:
—La vérité existe, Monseigneur; le difficile est de la connaître... Mais, puisque nous en sommes sur ce propos, quoique, assurément, je ne saurais dire le chemin qui nous y a conduits, je vous expliquerai maintenant mon scepticisme, jusqu'au bout... Et d'abord, dites-moi, Monseigneur, quelle est la clef qui nous ouvre les choses? Évidemment, rien que les sens. C'est par leur voie que les odeurs, les saveurs, les couleurs, la lumière, tout l'étrange ballet des atomes s'achemine, et empreint en nous ce qu'on appelle leurs qualités. Mais la question est précisément si ces qualités sont réelles, si le chaud, la douceur, la mollesse, le poids, la légèreté tiennent à l'objet, et constituent, comme le vulgaire se l'imagine, l'argile même dont il est pétri, ou bien, suivant ce que démontrent la plupart des philosophes, si elles ne sont rien que nous-mêmes, modifiés au contact des choses. En effet, Monseigneur, puisque le monde doit passer au prisme de nos sens, quelle certitude aurons-nous jamais que le rayon qui en résulte nous peint le monde, et non pas nos sens?... Y a-t-il du bruit dans le canon, ou seulement dans notre oreille? La lumière remplit-elle l'air, ou le cristallin de notre œil? Le feu, en soi, et indépendamment des effets que nous en éprouvons, a-t-il de l'éclat et de la chaleur? En d'autres termes, nos perceptions nous donnent-elles, ainsi qu'on le croit, une relation à l'univers, ou simplement un rapport à nous-mêmes?... Grave problème, Monseigneur! Pierre d'achoppement de la science! Au seuil même de ce qu'il doit connaître, l'esprit humain vacille et trébuche... Car, dès qu'on pose pour certain,—et comment en douter raisonnablement?—que l'objet n'est que le composé, la somme de nos sensations, de là s'ensuit l'éternel mystère de ce qu'il est avant d'être senti, puisque seule, la sensation nous met en rapport avec lui. Donc, tout ce qu'on peut affirmer, c'est qu'il est le support inconnu des impressions que nous en recevons... Passons encore plus avant. Il n'y a même pas, Monseigneur, de liaison nécessaire entre l'objet représenté et l'idée qui le représente. Tous les visionnaires voient ce qu'ils voient. Ne sommes-nous pas déçus comme eux, quand nous croyons qu'il existe hors de nous, autre chose que des apparences?... Peut-être l'éternelle illusion tisse-t-elle, autour de tous les êtres, une sorte de réseau magique, où nous nous trouvons renfermés, comme le ver dans la soie. Peut-être sont-ce nos rêves seuls qui bâtissent dans le vide immense, la Cité d'erreurs et de mirage que nous nommons l'univers. La terre et l'Océan, Monseigneur, cet abîme constellé du ciel, avec ses millions de millions d'étoiles, ce prodigieux engrenage forgé d'espaces et de soleils, tout cela, peut-être, n'est qu'un prestige, un petit mouvement de nos nerfs, les taches de notre œil malade, des bulles, des fantômes, des riens. Notre science tant célébrée passe à travers des ombres vides, comme la bise à travers le porche d'un palais en ruine. L'objet même de nos recherches s'évanouit, se dissipe; nous n'étreignons jamais que le néant.
—Mais pourtant, répliqua le Grand-Duc avec une sorte de brusquerie, quelques subtilités qu'on imagine, ce ne sont pas nos sens qui jugent et qui comprennent la vérité. C'est la raison, l'entendement, l'esprit, ou tel nom que vous voudrez lui donner.
