Les oiseaux s'envolent et les fleurs tombent
—Cependant, nous nous pensons nous-mêmes, repartit Floris.
—Bon! c'est là justement, Monseigneur, que je voulais vous amener... Cette croyance des croyances, ce support de nos idées, de nos actions, de tout ce que nous sommes, notre «personnalité» enfin, se dérobe et se perd comme l'eau, pour peu qu'on veuille la raisonner... Toute perception, toute conscience, n'existe, en effet, que moyennant l'antithèse absolue du sujet et de l'objet. Si donc l'objet perçu est le «moi», quel est le sujet qui perçoit? Ou, si c'est le vrai «moi» qui pense, quel est l'autre «moi» qui est pensé? Dilemme si embarrassant, que l'Orient comme l'Occident ont fini par le croire insoluble. La nature de la pensée, conclut Herbert Spencer, nous interdit toute connaissance de notre personnalité. Écoutez maintenant les bouddhistes: Mais comment l'homme, dit un des Sûtras, peut-il voir la pensée avec la pensée? C'est, par exemple, comme une lame d'épée donnée qui ne peut trancher cette lame même; c'est comme l'extrémité d'un doigt donné, qui ne peut toucher ce doigt même.
Il y eut un pesant silence, puis, soudain, hochant la tête:
—Le proverbe espagnol a raison, Monseigneur: Todo es nada, tout n'est rien... Ou plutôt, poursuivit Manès, l'homme est l'homme. Que diantre! Ses mains et ses pieds, son front et son derrière sont bien à lui, comme dit Méphistophélès, et pourquoi s'inquiéter d'autre chose?... Ce qu'il a été, c'est ce qu'il sera; ce qu'il a pensé, c'est ce qu'il pensera: et rien de neuf sous le soleil! Si vous voulez mon Credo, le voilà... Quant au progrès, au savoir humain, grands mots, Monseigneur, grands mensonges! Nos hypothèses, après quatre mille ans, se retrouvent absolument les mêmes. Comme un chat qui joue avec sa queue, la Science a tourné dans un cercle... Comprenons-nous mieux l'arc-en-ciel, parce qu'un pédant nous le donne pour le soleil réfracté, que les anciens Grecs qui, naïvement, y saluaient Iris Thaumantias? L'Attraction et la Répulsion sont-elles donc à ce point plus claires que l'Amitié et la Discorde d'Empédocle?... Darwin, Hœckel, nos astronomes, se trouvent juste aussi avancés qu'Anaximandre, lequel croyait l'homme issu du poisson, et les cieux peuplés de mondes. Déjà, pour Héraclite, tout être est du feu transformé. Aristote définit la physique «une théorie du mouvement». L'idée évolutionniste apparaît dans Anaxagore, dans Démocrite. Métrodore, sans nuls télescopes, a proclamé l'univers infini. Bien avant Copernic, Cléanthes de Samos a soutenu que c'était la terre qui se mouvait; les savants d'Alexandrie, déjà, connaissaient l'héliocentrisme... Tout est d'emprunt, tout recommence, Monseigneur. La théorie des tourbillons et des causes de la pesanteur, Descartes la prend à Képler; Képler l'avait prise à Leucippe, comme l'École atomistique de nos jours copie Lucrèce et Démocrite. Il n'y a pas d'idées inédites, pas plus que d'actions nouvelles. Jusqu'aux plus bizarres folies, jusqu'aux plus ridicules chimères, tout a déjà été pensé... Quelle stupeur, quand le même Descartes traite les bêtes de machines, n'éprouvant, ne sentant rien de plus qu'une horloge ou un tournebroche! Puis, bientôt après, l'on s'avise que Gomesius Pereira, médecin espagnol, a soutenu, un siècle avant, la même thèse... De nos jours, le savant Béchamp découvre ou croit découvrir ce qu'il nomme les microzymas, infiniment petits, vivaces, indestructibles, qui font l'être et lui survivent, inengendrés, inanéantissables, si bien que ceux que l'on rencontre, par milliards, dans la craie, le marbre, les roches, seraient les restes encore vivants des premiers habitants du globe. Voilà de quoi surprendre, n'est-ce pas?... Bah! Monseigneur, un hermétiste, un fou, un certain Rodolphe Goclenius écrivait, il y a trois cents ans, ces propres paroles: Qu'il subsiste dans les cadavres certaines portions de vie, dont Dieu formera un nouveau corps, au jour de la Résurrection. Vous le voyez! Même aux sottises que l'on croirait le plus son bien propre, l'homme ne fait que répéter un devancier. Il plagie ses extravagances, il rabâche sa déraison... Ainsi, toujours inquiets, agités, demi-sceptiques avec la science, demi-croyants avec la religion, sûrs de rien, en proie à la peur, aux préjugés, à l'ignorance, au mensonge, les fils d'Adam se succéderont, jusqu'au moment où le globe épuisé, en se tarissant sous leurs pieds, mettra fin à leurs efforts. Que l'homme travaille maintenant! Qu'à défaut de l'éternité, du progrès infini pour lui-même, il les promette à l'Humanité! Le jour viendra pourtant de disparaître... Déjà la chaleur diminue; le flot de vie se pétrifie: cette planète bouillonnante ne sera plus, dans des milliers d'années, qu'un dur et froid morceau de verre. Alors, ses entrailles de rocs peu à peu se désagrégeront; le lien de son être se rompra; et enfin, l'immense cadavre tombera dispersé à travers l'espace, en grêle de fragments cosmiques, en aérolithes, en poussière.
