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Les oiseaux s'envolent et les fleurs tombent

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—Isabelle connaît Rugen! exclama Floris. Isabelle est allée à Rugen!... Une pâleur soudaine l'envahit; ses yeux se couvrirent d'un épais nuage.—Oh! reprit-il tout bas, non, non! pas cette pensée-là! Cet espoir est trop formidable... Oh! mon Dieu! si Isabelle était... Allons!... je suis fou! je suis fou! Quelle vraisemblance y a-t-il que, dans cet immense univers, parmi tant de millions de femmes...

Et tendant les deux mains vers Agathe:

—Elle est allée à Rugen, dites-vous... A quel moment? Pour quelle cause?

—Pas pour une autre, Monseigneur, que de passer quelque temps auprès de moi... C'était une ancienne promesse qu'elle m'avait faite à Pétersbourg, lorsque nous nous étions connues. Je l'en pressai à maintes reprises, mais toujours il naissait quelque obstacle qui s'opposait à notre désir... Enfin, elle vint l'année dernière.

—L'année dernière... Oh!... Et vers quel temps?

Agathe repartit:

—Il y a juste un an aujourd'hui, oui, un an tout juste, qu'Isabelle arriva à Putbus. On célébrait, le surlendemain, la naissance de Notre-Sauveur. Elle alla en traîneau, la nuit, à la chapelle de Notre-Dame des Bois.

—Oh! attendez un peu! dit Floris... Il poursuivit tout bas: C'est un rêve; le sommeil m'abuse. Non! je n'y puis croire.

Le coin de la tapisserie se releva, et Tatiana l'aveugle parut.

—Ah! ma sœur! s'écria Floris. Chère âme!... Oh! si tu savais quelle joie m'inonde!

Il lui baisait les mains, ardemment:

—Ah! je t'embrasse, chère sœur! Prie pour ton frère, et remercie Dieu! Jamais, jamais il n'y eut pareil miracle!... O chère Agathe, messagère de bonheur!... Je te dirai tout, Tatiana... Non! je ne puis encore y croire... Où est ma mère, ma chère mère? Ce n'est que d'à présent que je lui suis rendu... C'était elle, Tatiana... O mon Dieu! c'était Isabelle... Je suis sauvé! oui! c'était bien elle!... Moi qui la haïssais... Eh bien! qu'y a-t-il? que me veut-on?

—Mon gracieux seigneur, répondit Sander, Madame la Grande-Duchesse est prête et vous attend.

—Bien, Sander, je me rends à ses ordres... Mais pourquoi, pensa-t-il soudain, ma mère ne m'a-t-elle rien dit? Je lui ai tout raconté cependant; elle m'a vu désespéré... Est-ce bien Isabelle?... O Dieu! si je m'étais trompé!

La foule emplissait, dès longtemps, la salle Gothique. Là se trouvait tout ce qui était à Prague de quelque considération, sans compter nombre d'arrivants de Moscou, de Lisbonne et de Pétersbourg. En hommes, beaucoup d'uniformes, quelques Toisons au col, force grands cordons; les femmes, parées somptueusement, pleines de diamants et de bijoux. L'on se divertissait à considérer l'énorme pilier de la salle, qui, par pompe, était garni d'une quantité surprenante de vaisselle d'or et de vermeil. Le salon des Quatre-Saisons était comble à ne pouvoir s'y tourner.

—N'y aurait-il pas, quelque part, une petite collation? souffla le gros prince Jablonowski à l'oreille d'un garçon rouge.

—Que Votre Excellence daigne me suivre!

Et le valet, d'un air discret, le conduisit à la salle Espagnole. D'autres déjà mangeaient debout, à un buffet volant de pièces froides, se plaisant à examiner les apprêts du festin de noce, tout dressé. Sur les nappes à effilés pourpres, mêlés de fils d'or et d'argent, et parmi les gradins recouverts d'orfèvreries, s'étageaient des buissons de roses, des jattes d'or montées en cru de pêches, de fraises, d'abricots, des fontaines sur quatre roues, des coquilles d'or remplies de hachis, des châteaux de cire peints et dorés, des arbres de corail plantés au sommet de grands piédouches d'or. De monstrueux saumons poussaient des bigarades, de leur hure; des plats de lamproies enroulées sous des gelées couleur d'or alternaient avec des pâtés apparents de pintades et de faisans en plumes. La quatrième table, au bas bout, ne devait être que d'enfants. Il y avait dessus, pour leur réjouir les yeux, à la mode du temps de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, des ramées d'où l'eau d'orange coulait continuellement, des hommes sauvages à califourchon sur des cochons de lait rôtis, des cygnes arborant des bannières, un fol qui combattait un ours entre des montagnes de grésil pendant, des chaumières faites de fleurs. Au milieu, dans un pré artificiel, enclos d'un balustre, se voyait un arbre aux feuilles de soie, aux branches argentées et dorées, d'où pendaient des pommes contrefaites d'or, de soie, d'argent et de plumes, avec des bijoux de Noël et des écussons armoriés.

—Messieurs, cria le majordome entr'ouvrant la porte, Son Altesse se met en chemin.

Maria-Pia parut alors au bout de la galerie des Marbres, qui est unie à la salle Gothique par de grandes arcades ouvertes. Sa figure très portugaise, jaune mat avec des yeux étincelants, son marcher, toute sa contenance avaient une dignité noble et naturelle. Elle était vêtue d'une robe de satin couleur pensée, brodée d'entrelacs de vieil or et de mille cannetilles, et au devant de laquelle pendait une chaîne d'orfèvrerie; sur la tête, un bouquet de diamants. Le visage ardent de Floris, ses regards fixes, son air égaré imposèrent, quand il passa, un profond silence, et jusqu'à une sorte de frayeur. Tatiana s'avançait ensuite, en habit d'étoffe d'argent, menée par une de ses femmes. Derrière, la foule venait sans ordre.

A l'instant où Maria-Pia se montra sur le seuil du palais, un immense cri s'éleva. La multitude fourmillait dans la place Sainte-Monique; les fenêtres parées étaient remplies de monde; jusqu'aux toits des maisons disparaissaient sous les spectateurs. La Grande-Duchesse descendit lentement le large degré, et le cortège défila, parmi le peuple rangé en haie. Du palais aux marches de l'église, on avait étendu un chemin de tapis, tout bordé d'antennes, garnies de serge jaune et violette. Les cloches sonnaient, l'air vibrait d'airain; des serviteurs, selon l'antique coutume, lâchèrent, aux croisées du palais, des centaines d'oiseaux captifs; puis un pâle soleil d'hiver perça les nuées. Alors, pour la seconde fois, une acclamation retentit. La foule entière battit des mains.

L'église sombre et enflammée apparaissait comme un buisson ardent de roses et de milliers de cierges. Une infinité de flambeaux, taillés en façon d'aigles, de gondoles, de fleurs de lis, d'étoiles de cristal, faisaient jaillir des mosaïques et des marbres incrustés du dôme, toutes sortes de scintillements. Dans le chœur, entre deux des arcades, se dressait un vaste échafaud, surchargé d'une foule brillante, et dont la base et les gradins étaient drapés superbement de toile d'or, semée près à près d'aigles noires. On avait bouché les verrières, pour les tendre de tapisseries; les orgues débordaient de fleurs; une image miraculeuse de la Vierge du Hradschin, dont la Grande-Duchesse était dame d'atour, étalait, ce jour-là, aux regards ses richesses prodigieuses en perles, en dentelles, en diamants; les piliers, tout revêtus de roses, avaient l'air d'arbres monstrueux; des colombes d'orfèvrerie pendaient, les ailes éployées, du haut des voûtes; et José-Maria, archevêque de Myre, se tenait debout à l'autel, revêtu pontificalement, la mitre en tête, splendide et pâle.

Deux carreaux de velours violet brodés d'or étaient placés vis-à-vis de l'autel, à peu de distance des marches. Floris en prit un; l'autre restait vide.

Une petite porte cintrée s'ouvrit à la gauche du chœur, et l'on vit paraître d'abord, dans sa simarre de laine blanche, la révérende mère Prieure des Filles de Sainte-Monique. Puis, un murmure confus accueillit l'entrée d'Isabelle. Son habit de moire traînante était brodé de perles en mosaïque et orné des plus belles dentelles; un long voile de point de Venise l'enveloppait. La fiancée était suivie d'Agathe de Putbus et de Josine, ses filles d'honneur; et derrière, venaient quelques religieuses, marchant une à une, en cérémonie.

Elles arrivèrent ainsi aux prie-Dieu, disposés autour du chœur. Isabelle, toujours voilée, se plaça à côté de Floris.

Un frisson glacé courut par tous les membres du Grand-Duc: ses genoux se dérobaient sous lui; il défaillait. Cependant, Maria-Pia, en s'avançant, prit Isabelle par la main. Puis, avec une majesté douce:

—Cher fils, dit-elle, reçois ta fiancée. Et vous, ma fille, recevez l'époux que le Seigneur vous donne. Soyez unis par un amour constant, et puisse-t-il croître avec les années!

Un silence extrême annonçait l'attention, le recueillement, ou la curiosité de tous. La Grande-Duchesse reprit:

—Oui, je sais, tu redoutes ces noces; ton âme ne t'appartient plus... N'aie point de crainte, cher fils. Tu la refuseras s'il le faut, mais tout d'abord, vois s'il le faut. Ose tendre la main, cher enfant. Donne-moi la tienne, Isabelle... Et maintenant, il ne reste plus qu'à montrer sa femme à Floris.

Alors, comme rendant le dépôt précieux qu'elle avait reçu, la Prieure enleva le grand voile qui cachait les traits d'Isabelle; et Maria-Pia dit, en souriant:

—Regarde-la, cher fils, et vois si elle ne ressemble pas à celle que tu aperçus, un soir de Noël, à Rugen... Cesse de te désespérer, et sois heureux!

Il se détourna lentement, béant, presque terrifié; et le fils de Maria-Pia vit enfin celle qu'il épousait.

Mais déjà l'aumônier de José-Maria, le petit abbé Lancelot-le-Moine, avait fait un signe. Les orgues chantèrent l'Introït, et le cri de joie de Floris se perdit dans leur tonnerre.


DEUXIÈME PARTIE

LES PLAISIRS DE L'ILE ENCHANTÉE


LIVRE PREMIER

Le printemps qui suivit les noces du grand-duc Floris et d'Isabelle fut merveilleux en Dalmatie. Il n'y eut jamais un tel Avril! disaient les femmes de Sabioneira, dans les chants qu'elles improvisent. Sur la campagne, il jette partout des coussins d'étoffe d'Agram; il suspend au flanc des ravines les toisons d'écume des cascades.

Les jardins sont diaprés mieux qu'une soie peinte; le ciel, moucheté de nuées, ressemble au manteau du faucon, et la terre toute tachée d'herbes et de fleurs, ne dirais-tu pas que sa robe est comme celle du teinturier?

Il n'y eut jamais un tel Avril! Des vents tièdes, avec leurs pieds ailés, courent légèrement sur la mer; le bouillonnement du printemps gonfle les vagues vermeilles. Le monde est devenu semblable à un rubis étincelant.

Sitôt que le soleil lève son étendard à la cime du Monte-Sacro, les plaines resplendissent comme un drap d'or; le sol, à l'ombre, est plus violet que le vin; l'air ressemble à un bazar turc, tant il s'y croise de reflets jaunes et roses!

Comment nommeras-tu les arbres? A les voir siéger au milieu de leurs feuilles chargées de traits, tu les prendrais pour des scribes publics. Les oiseaux, sur les branches, semblent des diseurs de bonne aventure. Ils ont devant eux des livres d'images.

L'amour fait violence à ces fils de l'air... Entends-les rire, Damiana... Le rossignol, de la tête aux pieds, est agité comme une flamme. La perdrix danse, folle de joie; le sang lui bouillonne dans les yeux.

Il n'y eut jamais un tel Avril! Quand on ouvre sa porte, au matin, l'air enivre autant que le vin. Tu croirais que cent mille bougies tombent sur tes paupières. L'aveugle même voit des roses!


Le dernier matin de ce mois d'avril, ser Pistolese et l'abbé Lancelot, en compagnie de M. Stepany, l'aide-chimiste de Manès, achevaient un copieux déjeuner de poissons et de coquillages, sur la terrasse du Soleil bleu, à Zemenico da Mare. La brise soufflait doucement; des pigeons roucoulaient sur la plage du petit port, encombré de barques en radoub, et, comme bercés au murmure des vagues qui baignaient la terrasse, les trois convives buvaient leur vin de Samos en silence.

—Pourquoi nous avoir fait venir si loin, dans ce détestable village? dit Stepany, d'une voix aigre. Comme s'il n'y avait pas à Sabioneira des fruits de mer et du prosecco!

—Vous savez bien, mon bon ami, répondit l'abbé, pourquoi nous sommes venus ici.

—Oui, sans doute: pour voir tirer de l'eau quelques mauvaises cruches moisies, et pour fêter votre retour de Bohême... Ah! très bien, et en attendant, tant pis pour ceux que le soleil aveugle! dit Stepany, levant les yeux vers la treille qui ombrageait la table, et que perçaient deux ou trois rayons... Et lorsque nous voudrons rentrer, continua le bilieux chimiste, juste au moment où nous serons en route, savez-vous ce qui nous attend?... Ha, ha, ha! une averse... un orage effroyable!

L'abbé surpris examina le ciel:

—A quoi voyez-vous ça, Stepany? La température est superbe; il n'y a jamais eu un plus beau soleil!

—Ne vous mêlez pas du soleil, repartit l'autre, qui posa son verre sur la table et regarda l'abbé en face. Laissez le soleil où il est! Ce n'est pas là de l'hébreu, ni du syriaque, ni du chaldéen... Parce que vous savez ces langues et parce que vous les enseignez à Mgr José-Maria, ce n'est pas une raison, monsieur, pour vouloir m'apprendre la météorologie!

Pistolese éclata de rire:

—Quoi! vous recommencez déjà! Toujours, toujours en querelle! Vous ne pouvez pas être ensemble un quart d'heure sans vous disputer... Je crois vraiment, le ciel me pardonne! qu'on ne pourrait trouver aucun motif à ça, sinon que l'abbé est blond et Stepany noir, l'abbé gras et Stepany maigre, l'abbé rouge et Stepany blême!

Tranquillement, ils se remirent à boire. En face d'eux, la mer bleue, parsemée d'îles, frissonnait à perte de vue, telle que du lapis en fusion; pas une voile n'apparaissait. Seule, à vingt ou trente brasses du rivage, et sous le récif Sant-Ippolito, rougeâtre écueil de pierre ponce, une coraillère était amarrée, avec ses filets roux pendant au mât, et sa proue, qui, de chaque côté, montrait un œil peint en blanc. Un homme parut sur le banc de poupe, le torse nu, la peau verdâtre comme une olive; et tout debout, tourné vers l'auberge, il agitait en l'air son bonnet rouge.

—Ah! ah! dit ser Pistolese, Gregorio va plonger de nouveau.

Le petit abbé se leva, s'avança jusqu'à la balustrade, et portant à son œil une longue-vue, il chercha un point de la mer, un peu en avant de la tartane. De la hauteur qu'il occupait, on apercevait sous l'eau vitreuse et magiquement transparente un grand monceau d'amphores romaines, déposées là, vraisemblablement, par le naufrage d'une galère. Les moires tremblantes du flot semblaient communiquer une vague oscillation à leur séculaire immobilité. Quelques-unes, arrachées par les lames, reposaient, éparses çà et là, autour du monceau principal... A ce moment, Gregorio plongea. L'abbé, pour qui se faisait cette pêche, redoubla d'attention.

—Quelqu'un a-t-il vu le grand-duc Fédor? demanda Stepany, en baissant la voix. A-t-il enfin reçu Mgr Floris?

Ser Pistolese remplit son verre et celui de son compagnon.

—Non, pas que je sache, répliqua-t-il.

—Voilà cependant plus d'un grand mois que Monseigneur est arrivé, avec sa femme, la princesse Isabelle. Et il n'avait fait le voyage,—il nous le dit lui-même en débarquant,—que pour voir son père, vous rappelez-vous?

Le majordome haussa les épaules, tandis que Stepany poursuivait:

—Ha, ha, ha! Le vieux renard lui en fera bien d'autres! il lui en fera voir bien d'autres!... Coquin! il y a du plâtre dans ce vin. Et il frappa son verre contre la table... Ce coquin-là croit-il me tromper?... Oublie-t-il que je suis chimiste?... Allez, allez, messer, ce n'est que le commencement... Je connais le Grand-Duc, je connais l'homme... S'il ne joue pas à Monseigneur tous les tours qu'on peut imaginer, dites que je ne suis qu'un âne!... Monseigneur est à bonne école. Nous lui apprendrons la patience en Dalmatie, monsieur, nous lui apprendrons la patience.

Mais un joyeux tumulte s'éleva sous les tamaris de la place. Des enfants demi-nus précédaient, en jetant des cris, un homme couvert d'un manteau rouge, et qui sonnait dans une corne de cuivre. De toutes les maisons, des pêcheurs sortirent; d'autres accouraient du fond des ruelles. Ils se pressaient autour du crieur, et les femmes, en jupons bigarrés, avec leurs bonnets d'écarlate, garnis de plumes, de sequins, de panaches de verre filé, formaient, par derrière, un large cercle.

—Oh! oh! qu'est ceci? dit Stepany.

—Je pense qu'on sonne de la trompette, répondit l'abbé Lancelot.

Messer Pistolese s'écria:

—Ah çà! vous ne connaissez donc pas la proclamation?... Est-ce possible! D'où sortez-vous?... Entendez-vous ce Pappizza? continua l'imposant majordome. Quels poumons!... Va, sonne, sonne, mon gaillard!

La fanfare cessa. Tous firent silence. Et le héraut dit, d'une voix haute:

«Hommes de Zemenico da Mare, assemblés ici, écoutez. C'est le bon plaisir du grand-duc Floris, seigneur de Sabioneira, que tous célèbrent en joie et en réjouissances l'heureuse arrivée de sa mère. Cette sérénissime dame arrivera demain, qui est le jour de mercredi, premier de mai, en compagnie de son fils, Mgr José-Maria, archevêque de Myre, et de sa fille, la grande-duchesse Tatiana. On dansera le kollo sur la place de Sabioneira-le-Bas; les jardins seront illuminés, et les cuisines du palais demeureront ouvertes, la nuit entière. Dieu protège le noble seigneur et les habitants de Zemenico!»

—Tonina! Tonina! cria Pistolese. Hé, ma commère, un almanach!... Apporte-moi l'almanach de Raguse!... Je savais bien que j'oubliais quelque chose... Merci, ma belle, merci, mon cœur... Voulez-vous regarder, l'abbé?

—Quoi, messer, que faut-il que je regarde?

—Le premier mai, parbleu! le premier mai!... Et lisez-moi ce qu'on prédit du temps. Pourvu que la lune ne change pas!

—Le premier mai... voici... Temps agréable, chaud, excellent pour la pêche.

Ser Pistolese fit claquer ses doigts:

—Parfait, alors!... Et le bora... Regardez, l'abbé, si le bora ne soufflera pas... Non!... Dans ce cas, ils pourront se vanter de voir de belles illuminations!

Il souriait, en caressant ses grosses moustaches, des deux mains. La plage était de nouveau déserte. Trois ou quatre pêcheurs y dormaient, à l'ombre des barques tirées sur le sable. Un chaudron fumait, suspendu au-dessus d'un feu de genévrier, chargeant la brise, par moments, des senteurs résineuses du goudron.

—Je ne comprends pas Mgr Floris, reprit l'acariâtre chimiste. Donner des fêtes, des bals, quand sa mère arrive mourante!... Dites-moi ce que vous voudrez. Je ne puis comprendre ça!

—Vous avez tort de parler ainsi, répondit l'abbé. Vous savez bien que Monseigneur est en parfaite sécurité, et qu'il ignore complètement la gravité de l'état de sa mère.

—Il l'ignore, s'écria Stepany, avec un rire triomphant, il l'ignore, vous l'avouez... Et de quel droit l'ignore-t-il? Est-ce que moi, pour citer un exemple, j'ignore rien de ce qui me concerne?... Je ne blâme personne, monsieur, je ne prétends blâmer personne... Mais force m'est bien de confesser que je trouve cette incurie extraordinaire!

—Allons, allons, répliqua l'abbé, comment Monseigneur devinerait-il ce que Madame la Grande-Duchesse prend tant de soin de lui tenir caché?

Messer Pistolese intervint:

—La bonne dame est-elle donc plus mal qu'au moment où j'ai quitté la Bohême?

—Hélas! la chose n'est que trop certaine, repartit l'abbé; et ses petites mains, collées sur son gros ventre, accompagnaient tous ses propos... Elle est bien bas, bien bas, la pauvre âme! Mais notre vie à tous est dans la main de Dieu, et sa miséricorde est immense... C'est ce qu'elle a dit elle-même à M. Vassili Manès, lequel s'opposait à son départ... Il ne tombe pas une plume, a-t-elle dit, pas une plume de l'aile d'un passereau, sans la permission du Seigneur.

M. Stepany ricana:

—La main de Dieu, ha, ha! la main de Dieu!... Mais qui jamais a vu la main de Dieu?... Ce n'est pas là un fait, monsieur, et moi, je suis l'homme des faits, l'homme des sciences, monsieur, l'homme de la physique, l'homme de la chimie, l'homme de l'embryologie, l'homme qui sait que tout peut être pesé, analysé, évalué, l'homme qui s'est voué lui-même, qui a voué son fils, monsieur, au noble emploi de servir la science, ce dont Thalès me bénira, quand il sera grand... Oui, monsieur, quoi qu'on en puisse dire, il a déjà servi, et j'en suis fier, à toutes les expériences de M. Manès sur l'optique. A l'âge de quatorze jours, on faisait tourner devant ses yeux, avec une rapidité de vingt tours par seconde, un miroir polyédrique à facettes. C'est ainsi qu'il a contracté ce larmoiement de l'œil gauche, dont je le soigne. Il a été électrisé à soixante-dix jours, puis photographié sous l'action du courant, pour les Annales biologiques; et l'enfant n'avait pas onze mois, lorsque sa mère le trouva avec un petit baromètre dans le gosier, où il l'avait enfoncé en se jouant... Une éducation rationnelle! Un gaillard, monsieur, qui se moque de toutes vos superstitions, et qui sait que le monde n'est que chimie... Qu'est-ce que l'air? Un fluide invisible, composé de 0,79 d'azote et de 0,21 d'oxygène... Voilà un fait, voilà ce que nous appelons un fait... Mais ne me citez pas votre main de Dieu, ne rabaissez pas l'être humain, ne venez pas me soutenir en face que l'ignorance où se trouve Monseigneur de l'état de sa mère est une chose honorable, monsieur!

—Qui est-ce qui a dit cela? demanda l'abbé.

M. Stepany ne répondit point.

—Qui est-ce qui a dit cela? répéta le petit homme... Est-ce de moi que vous parlez, monsieur?

—Allez-vous donc recommencer? dit ser Pistolese... Mais voyons, reprit le majordome, en tirant de sa poche une grosse montre d'argent, voyons, il se fait tard... Décampons!


L'étoile brillante du soir se levait aux profondeurs du ciel, derrière Sabioneira: et dans les jardins du palais, dont les portiques et les longues terrasses s'abaissaient jusqu'au bord du golfe, les paons, perchés sur le faîte des colonnades, saluaient, de leurs cris discordants, l'éclatant soleil qui se couchait. Suspendu au-dessus de la mer, en face du promontoire, l'orbe vermeil et frémissant envoyait ses rayons, comme de longs javelots d'or, sur les arcades, les escaliers, les palais dont la presqu'île est chargée. Les coupoles étincelaient; les verrières avaient l'air tout en flammes; les cascades, à l'ombre des rochers, coulaient pareilles à des glaçons bleus; le long de la plage de mer, au-dessous de la Porte-Dogaresse, de massifs chariots, en tournant, dardaient rapidement des éclairs. De partout, au rebord des terrasses, parmi les déesses de marbre, pendaient les chevelures roses et violettes des arbres en fleur. De grands miroirs d'eau les réfléchissaient, un fleuve entier tombant dans les jardins, en bouillons, en gerbes, en nappes, en goulettes, en fusées, en chandeliers d'eau: et battue de ces mille bruits, toute diaprée sous ces poussières humides, d'iris légers et d'arcs-en-ciel, la montagne semblait vibrer, du haut en bas, comme une lyre, dans l'ardente lumière du couchant.

Isabelle et le grand-duc Floris parurent au sommet des rochers de Torre-Arza, dans les bois qui dominent la mer. Leurs yeux parcoururent un instant l'amphithéâtre magnifique dont les flots du golfe les séparaient; puis, en prenant la route de Sabioneira, tous deux descendirent la colline, à travers l'immense forêt qui couvre les versants du cap. Pleine de sources et de chutes d'eau, elle exhalait une haleine sauvage, mêlée des senteurs de la mer; et les échappées des clairières y découvraient, dans ses profondeurs, des lointains bleus, des paradis de solitude.

—Chère aimée, dit Floris, poursuivant un badinage commencé, vous me croyez aussi par trop ignorant... Voici des menthes, des muguets, des primevères, des fleurs de sauge... Et celle-ci, quel est son nom?

—C'est une hyacinthe, dit-elle.

—Vous savez mieux que moi le nom des fleurs, reprit le Grand-Duc en souriant, mais je connais peut-être mieux que vous les légendes qu'on en raconte... Savez-vous qui était Hyacinthe?

—Je l'ai su autrefois, dit-elle, mais cela est sorti de ma mémoire.

Elle leva les paupières et sourit. Il lui sourit aussi et il la contemplait. Un cordonnet vert et argent, duquel pendait un joyau de perles, entourait son cou délicat. Sa robe d'un satin de Chine, rose vineux, où étaient brodés çà et là de larges ronds quadrillés d'argent, découvrait, suivant la mode italienne, un mince carré de sa gorge; et ses cheveux châtain très clair bouclaient mollement, en légers fils d'or, autour de l'ovale de son beau visage. Elle tressait, tout en marchant, une guirlande dont il lui présentait les fleurs.