—Soit, Monseigneur! reprit le savant. Mais cet entendement, quel est-il? Peut-on le définir, le connaître? Nos disputes et nos méditations ont-elles réussi, depuis trois mille ans, à éclaircir son mode d'action, son lieu, son principe, sa nature intime?... Non, l'esprit s'échappe à lui-même. Ce juge de tout ne peut juger de ses propres opérations. Pour comprendre l'entendement, il faudrait un autre entendement; pour celui-ci, un autre encore, et ainsi à reculons jusqu'à l'infini... Puis donc que l'esprit s'ignore soi-même, et que jamais aucun œil n'a percé les ténèbres de la caverne d'où il rend à l'homme ses oracles, avec quelle assurance nous servirons-nous de ce qui nous est inconnu pour connaître ce qui nous est inconnu, et quelle créance pourrons-nous avoir aux jugements de la raison?... Mais, dit-on, elle est sa propre lumière. Étrange assertion, Monseigneur! Car vouloir démontrer par raison que la raison est véridique, n'est-ce pas—dussiez-vous derechef m'accuser de subtilité!—usurper, comme déjà prouvé, cela même qui est en question?... Bien, bien! sans rancune, mon cher Floris! et le vieillard se mit à rire. Je connais l'effet irritant que produisent sur les esprits qui n'y sont pas accoutumés, les raisonnements métaphysiques. Il leur semble que des araignées tissent autour d'eux leurs toiles invisibles; ils s'indignent comme Gulliver, enchaîné par les Lilliputiens. Mais, enfin, tel est le dilemme: ou nous abandonner à nos sens et aux erreurs populaires, ou bien nous résigner à suivre patiemment les mille détours de la dialectique... En résumé, que peut-on affirmer de l'esprit? Uniquement ceci, Monseigneur: que ne créant rien par lui-même, car sans le corps, évidemment, il ne saurait non plus qu'une pierre, tout son effort se borne à ranger les choses sensibles dans sa perspective, à les classer, à les coordonner, bref, à réunir en volume ce que les sens lui font tenir, ainsi que par feuillets séparés, d'où il suit que si les feuillets se trouvaient autres, le livre aussi serait différent. Le proverbe florentin dit bien: Le tailleur fait le vêtement comme il a le drap. Notre esprit dépend, par conséquent, de notre tact, de notre goût, de nos yeux, de notre odorat, de nos oreilles. Il est cousu au sac du corps, muré dans le cachot de nos sens... L'Homme est un luth vivant à cinq cordes. Pourra-t-il prétendre sonner, au moyen de cette mesquine gamme, toute la profonde harmonie, l'immense symphonie de l'univers?... Nous constatons qu'un sens de moins appauvrit et diminue notre âme. Ainsi, dix sens, vingt sens de plus, si quelque Dieu nous en dotait soudain, lanceraient notre esprit comme sur des ailes, hors du puits étroit et obscur que nous nommons la Science, et nous révéleraient, sans doute, dans une lumière inconnue, des essences et des objets, par myriades, desquels nous n'avons aucune idée... Qu'on vante à présent le génie de l'homme! Qu'on en célèbre l'énergie, l'audace, l'instinct sublime! Ha, ha! nous ne savons même pas si la raison est raisonnable... Ses lois sont-elles générales? Embrassent-elles tout l'univers, ainsi que notre orgueil le proclame, ou bien, formées par notre entendement, d'après les perceptions des sens, leur portée se limite-t-elle à notre condition terrestre? Peut-être que nos vérités ne sont rien d'autre que notre manière de concevoir. Peut-être la raison est-elle le mirage personnel de l'homme... Oui, dans un coin de l'Infini, il y a peut-être la raison de la petite planète Terre, comme ailleurs la raison de Saturne et de l'étoile Alpha de la Lyre!
Le Grand-Duc secoua la tête; puis, lentement, après un silence:
—Ainsi, l'évidence ne prouve rien?
Manès répondit en souriant:
—Pas autre chose, Monseigneur, que l'optique de notre raison... Et d'ailleurs, même en la tenant pour le critérium de la vérité, quelle foi avoir en l'évidence, puisqu'elle peut se trouver dans le faux aussi bien que dans le vrai? L'Oracle et les augures ont été évidents à tous les peuples de l'antiquité. Ce qui paraît à l'esprit du dormeur, de l'ivrogne, de l'insensé, n'offre pas moins d'évidence que ce qui paraît à l'esprit de l'homme raisonnable. Il n'y a rien de certain, Monseigneur, les axiomes pas plus que le reste. Ces fondements de la démonstration, ces vérités que l'on prétend intelligibles par elles-mêmes, ces premiers anneaux des sciences, ces propositions éternelles, qui, soi-disant, enveloppent les choses, comme un compas, lorsqu'on le tourne, circonscrit l'espace nécessairement, tout cela est vague et chimérique!... Et, en effet, si l'évidence fait le signe de la vérité, quel axiome a jamais été plus évident que celui-ci: Il ne peut exister d'antipodes; ou mieux vérifié quotidiennement que cet autre: La nature a horreur du vide; ou plus immuable que ce dernier, presque naïf à le formuler: Un corps ne peut agir où il n'est pas? Trois vérités qui sautent aux yeux, trois de ces principes certains, qu'il suffit d'entendre pour les croire!... Vous vous récriez, Monseigneur... Eh! sans doute. On vous a appris que la terre est ronde, que l'air est pesant, et comment, pour quelques shillings, on télégraphie jusqu'en Amérique. Mais, si vous ne le saviez pas, quelles raisons aurait votre raison de suspecter ces axiomes?... Et tenez, celui-ci, que vous en semble? L'identité de la composition implique l'identité des propriétés; en d'autres termes, Monseigneur: Deux corps dont la composition est la même, sont identiques. Rien de plus évident, n'est-ce pas? Eh bien! rien de plus faux, toutefois. Ce qu'on nomme l'isomérie a ruiné cette vérité-là. Deux corps composés identiquement peuvent être fort différents. Le terrible acide cyanhydrique se trouve le même, chimiquement, qu'un sel inoffensif, le formiate d'ammoniaque. Les divers éléments de l'urée composent aussi le cyanate d'ammoniaque hydraté... Soit! Deux et deux font quatre, direz-vous. Cela, du moins, est une vérité... Non pas tant vérité, Monseigneur, que pure identité d'idée, tautologie flagrante, avérée! Qu'est-ce que le nombre, en effet, sinon l'unité ajoutée à elle-même? En sorte que deux et deux font quatre signifie seulement ceci: Quatre fois l'unité sont quatre fois l'unité... Allez, Monseigneur, on a beau chercher et se tourner de tous les côtés, il n'existe pas d'axiomes. Ces premiers-nés de l'esprit humain vont de pair avec leurs cadets. Comme n'importe quel aphorisme, ils expriment uniquement une évidence de rapport. Ce sont des parce que et non des pourquoi, des effets et non pas des causes; des concepts strictement taillés à la mesure des phénomènes, et qui, bien loin de précéder la connaissance, en dépendent, de façon qu'en tirer des preuves, c'est prouver la chose dont il s'agit dans tel ou tel cas particulier, par la chose en question elle-même, considérée au général.
Le Grand-Duc se leva sans parler, et il fit, d'un pas machinal, sept ou huit tours sur la terrasse, puis, s'arrêtant en face du vieillard:
—Donc, reprit-il amèrement, pour ne pas mentir, il faudra ne plus rien affirmer désormais; répondre à tout qu'on doute, qu'on ignore, craindre même d'avouer que l'on vit, se fermer la bouche avec la main... Non, non, c'est impossible, Manès. Il y a pourtant des certitudes, des vérités mathématiques.
Le savant haussa les sourcils ironiquement:
—Certes! Mais comment donc, Monseigneur! Vérités sûres, manifestes, et dont l'homme, d'ailleurs, a si bonne opinion, qu'envoyant au ciel généreusement ses calculs, ses roues, ses paraboles, il en a fait présent à Dieu, lequel, selon le divin Platon, exerce la géométrie... Le seul malheur, mon cher Floris, est que ces vérités admirables marchent toujours derrière un si, ni plus ni moins que ce dicton des petits enfants bien connu chez nous: Si le Kremlin était de beurre, le moujik le mangerait!... De même, si elles existaient, pourrait-on dire, quelle merveille que les mathématiques!... En effet, réfléchissez-y, cette science n'a d'objet que nos idées. L'homme a tiré de son esprit des abstractions et des figures chimériques, et n'ayant pas à s'inquiéter qu'elles cadrent à la réalité, il en développe les propriétés qu'impliquait d'avance leur définition. Il n'y a donc rien, dans les mathématiques, que ce que nous y avons mis: la vérité que découvre Archimède, au terme de sa démonstration, est la répétition exacte de la supposition dont il est parti... Comme un baladin, Monseigneur, fait cheminer sa muscade, de gobelet en gobelet, jusqu'à celui qu'il a marqué tout d'abord, ainsi le mathématicien déduit et pousse ses conséquences, dont la dernière, enfin, n'est vraie que parce qu'elle se trouve identique avec celle qui la précède, celle-ci avec la précédente, et ainsi de suite, en remontant jusqu'à la première supposition. Ce qu'on appelle «vérités mathématiques» se réduit donc, comme je le disais, à des identités d'idées: ces prétendues sciences exactes sont pareilles à un arbre immense portant sa tête dans les nues, mais dont le pied pose sur le vide... La géométrie, Monseigneur, est le roman de notre raison. Un simple point sans étendue, c'est-à-dire rien, le néant même, produit en se multipliant, les lignes, les surfaces, les plans, évolue, se gonfle, et met bas enfin, comme un cheval de Troie d'une autre sorte, la géométrie tout entière. Vous sentez dès lors combien il importe à la dignité de l'esprit humain qu'Hippocrate de Chio parvienne un jour à carrer les lunules du cercle et milord Brounker les hyperboles; encore que, de l'aveu de tous, il n'y ait ni cercle ni hyperbole, et qu'en rechercher les propriétés, ce soit justement vouloir connaître la chanson que chantaient les Sirènes, ou le pelage et le genre de vie des licornes et des hippogriffes!... Pour comble de folie, Monseigneur, cette science, sortie du néant, plonge, en trois pas, dans l'infini. L'opérateur barbouille son papier de 8 couchés horizontalement, et le voilà persuadé qu'une cervelle humaine, en dilatant ses six pouces environ de long sur cinq de large et trois de hauteur, admet et absorbe l'infini, que dis-je? plusieurs infinis, car ces habiles en reçoivent d'infiniment plus grands les uns que les autres... Ne croyez pas que je me moque! Le célèbre Torricelli a démontré qu'une quantité finie et une quantité infinie étaient égales. D'autres prouvent qu'il y a des quantités infinies bornées de chaque côté. Peu importe qu'on déraisonne, pourvu qu'on enchaîne des raisonnements... Et que d'autres impossibilités! Au milieu de quelles nuées, de quelle Cité des coucous, les mathématiciens ont-ils rencontré ces fameuses lignes asymptotes, destinées à toujours s'approcher, sans se rencontrer jamais? En quel métal, en quelle pierre tailleront-ils leurs cissoïdes, leurs conchoïdes, leurs directrices?... Remarquez, de plus, Monseigneur, qu'à l'encontre de l'opinion vulgaire, il ne règne entre eux pas moins de disputes que parmi le reste des savants. L'évidence qu'un théorème porte pour l'un, comme sur le front, paraît à l'autre plus que douteuse; et répliques et réfutations d'entrer en jeu! Cette façade de logique, claire et nue, que présente la géométrie, masque, par derrière, un labyrinthe, aussi obscur, aussi tortueux que celui des autres sciences. Combien, et non des moins illustres, y ont déjà perdu leur chemin, aboutissant enfin, comme Longomontan ou Grégoire de Saint-Vincent, à trouver la Chose impossible, cette quadrature du cercle, qui symbolise pour la foule la duperie, l'illusion géométrique!... Et l'instinct de la foule a raison. Oui, la mathématique pure est l'art d'extravaguer méthodiquement. Le nombre n'existe, Monseigneur, qu'autant que son application à quelque propriété de la matière lui donne de la réalité. C'est notre faiblesse que prouve cette science tant admirée; c'est notre sottise qu'elle aide. Impuissants à concevoir les choses, nous y promenons cette toise qui nous les mesure, et qui en gradue l'immensité à notre petitesse. L'arithmétique et l'algèbre ne sont rien qu'une aide, une routine, une manière d'opérer. Elles abrègent nos idées, et les disposent dans un bon ordre, tandis que la géométrie nous les dessine et nous les rend sensibles... Des ailes, a-t-on dit. Non pas! mais le bâton d'aveugle de l'esprit humain.
La lune effilée, avec son croissant, se levait enfin dans le ciel, au milieu du fleuve des étoiles. C'était ce moment de la nuit où le silence, déjà profond, se fait plus surnaturel encore. Depuis la nébuleuse lointaine jusqu'aux dalles de la terrasse que foulaient Manès et le Grand-Duc, on eût dit qu'un cercle magique était tracé autour de Djeddah et des ondes qui l'environnent. Le vieillard poursuivit, après une pause:
—Et de même pour tout le reste. En morale, en métaphysique, nos vérités sont aussi creuses. Nous ne pouvons pas mieux fonder nos rapports avec nos semblables, qu'avec les pures conceptions de notre esprit... Qu'est-ce que le bien et le mal? Quelle réalité ont-ils? Ce que nous nommons Ordre et Confusion, Vice et Vertu, Laideur et Beauté, tout cela, comme une peinture, ne s'efface-t-il pas sous le doigt? Bien vieille énigme, Monseigneur, et dont le mot est plus amer à découvrir qu'à ignorer!... En effet, une ancre, une seule, retient toute la morale humaine: c'est la croyance à notre liberté. Mais cette liberté, qu'est-ce donc? Évidemment, rien que notre pouvoir d'accomplir ce que nous voulons. Quant au vouloir lui-même, il nous échappe, par la raison bien simple, Monseigneur, que nul ne peut vouloir sans raison. Car quel Dieu même concevrait une chose qui nous détermine et qui n'est pas déterminée, une action ne dépendant de rien et dont d'autres actions dépendent, qui, sans nécessité, et partant sans motif, produit actuellement A, tandis qu'elle pourrait aussi bien produire B ou C ou D; en deux mots: le hasard absolu?... Non! le trait demeure encoché, si une main ne tend pas la corde; il n'y a pas d'effet sans cause... C'est nécessairement qu'on veut, en conséquence des idées qui se présentent à nous et qui nous déterminent. Les volontés des hommes, Monseigneur, ne s'envolent pas dans l'air, au hasard, comme des oiseaux, mais la Nécessité les scelle, à chaque instant, ainsi qu'avec du plomb fondu. La plus minime de nos actions est liée à la Roue du monde, aussi indissolublement que le lever quotidien du soleil... Reconnaissons donc, de bonne foi, que le bien et le mal n'expriment que nos façons d'imaginer. Le vieil Adam, persuadé que l'univers était créé pour lui, a nommé le Bien ce qui lui servait, et le Mal ce qui pouvait lui nuire. Son égoïsme a partagé les choses, selon qu'elles l'affectaient: et elles restent à jamais séparées, comme le vinaigre et l'huile dans le même vase, encore qu'elles n'en soient ni plus ni moins parfaites pour charmer les désirs de l'homme ou pour lui déplaire, pour choquer ce roi de la nature ou bien pour le favoriser. Ces grands mots: beauté, conscience, bonté, héroïsme, sainteté, ne sont rien que les voiles peints dont nous offusquons nos yeux, et sous lesquels on trouve simplement la volupté, l'orgueil, l'intérêt des créatures à deux pieds. Le vice et la vertu sont vides. Des mots sonores, et rien de plus!... Non que je veuille, mon cher Floris, dans le commun usage de la vie, ne pas approuver, ne pas suivre, ce qu'approuve et suit le troupeau vulgaire; mais c'est l'amer privilège du sage, de pratiquer la vertu sans y croire... Et même, enfin, tout autour de nous, cette foi si ardente des hommes, ce grand amour officiel de la morale et de l'équité, ne vont pas, il faut bien l'avouer, sans quelques accommodements. Réfléchissez-y, Monseigneur, et, comme le peintre qui se recule, vous verrez les notions que l'on croit les plus rigides et les plus fixes, changer de perspective, au gré de nos passions, de nos lois, de nos préjugés, et le mal devenir le bien... Que dira-t-on qui soit mauvais d'un consentement unanime? Le vol! Mais l'État, Monseigneur, nous prend aussi ce qui nous appartient... L'inceste, les ordures de la chair? Bah! simple crime d'opinion, et qui varie de peuple à peuple. Un frère et une sœur d'Athènes se mariaient saintement sous l'œil des dieux; une vierge de Babylone se prostituait par piété. L'homicide? Mais en ce cas, pourquoi les supplices, pourquoi la guerre? Quel jeu est-ce que celui-ci, de souffler de la même bouche tantôt la douceur et tantôt le meurtre, de fixer, selon nos convenances, des jours où le sang est impie et d'autres où il est glorieux; bref, d'être à la fois ange et tigre!... Vous le voyez vous-même, Monseigneur, l'imagination dispose de tout. Elle fait la beauté, le bonheur, l'honnêteté, la vertu. Elle a fait jusqu'à Dieu lui-même, châtieur, punisseur de nos crimes, espèce de Juge impitoyable qui échange son paradis contre des larmes et des souffrances, et torture ses damnés dans les flammes: grand justicier, puissant vengeur, soutien des lois, règle et norme de l'équité. Tel est le mors dont on nous a domptés, le Dieu des prêtres et des théologiens! Tel est le Dieu du cœur de l'homme!... Mais bah! le Dieu de sa raison, l'autre Idole, n'est pas moins grossière. La philosophie, jusqu'ici, pour expliquer l'Inconnaissable, s'est bornée, comme une fée bavarde, à lui imposer des noms différents. Dieu a donc été, tour à tour, l'Idée de Platon, le Νοῦς d'Aristote, la Nature de Giordano Bruno, la Substance de Spinoza, la Chose en soi de Kant, le Moi de Fichte, la Raison de Hegel, la Volonté de Schopenhauer... Comme si le Mystère ineffable ne fût rien de plus qu'un jeu de grammaire, un vocable à trouver, complétant une inscription mutilée, et dont les dimensions, le genre et le nombre doivent s'ajuster au mot qui manque!... Le Dieu de l'homme, Monseigneur, voulez-vous que je le définisse? C'est l'homme s'adorant soi-même. L'esprit humain ne peut se dépasser, pas plus que les eaux ne s'élèvent au-dessus du niveau de leur source. Dans son autolâtrie naïve, l'homme a divinisé son image, donnant à l'Être inconcevable autant de masques et le peignant en autant de couleurs qu'il se sentait de facultés. Tout culte, toute théodicée aboutissent à l'anthropomorphisme. La Sainte Vierge, c'est Dieu-femme; la Trinité, la famille humaine idéalisée; Dieu lui-même, Père et Seigneur, l'ombre de l'homme.
Manès se tut. Un léger brouillard blanc commençait à fumer sur la mer; la chaleur était moins accablante. Deux ou trois flambeaux s'allumèrent au-dessous de la terrasse, dans la cour où étaient campés les envoyés du chérif de la Mecque. On entendait les chevaux entravés s'agiter, frapper du pied... Le savant reprit d'une voix lente:
—Et maintenant, pour avoir fait le tour entier de nos connaissances, il ne me reste qu'à démontrer combien sont vaines et illusoires ces sciences de la Nature, où l'on met tant d'orgueil aujourd'hui... En effet, Monseigneur, toutes choses étant relatives à quelque autre, comment savoir jamais ce qu'elles sont? L'azote, par exemple, est défini un corps simple, gazeux, etc... mais il n'y a de gaz que parce qu'il y a des solides et des liquides; et ainsi, à l'infini. Le fait le plus vulgaire forme le centre d'un prodigieux tourbillon, où des millions de millions d'orbes entre-croisent couleurs sur couleurs, rayons sur rayons, sphères sur sphères, éternellement. Comme dans l'Océan, le flot s'appuie au flot, ainsi les choses se modèlent à nos yeux, par leurs contrastes ou par leurs ressemblances. Toutes nos vérités démontrées ne le sont donc que provisoirement. Dans cette enchaînure infinie, elles changeront forcément d'aspect, selon qu'on les rattachera à telle ou telle vérité insoupçonnée et plus profonde. L'homme espère-t-il remuer toutes les pierres de la nature? Fera-t-il le tour de chaque étoile? Qu'importent quelques phénomènes qu'il observe avec tant de labeur! Dans la vue de l'infini qu'il faudrait connaître, tous les finis sont égaux. L'esprit humain, sans contredit, n'est pas capable de savoir tout, et ne peut rien savoir, s'il ne sait tout... Par surcroît, dès le second pas, autre difficulté non moins grave. Car, de ce qu'une explication s'accorde avec les faits observés, s'ensuit-il nécessairement que cette explication soit la vraie? Autant prétendre, Monseigneur, que nous connaissons tous les possibles. La nature est un immense chiffre. Rien n'empêche que l'on y trouve plusieurs sens suivis et raisonnables, en usant de clefs différentes... Les choses, toujours, se prêteront, comme une cire complaisante, au sceau dont on voudra les empreindre. La rencontre la plus concordante peut ne prouver que le hasard. N'est-ce pas Pierre le Loyer, un docte fou du seizième siècle, qui ayant fait sortir par anagramme, d'un vers d'Homère, son nom, son pays, sa province, le village de sa naissance, en concluait que le poète l'avait connu et prophétisé?... De même, la plupart des hommes, parce qu'ils voient leur almanach annoncer les éclipses à jour fixe, en infèrent que l'astronome a reconnu et comme démonté les moindres rouages célestes, sans se douter qu'il n'y a là qu'un empirisme, une formule, une méthode aveugle et de routine, pratiquée, depuis trois mille ans, par les Indiens, les Chinois et les Grecs... Toutes nos sciences, Monseigneur, ressemblent à cette peau de bœuf dont Prométhée voulut duper Jupiter. Elles présentent assez bien l'extérieur des phénomènes et satisfont grossièrement à l'œil, mais il leur manque les entrailles, la vie... Car, enfin, que poursuit la science? Uniquement les causes, je présume. Que trouve-t-elle? Des effets. L'homme en est, depuis trente siècles, à la première lettre du Livre. Il a beau l'orner de couleurs, de dorures, d'arabesques, ce n'en est pas moins toujours la même. Quatre ou cinq effets généraux, dont nous déduisons la foule des autres, sont pour nous les lois de la nature. Quelques noms soutiennent toute la science, semblables à ces lièges des pêcheurs qui font surnager le filet. On dit: Esprit, Matière, Force, Mouvement, Premiers principes, mais ces mots que la bouche prononce, l'entendement ne les conçoit pas. Ils nous expriment seulement le sentiment confus qu'on a des choses, l'espèce de flambeau fumeux que l'on en approche en tâtonnant, la formule non d'une idée, mais d'un effort vers une idée, une pensée de pensée, l'ombre d'une ombre!... En effet, voyons, Monseigneur, que signifie pour nous le mot MATIÈRE?... Dirons-nous que nous le comprenons? Mais la fameuse attraction de Newton est une qualité occulte... Comment tient-elle rassemblés des atomes ne se touchant pas? Ces atomes, qui sont des masses de matière, quel lien les serre et les soutient eux-mêmes?... Nous n'arrivons pas davantage à nous faire une idée de la FORCE. La gravitation, par exemple, suppose qu'un corps agit sur un autre et l'enchaîne à travers le vide. Or, le vide, c'est le néant, et qui jamais a pensé le néant? Le concept en est si impossible que ce néant, nous le mesurons, nous en donnons les dimensions: tant de milliers de lieues de la terre à la lune, tant jusqu'au soleil, tant jusqu'aux étoiles, comme si un pur rien pouvait être étendu en longueur, en largeur et en profondeur!... La nature du MOUVEMENT, où la science aujourd'hui réduit tout, n'est pas moins inexplicable. Comment le définirons-nous? La modification d'un rapport de distances?... L'action par laquelle un corps passe d'un lieu à un autre?... Mais c'est là seulement rendre compte du mouvement apparent. Dans un espace sans limites comme l'univers, le changement de lieu est inconcevable, parce que le lieu même est inconcevable. Qu'est-ce que marcher toujours, et n'avancer jamais? Tous les lieux doivent être à distance égale de limites qui n'existent pas... Bornerons-nous le monde? Mais avec quoi? Où tomberait, en ce cas, la flèche lancée du haut de son rempart?... Tout, Monseigneur, est incompréhensible!... L'esprit humain, comme un enfant placé entre la Chimère et le Sphinx, n'a le choix qu'entre deux impossibilités. Il se détermine pour l'une, parce que la doctrine opposée lui paraît plus impossible encore, comme si ce qui est impossible pouvait l'être plus ou moins... Partout, la nuit; partout, le mystère! Les dernières idées scientifiques se réduisent à de purs symboles, et non à des notions du réel... La Nature, la Force, le Mouvement, tous ces noms superbes qu'il suffit de prononcer, à nous en croire, pour voir s'élever aussitôt, comme avec la lyre d'Amphion, le dôme immense de l'univers, reconnaissez-les, Monseigneur. Ce sont simplement les anciens Dieux, les Olympiens grecs et romains, dont chacun se trouvait, en effet, l'âme de quelque pièce du monde, ou encore, les Eons alexandrins... La science a bien le droit, vraiment, de jeter au nez des philosophes leurs abstractions réalisées. Elle-même ne pense, ne parle, ne connaît rien que ces abstractions... Le vrai symbole du savoir humain, tenez, Monseigneur, regardez-le! C'est ce croissant qui, tous les mois, change, grandit, s'amincit, s'éclipse, puis reparaît entre les étoiles.
Et, ricanant, levant les bras dans une adjuration ironique:
—O lune, s'écria Manès, variable et inconstante lune, sois-moi témoin, alors que les siècles à venir rejetteront les savantes erreurs que nous appelons des vérités, et, confiants en leurs nouveaux préjugés, bafoueront ceux d'aujourd'hui, sois-moi témoin que Vassili Manès n'a pas cru à ces mensonges!... Non! chimie, physique, astronomie, l'attraction avec son carré des distances, la géologie, les corps simples, toutes ces belles inventions, taillées, cousues comme un habit à la mesure de l'esprit de l'homme, je n'y crois pas!
Le ciel profond commençait à blanchir du côté de l'orient, strié de minces nuages. On distinguait confusément, sous cette clarté glacée, les huttes du Faubourg des pêcheurs, entre la ville et les murailles. Dans les rues encore pleines d'ombre, personne n'apparaissait; les terrasses étaient désertes. Tout au loin, les falots des navires venaient de s'éteindre sur la mer.
—Ainsi, rien ne subsiste, dit le Grand-Duc, après un silence... Mais pourtant, Manès, je me sens vivre... J'occupe un lieu, les jours s'écoulent. Oui, j'évolue dans l'espace et le temps... Peut-on aussi nier tout cela?
Le savant éclata de rire:
—Le nier! Non pas, non pas, non pas! je ne nie rien, s'il vous plaît, mon cher Floris. Je ne fais que douter de tout, oscillant perpétuellement, comme le fléau de la balance, entre deux raisons de même poids... Nier l'espace et le temps, qui l'oserait?... Les affirmer, qui l'oserait encore?... Ce sont là de ces notions, en effet, dont l'infini est inscrutable, et qui, semble-t-il, n'ont pas plus de fond que le tonneau des Danaïdes.... Car enfin, pour arriver jusqu'à nous, les abstraits doivent se manifester sous quelque chose de sensible et revêtir des attributs. Or, quels attributs assigner à l'espace et au temps?... Que dira-t-on que soit l'espace? Est-il corps? En ce cas, tout est plein, et par conséquent l'espace n'est pas. Est-il esprit? Quelle absurdité!... Est-ce rien, le vide, le néant? Mais le rien, je vous le répète, n'a point du tout de propriété, et l'espace est dit vaste, pénétrable. Nous ne pouvons ni l'appeler néant, ni l'appeler quelque chose. Cette étoffe de l'univers, ce lange immense qui l'enveloppe, tombe dès qu'on y porte la main, comme un haillon rongé des teignes, comme un morceau de bois vermoulu... Quant au temps, un simple dilemme: Fini, il a commencé et il finira, ce qui nous est inconcevable. Infini, la durée ne peut s'en fractionner, car, à coup sûr, on ne retourne pas l'éternité comme une clepsydre: et le passé et le futur seront même chose que le présent, ce qui nous est inconcevable.
—Mais, reprit Floris au bout d'un instant, si les sons, les odeurs, les couleurs, toutes les manifestations du monde se réduisent à des phénomènes cérébraux, pourquoi n'en serait-il pas de même de l'espace et du temps?
—Peste! se récria Manès, quel logicien vous faites, Monseigneur! Savez-vous bien que vous venez de formuler, en ces quelques mots, le grand arcane, la découverte de la philosophie moderne, cet Idéalisme de Kant, pour lequel l'espace et le temps ne sont rien que des formes de l'entendement, des manières de percevoir, des intuitions de la raison, antérieures à toute expérience, des ombres purement spirituelles!... Que de fois dans ma lointaine jeunesse, avec quelques bons compagnons, dont la terre maintenant couvre les os, j'ai discuté et admiré ces doctrines! Que de fois, le soir, en philosophant, nous avons évaporé le monde parmi la fumée de nos pipes et la vapeur du samovar!... Hé, hé, hé! Songez donc, Monseigneur! Biffer l'œuvre des six jours, se tirer en feu d'artifice les étoiles et les nébuleuses, dire à l'Infini: C'est par moi seul, c'est en moi seul que tu existes! bref, s'ériger soi-même, comme un Dieu, sur l'universel néant, l'apothéose a quelque chose de flatteur, et l'on conçoit que M. le docteur, à défaut d'habit ou de dîner, se procure cette ivresse-là!... Par malheur, combien d'objections! Car, voyons... S'il n'y a que des idées, nous voilà donc buvant, mangeant, respirant, revêtant des idées! C'est sur une idée de vaisseau que nous retournerons en Europe, laquelle, du reste, n'est qu'une idée. L'espace et le temps supprimés, que reste-t-il, que subsiste-t-il? D'où vient notre hallucination de jours, de nuits, de saisons, de contrées, de présent, de passé, d'avenir? Puisqu'il n'y a ni temps ni lieu, nous ne sommes, en ce moment, pas plus à Djeddah qu'à Pétersbourg; cette aurore éclaire tout aussi bien les antiques ides de mars que le jour du siècle où nous nous croyons. Tout s'enfonce, tout s'anéantit dans un inconcevable chaos... Encore un mot. Si l'espace et le temps sont des formes de notre pensée, comment se peut-il qu'une chose se trouve la matière à la fois et la forme de la pensée?