Les Pardaillan — Tome 06 : Les amours du Chico
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Title: Les Pardaillan — Tome 06 : Les amours du Chico
Author: Michel Zévaco
Release date: October 12, 2004 [eBook #13727]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
Credits: Produced by Renald Levesque
MICHEL ZÉVACO
LES PARDAILLAN-6
Les amours du Chico
I
LES IDÉES DE JUANA
Nous avons dit que Pardaillan, mettant à profit le temps pendant lequel les conjurés se retiraient, avait eu un entretien assez animé avec le Chico.
Pardaillan avait demandé au petit homme s'il n'existait pas quelque entrée secrète, inconnue des gens qui se trouvaient en ce moment dans la grotte, par où lui, Pardaillan, pourrait entrer et sortir à son gré.
Le nain s'était d'abord fait tirer l'oreille. Pour lui, pénétrer seul et sans autre arme qu'une dague dans cet antre, c'était une manière de suicide. Il ne pouvait pas comprendre que le seigneur français, qui venait d'échapper par miracle à une mort affreuse, s'exposât ainsi, comme à plaisir.
Mais Pardaillan avait insisté, et, comme il avait une manière à lui, tout à fait irrésistible, de demander certaines choses, le nain avait fini par céder et l'avait conduit dans un couloir où se trouvait, affirmait-il, une entrée que nul autre que lui ne connaissait.
On a vu qu'il ne se trompait pas, et qu'en effet la Fausta ni les conjurés ne connaissaient cette entrée.
Pendant que Pardaillan était dans la salle, le nain, horriblement inquiet, se morfondait dans le couloir, la main posée sur le ressort qui actionnait la porte invisible, ne voyant et n'entendant rien de ce qui se passait de l'autre côté de ce mur, contre lequel il s'appuyait, se doutant cependant qu'il y aurait bataille, et attendant, angoissé, le signal convenu pour ouvrir la porte et assurer la retraite de celui qu'il considérait maintenant comme un grand ami.
Lorsque Pardaillan frappa contre le mur les trois coups convenus, le nain s'empressa d'ouvrir et accueillit le chevalier triomphant avec des manifestations d'une joie aussi bruyante que sincère, qui l'émurent doucement.
—J'ai bien cru que vous ne sortiriez pas vivant de là-dedans, dit-il, quand il se fut un peu calmé.
—Bah! répondit Pardaillan en souriant, j'ai la peau trop dure, on ne m'atteint pas aisément.
—J'espère que nous allons nous en aller, maintenant? fit le Chico qui tremblait à la pensée que le Français ne s'avisât de s'exposer encore, bien inutilement, à son sens.
A sa grande satisfaction, Pardaillan dit:
—Ma foi, oui! Ce séjour est peut-être agréable pour des bêtes de nuit, mais il n'a rien d'attrayant et il est trop peu hospitalier pour d'honnêtes gens comme Chico. Allons-nous-en donc!
Le soleil se levait radieux, lorsque Pardaillan, accompagné de Chico, fit son entrée dans l'auberge de la Tour.
Dans la vaste cheminée de la cuisine, un feu clair pétillait, et la gouvernante Barbara, pour ne pas en perdre l'habitude, maugréait et bougonnait contre les jeunes maîtresses qui ne veulent en faire qu'à leur tête, et qui, après avoir passé la plus grande partie de la nuit debout, sont levées les premières et parées de leurs plus beaux atours, gênent les serviteurs honnêtes et consciencieux acharnés à leur besogne.
C'est qu'en effet la petite Juana était descendue la première, n'ayant pu trouver le repos espéré.
Elle était bien pâle, la petite Juana, et ses yeux cernés, brillants de fièvre, trahissaient une grande fatigue... ou peut-être des larmes versées abondamment. Mais, si inquiète, si fatiguée et si désorientée qu'elle fût, la coquetterie n'avait pas cédé le pas chez elle. Et c'est parée de ses plus riches et de ses plus beaux vêtements, soigneusement coiffée, finement chaussée, qu'elle allait et venait, ayant toujours l'oeil et l'oreille tendus vers la porte d'entrée, comme si elle eût attendu quelqu'un.
C'est ainsi qu'elle vit parfaitement, et du premier coup d'oeil, entrer Pardaillan, flanqué de Chico, l'air triomphant. Et, du même coup, le sourire s'épanouit sur la pourpre fleur de grenadier qu'étaient ses lèvres, ses joues si pâles rosirent, et ses yeux inquiets, comme embués de larmes, retrouvèrent tout leur éclat, comme par enchantement.
—Ah! monsieur le chevalier, vous voici de retour? s'écria-t-elle. Savez-vous que vos amis, don Cervantes et don César, sont très inquiets à votre sujet?
—Bon! fit Pardaillan en souriant, je vais les rassurer... dans un instant.
Mais, chose bizarre, Juana, qui avait, quelques heures plus tôt, si vivement pressé le Chico de sauver le chevalier, s'il était possible, Juana, qui avait prodigué des promesses sincères de reconnaissance et d'attachement, Juana ne dit pas un mot au nain, dont l'air triomphant se changea en consternation. Elle ne parut même pas le voir; ou plutôt, si. Elle lui jeta un coup d'oeil. Mais un coup d'oeil foudroyant, comme si elle eût eu à lui reprocher quelque trahison indigne.
Juana, sans plus s'occuper du nain, demandait:
—Seigneur, désirez-vous monter vous reposer tout de suite? Désirez-vous prendre quelque chose avant?
—Juana, ma jolie, je désire me restaurer d'abord. Faites-moi donc servir la moindre des choses, une tranche de pâté, avec deux bouteilles de vin de France.
—Je vais vous servir moi-même, seigneur, dit Juana.
—Honneur auquel je suis très sensible, ma belle enfant! Pendant que vous y êtes, voyez donc, s'ils ne dorment pas, à rassurer sur mon compte MM. Cervantes et El Torero.
—Tout de suite, seigneur!
Vive, légère et heureuse, Juana s'élança dans l'escalier pour informer les amis du seigneur français de son retour inespéré, après avoir fait signe à une servante de dresser le couvert.
Lorsque Juana eut disparu, Pardaillan se tourna vers le Chico et se mit à rire franchement, de son bon rire clair et sonore. Et, comme le nain le regardait d'un air de douloureux reproche, il lui dit:
—Tu ne comprends pas, hein? C'est que tu ne connais pas les femmes!
—Que lui ai-je fait? murmura le nain de plus en plus interloqué.
Pardaillan haussa les épaules et:
—Tu lui as fait que tu m'as sauvé, dit-il.
—Mais c'est elle qui m'en a prié!
—Précisément!
Et, comme le nain ouvrait des yeux énormes, il se mit à rire de tout son coeur.
—Ne cherche pas à comprendre, dit-il. Sache seulement qu'elle t'aime.
—Oh! fit le Chico incrédule, elle ne m'a pas dit un mot. Elle m'a foudroyé du regard.
—C'est précisément à cause de cela que je dis qu'elle t'aime.
Le nain secoua douloureusement la tête. Pardaillan en eut pitié.
—Ecoute, dit-il, et comprends, si tu peux. Juana est contente de me voir vivant...
—Vous voyez bien...
—Mais elle est furieuse après toi.
—Pourquoi?... Je n'ai fait que lui obéir.
—Justement!... Juana aurait bien voulu que je ne fusse pas tué. Elle n'aurait pas voulu que ce fût toi qui, précisément, me sauvasses.
—Parce que?
—Parce que je suis ton rival. La femme qui aime n'admet pas qu'on ne soit pas jaloux d'elle. Si tu avais bien aimé Juana, tu eusses été jaloux d'elle. Jaloux, tu ne m'eusses pas sauvé! Voilà ce qu'elle se dit. Comprends-tu?
—Mais, si je ne vous avais pas sauvé, elle m'eût tourné le dos. Elle m'eût traité d'assassin. Alors?
—Alors, il vaut mieux que les choses soient comme elles sont. Ne t'inquiète pas. Juana t'aime... ou t'aimera, morbleu! As-tu confiance en moi? Oui ou non?
—Oui, tiens.
—Alors, laisse-moi faire et ne prends pas des airs d'amoureux transi. Tes affaires vont bien, je t'en réponds.
Pour ne pas désobliger Pardaillan, Chico s'efforça de refouler son chagrin et de montrer un visage sinon souriant, du moins un peu moins morose.
A ce moment, Juana redescendait et annonçait:
—Ces seigneurs s'habillent. Dans un instant, ils rejoindront Votre Seigneurie. En attendant, votre couvert est mis, et, si vous voulez prendre place, goûtez cet excellent pâté en attendant l'omelette qui saute.
Pardaillan s'approcha de la table et feignit un grand courroux.
—Comment, un couvert seulement? fit-il. Mais, malheureuse, ne savez-vous pas que je traite un brave! Je dis bien: un brave. Et je pense m'y connaître.
Et comme Juana cherchait machinalement quel pouvait être celui qui avait l'honneur d'être qualifié de brave par le seigneur français, le brave des braves:
—Vite! ajouta Pardaillan, un second couvert pour ce brave, qui est aussi un ami que j'aime.
A dire vrai, si Juana était surprise et intriguée, le Chico ne l'était pas moins. Comme elle, il se demandait qui pouvait être cet ami dont parlait Pardaillan.
Quoi qu'il en soit, Juana se hâta de réparer le mal, et, curieuse, comme toute fille d'Eve, elle attendit. Elle n'attendit pas longtemps, du reste.
Pardaillan, une lueur de malice dans l'oeil, s'approcha de la table et, désignant l'escabeau au nain, confus de cet honneur, au grand ébahissement de Juana qui n'en pouvait croire ses yeux ni ses oreilles:
—Ça, mon ami Chico, fit-il gaiement, assieds-toi là, en face de moi, et soupons, morbleu! Nous ne l'avons pas volé, que t'en semble?
Chico commençait à considérer Pardaillan comme un être exceptionnel, plus grand, plus noble, meilleur en tout cas que tous ceux qu'il avait appris à respecter.
Sur ces entrefaites, Cervantes et le Torero étaient descendus et, bientôt assis à la même table, choquaient leurs verres contre les verres de Pardaillan et de Chico.
Naturellement, Cervantes et le Torero, s'ils furent surpris de voir le chevalier attablé avec le petit vagabond, se gardèrent bien d'en laisser rien paraître. Et, puisque Pardaillan traitait le Chico sur un pied d'égalité, c'est qu'il avait sans doute de bonnes raisons pour cela, et ils s'empressèrent de l'imiter. En sorte que Juana vit, avec une stupeur qui allait grandissant, ces personnages, qu'elle vénérait au-dessus de tout, témoigner une grande considération à son éternelle poupée, cette poupée à qui elle croyait faire un très grand honneur en lui permettant de baiser le bout de son soulier.
Elle ne disait rien, la petite Juana; mais Pardaillan, amusé, lisait sur sa physionomie mobile et loyale toutes les questions qu'elle se posait sans oser les formuler tout haut.
—Croiriez-vous, dit-il à un certain moment, que ce petit diable a osé lever la dague sur moi? A telles enseignes que je me demande comment je suis encore vivant.
—Ah bah! fit Cervantes, le petit est brave?
—Plus que vous ne croyez, dit gravement Pardaillan. Dans la petite poitrine de cette réduction d'homme bat un coeur ferme et généreux. Il n'est pas de bravoure comparable à celle qui s'ignore. Je vous expliquerai un jour peut-être ce qu'a fait cet enfant. Pour le moment, sachez que je l'aime et l'estime, et je vous prie de le traiter en ami, non pour l'amour de moi, mais pour lui-même.
—Chevalier, dit gravement Cervantes, du moment que vous le jugez digne de votre amitié, nous nous honorerons de faire comme vous.
Par exemple, le Chico ne savait quelle contenance garder. Il était heureux, certes, mais ces compliments, de la part d'hommes qu'il regardait comme des héros, le plongeaient dans une gêne qu'il ne parvenait pas à surmonter. Cependant, nous devons dire qu'il louchait constamment du côté de Juana pour juger de l'effet produit sur elle par ces louanges qu'on faisait de sa petite personne. Et il avait lieu d'être satisfait, car Juana, maintenant, le regardait d'un tout autre oeil et lui faisait son plus gracieux sourire...
Après avoir ainsi frappé indirectement l'esprit de la fillette, Pardaillan la prit à partie directement et, moitié plaisant, moitié sérieux:
—C'est vous, ma gracieuse Juana, qui avez pris soin de cet abandonné, votre compagnon d'enfance. Par lui, qui m'a sauvé, je vous suis redevable. Mais une chose qu'il faut que vous sachiez, c'est que la femme qui aura le bonheur d'être aimée de Chico pourra compter sur cet amour jusqu'à la mort. Jamais coeur plus vaillant et plus fidèle n'a battu dans une poitrine d'homme.
Juana ne dit rien, mais elle fit une jolie moue qui signifiait:
«Vous ne m'apprenez rien de nouveau.»
Pardaillan se montra très sobre d'explications. C'était du reste assez son habitude. Il se garda de souffler mot de ce qu'il avait surpris concernant le Torero et ne dit que juste ce qu'il fallait pour faire ressortir le rôle de Chico, qu'il prit plaisir à exagérer, sincèrement d'ailleurs, car il était de ces natures d'élite qui s'exagèrent à elles-mêmes le peu de bien qu'on leur fait.
Ces explications données, il prétexta une grande fatigue, et, sur ce point, il n'exagérait pas, car, tout autre que lui se fût écroulé depuis longtemps, et monta s'étendre dans les draps blancs qui l'attendaient.
Pardaillan parti, Cervantes se retira. Le Torero remonta saluer la Giralda et le Chico resta seul.
Juana, fine mouche, ne daigna pas lui adresser la parole. Seulement, après avoir tourné et viré dans le patio, sûre qu'il ne la quittait pas des yeux, elle se dirigea d'un air détaché vers un petit réduit qu'elle avait arrangé à sa guise et qui était comme son boudoir à elle, boudoir bien modeste. Et, en se retirant, la petite madrée regardait par-dessus son épaule pour voir s'il la suivait.
Et, comme elle voulait qu'il vînt, elle tourna à demi la tête et l'ensorcela d'un sourire.
Alors, le Chico osa se lever et, sans avoir l'air de rien, il la rejoignit dans le petit réduit, le coeur battant à se briser dans sa poitrine, car il se demandait avec angoisse quel accueil elle allait lui faire.
Juana s'était assise dans l'unique siège qui meublait la pièce, très petite. C'était un vaste fauteuil en bois sculpté. Comme elle était petite, ses pieds reposaient sur un large et haut tabouret en chêne ciré.
Le Chico se faufila dans la pièce et resta devant elle muet et l'air fort penaud. Voyant qu'il ne se décidait pas à parler, elle entama la conversation, et, avec un visage sérieux, sans qu'il lui fût possible de discerner si elle était contente ou fâchée:
—Alors, dit-elle, il paraît que tu es brave, Chico?
Ingénument, il dit:
—Je ne sais pas.
Agacée, elle reprit avec un commencement de nervosité:
—Le sire de Pardaillan l'a dit bien haut. Il doit s'y connaître, lui, qui est la bravoure même.
—S'il le dit, cela doit être... Mais, moi, je n'en sais rien.
Les petits talons de Juana commencèrent de frapper sur le bois du tabouret un rappel inquiétant pour Chico, qui connaissait ces signes révélateurs de la colère naissante de sa petite maîtresse. Naturellement, cela ne fit qu'accroître son trouble.
—Est-ce vrai ce qu'a dit M. de Pardaillan, que, celle que tu aimeras, tu l'aimeras jusqu'à la mort? fit-elle brusquement.
On se tromperait étrangement si on concluait de cette question que Juana était une effrontée ou une rouée sans pudeur ni retenue. Juana était parfaitement ignorante, et cette ignorance suffirait à elle seule à justifier ce qu'il y avait de risqué dans sa question. Rouée, elle se fût bien gardée de la formuler. En outre, il faut dire que les moeurs de l'époque étaient autrement libres que celles de nos jours, où tout se farde et se cache sous le masque de l'hypocrisie.
Le Chico rougit et balbutia:
—Je ne sais pas!
Elle frappa du pied avec colère.
—Je ne sais pas!... Tu ne vois donc rien? C'est agaçant. Pour qu'il ait dit cela, il a bien fallu pourtant que tu lui en parles.
—Je ne lui ai pas parlé de cela, je le jure!
—Alors, comment sait-il que tu aimes quelqu'un et que tu l'aimeras jusqu'à la mort?
Et câline:
—Et c'est vrai que tu aimes quelqu'un, dis, Chico? Qui est-ce? Je la connais? Parle donc! tu restes la, bouche bée. Tu m'agaces!
Les yeux du Chico lui criaient: «C'est toi que j'aime!» Elle le voyait très bien, mais elle voulait qu'il le dît. Elle voulait l'entendre.
Mais le Chico n'avait pas ce courage. Il se contenta de balbutier:
—Je n'aime personne... que toi. Tu le sais bien.
