Les oiseaux s'envolent et les fleurs tombent
—C'est de Votre Excellence qu'il faut dire cela, repartit le sculpteur, en simulant la confusion. Ah! vous nous avez bien joué le tour... Vous êtes un luron, lorsque vous vous y mettez!
—Par tout ce qu'il y a de plus sacré, répliqua le conseiller de cour, j'aurais fait démoucheter les fleurets... oui, princesse, je l'aurais fait!
—Avez-vous vu, s'écria Archibald, prenant à son tour la parole, comme j'ai répondu vertement à ce messer Stepany? Je badine aussi bien que qui que ce soit; j'entends la plaisanterie, parbleu! mais il ne faut pas qu'on me fâche... Me soutenir une chose pareille! Il n'a jamais suivi de chiens, c'est certain... Avez-vous déjà chassé le renard, princesse?
—Non, en vérité, répondit Josine.
—Il n'y a rien de plus ravissant! fit Archibald avec exaltation. C'est ce qu'il y a de plus élégant dans le sport... Et le sanglier... Votre Grâce a-t-elle chassé le sanglier?
—Non, cher comte, pas davantage.
—C'est mon amusement favori... J'en ai déjà tué une douzaine, depuis que je suis en Dalmatie... Il y avait des dames avec nous. Elles poussaient des cris inimaginables. Moi, je riais... Ha, ha, ha!... C'est une simple bagatelle.
Quatre heures sonnèrent à quelque horloge, dans la grande cour du palais, puis le campanile les répéta. Des valets galonnés relevèrent la tente semée d'aigles noires, qui couvrait la terrasse, devant le salon, et y apportèrent des tables à la main. Au dehors, le jour d'été flamboyait.
—Nos amis ne tarderont guère, dit la princesse qui se leva. Giano, veux-tu tirer la sonnette?... C'est vous, Pépy. Emportez Carlo, et ramassez ces instruments... Ma sœur Isabelle va un peu mieux et viendra sans doute aujourd'hui, ainsi que Mgr de Myre.
Alors, tandis que la camériste s'empressait, Josine parcourut des yeux, comme pour voir si tout y était en ordre, la vaste chambre magnifique. Les tables massives, à tapis turcs, étaient chargées d'aiguières, de flacons, de bassins, de vases d'or et d'argent. Des tableaux de la belle époque, Lédas couchées du Titien, Venises en brocart de Véronèse, dogaresses de Pâris Bordone, dans des cadres d'ébène ou d'or noirci, couvraient les murs, de la plinthe à la corniche. Une arcade de marbre, tout ouverte, et surmontée d'une sphère de bronze que flanquaient deux génies ailés, conduisait, par quatre ou cinq marches, à une salle ronde éclairée d'en haut, et où se voyaient, dans des niches, douze grandes statues antiques.
—Allons, Thomas, dit Archibald, tout mon premier valet de chambre que vous êtes, aidez Pépy, emportez les guitares... Mais ces sangliers sont féroces; j'ai reçu d'eux un coup de dent... Oh! voici mon oncle et Leurs Altesses.
Le brouhaha et les éclats de voix annonçaient nombreuse compagnie: et, en effet, presque aussitôt, Isabelle et Tatiana montèrent les marches de la rotonde, l'aveugle menée, comme d'ordinaire, par la petite Daria, la sœur de Ianoula, qu'elle avait recueillie. Derrière elles, parurent en peloton Floris, Mgr Colloredo et l'archevêque de Myre; et Stepany avec l'abbé venaient les derniers. Les deux princesses étaient vêtues de blanc. Elles embrassèrent Josine, puis prirent place, à un bout du salon, côte à côte sur un canapé, tandis qu'après les premiers compliments, Floris se remettait à causer avec son frère et l'archevêque de Raguse. Cependant, le petit Thalès, d'un air timide, s'était glissé sans bruit dans la salle.
—Comment, Thalès, tu ne me dis rien? s'écria Josine, en souriant. Voilà qui n'est guère galant!... Mais qu'as-tu? Pourquoi te tiens-tu si raide?
—Tu entends... Remercie Sa Grâce de l'intérêt qu'elle te témoigne! dit l'aide-chimiste sévèrement... Ce n'est rien, princesse, ce n'est rien. Je suis en train de vérifier quelques expériences curieuses sur la métallothérapie. Thalès est couvert de plaques de cuivre. Je cherche son métal, voilà tout!
Et ses propos avec l'enfant roulant d'ordinaire, en ce moment, sur la notation chimique, dont celui-ci étudiait le grimoire, Stepany demanda soudain:
—Sulfate de cuivre, monsieur?
—Sulfate de cuivre... S O3, C.
—Eh bien! messer l'abbé, dit Isabelle, y a-t-il des nouvelles d'Ourosch? Oh! le cœur me saigne, lorsque j'entends ces horribles récits de meurtres et de dévastations.
—La Gazette de Raguse, répondit l'abbé, prétend, aujourd'hui, qu'il a passé avec sa bande dans l'Herzégovine, et que la guerre aurait pris fin.
—Ne dites donc pas ça! répliqua le chimiste, qui haussa les épaules. Il a volé des chèvres, avant-hier soir, à un chevrier de Giunta di Doli.
—Ce qui est sûr, reprit l'abbé Lancelot, c'est que, hier, Sa Grandeur Mgr de Raguse a fait venir le pope de Sgombro, et qu'elle l'a tancé vivement, en présence de ser Zeroli. Le pappas, qui n'est pas méchant homme assurément, bien qu'on le dise un peu ivrogne (si c'est une fausseté, j'en mets le péché à la charge des médisants), a protesté de son désir de rétablir la paix, et a promis de fulminer en chaire, le saint sacrement à la main, la cataramonachia, c'est-à-dire «la malédiction», contre ceux qui prendraient désormais les armes. De plus, il doit exhorter Ourosch, sur qui l'on dit qu'il a quelque influence.
—Tu entends, Bella, s'écria Josine. Nos fêtes pourront avoir lieu... Eh bien! voyons, quand permettras-tu que nous chassions à Sabioneira?
—Non, non! Floris me l'a promis, dit Isabelle. Je sais bien qu'il tiendra sa parole.
—Bah! je lui ferai les yeux doux, je le séduirai, repartit Josine.
La Grande-Duchesse s'écria:
—Comment pourrais-tu prendre plaisir à massacrer d'innocentes bêtes? Va, crois-moi, tu en aurais pitié... Une fois, quand j'avais douze ans,—tu étais à Coïmbre, alors,—le grand-duc Fédor m'emmena avec Simonetta à l'une de ses chasses de Giunta di Doli, et même l'on nous fit approcher, afin de mieux voir la mort du cerf. Le pauvre être cherchait le ciel, d'un œil profond et désespéré; de grosses larmes coulaient de ses paupières... Oh! je poussai un cri et fondis en pleurs: le bouleversement de mon cœur, le désordre de mes sentiments furent extrêmes. Simonetta n'avait pas senti un trouble moins violent que le mien. Toutes deux dans le même lit, nous nous embrassions convulsivement: nous étouffions de douleur et de colère. La barbarie des hommes nous faisait horreur.
—Allons, dit Josine, tu es trop tendre. Est-ce que l'on ne chasse pas, depuis que le monde est monde? N'est-ce pas le plaisir des reines?
Mais deux laquais entrèrent, qui portaient un de ces vieux coffres portugais, en forme de bahut, très grand, et tout garni de bandes de cuivre. Ils le posèrent devant les princesses, rabattirent le lourd couvercle qui laissa voir, en retombant, toutes sortes d'étoffes somptueuses et de colifichets de mode, puis disparurent, tandis que Floris s'approchait.
—Regarde, regarde, Bella, s'écria Josine, en battant des mains. J'ai voulu t'en faire la surprise... Mes trois caisses sont arrivées. Oui, oui! mes trois caisses de Londres, rien que cela! Floris est allé, hier après midi, me les chercher jusqu'à Slano... Oh! le coffre est tout plein de robes, de chapeaux, d'éventails, de linge, de bas de soie. Il y a de quoi en perdre la tête.
Tatiana sourit, puis se tournant vers Isabelle:
—Et vous, Bella, n'avez-vous rien reçu?
—Oh! moi, dit Isabelle, en souriant aussi, à quoi bon? Je brille peu, auprès de Josine... Oh! elle m'a volé mon droit d'aînesse. Elle a tant de bonheur naturel! Si nous tirons au sort, le sort la favorise; elle me bat à tous les jeux, même aux échecs où je vous ai parfois gagné, vous le rappelez-vous, Monseigneur?... C'était toujours elle que l'on admirait, quand nous étions encore des enfants... Elle m'éclipserait en cotillon brun, quand même je serais vêtue d'une robe couleur de soleil.
—Allons, allons, Bella, vous exagérez, dit Floris.
—Tu ne dis que des mensonges, Bella mia! s'écria Josine... Oh! vois donc ces bouillonnés de brocart... Il y a dans la mode anglaise des inventions tout à fait rares. Un peu barbare, soit, mais pas banal! Les modes de Paris, je les trouve bourgeoises, et comme inventées pour des juives... oui, tu sais, de ces femmes qui dansent en levant les pattes, comme des canards... Dis-moi, Floris, quelle est cette couleur? Oui, rose, cela s'entend bien, mais rose mourant, tirant un peu sur le soufré. Voilà ce qui manque dans les langues: des mots pour désigner les nuances, les demi-teintes des couleurs... Sur mon âme! si j'étais impératrice, je nourrirais une cour de poètes, dont toute la fonction serait de me trouver de jolis noms aux iris de l'arc-en-ciel... Voudrais-tu être impératrice, sœur Bella?
—Le ciel m'en préserve! dit Isabelle.
—Ma foi, je voudrais l'être, moi, repartit Josine. Pourquoi donc ne voudrais-tu pas, Bella?... Eh bien, au moins reine, voyons, reine d'un tout petit pays, en Grèce, en Portugal, ou encore reine des Belges. Moi, une pièce d'un kreutzer me ferait consentir très bien à être reine... même femme du knèze de Montenegro, si mes futurs sujets ne mangeaient pas tant d'ail!... Mais que dis-tu de Wilibald, Bella mia! Voilà bien la dixième fois qu'il doit nous arriver, qu'on l'attend, qu'on est près d'aller à sa rencontre, et alors,... survient quelque dépêche ou une lettre de Cassel!
—Petite sœur, ne médis pas de lui! répliqua Isabelle en riant. Te rappelles-tu, quand miss Ira Joyce trouva cette pièce de vers, où tu célébrais Wilibald?... Tu avais bien neuf ans, je crois.
La princesse éclata de rire:
—Il me plaisait par sa mélancolie, répondit-elle. C'était un peu après la mort de notre chère Simonetta, dont il était épris, disait-on. Les champignons de la forêt le connaissaient tous, lorsqu'il passait, et lui tiraient leur petit chapeau... Un tel pleureur contribuait notablement à leur prospérité!...
Cependant, l'archevêque de Raguse, quittant le gros de la compagnie, venait de mener José-Maria, tout de l'autre côté de la salle, dans un coin où il n'y avait personne. Ce prélat était un grand homme, bien fait, vermeil, le nez long, les cheveux d'un gris argenté, de qui les traits réunissaient, parmi un air dominant de douceur, le sérieux et la gaieté, la gravité et la galanterie. Tenant toujours son jeune suffragant par le bras, il s'avança à une petite table qui portait un Neptune d'ivoire, attribué à Pompeo Leoni, et qu'entourait un paravent de laque ancienne de Venise. Et là, tous deux le nez à la muraille:
—Je vous sais mille fois gré, Monseigneur, d'avoir tenu compte de ma prière, dit Mgr Colloredo, et d'assister à notre amicale réunion... Car enfin, cette assiduité dans votre cabinet, cette fuite des hommes si rigoureuse, ces excès mêmes de travail pouvaient, contre vos intentions, vous donner un faux air de censeur, qui ne fournit au parallèle que pour blâmer tacitement les autres.
—Je suis agité depuis peu, répondit l'archevêque de Myre, par des préoccupations toutes personnelles. Si mes manières en ont été altérées envers Votre Grandeur, je la conjure de ne voir là qu'une malheureuse inadvertance.
—Il est bien vrai, repartit Mgr Colloredo, que je ne trouvais plus en vous cette charmante affabilité, cet esprit d'effusion et de confiance, que j'avais coutume d'y trouver. Sa Grâce Tatiana s'est même inquiétée d'un changement si marqué, et c'est elle qui m'a pressé, comme votre pasteur et votre père spirituel, d'intervenir auprès de vous. Mais j'ai attribué votre réserve à l'absorption d'un esprit saisi, que ses travaux anéantissent en quelque sorte.
—Plût à Dieu qu'il en fût ainsi! reprit José-Maria. Alors, mon âme ne crierait pas nuit et jour, devant le Seigneur... Hélas! non, mon vénérable frère... Mais, dans un moment mieux choisi, je vous soumettrai certains doutes qui se sont élevés en moi, depuis quelque temps, et qui ne me laissent pas de repos.
—Bon! dit l'archevêque de Raguse, en secouant la tête, des tentations contre la foi! Nous avons tous passé par là... Il y a des temps, Monseigneur, où une âme, quoique chrétienne, est aussi agitée, par rapport à la foi, que le fut saint Pierre, sur les eaux du lac. Cruelle épreuve que Dieu permet, pour épurer notre foi même! Le dogme que le dernier Concile vient d'ajouter au Credo de l'Église, a soulevé bien des scandales... Que voulez-vous! La dispute est trop récente... Mais tout cela s'éclaircira plus tard.
—Non, reprit l'archevêque de Myre, mes doutes ne proviennent pas de cette doctrine imposée de l'infaillibilité du Pape. Ils sont, hélas! les fruits amers de mes études spéciales. Vous savez peut-être, Monseigneur, qu'avec l'agrément du Saint-Père, j'avais commencé autrefois une sorte de Somme exégétique. J'ai donc étudié les diverses religions qui se partagent notre globe. Ce sont ces recherches fatales qui ont altéré ma santé, compromis mon repos et rendu ma foi chancelante.
—Eh quoi! dit Mgr Colloredo stupéfait, c'est cela qui vous trouble, mon très cher frère? L'exégèse, la comparaison et l'interprétation des textes! Mais ce sont là des subtilités, des chicanes des protestants... C'est bien, dans un moment, Thaddée! reprit-il, en voyant apparaître à une porte dérobée la face de son valet de chambre... Et lors même qu'il y aurait quelque difficulté, poursuivit Mgr de Raguse, en se tirant un fauteuil où il s'assit, tandis que José-Maria s'asseyait en face de lui, oui, même en ce cas, mon très cher frère, rappelez-vous que les divines Écritures ne nous ont pas été révélées pour nous instruire dans de vaines sciences, nous apprendre à peser les vocables, les dates, les rapports de temps, mais bien pour éclairer la terre d'une lumière toute divine, pour fixer la règle des mœurs et nous donner la connaissance certaine des choses du ciel, fondement nécessaire de la bonne vie...
José-Maria repartit:
—Vous prenez donc pour marque, Monseigneur, de la vérité de la doctrine, la perfection de la morale que cette doctrine nous prêche?
—Assurément! dit Mgr Colloredo. Ce sont deux grâces inséparables. Car une Équité infaillible, comment pourrait-elle ne pas annoncer une Intelligence infaillible? Comme l'a dit un de nos grands docteurs, la foi me prouve les mœurs; les mœurs me prouvent la foi.
—Oui, reprit amèrement José-Maria, c'est bien là aussi ce que je croyais, lorsque j'entrepris ces études. Je m'attendais à ne rencontrer, dans les autres religions, qu'un amas de crimes, de superstitions et de ridicules folies, tandis que le Christianisme, seule doctrine révélée, brillerait, comme vous le disiez, d'une lumière toute divine. Mais les préceptes de la morale la plus pure se trouvent dans Confucius; il y a chez les Bouddhistes un esprit de douceur, de compassion envers tous les êtres, que l'on peut dire supérieur à la charité catholique, et l'ascétisme des Brahmanes surpasse le renoncement chrétien, en rigueur et en sublimité. Ah! il eût fallu se crever les yeux, pour ne pas voir ces vérités... Mais, alors, où donc se trouve le sceau, la marque du sang de l'Agneau, dans la religion révélée?
La porte s'entre-bâilla en silence; et Thaddée, paraissant de nouveau, tout poudreux et échauffé, alla poser, à pas muets, devant son maître, au pied du Neptune d'ivoire, un pli scellé d'un grand cachet de cire. Puis il se retira, sans prononcer une parole.
—Si je voulais disputer là-dessus, répliqua Mgr Colloredo, je vous répondrais, mon frère, que toutes les religions du monde, étant les restes et les débris de l'adoration du vrai Dieu (puisque tous les enfants des hommes l'adoraient jusqu'à la dispersion de Babel), ont pu conserver quelques vestiges de leur candeur et de leur beauté primitives... Mais, en une telle matière, ce n'est point de nos faibles lumières, ni des raisonnements humains qu'il convient d'user. Dieu a prononcé: il suffit. Lui-même s'est choisi son peuple, et il a rejeté tous les autres. Contentons-nous d'adorer, en tremblant, ses impénétrables jugements, et n'en appelons pas à la raison, là où c'est la foi qui doit régner.
—Pourtant, mon frère, la foi chrétienne n'est point, elle ne saurait être un pur acquiescement à croire, une aveugle soumission de l'esprit. Rationabile obsequium vestrum, dit l'Apôtre; et, en effet, si cet acquiescement, si cette soumission n'était pas raisonnable, ce ne serait plus une vertu.
—Soit, mon frère, reprit l'archevêque de Raguse. Par là, sans y prendre garde, vous fournissez des armes contre vous. Car, plus cette raison, de laquelle vous vous réclamez, trouve dans la foi catholique de contradictions, de difficultés, d'impossibilités absolues, plus nos mystères, à les juger selon le faible bon sens de l'homme, semblent hors de toute croyance, plus il faut reconnaître quel étonnant prodige ç'a été que des mystères si incroyables aient été crus si universellement, et qu'ils le soient encore!
—Il n'y a pas moins de mystères, répondit José-Maria, pas moins de difficultés, de contradictions, d'impossibilités absolues dans la doctrine du Bouddha que dans le culte du Christ. Elle a pourtant rempli tout l'extrême Orient, et après d'immenses révolutions d'âges et de temps, conserve toujours le même empire. La légende de Vichnou et de Sivâ, les miracles et la foi de Krichna se sont répandus à travers l'Inde. Mahomet a pu persuader ses visions à des millions d'hommes, et de nos jours, l'Afrique noire presque entière a embrassé l'islam. Faudra-t-il donc reconnaître aussi quelque chose de surnaturel dans les progrès et les accroissements de chacune de ces religions?
Mgr Colloredo répliqua:
—Mais ces religions, mon cher frère, on sait quels moyens purement humains les ont établies et soutenues. L'islamisme s'est étendu par la conquête; les deux autres se sont propagées grâce aux amorces de l'intérêt et du plaisir. On en sait les commencements, je le répète: on connaît les fourbes qui les ont fondées. La vraie religion, mon cher frère, a pour marque manifeste son antiquité. Or, quelle conviction de la vérité, quand nous voyons que de Pie IX, qui remplit aujourd'hui si dignement le premier siège de l'Église, on remonte sans interruption jusqu'à saint Pierre, établi par Jésus-Christ prince des apôtres; d'où, en reprenant les pontifes qui ont servi sous la Loi, on va jusqu'à Aaron et jusqu'à Moïse; de là, jusqu'aux patriarches et jusqu'à l'origine du monde, Jésus-Christ faisant, en quelque sorte, l'union de l'Ancien et du Nouveau Testament! Voilà donc la religion toujours uniforme, ou plutôt toujours la même, dès le commencement des choses. On y a toujours reconnu le même Dieu comme créateur, le même Christ comme sauveur du genre humain.
—Tout ce que vous venez de dire, mon frère, repartit l'archevêque de Myre, est le propre langage de la Synagogue. Les juifs aussi font remonter leur origine jusqu'à Adam. C'est de Dieu même qu'ils ont reçu leurs traditions, et, plus que tous les autres, ils se défendent par leur immutabilité. En effet, l'on ne saurait nier que la religion du Christ, à en juger humainement et sans la foi, ne soit une hérésie sortie de leur sein, tandis qu'ils restent fidèles à leurs pères et à eux-mêmes, depuis plusieurs milliers d'années.
—Vous me faites trembler, mon frère! s'écria Mgr Colloredo. Que quittez-vous? que choisissez-vous? que préférez-vous à Jésus-Christ? Quel Dieu adorez-vous en sa place?... Ah! il faudrait désespérer peut-être de votre salut éternel, si Jésus n'avait prié sur la croix pour ceux qui ne savent ce qu'ils font!
—C'est afin de m'en confesser, Monseigneur, que je voulais venir à vous, répondit humblement José-Maria. Accusez-moi, reprenez-moi, censurez-moi!... S'il me reste quelque espérance, c'est par là que commencera ma guérison.
—Mettez-moi vos doutes par écrit, dit Mgr Colloredo. J'ai un peu négligé ces études, pressé que j'étais par les charges de mon saint ministère. Mais le Père Passi, de Raguse, de la Compagnie de Jésus, est un savant homme en ces matières. Il résoudra aisément ces difficultés.
—Hélas! répliqua José-Maria, sans dire qu'ils fussent de moi, pour ne pas exciter de scandale, j'ai soumis tous mes doutes, à Rome, au fameux Père Montagna. Ses réponses, loin de les calmer, ont redoublé mes inquiétudes. Je me confesse à vous, Monseigneur. Le dogme de la création, l'Iahveh cruel et jaloux de la Bible, l'alliance conclue avec Israël, la dureté des chrétiens pour les animaux, bien d'autres choses encore, me scandalisent... Voyez s'il n'est pas à propos que je cesse de célébrer la messe.
—Gardez-vous-en bien! s'écria l'archevêque de Raguse. Vous donneriez par là un trop grand scandale, qu'avant tout, il convient d'éviter... Non! il faudrait, s'il se pouvait, augmenter vos communions, au lieu de les diminuer, car ce que veut le Tentateur, duquel les ruses sont innombrables, c'est vous arracher de la sainte table... Ne perdez pas courage, mon cher frère. Pénétrez-vous de cette parole de Job: Quand il me tuerait, j'espérerais en lui! Je vous offrirai à Dieu tous les jours, dans le mystère de la très sainte eucharistie: on priera pour vous dans nos couvents... Ne vous confessez point de ces peines à d'autres qu'à Dieu et à moi, et dites la messe à l'ordinaire. Je prends sur moi tout le péché que vous pourriez faire en m'obéissant. Gardez les dehors, Monseigneur, et Dieu aura soin du dedans. Croyez et obéissez.
Tous deux se levèrent après un silence: et s'avisant enfin de cette lettre que Thaddée avait déposée sur la table, Mgr Colloredo l'ouvrit, fit un léger Ah! de surprise, et se rassit aussitôt pour la lire, tandis que José-Maria se remêlait parmi la compagnie. Tout le monde en groupes épars, causait debout et à grand bruit; les gais éclats de rire de Josine, qui tenait tête aux compliments d'Archibald et de ser Zeroli, s'entendaient par instants, au-dessus du murmure des autres colloques. Puis, un laquais ouvrit à deux battants les portes-fenêtres sur la terrasse, où le goûter était servi: et tous se tinrent prêts à y passer au premier appel de Josine, tandis que la Grande-Duchesse, souffrante et déjà fatiguée, prenait son écharpe pour se retirer, en même temps que Tatiana.
—Regardez, chuchota Isabelle, autour de qui Floris s'empressait, regardez donc, Monseigneur, on dirait que Sa Grandeur vous cherche.
L'archevêque, sa lettre à la main, s'avançait avec hésitation et les yeux un peu clignotants, dans la vaste salle tumultueuse. Le Grand-Duc alla à sa rencontre:
—Eh bien! Monseigneur, quelles nouvelles?
—Excellentes, repartit le prélat. Thaddée arrive à l'instant de Raguse. Voici la lettre du Saint-Père, qui relève de leur vœu imprudent les Morlachs de Zemenico. Bien qu'un tel vœu soit nul comme impie, et par là tombant de soi-même, néanmoins le Souverain Pontife a bien voulu se rendre à nos raisons, et intervenir en personne. Nos Morlachs n'ont donc plus aucun prétexte pour se refuser à la paix.
La petite princesse fit un cri de joie:
—Alors, les fêtes auront lieu! exclama-t-elle.
—Dès demain, répondit Floris, Jean et Miklas monteront en trebaccolo pour porter nos invitations.
—C'est que demain, dit l'archevêque en souriant, est le saint jour du dimanche, le jour du repos.
—Mais, Monseigneur, il n'y a là nul travail, répliqua la fantasque princesse, nul travail que pour le vent qui souffle... Messieurs, poursuivit Josine, ma sœur me charge de parler pour elle. Le Grand-Duc va donner quelques fêtes, qu'il nous avait depuis longtemps promises, et que ces malheureux événements ont retardées, de semaine en semaine. Nous aurons nos amis de Raguse, de Zara, de Cattaro, de Sebenico; et, au nom de ma sœur, comme en celui du Grand-Duc, j'y sollicite votre présence.
—Oh! oh! ne remarquez-vous pas, souffla Stepany tout bas à l'abbé Lancelot, tandis qu'un murmure d'approbation s'élevait autour de Josine, ne remarquez-vous pas, l'abbé, que Monseigneur est merveilleusement galant pour la sœur de sa femme?