Le Grand-Duc ni Manès ne parlaient plus, et lentement, ils s'avancèrent jusqu'au bord de la terrasse. Une seule étoile, comme un diamant, palpitait encore, dans l'air vermeil. Puis, le soleil parut, en longs rais de flamme, à l'horizon plat du désert, et il montait, ardent et pur, tandis que çà et là sur la mer tranquille, quelques voiles étincelantes couraient, comme des chars. Un coup de canon retentit. Les gardes, au pied des murailles, ouvrirent en soulevant les barres, les larges portes de la ville; des files d'ânes et de chameaux chargés de cruches serpentaient tout au loin, sur la plaine immense, où les fourneaux pour calciner les pierres à chaux commençaient à fumer. Mais à l'est, du côté de Médine, l'œil de Floris s'arrêta sur un enclos demi-ruiné, au milieu duquel se dressait, comme une chaîne de rochers, une sorte de tumulus gigantesque.
—Ah! dit Manès, le soleil se lève juste derrière le tombeau d'Ève... Voyez!... Un aigle blanc marin plane au-dessus, les ailes grandes ouvertes.
—Le tombeau d'Ève? répéta Floris.
—Oui, Monseigneur... Ignorez-vous qu'une tradition immémoriale place ici le sépulcre de la première femme? Medinet el Djeddah signifie «la Ville de la Grand'Mère»; et c'est un rite des hadjis, avant que de partir pour la Mecque, d'aller faire leurs dévotions à cette tombe... Tout ce pays, d'ailleurs, abonde en légendes merveilleuses. C'est ainsi qu'ils prétendent qu'Adam fut créé d'une poignée de terre, que l'Ange de la mort alla prendre entre la Mecque et Taïf... Mais, allons! J'aperçois, en bas, les spahis de mon escorte, avec l'étendard de soie verte. Le moment du départ est venu.
Manès et Floris descendirent. Au milieu de la vaste cour, ils s'embrassèrent, en se disant adieu; puis, quand le dernier cavalier eut disparu sous la voûte, le Grand-Duc, la tête baissée, regagna son appartement, et, se jetant sur son lit, s'endormit... Mais la porte tourna sans bruit, et une esclave, d'un pas léger, se glissa dans la chambre. Les blêmes rayons de la lampe posée au fond d'une niche du mur, vacillaient comme près de s'éteindre; et l'Indienne, en levant les bras, raviva le lumignon consumé. Puis, gravissant les marches de l'alcôve, elle s'assit au pied du lit, et, de sa nuque renversée, elle s'appuyait indolemment contre le montant d'ivoire. La flamme du lampion immobile éclairait ses épaules nues, ses noirs cheveux piqués à l'oreille d'une fleur de grenadier, sa ceinture de gaze verte, lamée d'or, et sous la claire mousseline, tout son corps délicat de statue, avec ses cuisses fines et ses jambes croisées, dont elle tenait dans les deux mains les chevilles cerclées d'argent. Un énorme scorpion noir, sorti de quelque crevasse, rampait sur l'un des degrés, au-dessous d'elle. Par moments, les hurlements du vent s'élevaient, au milieu du silence. Ensuite, on n'entendait plus rien qu'un cliquetis faible et charmant de bracelets, quand l'enfant prenait dans son sein quelque amande de sucre peint, ou repoussait de la main ses cheveux, pour se mirer à une bague qu'elle portait au pouce droit, et dont le chaton était formé d'une petite glace enchâssée. Rien ne bougeait dans la vaste chambre. Au fond, sur des tréteaux, on distinguait le cercueil de Josine, couvert d'une étoffe de pourpre sombre. Les yeux de l'enfant se fermèrent; sa joue s'inclina: elle sommeillait... Tout à coup, le Grand-Duc s'agita; des mots entrecoupés sortaient de ses lèvres. Alors, l'esclave, se dressant, balança sur le front du dormeur un léger éventail de roseau. Il poussa un soupir, ouvrit les yeux:
—Ah! c'est toi, Satî... Oui! tu m'apportes ce que je t'ai fait demander... Voici donc, murmura-t-il tout bas, le dernier terme de mes maux... Chose misérable que de vivre! L'homme est l'esclave de toutes les influences, depuis l'étoile jusqu'à l'homme. En revanche, il est grand d'accomplir l'acte qui tranche d'un seul coup le nœud ardu de la vie, l'acte qui met fin à tous les autres... Non! laisse le treillis fermé. Le soleil m'obsède, Satî.
Il se renversa sur le lit, comme défaillant dans sa tristesse. L'esclave s'était approchée, et tirant de son sein, mystérieusement, un petit flacon de cristal, empli d'une liqueur rouge:
—La haine te consume, Maître... Certes, il est temps que tu viennes à bout de l'ennemi qui t'émeut ainsi... Prends ceci, et sois délivré!
Il avait reçu le flacon, et, haussé du coude, sur les tapis:
—L'ennemi, reprit-il amèrement, oui, l'ennemi, tu le nommes bien! Qui peut mieux s'appeler, en effet, mon ennemi que moi-même? Quels bourreaux plus cruels avons-nous que nos passions, que nos désirs?... Un homme élève un tigre ou un lion. Petit, il le caresse, il s'en joue, il prend plaisir à le tenir entre ses bras, jusqu'à l'heure où, devenu grand, le monstre, tout à coup, rompt sa chaîne, et inonde la demeure de sang. Tel est son propre cœur pour l'homme!... Que nous péchions par avarice, par ambition, par luxure, nous seuls causons les maux qui nous arrivent, semblables aux diamants que l'on use avec leur propre poussière... Ah! quel est ce bruit?