Vierge sainte! si elle le savait! Mais ce n'était pas là l'aveu qu'elle voulait lui arracher, et elle eut une moue dépitée. Sotte qu'elle était d'avoir cru un instant à la bravoure du Chico. Cette bravoure n'allait même pas jusqu'à dire deux mots: «Je t'aime!» Elle ne savait pas; la petite Juana, que ces deux mots font trembler et reculer les plus braves.
Et dans son dépit, cette pensée lui vint, puisqu'il n'était bon qu'à cela, de l'humilier, de l'amener à se prosterner devant elle.
Et agressive, l'oeil mauvais, la voix blanche:
—Si tu ne sais rien, si tu n'as rien dit, rien fait, qu'es-tu venu faire ici? Que veux-tu?
Très pâle, mais plus résolument qu'il ne l'eût cru lui-même, il dit:
—Je voulais te demander si tu étais contente.
Elle prit son air de petite reine pour demander:
—De quoi veux-tu que je sois contente?
—Mais... d'avoir trouvé le Français... de l'avoir ramené.
Avec cette impudence particulière à la femme, elle se récria d'un air étonné et scandalisé:
—Eh! que m'importe le Français! Ça, perds-tu la tête?
Effaré, ne sachant plus à quel saint se vouer, il balbutia:
—Tu m'avais dit... de le sauver, de le ramener...
—Moi?... Sornettes! Tu as rêvé!
Du coup, le Chico fut assommé. Eh quoi! avait-il rêvé réellement, comme elle le disait avec un aplomb déconcertant? Il savait bien que non, tiens! S'était-elle jouée de lui? Avait-elle voulu le mettre à l'épreuve? Voir s'il serait jaloux, s'il se révolterait? Le seigneur de Pardaillan, qui savait tant de choses, venait de le lui dire: la femme qui aime ne déteste pas, au contraire, qu'on se montre jaloux d'elle. Oui! ce devait être cela. Mais alors, Juana l'aimerait donc aussi?
Elle le guignait du coin de l'oeil et jouissait délicieusement de son trouble, de son effarement, de son humiliation. Elle eût voulu le piétiner, le faire souffrir, le meurtrir, l'humilier, oh! surtout l'humilier, lui qu'elle savait si fier, l'humilier au possible, au-delà de tout... Peut-être alors se révolterait-il enfin, peut-être oserait-il redresser la tête et parler en maître!
Est-ce à dire qu'elle était mauvaise et méchante? Nullement. Elle s'ignorait, voilà tout.
Dire qu'elle était amoureuse de Chico serait exagéré. Elle était à un tournant de sa vie. Jusque-là, elle avait cru sincèrement n'éprouver pour lui qu'une affection fraternelle. Sans qu'elle s'en doutât, cette affection était plus profonde qu'elle ne croyait.
Il suffirait d'un rien pour changer cette affection en amour profond. Il suffirait aussi d'un rien pour que cette affection restât ce qu'elle la croyait: purement fraternelle. C'était l'affaire d'une étincelle à faire jaillir.
Or, au moment précis où ces sentiments s'agitaient inconsciemment en elle, Pardaillan lui était apparu. Sur ce caractère quelque peu romanesque, il avait produit une impression profonde. Elle s'était emballée comme une jeune cavale indomptée. Pardaillan lui était apparu comme le héros rêvé. Trop innocente encore pour raisonner ses sensations, elle s'était abandonnée les yeux fermés. Et c'est ainsi que nous l'avons vue pleurer des larmes de désespoir à la pensée que celui qu'elle avait élu était peut-être mort.
Et voici qu'en faisant ses confidences au Chico, avec cette cruauté inconsciente de la femme qui aime ailleurs, voici que le Chico, sans se révolter, refoulant stoïquement sa douleur, voici que le Chico, avec cette clairvoyance que donne un amour profond, avait dit simplement, sans insister, sans se rendre un compte exact de la valeur de son argument, le Chico avait dit la seule chose peut-être capable de l'arrêter sur la pente fatale où elle s'engageait: «Qu'espères-tu?»
Sans le savoir, sans le vouloir, c'était un coup de maître que faisait le nain en posant cette question. Sans le savoir, il venait de l'échapper belle, car ses paroles, après son départ, Juana les tourna et les retourna sans trêve dans son esprit.
Elle était la fille d'un modeste hôtelier, un hôtelier qui passait pour être assez riche, mais un hôtelier quand même. Et, ceci, c'était une tare terrible à une époque et dans un pays où tout ce qui n'était pas «né» n'existait pas. Que pouvait-elle espérer? Rien, assurément. Jamais ce seigneur ne consentirait à la prendre pour épouse légitime. Quant au reste, elle était trop fière, elle avait été élevée trop au-dessus de sa condition pour que l'idée d'une bassesse pût l'effleurer.
Le résultat de ses réflexions avait été que son amour pour Pardaillan s'était considérablement atténué. Or, le terrain que perdait le chevalier, le Chico le regagnait sans qu'elle s'en doutât elle-même.
Et c'est à ce moment-là que Pardaillan revenait. Certes elle fut heureuse de le voir sain et sauf. Mais le Chico baissa à ses yeux et reperdit une notable partie du terrain acquis. Juana lui en voulait de s'être effacé et sacrifié. Elle se disait que, elle, elle ne se serait pas sacrifiée et aurait défendu son bien du bec et des ongles. De là l'accueil frigide qu'elle fit au nain.
Or, Pardaillan raconta que le nain s'était défendu comme un beau diable et avait voulu le poignarder, lui, Pardaillan. Du coup, les actions du Chico montèrent! Pourquoi rêver de chimères? Le bonheur était peut-être là. Ne serait-ce pas folie de le laisser passer? De là le revirement en faveur du nain. De là ce tête-à-tête. Il fallait que le Chico se déclarât. Et voilà qu'elle se heurtait à sa timidité insurmontable. Elle enrageait d'autant plus que, malgré elle, tout en s'efforçant de l'amener à composition, elle ne pouvait s'empêcher de songer à Pardaillan, et il lui semblait que lui n'eût pas tant tergiversé.
Donc, le Chico, au lieu de s'indigner devant son impudente dénégation, après être resté un long moment perplexe et silencieux, courba l'échiné, accepta la rebuffade et parut s'excuser en disant doucement:
—J'ai fait ce que tu m'as demandé, et Dieu sait s'il m'en a coûté! Pourquoi es-tu fâchée?
Ainsi, voilà tout ce qu'il trouvait à dire. Ah! si elle avait été à sa place, comme elle eût vertement relevé l'impertinente prétention de celui qui eût voulu la faire passer pour une sotte et se fût gaussé à ce point d'elle. Décidément, le Chico n'était pas un homme. Et cette pensée fugitive qu'elle avait eue de l'amener à se prosterner, tout pareil à un chien couchant, cette pensée lui revint plus précise, prit la forme d'un désir violent, se changea en obsession tenace, tant et si bien qu'elle résolut de la réaliser coûte que coûte.
Pour réaliser cet impérieux désir, elle radoucit son ton en lui disant:
—Mais je ne suis pas fâchée.
En disant ces mots, elle croisa négligemment une jambe fine et nerveuse, moulée dans un bas de soie rose, sur l'autre, et, tout en lui souriant, elle agitait doucement son pied qui arrivait à hauteur de la poitrine du nain. Elle regardait ce pied complaisamment, comme une chose qu'on trouve jolie, puis elle regardait le Chico, comme pour lui dire:
«Embrasse-le donc, nigaud!»
Et le petit pied allait, venait, s'agitait, présentait la semelle, très blanche, à peine maculée, répétait dans son langage muet:
«Mais va donc! va donc!»
Si bien que le Chico ne put résister à la tentation, et, comme elle souriait encore, preuve qu'elle n'était pas fâchée, il se laissa tomber sur les genoux.
Et le petit pied, dans son balancement, vint lui effleurer le visage. Car le mouvement de va-et-vient continuait comme si elle n'eût pas remarqué qu'ainsi agenouillé elle lui touchait la figure.
Mais c'était un incorrigible timide que ce pauvre Chico. La pensée de toucher à ce petit pied sans son autorisation à elle ne lui venait même pas. Qu'eût-elle dit? Tiens! Il était bien loin de se douter que, s'il avait eu le courage de la prendre dans ses bras et de plaquer ses lèvres sur ses lèvres, elle lui eût probablement rendu son baiser.
Mais, comme la semelle passait encore un coup à portée de sa bouche, comme la tentation était trop forte, il réunit tout son courage, et, d'une voix implorante:
—Si tu n'es pas fâchée, tu veux bien que...
Il ne put achever sa phrase. Brusquement, la semelle s'était plaquée sur ses lèvres et les frottait avec une sorte de rage nerveuse, comme si elle eût voulu les écorcher, les faire saigner.
Si naïf et si timide qu'il fût, le Chico comprit cette fois. Ivre de joie, il posa ses lèvres partout sur cette semelle, sans s'inquiéter de savoir si elle était maculée ou non. Tiens! il avait bien baisé la terre où s'était posé le soulier; il pouvait, à plus forte raison, baiser le soulier lui-même.
Et, comme le pied se retirait lentement, semblant vouloir lui rationner son humble bonheur, il allongea la tête, le suivit des lèvres, se courbant davantage, jusqu'à poser sa face sur le bois du tabouret.
C'est là sans doute que voulait l'amener le petit pied, car il cessa de se dérober. Alors, avec un sourire triomphant, avec un soupir de joie satisfaite, elle leva son autre pied et le lui posa sur la tête, d'un air dominateur qui semblait dire:
«Tu seras toujours ainsi sous mes pieds, puisque tu n'es bon qu'à cela. Je te dominerai toujours, toujours! car tu es ma chose, à moi!
Alors, toute rouge—de plaisir? de honte? de regret? qui peut savoir!—sans trop savoir ce qu'elle disait:
—Tu vois bien que je n'étais pas fâchée, dit-elle.
Et, comme elle lui souriait doucement en disant cela, il s'enhardit un peu, se courba encore un coup, posa une dernière fois ses lèvres sur le bout du pied, qui se cachait timidement, et se releva enfin en disant très convaincu, avec un air de gratitude profonde:
—Tu es bonne! Tiens, bonne comme la Vierge.
Elle rougit davantage encore. Non, elle n'était pas bonne. Elle avait été mauvaise et méchante. Au lieu de la remercier il devait la battre, elle l'avait bien mérité. En se morigénant ainsi elle-même, elle voulut tenter un dernier effort, et, à brûle-pourpoint:
—Est-ce vrai que tu as voulu poignarder le Français?
A son tour, il rougit, comme si cette question eût été un reproche sanglant. Il baissa la tête et fit signe oui, d'un air honteux.
—Pourquoi? fit-elle avidement.
Elle espérait qu'il allait répondre enfin:
«Parce que je t'aime et que je suis jaloux!»
Hélas! encore un coup, le pauvre Chico laissa passer l'occasion. Il bredouilla:
—Je ne sais pas!
C'était fini. Il n'y avait plus rien à faire, rien à espérer. Elle se mit à trépigner, et, rouge, de colère cette fois, elle cria:
—Encore! je ne sais pas! je ne sais pas! Tu m'agaces! Tiens, va-t'en! va-t'en!
Il courba l'échiné et se retira humblement.
Or, s'il fût revenu à l'improviste, il eût pu voir deux larmes, deux perles brillantes, couler lentement sur les joues rosés de sa madone prostrée dans son fauteuil.
Mais le Chico n'aurait jamais eu l'audace de reparaître devant elle quand elle le chassait brutalement. Il s'en allait, la mort dans l'âme, attendant que la tempête fût apaisée.
II
FAUSTA ET LE TORERO
Pendant que Pardaillan prenait un repos bien gagné, le Torero s'était rendu auprès de sa fiancée, la jolie Giralda.
Don César ne cessait d'interroger la jeune fille sur ce que lui avait dit cette mystérieuse princesse, au sujet de sa naissance et de sa famille, qu'elle prétendait connaître. Malheureusement, la Giralda avait dit tout ce qu'elle savait et le Torero, frémissant d'impatience, attendait que la matinée fût assez avancée pour se présenter devant cette princesse inconnue, car il avait décidé d'aller trouver Fausta.
Vers neuf heures du matin, à bout de patience, le jeune homme ceignit son épée, recommanda à la Giralda de ne pas bouger de l'hôtellerie où elle était en sûreté, sous la garde de Pardaillan, et il sortit.
Il descendit l'escalier intérieur, en chêne sculpté, dont les marches, cirées à outrance, étaient reluisantes et glissantes comme le parquet d'une salle d'honneur du palais, et pénétra dans la cuisine.
Un cabinet semblable à peu près au bureau d'un hôtel moderne avait été ménagé là, dans lequel se tenait habituellement la petite Juana.
Le Torero pénétra dans ce retrait et, s'inclinant gracieusement devant la jeune fille:
—Senorita, dit-il, je sais que vous êtes aussi bonne que jolie, c'est pourquoi j'ose vous prier de veiller sur ma fiancée pendant quelques instants. Voulez-vous me permettre de faire en sorte que nul ne soupçonne sa présence chez vous?
Avec son plus gracieux sourire, Juana répondit:
—Seigneur César, vous pouvez aller tranquille. Je vais monter à l'instant chercher votre fiancée, et, tant que durera votre absence, je la garderai près de moi, dans ce réduit où nul ne pénètre sans ma permission.
—Mille grâces, senorita! Je n'attendais pas moins de votre bon coeur. Vous voudrez bien aviser M. le chevalier de Pardaillan. à son réveil, que j'ai dû m'absenter pour une affaire qui ne souffre aucun retard. J'espère être de retour d'ici à une heure ou deux au plus.
—Le sire de Pardaillan sera prévenu.
Une fois dehors, le Torero se dirigea à grands pas vers la maison des Cyprès, où il espérait trouver la princesse. A défaut, il pensait que quelque serviteur le renseignerait et lui indiquerait où il pourrait la trouver ailleurs.
Ce dimanche matin, on devait, comme tous les dimanches, griller quelques hérétiques. Comme le roi honorait de sa présence sa bonne ville de Séville, l'Inquisition avait donné à cette sinistre cérémonie une ampleur inaccoutumée, tant par le nombre des victimes—sept: autant de condamnés qu'il y avait de jours dans la semaine—que par le faste du cérémonial.
Aussi, le Torero croisait-il une foule de gens endimanchés qui, tous, se hâtaient vers la place San Francisco, théâtre ordinaire de toutes les réjouissances publiques. Nous disons réjouissances, et c'est à dessein. En effet, non seulement les autodafés constituaient à peu près les seules réjouissances offertes au peuple, mais encore on était arrivé à le persuader qu'en assistant à ces sauvages hécatombes humaines, en se réjouissant de la mort des malheureuses victimes, il travaillait à son salut.
Parmi la foule de gens pressés d'aller occuper les meilleures places, il s'en trouvait qui, reconnaissant don César, le désignaient à leurs voisins en murmurant sur un mode admiratif:
«El Torero! El Torero!»
Quelques-uns le saluaient avec déférence. Il rendait les saluts et les sourires d'un air distrait et continuait hâtivement sa route.
Enfin, il pénétra dans la maison des Cyprès, franchit le perron et se trouva dans ce vestibule qu'il avait à peine regardé la nuit même, alors qu'il était à la recherche de la Giralda et de Pardaillan.
Comme il n'avait pas les préoccupations de la veille, il fut ébloui par les splendeurs entassées dans cette pièce. Mais il se garda bien de rien laisser paraître de ces impressions, car quatre grands escogriffes de laquais, chamarrés d'or sur toutes les coutures, se tenaient raides comme des statues et le dévisageaient d'un air à la fois respectueux et arrogant.
Toutefois, sans se laisser intimider par la valetaille, il commanda, sur un ton qui n'admettait pas de résistance, au premier venu de ces escogriffes, d'aller demander à sa maîtresse si elle consentait à recevoir don César, gentilhomme castillan.
Sans hésiter, le laquais répondit avec déférence:
—Sa Seigneurie l'illustre princesse Fausta, ma maîtresse, n'est pas en ce moment à sa maison de campagne.
—Bon! pensa le Torero, cette illustre princesse s'appelle Fausta. C'est toujours un renseignement.
Et, tout haut:
—J'ai besoin de voir la princesse Fausta pour une affaire du plus haut intérêt et qui ne souffre aucun retard. Veuillez me dire où je pourrai la rencontrer.
Le laquais réfléchit une seconde et:
—Si le seigneur don César veut bien me suivre, j'aurai l'honneur de le conduire auprès de M. l'Intendant qui pourra peut-être le renseigner.
Le Torero, à la suite du laquais, traversa une enfilade de pièces meublées avec un luxe inouï, dont il n'avait jamais eu l'idée. Au premier étage, il fut introduit dans une chambre confortablement meublée. C'était la chambre de M. l'Intendant à qui le laquais expliqua ce que désirait le visiteur.