—Eh bien! qu'y a-t-il là d'étonnant? Allez-vous encore, monsieur, exercer là-dessus votre langue?
—Moi, je n'exerce rien, monsieur, riposta froidement le chimiste. Ce sont les nouvelles qui courent. Je me borne à vous en faire part, et si vous en doutez, monsieur, vous êtes le seul, croyez-moi... Eh bien! qu'est-ce que cela, Thalès? Éternuerez-vous lorsque je parle?... Az O5, Ko, monsieur?
—Az O5, Ko, reprit l'enfant... Azotate de potasse, papa.
Tous trois gagnèrent la terrasse, où la compagnie s'écoulait déjà. On entendait un brouhaha de voix et de conversations, des exclamations, des rires. En un moment, le salon fut désert, et il y resta seulement le Grand-Duc, avec Tatiana et Isabelle, qui se levaient de nouveau pour partir.
—O cher Floris, dit la Grande-Duchesse, combien je suis heureuse de la tendresse que vous témoignez à Josine, des courses que vous faites ensemble et des soins que vous prenez d'elle! Je l'avoue, j'avais craint quelquefois qu'il n'y eût pas de sympathie entre ma sœur et mon mari... Elle est si vive et de tête légère! C'est à moi de veiller sur elle... Vous me remplacez, cher Floris.
—Bien, bien! dit brusquement le Grand-Duc, comme embarrassé de ces louanges... Ah! tiens, vous voilà, monsieur Manès!
En effet, le savant venait d'entrer dans la rotonde des statues, s'excusant sur ce qu'il n'y avait pas de valets dans l'antichambre; et, quand il eut salué les princesses, non sans un mot d'affectueuse gronderie à ses malades, afin de hâter leur départ, il pria le Grand-Duc qu'il le pût entretenir.
—Tatiana est donc malade? reprit Floris avec étonnement, quand elles eurent disparu.
—Quoi! elle ne vous l'a pas dit... Oh! rien d'inquiétant, rien de grave, Monseigneur.
Au même instant, Josine reparut à l'une des portes-fenêtres:
—Eh bien, Floris, quand viendras-tu donc?
Mais elle aperçut M. Manès, et courant à lui aussitôt:
—Est-ce possible? Vous ici, très puissant baron des cornues, prince des gaz, archiduc des atomes!... Vous, l'ermite, l'homme invisible!... Mille bonjours à Votre Omniscience.
—Mille bonjours à Votre Folie, répondit Manès, se prêtant à cette espèce de guerre joyeuse que la princesse lui faisait toujours. Comment se porte donna Tapage? Le grand malheur qu'elle soit née avec des ailes de moulin à la cervelle!... J'ai affaire à Monseigneur, petite fille.
—Non, non! répliqua Josine, je ne me laisserai pas renvoyer... Oh! vous allez me dire votre avis...
—C'est bon, c'est bon! Plus tard, petite fille... Monseigneur, un mot, s'il vous plaît.
—Monsieur Manès, puissant magicien... reprit Josine.
—Allez, petite fille, allez! Vous serez donc toujours la même... Monseigneur, voici de quoi il s'agit. Le grand-duc Fédor, votre père...
—Que parlez-vous de petite fille? repartit la malicieuse princesse, qui, sans un instant de relâche, sautait, courait, voltigeait, gambadait, tourbillonnait autour de Manès. On voit bien, signor enchanteur, que vous ne sortez guère de votre caverne... Ne dirait-on pas que je suis encore une gamine en robe courte?... Allons, daignez me regarder!
Et d'un air de défi mutin, elle se posa devant le savant.
Elle était grande, svelte, fière, les lèvres incarnates et charmantes, le plus beau teint, un nez mince, frémissant, et avec sa taille élancée, un port agile, majestueux de déesse sur les nues. Son col, un peu long et plein, ressemblait à du marbre blanc bien poli, et elle avait, dans ses yeux noirs, une humeur lascive et attrayante, un rire qui étincelait comme un rayon de soleil dans une onde.
—Mais, en effet, reprit Vassili, comme vous voilà belle et coquette, princesse!... Toute changée!... Et il la considérait... Oh! oh! oh! je comprends maintenant ce que l'on se chuchote à l'oreille, et pourquoi le comte Archibald...
Puis, sur un geste impatient de Floris:
—Eh bien, donc, fit-il tout bas, je dois vous prévenir que votre père, le Grand-Duc...
—Monsieur Manès, interrompit Josine.
—Que dit cette petite fille? Que veut-elle encore?
—Est-il plus souffrant? demanda Floris.
—Il décline étrangement, Monseigneur. Il baisse, il s'affaiblit à vue d'œil...
—Ah! si vous ne m'écoutez pas, savant illustre, poursuivit Josine, je vais vous rompre le petit doigt, je vous ferai la baboue par derrière...
Le Grand-Duc regarda Manès en face:
—Voulez-vous dire qu'il va mourir?
—Eh bien, oui, Monseigneur. Le dénouement ne saurait tarder beaucoup plus que deux à trois semaines. Ulm se tient prêt à faire ses paquets, et parle à son maître de testament.
Il y eut un pesant silence. La petite princesse avait disparu. Floris reprit d'une voix basse:
—Et mon père connaît-il son état?
—Non, il n'en a aucun soupçon, répondit de même Vassili, et il serait dangereux et inutile de le tirer de sa sécurité. Mais j'ai pensé qu'il importait que Votre Altesse fût avertie... Allons, à vous revoir, Monseigneur.
Le Grand-Duc, demeuré seul, rêva quelques instants, le front penché et immobile; puis, à pas lents, il gagna la terrasse. Des grenadiers, des citronniers, des cactus, dans d'énormes vases de marbre, y formaient comme un bosquet, au milieu des airs. Là, sur des tables basses de pierre dure de Florence, toutes sortes de rafraîchissements étaient servis avec profusion: du caviar, des pirojki, du vin, du cidre, des pièces de four, quantité de liqueurs à la glace. Les convives, assis ou debout, et la plupart tenant à la main de petites assiettes d'argent, faisaient des groupes çà et là, jusque sur les marches de l'escalier.
—Puis-je vous offrir, Monseigneur, de cette eau de jonquille glacée? demanda Josine à l'archevêque. Préférez-vous du vin de Sicile?
—Mille grâces, ma jolie cousine... Eh bien, neveu, dit Mgr Colloredo à Archibald, vous ne regrettez pas vos chasses ni vos autres plaisirs de Raguse. Il y a ici de quoi vous les faire oublier.
—Je donnerais trois cents florins, répondit Archibald, pour que la princesse pût voir mes vouges et mes épieux à sangliers... Mais ces animaux sont féroces. J'ai reçu d'eux un coup de boutoir... je pourrais vous montrer la blessure... Giano, faites-moi souvenir, quand nous serons entre hommes, de vous la montrer...
La demie de cinq heures sonna.
—Lucio, dit demi-haut Josine à l'un des laquais qui servaient, allez voir si les carrosses sont approchés... La chaleur du jour est tombée, reprit-elle. Nous avons arrangé pour Votre Grandeur, comme Elle en a marqué le désir, une excursion jusqu'aux madragues et à la Grotte-qui-parle.
—Je ne puis croire, dit l'archevêque, tout ce que nos Morlachs en racontent.
—Si, si, si, Monseigneur, la chose est certaine! s'écria le bon abbé Lancelot. Il y a là, suivant moi, le plus curieux écho que l'on ait jamais entendu, car pour peu que l'on parle bas à l'entrée de la caverne, la personne qui s'est placée dans le fond entend tout fort distinctement... C'est une chose extraordinaire! J'ai vu des Bocchesi se sauver, pensant qu'il y eût là un esprit...
Josine battit des mains:
—Vraiment, vraiment? Un si bel écho!... Gianetto, c'est toi que je retiens pour en faire l'expérience.
—Quoi? que désirez-vous, Madonna?
—Je te dirai cela à la Grotte-qui-parle. Oh! j'ai des secrets à te confier que les rochers seuls doivent entendre... Là-bas, là-bas, là-bas, tu sauras tout!
—Trop familière, pensa Floris en sortant de sa rêverie, trop familière!... Est-ce qu'elle pourrait?... Pourquoi non?... Comme elle le regarde en parlant! Comme elle s'adresse toujours à lui!... Oh! j'aurai l'œil sur vous, seigneur bouffon...
Le lendemain, conformément au cri qu'en avait fait Pappizza, dès le matin, Mgr Colloredo dit lui-même, dans l'église de Zemenico, une grand'messe solennelle. Là, devant tout le peuple assemblé, l'archevêque monta en chaire, et prit son thème sur le pardon des offenses. Ego autem dico vobis: Diligite inimicos vestros (Matth., V). Il fallait déposer son ressentiment, en faire à Dieu, chrétiennement, un sacrifice de bonne odeur. Le pope de Sgombro avait donné parole de la docilité de ses paroissiens: et lui, leur archevêque, leur pasteur, s'était porté garant de même, pour ses ouailles de Zemenico. Car, si vous ne pardonnez pas, espérez-vous que Dieu vous pardonne? Non, tant que vous serez inexorables pour vos frères, le Seigneur le sera aussi pour vous. Il est écrit: Point de miséricorde à qui n'a pas fait miséricorde (Jacob., ii). Après quoi, l'archevêque lut le bref du Saint-Père, qui déclarait nul et non avenu le serment qu'ils avaient prêté, et ayant terminé la messe, au milieu du silence frémissant des Morlachs, il s'en revint au palais.
Dans la semaine, les invités commencèrent à arriver. Comme on voyage en Dalmatie avec la lenteur des tortues, et toujours par coches ou carrosses, les chemins, pendant plusieurs jours, furent couverts autour de Sabioneira, d'équipages à six chevaux, qui gravissaient les côtes ou passaient à gué les rivières. Ceux de Zara vinrent en trebaccolo, et la princesse Miléna arriva de Cettigne par la montagne, accompagnée, outre ses femmes, de dix Monténégrins armés. Suivaient force mules portant ses coffres, recouverts de tapis d'écarlate, les billots, plaques et œillères de cuivre et d'argent travaillé. L'ancien corps de garde des Cypriotes, au bord de la mer, reçut les bêtes et les gens.
Bientôt, d'ailleurs, les survenants se trouvèrent si nombreux en hommes, qu'il fallut en coupler quelques-uns. Le baron Mamula échut, avec le vieux comte Stankovitch, dans le pavillon de rocaille qu'on nommait l'America, où, toutefois, lui et ses chiens purent s'espacer à l'aise. Les corps de logis, les petits palais, les moindres bâtiments des jardins, tendus et remeublés en neuf, étaient remplis ou attendaient leurs hôtes. Messer Pistolese et Jacinto se distinguèrent extrêmement, par l'ordre surprenant qu'ils mirent. Rien de confus, de languissant parmi ce monde de serviteurs; à toute heure et à tout venant, accueil prompt, empressé, cordial. Les tables, dressées sans ôter, dans la fameuse Galerie-Verte, étaient toujours neuves et servies vastement et splendidement, à mesure qu'il se présentait ou cavaliers ou dames, ou Morlachs visiteurs. Le souper, au grand couvert, réunissait tous les convives, dans l'immense salle de Flore, éclatante en dorures, en peintures, en lustres de trois cents bougies, en monceaux de roses de toutes parts. Et la soirée se terminait dans les jardins, tandis que l'on tirait sur une barge, au milieu du golfe, des ballons d'eau, des fusées volantes, quantité de feux d'artifice, réfléchis par le miroir marin.
Une pluie d'orage empêcha, un soir, toute promenade dans les jardins, en sorte que les invités se retirèrent de meilleure heure que de coutume. Josine, après quelques moments de conversation languissante, dit bonsoir à Tatiana et à Floris, et regagna son appartement, où sa toilette l'attendait. Mais, renvoyant toutes ses femmes, hors la seule Barberine, elle passa aussitôt avec elle dans le petit cabinet des Miroirs. Un grand chandelier ancien de fleurs et d'oiseaux, en verre rose et vert de Murano, s'y reflétait aux murailles de glaces. Des boîtes de fard entr'ouvertes, des coffrets, des bonbonnières, étaient épars sur l'étagère de toilette, tandis que de vieux masques noirs de carnaval, retrouvés sans doute dans quelque tiroir, jonchaient au hasard les dalles de marbre.
—Eh bien, Rina, dit la princesse, en même temps que sa camériste préférée commençait à la coiffer de nuit, de tout ce beau monde de cavaliers qui nous sont arrivés depuis huit jours, lequel te semblerait, à ton gré, l'amoureux le plus accompli?
—Je ne sais, madame, dit Barberine. Il serait honteux que moi, pauvre fille, j'allasse regarder en face de si magnifiques seigneurs.
—Bah! en face ou de profil, peu importe!... Ne trouves-tu pas, reprit Josine, en se penchant vers le miroir, que j'ai le teint un peu altéré?... Tiens, redis-moi leurs noms, l'un après l'autre.
—Eh bien, il y a d'abord le conseiller, messer Zeroli de Raguse.
—Passe, passe! s'écria la princesse... Ha, ha, ha! Depuis qu'il a chanté l'autre jour, il se met des bandeaux de ouate autour du cou. C'est à nos oreilles qu'il eût dû en mettre!... J'ai boudé, oui! j'étais furieuse... Endurer un glapisseur pareil!... Aussi, j'ai pris, le lendemain, pour rompre la malechance, mon beau lis de saphirs et d'émail... Et cela n'a pas manqué, en effet.
—Votre lis de saphirs, madame?
—Oui, oui, Rina... Tiens, donne-le-moi! Il me porte bonheur, c'est certain... Quand notre carrosse a versé, voilà trois ou quatre ans, je n'ai eu aucun mal, grâce à lui, et aux bals où je le mettais, je passais toujours pour la plus jolie... Une fois, chez les Nostitz, la cire d'un lustre a gâté je ne sais combien de toilettes: moi, rien, parce que j'avais mon lis!... Bon petit lis! Et elle le baisait. Agathe coud un trèfle à quatre feuilles dans la doublure de ses robes; mais je n'y crois pas, allons donc!... Qu'est-ce que nous disions?... Ah oui! Ne me nomme parmi nos invités, que ceux dont on pourrait faire des soupirants... Laisse les vieux, laisse les vieux!...
—Eh bien donc, que pense Votre Grâce du comte Tiberio Spada?
—Un nez! un nez! exclama la folle enfant. Le comte Tiberio Spada est une partie de son nez... Seigneur Dieu! serais-je condamnée à des soupirs proboscidiens?... Oh! son nez est un marteau de porte, un soc, un éperon de vaisseau, une double flûte quand il soupire, un serpent de lutrin quand il ronfle; et, en tout temps, un alcoolomètre, où on lit les degrés de l'eau-de-vie qu'il a bue... Non, non, non, pas de comte Spada!
—Alors, que dira Votre Grâce du marquis Zeculo, de Sebenico?
—Il ne fait, répondit la princesse, que sourire, changer d'habit et regarder dessus, à la dérobée, la plaque de son ordre. Il est propre, peigné, rasé, lustré, parfumé. Il n'a dans sa bourse que des ducats neufs; son stick de corne vient de Londres; et il reçoit directement, par le paquebot, sa provision de gants de Naples. Parle-t-il, c'est de ses voyages, de son majorat de Carinthie, du palais qu'il possède à Trieste, de la princesse, sa demi-sœur, qui est dame du palais à Vienne; et il conclut, en hochant la tête, que, Dieu merci! il n'a pas à se plaindre, et que tout lui a réussi au delà même de ses souhaits.
—Et messer Marnavitch, comment Votre Grâce le trouve-t-elle? N'est-il pas bel homme, vraiment?
—Qui, Marnavitch?... Perds-tu la tête, voyons! Un géant, toujours bleu de barbe, qui a l'air du frère de ser Pistolese. Il avale son vin tout pur, d'une haleine, et demande à chaque Morlach le prix des écorces et du poisson sec... Statues, jardins, les tentures, les tableaux, il n'a rien regardé au palais; mais si c'est un âne, une vache, un vieux bouc qu'il rencontre sur les chemins, alors il s'arrête et il les admire, sans que l'on puisse l'en arracher.
—Oh! dit la camériste en riant, comme Votre Grâce les maltraite!... Mais, allons, que dira-t-elle du jeune docteur de Raguse, Beppino Papafava?... Il a pourtant une jolie figure.
—Il plairait, repartit Josine, si seulement il voulait moins plaire. Quand il se trouve devant nous, il suffoque de la peur de n'être pas assez aimable... A un autre, Rina, à un autre...
—Eh bien, madame, il y a encore le seigneur Ugo Toppo, le comte Imer, messer Niccoloso...
—Ha, ha, ha! avec ses trois cheveux et son cure-dent de lentisque... Il ment, d'ailleurs, il n'a pas de dents...
—Le seigneur Memmo della Mammana...
—Oh! le glouton! interrompit la princesse. Quand il ouvre son énorme bouche, on dirait l'antre de la Jagodna... La nuit, il soupire après la lune, qu'il prend tantôt pour un pain rond, tantôt pour un croissant au cumin... Et qui encore?
—Le baron Cornacchini, ser Zandiri de Céphalonie, le jeune comte Angiulliero...
—Assez, assez! ne m'en nomme plus! s'écria Josine languissamment... Oh! je suis prise tout à coup de bâillements, rien qu'à me les représenter... Ils se ressemblent tous comme des florins, comme des gouttes de pluie... Apporte mon baguier, Rina. Quel bracelet vais-je mettre demain?
—Beaucoup de ces dignes seigneurs doivent-ils encore nous arriver? demanda Barberine, en passant à la princesse un manteau de lit.
—Non, reprit Josine, on n'attend plus que ser Ottaviani et sa femme, et le consul de Russie à Cattaro... As-tu songé à mettre de côté cet opiat gris pour les dents que Giano m'a donné? Il jure que c'est merveilleux... Que penses-tu de Giano, Rina?
—Jésus Seigneur! exclama la camériste. Qu'est-ce que Votre Grâce me demande? Je suis une trop simple fille pour parler d'un homme pareil.
—Bien! cela signifie qu'il te plaît. Allons, ne rougis pas pour ça... Passe-moi mes gants préparés... Et pourquoi te plaît-il?
—O Seigneur! protesta Barberine, qu'est-ce que Votre Grâce veut me faire dire?... Je n'ai pas parlé quatre fois à ser Gianettino, croyez-moi!
—Bah! s'il ne te plaît pas à toi, repartit Josine, il plaît du moins à toutes nos dames... Ser Giano, venez par ici! Ser Giano, que dites-vous de ça? Ser Giano, quelle surprise prépare-t-on pour ce soir? C'est là ce qu'on entend constamment... Vois-tu, ces dames de Raguse aiment les hommes à cheveux frisés.
—A dire vrai, répondit Barberine, ses cheveux sont ce qu'il a de mieux, avec ses dents... Il a aussi de fort beaux yeux...
—Admirables! répliqua Josine. Ils sont jaunes, et comme moqueurs et féroces dans leur expression.
—Il monte fort bien à cheval, dit Barberine.
—Pas de plus hardi cavalier, de plus brave marin, dit la princesse.
—Et puis, toujours leste et de belle humeur... Quand on le voit, madame, on dirait qu'il entre du soleil avec lui...
—Là, là! ne t'échauffe pas tant, reprit Josine en riant. Bonne nuit, maintenant, Rina. Il est grand temps que je me mette au lit... Nous allons rêver de Giano. Es-tu folle de me parler ainsi de lui!... Il me semble qu'il fait la cour à la fameuse Angelelli, la beauté de Raguse, et que cette sotte y répond... Si j'en étais sûre!
—A quelle heure faudra-t-il réveiller Votre Grâce?
—Voyons, dit la princesse en bâillant, quels sont donc les plaisirs annoncés?... Ah! oui, l'on chasse comme avant-hier, toujours en cachette d'Isabelle; après quoi, dîner dans la forêt, non loin de Zaton di Doli... Viens ouvrir ma courtine, Rina, seulement quand je te sonnerai. Je veux faire la grasse matinée.
La clairière où le repas devait avoir lieu fut occupée, dès avant midi, par les officiers des cuisines qui, sous la conduite de Jacinto, commencèrent à tout accommoder. Ser Pistolese arriva vers cinq heures, pour surveiller le dernier préparatif. A l'ombre des pins-parasols, une longue nappe sur tréteaux, brodée d'argent, de fleurs de soie, et chargée d'assiettes d'argent, étalait une profusion de pâtés, d'oiseaux, de coquillages, et des pyramides de fruits. Des laquais, en hoqueton bleu gansé de jaune, tiraient d'une sorte de fourgon force sièges à dos de maroquin noir, qui se pouvaient ployer pour les voitures, tandis que d'autres déballaient les vases d'argent à glacer les vins. Mais des cris, des abois retentirent, et l'on vit s'avancer dans l'avenue une grande troupe à cheval, avec Josine en tête. Deux ou trois carrosses remplis de dames suivaient les cavaliers, au plus petit pas; et des valets, menant des chiens, fermaient la marche. Cette cavalcade, en un moment, envahit le spacieux rond-point. Le Grand-Duc aida Josine à descendre. Elle avait un habit de cheval, fantasque et charmant à la fois, un justaucorps gris, tout brodé d'argent, et un bonnet de velours noir, avec des plumes. Ser Pistolese s'avança à sa rencontre.
—Quoi! Giano n'est pas encore là! s'écria la princesse, en jetant les yeux autour d'elle... Cette chasse était amusante, bien que j'aie vu le moment où le vent détournait les cailles de la pantière... Mais quelle idée avez-vous eue, sir Archibald, de tuer ce malheureux écureuil?
—Fantaisie de chasseur! fantaisie de chasseur!... On les nomme muscardins, princesse.
—Bah! dites ce que vous voulez, poursuivit Josine, le roi de la chasse est Giano, qui a eu l'idée d'effrayer les cailles... Bonjour, bonjour, ser Pistolese. Eh bien, préparez-vous cette fête de nuit pour demain?
—Oui, princesse, dit le majordome. Les pavillons sont tendus à Stagno... J'ai disposé deux mille lampions sur les rochers de la crique, cent gros fanaux...
—Mais que fait donc Giano? dit Josine. Voilà longtemps qu'il devrait être ici... Est-ce que je puis attendre de la sorte? Est-ce qu'il ne connaît pas les femmes? Un moment de retard de plus est tout un purgatoire pour moi!... Cent gros fanaux, ser Pistolese...
—Oui, princesse, autour des pavillons... Nous avons reçu de Raguse quantité de caisses d'artifices... En un mot, tout sera du plus bel effet, à ce que j'espère...
—Qui vient par là? Est-ce Giano? reprit Josine... Ah! enfin! exclama la princesse, en voyant un gros de cavaliers déboucher dans la clairière, où ils mirent pied à terre aussitôt... Puisque nous voici au complet, mesdames, et vous, signori, prenez vos places. Pour mot d'ordre: Liberté parfaite!
Tous les convives, dans un joyeux désordre, s'assirent autour de la table, tandis que les valets y posaient des rougets fumants sur des grils d'argent. Le premier service n'était que d'entremets et de fruits de mer. Toutes sortes de coquillages emplissaient des conques de vermeil; d'énormes langoustes, en buisson, enchevêtraient leurs piquants rouges, et des pastèques à pulpe rose, du gingembre, des citrons verts, des fruits confits aux cinq épices et au vinaigre, entouraient trois grands pâtés ouverts qui s'éboulaient sur de monstrueux plats d'argent. Le soleil, passant entre les arbres, envoyait ses derniers rayons tièdes et jaunissants sur la nappe; l'odeur résineuse des pins flottait; un daim ou une biche, par moments, bondissait au loin dans les taillis. Çà et là, autour de la table, les conversations commençaient.
—Eh bien, Giano! s'écria Josine, est-ce ainsi que vous vous faites attendre? Si cela vous arrive encore, je froncerai le sourcil contre vous, je tonnerai comme un Jupiter femelle!
—Il n'y a nul retard, Madonna, répondit le sculpteur, en occupant la seule place vide qui restât, à la gauche de la princesse. Le soleil marque cinq heures à peine.
—C'est bon, c'est bon!... Oui, désarmez-moi, repartit la folle jeune fille. Aujourd'hui, Notre Majesté a l'âme bonne, et veut bien entendre vos excuses... Nous te croyions déjà enlevé par le vieil Ourosch, Giano, dit-elle en riant, puisque, enfin, nous voici tout près de ce fameux village de Sgombro.
—Combien ceux de Zemenico avaient-ils déjà pris de têtes? demanda messer del Piffero, un riche bourgeois ragusain.
—Peuh! je ne sais, laissa tomber Giano, sept ou huit, ou quelque chose d'approchant... Mais pleins d'honneur comme je les connais, ils trouveront bien moyen, croyez-moi, d'en prendre encore quelques-unes.
—Fi, Gianetto! dit Josine... Vous êtes par trop sanguinaire...
—Moi, Madonna, s'écria-t-il, un agneau, un vrai pigeon de douceur!... Toutefois, je l'avoue librement, il ne faut pas qu'on m'offense. Mais qui pourrait supporter un affront?
—Bah! dit Floris, à l'occasion, vous en supporteriez... Allons, allons! vous fileriez doux comme un autre.
—Je dis, reprit le sculpteur, un moment étonné, que je n'en ai jamais souffert, Dieu merci!