Subitement, comme par une porte ouverte, des clameurs aiguës s'élevaient, du fond de quelque chambre lointaine, tandis que, sous des coups précipités, furieux, un tympanon retentissait. Puis, la porte se refermant, tout s'éteignit.
—Il t'est né un nouvel esclave, Maître, répondit l'Indienne. Le souffle de l'accouchement a saisi ce matin Mâh-Jamâl, et nous avons reçu l'enfant à la lumière, dans le jardin, sous le grand palmier. C'est de cela qu'elles se réjouissent.
Il avait descendu les degrés; et, marchant à pas lents, dans la chambre:
—Oui, dit Floris, oui, telle est la loi. La vieille chanson a raison. Quand un homme meurt ou va mourir, on en tire un autre du sein de sa mère; on enfouit le cadavre, et tout est dit!... Ah! l'enfant de Mâh-Jamâl est né. Tiens! prends cette bague pour lui... Voilà le seul moment de sa vie où on pourra le dire heureux, car il ne ressent rien de ses maux... Le bonheur est de ne rien savoir! Tout notre esprit, toute notre âme, ces facultés dont nous sommes si fiers, ne servent qu'à nous donner un sens plus profond du chagrin... Pauvre Josine!... Elle parlait, je me souviens, d'élever, d'adopter cet enfant. Qu'on me l'apporte! Je veux le voir... Mais non, à quoi bon? Laisse, Satî!... Oh! qu'il fût possible d'évoquer un mort, de l'entretenir face à face!... Qu'apprendrait-on alors, sur cette ombre d'où tout surgit et où tout disparaît, sur cet abîme immense, noir et glacé, qui enserre de toutes parts le pauvre royaume de la vie?... Je vais te dire un miracle, Satî: je ne suis pas fou encore, à mon regret. Le ciel, sur ma tête, me semble d'airain, la terre, de soufre enflammé; il y a des années que mes paupières n'ont pu verser une seule larme, et cependant je ne suis pas fou... Bien, allons!... Passe-moi cette boîte!... Vite, vite, petite Satî... Sers-moi encore pour cette fois, et quand tu auras fini, je te donnerai congé, jusqu'au jour du jugement.
Il avait ouvert une boîte d'or, toute plate, percée à jour, et qui pendait au bout d'une mince tresse de soie verte. Elle contenait, entre deux planchettes de bois de sandal, deux boucles de cheveux d'Isabelle et de Josine. Le Grand-Duc les considéra, et posa ses lèvres dessus; puis, glissant la boîte dans son sein, il se dirigea vers la porte.
—Où vas-tu, Maître? dit l'esclave stupéfaite... Hé quoi! te laves-tu les mains de la vie, que tu veuilles sortir aujourd'hui, alors que le simoun va souffler? Déjà le sable danse dans la plaine... Le crieur a fait la proclamation, pour empêcher les hadjis de partir.
—Le simoun, reprit-il... Eh bien, qu'importe!
—Ne sors pas, ne sors pas, Maître, dit-elle... Tu le connais pourtant, ce vent de peste... Mais quoi! l'enfant qui ne sait pas alif, ba, ta, le connaît... Si tu te jettes par terre, à son approche, il te brûle les yeux, il te gonfle le visage, il te couvre le corps de pustules. Si tu le braves en face, c'est la mort, oui, la mort, tu entends bien, Maître... Je ne voudrais pas te tromper!
—C'est la dernière chose, en effet, repartit Floris, où je puisse me soucier d'être ou non trompé. Pour tout le reste, je n'ai plus que faire de la fidélité... Mais c'est assez! Toi, rejoins tes compagnes, mon enfant, et moi, j'irai là où il faut que j'aille.
LIVRE TROISIÈME
Les cloches de bord sonnaient midi, et les vaisseaux à l'ancrage chauffaient, tout prêts à fuir devant la tourmente, quand Floris sortit de Djeddah, et s'avança dans la plaine. Un vent brûlant, précurseur du simoun, roulait, en sifflant, ses rafales, à travers la vaste solitude. Pas un homme, pas un oiseau ne se montrait. Tout aux confins de l'horizon, l'on croyait voir, découpée sur le ciel, une étrange ville mouvante. C'étaient de grandes masses de sable, que la giration furieuse et continue de l'ouragan élevait dans l'air, comme des tours.
Le Grand-Duc franchit, à pas lents, la porte de l'Ommena Hava. La tempête à ce moment redoublait; et sous l'Œil de feu du zénith, l'enclos désert avait on ne sait quoi d'éblouissant et de lugubre. Au milieu, ainsi qu'un écueil, le tombeau d'Ève se dressait. Un récent tremblement de terre en avait disjoint la lourde masse; et l'on y voyait serpenter, entre les blocs déchaussés, de longues et de profondes crevasses. Des pierres, des quartiers de rocs, à demi enterrés sous le sable, étaient épars autour du colosse; par endroits, les assises de briques s'en montraient affouillées, mises à nu; et tranquille, noir, barrant la plaine, il semblait la gaine géante d'un corps haut comme une montagne.