M. l'Intendant était un vieux bonhomme tout courbé, d'une politesse obséquieuse.
—Le laquais qui vous a conduit à moi, dit cet important personnage, me dit que vous vous appelez don César. Je pense que ceci n'est que votre prénom... Excusez-moi, monsieur, avant de vous conduire près de mon illustre maîtresse, j'ai besoin de savoir au moins votre nom... Vous comprendrez cela, je l'espère.
Très froid, le jeune homme répondit:
—Je m'appelle don César, tout court. On m'appelle aussi le Torero.
—Pardonnez-moi, monseigneur, je ne pouvais pas deviner... Je suis au désespoir de ma maladresse; j'espère que monseigneur aura la bonté de me la pardonner... La princesse est menacée dans ce pays, et je dois veiller sur sa vie... Si monseigneur veut bien me suivre, j'aurai l'insigne honneur de conduire monseigneur auprès de la princesse qui attend la visite de monseigneur avec impatience, je puis le dire.
Devant ce respect outré, sous cette avalanche de monseigneurs, le Torero demeura muet de stupeur. Il jeta les yeux autour de lui pour voir si ce discours ne s'adressait pas à un autre. Il se vit seul avec M. l'Intendant. Et il dit doucement, comme s'il avait craint de l'exciter en le contrariant:
—Vous vous trompez, sans doute. Je vous l'ai dit: je m'appelle don César, tout court, et je n'ai aucun droit à ce titre de monseigneur que vous me prodiguez si abondamment.
Mais le vieil intendant secoua la tête et, se frottant les mains à s'en écorcher les paumes:
—Du tout! du tout! dit-il. C'est le titre auquel vous avez droit... en attendant mieux.
Le Torero pâlit et, d'une voix étranglée par l'émotion:
—En attendant mieux?... Que voulez-vous donc dire?
—Rien que ce que j'ai dit, monseigneur. La princesse vous expliquera elle-même.
—En ce cas, conduisez-moi auprès d'elle!
—Tout de suite, monseigneur, tout de suite! Acquiesça l'intendant qui se hâta de prendre son chapeau, son manteau et se précipita à la suite du Torero.
Hors la maison, l'intendant précéda don César et, trottinant à pas rapides et menus, il le conduisit en ville, sur la place San Francisco, déjà encombrée d'une foule bruyante, avide d'assister au spectacle promis.
Si le pavé de la place était envahi par une masse compacte de populaire, les tribunes, les balcons, les fenêtres qui entouraient la place n'étaient pas moins garnis. Mais là, c'était la foule élégante des seigneurs et des nobles dames.
Tous et toutes, nobles et manants, attendaient avec la même impatience sauvage.
Au centre de la place se dressait le bûcher, immense piédestal de fascines et de bois sec sur lequel devaient prendre place sept condamnés.
Face au bûcher, se dressait l'autel construit sur la place même, paré de riches dentelles, tendu de fine lingerie, d'une blancheur immaculée, enguirlandé, fleuri, illuminé comme pour une grande fête: et c'était en effet jour de grande fête.
Du haut de la grosse tour du couvent de San Francisco proche, sans discontinuer, le glas tombait, lent, lugubre, sinistre, affolant. Il annonçait que la fête était commencée, c'est-à-dire que les condamnés, les juges, les moines, les confréries, la cour, le roi, tout ce qui constituait le cortège, sortaient de la cathédrale pour traverser processionnellement les principales voies de la ville, toutes aussi encombrées de curieux, avant d'aboutir à la place où les victimes, du haut de leur bûcher, devaient assister à la célébration de la messe, avant que les bourreaux ne missent le feu aux fascines.
La haine, la fureur, l'impatience, la joie, une joie hideuse, tels étaient les sentiments qui éclataient sur toutes les faces convulsées. Pas un mot de pitié, pas une protestation.
Derrière l'intendant de Fausta qui, au milieu de cette foule compacte, se traçait un chemin avec une vigueur surprenante chez un bonhomme qui paraissait aussi cassé, le Torero parvint jusqu'au perron d'une des plus somptueuses maisons en façade sur la place.
Contrairement à toutes les autres habitations, cette maison n'avait pas un seul spectateur à ses nombreuses fenêtres, pas plus qu'à ses balcons.
Guidé par l'intendant, après avoir traversé un certain nombre de pièces, meublées et ornées avec plus de magnificence encore que les salles de la maison des Cyprès, don César fut introduit dans un petit cabinet, désert pour le moment.
L'intendant le pria d'attendre là un instant, le temps d'aller aviser sa maîtresse.
Dans le couloir où il s'engagea, le vieil intendant tout cassé redressa soudain sa taille, et, d'un pas alerte et vif, il monta au premier étage et pénétra dans un salon, dont le balcon large et spacieux étalait sur la place le ventre rebondi de sa balustrade en fer forgé.
Assise dans un large fauteuil de velours, dans un costume d'une grande simplicité, blanc, depuis les pieds nonchalamment posés sur un coussin de soie rouge merveilleusement brodé jusqu'à la collerette très simple, sans un bijou, sans un ornement, Fausta attendait dans une pose méditative.
Le singulier intendant, qui venait de retrouver si soudainement la vigueur d'un homme dans la force de l'âge, s'inclina profondément devant elle et attendit.
—Eh bien, maître Centurion? interrogea Fausta.
Centurion, puisque c'était lui qui, adroitement grimé, venait de jouer le rôle d'intendant. Centurion répondit respectueusement:
—Eh bien, il est venu, madame.
—Vous l'avez amené?
—Il attend votre bon plaisir en bas.
Fausta répéta le même signe de tête et parut réfléchir un moment.
—Il ne vous a pas reconnu? fit-elle avec une certaine curiosité.
—S'il m'avait reconnu, je n'aurais pas l'honneur de l'introduire auprès de vous.
Fausta eut un mince sourire.
—Je sais qu'il ne vous affectionne pas précisément, dit-elle.
—Dites qu'il me veut la malemort, madame, et vous serez dans le vrai. Cela ne laisse pas que de m'inquiéter beaucoup. Car enfin, si vos projets aboutissent et qu'il continue à me détester, c'en est fait de la situation que vous avez daigné me faire entrevoir.
—Rassurez-vous, maître. Continuez à me servir fidèlement sans vous inquiéter du reste. Le moment venu, je ferai votre paix avec lui. Je réponds que le roi oubliera les injures faites à l'amoureux sans nom et sans fortune. Introduisez-le...
Centurion s'inclina et sortit immédiatement.
Quelques instants plus tard, il introduisait le Torero auprès de Fausta et, après avoir refermé la porte sur lui, il se retirait discrètement.
En voyant Fausta, don César fut ébloui. Jamais beauté aussi accomplie n'était apparue à ses yeux ravis. Avec une grâce juvénile, il s'inclina profondément devant elle, autant pour dissimuler son trouble que par respect.
Fausta remarqua l'effet qu'elle produisait sur le jeune homme. Elle esquissa un sourire. Cet effet, elle avait cherché à le produire, elle l'espérait. Il se réalisait au-delà de ses désirs. Elle avait lieu d'être satisfaite.
D'un oeil exercé, elle étudiait le jeune prince qui attendait dans une attitude pleine de dignité, ni trop humble ni trop fière. Cette attitude, pleine de tact, la mâle beauté du jeune homme, son élégance sobre, dédaigneuse de toute recherche outrée, le sourire un peu mélancolique, l'oeil droit, très doux, la loyauté qui éclatait sur tous ses traits, le front large qui dénotait une intelligence remarquable, enfin la force physique que révélaient des membres admirablement proportionnés dans une taille moyenne, Fausta vit tout cela dans un coup d'oeil, et, si l'impression qu'elle venait de produire était tout à son avantage, l'impression qu'il lui produisait, à elle, pour être prudemment dissimulée, ne fut pas moins favorable.
De cet examen très rapide, qu'il soutint avec une aisance remarquable, sans paraître le soupçonner, le Torero se tira tout à son avantage. Chez Fausta, la femme et l'artiste se déclarèrent également satisfaites.
Tout le plan de Fausta dépendait de la décision qu'allait prendre le Torero. Cette décision elle-même dépendait de l'effet qu'elle produirait sur lui.
Qu'il se dérobât, qu'il refusât de renoncer à son amour pour la Giralda, et ses plans se trouvaient singulièrement compromis.
L'oeuvre n'était pas irréalisable pourtant, du moins elle l'espérait. Et, quant à sa difficulté même, pour une nature combative comme la sienne, c'était un stimulant.
Quant à la Giralda, qui pouvait être sa pierre d'achoppement, on a déjà vu qu'elle avait pris une décision à son égard. C'était très simple, la Giralda disparaîtrait. Si puissant que fût l'amour du Torero, il ne tiendrait pas devant l'irréparable, c'est-à-dire la mort de la femme aimée. Il était jeune, ce Torero, il se consolerait vite. Et, d'ailleurs, pour activer sa guérison, elle avait une couronne à lui donner.
Fausta ne connaissait qu'un seul être au monde capable de rester froid devant d'aussi puissantes tentations: Pardaillan.
Mais Pardaillan n'avait pas son pareil.
Oui, l'oeuvre de séduction serait difficile, mais non pas impossible.
Elle mit donc en oeuvre toutes les ressources de son esprit subtil, elle fit appel à toute sa puissance de séduction, et, de cette voix harmonieuse, enveloppante comme une caresse, elle demanda:
—C'est bien vous, monsieur, qu'on appelle don César?
Le Torero s'inclina en signe d'assentiment.
—Vous aussi qu'on appelle El Torero?
—Moi-même, madame.
—Vous ne connaissez pas votre véritable nom. Vous ignorez tout de votre naissance et de votre famille. Vous supposez être venu au monde, voici environ vingt-deux ans, à Madrid. C'est bien cela?
—Tout à fait, madame.
—Excusez-moi, monsieur, si j'ai insisté sur ces menus détails. Je tenais à éviter une erreur de personne, qui pourrait avoir des conséquences très graves. Veuillez vous asseoir.
De la main, elle désignait un siège placé près de son fauteuil, et un gracieux sourire ponctuait le geste.
Le Torero obéit et elle admira la parfaite aisance de ses gestes, la souplesse de ses attitudes, et, à part soi, elle murmura:
«Oui, c'est bien du sang royal qui coule dans ses veines!...De cet aventurier, élevé à la diable, je ferai un monarque superbe et magnifique.»
A ce moment, des clameurs furieuses éclataient sur la place. Le cortège des condamnés approchait du lieu du supplice, et la foule manifestait ses sentiments par des hurlements féroces:
«A mort!... Mort aux hérétiques!...»
Suivis de ces autres cris:
«Le roi!... le roi!... Vive le roi!...»
Au-dessus des clameurs et des vivats, les couvrant parfois complètement, le Miserere, entonné à pleine voix par des milliers de moines, de pénitents, de frères de cent confréries diverses, se faisait entendre, encore lointain, se rapprochant insensiblement, lugubre et terrible en même temps.
Et, dominant le tout, le glas continuait de laisser tomber, lente, funèbre, sinistre, sa note mugissante.
Cependant, dominant la gêne que lui causaient ces rumeurs, mettant tous ses efforts à surmonter le trouble étrange que la beauté de Fausta avait déchaîné en lui et qu'il sentait augmenter, le Torero dit doucement:
—Vous avez bien voulu témoigner quelque intérêt à une personne qui m'est chère. Permettez-moi, madame, avant toute chose, de vous en exprimer ma gratitude.
Et il était en effet très ému, le pauvre amoureux de la Giralda. Jamais créature humaine ne lui avait produit un effet comparable à celui que lui produisait Fausta.
Jamais personne ne lui en avait imposé autant.
Fausta lisait clairement dans son esprit, et elle se montrait intérieurement de plus en plus satisfaite. Allons, allons, la constance en amour, chez l'homme, était décidément une bien fragile chose. Cette petite bohémienne, à qui elle avait fait l'honneur d'accorder quelque importance, comptait décidément bien peu. La victoire lui paraissait maintenant certaine, et, si une chose l'étonnait, c'était d'en avoir douté un instant.
Mais l'allusion du Torero à la Giralda lui déplut. Elle mit quelque froideur dans la manière dont elle répondit:
—Je ne me suis intéressée qu'à vous, sans vous connaître. Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour vous, uniquement pour vous. En conséquence, vous n'avez pas à me remercier pour des tiers qui n'existent pas pour moi.
A son tour, le Torero fut choqué du suprême dédain avec lequel elle parlait de celle qu'il adorait.
Dès l'instant où cette princesse Fausta paraissait vouloir s'attaquer à l'objet de son amour, il retrouva une partie de son sang-froid, et ce fut d'une voix plus ferme qu'il dit:
—Cependant, ce tiers qui n'existe pas pour vous, madame, m'a assuré que vous aviez été pleine de bonté et d'attentions à son égard.
—Bontés, attentions—s'il y en a eu réellement—dit Fausta d'un ton radouci et avec un sourire, je vous répète que tout cela s'adressait à vous seul.
—Pourquoi, madame? fit ingénument le Torero, puisque vous ne me connaissiez pas.
Fausta laissa tomber sur lui un regard profond, empreint d'une douceur enveloppante:
—Une nature chevaleresque comme celle que je devine en vous comprendra aisément le mobile auquel j'ai obéi. Si vous appreniez, monsieur, qu'on prémédite d'assassiner lâchement une inoffensive créature, qui vous est inconnue, que feriez-vous?
—Par Dieu! madame, dit fougueusement le Torero, j'aviserais cette créature d'avoir à se tenir sur ses gardes, et, au besoin, je lui prêterais l'appui de mon bras.
—Eh bien, monsieur, c'est là tout le secret de l'intérêt que je vous ai porté, sans vous connaître. J'ai appris qu'on voulait vous assassiner et j'ai cherché à vous sauver. La jeune fille dont vous parliez, il y a un instant, devant être, inconsciemment, je me hâte de le dire, l'instrument de votre mort, j'ai fait en sorte que vous ne puissiez l'approcher. Quand j'ai cru le danger passé, je vous ai facilité de mon mieux les voies, et je vous ai fait conduire jusqu'à elle. Tout cela, monsieur, je l'ai fait par humanité, comme vous l'auriez fait, comme aurait fait toute personne de coeur. Je ne pensais pas vous connaître jamais. Et, à vrai dire, je n'y tenais pas, sans quoi je vous eusse attendu chez moi, cette nuit. Certaines actions perdent tout mérite si l'on paraît rechercher un remerciement ou une louange. J'ignorais alors bien des choses, vous concernant, que j'ai apprises depuis, et qui m'ont fait désirer vivement vous connaître. Aujourd'hui que je vous ai vu, je me félicite du peu que j'ai fait pour vous et je vous prie de me considérer comme une amie dévouée, prête à tout entreprendre pour vous sauver.
Toute la fin de cette tirade avait été débitée avec une émotion communicative qui fit une impression profonde sur le Torero. Profondément ému à son tour, il s'inclina gravement et, avec un accent de gratitude très sincère:
—Vraiment, madame, vous me comblez, et je ne sais comment vous remercier. Mais, franchement, ne vous inquiétez-vous pas un peu à la légère? Suis-je donc si menacé?
Très gravement, avec un accent qui fit passer un frisson sur la nuque du Torero, elle dit:
—Plus que vous ne l'imaginez. Je ne dirai pas que vos jours sont comptés; je vous dis: vous n'avez que quelques heures à vivre... si vous vous complaisez dans cette insouciante confiance.
Si brave qu'il fût, le Torero pâlit légèrement.
—Est-ce à ce point? fit-il.
Toujours très grave, elle fit oui de la tête et reprit:
—Je n'ai qu'un regret: celui de vous avoir rapproché de cette jeune fille. Si j'avais su ce que je sais maintenant, jamais, par mon fait du moins, vous ne l'eussiez retrouvée.
Un vague soupçon germa dans l'esprit du Torero. A son tour, il devint froid, tout son calme soudain reconquis.
—Pourquoi, madame? fit-il avec une imperceptible pointe d'ironie.
—Parce que, dit Fausta, toujours grave et avec un accent de conviction impressionnant, parce que cette jeune fille causera votre mort.
Le Torero la fixa un instant. Elle soutint son regard avec un calme imperturbable.
Le commencement de soupçon imprécis qui l'avait effleuré se fondit instantanément sous le feu de ce regard. De nouveau, il fut repris par ce trouble étrange qui l'avait agité et qu'il croyait avoir maîtrisé.
—Mais, enfin, madame, fit-il en passant à un autre ordre d'idées, qui est donc cet ennemi mortellement acharné après moi? Le savez-vous?
—Je le sais.
—Son nom?
—Son nom, je vous le dirai plus tard. Cependant, il est nécessaire que vous sachiez qui vous poursuit de sa haine, ne fût-ce que pour défendre vos jours menacés. Je vous dirai donc que cet ennemi, c'est...
Elle s'arrêta, comme si elle eût hésité à porter un coup qu'elle pressentait très rude.
—C'est?...