—Et moi, je dis, riposta Floris, qu'en cas de besoin, vous en souffririez. Croyez-moi, le monde a déjà vu des choses plus extraordinaires.
—Je n'ai jamais souffert d'injure, affirma Giano, et je suis bien connu pour ça, d'un bout à l'autre de la Dalmatie.
—Eh bien, il peut se faire qu'un jour vous en souffriez, voilà tout! Qui peut savoir, sior Giano, ce que lui réserve le destin? Chaque soleil produit à la lumière d'innombrables événements, auxquels personne ne s'attendait. Nous sommes les jouets du hasard... Voilà pourquoi je dis qu'à l'occasion, vous souffririez une injure, tout comme un autre.
—Monseigneur, répliqua le sculpteur, il est vrai que de bien des gens, je n'endurerais pas ces contradictions. Laissez-moi vous dire, encore une fois, que personne ne peut se vanter de m'avoir jamais molesté, et que je n'ai jamais souffert d'injure. Il se peut que je sois, au contraire, trop irascible de ma nature. Si je voulais raconter en détail tous les merveilleux accidents que ce penchant m'a occasionnés, j'étonnerais les nobles dames qui nous écoutent présentement. Mais, pour ne point paraître me louer, je laisserai cela de côté. Apprenez seulement, Monseigneur, que ce vaillant Ourosch s'est mal trouvé de m'avoir voulu faire tort, et, pourtant, je n'avais que seize ans à cette époque.
Un profond silence tenait l'assemblée entière comme en suspens. Tous les yeux, fichés sur le Grand-Duc ou sur Giano, vis-à-vis de lui, montraient on ne sait quoi d'anxieux, une attente immobile et contrainte. Floris poursuivit d'un ton ironique:
—Et que vous est-il arrivé avec ce terrible Ourosch, signor?
—Je me pris de querelle avec lui, répondit le sculpteur, du temps qu'il était maître de poste. Ce fol et brutal animal prétendait me retenir ma selle, sous le prétexte que j'avais fait galoper une de ses juments de retour, ce qui était faux. Quand je vis qu'il n'écoutait rien, indigné, frémissant de rage, je me retirai, mais je ne pus fermer l'œil de la nuit. Je pensai d'abord à brûler la maison, puis à couper les jarrets aux chevaux que ce veillaque avait dans son écurie. Un médecin qui m'eût tâté le pouls aurait trouvé non le pouls d'un homme, mais celui d'un lion ou d'un dragon. Enfin, voici ce à quoi je m'arrêtai. Je m'esquivai dès l'aube du jour, et dans une prairie d'Ourosch, je mis le feu à quatre de ses meules de foin, dont la belle et admirable clarté me réjouit jusqu'à Sabioneira, où je me fis saigner en arrivant. Ainsi, même du plus vil coquin, je n'ai jamais souffert la moindre injure.
—Allons, c'est fort bien! dit le Grand-Duc... Pour Cirillo, on sait ce qui lui advint.
—On sait si j'ai eu tort ou non, repartit Giano. Du jour où il m'eut offensé d'une manière intolérable, mon seul soulagement fut de le lorgner, comme on lorgne une maîtresse. Lorsque je m'avisai enfin que la passion de le voir si souvent m'enlevait le sommeil et l'appétit, et me faisait prendre un mauvais chemin, il me fallut bien me résoudre à en sortir. Je l'appelai donc loyalement, et nous nous battîmes. Je pensais qu'il n'avait reçu que deux ou trois piqûres de puce, quand on vint me dire qu'il était mort... Quoi qu'il en soit, tout ce que j'ai fait n'a été que pour défendre le corps que Dieu m'a prêté.
—Je crois que pas un avocat ne plaide aussi bien, ricana Floris, mais vous avouez qu'il est mort.
—Il est mort honorablement, dit le sculpteur; il a reçu les sacrements, il s'est réconcilié avec l'Église: et moi, fit-il en se frappant le sein du bout du doigt, je suis marqué pour toujours à son cachet, et j'ai passé plus d'une année à Venise, sans que le vieux Fédor m'envoyât un sou.
—Il serait bienséant, je crois, répliqua Floris, que Giano dît: le grand-duc Fédor.
—On me connaît, reprit le sculpteur. Je n'ai pas autre chose à répondre.
—On vous connaît, c'est fort bien! dit le Grand-Duc. Mais l'homme ne se connaît pas lui-même...
—Votre Altesse a beau faire, aucun de ceux qui nous écoutent ne doutera de ma parole.
La princesse Josine intervint:
—Au nom du ciel, Giano, finissez. Qu'est-ce que tout cela signifie?
—Le signor Gianetto, dit Floris, oublie et ce qu'il est, et ce que je suis.
—Je vais vous dire aussi ce que je suis, repartit Giano avec fierté. Je suis un sculpteur, un artiste. Les hommes tels que moi, Monseigneur, sont dignes de parler aux papes, aux empereurs, aux plus puissants rois, et d'en être traités honorablement. J'ai pour modèles et pour maîtres cet illustre Donatello et cet incomparable Michel-Ange, les deux plus nobles créatures que l'on ait vues, depuis les anciens... Vous êtes le fils du Grand-Duc; moi, je suis le fils de mon art. Et les ducs et les fils de grands-ducs, on les rencontre par douzaines, à chaque porte, tandis que ceux de ma taille, on n'en trouverait peut-être pas cinq, à cette heure, dans le monde entier.
—Bien, parlez tant qu'il vous plaira, reprit Floris. Je vous laisse.
—Etes-vous fou, mon frère? exclama Josine... Allons, allons, allons, rasseyez-vous... Mais nous oublions pendant ce temps que le crépuscule descend. Messer, donnez ordre qu'on nous éclaire...
Le majordome frappa dans ses mains, et aussitôt sept ou huit laquais, portant des girandoles enflammées, sortirent de derrière un rocher, et posèrent leurs flambeaux sur la table, tandis que d'autres allumaient des lampes attachées aux pins çà et là, et faites en façon de tourelles et de galères argentées. En même temps, parut dans la clairière, au milieu des rires et du brouhaha, un petit cortège de masques. C'étaient un More, la trousse au dos et le cimeterre en écharpe, un Tartare couvert de mousses et de miroirs, un Homme sauvage, de qui l'habit était garni de feuilles de chêne en velours vert, enfin un Chinois, tout brodé de fleurs, naturellement représentées. Ils portaient un jardin vert plein de roses, et le plaçant devant Josine, en retirèrent un large bassin de vermeil, où s'entassaient, avec leurs pampres, force grappes de raisin muscat de Céphalonie.
—Oh! du muscat! s'écria la princesse. Je n'en avais pas encore vu cette année... Qui nous fait ce présent? Est-ce toi, Giano?
—Votre Grâce est libre de le croire, répondit le sculpteur. La tartane du vieux Panagiotti est mouillée à Zemenico.
—Merci, merci, mon bon Giano, dit Josine. Il est merveilleusement beau... Maladroit de Damiano, qui n'en a pas à Sabioneira!... Tu t'es rappelé, bon Giano, combien j'en désirais, l'autre jour. Il n'y a que toi qui penses à me faire plaisir.
—Monseigneur se lève! dit Mamula.
Il y eut un sourd frémissement, et tous les yeux se tournèrent vers Floris. L'abbé Lancelot demanda:
—Votre Altesse se trouve-t-elle mal?
—Non! repartit le Grand-Duc, d'une voix rauque... Messieurs, de grâce, demeurez... Ce n'est rien! Une incommodité à laquelle je suis sujet... Sander, Sander!
—Quelques tours d'allée vous remettront, dit Josine.
—Oui, oui! Un éblouissement, pas autre chose... Mes excuses, messieurs. Bonsoir à tous!
Floris s'en revint, au clair de lune. La forêt tranquille dormait. On n'entendait que le galop des chevaux, avec leur souffle haletant, et parfois, tout au loin, le glapissement d'un renard, ou le cri lamentable d'un oiseau de nuit.
Une fois seul dans son appartement, la fièvre du Grand-Duc tomba.—Que signifie tout ceci? pensa-t-il. C'est ce Giano qui m'exaspère, avec ses bravades et ses vanteries... Puis, s'arrêtant tout à coup:—Ah! vais-je me mentir à moi-même? Hypocrite, allons, ose l'avouer. Dis tout haut ce secret qui te brûle!... Oui! je suis jaloux de Josine.
Il poursuivit à demi-voix, et marchant à pas lents, dans la chambre:
—Comment cela est-il arrivé? D'elle ou de moi, qui est le coupable?... Ah! ce n'est pas elle, assurément. Elle ne voulait pas me tenter... C'est moi qui souille une innocente de mes désirs criminels... Se peut-il que l'on voie le mal, que l'on sache que c'est le mal, et cependant qu'on s'y précipite? Si je n'aime plus Isabelle, n'y a-t-il pas d'autres femmes au monde, et faut-il que je convoite l'amour de sa sœur!... Oh! quel démon me tente ainsi? Quel poids me presse et me pousse au crime? Rien que mon cœur, rien que moi-même... Oui! je ferais presque cela, parce que je ne dois pas le faire... Toute pensée de mal est un fœtus hideux qui, une fois conçu, vient forcément à la lumière.
Il s'arrêta devant un admirable profil de femme, copié à la pierre noire, par Giano, d'après Léonard de Vinci. C'était celui que le sculpteur, curieux de ces rapprochements, affirmait ressembler à Josine. Floris avait désiré de le voir, avant qu'on le portât chez la princesse.
—Oui, c'est bien elle, murmura-t-il... Le sourire surtout, et les yeux... Il avait déjà copié de même une tête, d'après Ghirlandajo, je crois, qu'on aurait prise pour Isabelle... Chose étrange qu'il ne se trouve peut-être pas un visage humain qui n'ait déjà paru sur la terre!... Ainsi, sans doute, ce que j'éprouve en ce moment, et crois être le seul à éprouver, le seul à avoir éprouvé, des milliers d'hommes l'ont senti et en ont souffert comme j'en souffre...
Le lendemain, Floris, qui s'était réveillé tard, descendit dans les jardins, vers trois heures. Tout y était silencieux et solitaire, à cet ardent soleil d'après-midi. Il pénétra, pour se mettre à couvert, sous la massive treille florentine de marbre et de charpenterie. Elle faisait un long berceau voûté, où d'énormes grappes pendaient, et que coupaient, de distance en distance, des espèces de pavillons décorés d'obélisques de cuivre ou de vases de porphyre vert. Comme il traversait l'un de ces portiques, le Grand-Duc entendit un bruit de pas derrière lui; et, se retournant, il vit Barberine, la camériste de Josine. Elle marchait rapidement et tenait dans sa main une petite boîte de cuir fauve... Puis, quand elle eut rejoint Floris, tout essoufflée:
—Ah! dit-elle, Sa Grâce aurait tant désiré, ce matin, voir Votre Altesse, pour lui demander combien de nuits on doit coucher à Stagno, et quel sera l'ordre des fêtes!
—Oui, dit le Grand-Duc amèrement, les fêtes que donne mon frère bâtard... Qu'est-ce que ce coffret? reprit-il. Où portez-vous cela, Rina?
—Chez messer Giano, dit la suivante, avec un billet de Sa Grâce.
—Chez Giano!... Comment, comment, comment!... Est-ce que cet homme écrit à la princesse?
—Messer Giano... Non, Monseigneur.
—Je ne comprends pas la conduite de votre maîtresse, Rina... Écrire à ce bâtard insolent!... Que peut contenir ce coffret?
—Je ne sais, Monseigneur... Ah! Sa Grâce voulait aussi vous prévenir que les chiens du seigneur comte Angiulliero sont arrivés.
—Au fait, elle lui donne peut-être des instructions pour quelque mascarade, ou bien c'est un de ses bijoux qu'elle lui envoie à réparer... Pourquoi écrit-elle à ce fou? N'aurait-elle pas pu te charger de lui dire de vive voix?... Donne-moi ce coffret, Rina.
—Monseigneur...
—Que crains-tu? Donne-moi ce coffret, te dis-je!
Il le prit, et d'un doigt frémissant toucha le ressort qui fermait la boîte. Elle s'ouvrit. Sur le capitonnage vert clair, étincelait une bague ancienne, de deux serpents d'or émaillé. Un billet, mais à cachet volant, y était joint. Floris le lut d'un regard:
«Hier au soir, mio caro, quelque chose vous est tombé dans l'œil, et la marquise Angelelli, désolée de voir pleurer cet œil, la bonne âme! a voulu vous prêter son anneau, disant le remède souverain. Comme je ne saurais souffrir qu'une autre que moi soigne et guérisse mon bouffon, je vous envoie cette bague-ci. C'est un anneau de fiançailles vénitien et du seizième siècle. Portez-le pour l'amour de moi.»
—Lui envoyer un anneau! dit le Grand-Duc, en refermant lentement le coffret... Hum! hum!... Anneau de fiançailles... Bien, Rina! C'est une belle bague... Tu peux la lui porter, mon enfant.
—Votre Altesse paraît fâchée, reprit Barberine.
—Moi, fâché... Pourquoi? Allons donc! Porte-lui ceci, dépêche-toi!... Il doit l'attendre impatiemment... Anneau de fiançailles... ha, ha! Cela dit tout à qui sait comprendre... Dépêche-toi, va-t'en... Anneau de fiançailles! Il faut assurément que sa sœur soit informée de l'aventure. Oui, par le ciel! je vais la lui apprendre... Ha, ha!... Anneau de fiançailles!... Nous verrons ce qu'en dira Isabelle, quelles excuses elle pourra trouver...
Mais au palais, Gina lui répondit que Sa Grâce n'était pas encore revenue du couvent de Sant'Orsola, où elle avait passé la matinée avec la princesse Tatiana; et, d'un air étonné, elle le considérait.
—A Sant'Orsola, dit le Grand-Duc... Mon cheval, vite, mon cheval!
En effet, la veille, au matin, comme Isabelle s'habillait, elle avait reçu une lettre apportée par un messager du couvent. La vue de ce billet l'étonna, dans l'incertitude d'où il venait, et plus encore la signature qui était de Saloména, sous le nom de Sœur Marie des Anges. La jeune fille s'accusait et demandait pardon à la Grande-Duchesse du scandale qu'elle avait causé: mais, ramenée à Dieu par ses remords et les exhortations de Mgr Colloredo, elle espérait, dès le lendemain, de renaître à une vie nouvelle, recevant des mains de la Sainte Église le voile des vierges du Seigneur. Elle osait donc demander, quoique indigne, la faveur et le secours des prières de Mme la Grande-Duchesse, et la conjurait à genoux, avec larmes, de lui pardonner.
—Hélas! pauvre enfant! dit Isabelle; je ne me suis jamais crue offensée.
Une heure après, arriva dans son coche la supérieure de Sant'Orsola. Introduite aussitôt chez Mme la Grande-Duchesse, Mère Incarnation la pria qu'elle voulût bien, le lendemain, assister à cette vêture. Par là tomberaient tous les bruits que l'on avait semés sur le couvent; la calomnie serait confondue; rien n'était de si grande importance: bref, un tel flux de raisonnements, qu'Isabelle promit tout ce que voulut la bavarde Napolitaine.
La cérémonie fut touchante, et Mgr Colloredo, qui se piquait fort d'éloquence, tira des larmes, en développant ces paroles de l'Épître aux Romains: Induimini Dominum Jesum Christum... Revêtez-vous de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il partit aussitôt après pour Raguse, où une assemblée de son clergé le réclamait, l'après-midi même. Les princesses demeurèrent au repas, qui fut long, délicat, fastueux et magnifiquement servi dans le grand réfectoire du couvent; et vers trois heures seulement, Isabelle et Tatiana, escortées de toutes les religieuses, dirent adieu à la révérende Mère, et, remontant dans leur carrosse, reprirent, par la plage de mer, la route de Sabioneira.
—Qui m'eût dit, fit soudain l'aveugle, après quelques instants de silence, qui m'eût dit que jamais je t'appellerais abandonnée!
—Oh non! Floris m'aime toujours, s'écria Isabelle.
—Pourquoi alors, répliqua Tatiana, le voit-on si peu avec toi? Pourquoi te salue-t-il à peine, d'un bonjour distrait? Pourquoi a-t-il pris, pour donner des fêtes, le temps où tu n'y peux assister? Est-ce là ce qu'il se doit à lui-même et ce qu'il doit à Isabelle? Ces folies, ces frivolités sont-elles dignes d'un Grand-Duc?... Au reste, poursuivit l'aveugle, ce n'est pas lui seulement que j'accuse. Le mal provient aussi, chère sœur, de ce caprice de notre père qui le retient en Dalmatie, et de l'oisiveté forcée où vit mon frère, à Sabioneira.
—Tu ne le connais pas, dit Isabelle. C'est le cœur le plus fier, le plus noble...
—Je le connais, reprit Tatiana. Je pèse ses moindres paroles, et jusqu'à ses silences même. Il a en lui un appétit d'action qui dévorerait des mondes. Comme dit Gœthe de son Faust, il veut du ciel les plus belles étoiles et de la terre chaque sublime volupté... Mais il est inconstant et léger; je redoute de tels caractères... Comme il a supporté aisément la perte de la Grande-Duchesse! Elle eût donné pour ce fils retrouvé sa vie et son bonheur éternel. De lui, elle n'a obtenu que quelques larmes.
—Floris connaissait peu sa mère, repartit Isabelle. Il l'a noblement regrettée, sans faire montre de sa douleur... Que de fois je t'ai entendue dire, chère sœur, qu'il y avait quelque lâcheté à verser des larmes devant les autres!... Et toi-même, tu n'as pas pleuré.
—Oui, c'est vrai, répondit l'aveugle. Il est indigne d'une âme fière de se fondre en gémissements. J'ai donc caché et dévoré mes pleurs, mais mon cœur reste toujours percé du souvenir sanglant de cette mort... Il me réveille chaque nuit, et, le jour, se mêle sans cesse à mes pensées.
Alors, elles ne parlèrent plus. La brise marine soufflait, les pins bruissaient faiblement, tandis que le carrosse magnifique, au trot de ses quatre chevaux, longeait le golfe uni comme un lac. Mais près du tombeau de Simonetta, la Grande-Duchesse tira son cordon, se fit descendre avec Tatiana, séduites toutes deux par le beau temps, la douceur charmante de l'air: puis, envoyant le carrosse en avant, elles commencèrent de marcher dans l'épais gazon semé de colchiques. Des corneilles, des goélands, des oies marines se jouaient sur les eaux, en battant des ailes. Le ciel, tout tacheté d'argent, resplendissait comme un immense satin bleu.
Soudain, Tatiana tressaillit:
—Est-ce que je n'entends pas, murmura-t-elle, le galop du cheval de Floris?... A nous autres, malheureux aveugles, l'air sonore envoie cent messages qui nous préviennent, à défaut de nos yeux.
—Oui, c'est lui! s'écria Isabelle... Oh! qu'a donc Monseigneur?... Son aspect m'effraye!
Le Grand-Duc, d'un galop furieux, accourait le long de la plage. A vingt pas des princesses, il s'arrêta net, sauta par terre, et blême, les yeux étincelants, Floris s'avança vers Isabelle, qui l'attendait au pied du sépulcre.
—Je voudrais savoir, dit-il d'une voix sourde, jusqu'à quand ceci va durer... Qui est le maître ici, de moi ou de votre sœur?
—Ma sœur, fit Isabelle... Josine!
—Oui, Josine!... Si dans trois jours elle n'est pas partie pour le couvent... Je ne veux plus la voir ni lui parler!
—Qu'a-t-elle fait, Monseigneur, qui vous déplaise? dit Isabelle... Vous à qui elle a toujours marqué tant de tendresse, vous qui étiez son guide en tout, et qu'elle consultait même sur ses joyaux et sa parure, comment se peut-il que, soudain, elle vous ait si grandement offensé?
—Comment cela se peut? exclama-t-il. Ah! ah! Faut-il donc supporter qu'elle coquette avec tout venant, coure les champs du matin au soir, rie insolemment aux uns et aux autres?... Elle se plaît à me braver!
—Cher frère, dit Tatiana...
—Elle fait la cour à Giano, elle lui fait la cour, sur ma vie!... A ce bouffon, à ce gâcheur de terre!... Et lui, comme dans son miroir, lui lance, à la dérobée, des sourires d'intelligence. On les voit chuchoter, se serrer les doigts; ils se fourrent dans les coins noirs; elle lui parle à l'oreille, et ils ricanent... Ah! c'est une honte, vous dis-je, et je ne le souffrirai pas plus longtemps!
—Cher Floris, répondit Isabelle, leur familiarité est trop hardie, sans doute; mais qu'elle soit tout à fait innocente, c'est ce que j'ose bien jurer.
—Innocente!
—Oui, Monseigneur.
—C'est faux, c'est faux, je vous dis que c'est faux, Isabelle. Croyez-vous que je n'aie plus de cervelle, plus d'yeux pour discerner une amitié permise d'avec l'impudence et l'effronterie?... Si vous m'aviez laissé finir... Elle vient de lui envoyer une bague, une bague que j'ai surprise... Un anneau de fiançailles! Ha, ha, ha!... Comprenez-vous ce que cela veut dire?
—Une bague! fit la Grande-Duchesse.
—Oui, oui, oui, oui! Faut-il vous le répéter encore?... Une bague avec un billet, où elle le flatte et le caresse, et le loue, et se jette à sa tête!... C'est une chose honteuse, je vous dis. Une honte, une honte, une honte!
—Vous vous noircissez trop sa faute, repartit Isabelle. Croyez-moi, cher seigneur, Josine est légère, non perverse. Son esprit est capricieux, mais son cœur n'est pas corrompu.
—Ah! persuadez-vous cela, s'écria Floris, et faites des phrases dessus!... Vous raisonnez de cette affaire selon les lieux communs de vos livres; et moi, moi, je la vois, je la sens—il saisit le bras d'Isabelle—comme vous sentez mon étreinte, comme vous voyez la main qui vous touche... Mais je vais chasser ce Giano, continua le Grand-Duc, dans sa fureur; je le jetterai dehors, ainsi qu'un laquais... Qu'il retourne à Venise pétrir la cire! Qu'il aille au diable! Qu'il disparaisse!
—Vous ne ferez pas cela! répliqua Tatiana. Un tel éclat rejaillirait sur notre sœur... Elle en serait flétrie, déshonorée.
—Bah! bah! pas même désolée... Elle se consolerait vite. Est-ce qu'elle ne coquette pas avec Archibald, avec Zeroli, avec le diable, s'il était là?... C'est une nature perverse. Ne l'excusez pas!
—Que de fois vous l'avez excusée jadis! répondit l'aveugle. Vous la vantiez sans cesse, alors. Vous rapportiez ses bons mots, ses saillies...
—Elle a changé! cria le Grand-Duc. Puis-je être encore ce que j'étais, alors qu'elle est toute différente?
—Mais ne tournez-vous pas à mal, dit l'aveugle, des actions innocentes, en somme? Est-ce donc une chose si étrange qu'elle ait offert un petit présent à un familier du palais? Cette liberté de Josine avec Gianettino, qui vous irrite, provient de l'étroite habitude dans laquelle ils vivent, depuis l'enfance... Je m'étonne, mon frère, de votre colère... Qu'y a-t-il là qui ait pu vous émouvoir à ce point?
—C'est par la suite de ses actions qu'il faut la juger, repartit Floris. Vous ne l'avez pas vue, Tatiana... Oh! ses yeux, ses gestes, ses sourires, ont un langage... Chaque regard, chaque mouvement décèle sa coquetterie...
A ce moment, un bruit violent et sourd, pareil à un coup de canon lointain, roula dans les profondeurs de la forêt. C'était la première des salves par lesquelles messer Pistolese annonçait que les gens de la chasse venaient d'arriver à Stagno.
—Bella!... Eh bien, Bella! dit l'aveugle, qu'avez-vous donc?... Vous ne vous soutenez plus!
—Non, non... Ce n'est rien... une faiblesse.
—Elle se trouve mal, mon frère... Là, sur ce roc... Eh bien, Bella?... Eh bien, sœur?
—Comment est-elle? dit Floris.
Tatiana, se relevant, siffla dans un petit sifflet de vermeil.
—Elle revient à elle, murmura l'aveugle... N'ayez aucune crainte, mon frère. Elle s'est quelque peu fatiguée... Bien! voici le carrosse avancé... Nous allons rentrer au plus vite.
Le Grand-Duc resta seul sur la plage. On entendait gronder au loin, de moment en moment, les détonations de la fête.
—Silence, bruit stupide! exclama-t-il. Silence, tapage grossier! Il faut du vacarme à tous ces gens, comme à des écoliers lâchés... Ah! j'aurais dû faire ce que je disais, suspendre les préparatifs, commander que l'on enlevât les pavillons... Quelle heure est-il? Le soleil décline... Ils ne m'ont pas même attendu... Cet insolent Gianettino!... Mais je m'en vais les troubler, par le ciel! Je tomberai au milieu de leur joie.
Son cheval paissait à l'écart; le Grand-Duc se mit en selle et partit. Il traversa, toujours au galop, la gorge des Rochers de bitume, et atteignit bientôt le marais de Vogoritza. Un lourd brouillard, presque continuel en ce lieu, couvrait les eaux immobiles et noires.
—Holà! cria Floris... Batelier!
—Voilà! voilà! répondit une voix, du milieu de l'étang. J'arrive!