—A qui donnerez-vous ceci? demanda Floris.

—En êtes-vous jaloux? répondit-elle... Non, cher amour, pas de ces roses éclatantes. Elle n'aimait que les couleurs pâles et douces, celle à qui ces fleurs sont destinées... Choisissez-moi des pensées au cœur sombre, des violettes, des cinéraires.

—C'est pour Simonetta, dit-il.

—C'est pour Simonetta, dit-elle. Notre chemin, l'avez-vous oublié? passe au pied même de son tombeau... Chère âme! Tous ceux qui nous voyaient nous prenaient pour des sœurs jumelles. Habillées de même, inséparables, le même ruban dans les cheveux, la même fleur à notre sein, nous étions comme une figure qui se reflète dans deux miroirs... Elle avait demandé, pendant sa maladie, d'être enterrée dans la clairière si souvent témoin de nos jeux, et la Grande-Duchesse, votre mère, y consentit sur mes instances... J'avais douze ans, lorsque la mort nous sépara; elle en avait treize peut-être: elle vit toujours dans mon cœur!

—Ah! dit Floris, ce souvenir si vif me dérobe une part de votre âme... Je me sens presque jaloux, mon cœur, de celle que vous aimiez tant!

Alors ils aperçurent, à travers des pins et d'énormes cèdres touffus, un tombeau de marbre, près de la mer. Sous l'ombre épaisse et d'un vert noir, il brillait comme une masse de neige, au milieu de la pelouse étoilée de marguerites. Des biches et des daims tachetés y étaient couchés çà et là. Quelques-uns buvaient à une source; d'autres aiguisaient leurs andouillers, paisiblement, à l'écorce des pins, ou, les naseaux dressés, humaient le vent... Soudain, le Grand-Duc fit un geste. Ils bondirent, tous disparurent, tandis qu'Isabelle et Floris s'arrêtaient, pensifs, sur le rivage: et le marbre, seul et tranquille, au pied du vaste amphithéâtre des forêts, semblait communiquer son silence éternel aux ondes immobiles du golfe, aux cimes violettes des montagnes, et au firmament peint de pourpre et d'or.

—Cher aimé, dit enfin Isabelle, après une très longue pause, voyez comme le ciel est pur et l'eau sereine... Notre mère ne peut manquer d'avoir la plus heureuse traversée... Demain, nous serons tous réunis!

—Oui! tous réunis! répéta Floris... Qui aurait pu prévoir il y a un an?... Comme se sont évanouis tous les démons qui me remplissaient l'âme, haine, soif du meurtre, fureur, désespoir, frénésie!... Le plus misérable des hommes, et soudainement le plus heureux!... Tu es à moi. Ton cœur est à moi, toi, parfaite, incomparable!

—Hélas! répondit Isabelle, je ne suis qu'une pauvre fille, cher seigneur... C'est l'indulgence de ceux qui m'aiment, qui centuple ce que je vaux.

Les larmes jaillirent des yeux de Floris, et dans un transport de bonheur profond:

—Tais-toi! tais-toi! Pas un roi de la terre ne peut se croire digne de toi!... O ma vie! Ma pure et belle âme!... Chaque fois que je t'aperçois, mon cœur bondit: il me semble être à ce moment où je te reconnus à l'autel... O chère lumière! Si après l'enfer viennent de si beaux paradis, puissé-je retomber au fond du malheur! Puissé-je redevenir une fois encore pauvre, obscur, méprisé, misérable!

—Oh non! pas cela, mon bien-aimé! Ne souhaitez pas de malheur!

—Tu as raison... soyons heureux... Donne-moi tes paupières, que je les baise! Tiens, tiens, encore!... Je ne puis te dire ma joie... J'en ai la poitrine gonflée...

Ils se turent, et défaillants d'amour, ils se souriaient en silence, tandis que les nuages, le golfe, la forêt autour des amants, tout leur semblait soudain immobilisé, comme en un tableau. La brise s'était arrêtée; les pins ne rendaient plus leur vague murmure, pareil au bruit de la mer. La lune éclatante se leva, et s'élançant vite au zénith, elle couvrit les ondes endormies, de ses pâles réseaux de perles...—Ah! chère âme, disait Floris, regarde! les étoiles du ciel éclosent comme des roses blanches... A peine un mince ourlet d'écume borde la plage déserte. Que ce silence est doux, ma bien-aimée! Quels yeux mortels se lasseraient jamais d'un tel spectacle?.... L'espace infini est tissu de lumières innombrables et tranquilles, et l'une l'autre elles se cherchent, comme des âmes aimantes... Oui! baisse vers moi tes prunelles, laisse-moi plonger dans tes beaux yeux... Ton âme y apparaît sous mon regard, comme une fleur mystérieuse qui monte à la surface de l'eau... Tu es ma vie, ma joie, mon trésor, mon étoile, ma chère beauté... Que je voudrais m'anéantir!... Mon cœur n'est devant toi qu'un peu d'encens qui fume... Entends-tu ces oiseaux, dans les bois?... Leur chant expire entrecoupé, comme un sanglot de désir et d'extase... Ils se taisent... Écoute, ô mon âme, le profond silence!... Cette fraîcheur de l'air marin ressemble à ton haleine même... Tout ce que l'on respire ici de parfums, c'est de ton sein délicat qu'il s'exhale... Ainsi parlait Floris, en son émoi. Les rossignols chantaient tout au loin, comme les flûtes de la nuit; et derrière les deux amants, sur les rayons de la lune, brillants comme une colonne de cristal, le grand Ange de l'amour se tenait debout, dans le silence.

Soudain, parmi les ombres du soir, trois femmes en deuil apparurent, au milieu des cèdres gigantesques. Leur chevelure dénouée pendait sous des voiles couleur de cendre; et sans collier, sans ceinture, sans bijoux, elles avaient couvert d'un crêpe noir leur large tablier écarlate. Un cortège de femmes morlaques s'avançait à pas lents, derrière elles. Arrivées en face d'Isabelle, qui les considérait avec étonnement, les trois suppliantes tombèrent à genoux, et l'une d'elles dit d'une voix haute:

—Au nom de votre époux, au nom des innocents que vous mettrez quelque jour au monde, écoutez-nous, exaucez-nous!

—Levez-vous! oh! levez-vous! dit Isabelle... Qui êtes-vous?... En quoi puis-je vous venir en aide?

La suppliante répondit:

—Nous sommes trois sœurs de Zemenico, et nous avons épousé les trois frères, trois Krivosciens de Sgombro. Dieu l'a permis ainsi pour nos péchés!

—Je vous en prie, levez-vous! dit Isabelle... Je vous reconnais maintenant. Vous êtes Oriana, la fille aînée de notre vieux pêcheur Slosella, et celle-ci est votre sœur Nonna, et voici Marina, la cadette. Ce sont vos vêtements de deuil qui ont mis en défaut ma mémoire.

—Oui, ceux de notre noce étaient bien différents... Vous y êtes venue, maîtresse, et les viandes du repas en prirent pour nous meilleur goût.

—Je me souviens, je me souviens, dit Isabelle... Tatiana, ma sœur Josine et moi, vous servîmes de filles d'honneur... Les trois neveux du vieil Ourosch étaient vos maris... Vous étiez radieuses alors, et à vous voir marcher sous vos bonnets d'or, on vous eût prises pour trois reines... Et maintenant, je vous revois tout éplorées, les cheveux épars... Quoi! vos maris seraient-ils morts?

Alors, Oriana commença ainsi ses plaintes:

—Non! ils ne sont pas morts, maîtresse, mais ils nous ont délaissées... Tous trois ont repris l'anneau qu'ils avaient passé à notre doigt... Comme il m'aimait dans les premiers temps! Je portais la torche et je l'éclairais; je portais l'assiette et je le servais... Et autant de verres je lui versais, autant de fois il me faisait asseoir sur son genou, pour m'embrasser. Puis, le malheur me vint du jour où notre ange, notre petit Stanjo, mourut... Hélas! hélas! cette douce rosée! Ah! mes doux yeux!... Pauvre innocent! pauvre agneau!... Mais son père se courrouça, car quoi qu'il eût fait pour le cacher, il était schismatique fervent, comme sont ceux de Sgombro.—Mère, dit-il, tu as été trop hâtive à le rendre chrétien romain. Si tu l'eusses fait baptiser par le pappas, selon le rite orthodoxe, l'enfant vivrait encore... Depuis lors, il me voulut du mal, et il partit avec ses frères, quand ceux-ci s'en allèrent dans la montagne.

—Hélas! pauvre femme! dit Isabelle.

Mais déjà Nonna s'avançait:

—A moi, le malheur m'est arrivé, parce que je restais stérile... Pourquoi soupires-tu ainsi? disaient les femmes de Sgombro, en me raillant. Tu ne portes pas de fardeau, tu ne gravis pas sur la colline... Ah! mieux vaudrait, leur répondais-je, gravir sur la colline, tout chargé de plomb, que d'avoir le cœur aussi lourd!... Et lui, quand je rentrais, me saisissait aux cheveux et me jetait par terre... Ainsi, le printemps nous vint triste, l'été plus sombre, l'automne noir et empoisonné... Puis, il me dit: Qui a vu les vignes sur la mer, et le sel marin sur la colline? Je ne veux plus être un Morlach à ruches, un Morlach à gâteaux de miel, mais un Krivoscien à sabre, un Krivoscien à carabine, ainsi que mon oncle et ceux de Sgombro... Et il s'en alla avec ses frères, rejoindre la bande du vieil Ourosch, les garçons vêtus de haillons et le sabre nu...

Une sorte de gémissement s'éleva du cortège des femmes, tandis que Nonna se relevait. Et Marina, la troisième sœur, parla ainsi:

—Le mien, dès le lendemain des noces, partit garder les troupeaux, dans la montagne... Et moi, avec le mulet, j'allais chercher du bois tous les jours, jusqu'aux rocs de Zavaletica. A le charger et à le décharger, j'avais la poitrine rompue... Il descendait quelquefois du pâturage, pour prendre sa provision de maïs. Alors c'étaient des tracas sans fin:—Où est le millet? où est le sel? où se trouvent les œufs de la semaine? Combien de quenouilles as-tu filées?... Reste encore, lui disais-je... Non, les brebis maigrissent loin de mes yeux, et le fromage moisit dans l'écuelle... Ensuite, il revint, avec l'hiver. Mais son amour était plus froid encore que décembre. Aussi, lorsque l'enfant naquit, il était mort... Ah! mon mari, lui dis-je, notre enfant est mort!... Hé! s'il est mort, que m'importe! Des funérailles de notre mère, il reste un peu d'encens dans le cornet, et la lampe pend au clou. Alors je le maudis dans mon cœur, et je me séparai de lui!

—Hélas! le mien aussi, je veux le maudire! dit Oriana, et voici que je le regrette... Mais non, mieux vaut maudire, et que les saints fassent ce qu'ils voudront de mes souffrances, de mes soupirs, de mes sanglots, de mes imprécations!

—Pauvres femmes! dit Isabelle... En deux ans, en si peu de temps... Et comme ils paraissaient épris!... Quoi! tous trois!... Non, je ne puis y croire.

—Leurs durs parents, reprit Marina, nous ont chassées de nos demeures. Nous n'avons plus de table où nous asseoir, plus de lit où nous reposer, plus de toit où nous abriter... Pitié!... aie pitié de nous, maîtresse... Envoie-nous à Raguse, au couvent.

—C'est là, dit Nonna, que nous voulons passer ce qu'il nous reste de jours à vivre. C'est là que nous prierons pour toi...

—C'est là, poursuivit Oriana, que nous prierons pour nos maris.

Elles se turent, et les autres femmes répétèrent en gémissant:

—Pitié! aie pitié, maîtresse!

—Tout ce que vous désirez de moi, dit Isabelle, mon cœur, par avance, vous l'accordait... En si peu de temps... Tous les trois!... Venez demain à Sabioneira... Ser Pistolese vous y logera en attendant, et vous ne manquerez de rien.

Elles lui baisèrent les mains, et disparurent dans le bois, comme une procession de fantômes, tandis que faisant à pas lents le tour du tombeau de Simonetta, la Grande-Duchesse attachait ses guirlandes aux blanches parois. Quelquefois, les bras demi-levés et presque indistincte dans l'ombre, elle penchait le front soudainement; des larmes mouillaient ses paupières. Ensuite, puisant à la source, dans une buire de cristal qu'elle alla prendre au creux d'un rocher, et toute pâle sous la lune, Isabelle arrosa les tiges des lis qui environnaient le sépulcre.

—Se peut-il qu'il y ait de tels hommes? murmura-t-elle, après un long silence... Est-il vrai, comme on le dit, que l'injustice et le mal couvrent la terre?... Vous avez compris, mon cher Floris, l'histoire de ces pauvres femmes?

—Allons, répondit le Grand-Duc, ne songez plus à cela, mon amour!

—Ah! dit-elle, je crains au contraire de n'y avoir jamais assez songé... Je ne voyais autour de moi que des sourires, je n'entendais que des bénédictions... Les hommes m'ont toujours paru si nobles, poursuivit-elle, la terre si splendide, les cieux si purs! Même en ces jours d'enfance, où je n'étais qu'une innocente créature, les champs féconds, les fleurs, les eaux, les formes charmantes des animaux, la mer avec ses sourires d'écume, toutes ces choses magnifiques me pénétraient de tendresse et de joie... Cher Floris, ô mon seigneur aimé, soyez indulgent pour Isabelle, car la vie jusqu'à ce jour m'a été si douce, que le malheur, s'il me frappait, briserait un cœur sans défense.

—Va, chère âme, dit-il, que je meure, le jour où je te causerais quelque chagrin!

Isabelle et Floris revinrent, en suivant la plage de la mer. La route était blanche et solitaire. De temps à autre, il y passait quelque chevrier, un gardeur d'abeilles, qui portait sur sa tête, en équilibre, des clayons de paille tressée; ou bien c'était un vieil homme aveugle, en manteau rouge déchiré, les pieds poudreux, et une guzla à la main, étant de ces rhapsodes errants qui mendient, de village en village.

Mais des lumières apparurent, et au fond d'une petite crique, où l'on tenait jadis les gondoles et le caïc du grand-duc Fédor, ils aperçurent un navire, que l'on achevait de radouber. Quelques valets disposaient sur le pont des tapis, des vases de fleurs. Trois Morlachs, suspendus à des cordes, le long du château de poupe, couvraient de feuilles d'or les statues ternies, les ornements qu'ils redoraient; et on en voyait, dans les hunes, qui déployaient des banderoles et des flammes.

—Vous avez été indulgent à mon caprice, cher bien-aimé, reprit Isabelle à demi-voix. Que Josine sera surprise quand elle nous verra demain venir à leur rencontre, sur cette galère qu'elle aime! Notre cousin, le vieux duc da Sesto, nous l'avait donnée en présent, comme un colossal jouet, lorsque nous étions encore des enfants... Il l'avait fait faire à Chioggia, sur je ne sais quel modèle fameux.

A ce moment, un chien griffon, en poussant des jappements de joie, accourut vers la Grande-Duchesse. Il bondissait, frottait sa tête à longs poils contre la main pendante d'Isabelle, repartait, se roulait sur le sable...

—Barocco! cria ser Pistolese... A bas! à bas!

Et franchissant le pont de bois qui joignait la galère au rivage, le majordome s'en vint saluer Leurs Altesses:

—Je surveillais les derniers arrangements, expliqua-t-il avec un gros rire, car moi, je suis comme le podestat de Sinigaglia, qui commande et fait lui-même.

Puis, se tournant vers les Morlachs du vaisseau:

—Holà! cria-t-il, un flambeau pour la princesse!

—Merci, ser Pistolese, dit Isabelle, les flambeaux seraient inutiles... Ils ne brilleraient pas dans le clair de lune.

Tous trois marchaient à pas lents, sur la plage, au-dessous des murailles crénelées qui ferment l'enceinte des jardins. La mer paisible resplendissait.

—A propos, dit le majordome, Votre Grâce est-elle informée que nous avons été sur le point de revoir ce fou de Giano?

—Qui donc? interrogea Floris, se retournant à demi.

—Giano... hum!... Gianettino, Monseigneur, repartit le gros homme, sans s'expliquer mieux, car celui dont il parlait passait à Sabioneira pour le fils bâtard du grand-duc Fédor... Ah! le coquin! le triple fou!... Sauf le respect que je dois à Leurs Altesses, on n'a jamais vu son pareil. La princesse se rappelle-t-elle, quand il lâcha par bel humore un des ours qu'on tient renfermés dans les logettes des Vieilles-Murailles? Il était ivre au point qu'il l'empoigna à la crinière, et voulait lui monter sur le dos.

—Comment aurait-il pu revenir? dit Isabelle... Je croyais que le grand-duc Fédor l'avait relégué à Venise, après le meurtre de ce malheureux Cirillo.

Ser Pistolese hocha la tête:

—Hum! hum!... Vieille histoire, Madonna... Le combat avait été loyal; c'est une chose reconnue... Et quand bien même il serait vrai que, dans un moment de vivacité, il eût donné à Cirillo cette maudite coltellata, ce que, le Malin nous incitant, chacun de nous est exposé à faire, il en a bien pâti, poveretto! Il paraît qu'à Venise il ne mangeait pas des chapons gras, ni des cuisses de veau tous les jours, à modeler des médailles de cire et à faire des copies pour les milords. Si bien que, touchée de sa misère, Mme Maria-Pia lui avait promis de faire cesser cet exil... Mais il a eu, depuis, d'autres idées... Allons, nous voici à la Porte-Peinte... Je prends congé humblement de Leurs Altesses.

Le lendemain, dès le lever du soleil, ser Pistolese posa un Morlach en vedette, au sommet du campanile. Cet homme avait ordre de sonner la cloche, aussitôt qu'il découvrirait à l'horizon le vaisseau d'Ancône qui amenait Mme Maria-Pia; et la galère, incontinent, devait emporter ceux de Sabioneira à la rencontre des arrivants, jusqu'à la petite île del Eremita. La matinée entière se passa en attente et à prêter l'oreille: Floris même, par impatience, monta deux fois les cent six marches du campanile, jusqu'à la plate-forme des cloches. Enfin, un peu après deux heures, la volée d'airain éclata; et Isabelle et Floris, au même instant, suivis de ser Pistolese, de Stepany, de l'abbé Lancelot, se rendirent en hâte au belvédère, bâti par le grand-duc Fédor, à l'extrême pointe des jardins, et qui domine du haut d'un roc, sur les flots.

—Le voilà! le voilà! cria messer Pistolese, dès qu'il eut relevé les jalousies de bois qui fermaient les fenêtres du kiosque.

En effet, on apercevait, au fond de l'horizon, la tache sombre d'un grand navire. La mer sans rides étincelait sous le soleil. A droite, une plage s'allongeait, toute parsemée de roches rouges. Çà et là, quatre ou cinq goélands y dévoraient les poissons morts que le reflux avait laissés.

—Vite à la Vieille-Batterie! s'écria Floris. Qu'on tire trois coups de canon, pour leur marquer que nous les voyons!... Chargez-vous-en, ser Pistolese!

Et descendant, à l'angle des jardins, l'escalier San-Teodoro, Isabelle et Floris atteignirent rapidement le petit havre, où la galère se balançait, prête à partir. Trente Morlachs, la toque rouge en tête, le pantalon étroit de serge blanche fermé par des rubans de couleur, étaient assis sur les bancs des rameurs, dans l'intérieur du navire. Le fracas d'un coup de canon interrompit leurs acclamations; puis l'écho, de falaise en falaise, le fit rouler tout le long du golfe. La brise soufflait doucement. La pesante barque s'ébranla... Flammes, pavillons, banderoles, claquaient au vent, frissonnaient; des tapis de Perse éclatants pendaient, le long des bordages, jusque dans l'eau; la proue, entièrement dorée, avec son grand lion ailé, projetait sur les vagues un reflet magnifique; le ciel vermeil s'élargissait, ainsi qu'une rose au cœur immense. Des pêcheurs de l'île de Kosor, qui venaient de prendre un dauphin et menaient le monstre écumeux amarré au long de leur barque, marchèrent, pendant quelques instants, de conserve avec les rameurs, en criant mille bénédictions.


Quatre heures après, la galère n'était pas encore revenue. Fort étonné de ce retard, messer Pistolese descendit jusqu'à la plage de Sabioneira-le-Bas. Les Morlachs des villages voisins commençaient d'y arriver en foule. On entendait, de tous côtés, les carillons des vendeurs de sorbet, de pignolats et de lait caillé, les timbales des astrologues en plein vent, les chansons des guzlares aveugles, dont il y avait quantité, Mme Maria-Pia leur faisant à tous la pension d'un demi-ducat chaque mois, depuis la naissance de Tatiana. La tour des cloches sonna sept heures. Alors inquiet, ne résistant plus à son impatience, ser Pistolese se jeta dans une barque. Les Morlachs déployèrent la voile, et la brise étant favorable, la tartane courut rapidement vers l'île del Eremita. Une couleur d'un violet sombre occupait le ciel, à l'occident; les vapeurs du crépuscule se répandaient. Soudain, au milieu de l'ombre croissante, et dans le silence des flots, on entendit le tintement d'une cloche.

—Hein... Écoutez! dit le majordome... On dirait que ça vient de l'île.

—C'est la cloche de l'ermitage, répondit l'un des pêcheurs... Elle n'a pas sonné depuis la mort de frère Lorenzo, le dernier ermite... Que les saints nous pardonnent nos péchés!

Il fit le signe de la croix, et les autres pêcheurs l'imitèrent. Une terreur superstitieuse les saisit: aucun de ces hommes ne parla plus... Les tintements du glas continuaient, à coups lents, espacés, qui se perdaient au loin, sur la mer.

—Ils sont là-haut! s'écria Pistolese, qui montra du doigt la falaise... Voyez, il y a des lumières à la cabane de l'ermite... Vite, abordez! Que se passe-t-il?

Il sauta sur la côte aride, semée de myrtes et de lentisques rabougris, et commença de gravir l'âpre sentier. Les cailloux s'éboulaient sous ses pas, des sauterelles se levaient. Puis, aux lueurs du jour expirant, le majordome vit descendre à lui une femme qui pleurait, appuyée sur le bras d'un homme. C'était la petite princesse Josine, qu'il ne reconnut pas tout d'abord. L'abbé Lancelot l'accompagnait, nu-tête, l'air effaré:

—C'est vous, ser Pistolese?... Ah! mon Dieu! Vous avez appris le malheur!... O pauvre dame!... pauvre dame!

—Quel malheur y a-t-il donc? fit le gros homme... Parlez-vous de Mme Maria-Pia? Elle n'est pas plus mal, j'espère!

—Morte, morte, hélas! décédée!... Elle a quitté la vie, ser Pistolese... O jour de deuil! Ne pleurez pas, princesse. Voyons, chère princesse, du courage! Vous savez bien ce qu'a dit Monseigneur, pourquoi il m'a recommandé de vous conduire à la galère... Ne pleurez pas, charmante princesse, ne pleurez pas!

—Mais comment cela est-il arrivé? balbutia le majordome.

—On ne se doutait de rien, répondit l'abbé. Elle ne paraissait pas si proche de sa fin, quoique, si vous vous rappelez, je vous ai bien dit hier qu'elle ne pouvait aller loin. Mais, tandis qu'elle était à dormir dans l'ermitage, son visage a beaucoup changé, et M. Manès, tout de suite, a prévenu Mgr l'archevêque... Comment vous trouvez-vous, ma mère? a demandé celui-ci... Je vais mourir, a-t-elle répondu; je vais mourir! Alors, elle a dit que son seul regret était de n'avoir pas vu une fois encore le grand-duc Fédor, pour le supplier de chérir son fils, qu'elle le recommandait à Notre-Seigneur: enfin, des choses si touchantes que tous pleuraient en les entendant. Sur ce, Mgr José-Maria s'est hâté de lui porter les saintes huiles; et c'est ainsi qu'elle a passé, juste à sept heures, remontant à son Créateur et faisant une si belle mort que jamais on n'en fit de plus édifiante et de plus semblable à sa vie, qui était un modèle en toute chose.

—Oui, c'est bien vrai! reprit ser Pistolese attendri.

—O pauvre dame! pauvre dame! Je perds, continua l'abbé, oui, je perds en elle, j'ose le dire, la meilleure amie que j'avais... Toujours bonne, affable, prévenante!... Je comptais lui offrir, dès son arrivée, cette amphore que vous savez, que Gregorio a pêchée devant vous, et sur laquelle on voit en relief ces lettres: M. P. A. R., ce qui fait: Maria-Pia, archiduchesse russe ou de Russie. Coïncidence extraordinaire, n'est-ce pas?... Mais il faut se soumettre aux volontés du Seigneur. Nous ne sommes rien dans sa main! dit le saint Livre... Allons, allons, bonsoir, mon bon ami... O malheureux jour! malheureux jour!

Messer Pistolese, resté seul, atteignit bientôt l'ermitage. Sous les pins-parasols qui l'ombrageaient, se pressait une foule silencieuse, Morlachs, matelots, serviteurs. Quelques-uns allumèrent des torches, et la cabane de l'ermite s'apercevait au fond, contre un rocher, avec ses murs blancs, son toit rouge et sa cloche abritée d'un auvent de tuiles, et qui n'interrompait point son glas. Elle s'arrêta soudainement; un pesant silence tomba; et l'on vit l'archevêque de Myre franchir la porte de la cabane. Il marchait à pas graves et lents, couvert de l'aube et de l'étole noire, et tenait un cierge à la main. Derrière lui, parurent deux Morlachs portant une civière drapée de noir, sur laquelle était étendue la grande-duchesse Maria-Pia, immobile, les traits découverts, et habillée en franciscaine,—habit qui la suivait toujours. Tatiana, Isabelle et Floris fermaient le lugubre cortège.

Alors les porteurs, s'arrêtant, déposèrent le lit funèbre au milieu de l'esplanade. Tous se rangèrent à l'entour, avec des cierges, et, d'une voix forte, José-Maria récita les prières des morts. Isabelle et Tatiana se tenaient à genoux de chaque côté du cercueil; les sanglots qu'elles retenaient gonflaient leur poitrine à la briser. Mais l'archevêque s'avança, portant dans ses mains un voile noir, pour en couvrir la face de la morte; le temps de descendre au navire était arrivé. Les larmes d'Isabelle jaillirent, et, s'élançant auprès du lit:

—Attendez! attendez! que je la regarde encore un seul instant... Se peut-il qu'elle soit morte?... Elle était si douce, si bonne, si tendre!... Mère, oh! pourquoi ne répondez-vous pas? Pourquoi n'ouvrez-vous pas les yeux?... Mais vous jouissez de la paix, en compagnie des âmes bienheureuses. Vous entendez nos cris, du séjour de gloire... O ma mère! ma mère!... Morte! morte! Oh! oh! oh!

Tous trois entouraient le corps, en l'embrassant et en versant des larmes, et Tatiana s'écria:

—Hélas! hélas! toi qui étais mes yeux, te voilà morte! Tu m'abandonnes dans les ténèbres et tu jouis de la lumière... Je sens tes mains glacées, ma mère. O chères mains qui m'avez tant de fois caressée, faut-il que vous restiez inertes? Chère bouche qui me parlais si doucement, tu ne me diras plus rien de tendre... Seigneur, que votre volonté soit faite; mais tout au moins, accordez-moi la grâce de me résigner!

Elle se tut. Floris reprit:

—A peine t'ai-je retrouvée que la mort nous sépare. Me voici de nouveau orphelin... Pauvre image glacée, que me diraient tes lèvres closes, si tu les rouvrais soudain?... Séparés pendant vingt-cinq ans et réunis quelques mois à peine!... Oh! le monde est un mauvais rêve, et nous ne sommes rien que des ombres. Les plaisirs où nous tendons les mains sont des bulles de savon qui crèvent: ce qui nous suit éternellement sous nos pieds, c'est la terre de notre tombe, la fosse où il nous faut choir un jour!

José-Maria leva la main, ainsi que pour mettre un terme à ces douleurs qui s'exhalaient:

—Silence, mon frère! s'écria-t-il. N'élevons pas notre vain murmure contre les décrets éternels! Nous partagions notre mère avec le ciel; maintenant, si l'on peut avoir foi en la miséricorde de Dieu, c'est le ciel qui la possède tout entière. Ne la plaignons pas d'un tel bonheur; ne nous lamentons pas sur nous-mêmes; ne mêlons pas notre égoïsme à ces mystères de l'infini... Mes sœurs et vous, mon frère, contemplons-la une dernière fois, puis descendons au rivage.

Messer Pistolese s'avança, faisant un signe. Deux Morlachs soulevèrent le lit funèbre, et tout le cortège se mit en marche vers le sentier qui dévalait entre les roches. Mais, au tournant de l'ermitage, ceux qui marchaient en tête s'arrêtèrent stupéfaits, et, pendant un instant, la parole manqua de surprise au majordome.

Oïbo! s'écria-t-il enfin. L'imbécile de Jacinto!

Devant eux, au fond de l'horizon, le promontoire illuminé, chargé de jardins, de palais et d'architectures de flammes, ouvrait mille scènes éblouissantes. Le grand manteau de fleurs de la montagne étincelait de feux multicolores: par endroits, blanc comme l'argent; ici, plus rouge que le rubis; là, vert comme l'émeraude. Les eaux qui se précipitaient pendaient au flanc des roches ou au milieu des verdures, comme des guirlandes de cristal; et tout entouré de créneaux, l'immense amphithéâtre étageait sur ses terrasses et dans ses bois pleins de fusées volantes, des toits bleus, des dômes de plomb, des portiques à trèfles quadrilobés, des façades de briques à losanges, des maisons roses, des batteries de canons verts, des kiosques, des statues, des fontaines, des grilles qui s'ouvraient sur la mer, des mâts de bronze à oriflammes, des obélisques supportés par des lions de basalte noir. Au sommet, parmi les arcades, brillait le colosse doré et ailé du cheval Pégase, qui, de son pied, fait rejaillir une fontaine; et, dominant la montagne et la mer, tout éclairé de girandoles, de lamperons et de pots à feu, le clocher rose du campanile portait un grand Ange doré, haut de seize pieds, pour montrer le vent.

—Eh bien, Miklas, le pays te plaît-il? dit l'un des serviteurs demeurés sur l'esplanade pour enlever les tréteaux, les étoffes et tout l'appareil funéraire, et qui, du haut des rochers, contemplaient Sabioneira illuminé.

—Mais oui, mais oui!... Les femmes y sont-elles jolies, hein?

Le premier valet ricana:

—Voyez ce Miklas, quelle fournaise!... Mais ici, ce n'est pas comme à Prague, mon garçon... Les Morlachs, parmi lesquels nous allons vivre, sont plus vindicatifs que des diables!

—Bah! dit Miklas, et qu'est-ce qu'ils me feraient, voyons, si je courtisais une de leurs femmes?

—Une de leurs femmes! Ah bien, oui! Si tu t'accroupis seulement pour savoir si leur chien est mâle ou femelle, les voilà qui t'écrivent sur leurs tablettes et laissent croître, en signe de vengeance, l'ongle de leur petit doigt... Puis, un beau jour, ils te balafrent le visage avec un kreutzer aiguisé qu'ils ont mis au bout d'un bâton fendu... Ça s'appelle dar un sfrizo, oui, comme qui dirait friser.

Les valets éclatèrent de rire, tandis qu'une rumeur lointaine, des clameurs, des détonations arrivaient jusqu'à eux, de Sabioneira. De hautes gerbes de fusées sillonnèrent un instant les ténèbres, puis retombèrent dans les flots.

—Entendez-vous comme ils s'amusent? reprit le valet... Pauvre madame! Elle a encore souri ce matin, quand le long Timothée est tombé sur le pont... Et penser maintenant qu'elle est morte!

—Bah! repartit le gros sommelier Agnolo, nous mourrons tous, rien n'est plus certain... Riches ou pauvres, il faut en venir là...—n'oublie pas le goupillon, Miklas!...—C'est le sort commun, le sort commun!


LIVRE SECOND

Aussitôt que le grand-duc Fédor eut appris la mort de sa femme, il régla, par un sec billet, adressé à l'archevêque de Myre, que le deuil en serait de six mois, bien qu'il ne le prît pas lui-même; qu'aucun de ses enfants ne draperait, mais seulement un deuil d'habits, porté par les princesses en violet, selon l'ancienne mode royale; et que, en attendant l'entier achèvement du tombeau superbe que Son Altesse se bâtissait à grands frais, au fond des gorges de la Jagodna, le corps serait porté, sans cérémonie, dans les caveaux de Sainte-Justine.

La pompe funèbre fut donc modeste. Cette église Sainte-Justine, édifiée par le doge Venier, au milieu des jardins du palais, ne reçut, le jour des obsèques, outre les princes et princesses, que les femmes et quelques vieux pêcheurs de Sabioneira-le-Bas. Le grand-duc Fédor n'y assista point; et même le dimanche d'après, comme jaloux d'une douleur dont les témoignages accusaient sa propre insensibilité, il fit crier par le héraut public à Podgor, à Zemenico, et dans deux ou trois autres villages, que l'on eût à cesser les glas, avec toutes les marques de deuil. De tels regrets, légitimes au début, devaient pourtant avoir un terme: et il comptait que, dès le lendemain, le peuple reprendrait ses occupations et ses plaisirs accoutumés, puisque, aussi bien, c'était le temps de la foire San-Gordiano et des régates d'Imotica.

Le matin de ce dimanche même, comme Floris se trouvait seul, dans une petite chambre voûtée, située à l'angle du palais, sous un portique pavé de briques, un coup léger heurta la porte, et aussitôt M. Manès entra.

—Eh bien! demanda vivement Floris, m'apportez-vous quelque nouvelle?

—Le grand-duc Fédor, répondit Manès, vous attend ce soir, à neuf heures..... Je viendrai prendre Votre Altesse.

—Bien! dit Floris qui repoussa son écritoire. Cela m'épargne une troisième lettre que j'allais écrire à l'instant, pour prier mon père de me recevoir.

—Votre Altesse est donc toujours décidée à nous quitter? reprit Manès.

Le Grand-Duc poussa un long soupir:

—Hélas! dit-il, tout chemin est le mien, à présent que ma mère est morte... Mon père semble me tenir en mépris, en haine peut-être... Que ferais-je à Sabioneira? Ah! j'ai perdu avec ma mère ma maison, mon foyer même. En quelque lieu qu'elle habitât, je l'y aurais suivie avec joie; ma patrie était auprès d'elle, puisque le sort, en me chassant de celle que j'avais adoptée, a fait de moi comme un étranger dans l'Europe entière. Elle morte, pourtant, je dois me souvenir que la Russie est mon pays natal et que j'y ai des droits héréditaires.

—Sans doute, sans doute, fit le savant. Et que dit de cela votre sœur, la grande-duchesse Tatiana?

—Elle m'approuve, répliqua Floris. Elle-même a pris mon parti auprès de la Grande-Duchesse, qui témoignait quelque appréhension. Oh! ma sœur est une âme vaillante!

—Avez-vous vu le docteur Ulm? demanda Manès, après un silence.

—Je ne le verrai pas! s'écria Floris. Non, pardieu! quoi qu'ait pu me dire Tatiana. Vais-je faire la cour, à présent, aux domestiques de mon père?... Docteur de quoi? docteur en quoi?... Il n'est ni juge, ni médecin. Une espèce d'aventurier ramassé au fond de la Perse!... Le diable sait par quels moyens il a circonvenu le Grand-Duc, si froncé, si fermé à tous!

Ils se turent. Un jour grisâtre emplissait l'étroit cabinet, où pour tout meuble se voyaient quelques chaises, avec une table vénitienne, marquetées en bois d'olivier et en ivoire de diverses couleurs. Mais un pas résonna sous la voûte, et Jacinto parut au seuil, tenant à la main des papiers, qu'après de grandes saluades, il remit à Floris. Grosset, basset, l'air toujours en peine et étonné, cet acolyte de ser Pistolese suppléait ce jour-là son maître, parti la veille pour Raguse, où Tatiana, qu'il accompagnait, était allée porter aux Barnabites le cœur de Maria-Pia.

—Sont-ce là, dit Floris, les réponses aux lettres arrivées de Russie, touchant la mort de ma vénérée mère?

—Oui, Monseigneur, dit Jacinto. Que Votre Altesse daigne les signer!

—Ho! ho! pas un titre d'omis! reprit Floris, en les parcourant des yeux. Mes beaux cousins ont bien des qualifications: Grand Amiral, Chef du Corps des Cadets, Aide de camp général... Celui-ci: Inspecteur général du Génie, Aide de camp de S. M. l'Empereur, Chef d'un régiment de dragons, d'un régiment de grenadiers et du régiment des cuirassiers d'Astracan... Voyons l'autre. Cinq lignes pleines: Grand Maître de l'Artillerie, Grand Curateur, Grand-Duc, etc. Allons! deux ou trois titres encore pour les grandir, et mes cousins seront si grands qu'ils pourront nous cacher le soleil, quand il leur plaira, et le mettre dans leur poche!

—Que Votre Altesse m'excuse, répondit Jacinto, interdit. J'ai copié le protocole. C'est ainsi qu'ils sont titrés dans l'Almanach de Gotha.

—Oh! dit Floris, je ne leur envie rien. C'est évident! Vous leur donnez leurs qualités. Qu'y a-t-il de plus naturel? Et il signait rapidement les lettres. Ils sont par surcroît, si je ne me trompe, propriétaires de régiments autrichiens, chefs de régiments prussiens. Moi seul suis comme nu, sans honneurs, sans titres, sans dignités. Mais bah! la Russie est si grande, que le Tsar pourra bien m'y procurer quelque emploi!

M. Manès, à l'heure convenue, trouva Floris qui l'attendait. Ils traversèrent les jardins et arrivèrent au vaste étang de mer, au milieu duquel se découvre l'île habitée par le grand-duc Fédor. Sur la plage, un poteau de bronze offrait aux regards, dans un cartouche, les défenses portées par le Grand-Duc d'approcher de son île à plus d'une lieue.

Ils montèrent dans l'étroite gondole envoyée pour eux du palais. Une flamme vacillant au loin allongeait son reflet sur les eaux. A mesure qu'on approchait, la lueur triste et fumeuse laissait distinguer un portail, des arcades à la persane, des dômes, des arbres, des viviers, tout un pavillon magnifique, bâti au bord de la tranquille lagune, et dont l'escalier y plongeait. Un grand fanal d'argent de forme ronde, où brûlait une mèche de suif, était posé sur l'un des degrés.

La petite barque accosta, et Floris, lestement, monta les marches. Il atteignait le seuil du pavillon, quand il vit se jeter à lui un homme de médiocre taille, la face d'un jaune livide, fort gros de partout, sans être gras, et la tête grosse à surprendre. C'était le docteur Isidore Ulm, que M. Manès présenta, et qui se plongea aussitôt en révérences et en respects.

—Je vous suis obligé, repartit froidement Floris... Manès, conduisez-moi à mon père!

Ils passèrent une chambre à dôme, montèrent deux marches de marbre, et pénétrèrent dans la salle d'audience, séparée seulement de l'autre, à hauteur d'homme, par des châssis de glaces de Venise, gravés d'or. C'était un vaste salon persan de cinq étages octogones, ouverts l'un sur l'autre, en étrécissant, et peint de moresques d'or et d'azur. Plusieurs flambeaux de cire çà et là l'éclairaient assez pauvrement; et la salle fraîche et ténébreuse semblait plutôt quelque grotte marine, le retrait féerique d'un dieu des fleuves, par l'eau qui y ruisselait de tous côtés, en longs filets et en fontaines, avec des masques, des goulettes, des coquilles de marbre blanc, tellement que l'on voyait l'eau ou qu'on la sentait, tout autour de soi. Au milieu, un bassin de marbre, à huit pans, jetait deux minces fusées d'argent.

—Monseigneur, voici votre père! dit Manès.

Une tenture se leva, et le grand-duc Fédor parut et s'arrêta aussitôt. Il portait un habit persan, d'un vert de bronze, avec des lacets noirs. Sa haute taille était grêle et courbée, son teint enflammé de tumeurs, sur un fond plus blanc que le plâtre: et il effrayait par des yeux ardents, une physionomie sinistre, qui représentait la Cruauté, l'Orgueil, la Rage, l'Avarice. Ainsi ce fils et ce frère de Tsars regardait son fils venir à lui.

—Il m'est enfin donné de voir mon père, dit Floris, en ployant le genou. Puissent maintes années heureuses être ajoutées à ses années! Puissent aussi mes vœux sincères et mon respect me gagner son cœur!

Les lèvres lui tremblaient d'émotion. Le grand-duc Fédor répondit d'une voix lente et enrouée:

—A quoi bon cet humble salut, à quoi bon cette déférence simulée, quand votre conduite la désavoue? Allons, relevez-vous, monsieur. Vous avez employé de hautaines instances, pour être reçu par nous; vous avez forcé notre porte avec vos messages impatients... Debout, monsieur, debout, vous dis-je! Vous avez le sang trop bouillant pour rester si longtemps à genoux.

—Mon père, dit Floris, que ma hâte légitime de vous voir et le ton pressant de mes lettres n'accusent pas mon respect pour vous. Si quelque chose vous déplaît dans mes manières, ne l'attribuez, je vous en conjure, qu'au long éloignement de vous, où il m'a fallu vivre. Mes fautes ne sont pas de moi, mais de mon ignorance seule.

—Je ne comprends pas bien cela, reprit le Grand-Duc; et affectant, ainsi qu'il faisait souvent, un langage obscur, bref, bizarre, où perçait quelque chose d'égaré:

—Qu'est-ce qui vous suit ainsi? dit-il.

—Où cela... où cela, Monseigneur?

—Là, sur les dalles de la salle.

—Mon ombre? dit Floris stupéfait.

—Arrêtez-la!... elle me déplaît! dit le Grand-Duc. Présentez-vous à moi sans elle!

—Votre Altesse veut se moquer; elle sait bien que c'est impossible!...

—Eh bien! voilà cependant, monsieur, ce que vous exigez de moi. Vous assurez qu'il faut séparer vos fautes de votre personne, ce qui serait aussi aisé que de séparer l'ombre du corps!... Assez là-dessus, maintenant. Vous m'avez demandé audience. Il m'est pénible de parler, mais j'entendrai ce que vous avez à me dire.

Alors, tandis que le vieillard s'asseyait à l'orientale, sur un petit lit de brocart d'argent, il s'éleva, d'un enfoncement ouvert dans la salle comme une alcôve, une symphonie d'instruments. Quatre ou cinq musiciens persans, domestiques de Son Altesse, y jouaient à bas bruit, de leurs luths, soutenus d'un rebec et d'une flûte. Cette argentine mélodie couvrait à peine le clair et léger murmure des eaux.

Cependant le Grand-Duc reprenait:

—Parlez, monsieur, que me voulez-vous?

—Mon père, répondit Floris, tout debout en face du vieillard, je demande votre congé de quitter Sabioneira. J'y suis venu avec empressement, pour vous rendre mes devoirs de fils. J'espérais y vivre près de ma mère, et ne désirais pas un plus grand bonheur, si elle eût vécu. Mais à présent, je l'avoue, Monseigneur, mes pensées et mes souhaits se tournent vers une vie moins indolente que celle qui serait la mienne, si je restais en Dalmatie.

—Au fait! dit le Grand-Duc.

Floris poursuivit:

—C'est à Dieu et à vous, mon père, que je dois la glorieuse dignité de ma naissance. Vous êtes grand-duc de Russie, et par conséquent je le suis aussi. Jusqu'à présent cependant, ma naissance, comme celle d'un fils de marchand, ne m'a rapporté que de la richesse. Seul de tous les grands-ducs, je porte ce nom, sans jouir des privilèges souverains et des honneurs qui y sont attachés. Permettrez-vous cela, mon noble père? Faut-il que je me voie dépouillé de mes titres et de mes dignités? Vaine ombre d'un grand nom, simulacre de prince, dois-je traîner une vie oisive? Non, je revendique mes droits de légitime descendant à l'héritage de mes ancêtres. Vous-même, vous avez consacré au service de la Russie vingt années de votre vie. C'est ce que j'ai en moi de votre sang, Monseigneur, qui me sollicite à vous imiter.

—Vous auriez dû, monsieur, dit le Grand-Duc, nous présenter une requête. Il est d'usage, l'ignorez-vous? quand on recourt à ses supérieurs, de le faire par des placets... N'importe, expliquez-vous à présent. Au reste, je devine la chose. Vous désirez une charge, quelque emploi, et vous comptez sur moi pour l'obtenir. Vous voulez que j'écrive au Tsar, n'est-ce pas?

—Cette faveur que je réclame, dit Floris, est comme un droit pour ceux de mon sang.

Le Grand-Duc éclata d'un rire étrange:

—Mon frère Nicolas y a pourvu, répondit-il. Vous ne connaissez pas, je vois, le manifeste qui parut la veille de mes noces. Ha! ha! Un tour du tsar de Mirliki, comme l'appelait Constantin! Ce manifeste statue donc, par toutes sortes de raisons, de considérations profondes, que les parents du Tsar qui prennent en mariage des personnes non orthodoxes, ne pourront transmettre à leurs héritiers les droits dévolus aux membres de la famille impériale.

—Ce manifeste ne regarde, dit Floris, que la succession au trône. Mes autres droits restent intacts.

—Vos droits, ricana le Grand-Duc, vos droits! Vous les mettez sans cesse en avant, comme le scorpion ses pinces. Vous n'avez aucun droit, monsieur. Il n'y a d'autres droits en Russie que le bon plaisir de l'Empereur... Vos droits! Mon frère Nicolas, de glorieuse mémoire, en avait bien, je pense, autant que vous. Il a pourtant vécu sans charges et sans honneurs, jusqu'après sa majorité. Oui, plus d'un an après son mariage, il attendait encore l'audience, avec les autres courtisans. Ce ne fut que pendant l'automne de 1818 qu'il obtint le commandement d'une brigade de la garde, et il avait alors vingt-deux ans.

—J'en ai vingt-six, repartit Floris.

—Êtes-vous si âgé, monsieur? Pour qui compterait mieux, il y a quelques mois à peine que vous êtes enfin sorti de l'abjection où vous viviez. Allons, vous êtes trop exigeant. N'y a-t-il pas eu dernièrement toute une fortune pour vous? Ne venez-vous pas d'hériter?

—Moi, Monseigneur? dit Floris stupéfait.

—Sans doute, votre mère est morte. Il vous faut apprendre la patience, puisque vous vous dites mon fils. L'homme le plus patient du monde n'aurait pu rivaliser avec moi. Oh! j'ai rampé sous Nicolas, comme un chasseur de buffles sauvages. J'aurais conduit en laisse une tortue, depuis Moscou jusqu'à Pétersbourg. Vous êtes trop bouillant, monsieur... Bonsoir... Nous vous autorisons à vous retirer, maintenant.

Le Grand-Duc porta à ses lèvres un sifflet d'or, et un page très beau, fardé, les yeux peints d'antimoine, se présenta et disposa sur le tapis, aux pieds de Son Altesse, une carafe et une tasse d'or, avec un grand plat d'or, rempli de neige. Floris, tout pâle et agité, restait debout en face de l'estrade, comme indécis s'il se retirerait, ou s'il tenterait un dernier effort.

—Puis-je espérer, reprit-il enfin d'une voix sourde, que Votre Altesse écrira cette lettre?

—Bah! répondit le grand-duc Fédor, en se versant du vin dans la tasse, vous avez plus de pouvoir que nous-même sur l'esprit du Tsar. Alexandre ne vous a-t-il pas fait mon héritier? Demandez-lui votre charge en flamand.

—Je parle russe, Monseigneur. Depuis six mois, je m'y applique sans relâche, et c'est ma mère, la première qui m'en a donné des leçons.

—Allons, ce sera moi, fit le Grand-Duc, qui ne saurai plus parler russe.

—Mon père, dit Floris...

—Bah! bah! laissez ce mot! A quoi sert de distinguer un père d'un autre homme?... N'importe! je vous sais gré, monsieur, de n'avoir pas juré que vous m'aimez, que vous avez pour moi la plus sincère affection... Les chiens sont-ils lâchés?... Hussein! A-t-on lâché les chiens?... Lorsque nous aurons besoin de vous, nous vous ferons chercher, monsieur.

La rage de Floris éclata, sitôt qu'il eut atteint la gondole.—Chassé! il m'a chassé! répétait-il, parmi les cris, les jurements, les menaces; et la vue de la Grande-Duchesse, qui l'attendait au débarcadère, avec Tatiana arrivée de Raguse, ne parvint pas même à le calmer.—Je le méprise, oui! Je dédaigne ses mensonges, et je vais y retourner pour le lui dire, malgré ses chiens!... Isabelle et l'aveugle furent longtemps avant de pouvoir le radoucir. Tous les trois, ils se promenaient dans les jardins, sur l'une des terrasses. De rares lumières brillaient. La lune blafarde, avec son croissant, flottait comme une plume légère, parmi les gouffres bleus du ciel. Les fontaines, taries la nuit, se taisaient; partout, le silence. Seul, ainsi qu'un guetteur au plus haut de cette montagne endormie, l'ange d'or du campanile veillait encore, et par instants on l'entendait tourner sur sa boule de bronze, avec un faible bruissement.

—Allons, voilà minuit qui sonne, reprit Tatiana. Il est temps de nous séparer... Je vous le répète, mon frère. L'entremise du grand-duc Fédor ne vous est plus indispensable... J'ai reçu aujourd'hui des nouvelles. Vous pouvez, sans crainte, vous adresser directement à l'Empereur... Rien de plus sûr! Il se prépare une expédition contre les Turcomans. Demandez à en faire partie, n'importe en quelle qualité. Le Tsar aurait pu trouver des inconvénients à votre séjour à la cour. Il n'en subsiste plus aucun, s'il vous envoie en Asie, avec Skobeleff.

—Ah! Tatiana, que lui conseilles-tu! dit Isabelle.

—Allons, ma sœur, tu montres trop de craintes, répliqua l'aveugle fermement. Etant celui qu'il est, il ne peut, sans honte, rester oisif à Sabioneira. On doit le voir partout où, dans le vaste empire de ses pères, la Renommée propose des couronnes, partout où l'on gagne de l'honneur. Souffrira-t-il que de si belles récompenses soient le lot des moujiks et des fils de pope, tandis que lui, cousin du Tsar, mènerait une vie paresseuse, près de sa femme et de sa sœur? Je chéris mon frère tendrement, mais j'aimerais mieux le voir mort pour le Tsar et pour la Russie, que déshonoré par un lâche repos!

—Oui! oui! exclama Floris. Merci, Tatiana... Tu as raison, oui, j'écrirai!

La Grande-Duchesse joignit les mains:

—Mais tant de hasards, tant de périls!... Dans quelle inquiétude je vais vivre!

—Bah! dit l'aveugle, n'est-ce donc rien que de remporter la victoire?... La gloire panse tout!... Quand il serait blessé...

—O Dieu! tais-toi! tais-toi! dit Isabelle.

—Je vais donc vivre enfin! s'écria Floris. Le bien que j'ai eu sans peine, est-il à moi? Il aurait pu tomber sur une autre tête... Seul m'appartient celui que je conquiers!... Je reviendrai tout couvert de gloire... Alors, il faudra bien que le Tsar m'écoute!... Que de choses à réformer en Russie!... Si Alexandre avait un sage conseiller... Tôt ou tard, dans les pays voisins, il y aura des couronnes à prendre, en Bulgarie, en Roumanie!... Vois-tu, Tatiana, je sens bouillonner dans mes veines une ardeur qui suffirait à un monde... Oh! partir, vivre encore sous la tente, affronter la mêlée sanglante, éprouver les misères terrestres, être un homme parmi les hommes!

Son pas sonnait sur les dalles de marbre; et il semblait à Isabelle changé, grandi, comme transfiguré.