—Votre père! lâcha brusquement Fausta.
Et, sous ses dehors apitoyés, elle l'étudiait avec la froide et curieuse attention du praticien se livrant à quelque expérience.
L'effet, du reste, fut foudroyant, dépassant au-delà tout ce qu'elle avait imaginé.
Le Torero se dressa d'un bond et, livide, il gronda d'une voix qui n'avait plus rien d'humain:
—Vous avez dit?...
Très ferme, elle répéta sur un ton énergique:
—Votre père!...
Le Torero la fixait avec des yeux qui n'avaient plus rien de vivant, des yeux qui semblaient implorer grâce.
—Mon père!... On m'avait dit pourtant...
—Quoi donc?
Et, de ses yeux, en apparence très doux, elle le fouillait avec une curiosité aiguë. Savait-il? Ne savait-il pas?
—On m'avait dit qu'il était mort, voici vingt ans et plus...
—Votre père est vivant! dit-elle avec une énergie croissante.
—Mort sous les coups du bourreau, acheva le Torero.
Elle haussa les épaules.
—Histoire inventée à plaisir, dit-elle. Ne fallait-il pas éloigner de vous tout soupçon de la vérité!
Et, en disant ces mots, elle le fouillait de plus en plus. Non! décidément, il ne savait rien, car il reprit en se frappant le front:
—C'est vrai! Niais que je suis! Comment n'ai-je pas songé à cela?... Alors, c'est vrai? dit-il d'une voix implorante, il vit?... Mon père vit?... Mon père!...
Et il répétait doucement ce nom, comme s'il eût éprouvé un soulagement ineffable à le prononcer.
Tout autre que Fausta eût été attendri, eût eu pitié de lui. Mais Fausta ne voyait que le but à atteindre.
Froidement, implacable sous ses airs doucereux, elle reprit:
—Votre père est vivant, bien vivant... malheureusement pour vous. C'est lui qui vous poursuit de sa haine implacable, lui qui a juré votre mort... et qui vous tuera, n'en doutez pas, si vous ne vous défendez énergiquement.
Ces mots rappelèrent le jeune homme au sens de la réalité, momentanément oubliée. Mais, que son père voulût sa mort, cela lui paraissait impossible, contre nature. Instinctivement, il cherchait dans son esprit une excuse à cette monstruosité. Et, tout à coup, il se mit à rire franchement et s'écria joyeusement:
—J'y suis!... Mordieu! madame, l'horrible peur que vous m'avez faite! Est-ce qu'un père peut chercher à meurtrir son enfant, la chair de sa chair? Eh! non, c'est impossible! Mon père ignore qui je suis. Dites-moi son nom, madame, j'irai le trouver, et je vous jure Dieu que nous nous entendrons.
Lentement, comme pour bien faire pénétrer en son esprit chaque parole, elle dit:
—Votre père sait qui vous êtes... C'est pour cela qu'il veut vous supprimer.
Le Torero recula de deux pas et porta sa main crispée à sa poitrine, comme s'il eût voulu s'arracher le coeur.
—Impossible! bégaya-t-il.
—Cela est! dit Fausta rudement.
—Que maudite soit l'heure présente! tonna le Torero. Pour que mon père veuille ma mort, il faut donc que je sois quelque bâtard... Il faut donc que ma mère...
—Arrêtez! gronda Fausta en se redressant, frémissante. Vous blasphémez!... Sachez, malheureux, que votre mère fut toujours épouse chaste et irréprochable! Votre mère, que vous alliez maudire dans un moment d'égarement que je comprends, votre mère est morte martyre... et son bourreau, son assassin, pourrais-je dire, fut précisément celui qui vous repoussa, qui vous veut la malemort aujourd'hui qu'il vous sait vivant, après vous avoir cru mort durant de longues années. L'assassin de votre mère, c'est celui qui vous veut assassiner aussi: c'est votre père!
—Horreur! Mais si je ne suis pas un bâtard...
—Vous êtes un enfant légitime, interrompit Fausta avec force. Je vous en fournirai les preuves... quand l'heure sera venue.
Et, tranquillement, elle reprit place dans son fauteuil.
Lui, cependant, à moitié fou de douleur et de honte, clamait douloureusement:
—S'il en est ainsi, c'est donc que mon père est un monstre sanguinaire, un fou furieux!
—Vous l'avez dit, fit froidement Fausta.
—Et ma mère?... ma pauvre mère? sanglota le Torero.
—Votre mère fut une sainte.
—Ma mère! répéta le Torero, avec une douceur infinie.
—On venge les morts, avant de les pleurer! insinua insidieusement Fausta.
Le Torero se redressa, étincelant, et, d'une voix furieuse:
—Vengeance! oh! oui! vengeance! Mais devrai-je donc frapper mon père pour venger ma mère?... C'est impossible!
Fausta eut un sourire sinistre qu'il ne vit pas. Elle était patiente, Fausta; c'était ce qui la faisait si forte et si redoutable. Elle n'insista pas. Elle venait de semer la graine de mort, il fallait la laisser germer.
—Avant de venger votre mère, il faut vous défendre vous-même. N'oubliez pas que vous êtes menacé.
—Mon père est donc un bien puissant personnage?
—Puissant au-dessus de tout.
Dans l'état d'esprit où il se trouvait, le Torero n'attacha qu'une médiocre importance à ces paroles.
—Madame, dit-il en regardant Fausta en face, j'ignore à quel mobile vous obéissez en me disant les choses terribles que vous venez de me dévoiler.
—Je vous l'ai dit, monsieur, j'ai obéi d'abord à un simple sentiment d'humanité. Depuis que je vous ai vu, je n'ai pas de raison de vous cacher que vous m'avez été sympathique. C'est à cette sympathie, désintéressée, croyez-le, que vous devez le vif intérêt que je vous porte et que vous méritez.
—Je ne doute pas de la pureté de vos intentions, à Dieu ne plaise! madame. Mais, ce que vous venez de me révéler est si extraordinaire, si incroyable que...
—Je vous comprends, monsieur, et je vous approuve, dit vivement Fausta. Je n'ai rien avancé que je ne sois en état de prouver d'irréfutable manière.
—Et vous me fournirez ces preuves? Vous me nommerez mon... père?
—Oui!
—Quand, madame?
—Je ne puis dire encore... Dans un instant peut-être. Peut-être dans quelques jours seulement...
—Bien, madame, je prends acte de votre promesse, et, quoi qu'il advienne, soyez assurée de ma reconnaissance, ma vie vous appartient...
—Il s'agit d'abord de la préserver, votre vie!
—C'est ce que je m'efforcerai de faire, madame. Et tenez pour certain qu'on ne me réduira pas aisément, si puissant qu'on soit.
—Je le crois aussi, dit Fausta d'un air entendu.
—Mais, reprit le Torero, pour me défendre, il est certaines choses que j'ai besoin de savoir ou de comprendre. Me permettez-vous de vous poser quelques questions?
—Faites, monsieur, et, si je le puis, j'y répondrai en toute sincérité.
—Eh bien, donc, madame... comment, en quoi la Giralda pourrait-elle être la cause de ma mort?
A ce moment, les clameurs, les hurlements, les chants sacrés, éclatèrent avec plus de force sur la place. Évidemment, le cortège venait de déboucher sur le lieu du supplice et la foule manifestait ses sentiments par les mêmes vivats et les mêmes cris de mort.
Sans répondre à la question du Torero, Fausta se leva et s'approcha de son pas majestueux, du balcon. Elle jeta un coup d'oeil sur la place et vit qu'elle ne s'était pas trompée. Elle se retourna vers le Torero, qui la regardait faire non sans surprise, et, très calme:
—Approchez, monsieur, venez voir, dit-elle.
De plus en plus étonné, don César secoua la tête, et, doucement:
—Excusez-moi, madame, dit-il, j'ai horreur de ces sortes de spectacles. Ils me révoltent.
—Croyez-vous donc, monsieur, dit paisiblement Fausta, qu'ils ne me répugnent pas, à moi?
Le Torero comprit qu'elle devait avoir un intérêt puissant à le faire assister à cette scène. Malgré sa répugnance, il se leva et la rejoignit.
Le cortège funèbre faisait lentement le tour de la place.
En tête, caracolait une compagnie de «carabins», l'arquebuse posée sur la cuisse. Derrière les cavaliers venait une deuxième compagnie de gens d'armes, à pied. Cavaliers et fantassins étaient chargés de refouler le populaire et de frayer un passage à la procession.
Derrière les soldats venait une longue théorie de pénitents noirs, la cagoule rabattue, un cierge à la main.
En tête des pénitents, un colosse, la tête couverte de la cagoule, comme tous les autres, portait péniblement une immense croix de métal.
Tous ces pénitents tonitruaient lamentablement le De Profundis.
Après cette interminable théorie de pénitents, venaient les gardes de l'Inquisition: gardes à cheval, gardes à pied, et, immédiatement après, le tribunal de l'Inquisition, grand inquisiteur en tête.
Derrière le tribunal, sous un dais rutilant, un évêque, en habits sacerdotaux, portant à bras tendus le saint sacrement, et, derrière, les sept condamnés, en chemise, pieds nus, la tête découverte, un cierge énorme à la main.
Derrière la foule des prêtres et des moines, une triple rangée d'arquebusiers, à pied, et seul, la tête découverte, sombre, traînant la jambe, sinistre dans son somptueux costume noir, le roi, Philippe II.
A sa droite, un pas en arrière, son fils: l'infant Philippe, héritier du trône. Et puis la foule des courtisans, seigneurs, grandes dames, dignitaires, touà en habits de cérémonie.
Voilà ce que vit le Torero.
Le cortège s'arrêta devant l'autel de la place.
Un juge lut à haute voix la sentence de mort aux condamnés.
Un prêtre s'approcha de chaque condamné et lui donna un coup sur la poitrine, ce qui voulait dire qu'il était expulsé de la communauté des vivants.
Ceci, au milieu des cris, des menaces, des injures de la foule en délire.
Alors, l'évêque monta à l'autel. En même temps, les condamnés étaient hissés sur le bûcher, attachés au poteau. Et la messe commença.
Lorsque l'évêque prononça les dernières paroles de l'évangile, la fumée commença de s'élever en tourbillonnant, et, en même temps que la fumée, les hurlements éclatèrent:
«Mort aux hérétiques! Mort aux hérétiques!»
Alors, du haut du bûcher, une voix protesta.
C'était un jeune homme de vingt-cinq ans environ, beau, noble, riche, ayant occupé une charge importante à la cour. Le Torero, qui le connaissait de vue, le reconnut aussitôt.
Et le condamné clamait:
—Je ne suis pas un hérétique! Je crois en Dieu! Que mon sang retombe sur ceux qui m'ont condamné! J'en appelle à...
On ne put en entendre davantage. Des milliers de moines hurlèrent furieusement le Miserere et couvrirent sa voix.
En même temps, les flammes commencèrent à s'élever, vinrent doucement lécher les pieds nus des condamnés, comme pour goûter à la proie qui leur était offerte. Et, l'ayant trouvée à leur goût, elle s'élevèrent davantage encore, enlacèrent les victimes, les étreignirent, les happèrent.
—Horrible! horrible! murmura le Torero en portant sa main devant ses yeux. Quel crime a donc commis ce malheureux?
—Il a commis le crime que tu rêves de commettre!... le crime pour lequel tu seras condamné comme lui, exécuté comme lui... si je n'arrive à te persuader.
—Quel crime? répéta machinalement le Torero.
—Il a entretenu des relations avec une hérétique qu'il a épousée.
—Oh! je comprends!... la Giralda! la bohémienne!...
Mais la Giralda est catholique!
—Elle est bohémienne, dit rudement Fausta, elle est hérétique...
—Elle a été baptisée, se débattit le Torero.
—Qu'elle montre son acte de baptême... elle ne le pourra. Et, le pût-elle, elle a vécu en hérétique, cela suffit, te dis-je, et, toi qui rêves d'unir ton sort au sien, tu seras traité comme celui-ci.
—Quel est donc l'infâme qui impose de telles lois?
—Ton père.
—Mon père! encore! Mais qui est donc ce tigre altéré de sang que la nature maudite me donna pour père?
Comme il disait ces mots, il se fit un grand tapage au balcon d'un des somptueux palais bordant la place. Ce balcon, comme celui de Fausta, était resté, jusque-là, inoccupé. Et voilà que les larges portes-fenêtres, donnant accès au balcon, venaient de s'ouvrir toutes grandes, et une foule de seigneurs, de noble dames, de prêtres et de moines se montraient par les baies.
Un fauteuil unique fut traîné sur le balcon et un personnage, devant qui tous les autres s'effaçaient, parut sur le balcon, s'assit paisiblement, tandis que tous les assistants, restés à l'intérieur, se groupaient derrière le fauteuil. Et le personnage, le menton dans la paume de la main, le coude sur le bras du fauteuil, laissa errer distraitement sur le bûcher embrasé et sur la foule hurlante un regard froid et acéré.
En réponse au cri de révolte et de fureur du Torero, Fausta s'approcha de lui jusqu'à le toucher, et, la face étincelante, le dominant du regard, impérieuse et fatale, elle lui jeta en plein visage, d'une voix tonnante:
—Ton père!... Tu veux savoir qui est ton père?...
Le Torero eut l'intuition rapide d'une révélation formidable, et, affolé, il bégaya:
—Oh!... Qu'allez-vous m'apprendre?
Fausta se pencha davantage encore sur lui, le saisit au poignet et répéta:
—Tu veux connaître ton père?... Eh bien, regarde!... le voici!...
Et son index tendu désignait le personnage qui, froidement, d'un air ennuyé, regardait se consumer les corps des sept suppliciés.
Le Torero fit deux pas en arrière, et, les yeux hagards, cria d'une voix où il y avait plus de douleur certes que d'horreur:
—Le roi!...
III
LE FILS DU ROI
Un long moment, Fausta considéra silencieusement, avec une sombre satisfaction, le jeune homme qui paraissait accablé de douleur.
Elle avait mené toute cette partie de son entretien avec une habileté infernale.
Sérieusement documentée, elle savait que le roi Philippe, qui n'inspirait que la terreur à la majorité de ses sujets, était abhorré par une minorité composée d'une élite dans laquelle tous les éléments de la société fraternisaient, momentanément unis dans la haine et l'horreur que leur inspirait le sombre despote.
Grands seigneurs aux idées libérales, artistes, savants, soldats, bourgeois, aventuriers, gens du peuple, on trouvait de tout dans cette minorité. Le mécontentement était assez général, assez profond pour qu'un mouvement occulte fût tenté par quelques-uns, ambitieux ou illuminés, dont le désintéressement ne pouvait être suspecté. Nous avons vu Fausta présider et diriger à son gré une réunion de ces révoltés. Qu'un mouvement sérieux vînt à se dessiner, et une foule d'inconnus ou d'hésitants se joindraient a ceux qui auraient donné le branle.
Fausta savait tout cela.
Elle savait encore que le Torero était au nombre de ceux pour qui le nom du roi était synonyme de meurtre, de fureur sanglante, et à qui il n'inspirait que haine et horreur. De plus, chez le Torero, la haine du tyran se doublait d'une haine personnelle pour celui qu'il accusait d'avoir assassiné son père.
La haine du Torero pour le roi Philippe existait de longue date, farouche et tenace, et Fausta le savait. Si le Torero ne s'était pas affilié à ceux qui cherchaient, dans l'ombre, à frapper, ou tout au moins à renverser le despote, ce n'était pas par prudence ou par dédain. Sa haine était personnelle, et il était résolu à l'assouvir personnellement.
Tels étaient les sentiments de don César à l'égard du roi Philippe au moment où Fausta s'était dressée devant lui pour lui crier: «C'est ton père!»
On comprend que le coup avait pu l'accabler.
Ce n'est pas tout: depuis qu'il avait l'âge de raisonner, don César, trompé par des récits—probablement intéressés—où la fiction côtoyait dangereusement la vérité, don César s'était complu à dresser, dans son coeur, un autel à la vénération paternelle. Ce père, qu'il n'avait jamais connu, il le voyait grand, noble, généreux, il le parait des qualités les plus sublimes, il lui apparaissait tel qu'un dieu.
Ceci, c'était le plus affreux. Tellement affreux que cela ne lui paraissait pas croyable.
Il se disait:
«J'ai mal entendu... je suis fou. Le roi n'est pas mon père... il ne peut pas être mon père puisque... je sens que je le hais toujours!... Non, non, mon père est mort!...»
Mais Fausta avait été trop énergiquement affirmative. Il n'y avait pas à douter: c'était bien cela, le roi était bien son père. Alors, il se raccrochait désespérément à son idéal renversé, il cherchait des excuses à cet homme qu'on lui désignait pour son père. Il se disait que, sans doute, il l'avait mal jugé, et il fouillait furieusement les actes connus du roi pour y découvrir quelque chose, susceptible de le grandir à ses yeux.