Une grosse barque parut. On y apercevait confusément plusieurs figures, à travers la brume; et, lorsque le bac toucha la rive, Floris, non sans étonnement, en vit sortir des femmes et des enfants, portant des cages, des chaudrons, des hardes, des ustensiles de ménage, comme des gens forcés de s'enfuir en toute hâte.
—Qu'y a-t-il? fit brusquement le Grand-Duc. Qui êtes-vous? où allez-vous?
—Ces chiens de Sgombro ont rompu la trêve, répondit une des femmes. Ourosch s'est remis à leur tête. Ils ont fondu ce matin sur Potok; ils ont coupé les oliviers, détruit les barques... Le frère de ma mère habite Zemenico; nous allons lui demander asile.
—Ah! l'on va donc se battre! s'écria Floris... Bien, Ourosch! saccage, massacre! Sois implacable! pas de pitié!... Égorge les vieillards! tue les femmes! écrase les enfants à la mamelle!... A quoi sert-il qu'il y ait des coquins au monde?
Et les Morlaques stupéfaites virent le Grand-Duc sauter dans la barque où son cheval se trouvait déjà, et qui s'éloigna du rivage.
LIVRE QUATRIÈME
—Monseigneur n'est pas arrivé? demanda Josine... Où est Sander?
—Ici, aux ordres de Votre Grâce.
—Lorsque votre maître viendra, prévenez-moi; je ne veux pas le voir... Fi! fi! manquer ainsi à sa parole!
Elle se dressa brusquement, et, comme à un signal attendu, il se fit aussitôt un joyeux désordre des convives qui se levaient, quittant la table, tandis que les valets approchaient, pour desservir, une sorte de grand buffet marqueté d'étain et de cuivre, et posé sur quatre roues. Des bouquets de roses effeuillées, des blocs de glace qui fondaient, des monceaux de fruits s'écroulant des jattes et des orfèvreries, chargeaient la nappe éblouissante. Au-dessus, entre de hauts lauriers, se tenait, suspendu par des cordes de soie, un voile de pourpre à franges d'or.
—Honni soit le buveur qui déserte! s'écria messer Zeroli, se soulevant, le verre à la main, au milieu du peu de convives qui étaient demeurés attablés. Soyons, comme dit la chanson,
Et les premiers dans la plaine,
Au matin.
—Je passerais la nuit à boire! repartit Archibald avec véhémence. Le jour de fête de la princesse est bien fêté... Une coupe de champagne, maraud!
—C'est d'un bol de champagne, un jour, fredonna le petit conseiller, que naquit le dieu de Cythère... Le jour de fête de la princesse... Ah çà! vous êtes gris, Archibald!
—Moi gris!... moi gris! répliqua le long jeune homme... Allons, j'ai été en goguettes plus d'une fois déjà, sur mon honneur!... Je connais le carillon des verres...
Mais ses paroles se perdirent dans le tumulte croissant. Les serviteurs couraient, s'interpellaient; de grands chiens blancs tachetés d'orange bondissaient; et sur la plage de la mer, que dominait le bois de lauriers où le banquet avait été dressé, des Morlachs déchargeaient de deux tartanes à l'ancre, des thons énormes, des bécasses, un sanglier, avec des couffes de raisins et de grenades, tout ce qu'avaient pu fournir à ser Pistolese de plus monstrueux et de plus exquis Bila-Glavor et Palenica, les deux petites îles voisines. Cependant, l'orbe du soleil disparaissait derrière les flots. Toute la mer, comme incendiée, roulait de molles flammes jaunes; et dans la lumière éclatante, les trois colonnes gigantesques, orgueilleux débris d'un temple romain, qui signalent aux pêcheurs du large le promontoire de Stagno, se dressaient, plus vermeilles que l'or, parmi les ruines et les broussailles, à l'extrémité de la terrasse. C'était là que se tenait Josine, tout debout sur les marches brisées, au milieu d'un groupe de jeunes gens et de femmes vêtues de blanc.
—... Et s'il est gai, reprit Josine, s'adressant à Sander qui l'avait suivie, s'il est gai, dites-lui que je pleure: s'il est triste, que je saute de joie... Comme ce Zeroli croasse! Il n'y a pas de mouette blessée qui piaille aussi intolérablement...
Le jeune comte Angiulliero dit en riant:
—Il est vrai que sir Archibald et lui sont, aujourd'hui, d'un entrain surprenant.
—Bah! c'est par dépit, fit la princesse. Ils restent les derniers attablés, et braillent comme des fondeurs de cloches, parce qu'ils boudent contre moi... Puis, dans un quart d'heure, ils m'aborderont, et le petit messer Zeroli me nommera la reine des Grâces. Il faudra danser avec eux, leur sourire, écouter leurs bons mots, les avoir de chaque côté, ainsi que deux pendants d'oreilles... Oh! être ainsi hantée par ces niais, tyrannisée, martyrisée!... Ils me gâtent toutes mes joies, comme des chaussures trop justes, comme une tache sur une robe, comme un air banal qui vous poursuit, comme la vue d'une tête de mort!
Par une colère mutine, elle lança au loin sur la plage le bouquet de roses qu'elle mordillait, tandis que le sculpteur s'écriait:
—Abandonnez-les-moi, Madonna! Il y a longtemps que quelques-uns de ces nobles seigneurs et moi-même, nous complotons de prendre à leurs dépens un joyeux divertissement.
—Que voulez-vous faire? demanda-t-elle.
—Nous en laisserons la surprise à Votre Grâce, repartit Giano; mais si je ne les contrains pas, ce soir, de quitter Stagno en toute hâte, si je ne vous les rends pas, tous deux, pour le reste de leur séjour, plus muets que des urnes funéraires, croyez-moi incapable, Madonna, de sculpter un sifflet d'un sou!
—Par le ciel! dit Josine en riant, si tu fais cela, Giano, tu obtiendras de moi toutes choses... Allons, mesdames, il est grand temps, maintenant, de nous aller habiller pour la fête.
—Vite! vite! s'écria le sculpteur. Ser Zeroli se lève justement... Laissez-moi, signori, disparaissez!
Toutes les dames, à pas pressés, remontèrent le roide sentier qui conduisait aux pavillons, tandis que les hommes, furtivement, se cachaient derrière les ruines et les pans de murailles écroulées. En un moment, Giano demeura seul, au pied des hautes colonnes. Les derniers feux du couchant s'éteignaient; quelques valets, à l'entrée du bois, retiraient de la source où ils rafraîchissaient, des flacons et des cruches d'étain; et, sans souci de rien au monde, le petit conseiller de cour s'avançait sur la longue terrasse, en abattant avec sa houssine, de droite et de gauche, les mauves roses et les chardons qui lui venaient presque à l'épaule.
—Ah! Dieu vous garde! chuchota Giano, qui marcha droit à sa rencontre. Le ciel même vous adresse ici... Allons, il faut absolument que cette querelle n'aille pas plus loin!
—Quoi?... Une querelle?... Qu'y a-t-il?
—Allez-vous donc dissimuler, reprit Giano, vis-à-vis d'un serviteur tel que moi?... Cher gentilhomme, daignez m'en croire. Ne rendez pas inévitable ce duel entre sir Archibald et vous.
—Moi!... Un duel! exclama ser Zeroli.
—Allons! puisque je vous répète que l'affaire tout entière est connue... Je n'ai jamais vu d'homme si furieux... Que lui avez-vous donc fait, messer?
—A sir Archibald?... Moi!... Rien, rien, rien! répondit Zeroli stupéfait... A moins qu'il ne se soit offensé de ce que, par badinage, je lui ai dit qu'il était gris.
—C'est bien cela! repartit le sculpteur. Voilà longtemps déjà qu'il vous jalouse, pour la faveur marquée avec laquelle vous accueille la jeune princesse. Les louanges qu'il entend donner, de tous côtés, à votre immense valeur, à votre merveilleuse audace, l'auront aussi piqué jusqu'au vif... Moi, gris! moi, gris! répétait-il, tandis que tous, autour de lui, nous l'adjurions de se calmer, comme l'on prie la croix du Rédempteur... Eh bien! je dis que ser Zeroli est un sacre, un butor, un âne fieffé!
Le petit homme interrompit:
—Bien, bien!... Tout ce qu'il lui plaira! On me connaît, on me connaît, Dieu merci! Mais je ne voudrais pas avoir l'air d'abuser, et cela en présence des dames, de ma grande habileté aux armes. Aussi, ser Giano, me confiant en votre amicale prudence, je remets l'affaire entre vos mains.
—Moi votre témoin! s'écria Giano... Voilà bien ce que je redoutais. C'est cette vaillance enragée qui vous jette dans tous les périls... Voyez! rien qu'à ce mot de duel, vos yeux étincellent, et vous ne vous possédez plus. De son côté, le comte Archibald jure, avec d'horribles serments, qu'il veut absolument échanger une douzaine de balles avec vous, et vous trouer les boyaux mieux qu'une flûte, en sorte qu'inflexibles comme je vous connais, il faudra qu'une de vos deux âmes bouillantes s'envole ce soir!
—Mais comprenez-moi, comprenez-moi, ser Giano. Je consens à faire ma paix avec le comte Archibald. Je suis bien loin de lui en vouloir... Qu'il laisse tomber cette affaire!... Expliquez-lui qu'il n'y avait pas d'offense, aucune offense, aucune offense, en vérité!
Le sculpteur secoua la tête:
—Vous en parlez fort à votre aise, signor. Sachez donc que l'Ange de paix lui-même ne parviendrait pas à se faire médiateur entre vous et sir Archibald... Sous une mine quelque peu simple, le comte cache une fougue indomptable, un vrai courage de lion. C'est bien vraiment, signor, le plus adroit, le plus valeureux, le plus implacable adversaire que vous pouviez rencontrer en Dalmatie!
—Diantre! diantre!... Mais que faire, alors?
—Si vous voulez m'en croire, dit Giano, vous vous éloignerez pour ce soir. Il y a là d'honnêtes pêcheurs qui retournent à Palenica. Montez sur leur tartane, où ils vous accueilleront, en grand respect et révérence. Une nuit est bien vite passée, et demain, quand vous reparaîtrez, nous aurons fait honte à sir Archibald de son féroce emportement, et il vous frappera dans la main.
—Eh bien, soit! reprit le petit homme. Ser Giano, je cède à vos prières... C'est dit! Conduisez-moi seulement.
Tous deux prirent le roide escalier qui descendait à la plage, et s'éloignèrent dans le crépuscule, tandis que de derrière les blocs écroulés, les pans de murs, les colonnes, reparaissaient, un à un, comme des ombres, les invisibles spectateurs de cette scène. On entendit des risées étouffées, des murmures, des chuchotements. Les brumes du soir s'épaississaient. Sur la mer déserte et obscure, une lumière immobile brillait, dans les profondeurs de l'horizon. A ce moment, Giano reparut seul, au haut des marches. Un rire général s'éleva.
—Paix, morbleu! st! st! fit le sculpteur. A vos places! à vos places! à vos places!... Ne voyez-vous donc pas là-bas sir Archibald, que nous envoie le dieu même de la Farce?
La longue silhouette du comte apparaissait au bout de la terrasse. Guêtré de cuir blanc, et vêtu de chasse, avec une casquette de velours noir, il menait à la laisse deux chiennes courantes; et un valet le suivait, portant une torche.
—Sir Archibald! appela Giano.
—Ah! te voilà, te voilà, coquin!... Où donc vous êtes-vous tous fourrés?
—Chut! chut! dit le sculpteur, le doigt sur les lèvres... Au nom de Dieu, ne parlez pas si haut, sir Archibald!
—Bah! pourquoi, pourquoi, pourquoi?... Vas-tu penser aussi que je suis ivre?
—Frère, quand je te vois ainsi confiant, reprit Giano, tu me tortures plus cruellement que si mes entrailles étaient à frire dans une poêle. Pour Dieu!... Si tu tiens à l'existence, songe à te mettre sur tes gardes!
—Mais pourquoi, mais pourquoi? repartit sir Archibald... Ce n'est pas, j'espère, offenser le comte Piero Angiulliero, ni aucun homme, que de prétendre que l'eau de mer est un bon laxatif pour les chiens. Eh bien! voici Lady et Braque qui sont arrivées aujourd'hui. Je les conduis, le soir, sur le rivage, pour leur donner un lavement salé... Qui peut trouver à redire à ça?
—Que parles-tu du comte Angiulliero, frère? s'écria le sculpteur. Ton ennemi est messer Zeroli, qui jure qu'il aura ta vie, ou que tu prendras la sienne... Un démenti! un démenti! hurle-t-il, tout suant et fumant de colère, comme les bains de Porrete... Me jeter un démenti à la face, quand j'affirme simplement qu'il est gris!... J'ai essayé de t'excuser. Alors, de rage, il a poussé un si grand cri qu'on aurait pu l'entendre à quatre milles, et, tout tremblant, je me suis mis à ta recherche, pour savoir ce que tu comptes faire, et quelles sont tes volontés.
—Mes volontés! exclama Archibald. Voilà une jolie plaisanterie!... Je ne me crois pas si près de ma fin, Dieu merci! J'espère voir encore autant de jours qu'aucun homme en ce monde!
—Sans doute, sans doute, répondit Giano. Mais tout cela n'empêche pas qu'il n'ait donné, devant moi, à ses témoins, les instructions les plus inexorables, les plus sanglantes, les plus fatales... C'est la manière pleine de grâce dont t'accueille la jeune princesse, qui lui met cette frénésie au cœur... Ainsi, frère, prépare-toi! Tu vas avoir affaire, sache-le bien, au démon, au dieu Mars de l'escrime. On dit que, pendant un de ses séjours à Cettigne, le prince régnant du Montenegro lui a appris la scoconferrada, tu sais, la fameuse estocade des montagnes.
Sir Archibald, comme d'effroi, laissa tomber de l'œil son monocle:
—Je ne veux rien avoir à démêler avec lui! C'est un homme brutal et dangereux... Pourquoi l'a-t-on reçu? Pourquoi l'a-t-on reçu?
—Il faut prendre un parti! dit le sculpteur. Voilà, là-bas, d'honnêtes pêcheurs qui s'en retournent à Bila-Glavor. Monte sur leur tartane, où ils t'accueilleront avec le respect que l'on doit à ton Asinissime Seigneurie... Une nuit est bien vite passée, et demain, quand tu reparaîtras, nous aurons fait honte à ser Zeroli de son féroce emportement, et il te frappera dans la main.
—J'aimerais mieux, dit Archibald, partir immédiatement pour Raguse.
—Eh! le peux-tu, le peux-tu, ma bonne tête de citrouille? Avons-nous, ici, le tapis enchanté?... Frère, fais ce que je te dis... Il a déjà tué trois hommes!... Suis-moi, suis-moi, suis-moi! ne tardons pas!... Ses menaces sont si terribles que plusieurs d'entre nous, rien qu'à les entendre, ont été assaillis de coliques, qu'ils ont dû satisfaire à deux pas de là... Allons! viens, je te dis... Suis-moi!
Des cris de joie saluèrent Giano, quand il reparut sur la terrasse. Déjà, cette folle jeunesse préparait tout pour un triomphe bouffon: les uns coupant une jonchée de lauriers, d'autres portant des genévriers en flammes, d'autres encore allumant dans les feuillages de grandes étoiles de cristal, diversement coloriées. En un moment, tout fut prêt. Dix bras robustes enlevèrent le sculpteur, et le tumultueux cortège, gravissant le sentier qui mène au haut de la falaise, déboucha sur l'esplanade, au milieu des clameurs, des chansons, des battements de mains, des rauques accents des cornes à bœufs. Toutes les dames, à ce tapage, accoururent sur le perron des pavillons; et dans la tremblante vapeur d'une flamme de Bengale violette, qu'un des laquais avait allumée, on les voyait rire et s'étonner.
—Monseigneur arrive, dit Sander, qui parut derrière Josine.
—Qui donc?
—Mgr Floris. Il descend de cheval à l'instant.
—Je ne veux pas le voir, je vous l'ai dit... Fi! fi! se faire attendre de la sorte!
Alors, comme cette cohue se dirigeait vers elle, à grand bruit, la princesse commença de descendre les marches de bois de son pavillon. Un chapeau de fleurs de souci, tout mêlé d'orfèvreries d'or, couronnait ses cheveux, capricieusement enroulés; son cou svelte se dégageait d'un épais collier de boutons de roses entrelacés; et son costume entier, par une invention étrange et charmante qu'autorisait la liberté de ces galas, semblait reproduire le mois d'avril. Cent sortes de feuillages et de fleurs, bluets, primevères, crocus, violiers, renoncules, oreilles d'ours, brochés de soie ou d'argent mat, couraient sur le satin vert-prasin de cet habit flottant et magnifique; un carcan de plaques d'émail, où des grenades étaient figurées, ceignait la taille de la princesse; et des cordelettes de soie, des bouclettes d'argent et d'émail serraient ses manches, tout contre ses mains. Ainsi, fière, souriante, et fleurie comme le printemps, elle s'avançait d'un pas de déesse, au milieu du murmure d'admiration des dames rassemblées devant le pavillon.
A ce moment, Floris se montra sur l'esplanade, et, parmi ceux qui entouraient le sculpteur et la princesse, plusieurs, de loin, remarquèrent son extraordinaire pâleur. Il marchait sous les cyprès, lentement, en compagnie du baron Mamula; et poursuivant le propos commencé:
—Mon père a demandé Giano! Il a fait chercher un notaire à Raguse!...
—Ce sont les bruits qui courent, Monseigneur... On ajoute que le grand-duc Fédor veut reconnaître messer Giano et lui léguer une partie de ses biens, sous condition qu'il épousera la princesse Josine... Vous voyez si ces bavardages de valets, que je ne rapporte à Votre Altesse que d'après son commandement, méritent que l'on y prenne garde!
—Non, non, Mamula, c'est la vérité! s'écria Floris. Oh! que j'étais bien inspiré dans ma défiance et dans mes soupçons! Il y a longtemps que je les épie... Et maintenant, jusqu'aux laquais, jusqu'aux rinceurs de verres des cuisines savent la chose et font des quolibets, et espèrent des livrées neuves pour les noces de ce bon ser Giano... Que Tatiana n'est-elle ici! Niais que j'étais, tout à l'heure, de lui répondre si doucement!... Tout était vrai... oh! j'avais deviné! C'est une vengeance de mon père. Ce vieux Tibère a machiné toute l'intrigue... La bague envoyée par Josine signifiait bien ce que je pensais... Ha, ha, ha! elle et lui triomphent... Tenez, entendez-vous comme ils rient? Et moi, quand je parais, tous s'écartent; on me fuit, on me laisse seul. Je reste la pauvre dupe, la vache d'osier qui couvrait la chasse, le plastron de leurs railleries... Quand cette reconnaissance doit-elle avoir lieu, Mamula?
—Je ne sais, Monseigneur, je ne sais... Il n'y a pas dans tout cela une syllabe de vérité. Fi donc! Ce sont des contes de chambrières, des ballades de guzlares aveugles!
—Bien, dit Floris. Au reste, il n'importe!
Et marchant droit à Giano, tandis que les assistants, devant lui, s'écartaient avec étonnement:
—Donnez-moi cet anneau, fit-il, oui, cet anneau qui est à votre doigt... Quoique j'aie permis tout à l'heure qu'il vous fût remis, je comptais bien vous le redemander.
—Est-ce un badinage? dit la princesse. Que signifie ceci, mon frère?
—Donnez-moi cet anneau! reprit-il. C'est bien, merci... Et vous, Josine, rentrez dans votre pavillon. Vous êtes un peu trop prodigue de votre présence, ma sœur... Allez, allez! je ne veux point parler.
—Monseigneur, dit Giano...
—Emmenez-la, emmenez-la! s'écria Floris... Pour vous, messer, quand l'envie vous prendra d'échanger encore des bagues, que ce soit avec des mendiantes ou des filles de zingari!... C'est tout ce que peut rechercher un bâtard!
Quelques cris de femmes partirent; puis, au milieu du morne silence, on entendit soudainement les sanglots suffoqués de Josine. Les larmes étouffaient la princesse; ses yeux se fermèrent, elle défaillait; et les dames, tout autour d'elle, l'entraînèrent précipitamment. Floris, livide, promenait, çà et là sur les assistants, un œil étincelant de fureur. Il reprit en étendant la main:
—Vous, messieurs, regardez cet homme. Vous disiez, comme dit tout le monde: «Ce fou, ce sans-souci de Giano!» Il gambadait, il grimaçait... «Chante, faquin!» Et il gonflait ses joues et beuglait la bella Franceschina... Eh bien, non, pas si fou! pas si fou! ou le calcul le plus subtil, la plus tortueuse scélératesse pourront se déguiser sous ce nom. Au travers de ses bouffonneries, il poursuivait son dessein en silence. Il tâchait de suborner ma sœur... Ha, ha, ha! il voulait épouser!... Oui, je crois bien... Une princesse de Bragance, et un gâcheur qui sent l'argile et la sueur! Voilà pour qui, si l'on n'y prenait garde, seraient nos sœurs, nos filles, à présent!
—Quelque scélérat, repartit Giano, a infecté vos oreilles de ses calomnies, et je le défie, quel qu'il soit! Vous vous méprenez, Monseigneur.
—C'est vous, signor, qui vous êtes mépris, en me croyant aveugle et sourd... O toi, misérable, si je consens à te traiter avec plus d'égards que tu n'en mérites, et à ne pas te faire jeter hors d'ici par les valets, n'en abuse pas, au nom du ciel, et ne me brave pas en face!... J'ai dit que tu voulais séduire ma sœur; j'ai dit que tu convoitais ses biens. Il y a plus: mon père est du complot; il connaît toute cette intrigue; il la protège, il t'a fait venir, vous cabalez, vous vous concertez!... Allons, tu vois bien que je sais tout!
—On vous a grossièrement trompé, Monseigneur, répliqua le sculpteur. Il y a plus de trois ans, je le jure, que je n'ai vu le grand-duc Fédor. Quant à la princesse Josine, si jamais j'ai levé les yeux sur elle autrement que ne le comportait la franche et fraternelle amitié dont elle se plaît à m'honorer, que la foudre m'écrase à l'heure même!
—Arrière! exclama le Grand-Duc. Penses-tu, à force d'impudence, parvenir à te disculper? N'ai-je pas vu ce que j'ai vu? N'ai-je pas suivi tous tes manèges? Écoute bien ce que je dis, Giano. Ne reparais plus devant moi!... Hors d'ici, hors d'ici, vil coquin!
Le sculpteur pâlit affreusement, et d'une voix rauque et frémissante:
—Je ne répondrai pas à vos insultes, Monseigneur. Je les repousse avec mépris et je vous les rejette à la gorge!
—Faudra-t-il appeler les laquais? reprit Floris. Hors du camp! hors du camp! hors du camp!... Va-t'en, parasite insolent!... Chassez-le!... Sander! Lucio!
—Celui qui met le doigt sur moi, c'est qu'il est las de la vie! s'écria Giano. Au large!... Le premier qui bouge, je lui fends le crâne avec ce poignard!... Ne crispez pas les poings, messer grand-duc! Je me retirerai d'ici de ma propre volonté; mais, d'abord, vous me rendrez compte, selon les coutumes de l'honneur, de l'outrage que j'ai reçu... Je vous le dis devant tous, messer. Vous avez menti impudemment! Vous avez livré, comme un insensé, la renommée de votre sœur à la risée et à la médisance; vous m'avez fait, devant cette noble assemblée, la plus mortelle injure, sans rien produire contre moi qu'une accusation en l'air: vous avez agi en infâme, en lâche, en calomniateur!... Je vous appelle donc à l'épreuve d'un homme, et avec le bras que voici, je prouverai tout ce que je dis sur votre corps.
—Ha, ha, ha! un duel! ricana Floris... Je ne vous savais pas si brave... Est-ce dans un duel aussi que vous avez tué ce malheureux Cirillo?
Giano poussa une sorte de rugissement, et s'élançant vers le Grand-Duc:
—Je te défie, je te crache au visage!... Pâle et misérable couard, je te jette mon gant, en présence de ces nobles seigneurs... C'est sans péché que j'aurais pu t'enfoncer ce couteau dans la poitrine; car on a le droit de prendre la vie à qui veut vous ravir l'honneur. Et quand, enflammé de colère, je recours, toutefois, au remède, et que, loyalement, je te provoque, tu te refuses à me rendre raison... Tu te fais garder par tes valets! Tu les appelles à ton secours!... Toi, un Grand-Duc?... Lâche hypocrite! Un enfant ramassé n'importe où!... Tu aurais plus de peine à démontrer que le grand-duc Fédor est ton père, que moi à prouver qu'il est le mien!
—Vous diriez aussi bien tout cela à ces rochers, répliqua Floris, qu'à un homme qui vous dédaigne. Je ne me bats pas avec l'un des gens de ma maison.
—Misérable! cria le sculpteur. Que le démon prenne ton âme!
Et se précipitant sur le Grand-Duc, il le saisit d'une main à la gorge. Des clameurs s'élevèrent de toutes parts:
—Séparez-les!
—Giano, Giano...
—Monseigneur...
—Messieurs, calmez-vous!
Tous parlaient au milieu du tapage, entourant, retenant Giano, qui continuait de vociférer.
—Soit! je me battrai! s'écria Floris... Oh! je ne sais pourquoi, en vérité, je me refusais cette fête... Des pistolets! des pistolets!... Quelqu'un a-t-il des pistolets, ici?
—Qu'allez-vous faire, Monseigneur? dit vivement le baron Mamula. Un tel duel est impossible.