Floris traversa l'enclos funèbre. Parfois, un serpent, à son approche, s'enfuyait, glissait dans quelque trou; par-dessus les murailles écroulées, le désert stérile apparaissait. Il arriva au pied du sépulcre, et s'y tint debout, immobile. Puis, soudain, fléchissant le genou, et touchant de son front la paroi sacrée:
—Mère, ô mère auguste des hommes, toi qui reposes, loin des vivants, sous ce tertre solitaire, me voici, je suis devant toi, moi le plus triste de tous tes fils! Souillé de crimes, errant, désespéré, c'est à ton sépulcre que je viens m'asseoir, et demander un refuge... Vois! la terre élève son cri, dans un tourbillon furieux, pour m'interdire tout sol; la mer bouillonne et se soulève contre moi; l'air déchaîne une tempête immense. Rejeté de tout ce qui m'entoure, ô Mère, reçois-moi pour hôte, car il n'est plus rien, en effet, que je puisse regarder, si ce n'est toi, puisque tu as englouti tous ceux que j'aimais, tous ceux pour qui j'aimais vivre... Salut, tombeau qui me délivres enfin! Flanc ténébreux d'où je suis sorti, et où je reviens pour mourir! Mon unique espérance est en toi. Qui pourrait, hors toi, me remplacer amour, repos, joie, tendresse?... Salut, Génies de la vie, de la mort, premiers-nés de la première Mère, sombres Anges qui prenez forme, pour les yeux de l'imagination, l'un à la tête, l'autre au pied de ce tertre!... Et vous, clameurs de l'ouragan, rauques langages, gémissements, voix désolées qui passez sur la plaine, comme si la Semence innombrable d'Adam se lamentait, âme par âme, spectre par spectre, autour de cette tombe, salut! ombres, morts, foule vaine... Dans un instant, Floris va vous rejoindre. J'abandonne la vie sans regret. Je dépouille avec joie ce corps, cette triste argile humaine... Quoi de plus hideux, en effet, que ces chairs rougeâtres et ridées, ces yeux pareils à des pustules et retenus dans la peau, ce ventre impur, ces cuisses, ces jambes, ces pieds qui tiennent ensemble, à la façon d'une machine? Quoi de plus misérable que cette âme, toujours battue et tourmentée, comme un flambeau exposé au vent?... Puisque la joie n'est qu'un nom, puisque l'amour n'est qu'une ombre, puisque tout plaisir s'évanouit, puisqu'il n'y a rien que misère, anxiété, illusion, vide, néant, j'ai assez respiré la vie: je m'en vais chercher sous la terre le repos, l'oubli, l'ombre éternelle... D'une seule chose, ô Nature, d'une seule, sois remerciée! C'est de m'avoir refusé des enfants... Oui, de cela, je te rends grâces! Ainsi, du moins, je n'ai pas propagé, avec cette flamme de l'être, la douleur, les soucis cuisants, la maladie, la vieillesse, la mort. Mon agonie, comme un miroir affreux, ne m'en montre pas une foule d'autres. Je n'ai pas perpétué ma souffrance, par celle de mes descendants!
Il se tut, et il restait plongé dans sa sombre rêverie. Puis, lentement, Floris leva les yeux.
Le bleu du ciel avait pâli. Une lumière trouble et livide s'échappait, comme à jets de plomb, de l'orbe nébuleux du soleil; l'horizon, vaguement cuivré, flottait dans une vapeur ardente. Subitement, Floris sentit passer deux ou trois brusques haleines de fournaise; des pierres, en claquant, rebondirent sur le massif du tombeau. Il y eut un bref mugissement, le ciel s'obscurcit, se ferma, une bouffée d'ouragan se précipita, des nuages de poudre tourbillonnèrent; le paysage prit en un clin d'œil, un aspect surnaturel. De tous côtés, sur la plaine obscure, dans la tempête de poussière qui confondait la terre et le ciel, le Grand-Duc vit errer, tournoyer, comme des géants en démence, les hautes trombes de sable. On ne sait quelle vie convulsive animait ces masses démesurées. Tantôt, comme saisies de fureur, elles couraient, se poursuivaient avec une prodigieuse vitesse; tantôt, soudainement apaisés, ces énormes enfants de la Terre s'avançaient, au grondement du vent, avec une majestueuse lenteur. Trois ou quatre, à l'écart, pirouettaient, immobiles. De temps en temps, au milieu du tumulte, un bruit terrible retentissait: c'était l'une des trombes qui se rompait, précipitant à travers le ciel une grêle immense de sable.
—Mon cœur se trouble, murmura Floris; une vague frayeur me saisit... O vieille terre coutumière, si ta face peut nous montrer une si terrifiante horreur, quels spectacles nous réserve donc ce pays ténébreux de la mort?... Qui en connaît les arcanes, en effet? Quel blême voyageur est venu jurer qu'une fois passé ce seuil obscur, toutes nos douleurs ont pris fin?... Peut-être les maux que je quitte me sembleront-ils des paradis, au prix de ceux qui m'attendent. Peut-être le corps, ce cachot, n'élargit-il l'esprit frémissant que pour le lancer aussitôt dans un monde hideux de tortures, de spectres, de visions, d'épouvantes, dans des mers de givre et de glace, ou dans des flammes inextinguibles... Je me sens frissonner... Que ferai-je?... Le temps n'efface-t-il pas tout, en vieillissant? D'autres hommes n'ont-ils pas souffert des malheurs aussi grands que les miens?... Quittant ce pays odieux, regagnant la Dalmatie, il ne tient qu'à moi d'y jouir du luxe, de l'oisiveté, de la richesse, de tous les biens que nos désirs poursuivent si âprement... A Sabioneira?... Mais comment soutiendrais-je l'aspect de mon palais dépeuplé? Connu de tous, suivi de tous les yeux, comment supporterais-je de vivre auprès de ceux que j'ai tués?... Eh bien, n'est-il pas d'autres lieux au monde? N'y a-t-il pas des vallées fraîches, des bœufs mugissant à l'aurore, de beaux lacs qui brillent comme un cristal blanc, des bruyères, des cascades, des forêts, et de petites fleurs qui tremblent au vent, avec leur calice chargé de pluie?... Arrière! loin de moi, lâches pensées! Vais-je me laisser de nouveau abuser par l'espérance?... Quoi! n'ai-je pas assez souffert? N'ai-je pas assez longtemps poursuivi d'illusions en illusions, de rêve en rêve, Demain, Demain, puis encore Demain, le souriant, l'insaisissable spectre, à la place de qui je trouvais toujours ce que j'avais fui: Aujourd'hui!... Non, non, viens, souffle, esprit de Mort! Loin de te craindre, c'est à toi seul que je veux devoir ma délivrance... Regarde! cette pauvre fiole, je la brise! Qu'est-il besoin d'un poison humain, alors que ton simoun va passer?... Trombes, piliers du ciel, croulez! Caverne géante de l'éther, écrase-moi de ta chute immense! Et vous, furieux tourbillons, souffles qui rugissez tout autour du lieu sacré où je me tiens, arrachez, broyez, lancez aux abîmes ce Moule de l'humanité, ces Flancs immortels qui tressaillent chaque fois qu'un enfant vient au monde, et que la vie enfin s'arrête, et que le mal de vivre soit vaincu!... Malédiction sur toute vie! La souffrance en est l'unique salaire. Malédiction sur les fils d'Adam, sur leurs œuvres, sur leurs folies, sur leurs mensonges! Fléaux contagieux à l'homme, suspendez vos fièvres au-dessus des cités populeuses, afin que sa société, comme son cœur, ne soit plus que poison!... Maudite soit notre forme éphémère! Maudits nos yeux qui, en un instant, usent et dévorent tout ce qu'ils voient! Maudit ce cœur insatiable, où des mondes se perdraient engloutis, et que la mer ne comblerait pas! Maudites nos prospérités! Une ombre, une vapeur les dissipe... Et maudits nos chétifs désastres, dont une éponge imprégnée d'eau lave la trace!... Malheur aux nouveau-nés! Ils sont la hache des parents qui les ont engendrés... Malédiction sur le soleil, puisqu'il sert de miroir aux vivants! Maudit le Temps, le démon qui nous hante, le colosse toujours debout sur notre toit, son sablier noir à la main, et qui pèse de plus en plus lourdement, avec les années, tant qu'enfin la demeure s'écroule! Maudits soient les pièges auxquels on se prend, les formes aimables et agréables, les doux contacts, les sons mélodieux, les odeurs et les goûts suaves! Tout cela est pareil au mirage, à la bulle d'eau, à l'écume... Anéantis-toi, pauvre monde, qui cries vers le ciel tes vœux inutiles, odieux théâtre où tous les êtres jouent un rôle contre leur volonté! Que le cadran enfin s'arrête, que les ailes fatiguées du Temps tombent de ses épaules, et que l'Éternité proclame: Tout est fini!... Fini? Parole incompréhensible!... Pourquoi fini?... Oui, à quoi sert-il que ce qui doit finir, commence? Qu'est-ce que vivre, qu'est-ce que mourir, que sommes-nous, pour que, moyennant une corde, ou quelques pouces de fer aigu, nous cessions d'être?... S'évade-t-on vraiment, comme il semble, hors du large rets de la vie? Six pieds de terre suffisent-ils à nous séparer à jamais de ce monde tumultueux?... Doute insondable! Effrayant mystère!... Que n'ai-je péri dans la mer! Là, pendant des heures et des heures, j'aurais descendu mollement, à travers l'abîme gris, informe, où ne résonne aucun bruit. Séparé des vivants abhorrés par des lieues d'eau morne et déserte, j'aurais dormi tout au fond de la vase, ignoré, englouti, perdu... O Néant profond et obscur, c'est de toi que mes lèvres ont soif! C'est en toi que mes os fatigués voudraient enfin reposer! La vie est un feu dévorant qui se répand dans une forêt où souffle le vent. Toi, tu es la fraîche caverne qui nous en défend... Oh! dormir enfin! ne plus sentir!... N'avoir plus de pensées, plus de rêves, plus de désirs, plus de joies! N'avoir plus ni pieds, ni mains, ni rien!
Alors, Floris baissa le front, et la tête sur la poitrine, il demeurait immobile. La rafale venait de s'arrêter court; les brins d'herbe, dans les fentes du tombeau, ne bougeaient pas. Une âcre senteur sulfureuse s'était répandue subitement; puis, sans qu'on eût l'impression d'aucun souffle, une espèce d'ondulation fit trembler l'air, comme un rideau vitreux, d'un bout à l'autre de la plaine. L'horizon s'empourpra, recula; le ciel, ainsi que par l'effet d'une brusque explosion de phosphore, prit une teinte rougeâtre: en un moment, le désert entier, triste et vide à perte de vue, s'embrasa d'une lueur vermeille, sur laquelle saillaient en noir, les blocs de rochers, les buissons, jusqu'au plus petit caillou. Les trombes de sable avaient fui; on les apercevait, tout au loin, comme une forêt de feu. Çà et là, des traînées de poussière frissonnaient, se levaient sur la plaine, puis retombaient en tournoyant... Soudainement, le Grand-Duc tressaillit. Une nuée d'un rouge pourpre, éclatante et funèbre à la fois, se montrait, à ras de l'horizon.
—L'heure a sonné! exclama Floris. Cette fois, c'est bien toi qui te lèves, ô Mort, ô suprême tempête!... Sois le bienvenu, météore!... Ne tombe pas, ne tombe pas, sur des êtres qui veulent vivre encore, sur la gerboise aux bonds légers, sur le troupeau effaré et bêlant, sur la tente du nomade inoffensif. Ici, se tient debout un homme qui t'appelle aussi ardemment que les autres créatures te fuient!... La nuée grossit à vue d'œil, comme la vapeur d'une chaudière. Au-dessus du sable rouge et ardent, elle précipite son vol... Maintenant, dans le rapide instant qui le sépare de la mort, l'agonisant baise la croix, ou se munit de quelque amulette. Maintenant, pour désarmer son juge, l'homme épouvanté se fait humble, et marmotte son repentir, sa contrition... T'invoquerai-je, moi aussi, Puissance inconnue? Faut-il donc ployer le genou, joindre les mains, à tout hasard, vers toi? Il te déplaît et il t'offense, prétend-on, celui qui, volontairement, s'élance à l'abîme. Comme si tu te réservais nos souffrances et nos maux, Dieu jaloux, pour te charmer par leur spectacle! Comme si, subvenant seul à sa vie, l'homme ne pouvait pas, de même, pourvoir sans toi à sa mort!... Les pierres bondissent dans la plaine; le son, éclatant comme une torche, s'enfle, grandit, emplit tout le ciel. Accours, accours, spectre de flamme! Consume-moi! passe sur moi comme la foudre, comme le char d'épouvante du tonnerre! Ne laisse rien de ce qui fut Floris!... Les oiseaux ont fui devant toi; les monstres de la mer, effrayés, se cachent au plus profond de leurs gouffres; les hommes t'adorent, à plat ventre, en enfonçant, tels que des bêtes, leur face hagarde dans le sable. Moi seul, je me tiens debout, seul, je t'affronte... Spectacle prodigieux, sublime! le plus beau qu'aient reflété mes yeux!... Ah! une clarté surnaturelle visite et pénètre toutes choses... Ma poitrine halette... On dirait que la masse entière de l'air va éclater, d'un seul coup, en une flamme... O terre de Sabioneira, montagnes, jardins enchantés, vous ne me verrez plus désormais!... Tombeau où repose Isabelle, gorges écumeuses de la Jagodna, sérénité des flots marins autour des îles, soleil qui te couchais sur les vagues, palais qui abritas ma tête, Floris se sépare de vous... Mère, ô grande mère, reçois-moi!
La nuée étincelante passa. Il chancela, ses bras s'ouvrirent, et il s'abattit au pied du tombeau.
Le soir du même jour, José-Maria se tenait assis sur un banc de pierre, à la porte de sa cabane, dans l'île del Eremita. Depuis le coucher du soleil, il ressentait bizarrement une inquiétude, une angoisse sans motif, si bien que, laissant sa lampe allumée, il était venu respirer sous les grands pins qui entourent l'ermitage. Comme il rêvait, les paupières baissées, il lui parut qu'un faible bruit, un sanglot très bas, étouffé, partait de la cellule déserte, en même temps qu'il éprouvait la sensation d'une présence derrière lui. Vivement il détourna la tête. Sur le fond lumineux du rideau suspendu devant la porte ouverte, quelque chose qui ressemblait à une figure spectrale se découpait en noir, immobile. Une onde glacée parcourut tout le corps de José-Maria; il trembla, ses cheveux se dressèrent; et béant, soulevé à demi, il fixait ardemment son regard sur l'étrange apparition. Subitement, la lampe s'éteignit. Alors, frappé d'horreur, il s'enfuit.
Il se mit à marcher à pas lents, livide, frissonnant, éperdu. Il lui semblait que sous l'auvent de tuiles, la cloche allait sonner tout à coup, éclater en volées furieuses. Le sourd murmure de la mer le fit songer presque insciemment aux pêcheurs de Zemenico, qui lui avaient, cet après-midi même, apporté ses vivres de la semaine; et bien qu'il y eût déjà des heures que leur barque fût partie, il commença de descendre à la crique où elle mouillait d'ordinaire.
Des nuages voilaient le zénith; pas une étoile ne brillait, au-dessus de l'eau noire et tranquille. Les reliefs hérissés de la côte se dessinaient vaguement, dominés par la haute masse ténébreuse du campanile et du palais. Tout au loin, quelques feux de pâtres—car c'était la nuit de la Saint-Jean—scintillaient le long des collines; et même, au milieu de la mer et juste à l'opposite de l'île, des pêcheurs venaient d'allumer sur un écueil, un monceau d'herbes et de broussailles. De temps en temps, un rouge éclair jaillissait de la fumée ardente, illuminant comme en perspective, de profondes étendues d'eau, qui remuaient confusément. Puis, un grand tourbillon de flamme se déploya, monta d'un seul bond, et, dans ce brusque embrasement, les jardins étagés de Sabioneira se modelaient, avec leurs miroirs d'eau, par de vives lignes vermeilles, tandis que resplendissait, au plus haut des airs, l'ange doré du campanile. Seul, dans la crique de rochers, José-Maria regardait, immobile au bord des flots, l'œil fixe.