Et, désespéré, s'accablant d'injures et d'anathèmes, il constatait qu'il ne trouvait rien. Et, dans une révolte de tout son être, il se disait:
«C'est mon père, pourtant! C'est mon père! Est-il possible qu'un fils haïsse son père? N'est-ce pas plutôt moi qui suis un monstre dénaturé?»
Alors, sa pensée bifurqua: il pensa à sa mère.
On ne lui en avait parlé que fort peu. Pour cette raison, ou pour toute autre que nous ignorons, sa mère n'avait jamais occupé dans son coeur la place qu'y avait eue son père. Pourquoi? Qui peut savoir? Certes, il avait pensé à elle souvent, chaque jour. Mais la première place avait toujours été pour son père. Et voici que, par un de ces revirements qu'il ne cherchait pas à s'expliquer, tout d'un coup, la mère détrônait le père et prenait sa place.
Et ceci, c'était le chef-d'oeuvre de Fausta, qui avait savamment soufflé la haine dans son coeur, la haine contre son père, et qui, soudain, pour excuser cette haine monstrueuse, pour la justifier, pour la rendre plus profonde, plus tenace, pour la sanctifier, en quelque sorte, avait fait intervenir sa mère.
Maintenant, le Torero, ballotté, déchiré entre ces sentiments divers, n'était plus qu'une loque humaine dont elle pourrait disposer à sa guise.
Le plus fort était fait, le reste ne serait qu'un jeu. Le Torero, le fils du roi, était à elle, elle n'avait qu'à tendre la main pour le prendre. Elle serait reine, impératrice, elle dominerait le monde par lui—car il ne serait jamais qu'un instrument entre ses mains.
Et, en attendant, il fallait le lâcher sur celui qu'elle lui avait dit être son père. Il fallait lui faire admettre l'idée d'un meurtre, régicide doublé de parricide, en le parant des apparences d'une légitime défense.
Et, comme le jeune prince demeurait toujours muet, les yeux exorbités obstinément fixés sur le roi, doucement, de ses propres mains, Fausta poussa les battants de la fenêtre, laissa retomber les lourds rideaux, dérobant à ses yeux une vue qui lui était si pénible.
En effet, dès qu'il ne vit plus le roi, don César poussa un long soupir de soulagement et parut sortir d'un rêve angoissant comme un cauchemar.
Fausta, voyant qu'il s'était ressaisi et qu'il était maintenant à même de continuer l'entretien, dit doucement d'une voix grave où perçait une sourde émotion:
—Excusez-moi, monseigneur, de vous avoir si brutalement dévoilé la vérité. Les circonstances ont été plus fortes que ma volonté et m'ont emportée malgré moi.
Le Torero fut secoué d'un frisson qui le parcourut de la nuque aux talons. Ce titre de «monseigneur» avait pris dans la bouche de Fausta une ampleur insoupçonnée.
En même temps, chose curieuse, ce titre lui causa une impression pénible qu'il traduisit en répétant avec amertume et en secouant la tête:
—Monseigneur!...
—C'est le titre qui vous revient de droit, dit gravement Fausta, en attendant mieux.
Que signifiait ce: en attendant mieux? L'intendant de la princesse avait, presque textuellement, prononcé les mêmes paroles. Que lui voulait-on, décidément? Il résolut de le savoir au plus tôt, et, comme Fausta lui indiquait son siège en disant: «Daignez vous asseoir», le Torero s'assit, bien résolu à tirer au clair tout ce qui lui paraissait obscur dans l'extraordinaire aventure qui lui arrivait.
—Ainsi, madame, dit-il d'une voix très calme en apparence, vous prétendez que je suis fils légitime du roi Philippe?
Fausta le fouilla d'un regard pénétrant, et ne put s'empêcher de rendre intérieurement hommage à la force d'âme de ce jeune homme.
«Décidément, songea-t-elle, ce petit aventurier n'est pas le premier venu. Il a une dose d'orgueil vraiment royale. Tout autre à sa place, eût accepté la révélation que je lui ai faite en exultant. Celui-ci reste froid. Il ne se laisse pas éblouir, il discute, et, je crois. Dieu me pardonne! que son plus cher désir serait d'acquérir la preuve que je me suis trompée. Serait-il dénué d'ambition à ce point? Après avoir eu le malheur de me heurter a un Pardaillan, aurai-je cet autre malheur d'avoir mis la main sur un de ces désabusés, un de ces fous pour qui fortune, naissance, puissance, couronne même, ne sont que des mots vides de sens?»
En songeant ainsi, elle levait vers le ciel un regard chargé d'imprécations et de menaces, comme si elle eût sommé Dieu de lui venir en aide.
Et, à la question du Torero, qui ne la suspectait pas personnellement, elle répondit du tac au tac:
—Des documents, d'une authenticité indiscutable, que je possède, des témoins, dignes de foi, prétendent que vous êtes fils légitime du roi Philippe. Et c'est pourquoi je le dis. Mais je ne prétends rien, personnellement, croyez-le bien. Au surplus, je vous l'ai dit, un jour très prochain, je mettrai toutes ces preuves sous vos yeux.
Très doucement, le Torero dit:
—A Dieu ne plaise, madame, que je doute de vos paroles, ni que je suspecte vos intentions!
Et, avec un sourire amer:
—Je n'ai pas reçu l'éducation réservée aux fils de roi... futurs rois eux-mêmes. Tout infant que je suis—vous l'assurez—je n'ai pas été élevé sur les marches du trône. J'ai vécu dans les ganaderias, madame, au milieu des fauves que j'élève pour le plus grand plaisir des princes, mes frères. C'est mon métier, madame, à moi, un métier dont je vis, n'ayant ni douaire, ni titres, ni dotations. Je suis un gardeur de taureaux, madame. Excusez-moi donc si je parle le langage brutal d'un gardien de fauves, au lieu du langage fleuri de cour auquel vous êtes accoutumée sans doute, vous, princesse souveraine.
Fausta approuva gravement de la tête.
Le Torero, s'étant excusé à sa manière, reprit aussitôt:
—Ma mère, madame, comment s'appelait-elle?
—Vous êtes prince légitime, dit Fausta. Votre mère s'appelait Elisabeth de France, épouse légitime de Philippe, roi, reine d'Espagne, par conséquent.
Le Torero passa la main sur son front moite.
—Mais enfin, madame, dit-il d'une voix tremblante, puisque je suis fils légitime, pourquoi cet abandon? Pourquoi cette haine acharnée d'un père contre son enfant? Pourquoi cette haine contre l'épouse légitime, haine qui est allée jusqu'à l'assassinat?... Car, vous m'avez bien dit, n'est-ce pas, que ma mère était morte des mauvais traitements que lui infligeait son époux?
—Je l'ai dit et je le prouverai.
—Ma mère était donc coupable?
—Votre mère, je l'ai dit et je le répète, et je le prouverai, la reine, votre mère, votre auguste mère, était une sainte.
Évidemment, elle exagérait considérablement. Elisabeth de Valois, fille de Catherine de Médicis, façonnée au métier de reine par sa redoutable mère, pouvait avoir été tout ce qu'il lui aurait plu d'être, hormis une sainte.
Mais c'est au fils que parlait Fausta, et elle comptait sur sa piété filiale, d'autant plus ardente et aveugle qu'il n'avait jamais connu sa mère, pour lui faire accepter toutes les exagérations qu'il lui conviendrait d'imaginer.
Fausta avait besoin d'exaspérer autant qu'il serait en son pouvoir le sentiment filial en faveur de la mère.
Plus celle-ci apparaîtrait grande, noble, irréprochable aux yeux du fils, et plus, forcément, sa fureur contre l'époux, bourreau de sa mère, se déchaînerait violente, irrésistible.
Le Torero accueillit l'affirmation de Fausta avec une joie manifeste. Il eut un long soupir de soulagement et demanda:
—Puisque ma mère était irréprochable, pourquoi cet acharnement, pourquoi ce long martyre dont vous avez parlé? Le roi serait-il réellement le monstre altéré de sang que d'aucuns prétendent qu'il est?
Il oubliait que lui-même l'avait toujours considéré comme tel. Maintenant qu'il savait qu'il était son père, il cherchait instinctivement à le réhabiliter à ses propres yeux.
Ceci ne pouvait faire l'affaire de Fausta. Implacable, elle répondit:
—Le roi, malheureusement, n'a jamais eu, pour personne, un sentiment de tendresse. Le roi, c'est l'orgueil, c'est l'égoïsme, c'est la sécheresse de coeur, c'est la cruauté en personne. Malheur à qui lui résiste ou lui déplaît. Cependant, en ce qui concerne la reine, il avait un semblant d'excuse.
—Ah! fit vivement le Torero. Peut-être fut-elle légère, inconséquente, oh! innocemment, sans le vouloir?
—Non, la reine n'eut rien à se reprocher. Si j'ai parlé d'un semblant d'excuse, c'est qu'il s'agit d'une aberration commune à bien des hommes: la jalousie.
—Jaloux!... Sans motif?
—Sans motif, dit Fausta avec force. Et qui pis est, sans amour.
—Comment peut-on être jaloux de qui l'on n'aime pas?
Fausta sourit.
—Le roi n'est pas fait comme le commun des mortels, dit-elle.
—Se peut-il que la jalousie, sans amour, aille jusqu'au crime? Ce que vous appelez jalousie, d'autres pourraient, plus justement peut-être, l'appeler férocité.
Fausta sourit encore d'un sourire énigmatique qui ne disait ni oui ni non.
—C'est toute une histoire mystérieuse et lamentable qu'il me faut vous conter, dit-elle, après un léger silence. Vous en avez entendu parler vaguement, sans doute. Nul ne sait la vérité exacte, et nul, s'il savait, n'oserait parler. Il s'agit du premier fils du roi, votre frère, de celui qui serait l'héritier du trône à votre place, s'il n'était pas mort à la fleur de l'âge.
—L'infant Carlos! s'exclama le Torero.
—Lui-même, dit Fausta. Écoutez donc.
Alors, cette terrible histoire de son vrai père, Fausta se mit à la lui raconter, en l'arrangeant à sa manière, en brouillant la vérité avec le mensonge, de telle sorte qu'il eût fallu la connaître à fond pour s'y reconnaître.
Elle la raconta avec une minutie de détails, avec des précisions qui ne pouvaient ne pas frapper vivement l'esprit de celui à qui elle s'adressait, et ceci d'autant plus que certains de ces détails correspondaient à certains souvenirs d'enfance du Torero, expliquaient lumineusement certains faits qui lui avaient paru jusque-là incompréhensibles, corroboraient certaines paroles surprises par lui.
Et, toujours, tout au long de cette histoire, elle faisait ressortir avec un relief saisissant le rôle odieux du roi, du père, de l'époux, cela sans insister, en ayant l'air de l'excuser et de le défendre. En même temps, la figure de la reine se détachait, douce, victime résignée jusqu'à la mort d'un implacable bourreau.
Quand le récit fut terminé, il était convaincu de la légitimité de sa naissance, il était convaincu de l'innocence de sa mère, il était convaincu de son long martyre. En même temps, il sentait gronder en lui une haine furieuse contre le bourreau qui, après avoir assassiné lentement la mère, voulait à tout prix supprimer l'enfant devenu un homme. Et il se sentait animé d'un désir ardent de vengeance.
Quand elle eut donc terminé son récit, Fausta vit le jeune homme dans l'état d'exaspération où elle le voulait; elle attaqua résolument, selon sa coutume:
—Vous m'avez demandé, monseigneur, pourquoi je m'étais intéressée à vous sans vous connaître. Et je vous ai dit que j'avais répondu à un sentiment d'humanité fort compréhensible. J'ai ajouté que, depuis que je vous avais vu, ce sentiment avait fait place à une sympathie qui s'accroît de plus en plus, au fur et à mesure que je vous pénètre davantage. Chez moi, mon prince, la sympathie n'est jamais inactive. Je vous ai offert mon amitié, je vous l'offre encore.
—Madame, vous me voyez confus et ému à tel point que je ne trouve pas de paroles pour vous exprimer ma gratitude.
—Attendez, prince, avant d'accepter ou de refuser...
—Madame, interrompit vivement le Torero, qui s'exaltait sans s'en apercevoir, comment pouvez-vous me croire assez insensé, assez ingrat, pour refuser l'offre généreuse d'une amitié qui me serait précieuse au-dessus de tout?
Elle secoua la tête avec un sourire empreint d'une douce mélancolie.
—Défions-nous des mouvements spontanés, prince.
Et, avec une émotion intense qui fit frissonner délicieusement le jeune homme enivré:
—S'il nous était permis de suivre les impulsions de notre coeur, si je pouvais, moi qui vous parle, accomplir sans désemparer ce que le mien me dicte tout bas, vous seriez, prince, un des monarques les plus puissants de la terre, car je devine en vous les qualités rares qui font les grands rois.
Très ému par ces paroles prononcées avec un accent de conviction ardente, plus ému encore par ce qu'elles laissaient deviner de sous-entendu flatteur, le Torero s'écria:
—Dirigez-moi, madame. Parlez, ordonnez, je m'abandonne entièrement à vous.
L'oeil de Fausta eut une fugitive lueur. Elle eut un geste comme pour signifier qu'elle acceptait de le diriger et qu'il pouvait s'en rapporter à elle. Et, très calme, très douée:
—Avant de dire oui ou non, je dois établir en quelques mots nos positions respectives. Je dois vous dire qui je suis, ce que je peux, et ce que vaut cette amitié que je vous offre. Je dois aussi vous rappeler ce que vous êtes, j'entends au regard de tous ceux qui vous connaissent, ce que vous pouvez faire, et où vous allez.
—Je vous écoute, madame, fit avec déférence le Torero. Il me semble que la vie me paraîtrait terne, insupportable, si vous ne deviez plus l'éclairer de votre radieuse présence.
Ceci était dit avec cette galanterie outrée particulière à l'époque en général, et plus spécialement au tempérament, extrême en tout, de l'Espagnol. Néanmoins, Fausta crut démêler un accent de sincérité indéniable dans la manière dont furent prononcées ces paroles.
Elle reprit avec force:
—Vous êtes pauvre, sans nom, isolé, incapable d'entreprendre quoi que ce soit de grand, malgré votre popularité, parce que votre obscurité et surtout votre naissance douteuse viendraient se briser contre des préjugés de caste, plus puissants dans ce pays que partout ailleurs. Si vous avez du génie, vous êtes condamné quand même à végéter, obscur et inconnu: votre naissance vous interdit d'aspirer aux honneurs, aux emplois publics. Ce que je vous dis là est-il vrai?
—Très vrai, madame. Mais je ne désire ni la gloire ni les honneurs. Mon obscurité ne me pèse pas, et, quant à la pauvreté, elle m'est légère. Au reste, vous savez peut-être que, si je voulais accepter tous les dons que les nobles amateurs de corridas jettent dans l'arène à mon intention, je pourrais être riche.
—Je sais, dit gravement Fausta. On dit de vous: brave comme le Torero. On dit aussi: généreux comme le Torero. Cependant, maintenant que vous savez que vous êtes issu de sang royal, vous ne pouvez continuer l'humble et obscure existence qui fut la vôtre jusqu'à ce jour.
—Pourquoi, madame? fit naïvement le Torero. Cette existence a son charme, et je ne vois pas pourquoi je la changerais.
Fausta eut un imperceptible froncement de sourcils. Ces paroles dénotaient un manque d'ambition qui contrariait ses projets.
—Vous oubliez, dit-elle simplement, qu'il ne vous est pas permis de vivre, même obscur, pauvre, ignoré, dénué de biens et d'ambition. Vous oubliez que demain, quand vous paraîtrez dans l'arène, vous serez misérablement assassiné, et que rien, rien ne pourra vous sauver... si je vous abandonne.
Le Torero eut un sourire de défi.
—Je vous entends, traduisit Fausta, vous voulez dire que vous ne vous laisserez pas égorger comme mouton à l'abattoir.
—C'est bien cela, madame.
—Vous oubliez encore que celui qui veut votre mort détient la puissance suprême, vous oubliez que, celui-là, c'est le roi. Pensez-vous qu'il s'arrêtera à des demi-mesures et se contentera de lâcher sur vous quelques misérables coupe-jarrets? Vous souriez encore et je vous comprends. Vous vous dites que vous trouverez quelques hardis compagnons qui n'hésiteront pas à tirer l'épée pour votre défense. Insensé que vous êtes! Sachez donc, puisqu'il faut tout vous dire, que demain une armée sera sur pied à votre intention. Demain des milliers d'hommes d'armes, avec arquebuses et canons, tiendront la ville sous la menace. On espère, on compte qu'un incident surgira qui permettra de charger la canaille. Vous serez frappé le premier et votre mort paraîtra accidentelle, Je vous dis que vous êtes condamné irrémédiablement.
Ces paroles, prononcées avec une violence croissante, firent impression sur le Torero. Néanmoins il ne se rendit pas sur-le-champ.
—Pour quel crime me condamnerait-on? fit-il.
Fausta étendit la main vers le balcon, et désignant le bûcher que les lourds rideaux dérobaient à leur vue:
—Le même crime de ce malheureux que vous avez entendu clamer son innocence.
Si brave que fût le Torero, il sentit la terreur se glisser sournoisement en lui et c'était ce que voulait Fausta.
—Eh bien, soit, fit-il après une légère hésitation, je fuirai. Je quitterai l'Espagne.
Fausta sourit.
—Essayez de franchir une des portes de la ville, dit-elle.
—J'ai des amis, je puis m'assurer les services de quelques braves résolus à tout, pourvu qu'on y mette le prix. Je passerai de force.
—Il vous faudra donc, dit tranquillement Fausta, engager une armée entière, car vous vous heurterez, vous, à une armée, à dix armées s'il le faut.
Le Torero la considéra un instant. Il vit qu'elle ne plaisantait pas, qu'elle était sincèrement convaincue que le roi ne reculerait devant rien pour le faire disparaître. A son tour, il eut la perception très nette que sa vie, comme elle le disait, ne tenait qu'à un fil. En même temps, il comprit que la lutte était impossible. Machinalement, il demanda:
—Que faire alors?
Cette question, Fausta l'attendait. Elle avait tout dit pour la lui arracher.
Très calme, elle reprit:
—Avant de vous répondre, laissez-moi vous poser une question: Voulez-vous vivre?
—Si je le veux! Mordieu! madame, j'ai vingt ans! A cet âge, on trouve la vie assez bonne pour y tenir!
—Etes-vous résolu à vous défendre?
—N'en doutez pas, madame.
—Encore faudrait-il savoir jusqu'à quel point?
—Par tous les moyens, madame.
—S'il en est ainsi, si vous m'écoutez, peut-être réussirai-je à vous sauver.
—Mais vous ne vous sauverez qu'en frappant votre ennemi avant qu'il ne vous ait mis à mal.
Ceci fut dit avec ce calme glacial que prenait Fausta en certaines circonstances. Il semblait qu'elle avait dit la chose la plus simple, la plus naturelle du monde. Malgré ce calme effroyable, elle appréhendait vivement l'effet de ses paroles, et ce n'était pas sans anxiété qu'elle observait le jeune homme.
Le Torero, à cette proposition inattendue, s'était dressé brusquement, et, livide, tremblant, il s'exclamait:
—Tuer le roi!... tuer mon père!... Vous n'y pensez pas, madame... Vous voulez m'éprouver sans doute?
—Je croyais, dit Fausta avec un léger dédain, que vous étiez un homme. Je me suis trompée. N'en parlons plus. Pourtant, moi qui ne suis qu'une femme, je ne laisserais pas la mort de ma mère sans vengeance.
—Ma mère! dit le Torero d'un air égaré.
—Oui, votre mère! Morte assassinée par celui qui vous assassinera, puisque vous tremblez a la seule pensée de frapper.
—Ma mère! répéta le Tçrero en crispant les poings avec fureur. Mais le tuer, lui, mon père!... C'est impossible! J'aime mieux qu'il me tue moi-même.
Fausta comprit qu'insister davantage risquait de lui faire perdre le terrain gagné dans cet esprit. Avec une souplesse admirable, elle changea de tactique, et avec un haussement d'épaules:
—Éh! fit-elle avec une certaine impatience, qui vous parle de tuer?
—Cependant, vous avez dit...
—J'ai dit: il faut frapper. Je n'ai pas dit, je n'ai pas voulu dire: il faut tuer.
Le Torero eut un soupir de soulagement d'une éloquence muette. Ses traits convulsés se rassérénèrent, et, pour cacher son désarroi, il s'excusa en disant:
—Pardonnez ma nervosité, madame.
—Elle me paraît naturelle, dit gravement Fausta, Je vais parler clairement. Ce que le roi craint par-dessus tout, c'est que l'on apprenne que vous êtes son fils légitime et l'héritier de sa couronne. Il eût pu employer la procédure usuelle. Cela lui eût simplifié la besogne en lui permettant de vous frapper plus sûrement peut-être. Mais, si secret que soit un jugement, si dociles que soient des magistrats, qui peut jurer qu'une indiscrétion ne sera pas commise?
—Cependant, vous disiez tout à l'heure que j'étais menacé d'une arrestation suivie d'une condamnation à mort, naturellement.
—Oui. Mais le roi ne se résoudra à cette extrémité que lorsqu'il lui sera dûment démontré qu'il ne peut vous atteindre autrement. Vous pouvez plus que vous ne pensez. D'abord exploiter cette terreur du roi au sujet de la divulgation de votre naissance.
—Comment? Excusez-moi, madame, je ne comprends pas grand-chose à toutes ces complications. La pensée que je suis réduit à comploter bassement contre mon propre père, cette pensée m'est aussi douloureuse qu'odieuse, et j'avoue qu'elle m'enlève toute ma lucidité.
—Je comprends vos scrupules et je les approuve.
Encore ne faudrait-il pas les pousser à l'extrême. Hélas! je conçois que votre coeur soit déchiré, mais, si douloureux pour vous, si pénible pour moi que cela soit, je dois insister. Il y va de votre salut. Je vous dis donc: Ne vous obstinez pas à voir le père dans la personne du roi. Le père n'existe pas. L'ennemi seul reste: c'est lui seul que vous devez voir, c'est lui seul que vous devez combattre.
Le Torero demeura un moment songeur et, redressant le front, il dit douloureusement:
—Je sens que ce que vous dites est juste. Cependant j'ai peine à l'accepter.
Fausta se fit glaciale.
—Entendez-vous par là, dit-elle, que vous renoncez à vous défendre et que vous consentez à tendre bénévolement le cou pour mieux recevoir la mort?
Le Torero réfléchit un long moment pendant lequel Fausta l'examina avec une anxiété qu'elle ne pouvait surmonter. Enfin il se décida.
—Vous avez cent fois raison, madame, dit-il, d'une voix sourde. J'ai droit à la vie, comme tout le monde. Je me défendrai donc coûte que coûte.
Fausta le vit bien décidé cette fois. Elle se hâta de reprendre:
—Prenez les devants. Le roi craint qu'un fâcheux hasard ne fasse connaître votre naissance. Proclamez-la vous-même, hautement. Je vous remettrai les preuves irréfutables de cette naissance. Ces preuves, étalez-les au grand jour. Il faut que, dans quelques jours, tout le royaume sache que vous êtes l'héritier légitime de la couronne. Il faut que l'on connaisse l'odieuse conduite du roi envers votre sainte mère et envers vous. Quand on saura tout cela, il s'élèvera un tel cri de réprobation unanime contre votre bourreau qu'il tremblera sur son trône. Voilà comment vous pouvez le frapper, rudement, croyez-le.
—C'est vrai, madame. Aussi ferai-je comme vous dites. Mais laissez-moi vous dire que vous vous trompez quand vous dites que je vous ai crue capable de me conseiller un assassinat. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu'un front aussi pur que le vôtre ne peut receler que des pensées nobles et pures.
Fausta daigna sourire.
—Vous pensez donc, madame, que j'échapperai à la haine mortelle du roi en proclamant moi-même ma naissance?
—Sans doute. Le roi n'osera plus vous faire assassiner. La vérité étant connue de tous, votre meurtrier serait incontinent désigné par tous. Si puissant, si orgueilleux qu'il soit, le roi reculera devant un tel défi jeté à la fureur de tout un peuple. Il lui restera la ressource de vous traduire devant un tribunal. Là, vous réclamerez hardiment la reconnaissance publique de tous vos droits. Et, soyez tranquille, les preuves que vous fournirez seront telles que le roi devra s'incliner. Vous serez proclamé, c'est votre droit, héritier de la couronne. Vous n'aurez qu'à attendre qu'il plaise à Dieu de rappeler à son divin tribunal le meurtrier de votre mère pour régner à votre tour.
—Est-ce possible? balbutia le Torero ébloui.
—Cela sera, dit Fausta avec une conviction impressionnante. Cela sera beaucoup plus tôt que vous ne croyez. Le roi est vieux, usé, malade. Ses jours sont comptés.
—Eh bien, madame, dit généreusement le Torero, si extraordinaire que cela vous puisse paraître, je lui souhaite de me faire attendre longtemps.
Fausta eut un mince sourire. Allons, décidément, elle l'avait tout doucement amené à accepter ses idées. Il restait maintenant à lui faire abandonner la Giralda.
Sans qu'elle eût pu dire pourquoi, Fausta sentait que ce serait là le plus dur de sa tâche. Mais elle avait mené à bien des intrigues autrement scabreuses. L'avoir amené à trouver tout naturel de monter sur un trône, c'était énorme. Quant au reste, la mort à bref délai de Philippe II, elle en faisait son affaire. Qu'il le voulût ou non, une fois pris dans l'engrenage, il serait bien forcé d'aller jusqu'au bout. Et, quant à la petite bohémienne, s'il se montrait irréductible sur ce point, elle aurait tôt fait de s'en débarrasser.
—Ainsi, dit le Torero qui paraissait plongé dans un rêve éblouissant, ainsi je vous devrai une couronne! Comment pourrai-je m'acquitter envers vous?
—Nous parlerons de cela tout à l'heure, dit Fausta d'un air détaché. Pour le moment il faut mettre sur pied tous les aboutissants de cette entreprise. Vous pensez bien que cela n'ira pas sans quelques difficultés.
—Je m'en doute bien un peu, dit le Torero en souriant.
—D'abord la journée de demain. Je vous l'ai dit: une armée entière tiendra la ville sous la menace. Il faut qu'il y ait bagarre, émeute, tel est le plan du roi, conseillé par M. d'Espinosa. Dans la lutte, vous seriez tué: simple accident. Vous ne serez pas tué. J'en fais mon affaire, mes précautions sont prises. A l'armée du roi, j'oppose une armée à moi, que j'ai levée de mes deniers.
—Vous avez fait cela? fit le Torero, émerveillé.
—Je l'ai fait.
—Mais pourquoi?
—Je vous le dirai tout à l'heure, dit froidement Fausta. A cette armée de gentilshommes, de soldats aguerris, qui est à moi, qui a pour mission de veiller uniquement sur votre précieuse personne, se joindra le populaire qui vous admire et vous aime. Par mes soins, l'or est répandu à pleines mains dans le but de raviver l'enthousiasme. Comme une traînée de poudre, le bruit se répandra que le Torero est menacé. De toutes parts les défenseurs surgiront. Ce n'est pas tout. En même temps le bruit se répandra que le Torero n'est autre que l'infant Carlos—c'est sous ce nom que vous régnerez—disparu dès sa naissance, poursuivi sa vie durant par la haine implacable autant qu'injuste de son père. L'infant Carlos sera acclamé de tous.
—Je vous admire, madame, dit sincèrement le Torero.
Sans relever ces mots, Fausta reprit:
—Donc vous êtes sauf. Au milieu d'une armée qui vous acclame, je défie le roi de venir vous prendre. Demain, vous serez encore le Torero; après-demain, vous serez l'infant Carlos. La ville tout entière est à vous. Vingt mille hommes d'armes, à vous, tiennent en respect les troupes royales. Si vous le voulez, avant la fin de la semaine, le roi est pris, détrôné, enfermé dans un couvent, et vous montez sur le trône à sa place.
Et, comme le Torero ébauchait un geste de protestation, elle ajouta vivement:
—Mais vous êtes généreux. Vous n'abuserez pas de votre victoire. Vous allez trouver le roi, vous traitez avec lui d'égal à égal. Et il s'estime trop heureux, devant la rapidité foudroyante du mouvement, de vous reconnaître publiquement pour l'héritier de sa couronne. Et vous, en fils soumis et respectueux, vous lui laissez la vie et le pouvoir. Vous attendez votre heure, qui ne saurait tarder.
—Je rêve!... balbutia le Torero.
—Votre heure sonne. Vous voici roi de toutes les Espagnes, roi du Portugal, prince souverain des Pays-Bas, empereur des Indes. Je vous donne mes États d'Italie avec ce que vous aurez en propre par héritage, cela vous donne la moitié de l'Italie. Vous prenez le reste.
—Oh!
—Alors vous vous tournez vers la France. C'est le rêve de votre père, cela. Vous l'envahissez par les Pyrénées et par les Alpes. En même temps vos armées descendent des Flandres. Une campagne rapidement menée vous livre la France, qui n'acceptera jamais un roi huguenot. Alors vous remontez au nord et à l'est, vous envahissez l'Allemagne comme vous avez envahi la France, et vous reconstituez un empire plus grand que ne fut celui de Charlemagne. Vous êtes le maître du monde. Voilà ce que vous pouvez faire, soutenu par la main que je vous offre. Acceptez-vous?
Fausta s'était enflammée peu à peu à l'évocation de ses rêves gigantesques. Sa parole chaude, ardente, son air illuminé transportèrent littéralement le Torero, qui, ne sachant s'il était éveillé ou s'il rêvait, s'écria:
—Il faudrait être frappé de folie pour ne pas accepter. Mais vous, madame, vous qui jetez avec une aussi prodigieuse désinvolture des millions dans cette entreprise, vous qui parlez de me donner vos États, vous enfin qui m'éblouissez par l'évocation d'une prestigieuse puissance, que me demandez-vous? Quelle sera votre part?
Fausta prit un temps. Puis fixant ses yeux droit dans les yeux du Torero, lentement, en égrenant chaque syllabe:
—Je partagerai votre gloire, votre fortune, votre puissance.
Et le fixant toujours d'un regard aigu:
—Il reste à régler la façon dont se fera le partage.
Le Torero eut un geste de superbe insouciance qu'elle admira en connaisseur.
—Il est nécessaire que vous sachiez, dit-elle doucement.
Très galamment, il répondit:
—Ce que vous ferez sera bien fait.
—Ce partage se fera de la manière la plus simple et la plus naturelle.
Elle le laissa en suspens un inappréciable instant et brusquement elle porta le coup:
—Je serai votre épouse!
Le Torero bondit. Il s'attendait à tout, hormis à une prétention semblable, formulée d'une manière si anormale, qui n'était pas sans le choquer quelque peu. Il tombait de très haut. Fini le rêve prestigieux; il se trouvait face à face avec la réalité brutale. Il lui semblait que ce n'était pas la même femme qu'il avait devant lui. Sous le coup, de l'emballement, cette incomparable beauté avait excité en lui le désir. Maintenant il la voyait tout autrement. Pour tout dire: elle lui faisait peur.
Dans sa stupeur, il ne put que bégayer:
—M'épouser! Vous! madame! vous!
Fausta comprit que c'était l'instant critique. Elle se redressa de toute sa hauteur. Elle prit cet air de souveraine qui la faisait irrésistible, et adoucissant l'éclat de son regard:
—Regardez-moi, dit-elle. Ne suis-je pas assez jeune, assez belle? Ne ferai-je pas une souveraine digne en tous points du puissant monarque que vous allez être?
—Je vois, dit don César, qui recouvrait toute sa lucidité, je vois que vous êtes, en effet, la jeunesse même, et quant à la beauté, jamais, je le crois sincèrement, nulle beauté n'égala la vôtre. Mais...
—Mais?... Dites toute votre pensée...
—Éh bien, oui, je dirai toute ma pensée. Je vous dirai en toute sincérité que je me crois tout à fait indigne du très grand honneur que vous me voulez faire. Vous êtes trop souveraine et pas assez... femme.
Fausta eut un sourire quelque peu dédaigneux.
—Si je suis trop souveraine, selon vous, vous ne l'êtes pas assez de votre côté. Vous n'êtes plus un homme: vous êtes un roi. Il faut vous habituer à voir et à penser en roi. Auriez-vous commis cette erreur extravagante de penser qu'il pouvait être question d'amour entre nous? Je ne veux pas le croire. Je suis et je dois rester souveraine avant d'être femme, de même que l'homme doit s'effacer en vous devant le souverain.
Le Torero hocha la tête d'un air peu convaincu:
—Ces sentiments vous sont naturels à vous qui êtes née souveraine et avez vécu en souveraine. Mais moi, madame, je suis un simple mortel, et, si mon coeur parle, j'écoute ce qu'il me dit.
Audacieusement, elle dit:
—Et votre coeur est pris.
Très simplement, en la regardant en face sans provocation, mais avec fermeté, il répondit en s'inclinant très bas:
—Oui, madame.
-Je le savais, monsieur. Cela ne m'a pas retenue un seul instant. L'offre de ma main que je vous ai faite, je la maintiens.
—C'est que vous ne me connaissez pas, madame. Lorsque mon coeur s'est donné une fois, il ne se reprend plus.
Fausta haussa dédaigneusement les épaules.
—Le roi, dit-elle, oubliera les amours de l'aventurier. Il ne saurait en être autrement.
Et, sans lui laisser le temps de placer un mot, elle se leva et, plus doucement:
—Allez, prince, et revenez après-demain. Ne parlez pas, vous dis-je. J'attends votre retour avec confiance. Votre réponse ne peut pas ne pas être conforme à mes désirs. Allez.
Et, d'un geste doux et impérieux à la fois, elle le congédia sans qu'il eût pu dire ce qu'il avait à dire:
Le Torero parti, Fausta réfléchit longuement. Elle avait très bien compris ce qui s'était passé dans l'esprit du Torero. Elle avait vu dans son esprit que, si elle le laissait parler, il allait proclamer hautement son amour pour la petite bohémienne: mis en demeure de choisir entre l'amour et la couronne qu'elle lui faisait entrevoir, le prince, sans hésiter, eût refusé la couronne pour conserver son amour. Fausta avait senti cela, et c'est en pensant à cela qu'elle avait dit: «N'accomplissez pas l'irréparable.»
Elle restait à sa place, très soucieuse. L'entrevue n'avait pas tourné au gré de ses désirs. Le prince lui échappait. Tout n'était pas perdu cependant. Le seul obstacle venait de la Giralda: elle supprimerait l'obstacle. La Giralda morte, disparue, enlevée, elle ne doutait pas qu'il ne vînt à elle, soumis et obéissant.
Elle allongea la main et frappa sur un timbre. A son appel. Centurion, dégrimé, ayant repris sa personnalité, parut avec son sourire obséquieux.
Fausta eut un long entretien avec lui au cours duquel elle lui donna des instructions détaillées concernant la Giralda, ensuite de quoi le bravo s'éclipsa sans doute pour procéder à l'exécution immédiate des ordres reçus.
Fausta demeura encore une fois seule.
Elle alla droit à un cabinet de travail merveilleux, ouvrit un tiroir secret et en sortit un parchemin qu'elle considéra longuement avant de le cacher dans son sein, en murmurant:
«Je n'ai plus de raisons de garder ce parchemin. Le mieux est de le remettre à M. d'Espinosa. Je fais ainsi d'une pierre deux coups. D'abord, je me concilie l'amitié du grand inquisiteur et du roi. S'ils ont des soupçons au sujet de cette conspiration, je les endors. Je trouve sécurité et liberté d'action. Ensuite, tout ce que le roi Philippe entreprendra avec ce parchemin tournera au profit de son successeur.
Elle réfléchit une seconde, et:
«Pardaillan!... Que dira-t-il quand il saura que j'ai remis ce parchemin à M. d'Espinosa? Voilà sa mission manquée, lui qui a promis de rapporter ce parchemin à Henri de Navarre. Qui sait? Si d'Espinosa le manque, je me débarrasse peut-être en même temps de Pardaillan. Avec ses idées spéciales, il est capable de se croire Déshonoré.»
Et avec un sourire terrible:
«Lorsqu'un homme comme Pardaillan se croit déshonoré et qu'il ne peut laver son honneur dans le sang de son ennemi, il n'a qu'une ressource: le laver dans son propre sang. Pardaillan pourrait bien se tuer!... C'est à voir!...»
Elle demeura encore un moment rêveuse, et ce nom de Pardaillan appela dans son esprit celui de son fils, et elle songea:
«Myrthis! Où peut bien être Myrthis? Et mon fils, le fils de Pardaillan? Il serait temps pourtant de rechercher cet enfant.»
Elle réfléchit encore un moment et murmura:
«Oui, tout ceci sera liquidé rapidement, soit que je réussisse, soit que j'échoue. Il sera temps de rechercher mon fils.»
Ayant pris cette résolution, elle frappa de nouveau sur un timbre et jeta un ordre à la suivante, accourue.
Quelques instants plus tard, la litière de Fausta s'arrêtait devant le vestibule d'honneur du grand inquisiteur, logé au palais.
Fausta eut un long entretien avec d'Espinosa, à qui, en échange de certaines conditions qu'elle posa, elle remit spontanément la fameuse déclaration du feu roi Henri de Valois, proclamant Philippe II d'Espagne héritier de la couronne de France.
IV
ENTRETIEN DE PARDAILLAN ET DU TORERO
En quittant Fausta, le Torero s'était dirigé en hâte vers l'auberge de la Tour, où il avait laissé celle qu'il considérait comme sa fiancée confiée aux bons soins de la petite Juana.
Il allait d'un pas accéléré, sans se soucier des passants qu'il bousculait, pris soudain d'un sinistre pressentiment qui lui faisait redouter un malheur. Il lui semblait qu'un danger pressant planait sur la Giralda...
Chose étrange, maintenant qu'il n'était plus captivé par le charme de Fausta, il lui paraissait que toute cette histoire de sa naissance qu'elle lui avait contée n'était qu'un roman imaginé en vue d'il ne savait quelle mystérieuse intrigue.
«Quelle vraisemblance tout cela a-t-il? se disait-il en marchant. Rien ne concorde avec ce que je sais. Comment ai-je été assez sot pour me laisser abuser à ce point? Le brave homme qui m'a élevé et qui m'a donné maintes preuves de sa loyauté et de son dévouement m'a toujours assuré que mon père avait été mis à la torture sur l'ordre du roi et que, pour être bien assuré de la bonne exécution de cet ordre, il avait tenu à assister lui-même à l'épouvantable supplice. Le roi n'est pas, ne peut pas être mon père.»
Et avec une ironie féroce:
«Un roi, moi, le dompteur de taureaux! C'est une pitié seulement que j'aie pu m'arrêter un instant à pareille folie! Suis-je fait pour être roi! Ah! par le diable! serai-je plus heureux quand, pour la satisfaction d'une stupide vanité, j'aurai sacrifié ma liberté, mes amis, mon amour et lié mon sort à celui de Mme Fausta, qui fera de moi un instrument bon à tuer des milliers de mes semblables pour l'assouvissement de son ambition à elle! Sans compter que je me donnerai là un maître redoutable devant qui je devrai plier sans cesse. Au diable, la Fausta; au diable, la couronne et la royauté. Torero je suis. Torero je resterai, et vive l'amour de ma gracieuse et tant douce et tant jolie Giralda! Je demanderai à mon ami, M. de Pardaillan, de m'emmener avec lui dans son beau pays de France. Présenté par un gentilhomme de cette valeur, il faudra que je sois bien emprunté pour ne pas faire mon chemin, honnêtement, sans crime et sans félonie. Allons, c'est dit, si M. de Pardaillan veut bien de moi, je pars avec lui.»
En monologuant de la sorte, il était arrivé à l'hôtellerie, et ce fut avec une angoisse, qu'il ne parvint pas à surmonter, qu'il pénétra dans le cabinet de la mignonne Juana.
Il fut rassuré tout de suite. La Giralda était là, bien tranquille, riant et jasant avec la petite Juana. Presque du même âge toutes les deux, aussi jolies, de même condition, vives et rieuses, aussi franches, elles étaient devenues tout de suite une paire d'amies.
Pardaillan, assis devant une bouteille de bon vin de France, veillait avec son sourire narquois sur la fiancée de ce jeune prince pour qui il s'était pris d'une soudaine et vive sympathie.
Lorsque Pardaillan s'était réveillé, après avoir dormi une partie de la matinée, la vieille Barbara, sur l'ordre de Juana, lui avait fait part du désir exprimé par don César de le voir veiller sur la Giralda. Sans dire un mot, Pardaillan avait ceint gravement son épée—cette épée qu'il avait ramassée sur le champ de bataille, lors de sa lutte épique avec les estafiers de Fausta—et il était descendu, sans perdre un instant, se mettre à la disposition de la petite Juana.
Il s'était placé de façon à barrer la route à quiconque eût été assez téméraire pour pénétrer dans le cabinet sans l'assentiment de la maîtresse du lieu. Et, à le voir si calme, si confiant dans sa force, les deux jeunes filles s'étaient senties plus en sûreté que si elles avaient été sous la garde de toute une compagnie d'hommes d'armes du roi.
Le premier mot de Pardaillan fut pour dire:
—Et mon ami Chico? Je ne le vois pas. Où est-il donc?
Avec un sourire malicieux, Juana demanda sur un ton assez incrédule:
—Est-ce bien sérieusement, monsieur le chevalier, que vous donnez ce titre d'ami à un aussi piètre personnage que le Chico?
—Ma chère enfant, dit gravement Pardaillan, croyez bien que je ne plaisante jamais avec une chose respectable. Que le Chico soit un piètre personnage, comme vous dites, peu me chaut. Je n'ai pas, Dieu merci! l'habitude de subordonner mes sentiments à la condition sociale de ceux à qui ils s'adressent. Si je donne ce titre d'ami au Chico, c'est qu'effectivement il l'est. Et quand je vous aurai dit que je suis extrêmement réservé dans mes amitiés, ce sera une manière de vous dire que le Chico mérite tout à fait ce titre.
—Mais enfin qu'a-t-il donc fait de si beau qu'un homme tel que vous en parle de si élogieuse façon?
—Je vous l'ai dit: c'est un brave. Que si vous désirez en savoir plus long, je vous dirai un de ces jours ce qu'il a fait pour acquérir mon estime. Pour le moment, tenez pour très sérieux que je le considère réellement comme un ami et répondez, s'il vous plaît, à ma question: Comment se fait-il que je ne le voie pas? Je le croyais de vos bons amis à vous aussi, ma jolie Juana?
Il sembla à Juana qu'il y avait une intention de raillerie dans la façon dont le chevalier prononça ces dernières paroles. Mais, avec le seigneur français, il n'était jamais facile de se prononcer nettement. Il avait une si singulière manière de s'exprimer, il avait un sourire surtout si déconcertant qu'on ne savait jamais avec lui. Aussi ne s'arrêta-t-elle pas à ce soupçon, et avec une moue enfantine:
—Il m'agaçait, dit-elle, je l'ai chassé.
—Oh! oh! quel méfait a-t-il donc commis?
—Aucun, seigneur de Pardaillan, seulement... c'est un sot.
—Un sot!... le Chico! Voilà ce que vous ne me ferez pas croire. C'est un garçon très fin au contraire, très intelligent, et qui vous est, je crois, très attaché. J'espère que ce renvoi n'est pas définitif et que je le reverrai bientôt ici.
—Oh! fit en riant Juana, il saura bien revenir sans qu'on ait besoin de l'y convier. Jamais je n'ai vu drôle aussi éhonté, aussi dépourvu d'amour-propre.
—Avec vous, peut-être, dit Pardaillan, en riant franchement de l'air dépité avec lequel elle avait dit ces paroles. Il ne faudrait pas trop s'y fier toutefois, et je crois que, si tout autre que vous se permettait de lui manquer, le Chico ne se laisserait pas malmener aussi bénévolement que vous dites.
—Il est de fait qu'il a la tête assez près du bonnet et ce n'est pas à sa louange, convenez-en.
—Je ne trouve pas. En attendant, il me manque, à moi, le Chico. Quelle que soit sa faute, j'implore son pardon, ma jolie hôtesse.
Comme bien on pense, Juana aurait été bien en peine de refuser quoi que ce soit à Pardaillan. La grâce fut donc magnanimement accordée. Bien mieux, on courut à la recherche du Chico. Mais il demeura introuvable.
Pardaillan comprit que le nain avait dû se terrer dans son gîte mystérieux et il n'insista pas davantage.
Réduit à la seule conversation des deux jeunes filles, il commençait à trouver le temps quelque peu long lorsque le Torero vint le délivrer.
La Giralda se doutait bien que son fiancé avait dû se rendre chez cette princesse qui prétendait connaître sa famille et se disait en mesure de lui révéler le secret de sa naissance. Mais, comme don César était parti sans lui dire où il allait, elle crut devoir garder pour elle le peu qu'elle savait.
Cela, d'autant plus aisément que Pardaillan, avec sa discrétion outrée, s'abstint soigneusement de toute allusion à l'absence du Torero. Il pensait que, pour que don César fût résolu à s'absenter alors qu'il croyait sa fiancée en péril, c'est qu'il devait y avoir nécessité impérieuse. Le Torero lui avait fait demander de veiller sur sa fiancée: il veillait. Il se demandait bien, non sans inquiétude, où pouvait être allé le jeune homme, mais il gardait ses impressions pour lui.
Quoi qu'il en soit, l'arrivée du Torero lui fut très agréable.
Il l'accueillit donc avec ce bon sourire qu'il n'avait que pour ceux qu'il affectionnait.
De son côté, le Torero éprouvait l'impérieux besoin de se confier à un ami. Non pas qu'il hésitât sur la conduite à tenir, non pas qu'il eût des regrets de la détermination prise de refuser les offres de Fausta, mais parce qu'il lui semblait que, dans l'extraordinaire aventure qui lui arrivait, bien des points obscurs subsistaient, et il était persuadé qu'un esprit délié comme celui du chevalier saurait projeter la lumière sur ces obscurités.
Résolu à tout dire à son nouvel ami, après avoir remercié la petite Juana avec une effusion émue, après l'avoir assurée de son éternelle gratitude, il entraîna le chevalier dans une petite salle où il lui serait possible de s'entretenir librement avec lui et sans témoin, et en même temps de surveiller de près l'entrée du cabinet où il laissait la Giralda avec Juana. Une sorte d'instinct l'avertissait en effet que sa fiancée était menacée. Il n'aurait pu dire en quoi ni comment, mais il se tenait sur ses gardes.
Lorsqu'ils se trouvèrent seuls, attablés devant quelques flacons poudreux, le Torero dit:
—Vous savez, cher monsieur de Pardaillan, que la maison où nous nous sommes introduits cette nuit et où j'ai trouvé ma fiancée appartient à une princesse étrangère?
Pardaillan savait parfaitement à quoi s'en tenir. Néanmoins, il prit son air le plus ingénument étonné pour répondre:
—Non, ma foi! J'ignorais complètement ce détail.
—Cette princesse prétend connaître le secret de ma naissance. J'ai voulu en avoir le coeur net. Je suis allé la voir.
Pardaillan posa brusquement sur le bord de la table le verre qu'il allait porter à ses lèvres, et malgré lui s'écria:
—Vous avez vu Fausta?
—Je reviens de chez elle.
—Diable! grommela Pardaillan, voilà ce que je craignais.
—Vous la connaissez donc?
—Un peu, oui.
—Quelle femme est-ce?
—C'est une jeune femme... Au fait, quel âge a-t-elle? Vingt ans, peut-être, peut-être trente. On ne sait pas. Elle est jeune, elle est remarquablement belle, et... vous avez dû le remarquer, je présume...
Le Torero hocha doucement la tête.
—Elle est jeune, elle est fort belle, et je l'ai remarqué en effet. Je désire savoir quelle sorte de femme elle est.
—Mais... j'ai entendu dire qu'elle est colossalement riche, et généreuse en proportion de sa fortune. On la dit très puissante aussi. C'est elle qui a renversé le pauvre Valois. Elle fait trembler sur son trône le jouteur le plus terrible de cette époque, le pape Sixte-Quint. Et, ici même, je ne serais pas surpris qu'elle réussît à dominer votre roi, Philippe, un bien triste sire, soit dit sans vous fâcher, et M. d'Espinosa lui-même, qui me paraît autrement redoutable que son maître.
Le Torero écoutait avec une attention passionnée. Il sentait confusément que le chevalier en savait, sur le compte de cette princesse, beaucoup plus long qu'il ne voulait bien le dire. Mais c'était une nature très fine que celle du Torero, et, quoi qu'il ne connût le chevalier que depuis peu, il n'avait pas été long à remarquer que cet homme ne disait que ce qu'il jugeait bon de dévoiler.
—Vous ne comprenez pas, chevalier, dit-il. Je vous demande si on peut avoir confiance en elle.
—Ah! très bien! Que ne le disiez-vous tout de suite. Avoir confiance en Fausta! Cela dépend d'une foule de considérations qu'elle est seule à connaître, naturellement. Si elle vous promet, par exemple, de vous faire proprement daguer dans quelque guet-apens bien machiné—et elle a parfois la franchise de vous prévenir—vous pouvez vous en rapporter à elle. Si elle vous promet aide et assistance, il serait peut-être prudent de s'informer jusqu'à quel point aide et assistance lui seront profitables à elle-même. Il serait au moins imprudent de compter sur elle dès l'instant où vous ne lui serez plus utile. Si elle vous aime, tenez-vous sur vos gardes. Jamais vous n'aurez été aussi près de votre dernière heure. Si elle vous hait, fuyez ou c'en est fait de vous. Si vous lui rendez service, ne comptez pas sur sa reconnaissance.
—C'est qu'elle m'a révélé des choses extraordinaires. Et je ne serais pas fâché de savoir jusqu'à quel point je dois prêter créance à ses paroles.
—Fausta ne fait et ne dit jamais rien d'ordinaire. Elle ne ment jamais non plus. Elle dit toujours les choses telles qu'elle les voit à son point de vue... Ce n'est point sa faute si ce point de vue ne correspond pas toujours à la vérité exacte.
Le Torero comprit qu'il ne lui serait pas facile de se faire une opinion exacte tant qu'il s'obstinerait à procéder par questions directes. Il jugea que le mieux était de conter point par point les différentes parties de son entrevue.
—Mme Fausta, dit-il, m'a dit une chose inconcevable, incroyable. Tenez-vous bien, chevalier, vous allez être étonné. Elle prétend que je suis... fils de roi!
Pardaillan ne parut nullement étonné.
—Pourquoi pas, don César? J'ai toujours pensé que vous deviez être de très illustre famille. On sent qu'il y a de la race en vous, et, malgré la modestie de votre position, vous fleurez le grand seigneur d'une lieue.
—Grand seigneur, tant que vous voudrez, chevalier; mais de là à être de sang royal, et, qui mieux est, héritier d'un trône, le trône d'Espagne, avouez qu'il y a loin.
—Je ne dis pas non. Cela ne me paraît pas impossible pourtant, et j'avoue, quant à moi, que vous feriez figure de roi autrement noble et impressionnante que celle de ce vieux podagre qui règne sur les Espagnes.
—Vous ajouteriez foi à de pareilles billevesées?
—Pourquoi pas?
Et, avec une intonation étrange, le chevalier ajouta:
—N'avez-vous pas ajouté foi à ces billevesées, comme vous dites?
—Oui, dit franchement le Torero. J'avoue que j'ai eu un instant de sotte vanité et que je me suis cru fils de roi. Mais j'ai réfléchi depuis, et maintenant...
—Maintenant? fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla.
—Je comprends l'absurdité d'une pareille assertion.
—Je confesse que je ne vois rien d'absurde là.
—Peut-être auriez-vous raison en ce qui concerne la prétention elle-même. Ce qui la rend absurde à mes yeux, ce sont les circonstances anormales qui l'accompagnent.
—Expliquez-vous.
—Voyons, est-il admissible que, fils légitime du roi et d'une mère irréprochable, j'aie été poursuivi par la haine aveugle de mon père? Qu'on en ait été réduit, pour sauver les jours menacés de l'enfant, à l'enlever, le cacher, l'élever—si on peut dire, car, en résumé, je me suis élevé tout seul—obscur, pauvre, déshérité?
—Cela peut paraître étrange. Mais, étant donné le caractère féroce, ombrageux à l'excès du roi Philippe, je ne vois, pour ma part, rien de tout à fait impossible à ce qui peut paraître un roman.
Le Torero secoua énergiquement la tête.
—Je ne vois pas comme vous, dit-il fermement. Les conditions dans lesquelles j'ai été élevé sont normales, naturelles, je dirai mieux, elles me paraissent obligatoires s'il s'agit—et je crois que c'est mon cas—d'une naissance clandestine, du produit d'une faute, pour tout dire. Ces mêmes conditions me paraissent tout à fait inadmissibles dans un cas normal et légitime... tel que la naissance de l'héritier légitime d'un trône.
Ayant dit ces mots avec une conviction évidemment sincère, le Torero demeura un moment rêveur.
Pardaillan, qui connaissait le secret de sa naissance, et qui continuait de l'observer avec une attention soutenue, songea en lui-même:
«Pas si mal raisonné que cela.»
Cependant le Torero reprenait:
—Et quand bien même je serais le fils du roi, quand bien même Mme Fausta étalerait à mes yeux les preuves les plus convaincantes, ces fameuses preuves qu'elle détient, paraît-il, eh bien, voulez-vous que je vous dise? Je refuserais de reconnaître le roi pour mon père, je m'efforcerais de refouler ma haine et je disparaîtrais, je fuirais l'Espagne, je resterais ce que je suis: obscur et sans nom.
—Ah bah! et pourquoi donc? fit Pardaillan, dont les yeux pétillaient.
—Voyons, chevalier, si le roi, mon père, me tendait les bras, s'il me reconnaissait, s'il s'efforçait de réparer le passé, ne serais-je pas en droit d'accepter la nouvelle situation qui me serait faite?
—Si votre père vous tendait les bras, dit gravement Pardaillan, votre devoir serait de le presser sur votre coeur et d'oublier le mal qu'il pourrait vous avoir fait.
—N'est-ce pas? fit joyeusement le Torero. C'est bien ce que je pensais. Mais ce n'est pas du tout cela que l'on m'offre.
—Diable! que vous offre-t-on?
—On m'offre des millions pour soulever les populations, on m'offre le concours de gens que je ne connais pas. On ne m'offre pas l'affection paternelle. En échange de ces millions et de ces concours, on me propose de me dresser contre mon prétendu père. Mon premier acte de fils sera un acte de rébellion envers mon père.
—C'est à la tête d'une armée que je prendrai contact avec ce père, et c'est les armes à la main que je lui adresserai mon premier mot. Et, quand je l'aurai humilié, bafoué, vaincu, je lui imposerai de me reconnaître officiellement pour son héritier. Voilà ce que l'on m'offre, ce que l'on me propose, chevalier.
—Et vous avez accepté?
—Chevalier, vous êtes l'homme que j'estime le plus au monde. Je vous considère comme un frère aîné que j'aime et que j'admire. Je ne veux avoir rien de caché pour vous. Or, vous qui m'avez témoigné estime et confiance, apprenez à me connaître et sachez que j'ai commis cette mauvaise action de songer à accepter.
—Bah! fit Pardaillan avec son sourire aigu, une couronne est bonne à prendre.
—Je vous comprends. Quoi qu'il en soit, on m'avait présenté les choses de telle manière, je crois. Dieu me pardonne, que la raison m'abandonnait: j'étais comme ivre, ivre d'orgueil, ivre d'ambition. J'étais sur le point d'accepter. Heureusement pour moi, la princesse à ce moment m'a fait une dernière proposition, ou, pour mieux dire, m'a posé une dernière condition.
—Voyons la condition, dit Pardaillan, qui se doutait bien de quoi il retournait.
—La princesse m'a offert de partager ma fortune, ma gloire, mes conquêtes en devenant ma femme.
—Hé! vous ne seriez pas si à plaindre, persifla Pardaillan. On vous offre la fortune, un trône, la gloire, des conquêtes prodigieuses, et, comme si cela ne suffisait pas, on y ajoute l'amour sous les traits de la femme la plus belle qui soit, et vous vous plaignez. J'espère bien que vous n'avez pas commis l'insigne folie de refuser des offres aussi merveilleuses.
—Ne raillez pas, chevalier, c'est cette dernière proposition qui m'a sauvé. J'ai songé à ma petite Giralda qui m'a aimé de tout son coeur alors que je n'étais qu'un pauvre aventurier. J'ai compris qu'on la menaçait, oh! d'une manière détournée. J'ai compris qu'en tout cas elle serait la première victime de ma lâcheté, et que, pour me hausser à ce trône, avec lequel on me fascinait, il me faudrait monter sur le cadavre de l'innocente amoureuse sacrifiée. Et j'ai été, je vous jure, bien honteux.
«Amour, amour, songea Pardaillan, qu'on aille, après celle-là, nier ta puissance!»
Et tout haut, d'un air railleur:
—Allons, bon! Vous avez fait la folie de refuser.
—Je n'ai pas eu le temps de refuser.
—Tout n'est pas perdu alors, dit Pardaillan, de plus en plus railleur.
—La princesse ne m'a pas laissé parler. Elle a exigé que ma réponse fût renvoyée à après-demain.
—Pourquoi ce délai? fit Pardaillan en dressant l'oreille.
—Elle prétend que demain se passeront des événements qui influeront sur ma décision.
—Ah! quels événements?
—La princesse a formellement refusé de s'expliquer sur ce point.
On remarquera que le Torero passait sous silence tout ce qui concernait l'attentat prémédité sur sa personne, que lui avait annoncé Fausta. Celle-ci avait parlé d'une armée mise sur pied, d'émeute, de bataille, et sur ce point le Torero pensait fermement qu'elle avait considérablement exagéré. Il croyait donc à une vulgaire tentative d'assassinat, et eût rougi de paraître implorer un secours pour si peu. Il devait amèrement se reprocher plus tard ce faux point d'honneur.
Pardaillan de son côté cherchait à démêler la vérité dans les réticences du jeune homme. Il n'eut pas de peine à la découvrir, puisqu'il avait entendu Fausta adjurer les conjurés de se rendre à la corrida pour y sauver le prince menacé de mort. Il conclut en lui-même:
«Allons, il est brave vraiment. Il sait qu'il sera assailli, et il ne me dit rien. Heureusement, je sais, moi, et je serai là, moi aussi.»
Et tout haut, il dit:
—Je disais bien, tout n'est pas perdu. Après-demain vous pourrez dire à la princesse que vous acceptez d'être son heureux époux.
—Ni après-demain ni jamais, dit énergiquement le Torero. J'espère bien ne jamais la revoir. Du moins ne ferai-je rien pour la rencontrer. Ma conviction est absolue: je ne suis pas le fils du roi, je n'ai aucun droit au trône qu'on veut me faire voler. Et, quand bien même je serais fils du roi, quand bien même j'aurais droit à ce trône, ma résolution est irrévocablement prise: Torero je suis, Torero je resterai. Pour accepter, je vous l'ai dit, il faudrait que le roi consentît à me reconnaître spontanément. Je suis bien tranquille sur ce point. Et, quant à l'alliance de Mme Fausta, j'ai l'amour de ma Giralda, et il me suffit.
Les yeux de Pardaillan pétillaient de joie. Il le sentait bien sincère, bien déterminé. Néanmoins, il tenta une dernière épreuve.
—Bah! fit-il, vous réfléchirez. Une couronne est une couronne. Je ne connais pas de mortel assez grand, assez désintéressé pour refuser la suprême puissance.
—Bon! dit le Torero en souriant. Je serai donc cet oiseau rare. N'ajoutez pas un mot, vous n'arriveriez pas à me faire changer d'idée. Laissez-moi plutôt vous demander un service.
—Dix services, cent services, dit le chevalier très ému.
—Merci, dit simplement le Torero: j'escomptais un peu cette réponse, je l'avoue. Voici donc: j'ai des raisons de croire que l'air de mon pays ne nous vaut rien, à moi et à la Giralda.
—C'est aussi mon avis, dit gravement Pardaillan.
—Je voulais donc vous demander s'il ne vous ennuierait pas trop de nous emmener avec vous dans votre beau pays de France?
—Morbleu! c'est là ce que vous appelez demander un service! Mais, cornes du diable! c'est vous qui me rendez service en consentant à tenir compagnie à un vieux routier tel que moi!
—Alors, c'est dit? Quand les affaires que vous avez à traiter ici seront terminées, je pars avec vous. Il me semble que dans votre pays je pourrais me faire ma place au soleil, sans déroger à l'honneur.
—Et, soyez tranquille, vous vous la ferez grande et belle, ou j'y perdrai mon nom.
—Autre chose, dit le Torero avec une émotion contenue: s'il m'arrivait malheur...
—Ah! fit Pardaillan hérissé.
—Il faut tout prévoir. Je vous confie la Giralda. Aimez-la, protégez-la. Ne la laissez pas ici... on la tuerait. Voulez-vous me promettre cela?
—Je vous le promets, dit simplement Pardaillan. Votre fiancée sera ma soeur, et malheur à qui oserait lui manquer.
—Me voici tout à fait rassuré, chevalier. Je sais ce que vaut votre parole.
—Eh bien, éclata Pardaillan, voulez-vous que je vous dise? Vous avez bien fait de repousser les offres de Fausta. Si vous avez éprouvé un déchirement à renoncer à la couronne qu'on vous offrait, soyez consolé, car vous n'êtes pas plus fils du roi Philippe que moi.
—Ah! je le savais bien! s'écria triomphalement le Torero. Mais, vous-même, comment savez-vous?
—Je sais bien des choses que je vous expliquerai plus tard, je vous en donne ma parole. Pour le moment, contentez-vous de ceci: Vous n'êtes pas le fils du roi, vous n'aviez aucun droit à la couronne offerte.
Et avec une gravité qui impressionna le Torero:
—Mais vous n'avez pas le droit de haïr le roi Philippe. Il vous faut renoncer à certains projets de vengeance dont vous m'avez entretenu. Ce serait un crime, vous m'entendez, un crime!
—Chevalier, dit le Torero aussi ému que Pardaillan, si tout autre que vous me disait ce que vous me dites, je demanderais des preuves. A vous, je dis ceci: Dès l'instant où vous affirmez que mon projet serait criminel, j'y renonce.
—Et vous verrez que vous aurez lieu de vous en féliciter. Vous viendrez en France, pays où l'on respire la joie et la santé; vous y épouserez votre adorable Giralda, vous y vivrez heureux et... vous aurez beaucoup d'enfants.
Et Pardaillan éclata de son bon rire sonore.
Le Torero, entraîné, lui répondit en riant aussi.
—Je le crois, parce que vous le dites et aussi pour une autre raison. Je crois à ce que vous dites parce que je sens, je devine que vous portez bonheur à vos amis.
Pardaillan le considéra un moment d'un air rêveur.
—C'est curieux, dit-il, il y a environ deux ans, et la chose m'est restée gravée là—il mit son doigt sur son front—une femme qu'on appelait la bohémienne Saïzuma, et qui en réalité portait un nom illustre qu'elle avait oublié elle-même, une série de malheurs terrifiants ayant troublé sa raison, Saïzuma donc m'a dit la même chose, à peu près dans les mêmes termes. Seulement elle ajouta que je portais le malheur en moi, ce qui n'était pas précisément pour m'être agréable.
Et il se replongea dans une rêverie douloureuse, à en juger par l'expression de sa figure. Sans doute, il évoquait un passé, proche encore, passé de luttes épiques, de deuils et de malheurs.
Le Torero, le voyant devenu soudain si triste, se reprocha d'avoir, sans le savoir, éveillé en lui de pénibles souvenirs, et pour le tirer de sa rêverie il lui dit:
—Savez-vous ce qui m'a fort diverti dans mon aventure avec Mme Fausta? Figurez-vous, chevalier, que je me suis trouvé en présence d'un certain intendant de la princesse, lequel intendant me donnait du «monseigneur» à tout propos et même hors de tout propos. Parlez-moi de Mme Fausta pour donner aux mots leur véritable signification. Elle aussi m'a appelé monseigneur, et ce mot, qui me faisait sourire prononcé par l'intendant, placé dans la bouche de Fausta prenait une ampleur que je n'aurais jamais soupçonnée. Elle serait arrivée à me persuader que j'étais un grand personnage.
—Oui, elle possède au plus haut point l'art des nuances. Mais ne riez pas trop toutefois. Vous avez, de par votre naissance, droit à ce titre.
—Comment, vous aussi, chevalier, vous allez me donner du monseigneur? fit en riant le Torero.
—Je le devrais, dit sérieusement le chevalier. Si je ne le fais pas, c'est uniquement parce que je ne veux pas attirer sur vous l'attention d'ennemis tout-puissants.
—Vous aussi, chevalier, vous croyez mon existence menacée?
—Je crois que vous ne serez réellement en sûreté que lorsque vous aurez quitté à tout jamais le royaume d'Espagne. C'est pourquoi la proposition que vous m'avez faite de m'accompagner en France m'a comblé de joie.
Le Torero fixa Pardaillan et, d'un accent ému:
—Ces ennemis qui veulent ma mort, je les dois à ma naissance mystérieuse. Vous, Pardaillan, vous connaissez ce secret. Ce secret n'est-il donc un secret que pour moi? Ne me heurterai-je pas toujours et partout à des gens qui savent et qui semblent s'être fait une loi de se taire?
Vivement ému, Pardaillan dit avec douceur:
—Très peu de gens savent, au contraire. C'est par suite d'un hasard fortuit que j'ai connu la vérité.
—Ne me la ferez-vous pas connaître?
Pardaillan eut une seconde d'hésitation, et:
—Oui, dit-il, vous laisser dans cette incertitude serait vraiment trop pénible. Je vous dirai donc tout.
—Quand? fit vivement le Torero.
—Quand nous serons en France.
Le Torero hocha douloureusement la tête.
—Je retiens votre promesse, dit-il.
Il n'insista pas, et le chevalier demanda d'un air détaché:
—Vous prendrez part à la course de demain?
—Sans doute.
—Vous êtes absolument décidé?
—Le moyen de faire autrement? Le roi m'a fait donner l'ordre d'y paraître. On ne se dérobe pas à un ordre du roi. Puis il est une autre considération qui me met dans l'obligation d'obéir. Je ne suis pas riche, vous le savez... d'autres aussi le savent. La mode s'est instituée de jeter des dons dans l'arène quand j'y parais. Ce sont ces dons volontaires qui me permettent de vivre. Et, bien que je sois le seul pour qui le témoignage des spectateurs se traduise par des espèces monnayées, je n'en suis pas humilié. Le roi d'ailleurs prêche d'exemple. A tout prendre, c'est un hommage comme un autre.
—Bien, bien, j'irai donc voir de près ce que c'est qu'une course de taureaux.
Les deux amis passèrent le reste de la journée à causer et ne sortirent pas de l'hôtellerie. Le soir venu, ils s'en furent se coucher de bonne heure, tous deux sentant qu'ils auraient besoin de toutes leurs forces le lendemain.