—Pourquoi?... Parce que l'on prétend qu'il est le fils de mon père?... Allons, n'est-ce pas, au contraire, depuis Abel et son frère Caïn, la plus vieille querelle du monde?... On ne hait que les siens, Mamula... Des pistolets! des pistolets!
—Une si grave affaire, repartit le baron, ne saurait se régler de la sorte. Prenez au moins jusqu'à demain pour réfléchir.
—Que j'attende un instant de plus! cria le Grand-Duc. Quoi! ne l'entendez-vous pas piailler ses bravades et ses forfanteries?
Et à Giano, impétueusement:
—Morbleu! tout ce que tu voudras!... Veux-tu l'épée? veux-tu le pistolet? veux-tu une seule arme chargée? veux-tu que le duel soit à mort, et que l'on jette le vaincu dans le marais? Je le veux, je consens à tout!... Viens-tu ici pour parader et pour exhaler ton emphase? Sois sanguinaire, si cela te plaît, je le serai aussi, moi!... Et, puisque tu bavardes de vengeance, j'irai chercher la mienne au fond de ta poitrine, dans le sang le plus précieux de ton cœur!
Le vieux comte Stankovitch intervint:
—Apaisez-vous, Monseigneur. Ce duel...
—Silence! exclama le Grand-Duc. Ma résolution est irrévocable... Assez de paroles, messieurs. Allons-nous bavarder plus longtemps, comme des niais ou des lâches?... Le comte Stankovitch réglera le combat. Qu'il nous mette à vingt pas, à dix pas!
—A vingt pas, répliqua le vieux comte. Une seule balle échangée...
—Holà! des torches! cria Floris. Plus de lumières, plus de lumières!... Vous tous, messieurs, vous pourrez témoigner de la loyauté du combat... Que ser Piero Angiulliero veuille bien mesurer la distance.
—Bah! ils vont se manquer tous les deux, souffla Stankovitch à l'oreille du baron Mamula. La colère leur fera trembler la main.
Alors, personne ne parla plus, tandis que messer Angiulliero comptait vingt pas dans l'enceinte. Toutes les dames avaient disparu; le campement semblait abandonné. A la lueur des pots à feu qui brûlaient çà et là, en crépitant, on distinguait, parmi les cyprès gigantesques et les rocs éboulés du plateau, une vingtaine de pavillons, tendus à la manière des Turcs. Irrégulièrement disposés et bariolés de couleurs vives, ils laissaient entre eux des rues, des places, d'étroits passages, qu'illuminaient lugubrement des lamperons d'argile rougeâtre et des veilleuses de cristal. Les plus grands, en se déployant à l'orient, au nord et au midi, renfermaient une très vaste enceinte, semée de roches et de cyprès, et taillée à pic, du côté des tourbières de San-Cosimo. C'était sur cette plate-forme que le duel allait avoir lieu. Elle s'ouvrait à l'occident, en perspective sur la mer, au-dessus des colonnes romaines et de la première terrasse; et une haute croix de granit, où pendait un Christ décharné, placé là, dans les siècles pieux, pour chasser la démone Vénus des antiques ruines de son temple, se dressait sur un bloc colossal, au centre même de l'esplanade.
—Monseigneur, reprit Stankovitch, qui posa une marque sur la terre, voici l'endroit où vous devez vous mettre.
—C'est bien, monsieur... Tout est-il prêt?
—Messer Angiulliero, continua le vieillard, allez porter ce pistolet à ser Giano, et vous, Monseigneur, recevez le vôtre... N'avez-vous rien de plus à dire?
—Rien, monsieur... Faites votre office.
Suivant la coutume dalmate, vestige encore vivant aujourd'hui des antiques «jugements de Dieu», le baron Mamula, témoin de Floris, s'avança au milieu de la lice, et il dit d'une voix solennelle:
—Floris Fédorovitch, grand-duc de Russie, se présente ici, afin de prouver son bon droit... Et puisse Dieu lui être en aide!
Messer Piero Angiulliero, à son tour, marcha jusqu'au milieu de l'enceinte, et, haussant la voix:
—Ici se tient Giano de Sabioneira, pour soutenir la justice de sa cause... Et puisse Dieu lui être en aide!
Alors, tandis que les laquais élevaient en l'air de grosses torches, le vieux comte alla se poster à trois pas en avant des témoins. Les pavillons restaient toujours déserts; seul, par moments, quelque valet glissait aux alentours, d'un pas furtif, puis disparaissait aussitôt. Les assistants, rangés sur une ligne, laissaient vide un très large espace, au milieu duquel attendaient, debout, les deux adversaires immobiles. Tous retenaient leur haleine: et, dans le silence profond, il semblait que l'on eût entendu palpiter les lointaines étoiles.
—Haut les armes! cria le comte.
La grande flammèche d'un falot traversa l'enceinte des roches.
—Feu!
Les coups partirent en même temps.
—Je l'ai manqué! exclama Giano, lançant son pistolet par terre. Malédiction sur vos duels!... Et c'est moi, moi qui suis sûr de toucher une baïoque à cinquante pas, c'est moi qui ai reçu du plomb!... Malédiction! Est-ce qu'il n'a rien?
—Quoi! es-tu blessé? dit Angiulliero, qui accourut près du sculpteur.
—Non! rien, rien, une égratignure. La balle m'a éraflé le bras... Malédiction sur vos duels réglés!... Ainsi donc, voilà mon salaire, pour l'affreux outrage que j'ai reçu!... Déshonoré et blessé par surcroît!... C'est bien! je pars. Donne-moi ma cape, Piero... Il faudra y pourvoir autrement.
—Tu ne saurais partir ainsi! répliqua le comte. On va querir un chirurgien.
—Non, non, non, ce n'est rien, je te dis... J'ai des compères à Stagno... Malédiction sur vos duels! Moi, moi, être blessé par un homme à qui j'ai vu manquer des buts aussi larges qu'un porche d'église!
Et se tournant vers le grand crucifix qui se dressait au milieu de l'esplanade, Giano poursuivit, la toque à la main:
—O bon, juste et divin Seigneur, c'est toi, de qui la justice est sans égale, que j'atteste et je prends à témoin de l'horrible injure qui m'est faite! Tu sais que, jusqu'à ce jour, grâce à ta toute-puissante protection, je n'en ai jamais supporté. Ne souffre pas, ô vrai Fils de Dieu, si tu m'as reçu dans tes bonnes grâces, que l'offense qu'on m'a infligée devant tes yeux, et sous l'arbre saint où tu es cloué, demeure impunie.
Il marcha jusqu'à l'entrée du sentier; puis, se retournant, il cria:
—Au revoir, mon frère!
—Messieurs, reprit alors le Grand-Duc, je vous remercie de votre assistance. J'ai troublé votre fête, ce soir, mais l'occasion était impérieuse. Il est des maux, vous le savez, qui exigent le fer et le feu. Il me fallait faire ce que j'ai fait, ou bien laisser s'accomplir un acte déshonorant pour ma maison... Si je pouvais tout vous raconter, vous verriez avec quelle patience j'ai supporté les insolences de cet homme... Je prends congé de vous, maintenant. Sander, mène-moi à mon pavillon.
Floris se jeta sur son lit et s'endormit d'un pesant sommeil. Il s'agitait, balbutiait; des gouttes de sueur lui roulaient du front. Tout à coup, il se réveilla, en poussant un cri. Le flambeau de cire, à son chevet, faisait vaciller de grandes ombres sur les tapis bariolés, tendus tout autour de la chambre, et sur les peaux de bêtes qui tapissaient le sol.
—Non! ce n'était qu'un rêve, dit-il, une monstrueuse apparition... Est-ce Sander qui a crié, ou moi? Peut-être a-t-il vu quelque chose... Sander! Sander! Holà!... Où est-il donc?
La pièce voisine se trouvait vide; Floris souleva une tapisserie. Le grand air pur le frappa au visage.
La nuit était obscure et tranquille; pas une étoile ne brillait. Bien qu'au loin tout se tînt immobile, on devinait, à une sorte de confuse palpitation, la mer énorme sous la falaise; et de ses profondeurs ténébreuses arrivait une haleine salée, avec un vague murmure. Les pavillons faisaient des masses sombres, dans la nuit; quelques fanaux les éclairaient, plantés en terre. Le Grand-Duc, à pas lents, s'avança jusqu'à l'extrémité des roches, du côté de Stagno. La vue plongeait de là sur une lande, triste, dévastée et sauvage, où des flammes bleues, à ras du sol, jetaient une lueur effrayante. C'étaient les tourbières de San-Cosimo, que la foudre avait allumées, et qui brûlaient depuis deux ans, d'un feu solide, tout mêlé de fumée et d'éclairs, et qu'on voyait dès le soleil couché.
Mais Floris, en se détournant, aperçut une lumière rougeâtre, qui s'échappait de l'un des pavillons. Dressé sous un cyprès colossal, vis-à-vis de la croix de pierre, une torche en éclairait l'entrée; et à son perron bariolé, à ses bandes alternées jaunes et vertes, aux étendards qui le pavoisaient, le Grand-Duc, aussitôt, le reconnut. C'était là que dormait Josine.
—Je veux la voir, pensa-t-il, m'expliquer sur l'heure avec elle... Il suffira de réveiller Barberine, qui m'introduira... Mais où est Sander? C'est étrange!
Il poussa un éclat de rire:
—Si Barberine est où est Sander!... Pourquoi non? Je sais qu'il tâchait d'obtenir les bonnes grâces de la donzelle. Leur accord aura été conclu... Oui, c'est cela! Josine est seule.
Il tressaillit, et ses yeux béants restaient attachés sur la lampe du pavillon.
—Seule! murmura-t-il... Seule!... Quelle pensée ce mot éveille-t-il en moi? Si cette pensée est coupable, d'où vient que jamais, jusqu'à présent, elle ne m'avait induit au mal? J'ai vu cent fois Josine, seul à seul... Si elle est innocente, pourquoi mon sang bout-il dans mes veines, comme une lave? pourquoi mon cœur impétueux heurte-t-il ma poitrine haletante?
Alors, à travers la nuit humide, le Grand-Duc aperçut venir un pâle météore errant, sorti des boues empestées de Stagno, ou de quelque cimetière. Il demeura comme suspendu aux rameaux touffus d'un cyprès, et sa flamme aiguë se tordait, en répandant une lueur sulfureuse. Floris le regardait fixement.
—Mes cheveux se dressent, dit-il; je ne sais quelle horreur glace mes os... Est-ce une face que je vois grimacer, dans ce cercle de blanche lumière?... Va-t'en, va-t'en, démon livide!... Tu souris silencieusement, et de tes yeux verts et bizarres, tu sembles m'indiquer le chemin... Non, non, non, je ne veux pas!... Pour un souffle, un plaisir si court, la palpitation d'un moment!... Elle doit m'être doublement sacrée: d'abord, je suis son parent et son protecteur; ensuite, qui me l'a confiée, si ce n'est celle même à qui j'ai juré fidélité?... Une enfant dont on me nomme le frère!... Oh! cette action soulèverait jusqu'aux pierres des murs contre moi. Comme un cancer hideux, elle rongerait l'honneur, la foi, l'estime, la dignité, tout ce qui fait la vie noble et précieuse. Elle installerait à mon foyer, à ma table, dans mes pensées, au centre même de mon âme, un spectre éternel!
Il reprit, au bout d'un long silence:
—Et cependant, non, non, je le sens, je ne puis renoncer à elle... Que de fois, lorsque ni le lieu, ni l'occasion ne s'offraient alors, mon imagination enflammée a pris plaisir à les créer!... Si je ne la possède pas... Mais je la perds, si je la possède!... Que ferai-je? Le cœur me défaut. Ah! serais-je assez insensé pour souiller, pour déshonorer celle que j'aime, et pour me faire à moi-même un si grand mal?... Laisse cette enfant, misérable! Épargne-la, puisque tu prétends l'aimer... Mais, quoi! ne puis-je donc, sans crime, lui parler, la voir seule quelques instants, et lui expliquer ma conduite?
Il baissa la tête, et, tout frémissant, il restait les yeux fixés sur le sol; puis, soudain, arrachant la torche du bras de fer où elle brûlait, il l'éteignit sous son talon, et vint coller son oreille aux tentures.
—Oui, tout au moins la voir, lui parler!... Le pire sera des reproches, quelques larmes peut-être qu'elle versera... Arrière, craintes puériles!
Et gravissant les marches d'un pas rapide, le Grand-Duc poussa la porte, disparut.
Aux premières lueurs de l'aube, comme il ne se trouvait encore sur l'esplanade que quatre ou cinq valets de meute, avec leurs cors et leurs épieux, un courrier arriva au galop, envoyé par Vassili Manès:—Mort et deuil! mort et deuil! criait cet homme. Toutes les fêtes sont finies! Nous sommes en deuil pour longtemps... Et courant sonner à toute volée la grosse cloche des cuisines, tandis qu'au milieu de la brume, les chiens hurlaient lamentablement, le messager eut bientôt fait de rassembler autour de lui la plupart des chasseurs et des dames, qui apprirent ainsi la nouvelle. Le grand-duc Fédor était mort, cette nuit même, à deux heures.
—A deux heures... répéta lentement le jeune comte Angiulliero... J'ai entendu un cri... C'est étrange!
—Et de plus, reprit le messager, M. Manès a donné l'ordre à tous les Morlachs, jardiniers, serviteurs, officiers du palais, qu'on cachât cette mort, durant quelques jours, à Sa Grâce Tatiana, à cause de la maladie dont il la soigne... Vous voilà prévenus, très nobles hôtes. Le seigneur Vassili vous dira mieux ses raisons, dès votre retour au palais.
Tout le jour, ce ne fut, à Sabioneira, que rumeur, désordre, et fracas de gens qui repartaient, à peine arrivés de Stagno. La double catastrophe qui terminait les fêtes fournissait ample matière aux propos: et hâtés de s'en retourner, chacun, hommes et femmes, s'entassait, sans choix, dans les berlines et les carrosses du palais que, par l'ordre de M. Manès, ser Pistolese avait mis à leur disposition. La débandade fut générale. Sept ou huit invités, au plus, demeurèrent à Sabioneira, et se trouvèrent au dîner, que l'on servit sur les six heures, à bas bruit, dans la Galerie-Verte. Le commencement du repas fut silencieux et contraint. Tous les yeux s'attachaient sur le docteur Ulm, qui, partant le lendemain, de grand matin, était venu dormir au palais. Ce fut lui qui, par ses propos, se mit à réveiller les convives; et l'entretien s'échauffant peu à peu, ce tendre et reconnaissant ami narra si plaisamment divers contes des bizarreries du grand-duc Fédor, que les voilà tous aux éclats de rire. Passés dans le salon voisin, le docteur se mit à faire un brelan avec le vieux Stankovitch et messer della Mammana, en sorte que l'appartement fut bientôt rempli de tables de jeu, et que la soirée s'acheva aussi gaiement qu'elle avait été morne au début.
Isabelle avait dîné seule, après avoir passé l'après-midi en compagnie de Tatiana, assez souffrante ce jour-là. Par deux fois, au sortir de table, la Grande-Duchesse envoya demander si Monseigneur était rentré, et toujours réponse que non. Inquiète de l'absence prolongée de Floris, bien qu'elle le crût chez son père, Isabelle dit à Gina de l'accompagner avec un flambeau, et elle descendit elle-même à l'appartement du Grand-Duc. L'antichambre, le cabinet des Bustes, les salons, tout était désert. Une lampe éclairait l'ancien oratoire de Mme Maria-Pia, petite pièce tapissée de tableaux de dévotion, avec un Ecce homo brodé et, çà et là, quelques reliques sous des verres, suspendues à la tapisserie.
—Je l'attendrai ici, dit Isabelle, je l'attendrai jusqu'à ce qu'il soit rentré... Tu peux remonter, Gina.
—Comme vous voilà pâle! dit la suivante. Oh! vous n'auriez pas dû descendre ainsi.
—Non! je veux voir Monseigneur ce soir même. La mort soudaine de son père l'aura douloureusement frappé... Il faut prier pour le grand-duc Fédor, ne l'oublie pas, bonne Gina!
Il y eut un instant de silence. La femme de chambre reprit:
—J'ai retrouvé la petite croix que vous avez tant cherchée, madame. Elle s'était glissée, je ne sais comment, dans un tiroir du chiffonnier.
—Merci, bonne Gina... C'est la croix que j'avais, lorsque j'étais à ce couvent des Filles de Sainte-Monique et fiancée à Monseigneur... Elle pendait au chevet de mon lit... J'ai si souvent pensé à lui sous cette croix... Lorsque j'accoucherai, Gina, tu me la donneras dans la main... Écoute... Est-ce qu'on n'a pas frappé?
—Non, madame, c'est le vent...
—Si je mourais en accouchant, dit Isabelle, je t'en prie, tu mettrais cette croix dans mon cercueil.
—Fi!... Comment pouvez-vous parler de choses pareilles!... Je vous ferai gronder demain par Sa Grâce Tatiana, avant qu'elle s'en aille à Giunta di Doli.
—Pauvre chère Tatiana! dit Isabelle. M. Manès l'envoie pour quelques jours, dans ce vieux pavillon de chasse... Elle ne savait toujours rien, quand tu l'as quittée?
—Non, elle ne se doute de rien... Ah! madame, Monseigneur!
La porte venait de s'ouvrir, et le Grand-Duc s'arrêta sur le seuil, en apercevant Isabelle... Il avait perdu son manteau, ses gants, son bonnet de fourrure; ses cheveux ruisselaient de sueur: et, plus livide que le marbre, avec les yeux étincelants de fièvre, il se mordait la lèvre d'un air farouche. Gina disparut aussitôt.
—O Dieu! s'écria Isabelle. Qu'y a-t-il? Qu'avez-vous, Floris?
—Ah! toujours vous! fit le Grand-Duc, en lançant dans un coin la houssine qu'il tenait encore à la main... Laissez-moi... Que me voulez-vous?
—O cher Floris, dit Isabelle, partagez avec moi votre chagrin. Mon cœur souffre de vous savoir seul en cette épreuve.
—Du chagrin! ricana-t-il... Moi, du chagrin! Pourquoi en aurais-je?... Parce que mon père est mort?... Ha, ha!... Avez-vous oublié comme il m'a traité?... Retirez-vous dans votre chambre. Allez, allez! Quel tracas! quel tracas!... Toujours des plaintes et des reproches!
—Oh! répondit-elle, mon bon seigneur, je n'ai pas mérité ceci!... Des reproches, jamais je ne vous en ai fait, même dans le secret de mon cœur... Je vous en supplie, cher Floris, dites-moi la cause de votre colère.
—La cause, répliqua le Grand-Duc, c'est vous, la cause, vous, oui, vous!
—Hélas! Monseigneur, ne m'effrayez pas! dit Isabelle... Vous savez que je suis souffrante en ce moment.
—Jamais une heure de répit! exclama Floris, d'une voix stridente. Toujours quelque affliction, quelque torture nouvelle! Mieux vaudrait être avec le mort que l'on va emporter d'ici, que de subir ce perpétuel tourment... Ah! pleurez, si cela vous amuse. Toutes vos pareilles ont dans les yeux des rivières qu'elles prodiguent... Puis, allez vous plaindre de moi à vos servantes et à ma sœur Tatiana!
—Non, non, jamais, mon cher seigneur.
—Allons, répétez cela! s'écria-t-il. Jurez-le bien, pour que je sache à quel point vous pouvez mentir!
—Mentir!... Moi, mentir, Monseigneur!
—Est-ce que je ne connais pas vos façons d'agir?... O femme hypocrite! dit-il. Allez-vous me guetter désormais, chaque fois que je rentrerai? Par la mort! Je ne pourrai bientôt plus poser le pied hors de ma maison, qu'il n'y ait des yeux qui me surveillent!... Pas de reproches! disiez-vous. Vous ne m'avez jamais fait de reproches. Non, mais vous penchez la tête, vous marchez d'un pas languissant, comme si votre âme était de terre, afin qu'on vous plaigne à cause de moi... Oh! vous êtes rusée comme toutes les femmes. Malédiction sur notre mariage! Maudit soit qui me l'a imposé! Maudite l'heure où je vous ai vue! Maudit le prêtre qui a dit la messe des noces!
—Oh! Monseigneur! fit Isabelle avec un cri.
—Parce que vous m'avez apporté votre tas de mottes, vos stupides terres; parce que vous êtes plus riche que moi, vous croyez pouvoir commander ici!... Vous ne m'avez jamais aimé... Quand je voulais aller à Pétersbourg, vous vous y êtes opposée... Et c'est vous que l'on plaint, c'est vous qu'on louange!... Maintenant, il va falloir que je rentre à l'heure chaque jour, comme un petit garçon qu'on fouette... On fera contre moi des enquêtes! On m'épiera jusque dans mon appartement!... Allons, pensez-vous m'attendrir avec vos larmes feintes?... Sortez d'ici! Hors de ma vue, hors de ma vue!
—Je m'en vais, puisque je vous offense, reprit la Grande-Duchesse, en sanglotant. Mais au moins, dites-moi quelle est la faute que j'ai commise, à mon insu.
—Assez! assez! Allez vous plaindre à ma sœur et à votre Gina... Ou bien, ayez soin, en sortant d'ici, de frotter vos yeux, pour qu'ils rougissent. Puis, appelez des témoins, les valets, la maison entière!
—Ah! vous m'avez brisé le cœur, murmura Isabelle. Que vous ai-je fait, Monseigneur?... Hélas! je voudrais être morte! Peut-être alors seriez-vous touché, si ce n'est de votre ancien amour, au moins de quelque compassion... Me laisserez-vous partir ainsi?... O Floris, Floris... Ho! ho! ho!
—Allons, dit-il, retirez-vous... Ne pleurez pas... C'est bien!... Retirez-vous, Isabelle.
—O mon cher seigneur, reprit-elle, je ne saurais me séparer ainsi de vous... Accordez-moi seulement un coup d'œil et des paroles moins amères. Dites que vous ne conservez aucun ressentiment contre moi... Votre regard n'est plus si irrité... Monseigneur... Floris... Par pitié!
Et elle s'avançait pour lui prendre la main, quand le Grand-Duc se reculant avec horreur:
—Ah! Isabelle!... Arrière! arrière! arrière!
Alors, il éclata en sanglots et se laissa tomber sur un fauteuil, la face cachée dans ses mains. De larges râles lui soulevaient la poitrine.
—Hélas! hélas! dit Isabelle, est-ce pour moi, est-ce à cause de moi, que vous pleurez, cher Floris? En quoi ai-je mérité votre déplaisir?... Si vous êtes irrité à cause de Josine que j'ai laissée sous votre garde, sans partager ce soin avec vous, n'attribuez mon apparente négligence qu'à l'état de langueur où je suis...
Il s'était levé d'un bond, au nom de Josine, et s'avançant vers la Grande-Duchesse:
—Assez! cria-t-il d'une voix terrible. Laissez-moi, laissez-moi, vous dis-je!
Isabelle trouva sa suivante qui l'attendait dans le jardin de la Dogaresse, et toutes deux, glacées de frayeur, remontèrent, sans prononcer une parole. Gina dévêtit la Grande-Duchesse, lui passa une robe de nuit, en s'empressant silencieusement; puis, quand elle eut disposé le flambeau dans la veilleuse d'or émaillé:
—Votre Grâce n'a-t-elle plus rien à me commander?
—Quoi?... que dis-tu?
—Revenez à vous, bonne madame... Ne vous tourmentez pas ainsi!
—Que dis-tu?... Ne me parle pas!... Oh! je voudrais pleurer; mon cœur est trop lourd... Ai-je tous les torts qu'il a dits?
—Vous, des torts, chère maîtresse!... Vous qui montrez tant de bonté envers tous, qu'on croirait qu'il habite en vous un ange du paradis!
—Non, non, je n'aurais pas dû l'importuner, dans un tel moment... Laisse-moi... La faute est à moi seule... Monseigneur pouvait croire, en effet, que je venais épier sa conduite...
Un fracas de roues passa sous les fenêtres, avec des voix et des lueurs de torches. C'était le cercueil du Grand-Duc, que Jacinto ramenait de Raguse.
—Le cercueil de Mgr Fédor! dit Isabelle, après un long silence... Oh! plutôt, que n'est-ce le mien!
Il y eut, toute cette nuit, sur l'étang de mer et dans les jardins, un va-et-vient de lumières errantes: on apportait, à Sabioneira, le cadavre de Son Altesse. L'ouverture en fut faite de bon matin, dans le laboratoire de Stepany, en présence de M. Manès et de quelques-uns des domestiques; après quoi, avec l'assistance d'un apothicaire qu'on avait mandé de Cattaro, Stepany embauma le corps. L'opération fut longue et pénible. Une odeur intolérable emplissait la vaste salle; çà et là, des mixtures blanchâtres fumaient à l'air, sur des soucoupes; les vitres, à quinze pieds de terre, étaient grandes ouvertes; et l'on voyait, le long du mur, le cercueil béant.
Le soir même, après le dîner, ceux des invités qui étaient restés, parurent, un à un, dans la salle transformée en chapelle ardente, où avait lieu l'exposition du corps. C'était l'ancienne galerie des gardes, du temps qu'il y avait des Cypriotes en garnison à Sabioneira, mais qu'au dix-huitième siècle, on avait magnifiquement ajustée en salon de fête. Les visiteurs étaient reçus par ser Pistolese, vêtu de deuil, qui les menait jusqu'au cercueil, posé sur une estrade de trois marches. Le pope de Sgombro, tout debout au pied du catafalque, avec son bonnet et son livre, leur présentait le goupillon; et chacun, après avoir jeté l'eau bénite, s'écoulait sans bruit, au fond de la salle, où se trouvaient déjà rassemblés M. Manès, l'abbé Lancelot, le baron Mamula, d'autres encore, qui causaient ensemble, à voix basse.