Floris, dès le lendemain même, commença d'arranger doucement toutes choses pour son départ. Il écrivit au baron Mamula, l'homme de confiance, l'ami de Mme Maria-Pia et l'exécuteur de son testament, pour le presser de terminer les affaires de la succession. De plus, il lui donnait mission de se faire rendre les comptes de la tutelle d'Isabelle, que le grand-duc Fédor traînait depuis plus d'un an, et il insistait en conséquence pour que Mamula vînt s'établir à Sabioneira. Le baron arriva donc peu de jours après, avec cinq ou six chiens dont il faisait ses délices. C'était un grand homme blond, maigre, des yeux pétillants d'esprit et de feu, galant aussi dans sa jeunesse, et ancien vice-président du tribunal suprême de Raguse. Personne ne parlait plus juste, et ne coulait une question à fond plus nettement et plus facilement. Il s'installa avec sa chiénaille dans un petit appartement, de plain-pied à la cour des Fontaines, et écrivit tout aussitôt au docteur Ulm, qui se présenta, chargé des intérêts du grand-duc Fédor. Le baron se flattait, en arrivant, d'en avoir promptement fini; mais les premières conférences révélèrent des comptes peu nets, noyés de chiffres, de duplications, de lacunes, d'obscurités. Il fallut donc en venir aux éclaircissements, et les longues séances d'affaires eurent lieu dès lors, réglément, trois fois par semaine. Floris ne manqua pas de s'y rendre.

Comme il en revenait un soir, il trouva un valet de Josine, qui l'attendait avec un billet. La petite princesse invitait son beau-frère à la venir voir, le lendemain. Ses vieux amis les Zingari étaient arrivés, disait-elle, et pour mieux recevoir la visite des femmes et des enfants de la tribu, elle leur donnait une collation. La fin du billet promettait à Floris une surprise, en termes enjoués et mystérieux.

—C'est bien! Répondez que j'irai, dit le Grand-Duc au laquais.

Vers trois heures, Floris se rendit chez la princesse. Seul depuis le matin, sans savoir que faire dans les jardins, ce fut avec impatience qu'il prit la route de la Casa d'Oro, le petit palais qu'elle habitait. Le vieux parc, dépouillé par l'automne, était baigné d'une brume violette; des statues tranquilles s'y dressaient, à travers les rameaux noirs et nus. Au moment où il débouchait de l'avenue, Josine le vit arriver, et descendit toute courante et bondissante, au-devant de lui. Une large fleur de lis de saphirs pendait à son col délicat. Sa chevelure noire était tressée de lacets de soie verte et d'argent, en vingt boucles folâtres et charmantes; et elle avait un habit de gala d'un damas rose sèche, tout semé de houppes couchées de plumes d'autruche d'argent, et que bordaient, sur la poitrine, des houppettes de plumes d'autruche.

—A la bonne heure! Ah! que tu es charmant d'être venu! exclama-t-elle... Suis-je jolie?... Suis-je à ton goût?... Comment me trouves-tu avec cette robe?

—Rien ne te va mieux, répondit Floris.

—Vrai, je te plais?... C'est que, comprends-tu, j'ai quitté le deuil aujourd'hui... Et mes cheveux, cela peut-il passer? C'est cette sotte de Milada qui m'a fait changer de coiffure, en disant qu'elle avait fait un rêve... Elle rêve à tout moment de moi, elle me donne des frayeurs... Mais c'est la dernière fois que je l'écoute... Ou qu'elle veille, ou qu'elle dorme pour elle!

Ils étaient arrivés au milieu du rond-point qui précède le petit palais, et qu'environnent, sous les arbres, de grands Termes de marbre blanc, dans des gaines de porphyre vert, papelonnées d'écailles de cuivre. La Casa d'Oro se dresse au fond, avec son toit plat et sa loggia d'arcades à la vénitienne, dont les murailles sont ornées des noms latins des sept Planètes, en mosaïque d'or terni, qu'encerclent des couronnes sculptées. Entre deux chênes aux branches colossales, une escarpolette de soie balançait son siège étroit à fleurs peintes, au-devant duquel se tenait un enfant rousseau, blême, chétif, tout marqué de taches de son.

—Mais c'est le fils de Stepany, dit le Grand-Duc.

—Lui-même, répondit Josine... Allons, méchant vaurien, saluez! Avec sa casquette de cuir, on peut dire qu'il a la tête plutôt chaussée que couverte... Eh bien, où sont passées ces folles? Rina! Rina!... Milada!... Elles auront pris peur en te voyant, parce que Tatiana me défend de me balancer.

—Est-il possible! dit Floris en souriant,

—Oh! fit-elle,—et d'un bond léger, Josine s'élança sur l'escarpolette,—elle ne me comprend pas, vois-tu, et puis, elle me parle toujours comme si j'étais encore une enfant... Allons, Thalès, balancez-moi, mais pas trop fort!... Si votre père vient, marmouset, nous renverserons sur vous, pour vous cacher, l'écaille de la grande tortue qui est dans mon cabinet d'étude. On vous mettra un bonnet noir et des gants, et vous serez ainsi une bonne tortue, une tortue des plus authentiques.

—Je suis trop grand pour tenir sous l'écaille, repartit Thalès.

—Oui, vous êtes un peu plus grand que les Pygmées, les habitants de Lilliput et la géante Rézinka, dont je vous ai souvent parlé. Elle va dans un petit carrosse, attelé de quatre scarabées. Une fois, en m'éventant trop fort, je l'ai lancée hors de la chambre: heureusement, elle s'est prise dans une toile d'araignée et a pu redescendre le long du fil. L'année dernière, un soldat de plomb l'a demandée en mariage; mais elle était frileuse, et lui redoutait le feu. Une autre fois, je l'ai cherchée pendant deux heures: elle dormait dans un bateau de papier gris, au beau milieu d'un verre à bière... Vous êtes un peu plus gros qu'elle, mais n'en concevez pas d'orgueil... Là! c'est bien, monsieur, c'est assez!... Et maintenant, mettez-vous là, et jouez sans faire de bruit, jusqu'au moment où vous irez goûter avec les autres.

Elle passait comme un oiseau, toute noire et aérienne sur le gouffre éclatant du couchant; et l'ombre oblique de son vol s'allongeait démesurément, parmi les champs de chrysanthèmes jaunes. Un sphinx de marbre solitaire les gardait, du haut de son piédestal.

—Mais, dit l'enfant, comment jouerai-je, si je suis seul?

—Eh bien, jouez à la boutique, petit singe!... Tu tiens toi-même la boutique, puis tu arrives et tu te demandes: Monsieur, combien coûte cette pomme?—Oh! mais, tu dis, monsieur, ce n'est pas une pomme, allez vous acheter des lunettes; c'est ma femme malade que je soigne. Elle n'a pas de bras ni de jambes: il ne lui reste que les deux joues, voyez-vous. L'une est rouge et l'autre est jaune, parce qu'elle a une ébullition du sang d'un côté, et la jaunisse de l'autre... Voilà comment on joue, quand on est seul!

Mais une rumeur, des exclamations arrivaient du petit palais, par-dessus la voix de la princesse. Des portes claquèrent, et soudain l'abbé Lancelot, en émoi, déboucha du vestibule. Ses joues étaient plus colorées encore que d'ordinaire, et il avait ses souliers à boucles d'argent. Derrière lui, parut un laquais, à la casaque verte et gris de lin, qui était la livrée de Josine; et cet homme, hâtivement, en continuant de donner des ordres, emportait, par le corridor, au bout de ses bras étendus, de grandes Figures de sucre peint.

—Ah! mon Dieu! s'écria la princesse, qui dans son vol, tout enivrée de turbulence et de plaisir, lança en l'air mutinement sa légère mule de satin, ils viennent, ils viennent, les voilà!

On entendit un bruit de flûtes, et, au fond de l'allée de cyprès qui aboutissait à la Casa d'Oro, le Grand-Duc aperçut un groupe d'enfants et de femmes, aux vêtements bariolés. Avec des rires et des cris, elles poussaient, à force de bourrades, un âne enharnaché de grelots, que talonnaient trois ou quatre bambins, assis dessus à califourchon. Quelques-unes marchaient, tout en filant leur quenouille à cercle de cuivre, sveltes et sans ployer le front sous les pesants berceaux jaunes ou verts qu'elles y portaient en équilibre, et dans lesquels dormait un maillot. Deux enfants, joueurs de chalumeau, menaient, au bout d'une laisse de cuir, des oursons levés sur leurs pieds de derrière, et qui s'avançaient d'un pas dandinant.

—Je donne le bonjour à monseigneur Floris, dit l'abbé en approchant. Eh bien, Votre Altesse sait la nouvelle?

—Quelle nouvelle? dit le Grand-Duc.

—Allons, vous la savez, Monseigneur... Je vois la princesse qui rit et qui me fait des signes... Ha, ha, ha, ce fou de Giano! J'étais bien sûr qu'il tomberait ainsi sur nous, un jour ou l'autre.

—Que voulez-vous dire? demanda Floris.

—Quoi! répliqua le bon abbé voluptueusement, se pourrait-il que Votre Altesse ignorât que Giano est arrivé hier?... Il campe à Zlagora avec les Bohémiens. Il est venu de Zara avec eux... C'est la chose la plus étonnante!

—Ah! pourquoi l'avez-vous dit, messer? exclama la folle Josine... Moi qui me réjouissais par avance de les mettre tous deux aux prises... Oui, oui! Giano est arrivé; c'était là ma surprise... ha! ha! ha!... Au reste, il ne fait que passer; il repart dès demain pour Cattaro... Il veut aider les Zingari à manger, jusqu'à la dernière, leurs poules volées... Et tenez, le voilà, ma parole!

Tout le cortège, à ce moment, débouchait dans le rond-point des Termes, parmi les rires et les acclamations... Alors, un homme se détacha de cette foule, et, en manière de salut, il agitait un bouquet de roses. Puis, reconnaissant la princesse, Giano vint à elle, en pressant le pas, tandis que Floris l'observait. Un continuel sourire relevait sa moustache, où se jouaient des reflets roux; ses yeux brillaient d'une gaieté bouffonne et même un peu féroce; et il avait dans toute sa personne quelque chose d'attirant, de léger, de cruel.

—Voici, dit-il en tombant à genoux devant Josine qui descendait les degrés, la belle nymphe qui s'avance, le trésor de Sabioneira. Voyez, voyez comment sont faits les anges du paradis.

Et il s'écria:

O Dea, o Nimpha, o Stella marina!
O e'n umil donna, belta divina!

—Merci, Giano, répondit Josine, souriante. Parle, fais danser, je te prie, quelques étoiles encore, en mon honneur.

Mais le fantasque personnage avait avisé messer Pistolese:

—Ah! te voilà, mon bon sior Pantalon de la Zuecca! Quoi de nouveau à Zemenico? Tonina fait-elle toujours de ces divins macaronis?... Bonjour, l'abbé!... Et qui es-tu, toi, petit pou de mer?... Hé! c'est le fils de Stepany!

—Toujours le même! dit le bon abbé.

—Ah! le paillard! toujours, toujours! dit Pistolese.

—Et miss Ira, en Australie? reprit Giano, en revenant à la princesse.

—Oh! ne m'en parle pas! s'écria Josine. Il me semble que je la revois, avec ses gestes anguleux. Elle était née d'un cœur de chêne: elle était naturellement en bois! La vestale de la syntaxe!... Te souviens-tu? Elle fixait sur moi des regards grammaticaux; elle guettait les solécismes sur mes lèvres!

Le sculpteur se mit à rire, et, se plaçant en face de Josine:

—Comme tu as grandi! fit-il... Te voilà belle et charmante, au delà de toute expression. Tu as ce port majestueux dont les poètes font tant de cas, et qu'ils attribuent à leurs déesses. En vérité, je ne sais plus si j'ose encore te tutoyer... Ainsi donc, madame Isabelle, avec la merveilleuse aveugle, la princesse Tatiana, sont justement absentes aujourd'hui!

—Elles sont allées, répondit Josine, au couvent de Sant'Orsola.

—Je sais, je sais... Elles célèbrent l'anniversaire de Mme Maria-Pia... Oui, cela fait six mois qu'elle est morte... Comme ce coquin de temps passe!... La pauvre dame m'avait tenu dans l'espérance d'une pension. Je me flatte que son fils Floris s'en souviendra... Que dit-on de ce nouveau Grand-Duc?

—Ma foi, on le voit rarement, repartit la malicieuse princesse. Il passe ses journées à battre les champs; il paraît quelque peu sauvage... Mais, d'abord, Giano, que je te présente le nouveau maître de chapelle,—et, du geste, elle montrait Floris;—un ami de mein Herr Wilibald, et qui le remplace pendant son absence.

Le sculpteur salua fort légèrement le maître de chant supposé:

—Votre serviteur, messer... Et ce bon Wilibald est toujours à Cassel? Il s'entendait parfaitement à déboucher les flacons de raki.

Puis, avant que Floris étonné eût ouvert la bouche pour répondre:

—Sauvage! sauvage! dis-tu... Parbleu, il a hérité ça de son père, que l'on prétend aussi le mien. Le seigneur Fédor Paulovitch est un homme morose; en tout un an, il ne se découvre pas, pour sourire, le coin d'une dent!... Quelqu'un l'a-t-il vu ces temps derniers? Que file la vieille araignée? Quelle ruse? quelle ruse?... Hein! Toujours au fond de son trou, toujours avare, inquiet, soupçonneux! Le nouveau Grand-Duc s'entendra merveilleusement avec lui... A eux deux, ils font bien la paire!

—Giano... Giano, ne dites pas ça! s'écria le bon abbé Lancelot.

—Ah! je le connais bien, par saint Cosimo! répliqua le sculpteur avec feu... Il a fait d'étranges métiers, avant qu'on l'eût retrouvé... Allez, allez! il a couru le monde... Il vendait de l'orviétan, des drogues... Il a suivi un cirque, par amour... Oh! il a fait plus d'un métier, même plus de vingt, mon noble frère!... Si j'en suis bien certain, dites-vous?... Bon! puisque la chose est publique!... Il suivait le cirque Perseo... Il y avait là une écuyère... Ha, ha, ha! Le gaillard lui parlait de choses tout autres que celles que vendent les apothicaires... C'est ainsi qu'il s'en vint à Paris, où on le nomma général... Un vrai démon incarné, Madonna... Il est l'homme, en propre personne, qui mit le feu au palais célèbre des Tuileries... Apprenez-le, si vous l'ignorez!

Le Grand-Duc avait fait quelques pas, et en s'adressant à Giano:

—Je ne veux pas prolonger, dit-il, ce badinage, qui n'a déjà que trop duré... Vous avez, messer, en face de vous, ce Floris que vous prétendez connaître, et dont vous faites un tel panégyrique!

La petite princesse battit des mains:

—Ah! la bonne plaisanterie!... Pour cette fois, tu es attrapé... Allons, ose jurer que non!

—Parbleu, fit le sculpteur, au premier coup d'œil, j'avais reconnu Son Altesse, et Giano éclata de rire... Ai-je les yeux d'une taupe à la face, ou ceux d'un idiot à l'esprit? J'aurais démêlé entre cent mille cet illustrissime seigneur. On lit, en effet, sur son visage, à livre ouvert, quelle est sa mère. Mais voyant qu'il entendait garder l'incognito, était-ce à moi de le déceler? Devais-je lui faire pareille injure?... Si donc j'ai tenu ce langage, c'était pour le porter à se découvrir, dans la passion où j'étais de lui offrir plus tôt mes humbles respects, comme je le fais en ce moment... Prospérité et longue vie à Son Altesse!... Ha, ha, ha! Monseigneur, un maître de musique!... Des maîtres de musique tels, il n'est que des impératrices ou des déesses qui les pourraient payer de leurs leçons!

—C'est bon, c'est bon!... Une autre fois, reprit Josine, tu regarderas mieux, Gianetto, les gens auxquels on te présente! Va! mon beau cousin n'est pas rancunier... Il te pardonne pour les louanges que tu m'as décernées, à moi... Mais, voyons, ma foi, il est grand temps que je m'occupe de mes hôtes!

Les Zingari formaient alors un large demi-cercle autour du perron. Les femmes allongeaient la tête, silencieuses et tâchant de saisir ces vagues discours en langue inconnue; et grimpés jusque sur les arbres, les enfants riaient à chaque instant, en entendant rire Josine. Elle vint aux femmes, et les saluant:

—Bienvenues, mes colombes, bienvenues toutes, dit-elle en esclavon... Bonjour, toi, je te reconnais, ma commère, mais tu n'avais pas ce petit pacha, l'année d'avant... Et vous, marmotte, avec votre grand handjar, voulez-vous donc massacrer les Turcs, comme dans la ballade d'Émin-Aga?... Tout beau, tout beau, seigneur hospodar! poursuivit-elle, et debout devant l'un des ours, Josine caressait sa joue muselée... Allons, en attendant que nous assistions tantôt à sa danse, n'est-ce pas, beau cousin Floris? on va conduire ses nobles maîtres à la collation qui les attend... Thalès, accompagnez Jacinto... Il y a aussi pour nous, messieurs, un petit goûter, servi près d'ici.

Elle prit le bras du Grand-Duc, et tous la suivirent en silence dans une épaisse allée de charmille, où les feuilles sèches bruissaient sous les pieds. Par moments, la petite princesse se détournait pour sourire à Giano, malicieusement:

—Et comment va donc, reprit-elle, ton maître et ami, le vieux Manfredi, dont tu nous faisais tant de récits?... Il était peintre, il avait onze enfants, et pas un n'était ressemblant... Ah! c'est fâcheux! lui dit l'empereur d'Autriche, qui était venu dans son atelier... Non, c'est un autre, voyons... Ma foi, je ne sais plus le conte!... Mais toi, pourquoi passes-tu sans t'arrêter? Qu'as-tu à faire à Castelnuovo et aux bouches de Cattaro?

—Voici l'histoire, repartit le sculpteur. Sache qu'un matin, à Zara, comme j'arrangeais l'un de mes ciseaux, il m'était sauté dans l'œil droit une paillette d'acier... Je souffrais de cuisantes douleurs et pensais déjà demeurer borgne, quand Slatia, la Zingara, la fille du vieux Tomko, que tu connais, m'a guéri, en me faisant couler dans l'œil le sang d'un pigeonneau vivant. La paillette est sortie le lendemain, et je me trouve maintenant avec une meilleure vue qu'auparavant. J'ai donc ciselé un œil d'or, pour remercier la très sainte Vierge de ma bienheureuse guérison, et m'en vais le présenter moi-même à l'autel de Notre-Dame de Cattaro.

—Et cette Slatia est jolie, dis-moi? répliqua Josine en riant... Là, là, nous voici arrivés.

Ils se trouvaient devant un petit pavillon, que surmontait un clocheton à la chinoise, plein de vases et de sonnettes. Deux dragons de marbre, jaune et vert, tenant sous leur patte une boule d'or, flanquaient les marches du perron; et des paons blancs, à queue traînante, qui picoraient à travers la cour, s'arrêtèrent et, se rengorgeant, poussèrent leur clameur discordante. C'était là ce qu'on appelait la Ménagerie, sorte de maison de porcelaine, isolée dans un recoin du parc.

—Il est pourtant fâcheux, princesse, dit l'abbé Lancelot, tandis qu'un valet ouvrait la grille, que nous n'ayons pas pu monter un instant dans votre cabinet d'étude, pour faire voir à messer Giano vos progrès en langue latine... Vous savez, comme hier, princesse, en ouvrant un Virgile au hasard:

Tum vero infelix fatis exterrita Dido
Mortem orat; tædet cœli convexa tueri.

—Bah! repartit Josine en riant, j'aurais traduit Dido par «dis donc», et mortem orat par «la mort aux rats»... Je vous aurais fait peu d'honneur, messer... Voyez-vous, je ne puis souffrir cette Didon... Parce qu'elle perdait son pleurard d'Énée, son pieux Énée, suivi du fidèle Achate!... Le beau malheur de perdre un homme!

—Allons, dit l'abbé, vous parlez là de choses que vous ne connaissez pas, petite fille!

—Moi! s'écria la folle enfant, en éclatant de rire. Pour qui me prenez-vous, messer? Mais j'ai déjà eu plus de vingt passions et de si cruelles peines de cœur qu'on en ferait tout un recueil de romances! Rien que dans ces dix derniers mois... Ah! vous voilà béants et tout avides de surprendre les secrets d'une pauvre fille... Par ma foi, cherchez, cherchez, cherchez!

Et elle se mit à chanter:

Comment reconnaître votre amoureux
D'un autre homme?
A son chapeau de coquillages, à son bâton,
A ses sandales.

Le souper de la veille des Rois fut des plus joyeux au palais. Tatiana et Isabelle, avant que le gâteau fût tiré, voulurent y mettre elles-mêmes la fève, qu'elles destinaient à Josine; et elles se trouvaient dans les offices, lorsque Sander entra tout effarouché, disant qu'il fallait que la réponse du Tsar fût arrivée; qu'un courrier de Slano venait d'apporter, à l'instant même, une lettre au grand-duc Floris, de qui les yeux avaient rougi en la lisant: qu'aussitôt il était sorti de table, en compagnie de ser Mamula, et qu'après avoir commandé qu'on allât chercher le docteur Ulm, chez Stepany où il dînait, Monseigneur s'était rendu en hâte dans l'appartement du baron.

Tatiana trouva Floris qui marchait à grands pas, le long d'un couloir gris et nu, éclairé d'une seule bougie. Il renvoya Sander d'un signe, et à sa sœur, tout aussitôt:

—Eh bien, vous devinez la chose?... Il me paye de belles phrases, de paroles... Après mes trois lettres, ha, ha, ha! il me renvoie enfin à mon père!... J'en suis juste au même point qu'avant.

Et, déployant un grand papier:

Très cher cousin, lut-il, je n'ai jamais douté des sentiments élevés de votre cœur, et serais bien aise, en raison de l'affection que je portais à votre mère, de vous donner satisfaction... Pourquoi ne le fait-il pas, alors, lui qui signe le moindre chiffon: Empereur et autocrate de toutes les Russies?... Mais vous devez comprendre aussi les sérieux motifs qui m'interdisent de prendre aucune décision, avant que mon oncle, le grand-duc Fédor, m'ait fait connaître qu'il approuve mes intentions à votre égard... Quels motifs? morbleu! quels motifs? Il se garde bien d'en donner un seul! Aussitôt donc que Son Altesse Impériale m'aura écrit à ce sujet, vous pouvez compter, etc... Bref, je dois supplier mon père! Celui dont je suis la victime, c'est à lui que l'on me renvoie, et l'on met la réparation dans les mains mêmes qui ont fait le préjudice... Heureusement que j'ai de quoi forcer le Grand-Duc à m'écouter.

—Que voulez-vous dire, Floris?

—Ha, ha, ha! Mamula et moi, nous avons fait de belles découvertes!... Oui, Tatiana, j'ai enfin compris pourquoi il m'imposait ce mariage, pourquoi il mettait à ce prix ma reconnaissance par lui!

Il se tut, car le docteur Ulm venait d'entrer, et s'écriait, en tirant à Floris la plus riante révérence:

—Désolé de vous avoir fait attendre, Monseigneur... Ah! princesse, tous mes respects!... Est-ce que Sa Grâce daignerait assister à notre conférence?

—Oui, dit Floris; venez, Tatiana... Vous allez tout apprendre, ma sœur.

Alors, le docteur, en s'inclinant, leur ouvrit une porte étroite, et descendant plusieurs degrés, ils pénétrèrent dans un cabinet plein de doguins et de chiennes couchantes, qui se mirent à aboyer. C'était un réduit bas et voûté, assez petit, et qui avait deux fenêtres sur un bassin d'eau, avec des armoires et quelques sièges. Le baron Mamula parut, portant une lampe, jeta dehors les chiens par le cou; puis, après avoir salué la princesse qui s'était assise, il s'en alla parler à Floris, tous deux le nez à la muraille, où ils tinrent assez longtemps des propos bas, avec animation, comme gens qui s'exhortent et prennent leur parti. Ensuite, le Grand-Duc s'assit devant la table à tapis d'écarlate, et les deux hommes se placèrent à ses côtés.

—Monsieur Ulm, dit Floris, bien que j'aie avancé l'heure de notre rendez-vous, c'est ce soir même, vous le savez, que vous deviez me rendre enfin la réponse du grand-duc Fédor... Parlez, apportez-vous de sa part quelque proposition nouvelle?

—Son Altesse, répondit le docteur, réclame un délai suffisant pour arrêter ses comptes à loisir.

—Plus de délai! s'écria Floris... Non, sur ma vie! plus un seul jour, plus une heure!... Donc, voici la situation. Non content d'avoir envahi la fortune de la Grande-Duchesse, notre mère, mais là-dessus il s'est mis à couvert par des signatures extorquées, le Grand-Duc a disposé par surcroît,—écoutez bien ceci, Tatiana,—de plus de deux millions de biens appartenant à sa pupille Isabelle, ma femme bien-aimée. Monsieur Ulm nous conteste, je crois, une centaine de mille francs douteux, pas davantage: il avoue le reste du déficit. Or, le grand-duc Fédor, pour en répondre, n'a plus rien que des biens inaliénables des domaines de la couronne.

Le docteur répliqua d'un ton doux:

—J'ai fait part de ces difficultés à Sa Grâce, madame Isabelle... Elle abandonne de bon cœur, m'a-t-elle assuré, tout ce dont le Grand-Duc, son tuteur, a pu disposer sur ses biens.

—Qui vient se mettre entre moi et ma femme? exclama Floris... La Grande-Duchesse ne fera que ce que je veux qu'elle fasse, ce qu'il est convenable qu'elle fasse!... Maintenant, monsieur Ulm, écoutez-moi bien... Je pourrais m'exhaler en paroles, rappeler tout ce que j'ai souffert des injustices de mon père; mais je me suis juré d'être patient... Voici donc mes propositions... Si le grand-duc Fédor veut mettre un terme à la haine dont il me poursuit, et me traiter, non plus en ennemi, mais en père, j'aurai pour lui la déférence d'un fils... Qu'il écrive une lettre à l'Empereur, qu'il réclame pour moi le grade auquel ma naissance me donne droit, et je jure que, le jour même de mon départ pour Saint-Pétersbourg, je lui donne le quitus de ses comptes... Dites cela à mon père, monsieur Ulm, et rapportez-moi sa réponse... Mais s'il persiste dans son refus, c'est aux juges que j'aurai recours pour rechercher ces deux millions disparus... Sur ce, partez, et, ne l'oubliez pas, j'attends une prompte réponse... Demain, oui, demain, avant midi... Tous les états sont-ils dressés, Mamula? Les avez-vous remis à M. Ulm?

—Je m'en vais presser l'écrivain, répondit le baron, qui se leva. Si le docteur veut bien m'accompagner, ce sera l'affaire d'un instant.

—Bien, j'irai avec vous, dit Floris... Oh! je tiens à ne pas laisser l'ombre d'un prétexte à mon père... Attendez-moi ici, Tatiana... Voyons, ne rêvez pas ainsi! Agir autrement que j'ai fait, en vérité, ç'eût été se montrer puérilement débonnaire. Le marché est-il donc si mauvais? Deux millions pour une signature!... Quand je serai à bord du navire qui m'emmènera d'ici, je jurerai à notre père, s'il le veut, une tendresse, un respect infinis... Jusque-là, je profiterai des avantages que j'ai sur lui... Allons, je suis à vous, messieurs!

L'aveugle resta seule dans la chambre. Elle baissait le front; l'un de ses bras pendait au long de son corps; elle soupirait, accablée. Les rayons de la lampe immobile, en l'éclairant confusément, redoublaient sa pâleur au milieu de l'ombre; parfois, un frisson de lumière courait sur sa robe de velours noir, déchiquetée de damas violet, avec des rosaces de perles, et fourrée de martre zibeline... Puis, se levant à pas hésitants, Tatiana vint ouvrir la fenêtre, et elle baignait sa face brûlante dans l'air humide de la nuit.

—Le crime le plus bas, dit-elle, en se parlant à elle-même... Oh! celui qu'on méprise entre tous... Lui, notre père, un fils d'empereur!... Honneur, orgueil, respect filial, que tout tombe maintenant en ruine!... Ah! jamais je n'oserai plus affronter les regards d'Isabelle... Ainsi, notre maison se sera enrichie par une spoliation honteuse! Nous aurons détenu le bien qu'on nous avait confié pour le garder... Restituer!... oui... c'est le seul moyen... Mais notre père n'a plus rien. Cette moitié de Sabioneira, qui forme à présent tout son domaine, est grevée de dettes, je le sais, jusqu'au maximum de sa valeur. Ses prodigalités ont englouti le présent, l'avenir même... Que faire donc?... Se résigner?... S'excuser près d'Isabelle?... N'y plus songer, cacher, enfouir cet or dans les fondements de notre maison?... Non, jamais, jamais! C'est impossible! La faute et l'injustice des pères infectent aussi les enfants... Qui oserait se dire innocent, quand celui dont il tient la vie est coupable?... Mais si je restitue moi-même, Isabelle refusera, obstinément, de rien accepter... Il vaudrait mieux que le Grand-Duc... Ah! c'est vous, monsieur Ulm, reprit-elle, en entendant ouvrir la porte... Il faut que je parle à mon père... Je vous prie de me mener à lui!

—Le grand-duc Fédor sera heureux, dit le docteur, à travers son étonnement. Si c'était chose, toutefois, que je pusse lui transmettre...

—Non, il faut que je lui parle moi-même, sur-le-champ... Partons, partons, partons, monsieur Ulm.

Deux heures après, le docteur attendait encore le grand-duc Fédor, dans une salle contiguë au cabinet où Son Altesse avait reçu Tatiana. A demi couché sur un sofa, il tendait l'oreille, par moments, en se chauffant le bout des doigts à un brasero de noyaux de prunes; puis, il se remettait à tirer force bouffées de son narghileh. Un grand luminaire de cuivre éclairait la galerie paisible, les piliers, les miroirs, les tapis, les divans de brocart et d'argent, avec les boules de cristal qui sortaient de chacun des caissons de la voûte en gâteau d'abeilles, tandis que les murailles peintes étalaient, sous la jaune lumière, des nudités, des jouissances, les figures les plus impudiques, d'un éclat de couleurs surprenant.

Mais un grand bruit tout à coup retentit; on entendit des voix s'éloigner, et au bout de quelques instants, le vieux Fédor, habillé de blanc, parut à l'une des portes, en se retournant pour donner des ordres à des serviteurs qu'on ne voyait pas:

—Qu'on délie Réfia! dit-il... Bah! je puis bien lui faire grâce des dix coups qui lui restaient à recevoir... Je suis gai, vois-tu, Ulm, je suis gai!

Il éclata d'un rire bas, et où il y avait quelque chose de menaçant et de terrible: puis, il se mit à marcher à grands pas, dans un emportement de haine et de triomphe frénétiques; et il jetait par lambeaux, en haletant:

—Bonne Tatiana, je t'aime!... Elle est venue en aide à son vieux père, à son pauvre père!... Ce Floris, ha, ha, ha! je le tiens sous mes pieds!... Tu es un maladroit, docteur... Tu devais l'empaumer, le conduire par le nez, et c'est lui qui se jouait de toi, au contraire... Ah! tu te creusais la cervelle... A moi, vois-tu, cela ne m'a coûté que quelques larmes... Oh! je veux l'entendre m'implorer... Je lui marcherai sur le ventre!

—Allons, dit Ulm, vous oubliez qu'il peut beaucoup contre Votre Altesse.

—Non, plus rien, plus rien, plus rien, plus rien!... Ah çà! es-tu stupide, docteur? Je te dis qu'il est pris, qu'il est à ma merci... Oh! je ne l'aimais guère avant, mais depuis qu'il m'a menacé!... Il affectait de m'appeler son père... Lui, mon fils! Un beau crapaud, ma foi, qu'on m'avait donné là, pour fils!... Un vagabond, un fusilleur qu'on est allé chercher dans les bagnes de France!... Un orgueilleux qui se croit mon égal!... Comme il parlait avec emphase de ses droits, te souviens-tu?... Le diable confonde toutes les femmes!... Parce que la Grande-Duchesse est allée se jeter aux pieds du Tsar... Il a eu peu d'égard pour moi, qui suis le frère de son père!

Ulm approuva, hochant la tête:

—Je l'ai dit alors à Votre Altesse... Elle aurait dû écrire à son neveu, s'opposer à la reconnaissance.

—Non, il n'y avait pas de remède... Alexandre avait donné sa parole à la Grande-Duchesse... Vois-tu, tout disparaît, tout s'écroule... Un esprit de vertige entraîne le Tsar, depuis le jour fatal à la Russie de l'affranchissement des serfs... J'ai haï Nicolas, quand il vivait... je le hais encore. Oui! j'aurais mieux aimé être un moujik, un portefaix à touloupe graisseuse, que de vivre dans sa faveur!... Mais un tel successeur me contraint de le regretter... Ulm, la sainte Russie est morte; l'esprit de la Révolution nous envahit!... Si l'on eût retrouvé, du temps de Paul, mon glorieux père, un drôle tel que ce Floris, on l'eût jeté en Sibérie, dans quelque mine... Mais, du moins, j'empoisonnerai sa joie... Oui! je le torturerai avec art... Je le ferai pourrir ici, rongeant son frein!

—Que s'est-il donc passé? dit le docteur... Ne puis-je savoir?

—Je te dirai cela tout à l'heure... Demain matin, va chez Tatiana!... Ah! il va en crever de fureur... Il me semble voir sa figure... Va demain chez Tatiana... Oh! je veux avoir des témoins de sa déconvenue. J'en rirai un an!... Va chez Tatiana, docteur... Il y a des papiers à signer; dès le matin, tu les lui porteras!... Et l'après-midi, nous signons nous-même la fin de tous nos différends... Va chez Tatiana, docteur... Et n'oublie pas de convoquer le vénérable pope de Sgombro, ainsi que madame la supérieure du couvent de Sant'Orsola... J'ai en tête un tour excellent. Oh! je les prendrai tous pour dupes... Va chez Tatiana. C'est une bonne fille! Quelquefois je disais, vois-tu, qu'il n'y a jamais eu qu'un père heureux, en ce monde: le roi Philippe II, qui fit couper la tête à son fils... Mais je me trompais... Ha, ha, ha! Parfois, ils servent, les enfants servent!... Allons, allons, démène-toi, docteur... Il faut que tout soit prêt sans faute!

Le lendemain, dans la matinée, Floris reçut par un exprès une courte lettre du docteur Ulm. Le confident lui mandait, sans nuls détails, qu'il s'était acquitté de ses ordres, que toutes les difficultés étaient levées, et que S. A. le grand-duc Fédor lui donnerait audience, l'après-midi, ainsi qu'à José-Maria et à la princesse Tatiana, avec lesquels il voulait terminer les affaires de la succession de Mme Maria-Pia. Des billets d'avertissement pour se rendre à cette audience furent aussi portés, sans que Floris s'en doutât, aux principaux familiers du palais, de la part du grand-duc Fédor.

Floris partit bien avant l'heure marquée, afin de prendre en passant José-Maria. Au perron, il renvoya son carrosse, quoiqu'un grain de pluie menaçât, et voulut s'en aller à pied, par l'escalier Sant'Isidoro. Il ricanait, se parlait haut, joyeusement, en suivant les détours du rivage; ensuite, coupant sur la gauche, il traversa de spacieux vergers. Les arbres plantés à la ligne, amandiers, figuiers, pêchers, citronniers, emplissaient des carrés séparés; de grands réservoirs sans parapet, dont l'eau flottait à ras du sol, bordaient la route. Il contourna une colline semée de touffes de thym; et tout à coup, parmi des rocs, à mi-côte, Floris reconnut la maison de son frère. Elle était longue, basse, à fenêtres grillées, et complètement isolée, avait son regard sur la mer.

Le Grand-Duc monta le sentier pierreux, et arriva devant le porche. Les coteaux et le golfe, à perte de vue, tout était désert. Il poussa l'un des lourds vantaux constellés de clous, et pénétra dans une chambre basse, où se voyaient quatre ou cinq portes. Il frappa à l'une d'elles, au hasard... Une voix aussitôt répondit; et Floris, soulevant le loquet, se trouva devant l'archevêque.

—Bonjour, mon frère; on n'attend plus que vous, dit-il... Avez-vous appris les nouvelles?

—Le docteur Ulm m'a écrit quelques mots, répondit José-Maria... Quoi! est-il déjà temps?

—Je puis vous le dire, continua Floris, elles sont meilleures pour moi que lors de notre dernière entrevue... Alors, j'étais désespéré, sans ressources, et absolument à la merci du grand-duc Fédor. Mais aujourd'hui j'ai repris le dessus, et mon père a dû enfin consentir à ce que je réclamais de lui... Je partirai dans quinze jours pour la Russie.

—J'en suis heureux pour vous, mon frère, dit l'archevêque, puisque cela vous rend heureux.

Il se leva de l'escabeau où il lisait, devant une étroite tablette de bois noir, scellée au mur. Un bras de fer s'allongeait au-dessus, portant un mince flambeau de cire; les murailles étaient peintes à la chaux; et l'on apercevait dans une enfonçure, qu'un rideau de serge verte cachait à demi, de gros livres et des manuscrits empilés. Un petit rideau, tout pareil, à plis carrés et réguliers, pendait devant l'une des fenêtres grillées.

—Que lisiez-vous donc là, Monseigneur? demanda Floris.

—Regardez vous-même, mon frère, dit l'archevêque, en lui présentant le livre.

—Vous oubliez, repartit Floris, que le latin n'est guère mon fait... De quoi s'y agit-il, Monseigneur?

—Rien que d'une âme déchirée... C'est la vie et le panégyrique du réformateur Mélanchthon... Singulière lecture, n'est-ce pas? dit l'archevêque avec un sourire amer, pour un prêtre de l'Église romaine... C'était un homme tendre, timide et de la plus noble vertu... Par malheur, il avait rompu avec l'Église... Croyez-vous qu'il soit damné, mon frère?

—Et vous, mon frère, le croyez-vous? répliqua le Grand-Duc, étonné.

—L'Église nous enjoint de le croire, répondit José-Maria, et je suis archevêque de l'Église romaine... Pauvre Philippe Mélanchthon! J'ai vu son portrait par Cranach, les yeux fermés, sur son linceul de mort... On y lit d'amères souffrances... Mais il a tout sacrifié à sa conscience!... Allons, partons!

Floris, surpris, le considérait. Ses yeux brillaient, ses cheveux blonds semblaient plus rares, dans le soleil qui les frappait. Il était doux, fiévreux, hagard, effrayant.

—Vous paraissez souffrant, Monseigneur, reprit Floris.

—Ce n'est rien, ce n'est rien! dit l'archevêque... Qu'importe ce corps périssable!

Ils descendirent le sentier à pas rapides, en silence. Ils ne se parlaient pas, chacun d'eux poursuivant quelque profonde rêverie. Mais parvenus au bord de l'étang, ils trouvèrent la plage déserte, et les gondoles voguaient tout au loin. Une seule était demeurée, dorée, extrêmement ornée, avec des rideaux de damas bleu. On distinguait dedans, à travers la vitre, deux religieuses vêtues de capes blanches, à croix rouge, et qui étaient une novice et la révérende supérieure du couvent de Sant'Orsola. L'archevêque les salua, nomma son frère; puis, dès qu'ils eurent pris leur place, le batelier se mit à ramer, et la gondole atteignit bientôt l'île.

Ils passèrent une avenue de cyprès et de myrtes taillés, jusqu'à une très vaste cour, divisée par carrés de parterre. Un canal limpide en faisait le tour; quatre sycomores, au milieu, marquaient les coins d'un bassin d'eau qui portait, à son centre, une roche, entourée d'un balustre doré; et la façade du palais se déployait derrière, au soleil, avec ses trois portails profonds de marbre blanc et transparent, que surmontaient des demi-dômes, revêtus de carreaux d'émail. Là, Stepany, Jacinto, ser Pistolese, l'abbé Lancelot, d'autres encore, attendaient, en causant par groupes, autour de hauts brasiers de fer allumés.

—A quoi a donc pensé mon père? dit Floris. Tous ces gens sont-ils convoqués? Jusqu'à un pope, ma parole!... Eh bien, qu'est-ce? dit-il, en s'arrêtant devant Mamula qui parut soudain sur le degré de marbre blanc, et qui lui fit signe, d'un air agité... Voyons! qu'y a-t-il encore?

—Rien de bon! repartit le baron, car pour le coup, je crois bien, Monseigneur, que le grand-duc Fédor nous échappe; et rien de trop mauvais non plus, car, après tout, Mme Isabelle rentre en possession de ses deux millions... En deux mots, voici: Votre sœur a fait donation de ses biens à Son Altesse le Grand-Duc, sous la condition qu'il restituerait les sommes détournées par lui.

—Perdez-vous l'esprit? s'écria Floris... Vous rêvez tout debout, Mamula... Pardieu! voilà une belle invention! Deux millions!... Mais c'est précisément tout ce que Tatiana possède... Elle a voulu, vous le savez, que notre mère m'avantageât... D'ailleurs, que parlez-vous d'argent? Je me soucie bien de l'argent!

—Je tiens l'avis de bonne part, dit le baron.

—Cela ne se peut pas! exclama Floris. Je n'y crois pas, c'est impossible! Simple subterfuge, Mamula!... Parce que vous êtes un vieux renard de lois, vous trouvez partout des difficultés... Pardieu! que voulez-vous qu'ils fassent? Ils sont à bas! ils sont à bas!... Allons, vous me mettriez en colère!... Est-ce que ce coquin-là ne me dit pas, dans son billet, que mon père me donnera pleine satisfaction?... Cela peut-il s'entendre de deux manières? Y a-t-il jour à la moindre équivoque?... Bien! assez là-dessus. Entrons!

La vaste antichambre où ils pénétrèrent était pleine des serviteurs et des pages du grand-duc Fédor. Floris passa au milieu de ces hommes, et par un escalier de quatre marches de jaspe, il monta dans l'appartement d'audience. C'était une salle profonde et couverte d'un dôme élevé. Des tables de porphyre ondé, gravées de fleurs avec de l'or et des couleurs, garnissaient le bas du lambris, tandis que la coupole au-dessus étalait de grandes arabesques de sinople, d'or et de pourpre. Des tapis de Turquie éclatants couvraient le dallage de marbre; et çà et là, à dix pieds de hauteur, pendaient, en manière de lampes, de larges vases de cuivre ciselé.

—Deux millions! ricana Floris... Ha, ha, ha! sa fortune entière! Comme c'est vraisemblable!

Mais quelqu'un, qu'on ne voyait pas, frappa d'un marteau sur une cloche, et aussitôt les serviteurs fermèrent les battants du portail. Deux pages, dans le même temps, tiraient une courtine de brocart d'or, qui cachait tout le fond de la salle; puis, le grand-duc Fédor parut, à une porte dérobée. Il traversa l'estrade, jonchée de tapis précieux d'or et de soie, et vint s'asseoir sur un fauteuil. Tous, cependant, prenaient leur place. Le docteur Ulm se mit plus bas que son maître, devant une table où il y avait une écritoire, un chauffe-cire et des papiers; Mamula s'installa près de lui. Trois fauteuils, rangés en ligne devant le trône du Grand-Duc, reçurent Mme Isabelle, la princesse Tatiana et la révérende supérieure du couvent de Sant'Orsola; et le reste des assistants fit un demi-cercle autour de l'estrade.

Quand le premier brouhaha fut passé, le docteur Ulm prit la parole:

—Avant que l'on procède, dit-il, je vais donner lecture des pouvoirs envoyés de Lisbonne, pour la transmission au grand-duc Floris de l'apanage d'Almeïda.

—C'est inutile, me semble-t-il, répondit le baron, à mi-voix. Personne ne conteste leur validité.

Le grand-duc Fédor se leva. Il portait l'habit d'uniforme du régiment d'Ismaïlovsky, avec le cordon bleu par-dessus. Ses mains tremblaient; sa face livide était rongée de dartres rouges: il ployait les épaules, et parut à Floris, qui ne l'avait pas vu depuis huit mois, fort cassé, vieilli et amaigri. Il dit, au milieu du silence:

—Tout d'abord, soyez remerciés, nobles parents et vous, mes amis, d'avoir répondu à l'appel d'un pauvre vieillard tel que moi. Quoique la mort de notre femme bien-aimée nous soit un deuil toujours présent, nous avons dû le surmonter et faire violence à notre chagrin, pour nous occuper de nous-même. L'âge, en effet, m'atteint, Messieurs; mon esprit est faible, mon corps est débile. Ce sont des avertissements auxquels doit songer un prince chrétien. Nous vous avons donc convoqués, vous, notre pupille Isabelle, princesse de Bourbon et Bragance, et vous, mes fils, Floris et José-Maria, et ma fille Tatiana, pour déposer entre vos mains l'entier fardeau de vos affaires temporelles, ce qui nous permettra de consacrer nos jours, désormais, au seul service de Jésus-Christ... Et maintenant, bon docteur Ulm, nous entendrons la lecture de la transaction.

Le docteur se leva de nouveau, et, déployant un parchemin, il lut:

«Fédor Paulovitch, grand-duc de Russie, a signé, par le présent acte, son accord plein, parfait et inaltérable avec ses trois enfants, les grands-ducs Floris et José-Maria, et la grande-duchesse Tatiana, concernant la succession de son épouse et de leur mère bien-aimée.

Le grand-duc Floris déclare, de plus, comme époux de S. A. Isabelle, princesse de Bourbon et Bragance, pupille du grand-duc Fédor, approuver les comptes de sa tutelle ci-annexés, et les tenir pour irréprochables.»

—Oui, dit Floris, toujours aux mêmes conditions.

—Qui a parlé? demanda le Grand-Duc. Est-ce mon fils Floris?... Faites place, qu'il se tienne en face de nous!...

On entendit parmi les assistants une espèce d'agitation sourde et des changements de posture; puis, une vive attention se peignit sur tous les visages, tandis que Floris s'avançait jusqu'au pied de l'estrade du Grand-Duc.

—J'ai dit, reprit-il d'une voix ferme, que Votre Altesse sait à quelles conditions je signerai le quitus de ses comptes.

—Des conditions!

—Allons, Votre Altesse sait bien de quoi nous sommes convenus... Le docteur Ulm ne m'a-t-il pas écrit, de votre part, que j'aurai pleine satisfaction?

—Et quelle autre exigez-vous, monsieur, que le règlement de nos comptes?

—Voilà donc vos équivoques! dit Floris... C'est bien, je ne signerai pas. Dès demain, j'aurai recours aux juges.

—Mon frère! dit Tatiana...

—C'est un complot prémédité de me bafouer devant tous, de me donner ici en spectacle! Voilà pourquoi vous avez convoqué une si nombreuse assemblée... Et moi, ô dupe, idiot que j'étais!... Mais votre joie ne sera pas longue... La Russie entière apprendra les actions infâmes d'un de ses grands-ducs!

—Est-ce là, dit le vieillard ironiquement, le respect que vous nous devez?

—Foin du respect! s'écria Floris. Plus de respect! Je n'en veux plus. Qu'on le donne en bouillie aux petits enfants!... Depuis un an, je n'entends plus à mes oreilles que ce mot-là... A peine sorti des pontons,—comment appelez-vous cet endroit?... C'est cela! le fort Pierre-Moine—lorsque j'ai vu pour la première fois votre envoyé, lorsque l'on m'a révélé qui j'étais, oui, déjà là, on me parlait de même: Prenez garde! soyez soumis, montrez-vous patient, respectueux... Au diable le respect et la patience!

—Oh! cher Floris! dit Isabelle.

—Non! sur ma vie, je parlerai! Arrière respect, pudeur ou crainte! Messieurs, ces comptes sont frauduleux... Pardieu! en les déclarant vrais, j'allais charger mon âme d'un mensonge... Allons, laissez, laissez, Tatiana... Je parlerais devant toute la terre!... Je vous le répète, messieurs. Ces comptes sont menteurs et frauduleux.

Le grand-duc Fédor se leva:

—Nobles amis, dit-il, je n'ignorais pas que des paroles malveillantes avaient été prononcées contre moi. Elles ont égaré jusqu'à ceux dont la tendresse et le respect me devaient être le plus assurés. C'est de cela surtout que mon cœur souffre: c'est là ce que j'aurais voulu pouvoir me déguiser à moi-même... Quant aux accusations que vous venez d'entendre, bien que je n'aie qu'à répondre non, pour être cru de tous ici, j'invoquerai pourtant un témoignage, et le plus irrécusable de tous. Veuillez donc déclarer, baron, vous qui êtes le conseil de mon fils, s'il y a un seul chiffre douteux, dans ces comptes, que vous venez de vérifier.

Les yeux de l'assemblée se portèrent à la fois sur Mamula, qui s'inclina:

—Tout est en règle, Monseigneur, je dois le déclarer hautement. La méprise du Grand-Duc...

—Tout est en règle! s'écria Floris. Tout à l'heure, vous me disiez...

—La méprise de Son Altesse, poursuivit le baron Mamula, méprise que j'aurais pu commettre de même, un quart d'heure plus tôt, provient de ce qu'on ne nous a pas communiqué la donation ci-annexée.

Il s'éleva de l'assemblée une espèce de sourd murmure, aussitôt contraint; puis le profond silence retomba. Floris, les paupières baissées, semblait comme frappé de la foudre, tandis que le Grand-Duc assénait sur lui un sourire noir et triomphant.

—Une donation! reprit enfin Floris... Vous disiez donc vrai, tout à l'heure... Tatiana... Non! ce n'est pas possible... Montrez-moi ce chiffon de papier... Allons, cela ne peut être valable!

Il poursuivit après une pause:

—Non! assurément, pas valable! On l'aura déçue, abusée, au nom du respect qu'elle a pour son père... On l'aura contrainte, c'est clair!... Car autrement, qu'elle ait agi ainsi, se dépouillant de tout ce qu'elle a, se réduisant volontairement à la pauvreté, c'est ce que personne ne croira...

—Mon frère, interrompit l'aveugle...

—Une sœur toujours si aimante, tellement d'accord avec moi, que nous n'avions qu'un cœur, pour ainsi dire... Se démentir ainsi en un moment, jeter à bas mes espérances et les siennes! Qui pourrait expliquer ce revirement, sans l'emploi de moyens équivoques?... J'affirme donc qu'on l'a trompée, qu'on a usé de dol ou de contrainte, en lui présentant cet acte à signer: bref, que la donation est nulle, comme entachée de violence.

—Parlez, Tatiana, reprit le grand-duc Fédor. Dites à ce noble auditoire ce qui s'est passé entre nous...

—Je supplie Votre Altesse de m'en dispenser, répondit l'aveugle.

—Il le faut cependant, ma chère fille... Parlez! disculpez votre père!

Alors Tatiana se leva, s'avança droit devant elle, d'un pas ferme, et se jetant aux pieds du Grand-Duc:

—Hélas! dit-elle, je savais, Monseigneur, que j'allais me trouver engagée, malgré moi, au milieu de votre querelle. Voilà pourquoi je vous demandais le congé de me retirer. En effet, il ne convient pas à une sœur de blâmer son frère, à une fille de juger celui dont elle se glorifie d'être née. Je parlerai néanmoins, puisqu'il le faut, et je surmonterai ma honte. J'affirme donc ici, publiquement, que j'ai agi d'une âme libre et sans contrainte, et plût à Dieu que j'eusse pu témoigner ma tendresse à mon père par un sacrifice réel, et non par le don d'une chose aussi vile qu'est l'argent; de plus, inutile pour moi. Car, seule et aveugle, hélas! que ferais-je de la richesse? Cette fortune m'embarrasse: elle est comme une chaîne d'or splendide, que je traîne partout après moi! Je vous conjure donc de nouveau, mon père, bien loin que vous me rendiez des comptes, d'accepter ici, devant tous, la remise que je vous fais des biens que m'a laissés ma mère, pour en disposer comme il vous plaira.

—Dieu vous garde, ma chère fille! répondit le Grand-Duc; votre affection nous console du mauvais vouloir que l'on nous témoigne.

—Permettez seulement, Monseigneur, reprit l'aveugle, que je parle un moment à mon frère...

—Non, non, inutile! répliqua Floris... Qu'on ne s'occupe plus de moi! Je signerai, je signerai!

Pour la troisième fois, le grand-duc Fédor se leva:

—Que ce jour, dit-il, soit, dans l'avenir, célébré comme un jour de fête, puisqu'il ramène la concorde parmi nous, et qu'il décharge mes épaules du fardeau accablant que je portais... Si, à mon insu, mes enfants, il m'est arrivé, par trop peu de soin, de léser les intérêts de l'un d'entre vous, je réclame de lui un affectueux pardon. C'est pour moi un plomb sur le cœur, une intolérable angoisse, que d'endurer une inimitié... Et maintenant, pour sceller cette paix, ainsi que pour laver notre âme des soucis et des colères terrestres, nous voulons distribuer ici même, aux serviteurs des deux églises, des marques de notre pieuse libéralité... Holà! qu'on me donne la carte, avec le modèle en relief.

Deux pages entrèrent aussitôt, l'un chargé de rouleaux et de plans; et le second portait la représentation en étain de la chapelle sépulcrale, à coupoles dorées, que le Grand-Duc se faisait bâtir, dans les gorges de la Jagodna. Il la déposa devant Son Altesse, sur un tabouret.

—Approchez, pappas Nicanor, reprit le Grand-Duc, et vous aussi, révérende Mère supérieure... Vous regardez ceci, très digne pope... Ce n'est rien qu'un hochet, un joujou de vieillard, façonné par le potier d'étain, l'image du dernier palais qu'habitera le grand-duc Fédor, quand il plaira au Roi des rois de le rappeler de cette vie temporaire, en l'éternité... Ce jour venu, on portera dans la chapelle, en même temps que ma dépouille, celle de la grande-duchesse Maria-Pia, actuellement à Sainte-Justine, et l'on célébrera l'office orthodoxe pour moi, puis l'office romain pour elle. Nous prenons tous ceux qui sont ici à témoin de notre vœu suprême... Et comme marque de nos volontés, nous donnons au pope de Sgombro, pour rester à jamais attaché à son église, tout le territoire de l'ouest, que vous voyez, là, sur la carte, jusqu'à la Jagodna. Et nous ne doutons pas que notre fils, le grand-duc Floris, avec qui nous possédons maintenant Sabioneira par moitié, ne fasse aussi donation du pays de l'est, qui lui appartient, au couvent de Sant'Orsola. Ainsi la chapelle Saint-Théodore ne sera plus environnée que des possessions des deux églises, de même qu'elle servira aux deux cultes.

—Vous ne doutez pas, dit Floris. Hum!... Mais bon! prenez cela aussi. Mon noble père le souhaite: ainsi, je ne dois pas refuser... Bien! bien! C'est un couvent que ma mère protégeait... je signerai, je signerai!

—Mon fils, repartit le grand-duc Fédor, je ne prétends pas vous contraindre.

—Vous ne me contraignez pas, gracieux seigneur. Personne ne peut me contraindre. Oh! je suis le plus libre des fils!... Et pourtant, ne me croyez pas votre dupe... Je vois fort bien,—oui, je verrais aussi un clocher d'église, en plein midi,—que vous donnez au pope des rochers, des ravines, des lits de torrents, et que vous levez sur ma part, à moi, une bande de terre grasse... Ha, ha, ha! C'est un bon tour, Monseigneur... Toutefois, aisé à déjouer... Mais rassurez-vous... J'ai donné, j'ai donné.

Le grand-duc Fédor répliqua:

—Vous paraissez troublé, monsieur, et si nous demeurions plus longtemps, peut-être perdriez-vous de nouveau, le respect qui nous est dû. En conséquence, nous suspendons la séance, et nous retirons quelque temps, pour laisser à votre sang agité le loisir de se calmer... Isabelle et vous, José-Maria, veuillez nous suivre, ainsi que le pappas Nicanor et madame la Supérieure du couvent de Sant'Orsola.

Deux serviteurs tirèrent, au devant de l'estrade, l'ample courtine de toile d'or qui traversait la salle, sur une longue barre d'argent; et les assistants, quittant leur place, se répandirent dans l'appartement. Déjà, quatre ou cinq pages en arrosaient les dalles, avec des aiguières pleines d'eau de rose, tandis que des enfants, dans l'antichambre, présentaient à qui en voulait, des sorbets de limon, de violette, de marasquin, ou de l'eau de neige, que l'on parfumait de petits pains de sucre ambré. Toute la foule s'y porta en un moment: on entendait un brouhaha de paroles, des chocs de verres, des exclamations.

L'aveugle trouva son frère à l'écart, sous le rideau d'une fenêtre; le baron Mamula l'exhortait. Tous trois, d'abord, restèrent sans parler.

—Oh! dit enfin Floris, Tatiana, pourquoi avez-vous fait cela?

—Quoi! dit-elle, auriez-vous souffert que notre maison s'enrichît aux dépens d'Isabelle?

—Toujours des mots, des mots! s'écria-t-il. Est-ce qu'en somme, tout n'est pas commun entre elle et moi? A qui faisais-je tort qu'à moi-même? Et pour je ne sais quels scrupules, vous me faites perdre le fruit de longs mois de patience et de peines! Vous vous tournez à l'improviste contre moi. Vous prenez le parti de mon père.

—Je n'ai pris le parti de personne, répliqua-t-elle. Je ne me mêle pas de vos discords... J'ai cédé mes biens au grand-duc Fédor, afin qu'il pût restituer ce qu'il avait emprunté. J'ai voulu qu'il fît son devoir, comme vous le vôtre, Floris... Que ce soit moi, femme et aveugle, qui remette l'ordre dans notre maison, c'est une fatalité, Monseigneur... Vous auriez dû m'épargner vos reproches, car qui se plaint que j'ai agi avec trop de délicatesse, ferait penser qu'il en manque lui-même.

—Moi! manquer de délicatesse! exclama-t-il... Tatiana!... Est-ce possible!... Que savez-vous, d'ailleurs, de mes desseins? Qui vous dit que je ne voulais pas rembourser, moi-même, la Grande-Duchesse?...

—Et de quel droit, repartit l'aveugle, auriez-vous contraint notre père? Vous lui faisiez vos conditions: Donnant, donnant! Signez ceci, je signerai cela... Que je meure! oui, que je meure, le jour où de si vils marchandages s'établiraient dans la maison du grand-duc Fédor de Russie!... Notre père a tout droit sur nous. Voilà ce qu'il faut que vous sachiez, Monseigneur. Rappelez-vous notre grand ancêtre, le glorieux Pierre Ier... Quand il a eu besoin de la vie de son fils, il l'a prise: et nous, nous prétendrions traiter, d'égal à égal, avec notre père!

—Quoi! se peut-il que vous ne voyiez pas ses mensonges et son hypocrisie?

—Il est notre père, dit l'aveugle, et notre père respecté.

—Père respecté! s'écria Floris.

—Père respecté... oui, mon frère... Père respecté de Tatiana... Et plus vous l'outragez devant moi, plus je voudrais pouvoir lui témoigner de respect.

—Tatiana, dit-il, ne me poussez pas à bout!... Vous savez bien que vous avez mal agi. Vous le savez si bien qu'en tout ceci, vous vous êtes cachée de moi, sans oser me dire rien en face.

—J'ai voulu éviter, répondit-elle, non vos reproches, mais vos prières. Quant à l'action que j'ai faite, elle est bonne et juste, vous le savez.

—Allons, plus un mot! c'est assez!

—Comment, assez! reprit Tatiana. Que voulez-vous dire, mon frère? Suis-je un enfant qui s'épouvante, parce que l'on grossit la voix? Vais-je vous donner raison, quand vous avez tort?

—Ah! par le ciel, ne me harcelez pas! Taisez-vous!

—Je ne me tairai pas, dit-elle; votre colère ne m'effraye point... Allez quereller votre Sander, froncez le sourcil contre lui, et lâchez quelques malédictions! Est-ce à moi de m'en mettre en peine?... N'ai-je pas le droit de parler haut? Ne suis-je pas le sang du Grand-Duc, comme vous?... Sur ma foi! vous supporterez tout ce que j'ai à vous dire, mon frère, car, de ce jour, je ne me contraindrai plus, comme je l'ai fait jusqu'à présent. Je vous dirai librement mon avis sur toutes vos actions, sachez-le!

—O Dieu! ô Dieu! exclama Floris. Mais c'est ma faute... Pourquoi vous ai-je fait part de ma résolution? Stupide que j'étais! quel besoin avais-je de vos conseils?

—Ils auraient pu vous épargner, répliqua-t-elle, une action indigne de vous.

—Vous suspectez mon honneur, dit Floris, vous m'accusez de n'avoir pas d'honnêteté... Prouvez-le, donnez vos raisons!... Si j'ai voulu... Mais à quoi bon me justifier? Ma sœur refuse de me croire, ma sœur se ligue avec mes ennemis!

—Je n'ai pas dit cela! s'écria l'aveugle. J'ai dit: délicatesse, et non pas honnêteté. Je n'ai jamais pensé, Floris, que vous manquez d'honnêteté.

—N'est-ce pas vous, ma sœur, qui m'avez poussé à réclamer ce qui m'est dû? Et quand je suis sur le point d'y atteindre, par un vain scrupule de femme...

—Doucement, Monseigneur, dit Mamula.

—Non, non, laissez-le parler, baron... Eh bien, mon frère, vous vous taisez? Oui, je n'ai pu souffrir, je l'avoue, que l'aîné de notre maison arrachât un bienfait à son père: j'ai voulu qu'il ne le tînt que de ses bontés. J'ai donc imploré le Grand-Duc. Je l'ai supplié en votre faveur; je lui ai demandé cette lettre au Tsar, par tous les plus touchants motifs qui pouvaient le porter à l'écrire.

—Et le Grand-Duc s'est détourné en ricanant? dit Floris.

—Non, répondit-elle, j'ai sa promesse. Aussitôt que vous aurez signé, approchez-vous de notre père, et priez-le d'intervenir pour vous auprès de l'Empereur. Il n'a voulu, je le jurerais, qu'éprouver un peu votre patience.

—Eh bien, soit! dit Floris, après un silence... Oui, je veux aller jusqu'au bout. Oh! je m'avilis, mais que m'importe!... Le pire serait les regrets, les doutes cuisants que j'aurais plus tard... Qu'il me refuse! J'aurai fait, du moins, tout ce qu'il m'était possible de faire.

La nuit tombait. On alluma des lampadaires, de place en place. Les pages couraient, s'appelaient, portant des feux au bout de longs bâtons, dans des cylindres d'étain à jour... Un serviteur passa, qui menait en laisse deux lévriers blancs de Sibérie. Puis, le rideau de toile d'or s'écarta, des flambeaux brillèrent au fond de la salle, et le grand-duc Fédor reparut, suivi de ceux qu'il avait emmenés.

—Merci, dit-il, chère Isabelle, notre santé est bonne, il est vrai... Eh bien, monsieur, avez-vous réfléchi?

—Je ferai ce que désire Votre Altesse.

Alors Floris, s'avançant vivement, prit la plume que lui présentait le docteur Ulm, et il signa. Isabelle signa ensuite; après elle, l'archevêque de Myre et l'aveugle Tatiana. Et, toutes choses terminées, au milieu du redoublement du tumulte et des conversations, Floris vint à son père.

—Monseigneur, je réclame, dit-il, l'exécution de la promesse que vous avez faite à ma sœur. Je vous prie donc respectueusement de signer une lettre au Tsar, demandant une charge pour moi.

—Bon docteur, dit le grand-duc Fédor, sans paraître avoir entendu, vous veillerez à ce que, dès demain, on fasse enregistrer ces actes au tribunal suprême de Raguse.

—Mon père... dit Floris.

Le Grand-Duc marmotta, avec cet air à demi fou qu'il avait par moments:

—Oui, tout va bien ainsi!... Mes os eussent gelé en Russie, à Biélo ou à Pétersbourg.

—Que répond Votre Altesse à ma requête? poursuivit Floris.

—Docteur, votre bras; je suis las... Ah! la mort se fait précéder longtemps d'avance, par les femmes vêtues de gris... N'importe! Tel qui me voudrait dans le cercueil pourrait bien attendre longtemps encore.

—Mon père, vous aviez promis d'écrire au Tsar...

—D'écrire au Tsar... Que dites-vous, monsieur?... Je ne suis pas en train d'écrire.

—Il ne s'agit que de signer, Monseigneur. Puis-je compter que vous le ferez?

—Bah! nous avons signé toute l'après-midi... L'heure est passée... l'heure est passée!

Floris sortit le dernier de la salle. Il cheminait, le front baissé, entre Isabelle et Tatiana. Deux pages, qui portaient des flambeaux, les précédaient en silence, tandis que l'on tirait derrière eux les barres et les verrous de l'entrée. Ils franchirent le portail de la cour, éclairé de pots de suif fumeux: dans l'avenue, des serviteurs persans jouaient à jeter en l'air des masses de fer; d'autres se tenaient, avec des torches, aux abords de l'escalier d'eau. Un lourd brouillard couvrait l'étang; les fanaux des barques y faisaient, çà et là, des taches rougeâtres.

Tous trois montèrent dans une gondole, qui s'éloigna de l'île aussitôt.

—Eh bien! dit Floris, êtes-vous contente?... J'ai suivi vos conseils, Tatiana... Que faut-il que je fasse à présent? Faut-il que je lui dise merci? Je le remercierai... Faut-il que je cède au digne pope Sabioneira tout entier? Je le céderai... Faut-il que je perde mon nom de grand-duc? Soit! j'y consens, qu'on me l'ôte!... Que je redevienne Floris, le neveu supposé du vieux Jacob Van Oost, l'obscur, le misérable Floris!... Alors, du moins, je serais libre, personne ne me mépriserait, et je pourrais m'estimer moi-même.

—Libre! répéta Tatiana.

—Oui, libre! s'écria Floris... Sabioneira est une prison, puisque l'on m'empêche d'en sortir... Oh! j'étouffe en cet espace étroit... Une prison, Tatiana!... Aurai-je donc toujours pour horizon cette mer stupide et ces îles?... Une prison, vous dis-je, une prison!

—O cher seigneur! fit la Grande-Duchesse.

—Vous aviez raison, Isabelle. Mieux vaudrait être un pauvre bûcheron, ou un pêcheur de Zemenico, que d'être le cousin du Tsar et de se ronger le cœur!... Que vais-je faire maintenant? L'Empereur me dédaigne, mon père me hait, et ma sœur... ma sœur m'écoute, impassible, en se félicitant d'avoir bien agi... Ah! vous m'avez trahi, Tatiana... Mais quoi! j'ai promis de ne plus vous importuner de ces plaintes...

—Cher frère, dit l'aveugle, prenez patience. Est-ce donc un si grand sacrifice que de rester à Sabioneira? N'êtes-vous pas heureux avec nous?

—Heureux... heureux! s'écria Floris... Jamais je ne l'ai moins été!... Pourquoi suis-je triste? continua-t-il, dans un violent mouvement d'âme. Pourquoi suis-je toujours comme en attente?... Luxe, abondance, richesses, repos: noms superbes et magnifiques, choses vaines et stériles, en effet!... J'ai plus de délices aujourd'hui que je n'avais jadis de misère, et cependant je suis moins heureux... Nos biens ne feraient-ils donc qu'accroître nos désirs, sans jamais les rassasier?... Je ne suis pas touché de ce que je possède: je ne sens que ce que je n'ai pas... Mon âme est vide, vide, vide!

—Ah! Floris, fit Isabelle, avec un cri, Floris, Floris, vous ne m'aimez plus!

Il s'arrêta court dans sa fureur sombre, et se laissa retomber sur les coussins, en se cachant la face entre les mains. Un falot de cristal suspendu éclairait l'étroit cabinet de vitres et d'or. On entendait, au milieu du silence, les sanglots étouffés d'Isabelle.

—Ne pleurez pas, chère sœur, reprit l'aveugle, mais écoutez ce qu'il faut faire... Si notre vie calme lui pèse, s'il est las de cette solitude, que n'allez-vous vivre, tous les deux, dans quelque grande capitale, à Vienne, à Londres, ou à Paris?

—Eh! que m'importe où je vis, répondit Floris, si ce n'est pas dans ma patrie!... Que ferais-je hors de Russie, courant l'Europe d'une ville à l'autre, sorte d'importun vagabond, à qui nul roi ne saurait régler les honneurs à rendre?... Non! je ne quitterai la Dalmatie que lorsqu'on m'aura fait justice.


Ce fut tout l'ouvrage de la prudence, de la finesse, de l'ascendant du baron Mamula sur Floris, que de persuader celui-ci, après plus d'un mois passé dans sa chambre, d'en vouloir bien sortir enfin, et de se remettre à vivre. Le baron, pour mieux le distraire, l'emmena voir quelques travaux qui se faisaient alors aux pièces d'eau, si bien que, peu à peu, Floris y prit goût, et faisant venir de Cattaro un plus grand nombre d'ouvriers, voulut qu'on achevât aussi l'immense bassin du Bucentaure, avec le jet d'eau d'Encelade. Dès lors, ce ne fut plus, durant tout l'été, que travaux, entreprises, réformes, bouillonnement d'idées et de projets. Sur le conseil de Mamula, il fit commencer de paver un chemin qui déblayât ses bois; il créa, non loin de San-Cosimo, un chantier de barques et de trébacs, à un endroit où la forêt descendait jusqu'à la plage; il commanda qu'on recueillît la manne dans les bois de Sveljegamora; et il songeait à exploiter le bitume des rocs de Podgor. Ce fut en se rendant à ce village qu'il essuya un coup de vent violent, dans le petit golfe d'Ivandolac, et que sa barque chavira. Il ne courut aucun grave danger, mais dès lors, comme irrité d'orgueil, il forma dans son esprit plans sur plans, pour chasser la mer de ce rivage, la refouler à l'occident, et conquérir la vaste arène inculte, qu'il voulait transformer en jardins. Par son ordre, l'on commença la construction d'une digue: et il rêvait, dans son plaisir superbe de tyranniser la nature, le desséchement des marais de Bogeta et de Rupnido. Le rivage, couvert de tentes, présentait, de loin, l'aspect d'un camp, aux bergers et aux pêcheurs des îles; et la nuit, on y voyait briller, à ras du sol, quantité de flammes immobiles. Floris ne bougeait d'avec les travailleurs, surveillant tout, donnant des ordres, assistant à la pose des blocs. Une tempête d'équinoxe détruisit une partie du môle. Il s'indigna, le fit rétablir, renforcer; puis, soudain, cessa d'y venir.

Il se remit à battre les bois, à faire, au hasard, des courses lointaines. La lecture le fatiguait: tout lui était insupportable.

Quelquefois, au rebord du sentier, des lièvres débuchaient, d'un bond; des paons sauvages s'envolaient dans la brume, en jetant leur glapissement; de grands cerfs détalaient sous le fourré, ou bien, par troupes, du haut des roches, ils regardaient tranquillement les cavaliers.

—Comme il y en a! disait Sander... Ils effrayent les chevaux, vraiment.

—Est-ce que cela t'amuserait de les chasser, mon bon Sander?

—Oh oui! beaucoup, beaucoup, Monseigneur.

—Mais j'ai promis à la Grande-Duchesse de ne jamais chasser à Sabioneira. Ce plaisir qu'a le plus pauvre Morlach... Allons, Sultan, au galop!...

L'hiver fut rude, cette année-là, tandis que le précédent s'était tourné en brumes et en longues pluies. Les toits des villages fumaient; les cabanes retentissaient du chant d'hiver des fileuses: Le beg commande qu'on lui apporte ses fourrures; son sabre, il le suspend à la muraille, car le dur hiver est venu, revêtant la terre d'un manteau de fer, serrant le ciel, comme le cœur d'un homme triste.

Le sol résonne ainsi que la pierre; l'air gris et glacé ressemble à une lame damasquinée. On dirait qu'il n'y aura plus aucune fête dans le monde!

Le ciel a pris, en un moment, l'aspect de l'œil du lion... Tombe, tombe, tombe, ô neige blanche! La rafale se précipite. On ne distingue plus la plaine des vallées; l'air brouillé est comme la chaîne et la neige comme la trame; c'est un tourbillon, une tempête! Le visage de ceux qu'on voit sur les routes, est violet comme la fumée d'une lampe.

C'est alors, devant le feu du soir qui craque dans la cheminée, qu'il est doux de manger le maïs et de boire le raki, à plein verre..... Si tu sors un moment, tout repose. La bise est coupante comme le vent d'un sabre; les étoiles effilées percent l'air de glace; les ornières des routes luisent, ainsi que des rubans d'argent; et, là-bas, sur les tertres blancs du cimetière, brille un rayon de lune gelé.

Les morts le sentent se couler dans leurs froides moelles, et ils soupirent. Récite un chapelet pour eux, Damiana... Hélas! ce monde n'est qu'un séjour de passage. Quand un homme a vieilli, on en tire un autre du sein de sa mère. Notre vie est un dessin sur le vent!


Dans la deuxième semaine de février, les grands étangs du parc gelèrent; et ce fut un amusement pour les habitants du palais, d'y aller chaque jour patiner. Josine, surtout, s'y divertit. Tout engoncée de fourrures, en sa robe d'un rose pâle qui s'irisait de reflets verts et bleus, elle glissait, légère, tandis que l'orbe du soleil s'abaissait ainsi qu'un bloc de braise, derrière les chênes dépouillés.

Un de ces soirs qu'il gelait à pierre fendre, Stepany et l'abbé Lancelot revinrent ensemble des étangs, où ils étaient allés en spectateurs.

—Si j'étais sûr de votre discrétion, dit l'abbé, en se frottant les mains, je pourrais vous faire part, Stepany, d'une nouvelle qui vous surprendrait.

—Une nouvelle! dit aigrement le chimiste... Allons donc, je la saurais, monsieur.

—Et cependant, vous ne la savez pas, riposta l'abbé... Et il y a bien d'autres choses encore que vous ignorez, malheureusement, tout homme de science que vous êtes... Bien, bien, je viens au fait, monsieur... Vous vous rappelez, car nous eûmes une discussion à ce sujet, cet ex-voto si pieux, si touchant, d'un enfant de soie cousu de leurs mains, que portèrent dernièrement, à la Vierge de la Pétrella, quelques paysannes morlaques, en vue d'obtenir que le Ciel bénît l'union de Madame Isabelle?

—Eh bien, monsieur, que m'importent vos Illyriennes, vos Esclavonnes, vos Morlaques, vos Dalmates, ou comme vous voudrez les appeler, ainsi que leur enfant de soie?

—Apprenez donc une chose, poursuivit l'abbé... Le Ciel a exaucé les vœux que lui présentaient ces âmes innocentes. Nous aurons dans quelque temps un baptême au palais.

—Madame Isabelle! fit Stepany... Quel conte! Ce n'est pas possible!

—Rien de plus sûr! repartit l'abbé... Eh bien! que dites-vous de ça? Vous moquerez-vous encore de ces femmes? J'ai vécu cinquante ans et plus, mais je n'ai jamais vu de prière exaucée si manifestement... C'est un miracle, un vrai miracle!

—Oh! oh! vous le prenez sur ce ton, dit Stepany. Alors, monsieur, je m'en vais, moi aussi, vous faire part d'une nouvelle... Vous qui voyez en toutes choses des miracles et des décrets du ciel, est-ce un miracle aussi qui a rendu la petite Saloména amoureuse du grand-duc Floris?... Vous savez... cette jolie novice du couvent de Sant'Orsola... Elle en est folle, la petite sotte!

—Calomnie! s'écria l'abbé, calomnie!... C'est une histoire, Stepany, que vous venez d'imaginer.

—Je n'imagine jamais rien, monsieur, répliqua sèchement le chimiste: on ne doit jamais imaginer. Je suis un homme de faits, monsieur. Je sais trop ce que je dois au bon sens naturel et universel, ce que je dois à mon propre bon sens, pour vous entretenir de telles sornettes, si je n'en étais assuré.

—Où l'aurait-elle vu? dit l'abbé.

—Où elle l'aurait vu, monsieur?... Eh! parbleu, chez le vieux Fédor, le jour de la signature des actes... Elle accompagnait la supérieure.

—Quoi qu'il en soit, reprit l'abbé en faiblissant, elle n'est pas novice encore, quoique ces dames, par tolérance, lui permettent d'en porter l'habit. C'est une pensionnaire, voilà tout!

—Oui, oui, ricana Stepany, elle n'est pas pour rien la fille unique de feu le riche messer Lippo Toppo. On lui permet de porter ce costume, on lui permet d'être amoureuse, on lui permettrait autre chose encore!

Tous deux s'étaient peu à peu animés, et leur voix résonnait dans la forêt solitaire. Le nez rougi, les joues violacées, ils allaient, poursuivant leur débat, chacun d'un côté de l'allée; et leur haleine refroidie se condensait en givre devant eux, aussi froid, aussi infécond que leurs paroles et leur colère. La bise du nord sifflait sur le plateau. L'abbé reprit en frissonnant:

Aures habent et non audient... Brr... brr... Oculos habent et non videbunt.

—Mais c'est de vous, cria Stepany, oui, c'est de vous qu'on peut dire cela. Ce sont les croyants, monsieur, qui ne font pas usage de leurs yeux, et non les hommes de science...

—Vous osez, dit l'abbé dédaigneusement, comparer la science à la foi!

—La science, monsieur, brr... brr... la science est la reine du monde!

—La science! répéta l'abbé avec mépris. Mais voyons, vous, monsieur, qui êtes si savant, pourriez-vous m'expliquer, par exemple, pourquoi le feu durcit les œufs et fond le beurre?

—Certainement! s'écria Stepany. Mais l'abbé continuait:

—La science, un leurre de Satan!... Il soulève un coin du rideau, pour tenter les âmes... Eritis scientes sicut Deus... Brr, brr, brr, brr... Vieille tactique du serpent!

—Le serpent! goguenarda Stepany. Brr, brr, brr... Le paradis! La pomme!

—Oui, monsieur... Brr, brr, brr... Le paradis! La pomme!

—Billevesées que tout cela!

—Billevesées que vos gaz, vos cornues, vos fourneaux, vos appareils!

—Vive la science, monsieur! hurla Stepany. Brr, brr, brr...

—Vive la foi! vive Jésus! cria l'abbé. Brr, brr, brr, brr...


LIVRE TROISIÈME

Aussitôt que l'heureuse nouvelle de la grossesse eut éclaté, ce ne fut plus que fêtes et réjouissances dans la presqu'île de Sabioneira. Chaque village se surpassa à en donner, et de toutes les sortes: luttes, régates, courses, joutes sur l'eau, mascarades de carnaval, qui tombait justement en cadence. Giano revint tout exprès de Cattaro. Personne de pareil à lui, en de telles occasions. C'était la joie, le bruit, la gaieté, la folie même. On ne vit donc plus que le sculpteur sur les chemins, éperonnant son petit cheval sauvage, à longs poils; parfois, escortant des tonneaux de vin, qu'on envoyait aux danseurs. Qui l'aurait cru? on eût vidé pour eux les caves de Sabioneira. Pour hâtive et même indiscrète que pût paraître cette joie, les transports en étaient si sincères que Floris s'en montra touché, et assista à plusieurs de ces fêtes. Il accepta, par la même raison, les présents de nombreux villages, et quelques-uns fort étranges: du miel, des poissons, des médailles antiques, de la boutargue, des toisons teintes, et jusqu'à un ourson vivant.

Mais le plus beau présent fut, sans contredit, celui qu'apportèrent, le jeudi de la Fête-Dieu, les religieuses de Sant'Orsola. Elles survinrent, à cinq ou six, dans leur coche, en députation. Reçues par madame Isabelle, elles offrirent, au nom de leurs Morlachs, un berceau marqueté d'aigles noires, puis déployèrent, comme présent de l'abbaye, de superbes langes brodés d'or.

—Mère Incarnation, dit la princesse, vous avez été par trop prodigue! Je vous rends grâces de tout cœur, et n'aurai rien de plus précieux qu'un tel souvenir de votre sainte maison. Mais j'ignorais que l'on fît chez vous de si beaux ouvrages.

—Vous entendez, Saloména, s'écria la supérieure, vieille Napolitaine, bavarde, fantasque, jaune comme un coing, et, depuis de longues années, familière avec Isabelle. Allons, allons, il n'y a pas besoin de rougir pour ça!... Votre Altesse ne saurait croire, poursuivit-elle, tous les soins qu'a pris cette chère enfant, et combien elle s'est appliquée à cette affaire.

Elle tenait par le bras la novice, comme la présentant à Isabelle. La Grande-Duchesse répondit:

—Qu'elle en soit donc remerciée mille fois, du fond du cœur!

—Eh bien, Saloména, vous ne dites rien? reprit la Mère Incarnation. Nous voici au palais, cependant. Vous parliez sans cesse d'y venir, et il fallait vous faire mille récits sur le Grand-Duc et sur madame Isabelle... Voyons, répétez à Sa Grâce toutes les choses que vous m'avez dites... Quoi! muette... Pas un pauvre mot!... Je gage que vous aimeriez mieux, maintenant, être à Sant'Orsola, car rien ne vous contente, depuis quelque temps, et vous changez d'idée vingt fois par jour... Nous ne savons quel est son mal, continua la supérieure, et quand on l'interroge là-dessus, elle répond qu'elle se porte bien... Souvent, elle rit aux éclats, puis elle pleure, le moment d'après... Elle n'a jamais d'appétit; elle refuse le médecin... Ah! elle nous donne bien du souci... Ne s'était-elle pas mis en tête de quitter son habit de novice! Elle avait commandé une robe à Castelnuovo... Heureusement, messer Geri-Spina, notre vénérable directeur, lui a fait entendre raison... Eh bien! pourquoi ne parlez-vous pas?... Au moins, retirez votre voile!... On dirait que vous avez peur de regarder Madame la Grande-Duchesse.

—Je vous en prie, ma Mère, ne la grondez pas!

Et l'attirant à elle doucement, Isabelle baisa au front la novice.

Elle poussa un sourd gémissement, ses yeux se fermèrent, elle chancelait; puis, soudainement, devenant livide, la jeune fille s'évanouit. Aussitôt, voilà tout en désordre: les religieuses s'écrient, Isabelle court à une clochette; on porte la novice sur un lit de jour, on la desserre, on lui mouille les tempes... Gina avait ouvert les trois fenêtres. Il faisait le plus beau ciel bleu léger, parsemé d'écumes d'argent. Des tourterelles, par centaines, roucoulaient, perchées sur les cyprès; et, dans le silence d'attente, ces modulations ardentes et suaves emplissaient doucement la chambre. Saloména poussa un soupir; ses yeux se rouvrirent avec lenteur.

—Voyez! elle revient à elle, murmura Isabelle... O chère enfant, comment vous trouvez-vous?

—Mieux, merci, bonne madame... beaucoup mieux.

—Allons, excusez-vous, petite sotte! dit la Mère Incarnation. Nous allons rentrer au couvent... Quel est donc ce médaillon qui sort de votre poitrine?

La novice y porta la main vivement.

—Ce n'est rien, ma Mère, répondit-elle.

—Vous êtes troublée, Saloména... Faites-moi voir ce médaillon!

—Je vous en prie, excusez-moi, ma Mère... Je ne saurais vous le montrer.

—Et moi, j'entends le voir, je vous dis... Allons, obéissez!

La Grande-Duchesse intervint:

—Excusez-la, révérende Mère; ce n'est sans doute qu'un de ces colifichets comme en gardent les jeunes filles, quelque babiole innocente.

—Qu'aurait-elle besoin alors de se cacher de moi?... Faites-moi voir ce médaillon!

—Au nom du ciel! dit Saloména. Ma Mère, je vous en conjure...

—Faites-le-moi voir! Allons, vite!

Et arrachant la boîte d'or du col de la novice tremblante, Mère Incarnation y porta les yeux:

—Monseigneur! s'écria-t-elle, stupéfaite. Le portrait de Mgr Floris!

Cette scène fut, tout le jour, la nouvelle de Sabioneira. On ne s'abordait qu'avec des clignements, des sourires expressifs et malins. Ceux qui, comme Stepany, avaient déjà semé des bruits de cette passion, triomphèrent à leur aise, et ne manquèrent pas d'ajouter force détails d'invention: que Mme la Grande-Duchesse avait beaucoup pleuré, sitôt l'audience finie; que les nonnes de Sant'Orsola, s'étant rassemblées en chapitre, avaient délibéré de demander conseil à Mgr Colloredo, archevêque de Raguse,—et tels autres étranges propos.

Floris posait cependant, ainsi qu'il faisait chaque après-midi, dans l'atelier de Giano, grand bâtiment de briques roses, situé au milieu des jardins. Sous la vitrée démesurée, devant une table chargée de lézards dans des bocaux de verre, de salamandres, de scorpions, qu'il se plaisait à dessiner, le sculpteur travaillait à la cire d'une médaille du Grand-Duc. Un hérisson apprivoisé dormait en boule à ses pieds; çà et là, des couronnes de myrte, qui lui avaient servi, la veille, de modèle pour son revers, étaient éparses sur le carreau; et l'atelier, vaste et poudreux, étalait au soleil couchant, dont les derniers rayons l'illuminaient, ses murailles peintes par Giano de fresques et de camaïeux. C'étaient des idylles de Faunes, des Centaures, des lions, des fleurs, des arcs de triomphe de buis vert taillé, des représentations de Vices, des figures et des actions tout extraordinaires. Dans le fond, on voyait dressée une tête colossale d'Apollon, d'un marbre antique, trouvée jadis par le grand-duc Fédor, au cours de ses fouilles à Zaton di Doli.

—Mais explique-moi, dit Floris, comment il se fait que cette novice portât au cou mon portrait de ta main!

Gianettino éclata de rire:

—C'est la vieille mona Fiore de Podgor, sa nourrice, qui me l'avait commandé et payé, de façon à m'émerveiller. Tout le monde à Podgor, signore, connaissait l'amour de la Saloména. C'est là, pour le dire en passant, que cet âne de Stepany en avait entendu parler... Bah! croyez-moi, il n'en sera rien autre chose. La petite couleuvre est la maîtresse, au couvent. Elle demanderait le Saint-Esprit à ces pauvres folles de religieuses, qu'on le lui servirait plumé vif, pour son souper du vendredi saint.

Il travailla un peu de temps, en silence. Puis, reprenant:

—Ah! vous êtes un vainqueur, signore, et je vous attribuais le myrte, à bon droit. Nous autres tous, bourreaux déclarés du sexe, il nous faut pourtant, humblement, ôter la barrette devant vous... Pauvre souris! pauvre petite caboche!... C'est qu'elle est belle comme un ange... L'avez-vous examinée, signore? Le galbe de sa tête l'emporte en élégance sur celui de la Fornarine ou de la maîtresse du divin Titien... Plût à tous les diables que ce fût de moi que le pauvre cœur fût empoisonné! Je ne le ferais pas languir.

—Tu seras donc toujours un vaurien? dit le Grand-Duc. Je te croyais guéri et converti, depuis ta visite à Corfou, aux reliques de saint Spiridion.

—N'en riez pas, signor mio. Il n'y a pas de miracle plus certain... Sa chair est si vive et si fraîche que, si on lui touche le gras de la jambe, elle cède au doigt, comme vivante... Mais enfin, qui donc pourrait aussi, à l'aspect d'une jolie fille, se détourner et prendre l'attitude qu'on donne habituellement aux gardes du sépulcre de Notre-Seigneur? Aucun homme n'est engendré dans une chemise de neige... Ma parole! si je n'étais forcé de partir, demain ou après-demain, au plus tard, j'irais rôder autour du couvent, je séduirais les tourières, je ferais tout pour vous la souffler, signore!

—Quoi! tu nous quittes de nouveau, dit Floris. Quelle vie de vagabond mènes-tu?... Est-ce pour la grande affaire dont tu m'as parlé?

—Précisément, signor mio. Oh! vous me verrez revenir plus riche que le roi Salomon... Allons, le soleil est tombé. Je n'en ferai pas davantage aujourd'hui.

Il se leva, fermant la boîte de verre noir, où était la cire commencée; et Floris, se levant aussi, vint la prendre en main, la rouvrit et la considéra longuement. Le calme du soir descendait. Deux ou trois étoiles déjà perçaient l'air immobile et doré.

—Tu n'avances guère, reprit Floris. Je te le répète, Giano, puisque tu dis que je m'y connais, je ne peux comprendre pourquoi tu m'as posé ainsi de trois quarts.

—Oui, repartit Giano, signor mio, vous vous y connaissez comme un prince, mais non comme un artiste. Jetez les yeux sur ce squelette! Tout en haut de la merveilleuse épine du dos, vous voyez ces deux os semblables à des palettes, et qui se joignent par derrière, aux clavicules. Ces os, quand le bras est en action, comme il l'est dans ma médaille, affectent des formes variées d'un admirable effet... Prenez donc confiance en moi, illustre seigneur. Si la médaille ne vient pas dix fois mieux que n'est le modèle, je consens à perdre la pension que Votre Excellence m'a accordée!

—Tiens, dit Floris, je sais combien tu es amateur de vieilles armes. Je t'ai apporté un poignard que tu garderas, en souvenir de moi. La ciselure en est du seizième siècle.

—C'est le plus admirable que j'aie jamais vu! s'écria Giano avec feu. Oui! c'est un travail florentin... Mille fois merci à Votre Altesse!

Et lançant le poignard en l'air par une allégresse bouffonne, le sculpteur le rattrapa au vol, avec l'adresse d'un jongleur. Puis, l'ayant fiché entre deux carreaux, il se piéta, croisa les bras, renversa le buste en arrière, et se releva, le poignard aux dents.

—A merveille! fit le Grand-Duc. Si tu avais seulement avec ça un maillot noir, de la craie aux joues, et pour maîtresse la Belle-Tourneuse...

—Votre Excellence croit plaisanter! riposta Giano. Mais j'ai réussi tous les tours du fameux Mahomet Cathata. J'étais peut-être né pour cet art, plus encore que pour la sculpture. Il faudra que j'essaye, quelque jour, de descendre du campanile, le long d'une corde tendue, ainsi que l'on faisait à Venise, pour je ne sais plus quelle fête... Mais à propos de fête, poursuivit-il, Votre Altesse ne veut toujours pas assister à celle que donnent ce soir nos braves Morlachs de Zemenico? Oh! j'y dois mener un tas de donzelles, la Gina, la Ianoula, vous savez, cette friande conductrice de la princesse Tatiana. Elle, avec la Saloména, font bien la plus jolie paire de cœurs à épingler sur sa manche; mais cette dernière, signore, est marquée à votre sceau... Allons, bonsoir, Monseigneur, je vous quitte.

Le sculpteur s'éloigna en sifflant, et Floris, tout debout sur le seuil, dans les ombres du crépuscule, baissait le front, comme accablé par une soudaine rêverie.—Oh! qui m'aurait dit, pensa-t-il, qu'un jour, je laisserais un méchant bouffon m'exciter à trahir Isabelle! Qui m'aurait dit que je rirais de ce qui eût dû m'indigner!

Il gravit les terrasses des jardins, puis, d'un pas machinal, se dirigea vers l'appartement de Josine. Tous les jours, depuis quelque temps, il venait ainsi assister à la toilette de la folle princesse, dans le moment qu'elle se mettait en grand habit, pour le dîner: et souvent même, il l'attendait, subissant patiemment le retard, tant il trouvait d'amusement à ces visites. Il traversa plusieurs salons, des cabinets, une garde-robe, enfila un étroit corridor, puis, tout au bout, heurta à une porte... Point de réponse. Floris entra.

Il se trouvait dans une pièce vide, sorte d'enfoncement sans jour, et pratiqué dans les derrières de la chambre de Josine, à laquelle il servait de retrait pour s'habiller. Un œil-de-bœuf de verre dépoli en éclairait confusément les murs de glaces verdâtres, ajustées en plusieurs morceaux, l'étagère d'argent massif avec ses strigiles et ses flacons, et les lourdes portes de miroirs, peintes d'Amours, de fleurs, d'oiseaux-lyre et de paons argentés et dorés.

Le Grand-Duc s'assit sur un sofa. Les ondes obscures de la nuit s'épaississaient dans l'étroite chambre, et il semblait à Floris que d'autres ondes, aussi subtiles qu'un poison et plus vagues qu'une musique, s'épandaient en lui, et le poignaient d'une angoisse indéfinissable. Il se leva, alluma un flambeau; et tout à coup, apercevant sa face dans un miroir, il s'arrêta...—Est-il bien vrai que ce soit moi? dit-il. Quoi! le dehors si peu changé et le dedans si profondément! J'ai encore les mêmes traits que lorsque j'épousai Isabelle, et je n'ai plus la même âme... Oh! je jurais que cet amour était le fond immuable de mon être, le cœur le plus profond de mon cœur, la flamme même de ma vie. Et après quelques changements dans la position de la lune, je ne trouve plus en moi-même que fragilité et inconstance... Est-ce possible? En suis-je venu là?... Et cependant, je sais qu'elle est plus belle, plus aimante, plus vertueuse que la plus rare des autres femmes. Tous les attraits, toutes les grâces exquises, elle les a!... Hélas! que te faut-il donc pour t'assouvir, cœur vorace et insatiable?

Il se tut, les prunelles fixes... Un silence voluptueux emplissait le tiède réduit, encore bleu d'un parfum qu'on avait brûlé: au fond, un rideau de brocart d'argent fermait l'entrée de la salle de bain. Tout à coup, un bras jeune, charmant, long et délicat comme le bras d'une déesse du Primatice, passa par la fente du rideau, en même temps qu'une voix s'élevait, la voix rieuse et gaie de Josine:

—Eh bien, Rina, que fais-tu donc? Me donneras-tu ce flacon?

Il tressaillit; le sang lui monta aux joues...


Après le souper, Giano partit avec son cortège de femmes, pour se rendre à Zemenico. La fête y était dans tout son éclat: partout, des étalages en plein vent, des buvettes de raki et d'orgeat, des confiseries éclairées de veilleuses nageant dans l'huile. D'aigres cornemuses résonnaient; des carillons tintaient de tous côtés; on entendait le glapissement des fritures sur les fourneaux. Devant l'auberge du Soleil bleu, deux grandes roues de bois à la turque, bariolées de couleurs éclatantes, avec du drap d'argent, des fleurs, du clinquant, des miroirs, des guirlandes, élevaient en l'air, puis faisaient redescendre des Morlaques assises tout à l'entour.

Un peu avant minuit, le sculpteur déjà fort ivre et entouré de filles et de femmes auxquelles il distribuait les sucreries d'un vendeur ambulant, entendit soudain s'élever, à l'autre bout de la place, les éclats de voix de Ianoula. Il y courut. Un homme, en manteau rouge, accablait la jeune fille d'injures grossières, et Giano, du premier coup d'œil, le reconnut. C'était l'aîné de ces neveux d'Ourosch qui vivaient avec leur oncle, dans la montagne.

—J'aimerais mieux danser avec le diable, répétait Ianoula, en pleurant. N'est-ce pas toi, méchant bandit, qui as quitté ta femme, ma cousine, et qui l'as forcée d'aller au couvent?

—Allons, ne pleure pas, ma colombe, dit Giano. Et toi, vaillant Marco, laisse-la, puisqu'elle ne veut pas danser avec toi. On ne peut contraindre les femmes.

Les Morlachs se pressaient autour d'eux, sur le rivage, au milieu des poutres et des étais des grosses barques en construction. Des torches étaient allumées, çà et là; et un baril plein de goudron et qui brûlait au haut d'un mât, projetait sur la foule une grande lumière rougeâtre et mêlée de fumée.

—Va donner tes conseils à qui les demande! répondit Marco. J'agis comme il me plaît, apprends-le!

—Comment! quel païen es-tu? dit le sculpteur. Vas-tu me chercher querelle, le jour même de la Fête-Dieu?

—Je me soucie autant de la Fête-Dieu que de la Fête-Diable! repartit le neveu d'Ourosch. Sache que je te fais la figue, et à tous ceux de Sabioneira.

—Arrière, crapaud venimeux! exclama Giano. Crache ton poison hors de ma vue. Tu veux donc que je te tire du sang?

—Toi, me tirer du sang, allons donc! Va plutôt prier une de ces femmes de te cacher sous sa modrina!

—Messer Giano, dit Ianoula...

—Paix, paix! ne crains rien, mon bijou... Et toi, fais pénitence au couvent de la tienne, avant d'aller chercher un autre monde, car, coûte que coûte, en celui-ci, je te crèverai la carcasse.

—Prends plutôt garde, dit Marco, que je ne te foule la tripe, que je ne joue sur ton ventre du tambourin.

—Laisse ton poignard! reprit Giano... Je jure Dieu que, si tu le touches, je te marquerai à la croix... Pardieu! si tu avances d'un pas, on peut aller querir le pope de Sgombro pour ton âme!

—Je te casserai la mâchoire; je pétrirai une tourte de ton corps!

—Moi, je te donnerai tant de coups que tu pendras, les jambes en face du visage, comme une cornemuse vide!

—Bâtard! rufien! valet! faux Morlach!

—Voleur! guetteur de chemins! meurtrier! bandit!

Ils se jetèrent l'un sur l'autre avec leurs stylets, mais les Morlachs les séparèrent, non toutefois sans que Marco eût reçu une estafilade à l'épaule; et le neveu d'Ourosch quitta la fête, en proférant d'horribles menaces. Giano dansa, cria, se démena, avala force vin noir, et, vers deux heures du matin, partit enfin, en compagnie de quelques pêcheurs de Sabioneira-le-Bas. Ils avaient pris, malgré l'heure avancée, par le raccourci du Bras-de-Mer, que l'on traverse dans un bachot. Mais, en arrivant à Torre-Arza, ils eurent beau frapper à la cabane, le passeur ne se montra point. Ils entrèrent; la hutte était vide. La Jagodna coulait au clair de lune; on la voyait sortir, sous une colline, de la caverne ténébreuse, d'où elle se jette à la mer.

—Où est donc Samo? dit un des Morlachs... Bah! sa sœur, la Ianoula, en passant, l'aura emmené avec elle... Nous longerons le golfe, voilà tout!

Giano, quand il se leva, le lendemain, trouva sur sa table deux lettres, apportées là pendant son sommeil. Il les lut, puis, tout en mangeant à la hâte quelques figues sèches, il entassa dans un portemanteau quantité de drogues et d'objets bizarres, dont il consultait la liste à mesure, afin de n'en oublier aucun: de la poix, du camphre, de la ciguë, une tête de mort, un suaire, des cordes, du soufre, du parchemin vierge. Fermant ensuite sa chambre à la clef, il gagna par un escalier dérobé le jardin de la Dogaresse, sur lequel donnaient, de plain-pied, les fenêtres de l'appartement du Grand-Duc. Floris était justement à la vitre, et se renfonça dans la chambre, en voyant arriver le sculpteur. Celui-ci poussa la porte-fenêtre, entra, et se trouva tout d'abord en face de Ianoula.

—Comment! toi ici, mon oiseau, mon poisson mignon... Et que fait donc, chez Son Altesse, la petite Noula, la friande Noula, Noula du bon coin de la cave, la plus jolie Noula de la Dalmatie, Noulinka de Torre-Arza?

—Assez, Giano! dit Tatiana, qui, tout d'un coup, se leva, au fond de la vaste salle de marbre.

—Quoi! Votre Altesse est là! s'écria le sculpteur étonné, car l'aveugle, au dire de tous, vivait plus d'à demi brouillée avec son frère, depuis qu'elle persévérait à refuser les arrérages des deux millions qu'il avait déposés pour elle, à Raguse... Que Votre Grâce me pardonne, si je ne l'ai pas vue tout d'abord!

Mais il entendit, à ce moment, les sanglots redoublés de Ianoula, et, saisi de stupeur, il balbutia:

—Dieu me damne!... Qu'arrive-t-il?

—C'est le seul moyen de sauver sa vie, continua Ianoula, en pleurant. Votre Grâce a vu comme il me presse, dans la lettre qu'il m'a envoyée...

—Le lâche! répliqua Tatiana. Déshonorera-t-il sa sœur? Est-ce là sa ressource pour vivre?

—J'espère, dit Giano, que tout va bien... Quelles nouvelles? quelles nouvelles?

—Allons, tais-toi, répondit Floris... Ah! tu as fait de la belle besogne, avec ton couteau mis au vent!

—S'agit-il de ce Marco? dit Giano... S'il a le malheur de bouger!...

—Si!... reprit Floris. La chose est faite. Il a enlevé cette nuit le frère de Ianoula, le passeur de Torre-Arza, puis, avec son prisonnier, a rejoint sa bande... Et ce matin, il nous envoie dire que Samo est un homme mort, si elle ne vient implorer sa grâce.

—Peste de lui! s'écria le sculpteur. Une fille comme Ianoula sera-t-elle pour un tel coquin?... Ma foi, ma foi, j'aurais mieux fait de le tuer!

Puis, appelant d'un signe le Grand-Duc, qu'il mena au bout de la salle, dans l'embrasure d'une fenêtre:

—Tout cela pourrait bien finir par des coups de fusil, dit Giano. Il y a longtemps que ces chiens de Sgombro et nos amis de Zemenico meurent d'envie d'ouvrir la danse, et Dieu sait si ce rapt de Samo ne va pas leur en fournir le prétexte!... Il est fâcheux que je me voie contraint de demander à Votre Excellence son agrément pour m'en aller.

—Sont-ils donc ennemis? dit Floris.

—Ennemis! repartit le sculpteur. Bah! je ne sais ce que vous nommez ennemis... Mais si jamais ils se rencontrent, sans mettre le poing sur le pli du coude, en haussant et baissant l'avant-bras, qu'une bouchée de fromage m'étrangle!... Il y a des siècles que ça dure... Ennemis! A Zemenico, ils entament leur pain par le côté; ceux de Sgombro, par le milieu du pain. Les femmes de Sgombro, et elles sont jolies, les chiennes! portent leur bouquet de tête à gauche; celles de Zemenico, à droite. Ajoutez qu'à Zemenico, ils sont romains et vrais catholiques, et schismatiques à Sgombro... Si je n'étais venu, je le répète, pour dire adieu à Votre Altesse, j'aurais fait un tour, cet après-midi, du côté de Zemenico.

—Pars donc quand tu voudras, répondit Floris, et bonne chance!... Je ne sais pourtant si tu trouverais un seul ducat à emprunter sur toutes tes richesses futures.

—Votre Excellence ne parlerait pas ainsi, répliqua Giano vivement, si elle connaissait comme moi le prêtre nécromant de Moianka. Ce merveilleux vieillard est profondément versé dans les lettres arabes et hébraïques. Grâce à un livre qu'il a consacré, il est le maître des Esprits, et connaît les trésors, sous la terre. Une nuit, il a rassemblé, dans les ruines de Spalatro, au palais du grand Dioclétien, plus de cinq cents légions de diables. Ils lui ont désigné, à deux brasses près, le gîte d'un immense trésor, caché autrefois par cet empereur; et comme il sait que j'ai l'âme ferme et inébranlable, il m'a associé à lui pour le déterrer, ce que nous exécuterons pas plus tard qu'après-demain, dans la nuit de dimanche à lundi.

—Et une fois riche, que feras-tu? demanda le Grand-Duc, en souriant. Voilà donc la sculpture au diable!

—Bah! dit Giano, vous croyez donc, signore, que je suis de ces ânes qui se frottent le ventre, aussitôt qu'ils ont leur provende!... Je travaillerai bien mieux, au contraire, quand je serai dans l'or jusqu'au cou. Je veux dresser sur l'écueil San-Stefano un Prométhée de soixante pieds de haut, qui tiendra une flamme en sa main, à l'imitation de cet admirable Colosse de Rhodes, dont les anciens ont fait tant de récits. Mais, comme l'arc ne peut toujours être tendu, ni l'esprit toujours occupé, j'entretiendrai, pour prendre mes plaisirs, un sérail des plus belles femmes du monde. Je m'y promènerai nu, au milieu de brouillards de parfums; je vaporiserai des perles et des diamants pour respirer un air plus précieux; je coucherai dans ces énormes coquillages des mers des Indes, sur des matelas de plumes d'oiseaux. J'aurai, au printemps, des maisons de roses; en hiver, des palais de glaçons... Bref, je serai sensuel comme un Turc, magnifique comme un satrape, et impénitent comme un pape.

—Mauvais, mauvais! repartit Floris. Tu copies Néron, Héliogabale, tous les empereurs romains.

—Et vous, signore, que feriez-vous, si vous étiez le rare mortel qui peut ce qu'il veut?

—J'agirais, dit Floris. L'action est tout!

Giano et le Grand-Duc demeurèrent un moment comme perdus dans leurs pensées; puis, ils revinrent au milieu de la salle. Ianoula ne sanglotait plus. Affaissée à terre, le front posé sur les genoux de Tatiana, de grosses larmes s'arrêtaient au coin de ses paupières fermées; et un soupir, un long tressaillement la secouait encore par intervalles, tandis que, d'une main distraite, la princesse lui caressait les cheveux.

—Ils le tueront, maîtresse, ils le tueront! répétait l'enfant, d'une voix plaintive.

L'aveugle répondit doucement:

—Mieux vaut une mort d'un moment qu'un déshonneur aussi long que la vie... O Dieu! ô Dieu! Souhaiter vivre de la honte de sa propre sœur! Mais non, crois-moi, il regrette sa lettre... Ce n'est pas lui, d'ailleurs, qui l'a écrite... Ils l'auront forcé d'y mettre sa croix.

—Si l'on demandait secours à Raguse? proposa Floris, après un silence.

—Ah bien, oui! répliqua le sculpteur. Ourosch se soucie bien de Raguse... Nous ne sommes ici qu'à cinq lieues du Turc. Si on le serre d'un peu près, crac! il fait un saut en Herzégovine, et, une fois là, dépistez-le!

—A cinq lieues du Turc! exclama Floris.

—Sans doute. Est-ce que Zaton di Doli ne touche pas l'enclave turque de Stolatz? Et c'est là que se réunissent tous les Bocchesi, les Krivosciens, la canaille du Montenegro... Une assemblée de ces gens-là, signore, c'est comme si l'on se trouvait transporté au milieu du Zodiaque. L'un a la mine du Lion, l'autre celle du Scorpion, le troisième du Cancer... Jolie Ianoula, il faut prendre patience. C'était un bon garçon que ton frère, mais il avait le mal'occhio, chacun sait ça, et l'ascendant de sa misérable étoile t'entraînera dans son malheur, si tu tentes de lui porter secours.

En dépit des exhortations, et quoique veillée avec soin par ses compagnes et par la princesse, Ianoula parvint, le lendemain même, à se dérober d'elles toutes, et s'échappa de Sabioneira. On voulut espérer, d'abord, qu'elle s'était rendue chez son oncle, le curé de Zemenico; mais des paysans d'Imotica, informés qu'on la cherchait partout, rapportèrent qu'ils l'avaient rencontrée aux environs du campement d'Ourosch. D'autres encore prétendaient l'avoir vue, mais chacun à des endroits différents, et fort éloignés les uns des autres. La journée entière se passa en doutes et en inquiétudes.

Le lundi de bon matin, comme Floris se mettait en selle, auprès du bassin d'Encelade, ser Damiano, le chef des jardiniers, se présentant soudain, lui cria, effaré, que des Morlachs demandaient Son Altesse, et Mgr Colloredo, l'archevêque de Raguse, qu'ils croyaient déjà arrivé. Tout le pays était en rumeur, ajouta-t-il. Les uns disaient que l'on venait de retrouver dans les gorges de la Spiaggia la tête de Ianoula assassinée; d'autres, que c'était Samo lui-même, et que ceux de Zemenico allaient jurer le «serment du sang»... Moins d'une demi-heure après, Floris arrivait, ventre à terre, à l'immense chaos de rochers qu'on nomme le Cirque de Spiaggia.

Un grand tumulte et une foule l'emplissaient, comme une eau qui bout. Au milieu de ces roches géantes, que l'on croirait entre-choquées par quelque tremblement de terre, et dont la hideuse beauté est célèbre en Dalmatie, deux à trois cents Morlachs s'agitaient, lançant des cris de haine et de vengeance, et des menaces furibondes. Le soleil, entre deux nuées, faisait étinceler les longs fusils, les pistolets, les pommeaux des kandjars. Çà et là, des femmes haranguaient, d'autres chantaient des mélopées funèbres. On s'appelait, on vociférait. Quelques-uns aiguisaient des poignards ou brandissaient des yatagans. Une acclamation redoublée salua Floris, quand il parut; puis, ce fut un seul cri frénétique:

Karva tajstvo! le serment du sang!

Soudain, ils se turent, les yeux béants, et tous retenaient leur haleine. L'oncle de Ianoula, messer Geri-Spina, en chasuble noire, à croix d'argent, venait d'apparaître, à l'entrée du cirque. Les hommes ôtèrent leurs toques rouges; les femmes tombèrent à genoux. Un silence de mort emplissait la vaste enceinte. Parfois, un sanglot étouffé s'exhalait, et le vieillard à face d'aigle dardait alors, au travers de la foule, une prunelle étincelante. Le plus vieux Morlach de Zemenico vint d'un pas lent à sa rencontre.

—Quel malheur est donc arrivé? dit le prêtre. Où est le blessé pour qui vous m'avez fait chercher?

—Il n'a plus besoin de ton aide, répondit le Morlach... Kosto Samovitch, nous t'avons appelé pour que tu nous dises la messe du sang, contre Sgombro et ses chiens d'hérétiques.

—Allons! toujours des rixes, des batailles, répliqua messer Geri-Spina... Vieux Tassilo, n'excite pas ces hommes. Le bora est assez violent, le flot assez troublé de lui-même.

—Il le faut pourtant, dit le vieillard. Tant que nous ne serons pas vengés, qui d'entre nous voudrait dormir la nuit, ou couper sa barbe, ou toucher aux viandes, ou lever les yeux de terre?

Messer Geri-Spina reprit:

—Mais le sang appelle le sang, l'oubliez-vous? En ce moment, mes frères, on nous doit. Plus tard, nous aurions à donner.

—Nous donnerons ce qu'il faudra, repartit le vieillard. Kosto, tu es un vrai Morlach; tu es né à Zemenico: tu sais ce que commande la vengeance.

—Regardez ma poitrine! dit le prêtre. Voyez, mes frères. Là-dessus est Jésus-Christ, qui nous enseigne à pardonner.

—Jésus pardonne aux bons, mais il foudroie les méchants, reprit l'homme. N'y aura-t-il pas, au dernier Jour, ceux de sa droite et ceux de sa gauche?... Aide-nous à prêter ce serment!

—Le tribunal suprême et l'Empereur ont défendu qu'on le prêtât, répliqua messer Geri-Spina.

—Comment serait-ce possible? fit le vieillard. Ne disait-on pas chez les Morlachs, plus de mille ans avant qu'il y eût des juges et des empereurs: Qui ne se venge pas, ne se sanctifie pas..... Laisse-nous prêter ce serment. Ne nous refuse pas cette messe!

—Je n'ai pas d'hostie, dit le prêtre.

—Tu prendras de la terre, d'où vient le pain.

—Je n'ai pas de vin pour le calice.

—Tu prendras du sang, en place de vin.

—Je n'ai pas les saintes reliques nécessaires pour consacrer l'autel.

—Tu prendras les os de la martyre, oui, de la vierge assassinée.

—Ah! vous m'avez trompé! exclama le prêtre. Ce n'est donc pas pour un mourant que vous m'avez envoyé chercher?

—C'est pour une morte, reprit le vieillard. Kosto Samovitch, regarde là-haut qui tu connaîtras, et dis-le-nous sincèrement, car le sang défigure ce visage, et nous pourrions y avoir été trompés.

Alors, messer Geri-Spina, en pâlissant, leva les yeux, et les femmes et les Morlachs firent silence. Tous les regards se fixèrent à la fois sur un rocher aigu, qui portait à sa cime une tête pâle et affreuse. C'était celle de Ianoula, bleuie, meurtrie, les paupières entrecloses, et déchevelée par la bise. Une traînée de sang noirâtre avait coulé jusqu'au bas du rocher. Les sanglots des femmes éclatèrent; on n'entendit, pendant quelques instants, qu'un pleur profond et universel, tandis qu'en défaillant, le vieux prêtre tombait assis sur une pierre.

Mais il se releva, et d'un pas chancelant, monta jusqu'au haut du tertre de roches. Là, en s'arrêtant, il leva les bras, et prit la tête de Ianoula dans ses mains; puis, quand il l'eut considérée, il tomba assis de nouveau, et ramena sur son visage, sans parler, un large pan de son vêtement noir.

—Ah! ah! dit-il, après un long silence... Lève ton front de terre, malheureux! Dresse le cou! Supporte la calamité, puisque tu ne peux plus en douter!... O Ianoula, cœur de ton oncle, quel spectacle lui réservais-tu! O chère bouche! ô joues livides, hélas! ô menton meurtri qu'on n'a pas lié avec un ruban! Seul ton front a été respecté, par la vertu du saint baptême... O chère! ô fille bien-aimée!... Hélas! hélas! Un si grand malheur! Non! je ne puis encore y croire... Nous t'avions cependant prémunie contre l'infâme trahison, mais tu chérissais trop tes parents. Du moment que Samo disparut, ce fut comme si l'on t'avait rempli la poitrine de charbons ardents; le poison te coulait de la bouche. La paix pour toi, ma fille aimée, n'a commencé que d'hier... O belle de visage et plus belle d'âme! Hélas! ce n'était pas ton deuil, mais tes noces, que je pensais célébrer, un jour... O destinée hâtive et funeste! O fille, ô fille! hélas! je me meurs: je n'ai plus de bonheur à vivre. Tu me trompais, quand tu disais que tu voulais vivre à mes côtés, et prenant soin de ma vieillesse, me fermer les yeux, au jour du Seigneur. Et ce n'est pas toi, c'est moi, vieil homme, privé d'enfants, misérable, seul, qui dois ensevelir ta tête, sans même savoir où gît ton corps!... Malheureux! que me faut-il faire? Rentrer dans ma demeure? Je n'y trouverai que la solitude, la désespérance, le chagrin... Aller prier auprès des morts? Mais ta mère me reprochera à moi, son frère, de ne t'avoir pas mieux protégée... Ah! pourquoi l'avez-vous tuée? Que vous avait-elle fait, maudits? Achevez! tuez-moi aussi! frappez-moi! précipitez-moi! prenez ma vie! mangez ma chair!... C'est ainsi qu'Ourosch paye l'argent que mon oncle lui donnait jadis, quand il l'envoyait étudier au séminaire de Raguse... Oh! comme il recevait l'hostie sainte, comme il baissait les yeux modestement, vous rappelez-vous? Mais qui eût mis l'oreille à sa poitrine, y eût entendu rugir le diable... Il méditait déjà de retourner à son schisme, l'hypocrite, l'excommunié, le chien ronge-Dieu qu'il était!

Il se laissa retomber par terre, tout frémissant de colère et de deuil, en même temps qu'un sanglot confus s'échappait de la multitude. Le vieux Tassilo avait bondi sur une roche:

—Oui, pleurez, pleurez tous! s'écria-t-il. Un tel spectacle ferait crier les pierres et larmoyer les anges du ciel... Mais eux, nos ennemis, peuvent rire, car ils nous ont pris l'honneur... La perle de nos filles est morte! Ourosch et Marco nous l'ont tuée... Mais non, non! C'est Sgombro qui a commis le meurtre, puisqu'il soutient, puisqu'il nourrit, puisqu'il protège les meurtriers, et qu'il sert de chenil à ces chiens!... Sgombro, tu ressembles au thon, avalant un hameçon pour sa perte, dans un appât de chair pourrie... L'odeur du sang te rit à présent, mais elle te fera pleurer... Tu as léché le fil d'un rasoir; tu as touché à tes propres yeux avec la pointe d'un kandjar; tu as porté de la braise enflammée dans le pan de ton vêtement... Zemenico n'endurera pas l'outrage que tu lui as fait, ainsi qu'un buffle n'endure pas qu'on le tire par la crinière, ni un bélier qu'on le frappe à la corne!

—Oui, maudits, Dieu vous punira! murmura messer Geri-Spina.

Alors, sur un signe du prêtre, la jeune sœur de Ianoula, Daria, monta près de lui, portant du pain, du vin et quelques vases, fournis par les femmes des Morlachs; et prenant pour autel la roche même où posait la tête coupée, le vieux prêtre, servi par l'enfant, commença de célébrer la messe.

Dans l'immense cirque de pierre, sous le ciel tout couvert de nuées, les Morlachs, à genoux, restaient immobiles. L'âpre et grise lumière d'acier que se renvoyaient les murs de roc d'une effroyable hauteur, découpait les reliefs hérissés, les pitons, les crêtes, les scies, les monolithes et les blocs dénudés, qui font de ce lieu solitaire le plus sauvage et le plus affreux des montagnes. Une aigre bise sifflait; quelques touffes de lentisques frissonnaient; on apercevait, très haut dans le ciel, deux vautours qui planaient, les ailes ouvertes. Des grondements, des bruits étranges s'élevaient du fond des gouffres, car ces régions, plus trouées que l'éponge, fourmillent de puits, de rivières et de torrents souterrains. Cependant, le Grand-Duc, seul, par honneur, au premier rang, inclinait son front en rêvant; et le vieux prêtre, au haut du monticule, murmurait les syllabes latines, impassiblement.

Ses deux mains étaient tachées de sang, pour avoir manié cette tête. Il les tendit, comme le prescrit le rituel, sous l'eau que lui versait l'enfant, puis avec ses doigts purifiés, consacra le pain et le vin.

Les Morlachs agenouillés se levèrent. Le moment était venu de prononcer le «serment du sang».

Alors, tourné vers ce peuple immobile, lentement, d'une voix haute et solennelle, le prêtre dit, en levant l'hostie au-dessus du vin consacré:

—Par ce pain bénit, qui représente le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ...

Et tous répétèrent:

—Par ce pain bénit, qui représente le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ...

—Par ce vin, qui représente son sang...

—Par ce vin, qui représente son sang...

—Par le sang que souvent nous avons versé de nos veines contre les hommes de Sgombro, et qui doit s'ajouter à celui de cette vierge assassinée, maintenant enlevée martyre au ciel, et qui nous prie d'être ses vengeurs...

—... Et qui doit s'ajouter à celui de cette vierge assassinée, maintenant enlevée martyre au ciel, et qui nous prie d'être ses vengeurs...

—Nous tous, les Morlachs habitants de Zemenico da Mare, faisons le serment irrévocable...

—... Irrévocable... irrévocable...

—De ne point donner de paix à notre âme, ni de repos à notre corps...

—... Ni de repos à notre corps...

—Jusqu'à ce que nous ayons fait la juste vengeance du sang versé...

—... Du sang versé...

—Jusqu'à ce que nos ennemis aient payé nos larmes et notre deuil!

Alors, messer Geri-Spina s'arrêtant:

—A combien de têtes, demanda-t-il, fixez-vous la rançon du meurtre?

—Dix têtes, dix têtes! crièrent les Morlachs.

—Qu'il en soit donc ainsi! reprit-il.

Ensuite, il termina sa messe.

Les nouvelles de cette scène et des premiers meurtres qui la suivirent, volèrent avec une incroyable rapidité, jusqu'au fond de la Dalmatie. Tout fut rempli, incontinent, des noms d'Ourosch et de Zemenico; et le voyage du Grand-Duc, qui partit vers la fin de juin, pour visiter, à Spalatro, les ruines du palais de Dioclétien, avec Josine et l'abbé Lancelot, renouvela les conjectures et les rumeurs. Quoiqu'il y ait douze milles d'Autriche, de la presqu'île à Spalatro, des relais bien disposés y firent arriver Josine et Floris en un jour, à la tombée du crépuscule. A peine eurent-ils mis pied à terre, que les notables de l'endroit s'empressèrent autour d'eux: mais les ruines étaient si désolées, la mer si morne, le vent soufflait si plaintivement, dans le ciel gris, que la princesse consternée, et comme toute prête à pleurer, dit qu'elle voulait repartir, pour s'en aller à Sebenico, qui est la ville la plus voisine. On leur fournit quelques Morlachs à cheval, avec des torches, et d'autres qui les précédèrent, de manière qu'en arrivant vers onze heures à l'hôtellerie, ils n'eurent qu'à se mettre à table.

Bien qu'Isabelle incommodée ne pût les y rejoindre, Josine et le grand-duc Floris passèrent un mois entier à Sebenico. La ville est collée à de hautes montagnes, qu'on nomme les Monti-Tartari. Bâtie sur un penchant fort roide, elle étonne par ses perspectives et par un air d'antiquité. Ce ne sont que ruelles, escaliers, couloirs de maisons étroits et tortus, impasses, fenêtres grillées, partout des guenilles multicolores, et les portes bardées de ferrures, avec des heurtoirs ciselés. Plusieurs dames, dès les premiers jours, vinrent complimenter la princesse, et il s'en présenta d'autres, jusqu'à son départ. Elles arrivaient, après la sieste, par espèces de sociétés de trois ou quatre, et demeuraient des heures sur leur chaise, Josine fournissant à la conversation. Cependant, on leur apportait des sorbets, des fruits, de la neige, des eaux glacées, du marasquin, de la mousse de sucre. La nuit, après ces chaudes journées, le port était assez fréquenté sur le quai, ou plus loin, entre quelques fontaines, le long du lac de Scardona; et Floris et la princesse soupaient en rentrant, vers une heure.

Des lettres annonçant l'arrivée prochaine de l'archevêque de Raguse, les firent rentrer à Sabioneira.


C'était le mercredi suivant qu'on attendait Mgr Colloredo, avec Giano qu'il ramenait. Toutefois, divers incidents ayant retardé son voyage, Sa Grandeur n'arriva dans la presqu'île que le 1er août, sur le soir. La plupart des habitants du palais se portèrent à sa rencontre, jusqu'assez près de Giunta di Doli. L'archevêque avait avec lui son neveu, le jeune comte Archibald, que depuis plus d'un an déjà il tenait dans sa maison, menait partout où il allait, et veillait comme son propre fils. Sa Grandeur le présenta aux princesses, que le sculpteur aussi vint saluer, avec une mine quelque peu piteuse; puis, l'on remonta en carrosse, non toutefois sans que le grand-duc Floris eût poliment cédé sa place avec les dames, à l'archevêque.

—Que cet Archibald a l'air sot! grommela-t-il, en remontant dans le petit soufflet, où Giano déjà l'attendait... Ah! tiens, te voilà, maître fou!... Nous avons passé, il y a huit jours, à Moianka, Giano... Si tu ne t'étais pas brouillé avec le curé nécromant, nous t'aurions ramené, toi et ton trésor.

—Ah! dit Giano, que Votre Altesse ne parle pas de ça, si elle m'aime!

—Bien, bien!... Mais, dis-moi, tu connais, puisque tu arrives de Raguse, cet Archibald qui a l'air si sot... Pourquoi diable nous l'amène-t-on?

—Pourquoi? répliqua le sculpteur. Bah! qu'un coup de prosecco m'étrangle, si ce radis fourchu, cette mandragore, cette botte de paille habillée, cette peau de singe pleine d'étoupe, ne vient à Sabioneira pour y faire la cour à Josine!

—A Josine! Allons, perds-tu l'esprit?

—Eh bien, quoi! Monseigneur, de plus jeunes qu'elle n'ont-elles pas déjà prononcé le oui? Vous pouvez m'en croire, signor mio! Dans son grand coffre à sacrements, le bonhomme Colloredo a pris aussi celui de mariage. On ne sait que faire de ce long flandrin, et on voudrait l'établir, c'est certain....

Deux heures après, arriva de Raguse messer Zeroli, conseiller de cour, ad latus pour les affaires civiles du gouverneur de Dalmatie, et qui venait seconder l'archevêque dans ses efforts de pacification entre Sgombro et Zemenico. Son aspect surprenait tout d'abord. Avec des jambes quelque peu torses, il était maigre et singulièrement petit, et si vif que tous ses mouvements tenaient de la marionnette. Cette figure bizarre ne l'empêchait pas de se mettre en avant dans les compagnies, et d'attaquer de galanterie les dames, pour lesquelles il se croyait de grands talents. Mgr Colloredo le mena chez Leurs Altesses, qui le retinrent à loger au palais.

Jamais Josine ne parut avec tant de brillant qu'en ces jours-là. Sa gaieté, son esprit, ses grâces la rendirent comme la divinité de Sabioneira. Jusqu'à ses regards étaient comptés; et ses paroles, adressées au petit messer Zeroli, lui imprimaient un air de ravissement. Floris ne bougeait d'avec d'elle, tout occupé de l'amuser, de la faire valoir, de rechercher son goût et son approbation. Les troubles de la grossesse d'Isabelle, qui la confinaient dans sa chambre, avec Tatiana pour compagne, achevaient de faire de Josine l'unique reine des plaisirs. Son appartement devint donc le centre des divertissements. C'était où se rendaient chaque jour les hôtes et les commensaux, où se donnaient les collations, les jeux, les après-soupers, les musiques. Bientôt même, la Casa d'Oro se trouvant quelque peu exiguë, Josine prit, pour recevoir, au palais même, le grand Salon des tableaux anciens, fort poudreux et abandonné, mais que l'on accommoda bien vite.

Une après-midi, que Giano vint de bonne heure chez la princesse, il la trouva qui s'amusait à peindre, ainsi qu'elle faisait quelquefois. Assise devant son vélin, en grand habit, elle était environnée de théorbes, de basses de viole, d'in-quarto aux feuillets ouverts et jetés sur les dalles de marbre, de roses, de hanaps de vermeil, de citrons pelés en spirale, jusqu'à d'énormes coquillages, dont il semblait qu'elle eût voulu arranger une nature morte. Un Silène de marbre grec ricanait, du haut d'un scabellon; et, vis-à-vis de la princesse, un petit singe talapoin, à longue queue, s'agitait sur un perchoir de vernis rouge, où le retenait une chaînette d'argent.

—C'est toi, caballero Giano? fit Josine, en se retournant. Eh bien! m'apportes-tu enfin la copie de ce portrait d'après Vinci, qui est tout le mien, prétends-tu?

—Par ma foi! ce sera demain, sans faute, repartit Giano.

—Bah! pas plus demain qu'aujourd'hui. Le soir, quand vous avez soupé, signor nécromant, vous promettez tout... Le matin, vous oubliez tout... Que ne soupez-vous le matin!...

Elle continuait de peindre, tout en souriant. Le sculpteur, derrière elle, reprit:

—Trop roux, divine, un peu trop roux! Cligne les yeux... Carlo est couleur de musc verdâtre... Il n'y a qu'à rompre ta terre d'ombre d'un peu plus de vert de vessie... Tiens, comme cela!

—Ah! ah! dit Josine en riant, tu parles tout à fait comme Mlle Chéron, qui m'enseignait jadis ce bel art: Pour faire un ciel de tonnerre, il faut, dans la nuée pluvieuse, du blanc, de l'outremer, de la laque et de l'encre de Chine mêlés ensemble; à l'endroit où s'ouvre la nuée, du vermillon et un peu d'ocre jaune; et dans le coup, un peu plus de vermillon!

Tous deux éclatèrent de rire. La petite princesse reprit:

—Quelles nouvelles de sir Archibald, mon soupirant?

—Ma foi, répondit Giano, pas plus tard qu'hier soir, je lui ai gagné vingt-cinq ducats... Il dit qu'à la place du Grand-Duc, il écrirait une lettre à Sgombro, pour leur enjoindre de cesser ces vilains meurtres.

—Il est sûr, répliqua Josine, qu'il mourra, sans qu'on puisse dire... ha, ha, ha! qu'il a rendu l'esprit.

—Messer Zeroli, le conseiller, le regarde de travers, poursuivit Giano. Avec ses petites mains d'araignée, sa petite voix de moucheron, ses petites mines de pantin, celui-là est plus surprenant encore... Mais, quand on parle du loup, dit le proverbe... Voici le couple, justement, voici le couple!... Le benêt qui sert Archibald s'avance sur ses talons, porteur d'un monstrueux bouquet... Il met son monocle... Attention!...

Archibald parut au fond de la salle. C'était un grand jeune homme qui marchait en dandinant, moustaches et favoris blonds, deux gros yeux d'aveugle fort saillants, qui aussi bien n'y voyaient goutte: en tout, une physionomie de suffisance et de naïveté. N'apercevant pas d'abord Josine, derrière le chevalet, il s'arrêta court, en disant:

—O ciel! où est donc la princesse?

—Ici, cher comte, ici, fit Josine.

—Thomas, donnez-moi le bouquet... Eh bien, pourquoi tardez-vous, coquin? Faut-il que je me serve moi-même?...

—Allons, Carlo, tenez-vous tranquille, dit la princesse... Giano, passe-lui donc quelques noisettes... Oh, oh, oh! des folies, cher comte. Où trouvez-vous des fleurs si magnifiques?... Bonjour, bonjour, ser Zeroli.

Le petit conseiller de cour s'avançait en arrière d'Archibald, vif, léger, comme prêt à bondir, et souriant à tout le monde, aussitôt qu'on le regardait.

—Bonjour, princesse... Oh! ravissant! exclama-t-il, en lorgnant le tableau commencé... Ravissant! Ha, ha! C'est le singe!

—Je gage, dit Giano...

—Cinq cents livres que non! interrompit Archibald. Ah! Giano, comment va, my dear?... Vous vous moquez, vous vous moquez, princesse... Des fleurs modestes, tout à fait. C'est l'un de mes trois fainéants, qui, chaque matin, monte à cheval, et s'en va les chercher à la ville... Bah! trois laquais, c'est bien assez, pour un trou tel que ce Raguse. Je ne compléterai ma maison que quand ma tante de Breadalbane sera morte.

—Eh bien, Giano, mauvais sujet, reprit alors messer Zeroli, vous avez fait des vôtres, hier au soir!

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