Il s'assit sur une pierre plate, au-dessous d'un olivier sauvage. Les battements de son cœur s'apaisaient, et, en poussant de lents soupirs, il respirait l'odeur de la mer, qui venait déferler à ses pieds. Il se pencha, et il baignait ses joues, ses tempes, son front brûlant, dans l'eau puisée au creux de sa main... Tout à coup, en relevant la tête, José-Maria aperçut, à son grand étonnement, un mur en ruine qu'il n'avait jamais vu. Le sentier, le port, les hautes roches, les flots du golfe s'étaient transformés. Aussi loin que la vue pouvait s'étendre, apparaissait, baigné d'une splendeur fantastique et incompréhensible, un immense désert de sable, au milieu duquel s'allongeait un lourd massif de maçonnerie d'un caractère singulier, et tel que l'archevêque le prit d'abord pour un môle ou pour la chaussée d'un étang. La plaine était bouleversée, ainsi qu'après un violent ouragan; des vagues de sable innombrables la sillonnaient comme une mer. Au pied de la maçonnerie, José-Maria distinguait une forme humaine couchée, et de laquelle on eût dit qu'émanait une lueur phosphorescente. Il n'éprouvait aucun effroi, mais un malaise, une torpeur, un sentiment de nuit et de non-être, comme si des montagnes de brume eussent pesé sur lui. A la longue, il crut distinguer dans le corps qu'il regardait fixement, un mouvement presque imperceptible. Des ondulations lumineuses y coururent, en traînées bleuâtres; puis, le cadavre ouvrit les yeux. Alors, une commotion sourde traversa l'âme de José-Maria; la vie, soudain, reflua en lui; et, se dressant de toute sa hauteur:
—Floris! exclama-t-il... Ah! mon frère est mort!
Il retomba, hagard, frémissant. Ses yeux revoyaient de nouveau, le petit port, la mer, le ciel obscur, les feux des pâtres sur les collines; il lui semblait devenir fou... Un sanglot souleva sa poitrine; les larmes, tout à coup, l'étouffèrent. Puis, d'une voix lente:
—Combien la chair est faible en nous!... Ah! je ne suis pas d'une argile plus ferme que les autres... Qu'est-ce donc qui me trouble à ce point?... Ne sais-je pas, depuis longtemps, que tout est visions, rêves, prodige, que l'espace et le temps, ces voiles illusoires, peuvent tomber et disparaître, et qu'il n'y a rien autour de nous, qu'un songe!
Il demeurait immobile, accablé, l'esprit perdu dans des pensées funèbres. La haute flamme de l'écueil montait et se tordait, ondoyante comme un glaive surnaturel. Enfin, après un très long silence, José-Maria se redressa, et levant les deux mains vers le ciel:
—O Dieu, dit-il, ô Infini, toi seul existes!
A quoi bon pleurer sur les autres? A quoi bon pleurer sur moi-même? Qu'est-ce que les autres? Que suis-je moi-même? Mon père est mort, ma sœur est morte, mon frère est mort... Mais Celui qui vivait en eux peut-il mourir?
Ces corps qui finissent procèdent d'une Ame indestructible, incréée. Dans l'homme et dans l'animal, dans la plante et dans le rocher, dans le mort et dans le vivant, les sages voient l'Identique.
Car rien de ce qui est, ô Seigneur, matière, mouvement, énergie, action, âme individuelle, n'existe hors de toi, n'est distinct de toi. Ton Être est à lui seul tous les êtres.
Ainsi que dans ces feux lointains, c'est une même flamme qui sort des matières les plus diverses, de même, toi seul tu animes la foule immense des créatures. L'Univers se confond avec toi, comme le souffle se perd dans l'air, comme la goutte d'eau s'abîme dans l'Océan.
O Essence, Forme universelle, je t'adore! Tu es pour ce monde, Seigneur, tel que l'argile pour le vase, le commencement, le milieu et la fin.
Comme les flammes du soleil s'en échappent sans cesse à torrents, ainsi ta splendeur infinie manifeste intarissablement les Forces et les Éléments!
Ce monde tout entier, c'est toi! Tu es l'atome, l'agrégat, la pesanteur, l'éther, le feu, la terre, l'atmosphère. Ce firmament démesuré qui, tel qu'un aigle, bat des ailes sur la route que tu lui as tracée, c'est toi, toujours toi, Dieu multiple!
L'Esprit agit dans l'Univers, et l'Univers repose dans l'Esprit. Les mondes sont tissus en ton sein.
Mais tu en demeures distinct. Bien qu'enchaîné, en apparence, aux qualités dont tu te couvres par ta mystérieuse émanation, tu n'en restes pas moins affranchi.
Dans le monde et hors du monde, immuable et cependant changeant, inaltérable et variable, l'Univers, ô Seigneur, est ton signe, et pourtant tu n'as pas de signe.
Sans avoir toi-même aucun sens, tu vivifies tous les sens: hors de tout, tu supportes tout: sans modes, tu perçois tous les modes.
Adoration à l'Esprit mystérieux, ineffable! A Celui auquel on ne connaît ni naissance, ni action, ni nom, ni forme, ni qualités, et qui, pourtant, revêt, à l'aide de son énergie émanée, ces accidents divers, chacun à leur moment!
Adoration à toi, Seigneur, unique contenant de l'Univers, Ame suprême dans laquelle se meut la décevante illusion du monde!
Adoration à l'Être inconcevable, qui est à la fois la cause et l'effet, l'unité et la dualité, qui est la réunion des choses, et qui est unique pourtant!
Adoration à la Substance universelle, indestructible, incréée! A Celui qui ne cesse d'être dans une continuelle action! A Celui qui ne cesse d'être dans un immuable repos!
Sans l'illusion dont tu disposes, l'union de l'Esprit avec les choses n'aurait pas lieu. Mais, quoique au sein de la nature, tu n'es pas plus modifié par les qualités qui ne sont qu'à elle, que le soleil ne se noircit en pénétrant dans une chambre obscure.
L'apparence que tu te mêles à nos conditions changeantes, à l'ignorance, à la misère, à la douleur, n'est qu'une illusion sans réalité. Les accidents qui semblent contraires à ton Essence inaltérable n'existent que pour l'esprit individualisé.
De même qu'un arbre dont l'image se réfléchit dans une eau agitée semble participer à cette agitation, ainsi, quand notre cœur se trouble sous l'influence de la passion, l'Esprit, bien qu'il soit immuable, a l'air de partager ce trouble, et l'on dirait qu'il a des qualités, quoiqu'il n'en ait réellement pas.
Quelle cause l'arracherait à son perpétuel repos? Comment pourrait-il se mouvoir, ou dans le Temps ou dans l'Espace, puisque l'Espace et le Temps sont en lui?
C'est en prenant le Temps comme moyen que tu nous abuses, Seigneur! Les formes de cet univers nous paraissent plus ou moins parfaites ou plus ou moins penchantes vers leur ruine, selon que l'énergie du Temps les a plus ou moins pénétrées.
Atome premier de tout ce qui existe, il est aussi le plus vaste des êtres, puisqu'il enveloppe ce qui a été, ce qui est et ce qui sera.
Son orbe immense entraîne tous les mondes. Leurs pas ne peuvent sortir de lui, comme des insectes égarés sur la roue tournante d'un potier ont beau courir, ils tournent avec elle.
Infini, il met à tout un terme: sans commencement, il donne le commencement à tout. L'Univers palpite sous le Temps, ainsi qu'un oiseau pris dans un filet.
Car le Temps, ô Dieu, c'est toi-même! Tu résides à la fois tout entier au dedans des êtres, sous la forme de l'Esprit, et en dehors, sous celle du Temps.
Adoration à toi, Seigneur, suprême Lumière étendue partout, au sein de laquelle apparaît le monde, et qui brille au sein de tous les mondes! A toi, Splendeur inaltérable, que nous ne comprenons pas plus qu'il n'est donné à un enfant d'enserrer le soleil dans sa main!
Adoration, adoration à l'Être unique, élevé au-dessus de tous les contrastes et de toutes les ressemblances! A celui qu'on ne peut désigner par aucun terme impliquant un contraire! A celui que nos balbutiements sont impuissants à louanger!
Nous l'appelons grand, mais en vain. Il ignore la quantité. Nous l'appelons bon, mais en vain. Il ignore la qualité. Nous l'appelons la Vérité. Mais l'antithèse de la vérité et de l'erreur n'existe pas pour l'Être infini.
Nous l'appelons la Lumière, la Vie. Mais il n'y a pour lui ni vie, ni mort, ni obscurité, ni lumière... L'Éternel. Mais le temps, en lui, ne se distingue pas de l'éternité.... L'Être. Mais l'être n'est conçu que comme opposé au non-être.
Adoration à l'Ineffable, à l'Indicible, à l'Incompréhensible! Adoration à l'absolu Néant! Adoration à l'éternel Mystère!
Alors, José-Maria se tut, et, pâle, haletant, sinistre, comme emporté au loin par un esprit, il attachait ses yeux sur la mer profonde. Les feux des collines ne brillaient plus. Seule, la flamme de l'écueil formait encore, au milieu des eaux, un grand brasier rougeoyant et sombre. Des vols de corneilles marines, chassées par l'importun flamboiement, de cette roche où elles gîtaient, tournaient, tournaient autour, sans se lasser; et l'archevêque les voyait,—mélancolique image de la vie et des générations des hommes,—surgir soudain et passer vite, toutes noires sur ce fond de feu, puis s'engloutir dans les ténèbres.
FIN
TABLE
| PROLOGUE | |
| Pages. | |
| Le mémoire d'Ivan Manès. | 1 |
| PREMIÈRE PARTIE | |
| LE PIRE N'EST PAS TOUJOURS CERTAIN | |
| Livre premier | 17 |
| Livre second | 46 |
| Livre troisième | 81 |
| DEUXIÈME PARTIE | |
| LES PLAISIRS DE L'ILE ENCHANTÉE | |
| Livre premier | 121 |
| Livre second | 147 |
| Livre troisième | 199 |
| Livre quatrième | 267 |
| Livre cinquième | 327 |
| TROISIÈME PARTIE | |
| TODO ES NADA | |
| Livre premier | 351 |
| Livre second | 380 |
| Livre troisième | 456 |
PARIS. TYP. DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.