Vers neuf heures, Floris parut. M. Manès vint aussitôt à sa rencontre:
—Ah! Monseigneur, je puis vous joindre enfin!... J'ai reçu, dans la matinée, une dépêche du comte Popoff, le chambellan envoyé par le Tsar, pour le représenter aux obsèques. Il m'annonce qu'il sera ici vendredi soir.
Le Grand-Duc inclina la tête, sans répondre. Les coups furieux du bora ébranlaient les hautes fenêtres, drapées, du haut en bas, de velours violet, à crépines d'or.
—Votre Altesse a trouvé mon billet? poursuivit Manès, après un silence. J'ai pris sur moi de commander qu'on cachât cette mort, provisoirement, à Sa Grâce Tatiana. Depuis quelque temps, en effet, comme je vous l'ai expliqué, je traite la Grande-Duchesse pour une affection du cœur. Sa maladie traverse, en ce moment, une période redoutable, et toute vive émotion, survenant au cours de cette crise, pourrait être fatale à votre sœur.
—Silence! dit soudain Mamula.
Tatiana venait de paraître à la tribune pour les musiciens, qui rend, par une porte dérobée, sur les cabinets du premier étage. Elle était seule, sans Daria, qui la menait ordinairement. Ses doigts étincelaient de bagues; des perles, en pendeloques, scintillaient à ses oreilles; et ses cheveux jaunes, attachés très haut par des épingles de pierreries, la faisaient paraître plus grande. Elle portait, en guise de collier, de petites plaques de malachite quadrangulaires, serties d'or; et sa robe de crêpe de Chine d'un blanc de neige traînait, à plis nombreux, sur le pavage de marbre, tandis que d'un pas hésitant, elle s'avançait le long du balustre. Tous restaient immobiles et glacés.
—Qui êtes-vous? dit-elle en s'arrêtant.
—Voici Mgr Floris, répondit Manès; et M. le marquis Zeculo, le baron Mamula, quelques autres encore de ces messieurs se trouvent avec Son Altesse.
—Bonsoir, mon cher frère, reprit l'aveugle. Bonsoir à vous tous, messieurs... Il m'avait bien semblé qu'il se passait ici, ce soir, quelque chose d'inaccoutumé, mais je n'espérais pas trouver si bonne compagnie rassemblée.
Déjà Tatiana descendait le degré en fer à cheval qui joint la tribune à la galerie, et qui, doré, sculpté, plus ciselé qu'un bijou, se termine, au bas de ses rampes, par deux corbeilles de fruits de marbre. Puis, à pas lents, elle s'avança dans l'immense salle. Une large allée de doubles colonnes, dont les bizarres chapiteaux, faits de lions ailés, de tours, de proues de navires soutenaient un plafond doré, la partageait dans sa longueur, comme en trois nefs colossales. Des plaques d'écaille et de miroir, où des flambeaux allumés se reflétaient, garnissaient les murs nus, revêtus encore, par endroits, de lambeaux de tapisserie. Au fond de l'allée des colonnes, juste vis-à-vis de la tribune, le catafalque se dressait sur son estrade, entouré de centaines de cierges. On ne distinguait d'abord, dans cette lumière éblouissante, que des monceaux de roses blanches. Un baldaquin de velours violet, semé d'aigles d'argent éployées, s'attachait à quatre colonnes, très haut, au-dessus du cercueil, qui se voyait à peine sous les fleurs.
—Je croyais Votre Grâce, dit Manès, déjà partie pour Giunta di Doli.
—La tempête m'a retenue, répondit l'aveugle. Je partirai demain matin... Ah! fit-elle en ouvrant les narines, on respire ici la cire et les roses. Pourquoi a-t-on allumé tant de flambeaux?
—Votre Grâce sait, dit Manès, que Mgr Colloredo qui nous avait quittés, voilà trois jours, doit revenir très prochainement, et qu'il se pourrait même que le comte Popoff se décidât à nous rendre visite. Ser Pistolese faisait l'essai d'une espèce d'illumination qu'il leur prépare.
—Le comte Popoff! s'écria-t-elle... Nicolas Semenovitch!... Combien mon père sera heureux! Le comte a servi au Caucase sous les ordres du grand-duc Fédor... Mais pourquoi vient-il?
—Je ne sais, répliqua Manès. Il était à Venise, je crois, et n'a pas voulu repartir sans rendre ses devoirs au Grand-Duc.
—Et, dit-elle, comment va mon père?
—Mais... bien!
—Sa santé n'a pas empiré?... Est-elle raffermie, monsieur Manès, car le bruit courait ces jours-ci, qu'il se trouvait plus souffrant?
—Non, il ne souffre plus... Il va bien.
Alors Floris leva les yeux. Triste, immobile, les paupières closes, le Grand-Duc, sous l'ardente lueur des buissons de cierges, montrait une face blafarde, luisante comme un os de mort, des tempes caves; et les coins de sa bouche retombaient en un rictus amer. Une suprême convulsion avait comme figé avec horreur sur ce visage, devenu de marbre pour jamais, de longues et cruelles souffrances, une rage de désespoir presque ironique, les angoisses de l'agonie, la douceur du néant survenu, et mêlé parmi tout cela, on ne sait quoi de hautain et de dédaigneux. La tête exhaussée reposait sur un oreiller de satin blanc. On ne voyait sortir des roses blanches sous lesquelles le corps disparaissait, que ses mains, gantées de gants rouges à broderie d'or.
—Voilà comme on se cache de nous autres, pauvres aveugles! reprit Tatiana, en souriant. Je vous reconnais là, monsieur Manès. Vous m'exilez, et vous aviez recommandé que l'on se tût sur ces arrivées... Au reste, l'on eût dit, aujourd'hui, que tout le monde me fuyait. C'est à grand'peine que j'arrachais quelques paroles à ceux qui n'ont pu m'éviter.
—Eh bien, oui! repartit le savant, vous avez besoin de solitude. Les forêts de Giunta di Doli vous vaudront mieux que Sabioneira... Faut-il vous rappeler combien, hier, vous vous êtes trouvée souffrante, à la suite de votre visite de la veille à Sant'Orsola! Et à ce propos, chère enfant, avez-vous pris votre potion et bien suivi toutes mes prescriptions?
—Non, ma foi! répondit Tatiana, je l'ai oublié tout à fait. Allons, bon Manès, ne me grondez pas!... Vous me croirez si vous voulez, mon frère, continua l'aveugle, mais je suis follement gaie ce soir. J'ai dans l'esprit je ne sais quoi de si serein et de si joyeux, que tous ces hurlements du bora ne me font l'effet... devinez!... que d'un orchestre pour une fête... Voyez! j'ai voulu qu'on me parât, moi qui ne porte guère de bijoux.
—Oui, oui, c'est bon, c'est bon! dit Manès, mais vous partez demain, à l'aube, et il est grand temps, chère enfant, que vous alliez prendre du repos.
—Oh! je ne partirai qu'à une condition, répliqua l'aveugle. Si vous ne me promettez pas de faire, cette fois, ce que je veux, entendez-vous, monsieur Manès? je reste à Sabioneira.
—Et que désire Votre Grâce?
—Eh bien, puisque Nicolas Semenovitch va passer plusieurs jours ici, n'est-il pas juste qu'il m'en donne un tout au moins, ainsi que Mgr Colloredo?... Ce dernier m'a fort négligée durant son premier séjour, et j'entends m'en plaindre à lui-même. Arrangez-vous donc, monsieur Manès, pour me les amener tous deux à Giunta di Doli... Et maintenant, adieu, messieurs, reprit l'aveugle. Donnez-moi votre bras, bon Manès.
Tous deux sortirent, et il y eut quelques instants de profond silence, tandis que Jacinto, avec des valets, s'occupait de renouveler ceux des flambeaux qui étaient consumés.
—Que Monseigneur m'excuse, souffla tout bas le petit abbé Lancelot en s'approchant de Floris, à pas muets. Je dois le prévenir, au cas où il attendrait les princesses, pour donner l'eau bénite avec elles, que Leurs Grâces, vraisemblablement, ne pourront pas venir ce soir. Nous avons même été inquiets un moment, poursuivit l'abbé, au sujet de ma charmante élève, la princesse Josine. On aurait dit qu'elle avait le délire... Elle a voulu s'agenouiller devant Mme Isabelle. Elle lui demandait pardon, comme si elle eût commis un crime. Ensuite elle a versé beaucoup de larmes... Qui aurait cru que cette chère enfant se fût tellement attachée à Mgr le grand-duc Fédor, qu'elle ne voyait presque jamais?
Le Grand-Duc demeurait immobile; puis, enfin, élevant la voix:
—Messieurs, dit-il, bonne nuit!... Que chacun de vous dispose de son temps jusqu'à demain... Vous pouvez vous retirer aussi, pappas Nicanor. Je resterai seul auprès de mon père.
Tous, en passant, saluèrent Floris d'une profonde révérence, et quand le pope eut disparu le dernier, emportant les patères d'eau bénite, la salle demeura vide. Les cierges brûlaient à grosses larmes, sur les herses de bois d'ébène. Parfois, un coup de vent plus brusque faisait frissonner à la fois, leurs mille flammes inquiètes, et l'on voyait s'effeuiller soudain les grandes roses dont les pétales parsemaient les carreaux de marbre jaune et noir. Un vase plein d'encens fumait. Par moments, quelque chauve-souris, entrée sans doute au crépuscule, ou bien gîtée en cette pièce abandonnée, s'élançait, décrivait dans son vol, deux ou trois rapides crochets, puis se précipitait au milieu des cierges. On entendait comme un crépitement, et l'oiseau, lourdement, retombait. Quatre ou cinq, brûlées de la sorte, sautelaient sur les dalles de marbre, tout à l'entour du catafalque, avec de petits bruits inquiétants. Au dehors, la furie de l'ouragan redoublait; la mer bouleversée mugissait; la tourmente assaillait, en ce moment, les roches au sommet desquelles la salle est bâtie.
—Holà! quelqu'un! cria Floris.
Un valet parut aussitôt.
—Viens ici, dit le Grand-Duc, écoute!... Ah! c'est toi qui es entré à mon service, ces jours derniers. N'es-tu pas le fils de la Tonina?... N'importe, d'ailleurs! écoute... Va prévenir la princesse Josine... Non, doucement! Tu diras à celle de ses femmes qui viendra t'ouvrir, entends-tu? que quelqu'un qui est dans cette salle prie Sa Grâce de s'y rendre un moment... Oui! que quelqu'un voudrait lui dire un mot, et qu'on attend ici son bon plaisir... Sans me nommer, sans nommer personne, comprends-tu?... Puis, va te mettre au lit, mon enfant. Ton service sera fini.
Floris revint au pied du cercueil, et en se parlant à lui-même:
—Elle n'a rien dit, mais elle a été sur le point de tout dire... Ils ne l'ont pas comprise aujourd'hui, mais ils la comprendraient demain... Eh bien, que faire à cela? Ne faut-il pas que je m'habitue à ces angoisses et à ces remords? Cette vie n'est-elle pas la mienne désormais?... Le crime une fois accompli, la souillure devient ineffaçable. Aucune heure ne s'abolit. Toutes portent leurs fruits, quels qu'ils soient... Oh! maintenant, adieu pour toujours, la sereine tranquillité! adieu le contentement du cœur! adieu les rires, et les fêtes, et l'ambition! Je suis comme un homme enchaîné dans une cave pleine de poudre, et qui a, de ses propres mains, allumé la torche fatale, qu'il voit brûler sans pouvoir l'éteindre!... Que vais-je lui dire? Que je maudis ma jouissance évanouie, abhorrée... Ah! c'est avant de commettre le crime que j'aurais dû le détester; mais tant que la chair est superbe, aucune réprobation ne peut dominer son ardeur, ni maîtriser son violent désir... Oui! mieux vaut en finir d'un seul coup, la supplier, la conjurer... Quel est ce bruit? fit-il, en tressaillant... Rien! quelque boiserie qui craque... Les morts ne se relèvent point... C'est cette action qui me bouleverse entièrement... Se peut-il que je l'aie commise!
Un pas léger frôla les dalles, et le Grand-Duc, se détournant, vit Josine. Toute pâle, en noirs habits de deuil, elle se tenait arrêtée dans l'ombre d'une des colonnes; et ses prunelles parcouraient la vaste salle. De profonds cercles bleus entouraient ses yeux sanglants, trempés de larmes; sa bouche, un peu entr'ouverte, lui donnait un air indéfinissable de langueur et de désespoir. Elle aperçut Floris et jeta un cri.
—Hé quoi, Josine, je vous fais peur!
Elle tremblait de tous ses membres, en le regardant avec épouvante. Il avança d'un pas vers la princesse.
—Allez-vous-en! cria-t-elle; laissez-moi!... Quoi! encore quelque perfidie!... Allez-vous-en!... J'ai horreur de vous voir!
—Au nom de Dieu, dit-il, écoutez-moi.
—Va-t'en, va-t'en! reprit Josine, va-t'en, lâche!... Pourquoi me tends-tu ce piège nouveau? Qu'espères-tu? Que me veux-tu?
—Josine, par pitié...
—Que me veux-tu? répéta-t-elle. Je n'ai plus d'honneur que tu puisses me ravir... Ah! malheureuse! Souillée, perdue, déshonorée par ce boucher!
—Plus bas! plus bas! dit-il. Oh! prenez garde!
—Tant qu'il me restera un souffle, poursuivit-elle, tant que j'aurai une parole à mon service, je crierai vengeance contre toi... Immonde, incestueux scélérat!... Ah! je deviendrai folle de douleur... Être la proie de ce laquais, de ce goujat!
—Allez, je le sais trop, dit Floris, j'ai mérité les plus amères paroles... Pourtant, s'il est quelque expiation...
—Une expiation! s'écria-t-elle. Quelle expiation pourrais-tu m'offrir?... Infâme voleur, regarde-moi! Regarde le spectre de ce que j'étais, et de ce que tu as flétri... Ah! Dieu! quelle misérable chose cet homme a faite de moi!... Maintenant, où aller? où me réfugier? Puis-je vivre encore dans le même air, sous le même toit qu'Isabelle?... O Isabelle, chère sœur, à qui j'ose à peine penser! Combien cet infâme te trompe!... Par le ciel, elle saura tout!
—Ne fais pas cela! dit Floris. Oh! s'il te reste quelque pitié, ne parle pas, ensevelis ce crime!... Pas à Isabelle! Tais-toi!
Josine eut un rire sauvage:
—Il y a donc encore dans ton cœur une place qui n'est pas de pierre... Mais non, hypocrite, tu mens!... O bonne sœur, liée à un tel scélérat!... Un scélérat!... un scélérat!... Je le crierai devant toute la terre. Je te ferai connaître... A moi! à moi!
—Tais-toi, Josine, tais-toi...
—Lâche, tu trembles à présent... Tu n'as pas, pour regarder en face tes actions, la moitié du courage que tu as pour les commettre... O lâche, ô misérable... aussi dégradé que la boue!... Le crime dont tu t'es souillé... Je ne m'inquiète pas de tes prières!... Oui, c'est cela! Porte ta main sur moi, bâillonne-moi, étrangle-moi, tue-moi!... Ah! comme je voudrais mourir!
Elle poussa un râle étouffé, puis se laissa tomber défaillante, sur l'une des marches de l'estrade. Elle sanglotait tout bas, affaissée dans ses longs vêtements noirs, le front posé entre les genoux; et ses cheveux dénoués qui pendaient, balayaient le pavé comme un voile... Le vase d'argent fumait toujours; au sommet du catafalque, le mort souriait de son sourire amer; Floris éperdu se taisait. Confusément, comme en un rêve affreux, il voyait, au-dessus de sa tête, étinceler les faces horribles des Méduses sculptées aux caissons du plafond, et qui, furieuses, le front ridé et la bouche vociférante, avaient l'air de lui crier son crime. Il reprit, enfin, d'une voix très basse:
—Toute l'horreur, tout le mépris que me lancent vos malédictions, je les éprouve envers moi... Je n'ai pas même pour pallier mon crime, la vulgaire excuse d'avoir ignoré les malheurs qu'il devait produire. Pendant des jours, pendant des nuits silencieuses, j'avais pesé au fond de mon âme, tout ce que cet attentat ferait naître: la honte, les larmes, l'opprobre, le repentir, le dégoût mortel!... Ah! j'ai souffert cruellement! Vos yeux hantaient mes veilles et mon sommeil... J'ai lutté pour vaincre mon désir; mais à mesure que le remords et la froide raison l'étouffaient, on eût dit qu'un impur démon se plaisait à le rallumer... Grâce!... pitié, pitié, Josine!... Si j'ai péché, ce sont vos yeux qui m'ont tendu le piège fatal... Accusez votre forme charmante, le délire, la fascination qui m'aveugla. J'ai été provoqué à la faute par votre beauté.
—Tu as été provoqué, dit l'enfant, par ton infamie et par ta luxure!
—Je vous aimais, murmura-t-il, frémissant.
—Et moi, je te hais, dit Josine.
Il s'affaissa sur les genoux, et tirant de son sein un poignard:
—Si tu me hais, tiens, frappe! dit Floris. Finis mes misères avec ma vie. J'offre ma poitrine au coup mortel, et je te demande la mort, comme une grâce.
—Debout, dit-elle, debout, hypocrite! Tu sais bien que je ne puis être ton bourreau.
—Veux-tu que je meure? poursuivit Floris. Tu es la maîtresse de ma vie... Oui, un seul mot de toi, et je me tue, cette nuit même!
—Laisse-moi, laisse-moi!... Va-t'en!
—Ah! dit Floris, votre pardon! Accordez-moi d'abord votre pardon!... Que mon repentir vous désarme!
—Ton repentir d'une heure, d'un instant!
—Non, mais le remords, qui, toute ma vie, lavera mon âme de larmes!
Elle demeurait sans répondre, farouche, le visage fixe.
—Mon offense a duré un moment, continua Floris. Et il y a des milliers de moments où je ne l'avais pas commise, et tu auras de longues années pour l'oublier... Et pourtant, je souhaiterais que le premier berceau où l'on m'a couché fût devenu ma tombe!
—Vous auriez été plus heureux! dit Josine. Et pour moi, oh! quelle différence! Ma paix, mon honneur, ma dot virginale, je les posséderais encore... Que Dieu me venge, à proportion de l'infamie de ton forfait!
—Tu ne peux être trop cruelle, dit Floris. Oh! aide-moi à détester mon crime!... Mon cœur se brise, en y songeant.
—Qu'il ne se brise pas encore, dit Josine, mais qu'un chagrin éternel le consume! Puisse-t-il ne plus trouver de joie sur cette terre! Puisses-tu souhaiter la mort et désespérer de l'obtenir!... Que tous tes plaisirs se flétrissent! Que tous ceux que tu aimes t'abandonnent!... Et demeure seul et désolé, sans courage pour mourir, sans force pour vivre!
—Dieu entend tes prières, âme offensée, et s'il me frappe, je dirai qu'il est juste...
—Vois ce que tu as fait de moi!... Rappelle-toi ce que j'étais, gaie, souriante, heureuse, innocente... Et maintenant, la mendiante des routes, la fille du plus pauvre pêcheur me trouverait si misérable, qu'elle m'accorderait sa pitié!
—Quel chevrier voudrait être Floris, le grand-duc Floris de Russie, à condition d'avoir dans sa poitrine un cœur aussi angoissé que le mien? Oh! impose-moi, pour mon crime, le châtiment le plus cruel, le plus terrible, et je bénirai ta douceur!
—En plein bonheur, dit-elle, et d'un seul coup, ma vie entière est détruite... Je ne puis plus habiter, désormais, qu'avec le deuil, la honte, le désespoir. Ce sont les compagnons que Floris m'a donnés, et qui me suivront jusqu'à mon tombeau!
—Après avoir tant souffert, reprit-il, de la pauvreté et de la bassesse, je rencontre la pire souffrance, au milieu même du bonheur. J'étais écrasé sous le poids des misères communes à tous, et je trouve plus lourd aujourd'hui, le fardeau de ma seule misère!... Quel fruit maudit de la terre ai-je mangé? Quel poison sorti de la mer ai-je bu?... Mais non, non! Mon cœur seul est coupable! C'est lui qui a tout voulu et tout fait... O destinée! Fatalité des hommes!
—Tu aurais dû me tuer! dit Josine. Au moins je serais morte heureuse et pleine de tendresse pour toi, au lieu d'être éternellement contrainte à te haïr.
—Oh! ne me hais pas! répondit Floris. Pardonne-moi!... Grâce!... Pardonne!
Il tendait les deux mains vers l'enfant: sa poitrine se soulevait; de grosses larmes roulaient dans ses yeux. Elle s'était dressée et le considérait fixement. Ensuite, son regard s'adoucit, ses longues paupières battirent.
—Serais-je donc tentée de me trahir moi-même? dit Josine.
—Non, mais d'accorder ta merci à mon sincère repentir.
—Puis-je oublier le crime, hélas!... et ma propre ruine?
—Que le crime soit flétri! dit-il, mais pardonne à celui qui le déteste, autant que tu en as toi-même horreur.
—Maintenant, je suis ta victime, reprit-elle. Ce pardon me ferait ta complice.
—Non, non!... Par pitié... Grâce! Pardonne!
Elle hocha la tête, et d'une voix lente:
—Que je voudrais connaître tes pensées!
—Elles ne sont que remords et tendresse.
—Mais si je cesse de poursuivre ma vengeance, si je fais la paix avec toi, tu me mépriseras, dit Josine.
—Je te bénirai, repartit Floris. Oh! pardonne, pardonne, pardonne!
—Plus tard, peut-être, dit l'enfant.
—Mais puis-je espérer? demanda-t-il.
—Tous les hommes peuvent espérer, répliqua-t-elle.
—Oh! dit Floris, par grâce, accepte le baiser de mon repentir et de ma tendresse. Le poids qui m'écrase le cœur me sera moins lourd ensuite.
—Soit! dit-elle, puisque vous voilà si repentant.
Alors, Floris posa ses lèvres brûlantes sur le front pâle de Josine; et, tout en émoi, face à face, ils fixaient l'un sur l'autre des yeux profonds et pleins de langueur. Ils haletaient, ils balbutiaient de trouble et de désolation; peu à peu, leurs doigts se mêlèrent. Un vertige saisit Floris; et il couvrait de baisers furieux le visage frémissant de Josine. Soudain, un grand cri retentit: et tous deux, en se retournant terrifiés, virent, au haut de l'escalier, une femme vêtue de blanc chanceler, s'abattre, rouler avec un bruit affreux le long des marches, puis demeurer gisante, au bas, sur le pavé de marbre.
—Isabelle! cria Josine.
Et comme si, derrière elle, eût grondé quelque effroyable tempête, l'enfant se mit à fuir éperdument. Mais, dans son épouvante, elle ne trouvait plus les portes que masquaient des lés de velours. Tout à coup, elle se jeta derrière un des rideaux à crépines d'or, poussa la fenêtre de la terrasse et, battue du vent, échevelée, se sauva à travers les jardins, par l'escalier Sant'Isidoro.
Les flammes des cierges, en vacillant, s'éteignirent presque toutes, sous le coup de vent impétueux qui entra par la fenêtre ouverte, et de grands jets d'écume et d'eau de mer s'abattirent sur les dalles, tandis que résonnait, au loin, un tapage de vitres brisées. Floris, au pied de l'escalier, tenait entre ses bras Isabelle, blême, raidie, les paupières entre-closes.
—Holà! cria-t-il, du secours!... Holà!
Sa voix se perdit dans l'ouragan et dans le tumulte des vagues.
—Ho! du secours!... Holà, quelqu'un!... Du secours!
Quatre ou cinq flambeaux palpitaient encore au fond de la salle pleine d'ombre, que la rafale parcourait. Le ciel de velours claquait au vent. Puis, un à un, les derniers cierges s'éteignirent.
—A l'aide! reprit Le Grand-Duc. Holà! à l'aide!... Ah! qui est là?... A moi!... à l'aide!
—Est-ce vous, Monseigneur? répondit la voix de Manès. Quelle obscurité!... Que se passe-t-il?
—Vite, Manès, vite, vite!... Au nom du ciel!...
—Je ne distingue rien, Monseigneur... Qui a crié? J'ai entendu de ma chambre... Écoutez... voici quelqu'un qui vient...
La tapisserie se releva, et trois ou quatre serviteurs, les yeux écarquillés, apparurent. On distinguait derrière eux Jacinto, qui, debout sur le seuil, élevait en l'air, d'un bras tremblant, une petite lampe de cuivre.
—Des lumières! cria Manès... Qu'est-ce donc?... Que s'est-il passé?... Quoi! Mme la Grande-Duchesse!
—Elle a fait un faux pas, dit Floris, en descendant cet escalier.
—Vite, au lit! qu'on la mette au lit!... Oh! un matelas pour la transporter... Cours, Sander... Vite, un matelas!
—Ce n'est rien, n'est-ce pas, Manès?
—Comment êtes-vous, madame?... Elle ne m'entend pas. Toujours évanouie!... Ah! voici les femmes de Sa Grâce?... Allons, Gina, éclaire-moi!
—N'est-ce pas, ce n'est rien, Manès?
—Cours éveiller Stepany, Lucio! Dis-lui de m'apporter les fers avec le paquet d'amadou... Plus près, la torche, plus près, Gina... Elle a roulé du haut en bas, n'est-il pas vrai?
—Oui... Ce n'est rien, n'est-ce pas, Manès?
—L'enfant est perdu, mais il reste encore un espoir de la sauver... Ah! voici la civière... Bien! posez-la dessus!... Doucement, doucement... Là, là, doucement... Prenez garde!
Puis, comme les valets se mettaient en marche:
—Non, Monseigneur, restez ici.
—Je veux la suivre, dit le Grand-Duc.
—Non, Monseigneur, je vous en prie. Votre inquiétude et vos angoisses risqueraient de m'ôter mon sang-froid. Votre vue pourrait provoquer chez Mme la Grande-Duchesse une émotion dangereuse... Je vous ferai prévenir dans un instant... Au lit, au lit, au lit, vite au lit!
Tous disparurent. Un flambeau de résine, tombé par terre, et qui brûlait en allongeant sur le pavé une tache rouge et fumeuse, éclairait obscurément la salle. Le vent gonflait le lourd rideau violet. Floris, d'un geste brusque, l'écarta, et il se trouva sur la terrasse.
La rafale soufflait en foudre, la mer mugissait. Une vaste rougeur boréale flottait derrière les nuées, et à cette lueur éparse, on distinguait l'immense vallée des flots qui bouillonnait, blanche d'écume. Par moments, la clameur redoublait. On entendait des voix hautes et confuses, des râles, des clapotis; puis, un prodigieux sifflement, tantôt rauque, tantôt aigu, qui ondulait comme un dragon. De profondes détonations, telles que des coups de canon, retentissaient au milieu du tumulte. C'était la mer qui s'engouffrait, à travers les grilles, dans les longs souterrains de roches qui s'ouvrent au bas de la falaise, et communiquent avec les caves du palais. Alors, un sourd tremblement remuait l'antique terrasse de marbre, jusque sous les pieds de Floris; l'énorme écume noyait tout, et, en poussant un cri sauvage, le Grand-Duc se renversait la face pour l'offrir aux crachats de la tempête.
—Souffle, ouragan, fais rage! s'écria-t-il... Mer rugissante, lance tes vagues à l'assaut contre moi! Vent, emporte, balaye dans l'air jusqu'au dernier atome de ce corps!... Ah! j'ai assassiné la plus noble femme!... O Isabelle, comment ai-je pu te méconnaître?... Voici que ta douce image m'apparaît sous les traits de celle que j'ai tant aimée! Mon cœur se fond de désespoir et de tendresse... En un moment, en un moment! Les portes obscures du destin ont tourné sur un seul moment... Cela est-il possible? Est-ce un rêve?... O Dieu, comme vous me châtiez à ma première transgression, et à d'autres vous laissez le temps d'entasser les crimes sur les crimes!... Mais, non, elle ne mourra pas!... Oh! qu'elle vive, Dieu puissant! En échange de la chère vie d'Isabelle, prenez la mienne, bien qu'elle ne la vaille pas! S'il est au ciel une Ame paternelle qui ait pitié des misérables hommes, c'est elle que j'invoque ici... Qu'Isabelle vive seulement! Que ce ne soit pas moi qui la tue!... Grâce, grâce, ô Père céleste!
Il tendait les mains vers les ténèbres. Une voix appela:
—Monseigneur!
—Qui va là?
—Monseigneur... monseigneur Floris.
—Ho! me voici... Eh bien, qu'est-ce? dit-il, en rentrant dans la salle.
—Monseigneur, vite, vite, vite, venez vite! dit Mila qui se précipita. La Grande-Duchesse se meurt!
L'horreur régnait dans la partie du palais qu'ils traversèrent. Toutes les portes étaient ouvertes; et les valets, rassemblés aux abords de l'appartement d'Isabelle, sur le palier du grand escalier, bourdonnaient et se poussaient confusément les uns les autres. Un profond silence s'établit, dès qu'on vit paraître Floris. Et l'on n'entendit plus que la voix d'une des femmes de la Grande-Duchesse, qui, accompagnée de Lucio, descendait le degré, portant des deux mains un plat de cuivre, sur lequel gisait un enfant mort, recouvert d'un linge sanglant.
—Holà! cria Floris, ouvrez!
L'antichambre était solitaire: rien qu'une femme, avec des fioles et des lampes, qui y faisait chauffer quelque potion. M. Manès se présenta à la rencontre du Grand-Duc:
—Ah! c'est vous, Monseigneur... Venez...
—Vous la sauverez, n'est-ce pas?
—Dieu peut faire un miracle! répondit Manès.
Floris entra, se soutenant à peine. La chambre était vide et obscure. Deux ou trois bougies jaunes brûlaient au fond de l'alcôve, sur l'archivolte de laquelle des Renommées tenaient une couronne d'or. Soudain, il aperçut Isabelle. Un calme lugubre était peint sur son visage décoloré; elle gardait les paupières fermées. Le Grand-Duc s'affaissa par terre, auprès du lit, en sanglotant.
—Est-ce vous, mon cher cœur? dit Isabelle. Ne pleurez pas! Tout est bien arrangé de la sorte... Oh! je ne vous épiais pas; je venais prier auprès du Grand-Duc...
Elle reprit au bout d'un long silence:
—Je vous ai bien aimé, mon cœur! Vous aussi, vous m'aimiez autrefois... Nous aurions pourtant pu être heureux!... Vous rappelez-vous le premier printemps que nous avons passé ici! Que d'heures d'une tendresse bénie nous avons eues? Tout était plein de fleurs et d'oiseaux; on entendait chanter les rossignols... Hélas! les choses de ce monde s'évanouissent comme l'ombre...
—Tu vivras, dit Floris, tu vivras!
—O cher Floris, je vais mourir, dit-elle... Mais il me semble cependant que je suis un peu soulagée... Ah! ce n'est pas si difficile de mourir!... Pendant le court moment où je m'étais assoupie, j'ai vu tout à l'heure ta chère mère, entourée d'une splendeur céleste. Sa face rayonnait comme le soleil. Elle se tenait sur une nuée, et de ses mains ouvertes il descendait vers moi une pluie de rayons et de fleurs, tandis que la douceur de ses yeux apaisait ma souffrance... Elle vient m'emmener, mon Floris, et un jour nous serons tous réunis, loin de cette triste terre, dans le Paradis!
—Tu vivras, tu vivras! répéta-t-il.
—O mon cher cœur, mon cher trésor, mon cher bonheur! dit Isabelle d'une voix faible comme un soupir... Tu te souviendras, n'est-ce pas? de ta pauvre petite Isabelle... Tu te souviendras de notre enfant qui est morte en venant au monde... Qu'on l'ensevelisse avec moi! On la déposera sur mon sein... Rien ne te restera de moi que le souvenir, mon bien-aimé. J'aurai passé dans ta vie, ainsi qu'une ombre... Mon bien-aimé, je te pardonne! N'aie pas trop de chagrin, mon Floris... Je pardonne aussi à Josine... Rappelle-moi plus tard à ma sœur Tatiana. Dis-lui que j'ai quitté le monde en l'aimant et en la bénissant... Où est Gina?... Elle s'est trouvée mal, je crois, et on a dû l'emporter. Elle était bien bonne pour moi; elle m'a fidèlement servie... Pour la vertu, pour l'honnêteté et la décence de la conduite, elle mérite un excellent mari; je voulais lui faire sa dot... Ne pleure pas, mon bien-aimé: sois heureux! Va, le temps te consolera... Un mort n'est rien! J'ai peut-être été indolente et trop paresseuse dans ces derniers mois. Je t'en demande pardon, mon Floris... Et je te bénis, dans la mort, pour le bonheur que j'ai eu auprès de toi... Mila, écarte ce flambeau... Place-moi plus haut, je respire mal... Donne-moi ta main, mon Floris... Bien, ainsi.
La porte s'entre-bâilla au fond de la ruelle, et l'on vit s'y glisser, sans bruit, plusieurs des femmes de la Grande-Duchesse. Elles portaient des chandeliers avec la croix d'or et de cristal que Maria-Pia avait fait faire pour son oratoire. En se hâtant, elles couvrirent l'une des consoles de napperons blancs, et disposèrent une sorte d'autel au moyen de flambeaux.
—Ne pleurez pas, cher aimé, dit Isabelle... C'est moi-même qui ai demandé de recevoir l'extrême-onction.
Alors, une vive clarté se répandit soudain par la chambre. Les trois portes à la fois venaient de s'ouvrir, et une dizaine de femmes morlaques de Sabioneira-le-Bas, qui avaient des cierges à la main, défilèrent silencieusement. Derrière elles, quatre jeunes filles, en hauts bonnets de plumes et d'écarlate, s'avançaient, portant sur leurs épaules la châsse de sainte Justine, qu'on a coutume de monter au palais, lorsqu'un des maîtres y est en péril de mort. Elles la posèrent sur ses bâtons, derrière une lice mobile, qu'elles garnirent de gros flambeaux allumés. Cependant l'archevêque de Myre, revêtu de l'étole violette, était entré avec les saintes huiles; l'abbé Lancelot l'accompagnait: et les servantes du palais, les femmes des pêcheurs, des calfats, des jardiniers pénétrèrent dans la chambre, à leur suite, et s'y rangèrent, en foule, autour du lit.
—Ma sœur, dit José-Maria, quand le silence fut rétabli, nous vous apportons, selon votre désir, les dernières grâces de l'Église. Puissent-elles vous prémunir contre l'angoisse et les terreurs de ce moment!
—Merci, mon bon frère, dit-elle.
L'archevêque de Myre poursuivit, d'une voix qui tremblait par intervalles:
—Une âme pure comme est la vôtre, peut se confier hardiment dans la miséricorde de Dieu... N'ayez point de regrets au monde, si l'heure est arrivée d'en sortir. La terre, ma sœur, était pour vous un lieu d'exil. Vous chérissez la solitude, et le monde n'est que multitude; vous recherchez le silence, et le monde n'est que clameurs; vous êtes touchée de la vérité, et le monde n'est que mensonges; vous aimez la pureté, et le monde n'est que corruption. Pourquoi donc souhaiteriez-vous d'habiter encore parmi les hommes? Quitter la vie, ma sœur, c'est se réveiller d'un songe plein d'inquiétude... Homme superbe, qu'es-tu donc? Quelle est cette existence à laquelle tu t'attaches si âprement?... Fils de la femme et pétri de la boue impure de son sang, tu es pareil aux bêtes par tes besoins, comme par tes concupiscences... Qu'es-tu encore? Un sol stérile, un ténébreux abîme d'iniquités, un enfant de la colère de Dieu, un vase de misère et d'ignominie... Ta naissance est souillée d'ordures; ta vie est une longue chaîne de souffrances, et ta mort est remplie de frayeurs... Quittez cette terre, ma sœur, abandonnez les voies de ce monde; déprenez votre cœur des attaches terrestres; laissez cette vie sans regrets, comme on jette un roseau fêlé qui, loin de nous soutenir, nous percerait la main, si nous voulions nous y appuyer. C'est une vie triste et fragile, une vie inconstante, agitée, sujette à mille vicissitudes, une vie de fantômes et d'illusions, une vie qui n'a rien de réel que ses afflictions et ses peines, une vie que l'on pourrait nommer un enfer déjà commencé, et qui du chaume, du palais, des hameaux, des villes, des solitudes, si diverse qu'elle ait été, aboutit enfin à la mort, comme toutes les eaux de la terre vont s'abîmer dans l'Océan.
Il cessa de parler: et après une pause, l'œil fixe et la face aussi pâle que la toile d'argent de sa chape, il récita les prières latines; puis, en trempant son pouce droit dans la boîte de vermeil du saint chrême, il s'avança auprès du lit, et commença de faire les onctions. Les femmes priaient à genoux; les chandeliers de cristal et la châsse se renvoyaient les feux des flambeaux; par moments, un sanglot s'élevait; ensuite, au milieu du silence, on entendait le glas profond de la grosse cloche de Sainte-Justine.
—Per istam unctionem, dit l'archevêque, en découvrant les pieds de la mourante, et suam piissimam misericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid deliquisti per pedes!
—Amen! répondit l'abbé Lancelot.
Les onctions étaient finies. L'archevêque fléchit le genou, pria quelques instants à voix basse, puis se releva; et toutes les femmes se dressèrent en même temps.
—Adieu, ma sœur, dit José-Maria, tandis qu'une larme roulait au bord de ses paupières.
—Adieu, mon bon frère, dit Isabelle.
Les femmes reprirent sur leurs épaules la châsse de sainte Justine, et le cortège se retira lentement, dans l'ordre où il était entré. Deux heures sonnèrent au campanile; tous les flambeaux avaient défilé; les hautes portes se refermèrent: et la chambre se trouva, comme auparavant, déserte et à peine éclairée. Les sanglots étouffés du Grand-Duc y résonnaient lugubrement.
—Vous rappelez-vous ces trois sœurs, dit Isabelle après un long silence, ces trois sœurs de Zemenico, que leurs maris avaient délaissées et qui vinrent nous implorer?... Leur rencontre me présageait ma destinée... Voilà pourquoi mon cœur était si lourd, chaque fois que je songeais à elles... Mais, en ce temps, vous m'auriez grondée, cher aimé, si je vous avais dit mes craintes, et je n'osais vous en parler.
Vassili Manès s'approcha, et lui tendant une tasse d'argent où fumait un breuvage noirâtre:
—Allons, allons, madame, ne vous agitez pas!
—Merci, mon bon Manès, répondit-elle... Est-ce le bora qui siffle ainsi?... Ces hurlements me sont pénibles!
Le vieillard, au fond de la ruelle, attachait sur la Grande-Duchesse un regard de compassion.
—Oh! chuchota Mila, comme Sa Grâce a changé tout d'un coup!... Des gouttes suintent de sa figure; ses yeux ont l'air agrandis et plus profonds dans leurs orbites... Regardez... elle a encore pâli, ce qui semblait impossible!
—Elle s'en va, dit Manès... Prie pour elle!
Cependant, on avait poussé la petite porte de l'alcôve, et l'abbé Lancelot, qui avait apporté le saint sacrement de la chapelle, se mit à dire dans le cabinet contigu une messe de la Passion, ainsi que l'avait demandé la Grande-Duchesse. Elle se tournait, par moments, vers cette porte restée ouverte: on lui voyait joindre les mains; et toutes les fois que son regard rencontrait celui de Floris, qui se tenait au pied du lit, elle essayait encore de sourire:
—Quand je serai morte, reprit-elle, en l'appelant d'un signe de tête, que nul médecin ne touche à mon corps... Mes femmes seules l'enseveliront.
Il s'était penché afin de l'entendre, très bas auprès de son visage, et il suivait des yeux le mouvement de ses lèvres:
—Ç'aurait été après-demain, murmura-t-elle, l'anniversaire de ma naissance: j'allais avoir vingt-deux ans. J'étais triste, mon cher aimé, en pensant que vous l'oublieriez, mais vous y songerez, je vous en prie, mon cœur.
Ensuite, elle ne parla plus... Le reste de la nuit fut cruel: de rares et courts instants de connaissance, un profond accablement, du délire, et, vers le matin, l'agonie, qui dura longtemps et pleine d'horreurs. Le jour commençait à poindre, et une lueur grise, pareille à une écume sale, entrait par les hautes fenêtres. La mer livide bondissait; au travers des arbres agités du vent, on voyait se lever, par rafales, dans les jardins déserts, de grands tourbillons de poussière.
—Approchez, Monseigneur, dit Manès à demi-voix... Vous pouvez lui fermer les yeux.
—Quoi! Qu'y a-t-il?
—Elle ne souffre plus, répondit Manès.
Floris se dressa tout en sursaut:
—Morte!... Est-ce qu'elle est morte? s'écria-t-il.
—Elle est morte, oui, Monseigneur.
—Morte! morte! reprit le Grand-Duc, et il tremblait de tous ses membres... Morte! Pourquoi ne l'a-t-on pas sauvée?... Ah! vous ne savez rien! vous ne pouvez rien!... Isabelle, entends-moi, c'est Floris qui te supplie... Inanimée! partie, oh! partie à jamais!... Et c'est moi qui l'ai tuée... moi seul!... O maudit, maudit scélérat!... Ah! donnez-moi du poison, un couteau!... Qu'on rassemble ici tous ceux qui l'aimaient, tous ceux qui vont pleurer sur elle... Et je m'accuserai devant tous... O misérable que je suis!... Ameutez-vous autour de moi, crachez sur moi, lancez-moi des pierres et de la boue!... O Isabelle, mon amour, ma vie, ma femme! Morte, morte, morte!... Est-il possible?... Oh! Isabelle, Isabelle, Isabelle!
Il se roulait par terre, en sanglotant. M. Manès l'exhortait, et il vint doucement à bout de l'emmener hors de la chambre.
Vers midi, un valet qui tirait par la bride un grand cheval blanc sortit de la Petite Écurie et traversa la cour pavée de briques, où des lignes de pierre, en se croisant, dessinaient des carrés inégaux. Ser Pistolese et Jacinto le regardaient venir à pas lents, debout tous deux sous le fronton du Manège.
—Bien, parfait, mon garçon! dit le majordome. Marche encore un peu plus doucement, de crainte de casser les œufs que tu as sous les semelles... Voilà près d'une heure que je t'attends!
—Fallait-il donc partir le ventre vide? riposta Lucio, tout en flattant de la main Barocco, le chien griffon de ser Pistolese.
—Bien, bien! murmura le gros homme... Tu es comme les nonnains de Gênes, qui, après qu'elles sont revenues des étuves, demandent à l'abbesse congé d'y aller... Il eût été décent aussi, dans une telle circonstance, d'enlever de dessus ton épaule tes rubans jaunes et tes cordons ferrés d'argent. Si vos habits de deuil ne sont pas encore prêts, ce n'est pas une raison, néanmoins, pour étaler de tels ornements!
—Allons, ne vous fâchez pas, messer Pistolese, dit Lucio.
—C'est bon, c'est bon! grommela le majordome; ne t'en va pas flâner en route, tu entends... Voici les lettres pour Raguse, avec la liste des commissions... Le cercueil de plomb tout pareil à celui qu'on est allé chercher lundi... Et tu diras à la tourière qui t'ouvrira chez les Barnabites, de porter ce pli aussitôt à Mme la Supérieure... Je lui demande de nous prêter quelques vases et des chandeliers... Tu passeras à l'archevêché... Ah! voici messer Stepany.
L'aide-chimiste se montrait derrière la grille de la Vénerie, accompagné du petit Thalès. Derrière eux, cinq ou six jardiniers qui portaient des hottes pleines de roses, traversèrent la vaste cour, en même temps que le père et le fils se dirigeaient vers ser Pistolese.
—Ah! vous faites bien d'être exact, dit Stepany, en regardant à sa montre. Je veux être damné, si je vous aurais attendu un quart de seconde!... Eh bien, qu'a-t-on décidé?
—Il n'y aura pas d'embaumement, répondit Pistolese. Ce sont les ordres du Grand-Duc.
—Et les obsèques, pour quel jour?
—Pour samedi, en même temps que celles du grand-duc Fédor et de Mme Maria-Pia... Oui, oui! tous les trois en même temps... Ah! pauvre Mme Isabelle!
—Ne comptez pas que je vais me soucier de ça! s'écria aigrement Stepany. J'ai bien assez de mes propres affaires!... Je me suis assez longtemps tracassé pour les autres. C'est fini! Je n'en veux plus maintenant!... Voilà trois journées, poursuivit-il, oui! trois journées entières que je perds, et qui m'en saura gré, monsieur?... On m'envoie à Raguse, on dispose de moi, on me tire à hue et à dia! on fait de moi une bête de somme! Depuis lundi, je n'ai pas eu le temps de déjeuner, ma parole!... Ah! Thalès... Rêvez-vous, Thalès?
L'enfant se retourna précipitamment, et il demeurait immobile, les yeux baissés, en face de son père.
—Allons, approchez-vous, Thalès, reprit Stepany. Je n'ai pas pu, hier ni aujourd'hui, vous faire répéter vos leçons, et vous en aurez profité pour paresser tout votre soûl... Venez ici que je vous interroge, puisque c'est le seul instant, vraisemblablement, dont je pourrai disposer aujourd'hui!
—Allons, approche, mon petit homme, n'aie pas peur! dit messer Pistolese.
—Donnez-moi votre livre... Bien!... Ah! ah!... Votre Physiologie... Nous en sommes, si je ne me trompe, aux éléments organiques accessoires des corps vivants, c'est-à-dire à ceux dont la présence ne peut être constatée que dans un petit nombre d'êtres, sans préjudice, bien entendu, des quatorze principes élémentaires essentiels des êtres vivants actuels, tels que le carbone, l'oxygène, l'hydrogène, l'azote ou nitrogène, le soufre, etc... Attention! Répondez maintenant... Où trouve-t-on l'iode et le brome, Thalès?
—On trouve l'iode et le brome chez les animaux marins et les plantes.
—Bien!... Et où trouve-t-on le rubidium?
—Le rubidium... Dans certaines plantes (café et thé) et dans les coquilles marines. Le cérium se rencontre aussi dans ces dernières (les huîtres).
—Pouah! exclama Pistolese... Comment dites-vous ce mot-là? Quelle saleté est-ce là?... Bien sûr, je ne mangerai plus d'huîtres!
—Laissez-moi donc continuer! dit Stepany. Vous confondez sans doute le cérium avec le cérumen, ser Pistolese... Thalès, où trouve-t-on l'arsenic?
—L'arsenic... hésita l'enfant... L'arsenic... Dans les céréales, par conséquent, aussi dans le sang de l'homme.
—Allons, qu'est-ce que cela veut dire? Faites donc attention, Thalès... Vous voulez donc nous empoisonner!... On trouve l'arsenic, monsieur, dans les tissus des arsenicophages... C'est le manganèse, monsieur, qu'on trouve dans les céréales, par conséquent, aussi dans le sang de l'homme, puis chez des animaux marins de différentes espèces... La pinne, monsieur, par exemple, accumule du manganèse, dans son organe de Bojanus.
—Fi donc! s'écria Pistolese... Vous avez tort d'apprendre à l'enfant ces choses-là. Il ne saura le mal que trop tôt!
—Êtes-vous fou? repartit le chimiste. Ne connaissez-vous pas les pinnes marines?... A Stagno justement, on en pêche qui donnent des perles de couleur plombée, avec cette espèce de soie, que l'on met en œuvre, dans certains villages... Bien! Maintenant, Thalès, dites-moi ce que l'on remarque, à propos des pierres et des roches.
—Je n'ai pas étudié ça, répondit l'enfant. Ma leçon n'allait pas jusque-là.
—Eh bien, monsieur, c'est que les principes élémentaires minéraux les plus répandus dans la nature sont aussi ceux que l'on rencontre le plus fréquemment chez les êtres vivants. Il y a dans votre corps, Thalès, comme dans celui de ser Pistolese ou du grand-duc Fédor décédé, les mêmes éléments, qui, à l'état de roches et de cristaux, constituent l'écorce terrestre. Chimiquement, monsieur, vous ne valez pas mieux, vous êtes sur la même ligne que le talc, le sel gemme, la houille, le gypse, la silice... Même l'argile, la simple argile, contient de l'aluminium, et il n'y en a pas en vous, Thalès, continua Stepany, d'un ton sévère et triomphant à la fois. On pourrait vous décomposer dans toutes les cornues de l'univers, qu'on ne tirerait pas de vous une seule parcelle de ce métal... C'est bien! allez-vous-en maintenant... Je vous permets, pour aujourd'hui, de descendre jusqu'à Sabioneira-le-Bas, mais ne vous éloignez pas, monsieur... Vous pourrez ramasser bien sagement des coquilles, au bord de la mer, pour enrichir votre petite collection conchyliologique.
—Et surtout, dit Lucio en se mettant en selle, qu'il n'aille pas du côté de Torre-Arza!... Il y a là ces Zingari, vous savez, les amis de ser Giano, ceux que Sa Grâce la princesse Josine a fait venir une fois, avec leurs ours.
Il s'arrêta, bouche béante, puis une exclamation lui échappa, tandis que les autres se détournaient, pour voir ce qui causait son ébahissement. Alors, tous quatre demeurèrent immobiles. Giano venait de déboucher du portique de pierre à colonnes rustiques, qui donne accès dans la cour, et il passait le long des écuries, au milieu des aboiements, des cris, des bonds joyeux de Barocco. Il était pâle, en manteau rouge et toque rouge de Morlach; il marchait d'un pas rapide, et, de loin, sans s'arrêter, il salua ser Pistolese, de la main. Il disparut par la porte du Chenil.
—Ici, Barocco! cria Pistolese... Barocco, Barocco, ici!... Eh bien, que dites-vous de ça?
—Par la mort que nous devons un jour, dit Lucio, c'était ser Gianettino lui-même!
—Il venait du palais, reprit Jacinto. Sans doute, il aura voulu voir une dernière fois feu Son Altesse le grand-duc Fédor, qui était son père, après tout.
—Pauvre messer Giano! fit Lucio... Vous savez que, depuis le duel, il s'est retiré à Podgor.
—Qui? lui! s'écria Stepany. C'est à Stagno qu'il s'est logé, chez je ne sais lequel de ses compères.
Le gros majordome hocha la tête:
—Bah! à Podgor ou à Stagno, je voudrais le voir moins près d'ici!... Il n'est pas homme à laisser son fiel lui rancir longtemps au cœur; il l'a bien prouvé dans sa première affaire, avec ce pauvre Cirillo; et Monseigneur, à tort ou à raison, l'a grandement offensé... Dieu me garde de qui je me fie, disait saint Bernardin de Feltre... Rousseau, mauvais poil! c'est le proverbe... Rappelez-vous ce que je dis là!...
Une foule immense couvrait la plaine, dans la matinée du samedi, quand le cortège des funérailles se mit en marche. Jusque de Zara, du Montenegro et des bouches de Cattaro, il était venu des Morlachs. Les lourds chariots peints, dételés, encombraient la plage, au pied des murailles, et quantité de barques et de trébacs, dont plusieurs portaient à leurs voiles des bandes noires, en signe de deuil, ne cessaient encore d'aborder. Tout à coup, au travers des arbres, de grands panaches de plumes noires apparurent. C'était le premier char funèbre qui s'engageait dans l'avenue. Alors, les femmes brisèrent contre terre, par centaines, des vases d'argile, qu'elles avaient eu soin d'apporter.
Mais le cortège s'avançait avec lenteur. Il fut longtemps à sortir du parc et à déboucher dans la plaine.
En tête, marchaient les acolytes, porte-encensoirs, porte-flambeaux, porte-clochettes, qui précédaient une haute croix de vermeil. Deux files de prêtres en surplis, amenés la veille de Raguse par Mgr Colloredo, venaient en avant du premier cercueil, couvert d'une toile d'or noire, et que traînaient six chevaux noirs caparaçonnés. Le cercueil du grand-duc Fédor passa ensuite, élevé sur un chariot d'armes et seul au milieu d'un large intervalle. On se montrait les six piqueurs marchant auprès des chevaux, les roues à rayons d'or flamboyants, avec l'aigle de Russie à deux têtes qui couronnait le chariot.
Puis, défilèrent sous leurs voiles blancs, les Religieuses de Sant'Orsola. Il se fit une poussée dans la foule; des cris douloureux s'élevèrent: et, au milieu des femmes de la Grande-Duchesse, sur un chariot tout couvert de fleurs, on aperçut le cercueil d'Isabelle. Alors, s'exhala comme un grand sanglot; des allées avoisinantes, la multitude se dégorgeait; et pêle-mêle avec les carrosses de deuil et les serviteurs de Sabioneira, la masse entière des Morlachs suivit le cortège funéraire. Il s'allongeait, en serpentant et par colonnes inégales, sur la vaste lande. Le vent sifflait; de maigres brins de thym frissonnaient à ras du plateau, d'où l'on découvrait la mer. Les flots couleur d'ardoise clapotaient, et l'œil se fatiguait sur cette plaine aride, tachetée d'écume çà et là.
Mais, au pied de la haute montagne, les chars funèbres s'arrêtèrent. On en retira les cercueils, et le convoi s'engagea sur la roide corniche en zigzag taillée le long du mur de roche. La Jagodna mugissait au-dessous avec un fracas épouvantable. Sept ou huit ruisseaux, s'y précipitant par cascades du haut des rochers, emplissaient l'étroit défilé de tumulte, de fumée, d'écume. D'énormes blocs pendaient de tous côtés; des corbeaux s'envolaient en croassant. Puis, à travers les chênes rabougris, des coupoles dorées se levèrent. C'étaient les dômes à la russe de la chapelle sépulcrale, bâtie par le grand-duc Fédor, au sommet de l'escarpement le plus effroyable de ces montagnes.
Une foule de femmes et de Morlachs, dont les cierges tachaient le jour comme de milliers de larmes jaunes, se pressaient déjà sur l'esplanade. Par le porche béant, l'on voyait, au fond, l'iconostase resplendissante; et toute la cérémonie, s'engouffrant dans la petite église, s'y rangea sur les galeries, le long du chœur et dans la nef, où les deux cercueils d'Isabelle et de Maria-Pia reposaient sous un dôme ardent, composé de treize hauts clochers. La bière du grand-duc Fédor demeurait exposée à l'entrée.
Une porte s'ouvrit au fond du chœur, et de derrière l'iconostase, on vit s'avancer, à pas comptés, la longue file des acolytes, puis les ecclésiastiques en surplis, que suivaient les deux prélats, côte à côte. Mgr Colloredo, la crosse à la main, portait la chape lugubre, avec la mitre de toile d'argent, et José-Maria, le célébrant, se montrait revêtu d'une chasuble et d'ornements noirs.
L'autel était dressé devant la chapelle ardente. L'archevêque de Myre en monta les degrés lentement. Ses mains tremblaient; ses yeux, ternes et hagards, semblaient ne rien voir; la crainte, l'angoisse, le désespoir, une amertume d'âme extrême étaient peints sombrement sur son visage; et il se tenait tout debout, immobile, le front incliné. Mais Mgr Colloredo se leva, et, pâlissant un peu, il vint à l'angle de l'autel:
—Allons, commencez! fit-il à voix basse... Rappelez-vous ce que vous m'avez promis tout à l'heure.
—Ayez pitié de moi, Monseigneur!
—Vos scrupules, dit Colloredo, ne sont rien qu'un piège du démon... Accomplissez la pénitence que j'ai été contraint de vous imposer!
—Je ne puis... Non, non, non... je ne puis!
—Obéissez! reprit l'archevêque de Raguse. Dites la messe, je vous l'ordonne!
—Une profanation! dit José-Maria.
—Non, mon frère, une expiation!
—Je serai sacrilège, si j'obéis.
—Vous résisterez à Dieu même qui vous parle par ma bouche, si vous n'obéissez pas!... Commencez, allons, mon cher frère... Ne donnez pas de scandale à tout ce peuple...
—Vous me désespérez, Monseigneur.
—Non, je vous sauve de vous-même.
—Ma conscience me le défend.
—Votre conscience est soumise aux volontés de l'Église.
José-Maria frémissait. Il se mordait la lèvre en haletant. Puis, soudain, d'une voix stridente:
—L'Église, exclama-t-il, Monseigneur, n'est que l'assemblée des fidèles. C'est à eux que j'en vais appeler!
Alors, se tournant du haut des degrés vers la multitude agenouillée, et au milieu du morne silence:
—Mes frères, dit-il, priez pour moi! Les doutes m'assaillent comme des démons; je suis en état de péché mortel. Comment oserais-je, ainsi tourmenté, offrir à Dieu le saint sacrifice, qui veut, pour être célébré, une âme tranquille et un cœur pur?
Et descendant les marches d'un pas chancelant, il passa devant Mgr de Raguse stupéfait, et disparut dans l'iconostase.
Une rumeur confuse s'éleva, et le tumulte allait grandir, quand, soudain, Mgr Colloredo monta les marches de l'autel, et l'orgue, sur un signe impérieux, entonna la messe funèbre. Tous se rassirent, et la cérémonie s'acheva ensuite paisiblement.
Alors, le premier, l'archevêque fit, par trois fois, le tour du mausolée, en l'encensant et l'aspergeant d'eau bénite; puis, tandis que les porteurs plaçaient au milieu des deux autres la bière du grand-duc Fédor, la foule entière commença de défiler devant les cercueils, entrant par la porte de l'ouest et s'écoulant par celle de l'est. Tous se signaient en pénétrant dans la vaste chapelle, entièrement drapée de velours violet, à longues crépines d'argent. Un balustre de bois d'ébène entourait les trois cercueils, placés sous le dôme des lampes et recouverts de poêles de brocart d'argent, croisés de satin noir. Hommes et femmes, en défilant, se passaient, de main à main, l'aspersoir; quelques-unes jetaient des fleurs ou des poudres odorantes. Parfois, on élevait en l'air un enfant qui suffoquait au milieu de la presse.
Peu à peu, la foule s'amassa devant la bière d'Isabelle. Il partait de cette multitude des soupirs, des sanglots, des lamentations. On adjurait la morte, on l'interpellait; des femmes coupaient leur chevelure et la déposaient au pied du cercueil. Puis, elles se mirent à improviser. L'une d'entre elles s'écria: Hélas sur nous! la mort t'a ravie, toi en qui se trouvaient, éternelles comme la clarté dans la lune, la douceur, la sagesse, la bonté. Une autre dit: Qui naquit pour le Paradis, ne vieillit guère en ce monde! A la couronne de la Vierge, il manquait une belle fleur, et le Seigneur a envoyé son ange pour te cueillir, ô Rose blanche! Une autre dit: La pierre où je t'ai vue pour la dernière fois poser le pied, non loin de la mer, j'ai voulu la retrouver pour la baigner de mes larmes. Je planterai un buisson d'épines à cet endroit, afin que, de notre race, personne n'y passe plus. Une autre dit: Lorsque j'ai appris la nouvelle, mon cœur s'est gonflé de sang, mes lèvres ont poussé des cris. A ton cercueil je fais toucher cette laine, que je porterai à mon cou, quand l'envie de rire me prendra. Une autre dit: Hélas! hélas! je n'entendrai donc plus ta voix douce, ta voix charmante, qui vous abreuvait l'oreille de miel. Te voilà comme une guzla dont les cordes sont détendues. Faut-il que je te survive, moi si vieille! Une autre dit: O chère fleur, un même coup vous a frappés, toi et l'innocent enfant que tu venais de mettre au monde. On l'a déposé dans ton cercueil, vêtu de langes précieux. Il dormira éternellement sur ton sein. Une autre dit: Tu ne verras plus tes jardins parés d'une fête continuelle, les fleurs suaves au toucher frais, les nuages merveilleux. Tu habites au pays immuable, le lieu resserré où l'on n'a plus que la poussière pour sa couche, où les ombres, comme des oiseaux, emplissent la voûte. Une autre dit: Que t'ont servi tous ceux qui t'aimaient, tant de cœurs qui portaient ta marque? Aucun des tiens n'a pris ta place! Aucun n'a pu venir à ton secours! Une autre dit: La fin de toutes les fatigues, le carrefour où mènent tous les chemins, c'est un étroit cercueil qui vous renferme. A quoi bon se donner des peines? Pourquoi courir? Pourquoi chercher l'avenir?
Alors, il y eut un moment d'attente, tandis que la foule, au dehors, commentait, avec un sourd tumulte, l'absence du pope de Sgombro. Mille rumeurs couraient parmi les groupes. Les uns disaient qu'Ourosch, le matin même, avait enlevé le vieux pappas; d'autres parlaient d'une incursion des Bosniens et des gens de Sgombro sur le territoire de Zemenico. Mais, à un signe de Manès, huit Morlachs de Sabioneira, ayant chacun autour de l'épaule une bandoulière de cuir, accrochèrent les coins de la bière de Maria-Pia. D'autres enlevèrent de même les cercueils d'Isabelle et du grand-duc Fédor, et tout le cortège marcha processionnellement vers le chœur, l'orgue chantant à grand bruit.
Un roide escalier de vingt-huit marches descendait au caveau mortuaire. Les trois cercueils s'y engagèrent, à la lueur des flammes vertes qui brûlaient au fond de la crypte, dans des lampadaires de bronze noir. Puis, on posa les bières, toutes trois, le plomb nu et à découvert, sur la terre humide.
Mgr Colloredo, debout au haut des degrés, récitait les dernières prières. Le peuple se pressait autour de lui, avide de considérer la hideuse ouverture béante, ces clartés vertes, les tombeaux de marbre que l'on apercevait vaguement. On posa devant l'archevêque un mannequin d'osier rempli de terre, avec une pelle de bois, et, toujours priant, il jeta trois fois de la terre sur les cercueils. A chaque fois, le chambellan, comte Popoff, disait, d'un ton assez haut, mais triste et lent:
—Très haut, très puissant et excellent prince Fédor Paulovitch, fils de très haut, très puissant et excellent prince Paul, premier du nom, empereur de toutes les Russies, est mort...
C'était fini. Les porteurs déposèrent les bières au fond des sarcophages, dans le temps que la foule s'écoulait et descendait la montagne. L'on replaça, au moyen de leviers, les couvercles de pierre des sépulcres, en présence du grand-duc Floris, de Vassili Manès et de Jacinto. Les flammes vertes s'éteignaient dans les torchères; l'étroit soupirail grillé qui donne sur la Jagodna laissait tomber un mince rais de jour. On distinguait à cette lumière incertaine, les écussons sculptés des tombeaux.
—Allons, venez, Monseigneur, dit Vassili. Vous n'avez plus rien à faire ici.
—Partez! Laissez-moi seul! dit Floris.
—Voyons, venez, Monseigneur... Du courage!
—Éloignez-vous!... Laissez-moi seul!... C'est mon ordre! répéta Floris. Je veux rester seul un moment.
Tous sortirent. Un profond sanglot secoua le Grand-Duc de la tête aux pieds, et s'abattant contre la tombe d'Isabelle, avec des pleurs, des cris, des râles:
—O mon amour!... ma femme!... Oh! oh! oh! Isabelle!
Soudainement, Floris sentit la présence de quelqu'un derrière lui; et en se relevant, il fut blessé au flanc. Il se retourna, vit Giano levant le bras pour redoubler, et qui disait:
—Je vous rapporte le poignard que vous m'avez donné, mon frère!
Par un mouvement convulsif, le Grand-Duc saisit ce bras levé et retourna l'arme violemment contre celui qui la brandissait. L'acier pénétra dans l'œil jusqu'à la cervelle, et tous deux roulèrent en même temps sur la terre froide de la crypte.
LIVRE CINQUIÈME
Giunta di Doli est un pavillon, une espèce de château de cartes, isolé au milieu des montagnes, et bon pour faire une collation, ou pour s'aller divertir après la chasse. On y nourrissait autrefois, à l'époque de splendeur de Sabioneira, toutes sortes d'oiseaux et d'animaux, dont les juchoirs, les bassins d'eau, les volières, répandus çà et là parmi les arbres, tombent aujourd'hui en ruine. Le château, fort petit, porte pour comble une terrasse, ornée de vases et de l'écu des Gritti; et la façade est décorée d'ornements à fresque, en trompe-l'œil: pilastres corinthiens, trophées, bossages, cassolettes, dégradés et presque effacés. A main droite, sous des pins centenaires, on aperçoit une fontaine de quatre Harpies, élevées sur des colonnes de marbre gris, et jetant de l'eau par le sein, dans une large cuve octogone.
L'archevêque et le comte Popoff, à leur descente de carrosse, furent reçus par l'abbé Lancelot, qui, dès l'issue de la cérémonie, avait pris les devants, avec messer Pistolese. Au bas du perron, M. Manès, qui ne faisait aussi que d'arriver, parlait comme en la gourmandant, à la vieille jardinière de Giunta di Doli; puis la quittant, pour joindre les survenants:
—N'importe, n'importe, Marinka... Vous avez eu tort, je vous dis.
—Qu'arrive-t-il?... Tout va bien, j'espère? demanda Mgr Colloredo.
Le savant haussa les épaules:
—Il faudrait ne pas bouger d'ici, les surveiller pas à pas, Monseigneur... J'avais donné les ordres les plus précis pour que personne n'eût accès auprès de Sa Grâce Tatiana. Précaution indispensable, dans un moment où sa vie dépend de la moindre parole indiscrète, et lorsque, par surcroît, ses soupçons, sa défiance sont éveillés. Hier, en effet, c'est à grand'peine que je me suis démêlé de ses questions, comme je le disais à Votre Grandeur... Eh bien! malgré tout, ce matin même, on a laissé quatre ou cinq mendiants, de ces vagabonds de chemins qui rôdaient par ici, s'introduire chez la princesse... C'étaient des aveugles, paraît-il, et elle reçoit toujours les aveugles. Leur privilège est inviolable!
La vieille jardinière s'avança, et vint, ainsi qu'il est d'usage en Dalmatie, baiser la main à Mgr Colloredo.
—Père saint, dit-elle, si j'ai mal agi, je consens d'en recevoir le blâme... Mais de craindre qu'elle apprenne rien par notre fait, la chère colombe! comment cela aurait-il lieu? La petite Daria, sa conductrice, se coudrait plutôt les lèvres de fil, que de les ouvrir mal à propos. Les femmes de Zemenico qui viennent chanter aujourd'hui, on les a adjurées de ne lui rien dire, et, d'ailleurs, toutes la connaissent et l'aiment... Et quant aux aveugles qui lui ont parlé, voilà de beaux fureteurs de secrets que cinq guzlares à bâtons, qui ne savent pas même, quand on les heurte, si c'est une bête ou un chrétien, et qui, d'ailleurs, se trouvaient partis depuis deux mois, en pèlerinage à Corfou, aux reliques de saint Spiridion... La tartane qui les a débarqués se découvrait encore à l'horizon, quand ils ont passé par ici.
—Bien, bien, ma fille... Et cependant, dit l'archevêque, je regrette presque, monsieur Manès, d'avoir cédé à vos instances et d'être venu à Giunta di Doli... Tout ceci, je le crains, finira par quelque catastrophe.
—J'ai expliqué à Votre Grandeur, répondit Manès, les raisons qui m'ont obligé de la presser autant que j'ai fait... C'est une fatalité, Monseigneur. La princesse, qui, d'ordinaire, est la femme la plus éloignée de ces grippes et de ces fantaisies, s'est comme butée, cette fois-ci, à réclamer votre visite et celle de M. le comte Popoff, jusqu'à m'en parler chaque jour. Hier, enfin, elle m'a menacé tout de bon que, si je ne vous amenais aujourd'hui, elle ferait mettre les chevaux à son carrosse, et reviendrait à Sabioneira. Là, et surtout dans le désordre d'une journée comme celle-ci, chaque voix, chaque rencontre, chaque absence lui crierait la mort de ceux qu'elle aime.
—Oui, je le sais, reprit l'archevêque... Il peut y avoir des fraudes pieuses, des mensonges en quelque sorte bénis... Voulez-vous nous montrer le chemin, monsieur Manès?
Le salon du premier étage où le dressoir et la table se trouvaient mis, brillait de glaces de miroir, de stucs, de jaspes, de mosaïques et de peintures en camaïeu, rehaussées d'or. Trois arcades larges ouvertes, avec leurs voussures dorées, leurs doubles colonnes et leur balustre, y forment une sorte de balcon, de portique à la vénitienne au-dessus d'un jardin exigu, tandis qu'en face, les fenêtres qui répondent à ces arcades dominent sur une profonde vallée de roches et de genévriers. Dix ou douze femmes morlaques, éparses sous les cyprès du jardin, se montrèrent, en chuchotant, lorsqu'ils parurent, l'archevêque et le chambellan.
—Oui, Monseigneur, continua Manès, ainsi que vous pouvez le voir, ce salon a double perspective: à l'orient, sur un abîme; ici, sur le jardin intérieur de Giunta di Doli.
—L'air doit être délicieux dans cette vallée, dit Mgr Colloredo, en ouvrant l'une des fenêtres, et s'avançant jusqu'au bord du balcon, où les trois autres le suivirent. Chaque fois que j'y ai passé, j'y ai vu des biches avec leurs faons... Cette rivière est bien la Jagodna, monsieur Manès?
—Oui, Monseigneur, reprit le savant. Elle est ici d'un aspect moins affreux, que du côté des gorges d'où nous arrivons... Le pont de pierre que l'on aperçoit a été bâti, il y a trente ans, par feu Son Altesse le grand-duc Fédor, pour servir à ceux de Zemenico.
Une porte tourna sans bruit, au bas de la grande arcade pleine qui fait face à la cheminée, et la princesse se montra, guidée par Daria, la sœur de Ianoula. Elle avait un habit de satin mauve, semé partout en broderie, de petits nœuds de lames d'argent; ses cheveux blonds étaient parés d'un gros bouquet de turquoises, avec des perles; et elle tenait à la main une touffe d'asters violets. Les quatre convives s'étaient détournés.
—Voyez, voyez, dit l'archevêque, voici notre noble et chère hôtesse. Le comte Popoff et moi-même, ma chère fille, nous vous disons merci de tout cœur. Votre Grâce est venue elle-même au-devant de son embarras.
—C'est moi, Monseigneur, dit Tatiana, qui devrais bien plutôt m'excuser de mes instances pour vous attirer dans ma solitude. Je crains que vous n'ayez guère d'amusement ici.
Et s'adressant tout aussitôt au comte:
—Bien des jours se sont écoulés depuis notre dernière rencontre, Nicolas Semenovitch... Mon plaisir est grand de vous retrouver, d'une manière si imprévue... Resterez-vous longtemps à Sabioneira? Avez-vous déjà salué mon père?... Qu'il a dû être heureux de vous revoir!
—Mon séjour, répliqua Popoff, ne peut être de longue durée... Je suis contraint de repartir après-demain.
—Quoi! vraiment! s'écria Tatiana. Croyez-moi, cher comte, mon père ne vous donnera pas congé de le quitter si hâtivement... Allons, messieurs, à table... Votre Grandeur connaît sa place... Nicolas Semenovitch, veuillez me conduire... Monsieur Manès, et vous l'abbé, ici!
La nappe où étincelait un service en or, avec de grands bassins d'or de Perse, était toute semée d'œillets. Une profusion de fruits à la glace, mûres, arbouses, figues, grenades, melons, destinés pour l'entrée du repas, étageaient leurs pyramides dans des coupes de cristal violet, tandis qu'aux deux bouts de la table un paon et un cygne blanc, le col enguirlandé de roses, se dressaient sur deux chariots d'or émaillé, peints de bêtes et de fleurs. Toutes sortes de pièces en froid chargeaient le buffet: anguilles à la galantine, écrevisses, saumons, pâtés, faisans au verjus d'orange rouge, perdrix mouillées d'une sauce verte. Cependant, de derrière la balustrade, comme d'une terrasse, les convives plongeaient sur le jardin baigné de soleil; des oiseaux gazouillaient dans les arbres; et quatre garçons bleus, à pas muets, sous l'œil vigilant de ser Pistolese, commençaient à verser les muscats de l'Archipel, et le champagne rose non mousseux.
—Attendez-vous quelqu'un, princesse? dit soudain M. Manès. Votre Grâce paraît inquiète.
Tous les yeux se fixèrent à la fois sur la Grande-Duchesse. Immobile, la tête inclinée, on eût dit qu'elle prêtait l'oreille à quelque imperceptible bruit. De larges cercles meurtrissaient ses paupières; on voyait à ses tempes frêles le réseau bleuâtre des veines; et sous la pâleur de sa face, transparaissait quelque chose d'ardent, de douloureux, d'inexprimable, qui faisait songer au dernier éclat d'une flamme près de s'éteindre.
—Votre Grâce n'est pas plus souffrante, j'espère, dit Mgr Colloredo.
—Non, non, non, Monseigneur, je vais bien... J'ai peut-être eu la fièvre, un moment, cette nuit. L'imagination s'effare alors et ne voit plus rien qu'objets funèbres... Mais, vers le matin, j'ai dormi... Laissons cela... Quelles nouvelles de Sabioneira? Ces fêtes durent-elles toujours?
—Oui, princesse, répondit Manès.
—Et c'est toujours Giano qui est le grand vainqueur? poursuivit-elle... J'espérais un peu, je l'avoue, puisque l'état de ma sœur Isabelle ne lui permet plus guère de sortir, que le grand-duc Floris, du moins, aurait accompagné mes hôtes à Giunta di Doli... Il n'est pas malade, monsieur Manès? On ne me cache rien sur mon frère?
—Son Altesse se porte fort bien, dit le savant. Mgr Colloredo peut vous l'attester.
—Sans doute, sans doute, fit l'archevêque, tout en mangeant de la grenade à cuillerées... Vous ne touchez à rien, monsieur l'abbé.
—Ah! Monseigneur, repartit naïvement le bon abbé, je suis encore tout bouleversé de cette malheureuse scène...
Mais un coup d'œil de M. Manès lui renfonça si avant dans la gorge le nom de José-Maria qui allait peut-être lui échapper, qu'il en resta comme suffoqué.
—Que s'est-il passé? dit Tatiana.
—Une niaiserie, dit Manès. C'est ce ridicule Stepany... Votre Grâce n'ignore pas que son fils s'est enfui avec des Zingari... Ser Pistolese a dû vous raconter cette aventure.
—Bah! répliqua le gros majordome en s'avançant discrètement, j'avais toujours prédit que ça finirait de la sorte... Il harassait l'enfant, voyez-vous; mais, quand on charge trop les buffles, ils se couchent dans le fossé... Quoi qu'il en soit, la fille du vieux Tvarko a rencontré l'enfant, mercredi soir, qui lui a dit qu'il s'en allait au campement des Zingari, mais elle n'y a pas pris garde... Il paraît qu'il se plaignait quelquefois d'être malheureux chez son père. Il disait qu'il s'embarquerait comme mousse sur la tartane du vieux Panagiotti... Bref, il est sûr que l'enfant est parti... Quelque femme de ces vagabonds l'aura caché au fond de leurs chariots.
—Monseigneur, dit soudain Tatiana, l'Église défend-elle de croire aux visions, aux apparitions?
—Pourquoi me demandez-vous cela, chère enfant? dit Mgr Colloredo.
—Oh! rien!... Parce que cette nuit, j'ai fait un rêve... Et pourtant je jurerais bien que je ne dormais pas, murmura-t-elle.
Mais, du jardin, monta un chant très doux, tout composé de voix de femmes: