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Les Pardaillan — Tome 06 : Les amours du Chico

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V

DANS L'ARÈNE

A l'époque où se déroulent les événements que nous avons entrepris de narrer, alancear en coso, c'est-à-dire jouter de la lance en champ clos, était une mode qui faisait fureur. Les tournois à la française étaient complètement délaissés et, du grand seigneur au modeste gentilhomme, chacun tenait à honneur de descendre dans l'arène combattre le taureau. Car il va sans dire que cette mode n'était suivie que par la noblesse. Le peuple ne prenait pas part à la course et se contentait d'y assister en spectateur.

Le sire qui descendait dans l'arène—roi, prince ou simple gentilhomme—tenait l'emploi du grand premier rôle: le matador. En même temps, il était aussi le picador, puisque, comme ce dernier il était monté, bardé de fer et armé de la lance. Aucun règlement ne venait l'entraver et, pourvu qu'il sauvât sa peau, tous les moyens lui étaient bons.

Les autres rôles étaient tenus par les gens de la suite du combattant: gentilshommes, pages, écuyers et valets, plus ou moins nombreux suivant l'état de fortune du maître; ils avaient pour mission de l'aider, de détourner de lui l'attention du taureau, de le défendre en un mot. Le plus souvent le taureau portait entre les cornes un flot de rubans ou un bouquet. Le torero improvisé pouvait cueillir du bout de la lance ou de l'épée ce trophée. Très rares étaient les braves qui se risquaient à ce jeu terriblement dangereux.

Dans la nuit du dimanche au lundi, la place San Francisco, lieu ordinaire des réjouissances publiques, avait été livrée à de nombreuses équipes d'ouvriers chargés de l'aménager selon sa nouvelle destination.

La piste, le toril, les gradins destinés aux seigneurs invités par le roi, tout cela fut construit en quelques heures, de façon toute rudimentaire.

C'est ainsi que les principaux matériaux utilisés pour la construction de l'arène consistaient surtout en charrettes, tonneaux, tréteaux, caisses, le tout habilement déguisé et assujetti par des planches.

La corrida étant royale, on ne pouvait y assister que sur l'invitation du roi. Nous avons dit que des gradins avaient été construits à cet effet. En dehors de ces gradins, les fenêtres et les balcons des maisons bordant la place étaient réservés à de grands seigneurs. Le roi lui-même prenait place au balcon du palais. Ce balcon, très vaste, était agrandi pour la circonstance, orné de tentures et de fleurs, et prenait toutes les apparences d'une tribune. Les principaux dignitaires de la cour se massaient derrière le roi.

Le populaire s'entassait sur la place même, en des espaces limités par des cordes et gardés par des hommes d'armes.

Le seigneur qui prenait part à la course faisait généralement dresser sa tente richement pavoisée et ornée de ses armoiries. C'est là que, aidé de ses serviteurs, il s'armait de toutes pièces, là qu'il se retirait après la joute, s'il s'en tirait indemne, ou qu'on le transportait s'il était blessé. C'était, si l'on veut, sa loge d'artiste. Un espace était réservé à son cheval; un autre pour sa suite lorsqu'elle était nombreuse.

Pour ne pas déroger à l'usage, le Torero s'était rendu de bonne heure sur les lieux, afin de surveiller lui-même son installation très modeste—nous savons qu'il n'était pas riche. Une toute petite tente sans oriflammes, sans ornements d'aucune sorte lui suffisait.

En effet, à l'encontre des autres toreros qui, armés de pied en cap, étaient montés sur des chevaux solides et fougueux, revêtus de caparaçons de combat, don César se présentait à pied. Il dédaignait l'armure pesante et massive et revêtait un costume de cour d'une élégance sobre et discrète qui faisait valoir sa taille moyenne, mais admirablement proportionnée. Le seul luxe de ce costume résidait dans la qualité des étoffes choisies parmi les plus fines et les plus riches.

Ses seules armes consistaient en sa cape de satin qu'il enroulait autour de son bras et dont il se servait pour amuser et tromper la bête en fureur, et une petite épée de parade en acier forgé, qui était une merveille de flexibilité et de résistance. L'épée ne devait lui servir qu'en cas de péril extrême. Jamais, jusqu'à ce jour, il ne s'en était servi autrement que pour enlever de la pointe, avec une dextérité merveilleuse, le flot de rubans dont la possession faisait de lui le vainqueur de la brute. Le Torero consentait bien à braver le taureau, à l'agacer jusqu'à la fureur, mais se refusait énergiquement à le frapper.

Sa suite se composait généralement de deux compagnons qui le secondaient de leur mieux, mais à qui don César ne laissait pas souvent l'occasion d'intervenir. Toutes les ruses, toutes les feintes de l'animal ne le prenaient jamais au dépourvu, et l'on eût pu croire qu'il les devinait. En cas de péril, les deux compagnons s'efforçaient de détourner l'attention du taureau.

En arrivant sur l'emplacement qui lui était réservé, le Torero reconnut avec ennui les armes de don Iago de Almaran sur la tente à côté de laquelle il lui fallait faire dresser la sienne. Le Torero savait parfaitement que Barba Roja, pris d'un amour de brute pour la Giralda, avait cherché à différentes reprises à s'emparer de la jeune fille. Il savait que Centurion agissait pour le compte du dogue du roi, et que, fort de sa faveur, il se croyait tout permis. On conçoit que ce voisinage, peut-être intentionnel, ne pouvait lui être agréable.

Avant de se rendre sur la place San Francisco, il y avait eu une grande discussion entre la Giralda et don César. Sous l'empire de pressentiments sinistres, celui-ci suppliait sa fiancée de s'abstenir de paraître à la course et de rester prudemment cachée à l'auberge de la Tour, d'autant plus que la jeune fille ne pourrait assister au spectacle que perdue dans la foule.

Mais la Giralda voulait être là. Elle savait bien que le jeu auquel allait se livrer son fiancé pouvait lui être fatal. Elle n'eût rien fait ou rien dit pour le dissuader de s'exposer, mais rien au monde n'eût pu l'empêcher de se rendre sur les lieux où son amant risquait d'être tué.

La mort dans l'âme, le Torero dut se résigner à autoriser ce qu'il lui était impossible d'empêcher. Et la Giralda, parée de ses plus beaux atours, était partie avec le Torero pour se mêler au populaire.

Naturellement, elle aurait préféré aller s'asseoir sur les gradins tendus de velours qu'elle apercevait là-bas. Mais il eût fallu être invitée par le roi, et, pour être invitée, il eût fallu qu'elle fût de noblesse. Elle n'était qu'une humble bohémienne, elle le savait, et, sans amertume, sans regrets et sans envie, elle se contentait du sort qui était le sien.

Au reste elle avait eu de la chance. La Giralda était aussi connue, aussi aimée que le Torero lui-même. Or, parmi la foule où elle se glissait à la suite du Torero, on la reconnaissait, on murmurait son nom, et, avec cette galanterie outrée, particulière aux Espagnols, avec force oeillades et madrigaux, les hommes s'effaçaient, lui faisaient place.

C'est ainsi qu'elle était parvenue au premier rang. Et, chose bizarre, le hasard voulut qu'elle se trouvât seule à l'endroit où elle aboutit. Autour d'elle, elle n'avait que des hommes qui se montraient galants, empressés, mais respectueux.

Jusqu'aux deux soldats de garde à cet endroit qui lui témoignèrent leur admiration en l'autorisant, au risque de se faire mettre au cachot, à passer de l'autre côté de la corde, où elle serait seule, ayant de l'air et de l'espace devant elle, délivrée de l'atroce torture de se sentir pressée, de toutes parts, à en étouffer.

Un escabeau, apporté là par elle ne savait qui, poussé de main en main jusqu'à elle, lui fut offert galamment et la voilà assise en deçà de l'enceinte réservée au populaire.

En sorte que, seule, en avant de la corde, assise sur son escabeau, avec les deux soldats, raides comme à la parade, placés à sa droite et à sa gauche, avec ce groupe compact de cavaliers placés derrière elle, elle apparaissait, dans sa jeunesse radieuse, dans son éclatante beauté, sous la lumière éblouissante d'un soleil à son zénith, comme la reine de la fête, avec ses deux gardes et sa cour d'adorateurs.

Peut-être se fût-elle inquiétée du soin avec lequel tous, galants cavaliers qui l'avaient, pour ainsi dire, poussée jusqu'à cette place d'honneur, peut-être eût-elle éprouvé quelque appréhension à la vue de ces mines patibulaires.

Peut-être, si elle avait regardé plus attentivement les malgré la chaleur torride, se drapaient soigneusement dans de grandes capes, déteintes par les pluies et le soleil. Et, si elle avait pu voir le bas de ces capes relevé par des rapières démesurément longues, les ceintures garnies de dagues de toutes les dimensions, son étonnement et son inquiétude se fussent indubitablement changés en effroi.

Mais la Giralda, toute à son bonheur de se voir si merveilleusement placée, ne remarqua rien.

Pardaillan était parti de l'hôtellerie vers les deux heures. La course devant commencer à trois heures, il avait une heure devant lui pour franchir une distance qu'il eût pu facilement parcourir en un quart d'heure.

Derrière lui marchait un moine qui ne paraissait pas se soucier du gentilhomme qui le précédait, trop occupé qu'il était à égrener un énorme chapelet qu'il avait à la main. Seulement, de distance en distance, principalement au croisement de deux rues, le moine faisait un signe imperceptible, tantôt à quelque mendiant, tantôt à un soldat, tantôt à un religieux, et le mendiant, le soldat ou le religieux, après avoir répondu par un autre signe, s'élançait aussitôt vers une destination inconnue.

Pardaillan allait le nez au vent, sans se presser. Il avait le temps, que diable! N'était-il pas invité directement par le roi en personne? Il ferait beau voir qu'on ne trouvât pas une place convenable pour le représentant de Sa Majesté le roi de France!

Quand à se dire qu'après son algarade de l'avant-veille, où il avait si fort malmené, dans l'antichambre du roi, le seigneur Barba Roja, sous les yeux mêmes de Sa Majesté à qui, pour comble, il avait parlé de façon plutôt cavalière; quant à se dire qu'il serait peut-être prudent à lui de ne pas se montrer à de puissants personnages qui, sûrement, devaient lui vouloir la malemort, Pardaillan n'y pensa pas.

Pas davantage il ne pensa à Mme Fausta, qui, certainement, devait être furieuse d'avoir vu s'écrouler le joli projet qu'elle avait formé de le faire mourir de faim et de soif, plus furieuse encore de l'avoir vu assommer à coups de banquette les estafiers qu'elle avait lâchés sur lui, et de le voir se retirer, libre, sans une écorchure, désinvolte et narquois. Sans compter le menu fretin tel que le senor de Almaran, dit Barba Roja, et son lieutenant, le familier Centurion, sans compter Bussi-Leclerc, et Chalabre, et Montsery, et Sainte-Maline, et ce cardinal Montalte, digne neveu de M. Peretti.

Pardaillan oubliait ce superbe duc de Ponte-Maggiore qu'il avait quelque peu froissé à Paris. Il est juste de dire qu'il ignorait complètement l'arrivée à Séville du duc, son duel avec Montalte, et que tous deux, le duc et le cardinal, réconciliés dans leur haine commune de Pardaillan, attendaient impatiemment d'être remis de leurs blessures qui, pour le moment, les tenaient cloués, pestant et sacrant, sur les lits que le grand inquisiteur avait mis à leur disposition.

Pardaillan ne se dit qu'une chose: c'est que le fils de don Carlos, pour lequel il s'était pris d'affection, aurait sans doute besoin de l'appui de son bras.

Il allait donc sans se presser, ayant le temps. Mais, tout en avançant d'un pas nonchalant, sous le soleil qui dardait âprement, il avait l'oeil aux aguets et la main sur la garde de l'épée.

De temps en temps il se retournait d'un air indifférent. Mais le moine qui le suivait toujours, pas à pas, avait l'air si confit en dévotion qu'il ne lui vint pas à l'esprit que ce pouvait être un espion qui le serrait de près.

Il n'était pas depuis plus de cinq minutes dans la rue qu'il se mit à renifler comme un chien de chasse qui flaire une piste.

«Oh! oh! songea-t-il, je sens la bataille!»

Du coup le moine suiveur fut complètement dédaigné. Le souvenir des décisions prises par Fausta, dans la réunion nocturne qu'il avait surprise, lui revint à la mémoire.

«Diable! fit-il, devenu soudain sérieux, je pensais qu'il s'agissait d'un simple coup de main. Je m'aperçois que la chose est autrement grave que je n'imaginais.»

D'un geste que la force de l'habitude avait rendu tout machinal, il assujettit son ceinturon et s'assura que l'épée jouait aisément dans le fourreau. Mais alors il s'arrêta net au milieu de la rue.

«Tiens! fit-il avec stupeur, qu'est-ce que cela?»

Cela, c'était sa rapière.

On se souvient qu'il avait perdu son épée en sautant dans la chambre au parquet truqué. On se souvient qu'en assommant les hommes de Centurion, lâchés sur lui par Fausta, il avait ramassé la rapière échappée des mains d'un éclopé et l'avait emportée.

Chaque fois qu'un homme d'action, comme Pardaillan, mettait l'épée à la main, il confiait littéralement son existence à la solidité de sa lame. L'adresse et la force se trouvaient annihilées si le fer venait à se briser. Les règles du combat étant loin d'être aussi sévères que celles d'à présent, un homme désarmé était un homme mort, car son adversaire pouvait le frapper sans pitié, sans qu'il y eût forfaiture. On conçoit dès lors l'importance capitale qu'il y avait à ne se servir que d'armes éprouvées et le soin avec lequel ces armes étaient vérifiées et entretenues par leur propriétaire.

Pardaillan, exposé plus que quiconque, apportait un soin méticuleux à l'entretien des siennes. De retour à l'auberge il avait mis de côté l'épée conquise, réservant à plus tard d'éprouver l'arme. Il avait incontinent choisi dans sa collection une autre rapière pour remplacer celle perdue.

Or, Pardaillan venait de s'apercevoir là, dans la rue, que la rapière qu'il avait au côté était précisément celle qu'il avait ramassée la veille et mise de côté.

«C'est étrange, murmurait-il à part lui. Je suis pourtant sûr de l'avoir prise à son clou. Comment ai-je pu être distrait à ce point?»

Sans se soucier des passants, assez rares du reste, il tira l'épée du fourreau, fit ployer la lame, la tourna, la retourna en tous sens, et finalement la prit par la garde et la fit siffler dans l'air.

«Ah! par exemple! fit-il, de plus en plus ébahi, je jurerais que ce n'est pas là l'épée que j'ai ramassée chez Mme Fausta. Celle-ci me paraît plus légère.»

Il réfléchit un moment, cherchant à se souvenir:

«Non, je ne vois pas. Personne n'a pénétré dans ma chambre. Et pourtant... c'est inimaginable!...»

Un moment il eut l'idée de retourner à l'auberge changer son arme. Une sorte de fausse honte le retint. Il se livra à un nouvel examen de la rapière. Elle lui parut parfaite. Solide, flexible résistante, bien en main quant à la garde, très longue, comme il les préférait, il ne découvrit aucun défaut, aucune tare; ne vit rien de suspect.

Il la remit au fourreau et reprit sa route en haussant les épaules et en bougonnant:

«Ma parole, avec toutes leurs histoires d'inquisition, de traîtres, d'espions et d'assassins, ils finiront par faire de moi un maître poltron. La rapière est bonne, gardons-la, mordieu! et ne perdons pas notre temps à l'aller changer, alors qu'il se passe des choses vraiment curieuses autour de moi.»

En effet, il se passait autour de lui des choses qui eussent pu paraître naturelles à un étranger, mais qui ne pouvaient manquer d'éveiller l'attention d'un observateur comme Pardaillan.

A l'heure qu'il était, la plus grande partie de la population s'écrasait sur la place San Francisco, quelques quarts d'heure à peine séparant l'instant où la course commencerait. Les rues étaient à peu près désertes, et, ce qui ne manqua pas de frapper le chevalier, toutes les boutiques étaient fermées. Les portes et les fenêtres étaient cadenassées et verrouillées. On eût dit d'une ville abandonnée.

Il fallait donc supposer que tous ceux qui n'avaient pu trouver de place sur le lieu de la course s'étaient calfeutrés chez eux. Pourquoi? Quel mot d'ordre mystérieux avait fait se fermer hermétiquement portes et fenêtres et se terrer prudemment tous les habitants des rues avoisinant la place?

Et voici qu'en approchant de la place il vit des compagnies d'hommes d'armes occuper les rues étroites qui aboutissaient à cette place. Et, au bout des rues ainsi occupées, des cavaliers s'échelonnaient, établissant un vaste cordon autour de cette place.

Ces soldats laissaient passer sans difficultés tous ceux qui se rendaient à la course.

Alors, que faisaient-ils là?

Pardaillan voulut en avoir le coeur net, et, comme il avait encore, du temps devant lui, il fit le tour de cette place, par toutes les petites rues qui y aboutissaient.

Partout les mêmes dispositions étaient prises. C'était d'abord des soldats qui s'engouffraient dans des maisons où ils se tapissaient, invisibles. Puis d'autres compagnies occupaient le milieu de la rue. Puis, plus loin, des cavaliers, et, par-ci par-là, chose beaucoup plus grave, des canons.

Ainsi, un triple cordon de fer encerclait la place et il était évident que, lorsque ces troupes se mettraient en mouvement, il serait impossible à quiconque de passer, soit pour entrer, soit pour sortir.

Mais ce n'est pas tout. Il y avait encore autre chose. Pour un homme de guerre comme le chevalier, il n'y avait pas à s'y méprendre. Il lui semblait que, en même temps que cette manoeuvre, une contre-manoeuvre, exécutée par des troupes adverses, il en eût juré, se dessinait nettement, sous les yeux des troupes royales. En effet, en même temps que les soldats, des groupes circulaient, qui paraissaient obéir à un mot d'ordre. En apparence, c'était de paisibles citoyens qui voulaient, à toute force, apercevoir un coin de la course. Mais l'oeil exercé de Pardaillan reconnaissait facilement, en ces amateurs forcenés de corrida, des combattants.

Dès lors, tout fut clair pour lui. Il venait d'assister a la manoeuvre des troupes royales. Maintenant, il voyait la contre-manoeuvre des conjurés achetés par Fausta.

Cette foule de retardataires, parmi lesquels on ne voyait pas une femme, ce qui était significatif, occupaient les mêmes rues, occupées par les troupes royales. Sous couleur de voir le spectacle, des installations de fortune s'improvisaient à la hâte. Tréteaux, tables, escabeaux, caisses défoncées, charrettes renversées s'empilaient pêle-mêle, étaient instantanément occupés par des groupes de curieux.

Et Pardaillan se disait:

«De deux choses l'une: ou bien M. d'Espinosa a eu vent de la conspiration, et, s'il laisse les hommes de Fausta prendre si aisément position, c'est pour mieux les tenir qu'il leur réserve quelque joli coup de sa façon, dans lequel ils me paraissent donner tête baissée. Ou bien, il ne sait rien et, alors, ce sont ses troupes qui me paraissent bien exposées.»

Ayant ainsi envisagé les choses, tout autre que Pardaillan s'en fût retourné tranquillement, puisque, en résumé, il n'avait rien à voir dans la dispute qui se préparait entre le roi et ses sujets. Mais Pardaillan avait sa logique à lui, qui n'avait rien de commun avec celle de tout le monde. Après avoir bien pesté, il prit son air le plus renfrogné, et, par une de ces bravades dont lui seul avait le secret, il pénétra dans l'enceinte par la porte d'honneur, en faisant sonner bien haut son titre d'ambassadeur, invité personnellement par Sa Majesté. Et il se dirigea vers la place qui lui était assignée.

A ce moment, le roi parut sur son balcon, aménagé en tribune. Un magnifique vélum de velours rouge frangé d'or, maintenu à ses extrémités par des lances de combat, interceptait les rayons du soleil.

Le roi s'assit avec cet air morne et glacial qui était le sien. M. d'Espinosa, grand inquisiteur et premier ministre, se tint debout, derrière le fauteuil du roi. Les autres gentilshommes de service prirent place sur l'estrade, chacun selon son rang.

A côté d'Espinosa se tenait un jeune page que nul ne connaissait, hormis le roi et le grand inquisiteur cependant, car le premier avait honoré le page d'un gracieux sourire et le second le tolérait à son côté, alors qu'il eût dû se tenir derrière. Bien mieux, un tabouret recouvert d'un riche coussin de velours était placé à la gauche de l'inquisiteur, sur lequel le page s'était assis le plus naturellement du monde. En sorte que le roi, dans son fauteuil, n'avait qu'à tourner la tête à droite ou à gauche pour s'entretenir à part, soit avec son ministre, soit avec ce page à qui on accordait cet honneur extraordinaire.

Le mystérieux page n'était autre que Fausta.

Fausta, le matin même, avait livré à Espinosa le fameux parchemin qui reconnaissait Philippe d'Espagne comme unique héritier de la couronne de France. Le geste spontané de Fausta lui avait concilié la faveur du roi et les bonnes grâces du ministre. Elle n'avait cependant pas abandonné la précieuse déclaration du feu roi Henri III sans poser ses petites conditions.

L'une de ces conditions était qu'elle assisterait à la course dans la loge royale et qu'elle y serait placée de façon à pouvoir s'entretenir en particulier, à tout instant, avec le roi et son ministre. Une autre condition, comme corollaire de la précédente, était que tout messager qui se présenterait en prononçant le nom de Fausta serait immédiatement admis en sa présence, quels que fussent le rang, la condition sociale; voire le costume de celui qui se présenterait ainsi.

D'Espinosa connaissait suffisamment Fausta pour être certain qu'elle ne posait pas une telle condition par pure vanité. Elle devait avoir des raisons sérieuses pour agir ainsi. Il s'empressa d'accorder tout ce qu'elle demandait.

Peut-être tramait-elle quelque guet-apens contre Pardaillan?

Or, le roi avait une dent féroce contre ce petit gentilhomme, cette manière de routier sans feu ni lieu, qui l'avait humilié, lui, le roi, et qui, non content de malmener ses fidèles, dans sa propre antichambre, avait eu l'audace de lui parler devant toute sa cour avec une insolence qui réclamait un châtiment exemplaire.

Dès que le roi parut au balcon, les ovations éclatèrent, enthousiastes, aux fenêtres et aux balcons de la place, occupés par les plus grands seigneurs du royaume. Les mêmes vivats éclatèrent aussi, nourris et spontanés, dans les tribunes occupées par des seigneurs de moindre importance. De là, les acclamations s'étendirent au peuple massé debout sur la place. La vérité nous oblige à dire qu'elles furent, là, moins nourries.

Le roi remercia de la main et, aussitôt, un silence solennel plana sur cette multitude.

C'est au milieu de ce silence que Pardaillan parut sur les gradins, cherchant à gagner la place qui lui était réservée. Car, d'Espinosa, conseillé par Fausta qui connaissait son redoutable adversaire, avait escompté qu'il aurait l'audace de se présenter, et il avait pris ses dispositions en conséquence. C'est ainsi qu'une place d'honneur avait été réservée à l'envoyé de S. M. le roi de Navarre.

Donc, Pardaillan, debout au milieu des gradins, dominant par conséquent toutes les autres personnes assises, s'efforçait de regagner sa place. Mais le passage au milieu d'une foule de seigneurs et de nobles dames, tous exagérément imbus de leur importance, ce passage ne se fit pas sans quelque brouhaha.

D'autant plus que, fort de son droit, désireux de pousser la bravade à ses limites extrêmes, le chevalier, qui s'excusait avec une courtoisie exquise vis-à-vis des dames, se redressait, la moustache hérissée, l'oeil étincelant, devant les hommes et ne ménageait pas les bravades quand on ne s'effaçait pas de bonne grâce.

Bref, cela fit un tel tapage qu'à l'instant les yeux du roi, ceux de la cour et des milliers de personnes massées la se portèrent sur le perturbateur qui, sans souci de l'étiquette, se dirigeait vers sa place, comme on monte à l'assaut.

Une lueur mauvaise jaillit de la prunelle de Philippe.

Il se tourna vers d'Espinosa et le fixa un moment comme pour le prendre à témoin du scandale.

Le grand inquisiteur répondit par un demi-sourire qui signifiait:

«Laissez faire. Bientôt, nous aurons notre tour.»

Philippe approuva d'un signe de tête et se retourna, de façon à tourner le dos à Pardaillan qui atteignait enfin sa place.

Or, une chose que Pardaillan ignorait complètement, attendu qu'il était toujours le dernier renseigné sur tout ce qui le touchait et qu'il était peut-être le seul à trouver très naturelles les actions qu'on s'accordait à trouver extraordinaires, c'est que son aventure avec Barba Roja avait produit, à la cour comme en ville, une sensation énorme. On ne parlait que de lui un peu partout, et, si l'on s'émerveillait de la force surhumaine de cet étranger qui avait, comme en se jouant, désarmé une des premières lames d'Espagne, maté et corrigé comme un gamin turbulent l'homme le plus fort du royaume, on s'étonnait et on s'indignait quelque peu que l'insolent n'eût pas été châtié comme il le méritait.

Lorsque Pardaillan parvint à sa place, il jeta un coup d'oeil machinal autour de lui et demeura stupéfait. Il ne voyait que regards haineux et attitudes menaçantes.

Et, comme notre chevalier n'était pas homme à se laisser défier, même du regard, sans répondre à la provocation, au lieu de s'asseoir, il resta un moment debout à sa place, promenant autour de lui des regards fulgurants, ayant aux lèvres un sourire de mépris qui faisait verdir de rage les nobles hidalgos retenus par le souci de l'étiquette.

A ce moment, les trompettes lancèrent à toute volée, dans l'air lumineux, l'éclat aigu de leurs notes cuivrées.

C'était le signal impatiemment attendu par les milliers de spectateurs. Mais, s'il éclatait à ce moment, c'était par suite d'une méprise déplorable: un geste du roi mal interprété.

Il n'en est pas moins vrai que les trompettes, sonnant au moment précis où Pardaillan allait s'asseoir, paraissaient saluer l'envoyé du roi de France.

C'est ce que comprit le roi, qui, pâle de fureur, se tourna vers Espinosa et laissa tomber un ordre bref, en exécution duquel l'officier; coupable d'avoir mal interprété les gestes du roi, et donné l'ordre aux trompettes de sonner, fut incontinent arrêté et mis aux fers.

Notre héros était un incorrigible pince-sans-rire. Il trouva plaisant de paraître accepter comme un hommage rendu ce qui n'était qu'un hasard fortuit.

«Vive Dieu! dit-il à part soi, une politesse en vaut une autre.»

Et, avec son sourire le plus naïvement ingénu, mais au fond de l'oeil l'intense jubilation de l'homme qui s'amuse prodigieusement, dans un geste théâtral qu'il était seul à posséder, il adressa à la tribune royale un salut d'une ampleur démesurée.

Pour comble de malchance, le roi, qui se retournait à ce moment pour jeter l'ordre d'arrêter l'officier qui avait fait sonner les trompettes, le roi reçut en plein le sourire et le salut de Pardaillan. Et, comme c'était un sire profondément dissimulé, il dut, en se mordant les lèvres de dépit, répondre par un gracieux sourire, à seule fin de ne pas contrarier le plan du grand inquisiteur, plan qu'il connaissait et approuvait.

C'était plus que n'espérait Pardaillan, qui s'assit alors paisiblement, en jetant des coups d'oeil satisfaits autour de lui. Mais, comme si un enchanteur avait passé par là, bouleversant de fond en comble les sentiments intimes de ses féroces voisins, il ne vit autour de lui que sourires engageants, regards bienveillants. Et, avec, aux lèvres, une moue de dédain, il songea que le sourire que le roi venait de lui accorder, moralement contraint et forcé, avait suffi pour changer la haine en adulation.




VI

LE PLAN DE FAUSTA

Nous avons dit que le Torero s'était trouvé dans la désagréable obligation de dresser sa tente près de celle de Barba Roja.

Sans qu'il s'en doutât, ce voisinage déplaisant était dû à une intervention de Fausta. Voici comment:

Le roi et son grand inquisiteur avaient résolu l'arrestation de don César et de Pardaillan. Le roi poursuivait de sa haine, depuis vingt ans, son petit-fils. Cette haine sauvage, que vingt années d'attente n'avaient pu atténuer, était cependant surpassée par la haine récente qu'il venait de vouer à l'homme coupable d'avoir douloureusement blessé son incommensurable orgueil.

Si le roi n'obéissait qu'à sa haine, d'Espinosa, au contraire, agissait sans passion et n'en était que plus redoutable. Il n'avait, lui, ni haine, ni colère. Mais il craignait Pardaillan. Chez un homme froid et méthodique, mais résolu, comme l'était d'Espinosa, cette crainte était autrement dangereuse et plus terrible que la haine.

De l'intervention de Pardaillan dans les affaires du petit-fils du roi, d'Espinosa avait conclu qu'il en savait beaucoup plus qu'il ne paraissait; que, par ambition personnelle, il se faisait le champion et le conseiller d'un prince qui fût demeuré sans nom et peu redoutable sans ce concours inespéré.

L'erreur de d'Espinosa était de s'obstiner à voir un ambitieux en Pardaillan. La nature chevaleresque et désintéressée au possible de cet homme, si peu semblable aux hommes de son époque, lui avait complètement échappé.

S'il eût mieux compris le caractère de son adversaire, il se fût rendu compte que jamais Pardaillan n'eût consenti à la besogne qu'on le soupçonnait capable d'entreprendre. Il est certain que, si le Torero avait manifesté l'intention de revendiquer des droits inexistants, étant donné les conditions anormales de sa naissance, s'il avait fait acte de prétendant, comme on s'efforçait de le lui faire faire, Pardaillan lui eût tourné dédaigneusement le dos. En condamnant un homme sur le seul soupçon d'une action qu'il était incapable de concevoir, d'Espinosa commettait donc lui-même une méchante action.

Toutefois, s'il n'avait pu comprendre l'extraordinaire générosité de Pardaillan, il ne faut pas oublier que d'Espinosa était gentilhomme. Comme tel, il avait foi en la parole donnée et en la loyauté de son adversaire. Sur ce point, il avait su justement l'apprécier.

Donc, d'Espinosa et le roi, son maître, étaient d'accord sur ces deux points: la prise et la mise à mort de Pardaillan et du Torero. La seule divergence de vues qui existât entre eux, concernant Pardaillan, était dans la manière dont ils entendaient mettre à exécution leur projet. Le roi eût voulu qu'on arrêtât purement et simplement l'homme qui lui avait manqué de respect. Pour cela, que fallait-il: un officier et quelques hommes. Pris, l'homme était jugé, condamné, exécuté. Tout était dit.

D'Espinosa voyait autrement les choses. Oser manquer à la majesté royale était, à ses yeux, un crime que les supplices les plus épouvantables étaient impuissants à faire expier comme il le méritait. Mais qu'était-ce que quelques minutes de tortures, comparées à l'énormité du forfait? Bien peu de chose, en vérité. Avec un homme d'une force physique extraordinaire, jointe à une force d'âme peu commune, on pouvait même dire que ce n'était rien. Il fallait trouver quelque chose d'inédit, quelque chose de terrible. Il fallait une agonie qui se prolongeât des jours et des jours en des transes, en des affres insupportables.

C'est là que Fausta était intervenue et lui avait soufflé l'idée qu'il avait aussitôt adoptée.

Ce que devait être le châtiment imaginé par Fausta, c'est ce que nous verrons plus tard.

Pour le moment, toutes les mesures étaient prises pour assurer l'arrestation imminente de Pardaillan et du Torero. Peut-être d'Espinosa, mieux renseigné qu'il ne voulait bien le laisser voir, avait-il pris d'autres dispositions mystérieuses concernant Fausta, et qui eussent donné à réfléchir à celle-ci, si elle les avait connues. Peut-être!

Fausta était d'accord avec d'Espinosa et le roi en ce qui concernait Pardaillan seulement. Le plan que le grand inquisiteur se chargeait de mettre à exécution était, en grande partie, son oeuvre à elle.

Là s'arrêtait l'accord. Fausta voulait bien livrer Pardaillan parce qu'elle se jugeait impuissante à le frapper elle-même, mais elle voulait sauver don César, indispensable à ses projets d'ambition.

Or, Fausta se trompait dans son appréciation du caractère du Torero, comme d'Espinosa s'était trompé dans la sienne, sur celui de Pardaillan. Comme d'Espinosa, sur une erreur elle bâtit un plan qui, même s'il se fût réalisé, eût été inutile.

La Giralda étant, dans son idée, l'obstacle, sa suppression s'imposait. Fausta avait jeté les yeux sur Barba Roja pour mener à bien cette partie de son plan. Pourquoi sur Barba Roja? Parce qu'elle connaissait la passion sauvage du colosse pour la jolie bohémienne.

Admirablement renseignée sur tous ceux qu'elle utilisait, elle savait que Barba Roja était une brute incapable de résister à ses passions. Son amour, violent, brutal, était plutôt du désir sensuel que de la passion véritable.

En revanche, à la suite de l'humiliation sanglante qu'il lui avait infligée. Barba Roja s'était pris pour Pardaillan d'une haine féroce. Si le hasard voulait que le colosse se trouvât là quand on procéderait à l'arrestation du chevalier, il était homme à oublier momentanément son amour pour se ruer sur celui qu'il haïssait.

Or, la besogne de Barba Roja était toute tracée. A lui incombait le soin de débarrasser Fausta de la Giralda, en enlevant la jeune fille. Il fallait, de toute nécessité, qu'il s'en tînt au rôle qu'elle lui avait assigné.

Fausta n'avait pas hésité. L'intelligence de Barba Roja était loin d'égaler sa force. Centurion, stylé par Fausta, était arrivé aisément à le persuader que Pardaillan était épris de la bohémienne. Et, avec cette familiarité cynique qu'il affectait quand il se trouvait seul avec le dogue du roi, il avait conclu en disant:

—Beau cousin, soufflez-lui le tendron. Quand vous en serez las, vous le lui renverrez... quelque peu endommagé. Croyez-moi, c'est là une vengeance autrement intéressante que le stupide coup de dague que vous rêvez.

Barba Roja avait donné tête baissée dans le panneau.

Par surcroît de précaution, Fausta lui avait fait donner l'ordre de prendre part à la course. Le roi s'était fait tirer l'oreille. Il n'avait pas pardonné à son dogue une défaite qui lui paraissait trop facile. Mais d'Espinosa avait fait remarquer que ce serait là une manière de montrer que les coups de Pardaillan n'étaient pas, au demeurant, si terribles, puisqu'ils n'empêchaient pas celui qui les avait reçus de lutter contre le taureau, quarante-huit heures après. Le roi s'était laissé convaincre.

Quant à Barba Roja, il ne se tenait pas de joie, et, malgré que son bras le fît encore souffrir, il s'était juré d'estoquer proprement son taureau pour se montrer digne de la faveur royale qui s'étendait sur lui au moment où, précisément, il avait lieu de se croire momentanément en disgrâce.

Par cette dernière précaution, Fausta s'était sentie plus tranquille. Barba Roja, après avoir couru son taureau, serait occupé avec la Giralda. Une rencontre entre lui et Pardaillan serait ainsi évitée. Et, comme Fausta prévoyait tout, au cas où Barba Roja, blessé par le taureau, ne pourrait participer à l'enlèvement de la jolie bohémienne. Centurion et ses hommes opéreraient sans lui, et à son lieu et place.

Puisque nous faisons un exposé de la situation des partis en présence, il nous paraît juste, laissant pour un instant ces puissants personnages à leurs préparatifs, de voir un peu ce qu'on avait à leur opposer du côté adverse.

D'une part, nous trouvons une jeune fille, la Giralda, complètement ignorante des dangers qu'elle court, naïvement heureuse de ce qu'elle croit un hasard, qui lui permet d'admirer, en bonne place, l'élu de son coeur.

D'autre part, un jeune homme, El Torero. S'il avait des appréhensions, c'était surtout au sujet de sa fiancée. Un secret instinct l'avertissait qu'elle était menacée. Pour lui-même, il était bien tranquille. Ainsi qu'il l'avait dit à Pardaillan, il croyait fermement que Fausta avait considérablement exagéré les dangers auxquels il était exposé.

Cependant, il voulait bien admettre que quelque ennemi inconnu avait intérêt à sa mort. En ce cas, le pis qui pouvait lui arriver était d'être assailli par quelques coupe-jarrets, et il se sentait de force à se défendre vigoureusement. D'ailleurs, on ne viendrait pas l'attaquer dans la piste, quand il serait aux prises avec le taureau. Ce n'est pas non plus dans les coulisses de l'arène, coulisses à ciel ouvert, sous les yeux de la multitude, qu'on viendrait lui chercher noise. Donc, toutes les histoires de Mme Fausta n'étaient que... des histoires.

S'il avait pu voir les mouvements de troupes surpris par Pardaillan, il aurait perdu quelque peu de cette insouciante quiétude.

Enfin, il y avait Pardaillan.

Pardaillan, sans partisans, sans alliés, sans troupes, sans amis, seul, absolument seul.

Pardaillan, malheureusement, s'était écarté de l'excavation par où il entendait ce qui se disait et voyait ce qui se passait dans la salle souterraine, où se réunissaient les conjurés, au moment où Fausta parlait à Centurion de la Giralda. Il ne croyait donc pas que la jeune fille fût menacée.

En revanche, il savait pertinemment ce qui attendait le Torero. Il savait que l'action serait chaude et qu'il y laisserait vraisemblablement sa peau. Mais il avait dit qu'il serait là et la mort seule eût pu l'empêcher de tenir sa promesse.

Chose incroyable, l'idée ne lui vint pas que les formidables préparatifs qui s'étaient faits sous ses yeux pouvaient tout aussi bien le viser, que le Torero.

De ce qu'il ne se croyait pas directement menacé, il ne s'ensuit pas qu'il s'estimait en parfaite sécurité au milieu de cette foule de seigneurs, dont il sentait la sourde hostilité.

Et, comme il sentait autour de lui gronder la colère, comme il ne voyait que visages renfrognés ou menaçants, il se hérissa plus que jamais, toute son attitude devint une provocation qui s'adressait à une multitude.

Comme on le voit, la partie était loin d'être égale, et, comme le pensait judicieusement le chevalier, il avait toutes les chances d'être emporté par la tourmente.




VII

LA CORRIDA

Lorsque Pardaillan s'assit au premier rang des gradins, à la place que d'Espinosa avait eu la précaution de lui faire garder, les trompettes sonnèrent.

C'était le signal impatiemment attendu annonçant que le roi ordonnait de commencer.

Barba Roja avait été désigné pour courir le premier taureau. Le deuxième revenait à un seigneur quelconque dont nous n'avons pas à nous occuper; le troisième, au Torero.

Barba Roja, muré dans son armure, monté sur une superbe bête caparaçonnée de fer comme le cavalier, se tenait donc à ce moment dans la piste, entouré d'une dizaine d'hommes à lui, chargés de le seconder dans sa lutte.

La piste était, en outre, envahie par une foule de gentilshommes qui n'y avaient que faire, mais éprouvaient l'impérieux besoin de venir parader là, sous les regards des belles et nobles dames occupant les balcons et les gradins.

Nécessairement, on entourait et complimentait Barba Roja, raide sur la selle, la lance au poing, les yeux obstinément fixés sur la porte du toril, par où devait pénétrer la bête qu'il allait combattre.

En dehors de la foule des gentilshommes inutiles et des areneros de Barba Roja, il y avait tout un peuple d'ouvriers chargés de l'entretien de la piste, d'enlever les blessés ou les cadavres, de répandre du sable sur le sang, de l'ouverture et de la fermeture des portes, enfin, de mille et un petits travaux accessoires, dont la nécessité urgente se révélait à la dernière minute.

Lorsque les trompettes sonnèrent, ce fut une débandade générale, qui excita au plus haut point l'hilarité des milliers de spectateurs et eut l'insigne honneur d'arracher un mince sourire à Sa Majesté. On savait que l'entrée du taureau suivait de très près la sonnerie et, dame! nul ne se souciait de se trouver soudain face à face avec la bête.

Ce bref intermède, c'était la comédie préludant au drame.

Les derniers fuyards n'avaient pas encore franchi la barrière protectrice, les hommes de Barba Roja, qui devaient supporter le premier choc du fauve, achevaient à peine de se masser prudemment derrière son cheval, que, déjà, le taureau faisait son entrée.

C'était une bête splendide: noire tachetée de blanc, sa robe était luisante et bien fournie, les jambes courtes et vigoureuses, le cou énorme; la tête puissante, aux yeux noirs et intelligents, aux cornes longues et effilées, était fièrement redressée, dans une attitude de force et de noblesse impressionnantes.

En sortant du toril, où depuis de longues heures il était demeuré dans l'obscurité, il s'arrêta tout d'abord, comme ébloui par l'aveuglante lumière d'un soleil rutilant, inondant la place. Le taureau se présentant noblement, les bravos saluèrent son entrée, ce qui parut le surprendre et le déconcerter.

Bientôt, il se ressaisit et il secoua sa tête entre les cornes de laquelle pendait le flot de rubans dont Barba Roja devait s'emparer pour être proclamé vainqueur; à moins qu'il ne préférât tuer le taureau, auquel cas le trophée lui revenait de droit, même si la bête était mise à mort par l'un de ses hommes et par n'importe quel moyen.

Le taureau secoua plusieurs fois sa tête, comme s'il eût voulu jeter bas la sorte de stupeur qui pesait sur lui. Puis, son oeil de feu parcourut la piste. Tout de suite, à l'autre extrémité, il découvrit le cavalier immobile, attendant qu'il se décidât à prendre l'offensive.

Dès qu'il aperçut cette statue de fer, il se rua en un galop effréné.

C'était ce qu'attendait l'armure vivante, qui partit à fond de train, la lance en arrêt.

Et, tandis que l'homme et la bête, rués en une course échevelée fonçaient droit l'un sur l'autre, un silence de mort plana sur la foule angoissée.

Le choc fut épouvantablement terrible.

De toute la force des deux élans contraires, le fer de la lance pénétra dans la partie supérieure du cou.

Barba Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles puissants pour obliger le taureau à passer à sa droite, en même temps qu'il tournait son cheval à gauche. Mais le taureau poussait de toute sa force prodigieuse, augmentée encore par la rage et la douleur, et le cheval, dressé droit sur ses sabots de derrière, agitait violemment dans le vide ses jambes de devant.

Un instant, on put craindre qu'il ne tombât à la renverse, écrasant son cavalier dans sa chute.

Pendant ce temps, les aides de Barba Roja, se glissant derrière la bête, s'efforçaient de lui trancher les jarrets au moyen de longues piques dont le fer, très aiguisé, affectait la forme d'un croissant. C'est ce que l'on appelait la media-luna.

Tout à coup, sans qu'on pût savoir par suite de quelle manoeuvre, le cheval, dégagé, retombé sur ses quatre pieds, fila ventre à terre, se dirigeant vers la barrière, comme s'il eût voulu la franchir, tandis que le taureau poursuivait sa course en sens contraire.

Alors, ce fut la fuite éperdue chez les auxiliaires de Barba Roja, personne, on le conçoit, ne se souciant de rester sur le chemin du taureau, qui courait droit devant lui.

Cependant, ne rencontrant pas d'obstacle, ne voyant personne devant elle, la bête s'arrêta, se retourna et chercha de tous les côtés, en agitant nerveusement sa queue. Sa blessure n'était pas grave; elle avait eu le don de l'exaspérer. Sa colère était à son paroxysme et il était visible—toutes ses attitudes parlaient un langage très clair, très compréhensible—qu'elle ferait payer cher le mal qu'on venait de lui faire. Mais, devenue plus circonspecte, elle resta à la place où elle s'était arrêtée et attendit, en jetant autour d'elle des regards sanglants.

Étant donné les dispositions nouvelles de la bête, étant donné surtout qu'elle se tenait sur ses gardes, maintenant, il était clair que la deuxième passe serait plus terrible que la première.

Barba Roja avait poussé jusqu'à la barrière. Arrivé là, il s'arrêta net et il fit face à l'ennemi. Il attendit un instant, très court, et, voyant que le taureau semblait méditer quelque coup et ne paraissait pas disposé à l'attaque, il mit son cheval au pas et s'en fut à sa rencontre en le provoquant, en l'insultant, comme s'il eût été à même de le comprendre.

—Taureau! criait-il à tue-tête, va! Mais va donc! (Anda! anda!) Lâche! couard! chien couchant!...

Le taureau, sournoisement, épiait les moindres gestes de l'homme qui avançait lentement, prêt à saisir au bond l'occasion propice.

Au fur et à mesure qu'il approchait de l'animal, l'homme accélérait son allure et redoublait d'injures vociférées d'une voix de stentor. C'était d'ailleurs dans les moeurs de l'époque.

Naturellement, et pour cause, le taureau n'avait garde de répondre.

Mais les spectateurs, qui se passionnaient à ce jeu terrible, se chargeaient de répondre pour lui. Les uns, en effet, tenaient pour l'homme et criaient:

«Taureau poltron! Va le chercher. Barba Roja! Tire-lui les oreilles! Donne-le à tes chiens!

D'autres, au contraire, tenaient pour la bête et répondaient:

«Viens-y! tu seras bien reçu! Il va te mettre les tripes au vent! Tu n'oseras pas y aller!»

Et Barba Roja avançait toujours, s'efforçant de couvrir de sa voix les clameurs de la multitude, ne perdant pas de vue son dangereux adversaire, accélérant toujours son allure.

Quand le taureau vit l'homme à sa portée, il baissa brusquement la tête, visa un inappréciable instant, et, dans une détente foudroyante de ses jarrets d'acier, d'un bond prodigieux, il fut sur celui qui le narguait.

Contre toute attente, il n'y eut pas collision.

Le taureau, ayant manqué le but, passa tête baissée à une allure désordonnée. Le cavalier, qui avait dédaigné de frapper, poursuivit sa route ventre à terre du côté opposé.

Barba Roja ne perdait pas de vue son adversaire. Quand il le vit bondir, il obligea son cheval à obliquer à gauche. La manoeuvre était audacieuse. Pour la tenter, il fallait non seulement être un écuyer consommé, doué d'un sang-froid remarquable, mais encore et surtout être absolument sûr de sa monture. Il fallait, en outre, que cette monture fût douée d'une souplesse et d'une vigueur peu communes. Accomplie avec une précision admirable, elle eut un succès complet.

Si le taureau avait chargé avec l'intention manifeste de tuer, il n'en était pas de même du cavalier, qui ne visait qu'à enlever le flot de rubans.

Effectivement, soit adresse réelle, confinant au prodige, soit—plutôt—chance extraordinaire, le colosse réussit pleinement et, en s'éloignant à toute bride, dressé droit sur les étriers, il brandissait fièrement la lance, au bout de laquelle flottait triomphalement le trophée de soie, dont la possession faisait de lui le vainqueur de cette course.

Et la foule des spectateurs, électrisée par ce coup d'audace, magistralement réussi, salua la victoire de l'homme par des vivats joyeux, et c'était toute justice, car ce coup était extrêmement rare, et, pour se risquer à l'essayer, il fallait être doué d'un courage à toute épreuve.

Mais Barba Roja avait à faire oublier la leçon que lui avait infligée le chevalier de Pardaillan; il avait à se faire pardonner sa défaite et à consolider son crédit ébranlé près du roi. Il n'avait pas hésité à s'exposer pour atteindre ce résultat, et son audace avait été largement récompensée par le succès d'abord, ensuite par le roi lui-même, qui daigna manifester sa satisfaction à voix haute.

Ayant conquis le flot de rubans, il pouvait, après en avoir fait hommage à la dame de son choix, se retirer de la lice. C'était son droit. Mais, grisé par son succès, enorgueilli par la royale approbation, il voulut faire plus et mieux, et, bien qu'il eût senti son bras faiblir lors de son contact avec la bête, il résolut incontinent de pousser la lutte jusqu'au bout et d'abattre son taureau.

C'était d'une témérité folle. Tout ce qu'il venait d'accomplir pouvait être considéré comme jeu d'enfant à côté de ce qu'il entreprenait. Ce fut l'impression qu'eurent tous les spectateurs en voyant qu'il se disposait à poursuivre la course.

En effet, comme on a pu le remarquer, le taureau avait commencé par foncer au hasard, par instinct combatif. Dès la première passe, il avait compris qu'il s'était trompé. Chaque passe, dénuée de succès, était une leçon pour lui.

Il ne perdait rien de sa force et de son courage indomptable, sa rage et sa fureur restaient les mêmes, mais il acquérait la ruse qui lui avait fait défaut jusque-là.

Le premier choc avait eu lieu non loin de la barrière, presque en face de Pardaillan. C'est là que le taureau avait éprouvé sa première déception, là qu'il avait été frappé par le fer de la lance, là qu'il revenait toujours. Le déloger du refuge qu'il s'était choisi devenait terriblement dangereux.

Afin de permettre à leur maître de parader un moment en promenant le trophée conquis, les aides de Barba Roja s'efforçaient de détourner de lui l'attention de l'animal.

Mais le taureau semblait avoir compris que, son véritable ennemi, c'était cette énorme masse de fer à quatre pattes, comme lui, qui évoluait là-bas. C'était de là qu'était parti le coup qui l'avait meurtri. C'était cela qu'il voulait meurtrir à son tour.

Et, comme il se méfiait, maintenant, il ne bougeait pas du gîte qu'il s'était choisi. Il dédaignait les appels, les feintes, les attaques sournoises des hommes de Barba Roja. Parfois, comme agacé, il se ruait sur ceux qui le harcelaient de trop près, mais il ne continuait pas la poursuite et revenait invariablement à son endroit favori, comme s'il eût voulu dire: c'est ici le champ de bataille que je choisis. C'est ici qu'il faudra me tuer, ou que je te tuerai.

Barba Roja n'en voyait pas si long. Ayant suffisamment paradé, il s'affermit sur les étriers, assura sa lance dans son poing énorme et, voyant que la bête refusait de quitter son refuge, il prit du champ et fonça sur elle à toute vitesse.

Comme elle avait déjà fait une fois, la bête le laissa approcher et, quand elle le jugea à la distance qui lui convenait, elle bondit de son côté.

Maintenant, écoutez ceci: au moment d'atteindre le taureau, l'homme faisait obliquer son cheval à gauche, de telle sorte que la lance portât sur le côté droit. Deux fois de suite. Barba Roja avait exécuté cette manoeuvre. Deux fois le taureau avait donné dans le piège et avait passé par le chemin que l'homme lui indiquait.

Or, le taureau avait appris la manoeuvre.

Deux leçons successives lui avaient suffi. Maintenant, on ne pouvait plus la lui faire.

Donc, le taureau fonça droit devant lui comme il avait toujours fait. Seulement, à l'instant précis où le cavalier changeait la direction de son cheval, le taureau changea de direction aussi et, brusquement, il tourna à droite.

Le résultat de cette manoeuvre imprévue de la bête fut épouvantable.

Le cheval vint donner du poitrail en plein dans les cornes. Il fut soulevé, enlevé, projeté avec une violence, une force irrésistibles.

Le cavalier, qui s'arc-boutait sur les étriers, portant tout le poids du corps en avant pour donner plus de force au coup qu'il voulait porter, le cavalier, frappant dans le vide, perdit l'équilibre, la violence du choc l'arracha de la selle et, passant par-dessus l'encolure de sa monture, passant par-dessus le taureau lui-même, alla s'aplatir sur le sable de la piste, proche de la barrière, où il demeura immobile, évanoui.

Une immense clameur jaillit des milliers de poitrines des spectateurs haletants.

Cependant, le taureau s'acharnait sur le cheval. Les aides de Barba Roja se partageaient la besogne, et, tandis que les uns s'élançaient au secours du maître, les autres s'efforçaient de détourner de lui l'attention de la bête ivre de fureur, rendue plus furieuse encore par la vue du sang répandu. Car le cheval, malgré le caparaçon de fer, frappé au ventre, perdait ses entrailles par une plaie large, béante.

Relever un homme du poids de Barba Roja n'était pas besogne si facile, d'autant que le poids du colosse s'augmentait de celui de l'armure.

Il fallut donc renoncer à le relever et s'occuper incontinent de le transporter hors de la piste. La barrière n'était pas loin, heureusement, et les quatre hommes qui le secouraient, bien que troublés par les évolutions du taureau, seraient parvenus à le faire passer de l'autre côté de l'abri, si le taureau n'avait eu une idée bien arrêtée et n'eût poursuivi l'exécution de cette idée avec une ténacité déconcertante.

Nous avons dit que la bête en voulait à cette masse de fer et surtout à celle qui l'avait frappé.

Voici qui le prouve:

Le taureau avait atteint le cheval. Sans s'occuper de ce qui se passait autour de lui, sans donner dans les pièges que lui tendaient les hommes du cavalier, écrasé sur le sol, cherchant à l'éloigner de la monture, il s'acharna sur le malheureux coursier avec une rage dont rien ne saurait donner une idée.

Mais, tout en frappant et en broyant une partie de la masse qui l'avait bafoué, c'est-à-dire le cheval, il n'oubliait pas l'autre partie qui l'avait blessé, c'est-à-dire l'homme étendu sur le sable.

Quand le cheval ne fut qu'une masse de chairs pantelantes encore, il le lâcha et se retourna vers l'endroit où était tombé l'homme.

Et, ce qui prouve bien qu'il suivait son idée de vengeance et la mettait à exécution avec un esprit de suite vraiment surprenant, c'est que toutes les tentatives des aides de Barba Roja pour le détourner échouèrent piteusement.

Le taureau, de temps en temps, se détournait de sa route pour courir sus aux importuns. Mais, quand il les avait mis en fuite, il ne continuait pas la poursuite et revenait avec un acharnement au blessé, qu'il voulait, c'était visible, atteindre à tout prix.

Les serviteurs de Barba Roja, voyant le taureau, plus furieux que jamais, foncer sur eux, voyant l'inutilité des efforts de leurs camarades, se sentant enfin menacés eux-mêmes, se résignèrent à abandonner leur maître et s'empressèrent de courir à la barrière et de la franchir.

Un immense cri de détresse jaillit de toutes les poitrines, étreintes par l'horreur et l'angoisse.

La piste avait été envahie par une foule de braves, courageux certes, animés des meilleures intentions aussi, mais agissant sans ordre, dans une confusion inexprimable, se tenant prudemment à distance du taureau et ne réussissant, en somme, par leurs clameurs et leur vaine agitation, qu'à l'exaspérer davantage, si possible.

A moins d'un miracle, c'en était fait de Barba Roja, Tous le comprirent ainsi.

Le roi, dans sa loge, se tourna légèrement vers d'Espinosa et, froidement:

—Je crois, dit-il, qu'il vous faudra vous mettre en quête d'un nouveau garde du corps pour mon service particulier.

Cependant, le taureau arrivait sur l'homme, toujours étalé sur le sol. La seule chance qui lui restait de s'en tirer résidait maintenant dans la solidité de son armure et dans la versatilité de la bête qui chargeait. Si elle se contentait de quelques coups, l'homme pouvait espérer en réchapper, fortement éclopé sans doute, estropié peut-être, mais enfin avec des chances de survivre à ses blessures. Si la bête montrait le même acharnement qu'elle avait montré pour le cheval, il n'y avait pas d'armure assez puissante pour résister à la force des coups redoublés qu'elle lui porterait.

Et, maintenant, quelques toises à peine la séparaient de son ennemi inerte...

A ce moment, un frémissement prodigieux, qui n'avait rien de commun avec le frisson de la terreur qui la secouait jusque-là, agita cette foule énervée par l'angoisse.

Sur les gradins, aux fenêtres, aux balcons, des hommes se dressaient, debout, hagards, congestionnés, cherchant à voir, à voir malgré tout, sans s'occuper de gêner le voisin. Une immense acclamation retentit dans les tribunes, gagna le populaire debout, qui se bousculait pour mieux voir, se répercuta jusque sous les arcades de la place et dans les rues adjacentes:

«Noël! Noël! pour le brave gentilhomme!»

Dans la tribune royale, le même frisson de curiosité et d'espoir secoua tous les dignitaires qui oublièrent momentanément la sévère étiquette pour se bousculer derrière le roi, s'approcher de la rampe du balcon pour voir.

Jusqu'au roi lui-même qui, déposant son flegme et son impassibilité, se dressa tout droit, les deux mains crispées sur le velours de la rampe de fer, se penchant hors du balcon.

Seule, au milieu de la fièvre générale, Fausta demeura froide, impassible, un énigmatique sourire se jouant sur ses lèvres, qui tremblaient légèrement.

Le populaire voulait voir. Les nobles, aux gradins et aux fenêtres, voulaient voir. Le roi et le grand inquisiteur voulaient voir. Tous, tous, ils voulaient voir.

Voir quoi?

Ceci:

Un homme venait de bondir dans la piste et seul, à pied, sans armure, ayant à la main une longue dague, hardiment, posément, avec un sang-froid qui tenait du prodige, venait se placer résolument entre la bête et Barba Roja.

Et, tout à coup, après le tumulte, le frémissement, l'acclamation spontanée, un silence prodigieux plana sur l'assemblée haletante.

Le roi regarda d'Espinosa et lui dit à voix basse, avec un sourire livide:

«Monsieur de Pardaillan!»

Il y avait, dans la manière dont il prononça ces paroles, de la stupeur et aussi de la joie, ce qu'il traduisit en ajoutant aussitôt:

«Par le Dieu vivant! cet homme est fou! Je crois, monsieur le grand inquisiteur, que nous voici débarrassés du bravache, sans que nous y soyons pour rien. J'en suis fort aise, car, ainsi, mon bon cousin de Navarre ne pourra me reprocher d'avoir manqué aux égards dus à son représentant.

—Je le crois aussi, sire, répondit d'Espinosa avec son calme accoutumé.

—Vous croyez donc, sire, et vous, monsieur, que le sire de Pardaillan va être mis à mal par ce fauve? intervint délibérément Fausta.

—Par Dieu! madame, ricana le roi, je ne donnerais pas un maravédis de sa peau.

Fausta secoua gravement la tête et, avec un accent prophétique qui impressionna fortement le roi et d'Espinosa:

—Je crois, moi, dit-elle, que le sire de Pardaillan va tuer proprement cette brute.

—Qui vous fait croire cela, madame? fit vivement le roi.

—Je vous l'ai dit, sire: le chevalier de Pardaillan est au-dessus du commun des mortels, même si ces mortels ont le front ceint de la couronne. Non, sire, le chevalier de Pardaillan ne périra pas encore dans cette rencontre, et, si vous voulez le frapper, il faudra recourir au moyen que je vous ai indiqué.

Le roi regarda d'Espinosa et ne répondit pas, mais il demeura tout songeur.

Le taureau, cependant, en voyant se dresser soudain devant lui cet adversaire inattendu, s'était arrêté comme s'il eût été étonné.

Après cet instant de courte hésitation, il baissa la tête, visa son adversaire et, presque aussitôt, il la redressa et porta un coup foudroyant de rapidité.

Pardaillan attendit le choc avec ce calme prodigieux qu'il avait dans l'action. Il s'était placé de profil devant la bête, solidement campé sur les pieds bien unis en équerre, le coude levé, la garde de la dague, longue et flexible, devant la poitrine, la tête légèrement penchée à droite, de façon à bien viser l'endroit où il voulait Frapper.

Le taureau, de son côté, ayant bien visé son but, fonça tête baissée, et vint s'enferrer lui-même.

Pardaillan s'était contenté de le recevoir à la pointe de la dague en effaçant à peine sa poitrine.

Enferré, le taureau ne bougea plus.

Et, alors, ce fut un instant d'angoisse affreuse parmi les innombrables spectateurs de cette lutte extraordinaire.

Que se passait-il donc? Le taureau était-il blessé? Était-il touché seulement? Comment et pourquoi demeurait-il ainsi immobile?

Et le téméraire gentilhomme, qui semblait mué en statue! Que faisait-il donc? Pourquoi ne frappait-il pas de nouveau? Attendait-il donc que le taureau se ressaisît et le mît en pièces?

Et le silence angoissant pesait lourdement sur tous.

A vrai dire, le chevalier n'était guère plus fixé que les spectateurs.

Il voyait bien que la dague s'était enfoncée jusqu'à la garde. Il sentait bien tressaillir et fléchir le taureau. Mais, diantre! avec un adversaire de cette force, qui pouvait savoir? La blessure était-elle suffisamment grave? N'allait-il pas se réveiller de cette sorte de torpeur et lui faire payer par une mort épouvantable le coup qu'il venait de lui porter?

C'est ce que se demandait Pardaillan...

Mais il n'était pas homme à rester longtemps indécis. Il résolut d'en avoir le coeur net, coûte que coûte. Brusquement, il retira l'arme, qui apparut rouge de sang, et s'écarta, au cas, improbable, d'une suprême révolte de la bête.

Brusquement, le taureau, foudroyé, tomba comme une masse.

Alors, ce fut une détente dans la foule. Les traits convulsés reprirent leur expression naturelle, les gorges contractées se dilatèrent, les nerfs se détendirent. On respira largement: on eût dit qu'on craignait de ne pouvoir emmagasiner assez d'air pour actionner les poumons violemment comprimés.

Sous l'influence de la réaction, des femmes éclatèrent en sanglots convulsifs; d'autres, au contraire, riaient aux éclats. Ce fut un soulagement universel d'abord, puis un étonnement prodigieux et puis, tout à coup, la joie éclata, bruyante, animée, et se fondit en une acclamation délirante à l'adresse de l'homme courageux qui venait d'accomplir cet exploit.

Pardaillan, sa dague sanglante à la main, resta un bon moment à contempler d'un oeil rêveur et attristé l'agonie du taureau que, par un coup de maître prodigieux à l'époque, il venait de mettre à mort.

En ce moment, il oubliait le roi et sa haine, et sa cour de hautains gentilshommes qui l'avaient dévisagé d'un air provocant. Il oubliait Fausta et son trio d'ordinaires qui se pavanaient à une fenêtre proche du balcon royal, et Bussi-Leclerc, livide, dont les yeux sanglants l'eussent foudroyé à distance, s'ils en avaient eu le pouvoir, et d'Espinosa et ses hommes d'armes, et ses inquisiteurs et ses nuées d'espions. Il oubliait le Torero et les dangers qui le menaçaient.

Après avoir longuement considéré le taureau expirant, il murmura avec un accent de pitié inexprimable:

«Pauvre bête!...»

Ainsi, dans l'ingénuité de son âme, sa pitié allait à la bête qui l'eût infailliblement broyé s'il n'eût pris les devants.

En faisant ces réflexions plutôt désabusées, ses yeux tombèrent sur la dague qu'il tenait machinalement dans son poing crispé. Il la jeta violemment, loin de lui, dans un geste de répulsion et de dégoût.

Il aperçut alors le groupe des serviteurs de Barba Roja qui emportaient leur maître, toujours évanoui, et, machinalement, ses yeux allèrent alternativement du colosse qu'on emportait à la bête, qu'on s'apprêtait déjà à traîner hors de la piste.

Ses traits reprirent leur première expression de rêverie mélancolique, tandis qu'il songeait:

«Qui pourrait me dire lequel est le plus féroce, le plus brute, de l'homme qu'on emporte là-bas ou de la bête, que j'ai stupidement sacrifiée?»

Et, comme, nécessairement, on se ruait sur lui dans l'intention de le féliciter, il s'éloigna à grandes enjambées furieuses, sans vouloir rien entendre, laissant ceux qui l'abordaient, la bouche en coeur, tout déconfits et se demandant, non sans apparence de raison, si cet intrépide gentilhomme français, si fort et si brave, n'était pas quelque peu dément.

Sans se soucier de ce qu'on pouvait dire et penser, Pardaillan s'en fut retrouver le Torero, sous sa tente, ayant résolu de ne pas réoccuper le siège qu'on lui avait réservé, mais ne voulant pas cependant abandonner le prince au moment où il aurait besoin de l'appui de son bras.

Dans la loge royale, autant que partout ailleurs, on avait suivi avec un intérêt passionné les phases du combat. Mais, alors que partout ailleurs—ou à peu près—on souhaitait ardemment la victoire du gentilhomme, dans la loge royale on souhaitait, non moins ardemment, sa mort. «On» s'applique spécialement à Fausta, à Philippe II et à d'Espinosa.

Toutefois, si ces deux derniers croyaient fermement que le chevalier, non armé pour une lutte inégale, devait infailliblement succomber, victime de sa téméraire générosité, sous l'empire de la superstition qui lui suggérait la pensée que Pardaillan était invulnérable, Fausta, tout en souhaitant sa mort, croyait aussi fermement qu'il serait vainqueur de la brute.

Lorsque le taureau s'abattit, sans triompher, très simplement, elle fit:

—Eh bien, qu'avais-je dit?

—Prodigieux! fit le roi, non sans admiration.

—Je crois, madame, dit d'Espinosa, avec son calme habituel, je crois que vous avez raison: cet homme est invulnérable. Nous ne pouvons le frapper qu'en utilisant le moyen que vous nous avez indiqué. Je n'en vois pas d'autre. Je m'en tiendrai à celui-là, qui me paraît bon.

—Bien vous ferez, monsieur, dit gravement Fausta.

Le roi était l'homme des procédés lents et tortueux et des dissimulations patientes, autant qu'il était tenace dans ses rancunes.

—Peut-être, dit-il, après ce qui vient de se passer, serait-il opportun de remettre à plus tard la mise à exécution de nos projets.

D'Espinosa, à qui s'adressaient plus particulièrement ces paroles, regarda le roi droit dans les yeux, et, lentement, laconiquement, avec un accent de froide résolution et un geste tranchant comme un coup de hache:

—Trop tard! dit-il.

Fausta respira. Elle avait craint un instant que le grand inquisiteur n'acquiesçât à la demande du roi.

Philippe considéra à son tour, un moment, son grand inquisiteur en face, puis, il détourna négligemment la tête sans plus insister.

Ce simple geste du roi, c'était la condamnation de Pardaillan.




VIII

LE CHICO REJOINT PARDAILLAN

La course qui suit ne se rattachant par aucun point à ce récit, nous laisserons jouter de son mieux le noble hidalgo, qui avait succédé à Barba Roja—sérieusement endommagé par sa chute, paraît-il—et nous suivrons le chevalier de Pardaillan.

Il pénétra dans le couloir circulaire, qui tournait sans interruption autour de la piste, comme de nos jours.

Plus que de nos jours, ce couloir était occupé par la suite des seigneurs qui devaient prendre part à une des courses et par une foule d'aides et d'ouvriers. Il y avait de plus la ruée de tous ceux que l'intervention imprévue du Français avait enthousiasmés et qui s'étaient précipités vers lui.

La porte de la barrière franchie, la foule acclamant le vainqueur et s'écartant complaisamment pour lui laisser passage, Pardaillan se trouva en face de celui qu'il cherchait, c'est-à-dire du Torero, à moitié déshabillé, tenant sa cape d'une main, son épée de l'autre, et qui paraissait tout haletant comme à la suite d'un grand effort longtemps soutenu.

Retiré sous sa tente où il procédait à sa toilette, avec tout le soin minutieux qu'on apportait à cette opération jugée alors très importante, don César avait été un des derniers à avoir connaissance de l'accident survenu à Barba Roja.

Bien qu'il eût de très légitimes raisons de considérer le colosse comme un ennemi, le Torero avait une trop généreuse nature pour hésiter sur la conduite à tenir en semblable occurrence. Sans prendre le temps d'achever de se vêtir, sauter sur sa cape et son épée, partir en courant, tel fut son premier mouvement.

Il pensait atteindre la piste en quelques bonds et il espérait arriver à temps pour sauver son ennemi en attirant l'attention du taureau vers lui.

Mais il avait compté sans l'encombrement, il ne pouvait avancer que lentement, trop lentement au gré de son impatiente générosité.

Étroitement pressé dans la cohue, qu'il s'efforçait vainement de traverser, il apprit la foudroyante intervention du gentilhomme français.

On ne nommait pas ce gentilhomme. Mais le Torero ne pouvait s'y tromper. Pardaillan, seul, était capable d'un trait de bravoure et de générosité pareil.

Pressé de toutes parts, écumant de rage et de colère, étreint par l'angoisse, le Torero dut, en se rongeant les poings de désespoir, se contenter d'écouter le récit du combat fait à voix haute par ceux qui voyaient, répété et commenté de bouche en bouche par ceux qui ne voyaient pas.

La formidable acclamation qui suivit la mort du taureau ne put le tirer d'inquiétude. Il savait, en effet, que, dans leur engouement pour ces luttes violentes, les spectateurs, électrisés, acclamaient impartialement aussi bien la bête que l'homme, lorsqu'un coup excitait leur admiration.

Heureusement, les commentaires qui suivirent vinrent lui apporter un peu d'espoir. Il n'eut qu'à prêter l'oreille pour entendre les exclamations les plus diverses:

«Le taureau s'est écroulé comme une masse!—Un coup, un seul coup lui a suffi, senor!—Et avec une méchante petite dague!—Splendide! Merveilleux!—Voilà un homme!—Quel dommage qu'il ne soit pas Espagnol!—Le plus admirable, c'est que c'est le même gentilhomme qui a, l'autre jour, administré la correction que vous savez à ce pauvre Barba Roja, qui joue de malheur décidément!—Quoi, le même?—C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, senor. L'autre jour, il corrigé Barba Roja, aujourd'hui, il s'expose bravement pour le secourir. C'est noble, généreux!»

En moins d'une minute, le Torero en apprit cent fois plus sur les faits et gestes de Pardaillan, que celui-ci me lui en avait dit depuis qu'il le connaissait.

Malgré tout, il n'était pas encore rassuré, lorsque le mouvement de la foule, s'écartant pour faire place au triomphateur, le mit face à face avec celui qu'il s'était vainement efforcé de secourir.

—Hé! cher ami! fit le chevalier, de son air railleur, où courez-vous ainsi, demi nu?

Tout heureux de le retrouver sans l'apparence d'une blessure, le Torero s'écria, en désignant de la main la foule qui les entourait:

—Je voulais pénétrer dans la piste, mais j'ai été pris au milieu de cette presse, et, malgré tous mes efforts, je n'ai pu me dégager à temps.

Pardaillan jeta un coup d'oeil sur la masse de curieux qui se pressaient devant lui. Il fit entendre un sifflement admiratif.

—Il est de fait, dit-il, que l'entreprise n'était pas aisée au milieu d'une cohue pareille.

Et, prenant amicalement le bras du jeune homme, il dit très doucement:

—Puisque c'est moi que vous cherchiez, il est en effet inutile d'aller plus loin. Venez, cher ami, nous causerons chez vous. Je n'aime pas, ajouta-t-il en fronçant légèrement le sourcil, avoir autour de moi autant d'indiscrets personnages.

Ceci dit à voix assez haute pour être entendu de tous, sur ce ton froid qui lui était particulier quand l'impatience commençait à le gagner, souligné par un coup d'oeil impérieux, fit s'écarter vivement les plus pressants.

Lorsqu'ils se trouvèrent sous la tente:

—Ah! chevalier, s'écria le Torero encore ému, quelle imprudence!... Vous venez de me faire passer les minutes les plus atroces de mon existence!

Le chevalier prit son expression la plus naïvement étonnée.

—Moi! s'écria-t-il; et comment cela?

—Comment? Mais en vous jetant témérairement, comme vous l'avez fait, au-devant d'un adversaire terrible. Comment, vous ne connaissez rien du caractère du taureau, vous ne savez rien de sa manière de combattre, vous soupçonnez à peine la force prodigieuse dont la nature l'a doté, et vous allez délibérément vous jeter sur son chemin avec, pour toute arme, une dague à la main! Savez-vous que c'est miracle, vraiment, que vous soyez vivant encore? Savez-vous que vous aviez toutes les chances de ne pas en revenir?

—Toutes, moins une, fit paisiblement Pardaillan. C'est précisément celle qui m'a tiré d'affaire, tandis que la pauvre bête y a laissé sa vie. Et c'est grâce à vous, du reste.

—Comment, grâce à moi! s'écria le Torero qui ne savait plus si le chevalier parlait sérieusement ou s'il était en train de se moquer de lui.

Mais Pardaillan reprit, sur un ton au sérieux duquel il n'y avait pas à se méprendre:

—Sans doute. Vous m'avez, dans nos conversations, si bien dépeint la bête, vous m'avez si bien dévoilé son caractère et ses manières, vous m'avez si bien indiqué et ses ruses et la facilité avec laquelle on peut la leurrer, vous m'avez si magistralement montré l'anatomie de son corps, enfin, vous m'avez indiqué de façon si nette et si exacte l'endroit précis où il fallait la frapper, que je n'ai eu qu'à me souvenir de vos leçons, qu'à suivre à la lettre vos indications pour la tuer avec une facilité dont je suis à la fois étonné et honteux. Tout l'honneur du coup, si tant est qu'honneur il y a, vous revient, en bonne justice.

Écrasé par la logique de ce raisonnement débité avec un sérieux imperturbable et, qui pis est, avec une sincérité manifeste, le Torero leva les bras au ciel.

—Vous avez une manière de présenter les choses tout à fait particulière.

Ceci était dit sur un ton tel que Pardaillan éclata franchement de rire. Et le Torero ne put s'empêcher de partager son hilarité.

—Mais, chevalier, dit-il quand, son hilarité fut calmée, je vous dirai que le merveilleux, l'admirable, ce qui fait vraiment de vous le triomphateur que vous vous refusez à être, c'est précisément, d'avoir su garder assez de sang-froid pour mettre en pratique d'aussi magistrale manière les pauvres indications que j'ai eu le bonheur de vous donner.

—Parlons sérieusement. Savez-vous que vous êtes en droit de me garder quelque rancune de ce coup qu'il vous plaît de qualifier de merveilleux?

—Dieu me soit en aide! Et comment? Pourquoi?

—Parce que, sans ce coup-là, à l'heure qu'il est, je crois bien que le seigneur Barba Roja aurait rendu son âme à Dieu.

—Je ne vois pas...

—Ne m'avez-vous pas dit que vous lui vouliez la malemort? Je crois me souvenir vous avoir entendu dire qu'il ne mourrait que de votre main.

En disant ces mots, Pardaillan étudiait de son oeil scrutateur le loyal visage de son jeune ami.

—Je l'ai dit, en effet, répondit le Torero, et j'espère bien qu'il en sera ainsi que je désire.

—Vous voyez donc bien que vous avez le droit de m'en vouloir, dit froidement le chevalier.

Le Torero secoua doucement la tête:

—Quand je suis parti à peine vêtu, comme vous le voyez, je courais au secours d'une créature humaine en péril. Je vous jure bien, chevalier, qu'en allant tenter le coup que vous avez si bien réussi je n'ai pas pensé un seul instant que j'agissais au profit d'un ennemi.

L'oeil de Pardaillan pétilla de joyeuse malice.

—En sorte que, dit-il, ce fameux coup, que vous ne risqueriez peut-être pour vous-même qu'à la toute dernière extrémité, si je ne vous avais prévenu, vous l'eussiez tenté en faveur d'un ennemi?

—Oui, certes, fit énergiquement le Torero. Mais ne détestez-vous pas vous-même Barba Roja?

Pardaillan avait fait entendre ce léger sifflement qui pouvait exprimer aussi bien l'assentiment ou la dénégation.

Puis, il dit paisiblement:

—Savez-vous à quoi je pense?

—Non! dit le Torero surpris.

—Eh bien, je pense qu'il est fort heureux pour vous que notre ami Cervantes ne soit pas ici présent.

De plus en plus ébahi par ces brusques sautes d'esprit auxquelles il n'était pas encore habitué, le Torero ouvrit des yeux énormes et demanda machinalement:

—Pourquoi?

—Parce que, dit froidement Pardaillan, il aurait eu, à vous entendre, une belle occasion de vous donner, à vous aussi, ce nom de don Quichotte dont il me rebat les oreilles à tout bout de champ.

Et, comme le Torero demeurait muet de stupeur, il ajouta:

—Mais, dites-moi, où avez-vous pris que je déteste le Barba Roja?

—Ma foi, je l'ai entendu dire dans le couloir où j'étais si bien écrasé que je n'ai pu en sortir.

—Voilà comme on travestit toujours la vérité, murmura le chevalier. Je n'ai pas de raisons d'en vouloir à Barba Roja. C'est bien plutôt lui qui me veut la malemort.

A ce moment, une main souleva la portière qui masquait l'entrée de la tente et un personnage entra délibérément.

—Hé! c'est mon ami Chico! s'écria gaiement Pardaillan. Sais-tu que tu es superbe! Peste! quel costume! Regardez donc, don César, ce magnifique pourpoint de velours, et ces manches de satin bleu pâle, et ce haut-de-chausses, et ces dentelles, et ce superbe petit manteau de soie bleue, doublée de satin blanc. Bleu et blanc, ma parole, ce sont vos couleurs. Et cette dague au côté! Sais-tu que tu as tout à fait grand air? Et je me demande si c'est bien toi, Chico, que je vois là.

Pardaillan ne raillait pas, comme on pourrait croire.

Le nain était vraiment superbe.

Habituellement il affectait un dédain superbe pour la toilette. Il ne pouvait en être autrement, d'ailleurs, habitué qu'il était à courir la campagne. Puis, pour tout dire, quand il allait implorer la charité des âmes pieuses, il était bien obligé d'endosser un costume qui inspirât la pitié. Car il ne faut pas oublier que le Chico était un mendiant, un simple et vulgaire mendiant. Au reste, à l'époque, la mendicité était un métier comme un autre.

Le Chico donc était habituellement en haillons. Très propres, il est vrai, depuis la leçon que lui avait infligée la petite Juana; mais des haillons, si propres qu'ils soient, sont toujours des haillons. Le nain n'endossait de beaux habits que lorsqu'il allait voir Juana. Mais ces beaux habits eux-mêmes n'étaient que de la friperie, en comparaison du magnifique costume, flamboyant neuf, qu'il arborait ce jour-là.

Le Torero, qui achevait rapidement de s'habiller, se chargea de renseigner le chevalier.

—Figurez-vous, chevalier, dit-il, que le Chico, qui s'est mis dans la tête qu'il m'a de grandes obligations, alors qu'en réalité c'est moi qui suis son obligé, le Chico est venu me demander, comme une faveur, de m'assister dans ma course. Il a fait les frais de ce magnifique costume, aux couleurs de celui que j'endosse moi-même, et du diable si je sais avec quel argent il a pu faire ces frais considérables! Je ne pouvais vraiment pas lui refuser, après tant d'attentions délicates. Ce qui fait qu'on me verra dans l'arène avec un page portant mes couleurs.

—Oui-da! fit Pardaillan, qui étudiait sans en avoir l'air le petit homme. Mais c'est très bien, cela! Il vous fera grand honneur, j'en réponds.

Le Chico était heureux des compliments qu'il recevait, et il le laissait ingénument voir.

—Tiens, dit-il, j'ai voulu faire honneur à mon noble maître. Puisque vous le dites, j'y ai réussi.

—Tout à fait, par ma foi. Mais pourquoi dis-tu: mon noble maître, en parlant de don César? Sais-tu s'il est noble seulement, puisque lui-même n'en sait rien!

—Il l'est, dit le nain avec conviction.

—C'est probable, c'est certain même. Mais enfin il serait, je crois, bien en peine de montrer ses parchemins.

Pardaillan avait sans doute une arrière-pensée en poussant ainsi le nain sur une question qui avait alors une très grande importance. Peut-être, connaissant sa fierté, s'amusait-il tout bonnement à le taquiner.

Quoi qu'il en soit, le Chico répondit vivement:

—Ses parchemins, il doit les avoir, bien en règle, tiens!

—Ah bah! fit Pardaillan, surpris à son tour.

Irrévérencieusement, le Chico haussa les épaules.

—Parce que vous êtes étranger, vous ne savez pas, dit-il. Don César est un ganadero (éleveur de taureaux). En Espagne, c'est une profession qui anoblit.

—Tiens, tiens. Est-ce vrai ce qu'il dit là, don César?

—Sans doute! Ne le saviez-vous pas?

—Ma foi non.

—C'est à ce titre seul que je dois le très grand honneur que veut bien me faire notre sire le roi, en m'admettant à courir devant lui.

—Diable! mais, dites donc, je vous croyais pauvre?

—Je le suis aussi, dit le Torero en souriant. La ganaderia que je possède m'a été léguée par celui qui m'a élevé et qui la tenait, sans nul doute, de mon père ou de ma mère. Mais elle ne me rapporte rien.

—Vous m'en direz tant...

Et profitant de ce que le Torero sortait pour donner des instructions aux deux hommes qui, en outre du Chico, devaient l'assister dans sa course:

—Dis-moi, fit Pardaillan lorsqu'il se vit seul avec le nain, quelle mouche t'a piqué de venir précisément aujourd'hui t'enrôler dans la suite de don César?

Le Chico regarda fixement Pardaillan.

—Vous le savez bien, dit-il.

—Moi! Le diable m'emporte si je sais ce que tu veux dire!

Le Chico jeta un coup d'oeil furtif sur la portière, et baissant la voix:

—Vous avez cependant entendu ce qui se disait dans la salle souterraine, dit-il.

—Quel rapport?...

—Vous savez bien que don César est en péril, puisque vous ne le quittez pas d'une semelle.

—Quoi! fit Pardaillan, ému par la simplicité naïve de ce dévouement. Quoi! c'est pour cela que tu es venu t'offrir? C'est pour le défendre que tu as pris cette dague qui te donne un air si crâne?

Et il considérait le petit homme avec une admiration attendrie.

Le nain cependant se méprit sur la signification de ce coup d'oeil, et, hochant tristement la tête, il dit, sans amertume:

—Je vous comprends. Vous vous dites que ma faiblesse et ma petite taille ne pourront apporter qu'une aide illusoire s'il y a bataille. Peut-on savoir? La piqûre d'un mosquito (moustique) suffit parfois pour détourner le bras qui allait porter le coup mortel. Je puis être ce mosquito, tiens!

—Je ne pense pas cela, dit gravement Pardaillan. Loin de moi la pensée de chercher à diminuer ton généreux dévouement. Mais, mon petit, sais-tu que la lutte sera terrible, la bagarre affreuse?

—Je le sais, tiens!

—Sais-tu que tu risques ta peau?

—Pour ce qu'elle vaut, ce n'est vraiment pas la peine d'en parler. Et puis, si vous croyez que je tiens à la vie, vous vous trompez, ajouta le nain d'un ton désabusé.

—Chico, fit sincèrement Pardaillan, tu es tout petit par la taille, mais tu as un grand coeur.

—Tiens! vous voulez bien le dire, et vous le croyez comme vous le dites, et cela doit être, puisque vous le dites. Depuis que je vous connais, j'ai comme cela des idées que je ne comprends pas très bien. On m'eût fort étonné en me disant que je pourrais concevoir de telles idées. C'est ainsi pourtant. Je ne sais pas qui vous êtes, ce que vous voulez, où vous allez, ce que vous valez. Mais, depuis que je vous ai vu, je ne suis plus le même. Un mot de vous me bouleverse, et, pour mériter un compliment de vous, je passerais sans hésiter à travers un brasier!

Pardaillan, très ému par l'accent poignant du petit homme, murmura:

«Pauvre petit bougre!»

Et tout haut, avec une douceur inexprimable:

—Tu as raison, Chico, je comprends admirablement ce que tu dis et je devine ce que tu ne dis pas.

Et changeant de ton, avec une brusquerie affectée:

—Où t'étais-tu terré hier, Chico? On t'a cherché vainement de tous côtés.

—Qui donc m'a cherché? Vous?

—Non, pas moi, cornes du diable! Mais certaine petite hôtelière que tu connais bien.

—Juana! dit le Chico qui rougit.

—Tu l'as nommée.

Le nain hocha la tête.

—Qu'est-ce à dire? gronda Pardaillan. Douterais-tu de ma parole?

Le Chico eut une imperceptible hésitation.

—Non! dit-il. Cependant...

—Cependant? demanda Pardaillan qui souriait malicieusement.

—Elle m'avait chassé la veille... j'ai peine à croire...

—Qu'elle t'ait envoyé chercher le lendemain? Cela prouve que tu n'es qu'un niais, Chico. Tu ne connais pas les femmes.

—Vous ne raillez pas? Juana m'a envoyé chercher? dit le nain devenu radieux.

—Je me tue à te le dire, mort-diable!

—Alors?...

—Alors tu pourras aller la voir après la course. Tu seras bien reçu, j'en réponds... si toutefois tu tires tes chausses de la bagarre.

—Je les tirerai, tiens! s'écria le nain rayonnant de joie.

—A moins que tu ne préfères te retirer tout de suite..., hasarda le chevalier.

—Comment cela? fit naïvement le Chico.

—En t'en allant avant la bataille.

—Abandonner don César dans le danger! Vous n'y pensez pas! Arrive qu'arrive, je reste, tiens!

—A la bonne heure! Silence, voici le Torero.

—Si vous voulez bien me suivre, chevalier, dit le Torero en soulevant la portière, sans entrer, le moment approche.

—A vos ordres, don César.




IX

L'ORAGE ÉCLATE

Pendant que le Torero se dirigeait vers la piste, il se passait, dans la loge royale, un incident que nous devons relater ici.

Fausta avait obtenu que toute personne qui se réclamerait de son nom serait admise séance tenante en sa présence.

Au moment où le Torero, accompagné de Pardaillan et de sa suite, laquelle se composait de deux hommes et du Chico, attendait dans le couloir circulaire le moment d'entrer dans la piste, un courrier couvert de poussière s'était présenté à la loge royale, demandant à parler à Mme la princesse Fausta.

Admis séance tenante devant Fausta, le courrier avait, avant de parler, indiqué d'un coup d'oeil discret le roi, qui le dévisageait avec son insistance accoutumée.

Fausta, comprenant la signification de ce coup d'oeil, dit simplement:

—Parlez, comte, Sa Majesté le permet.

Le courrier s'inclina profondément devant le roi et dit:

—Madame, j'arrive de Rome à franc étrier.

D'Espinosa et Philippe II dressèrent l'oreille.

—Quelles nouvelles? fit négligemment Fausta.

—Le pape Sixte V est mort, madame, dit tranquillement le courrier à qui Fausta venait de donner le titre de comte.

Cette nouvelle, lancée à brûle-pourpoint, produisit l'effet d'un coup de foudre.

Malgré son empire prodigieux sur elle-même, Fausta tressaillit.

Le roi sursauta et dit vivement:

—Vous dites, monsieur?

—Je dis que Sa Sainteté le pape Sixte-Quint n'est plus, répéta le comte en s'inclinant.

—Et je ne suis pas encore avisé! gronda d'Espinosa.

Le roi approuva l'exclamation de son ministre d'un signe de tête qui n'annonçait rien de bon pour le messager espagnol, quel qu'il fût.

Fausta sourit imperceptiblement.

—Mes compliments, madame, fit le roi sur un ton glacial, votre police est mieux organisée que la mienne.

—C'est que, dit Fausta avec son audace accoutumée, ma police n'est pas faite par des prêtres.

—Ce qui veut dire?... gronda Philippe.

—Ce qui veut dire que, si les hommes d'Eglise sont supérieurs en tout ce qui concerne l'élaboration d'un plan, la mise à exécution d'une intrigue bien ourdie on ne saurait attendre d'eux l'effort physique que nécessite un tel voyage accompli à franc étrier. En semblable occurrence, le plus savant et le plus intelligent des prêtres ne vaudra pas un écuyer consommé.

—C'est juste, dit le roi radouci.

—Votre Majesté, ajouta Fausta pour panser la blessure faite à l'amour-propre du roi, Votre Majesté verra que son messager aura fait toute la diligence qu'il était permis d'attendre de lui. Dans quelques heures il sera ici.

—Savez-vous, monsieur, fit le roi, sans répondre directement à Fausta, savez-vous quels sont les noms mis en avant pour succéder au Saint-Père?

On remarquera que le roi ne demandait pas de quoi ni comment était mort Sixte-Quint. Sixte-Quint c'était un ennemi qui s'en allait. Et quel ennemi!

L'essentiel pour lui était d'être délivré du vieux et terrible jouteur.

Le nouveau pape serait-il un ennemi de la politique espagnole, comme le pape défunt, ou serait-il un allié? Voila ce qui était important.

Le courrier de Fausta se tenait raide et très pâle. Il était visible qu'il avait donné un effort surhumain et qu'il ne se tenait debout que par un prodige de volonté.

A la question du roi, il répondit:

—On parle de S. Em. le cardinal de Crémone, Nicolas Sfondrato.

—Bon, cela, murmura le roi avec satisfaction.

—On parle du cardinal de Santi-Quatro. Jean Fachinetti.

Le roi fit une moue significative.

—On parle surtout du cardinal de Saint-Marcel Castagna.

La moue du roi s'accentua.

—Mais l'élection du nouveau pape dépendra en grande partie du neveu du pape défunt, le cardinal Montalte. Il est certain que le conclave suivra docilement les indications que lui donnera le cardinal Montalte.

—Ah! fit le roi d'un air rêveur, en remerciant d'un signe de tête.

—Allez, comte, fit doucement Fausta, allez vous reposer. Vous en avez besoin.

Le comte accueillit l'invitation avec une satisfaction visible et ne se la fit pas renouveler.

—Ce cardinal de Montalte, de qui dépend en partie l'élection du pape futur, n'est-il pas de vos amis, madame? dit le roi lorsque le courrier fut sorti.

—Il l'est, fit Fausta avec un sourire énigmatique.

—Ainsi que le neveu du cardinal de Crémone, ce Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore?

—Le duc de Ponte-Maggiore est aussi de mes amis, dit Fausta dont le sourire se fit plus aigu encore.

—Ne vous ont-ils pas suivie ici?

—Je crois que oui, sire.

Le roi ne dit plus rien, mais son oeil se posa un instant sur celui d'Espinosa qui répondit par un imperceptible signe de tête.

Fausta surprit le coup d'oeil de l'un et le signe d'intelligence de l'autre. Elle comprit et elle pensa:

«D'Espinosa va me débarrasser de ces deux hommes. Sans le savoir et sans le vouloir, il me rend service, car ces deux fous d'amour commençaient à me gêner plus que je n'aurais voulu.»

Et sa pensée se reportant sur Sixte-Quint qui n'était plus:

«Le vieil athlète est donc mort, enfin! Qui sait si je ne ferais pas bien de retourner là-bas? Pourquoi ne reprendrais-je pas l'oeuvre gigantesque? A présent que Sixte-Quint n'est plus, qui donc serait de force à me résister?»

Et son oeil se reportant sur le roi qui paraissait réfléchir profondément:

«Non, dit-elle, fini le rêve de la papesse Fausta. Fini! momentanément. Ce que j'entreprends ici ne le cède en rien en grandeur et en puissance à ce que j'avais rêvé. Et qui sait si je n'arriverai pas ainsi plus sûrement à la couronne pontificale? Puis il faut tout prévoir: si je parais renoncer à mes anciens projets, on me laissera tranquille. Mes biens, mes États, sur lesquels le vieux lutteur avait mis la main, me seront rendus. En cas d'adversité, je puis me retirer en Italie, j'y serai encore souveraine et non plus proscrite. Et mon fils, le fils de Pardaillan! Je vais donc enfin pouvoir rechercher cet enfant sans crainte d'attirer sur lui l'attention mortelle de mon irréductible ennemi. Le trésor que j'avais prudemment caché, et dont Myrthis seule connaît la retraite, échappera à la convoitise de celui qui n'est plus. Mon fils, du moins, sera riche.»

Et avec une sorte d'étonnement:

«D'où vient que je me sens prise de l'impérieux désir de revoir l'innocente petite créature, de la serrer dans mes bras? Est-ce la joie de la savoir enfin à l'abri de tout danger?...»

A l'instant précis où elle se posait ces questions, d'Espinosa disait:

—Et vous, madame, que comptez-vous faire?

Si haut placé que fût d'Espinosa, prince de l'Eglise, grand inquisiteur d'Espagne, la désinvolture avec laquelle il se permettait de l'interroger sur ses projets ne laissa pas de la piquer. Aussi, ne voulant pas se fâcher en présence du roi, elle se fit glaciale pour demander à son tour:

—A quel sujet?

—Au sujet de la succession du pape Sixte V.

—Eh! dit Fausta d'un air souverainement détaché, en quoi cette succession peut-elle m'intéresser?

D'Espinosa posa sur elle son oeil lumineux, et lentement, avec une insistance lourde de menaces:

«N'avez-vous pas tenté certaine entreprise, dont l'insuccès vous a valu une condamnation à mort? N'avez-vous pas, durant de longs mois, été la prisonnière de celui qui fut votre vainqueur et dont on vient de vous annoncer la mort? Ne trouverez-vous pas l'occasion propice et ne serez-vous pas tentée de reprendre vos projets momentanément abandonnés?

—Je vous entends, cardinal, mais rassurez-vous. Ces projets n'existent plus dans mon esprit. J'y renonce librement. Le successeur de Sixte, quel qu'il soit, ne me verra pas me dresser sur son chemin.

—Ainsi, madame, cette mort ne change rien à nos conventions? Vous n'avez pas l'intention de regagner l'Italie, Rome?

—Non, cardinal. J'entends rester ici.

Et, se tournant vers Philippe II qui, tout en paraissant s'intéresser à la course, ne perdait pas un mot de cette conversation:

—A moins que le roi ne me chasse, ajouta-t-elle.

Philippe II la regarda d'un air étonné.

Sans lui laisser le temps de placer un mot, d'Espinosa répondit pour lui:

—Le roi ne vous chassera pas, madame. N'êtes-vous pas l'astre le plus resplendissant de sa cour? Aussi Sa Majesté, j'ose vous l'assurer, vous gardera près d'Elle aussi longtemps qu'Elle le pourra.

L'oreille la plus avertie n'aurait pu percevoir ni l'ironie ni la menace dans ces paroles d'une galanterie raffinée en apparence.

Fausta ne s'y méprit pourtant pas, et, en suivant d'un oeil froid la haute stature du grand inquisiteur devant qui chacun se courbait et s'effaçait, elle songeait, avec un imperceptible sourire aux lèvres:

«Va! Va donner des ordres pour qu'on me garde prisonnière à Séville jusqu'à ce que le pape de ton choix soit désigné pour succéder à Sixte! Sans t'en douter tu fais mon jeu, comme tu l'auras fait en me débarrassant de Montai te et de Sfondrato.»

Cependant le roi, averti par le coup d'oeil d'Espinosa, s'écria de son air le plus aimable:

—Hé quoi! madame, vous songeriez à nous quitter?

—Au contraire, sire, je manifestais mon intention de prolonger mon séjour à la cour d'Espagne. A moins que Votre Majesté ne me chasse, ai-je ajouté.

—Vous chasser, madame! Par la Trinité Sainte! vous n'y pensez pas! M. le cardinal vous le disait fort justement, à l'instant: nous ne saurions plus nous passer de vous. Que vous le vouliez ou non, madame, vous êtes notre prisonnière. Rassurez-vous cependant, nous ferons tout ce qui dépendra de nous pour que cette captivité ne vous soit pas trop pénible.

—Votre Majesté me comble! dit sérieusement Fausta.

En elle-même, elle songeait:

«Prisonnière, soit, ô roi! Si tout marche au gré de mes désirs, bientôt tu seras mon prisonnier à ton tour.»

Cependant la deuxième course venait de s'achever sans incident remarquable, et les nombreux valets affectés à ce service s'activaient au nettoyage de la piste. C'était comme un entracte en attendant la troisième course, celle du Torero.

Cette course, c'était le clou de la fête.

Dans le peuple, on trouvait deux catégories de spectateurs: ceux pour qui elle constituait un spectacle empoignant, qui avait le don de les passionner au plus haut point.

En second lieu, il y avait ceux qui attendaient quelque chose, soit qu'ils fussent affiliés à la société secrète dont le duc de Castrana était le chef nominal, soit qu'ils eussent été soudoyés avec l'or de Fausta. Ceux-là attendaient le signal qui, de simples spectateurs qu'ils étaient, ferait d'eux des acteurs participant au drame. Ceux-là, quand ils se mettraient en mouvement, entraîneraient infailliblement ceux qui ne savaient rien, mais qui, admirateurs enthousiastes du Torero, ne permettraient pas, sans protester, qu'on touchât à leur héros.

Dans la noblesse, à part un nombre infime de privilégiés, fort avant dans la confiance du roi ou du grand inquisiteur, qui savaient tout—tout ce que le roi avait consenti à avouer, bien entendu—tout le reste savait qu'il était question de l'arrestation du Torero et que la cour craignait que cette arrestation ne provoquât un soulèvement populaire.

Enfin, en dehors de la noblesse et du peuple, il y avait les troupes massées par d'Espinosa dans l'enceinte de la plazza et dans les rues environnantes.

Ces soldats, la longueur de l'attente commençait de les énerver, et, sans savoir pourquoi, eux aussi attendaient cette course avec la même impatience, car ils savaient qu'elle serait le terme de leur interminable faction.

Tout ceci explique pourquoi, pendant que les valets sablaient et ratissaient soigneusement la piste, un silence lourd, sinistre, pesa sur la multitude. C'était le calme décevant qui précède l'orage.

Philippe II était loin d'être un sentimental. La pitié, la clémence existaient pour lui en tant que mots mais non en tant que sentiments. Et c'était cela précisément qui faisait sa force et le rendait si redoutable. Il n'avait qu'une vertu: la foi ardente, sincère. Et sa foi n'était pas que religieuse. Il croyait aussi en la grandeur de sa race, en la supériorité de sa dynastie.

Eh bien, le silence qui pesa tout à coup sur cette foule, l'instant d'avant si joyeuse, si bruyante, si vivante, était si impressionnant qu'il impressionna le roi.

Philippe laissa errer son oeil froid sur toutes ces fenêtres encadrant des têtes curieuses. Là, c'était l'insouciance, la sécurité absolue. Là, nul danger à courir. Le regard du roi passa, alla plus loin et plus bas, s'arrêta aux tribunes.

Et Philippe se posa la question:

«Combien en resterait-il de vivants, de tous ces jeunes hommes, braves, vaillants, pleins de force et de vie, figés là dans l'angoisse de l'attente? Combien?...»

Et son oeil s'attarda sur les tribunes.

Puis il passa, descendit plus bas, alla plus loin, par-delà les barrières et les palissades et les cordes, et les gardes, et les arquebusiers, et les hommes d'armes.

Là, c'était la multitude des bourgeois et des hommes du peuple. Là, point de retraite prudemment ménagée; là, chaque spectateur pouvait devenir une victime, payer de sa vie la curiosité satisfaite.

Et le roi Philippe, inaccessible à la pitié, ne put réprimer un long frisson, et dans le désarroi de son esprit fulgura cette autre question, plus terrible encore que la première:

«Est-il juste de sacrifier tant d'existences? Ai-je bien le droit d'envoyer à la mort tant de braves gens?»

Et quelque chose comme un sentiment humain qui le surprit, lui qui se croyait si fort au-dessus de l'humanité, vint estomper l'éclat de son regard si froid l'instant d'avant.

A cet instant précis, une voix murmura à son oreille.

—Je viens de donner les derniers ordres. Ils ne sauraient nous échapper. Tout à l'heure, dans un instant, ils seront en notre pouvoir et tout sera dit.

Le roi tressaillit violemment et se retourna brusquement.

Debout derrière lui, le grand inquisiteur d'Espinosa le couvrait de la pourpre de son costume de cardinal, comme une énorme tache de sang qui s'étendait sur lui, l'enveloppait, le dominait, tache de sang réclamant du sang, encore, toujours, avec l'assurance donnée que ce sang répandu se confondrait avec elle, disparaîtrait en elle.

Et, comme si la présence de cette ombre rouge planant sur lui eût suffi à faire vaciller ses résolutions, le roi qui, à l'instant même, était presque décidé à faire grâce, le roi redevint flottant et irrésolu.

—Ne pensez-vous pas, monsieur, qu'après les nouvelles qui nous sont parvenues, on pourrait surseoir à nos projets? Tout bien pesé, en quoi la mort de ce jeune homme nous sera-t-elle utile? Ne pourrait-on l'exiler, l'envoyer en France ou ailleurs, avec défense de rentrer dans nos États, à peine de la vie?

D'Espinosa était loin de s'attendre à un pareil revirement. Néanmoins il ne sourcilla pas. Il ne manifesta ni surprise ni mécontentement. Il était sans doute accoutumé à lutter sourdement contre son orgueilleux maître pour arriver à lui faire adopter comme siennes propres les décisions qu'il avait prises, lui grand inquisiteur.

—S'il n'y avait que ce jeune homme, on pourrait, en effet, s'en débarrasser à bon compte. Mais il y a autre chose, sire. Il y a le sire de Pardaillan.

Fausta frémit. Quel accès de générosité prenait donc le roi? Allait-il faire grâce aussi à Pardaillan? A son tour elle fixa le roi comme si elle eût voulu aider, de toute sa volonté tenace, la volonté de d'Espinosa.

Mais Philippe ne songeait pas à étendre sa mansuétude jusque sur le chevalier. Il répondit donc vivement:

—Pour celui-là, je vous l'abandonne. On pourrait toutefois remettre à plus tard son exécution.

Rudement, d'Espinosa dit:

—Le sire de Pardaillan a trop longtemps attendu le châtiment dû à son insolence. Ce châtiment ne saurait être différé plus longtemps. Il y va de la majesté royale, à laquelle, moi vivant, nul ne pourra attenter sans payer ce crime de sa vie.

Le roi hocha la tête. Il ne paraissait pas très convaincu. Alors d'Espinosa, faisant peser son oeil scrutateur sur Fausta:

—Ce n'est pas tout, sire. Mme la princesse Fausta pourra vous dire que je n'invente ni n'exagère rien.

—Moi! fit Fausta surprise. En quoi mon témoignage peut-il vous être utile?

—Vous allez le savoir, madame. Des traîtres, des fous se sont trouvés, qui ont fait ce rêve insensé de se révolter contre leur roi, de soulever le pays, de déchaîner la guerre civile et de pousser sur le trône ce jeune homme précisément sur le sort duquel vous avez la faiblesse de vous apitoyer, sire.

—Par le sang du Christ! cardinal, pesez bien vos paroles! Vous jouez votre tête, monsieur! dit le roi presque à voix haute.

—Je le sais, dit froidement d'Espinosa.

—Et vous dites? Répétez! grinça Philippe.

—Je dis, gronda d'Espinosa, qu'un complot a été fomenté contre la couronne, contre la vie peut-être du roi. Je dis que ce complot doit éclater ici même, dans un instant. Je dis que ceci mérite un châtiment exemplaire, terrible, dont il soit parlé longtemps. Je dis que toutes mes dispositions sont prises pour la répression. Et j'en appelle au témoignage de la princesse Fausta ici présente.

Si maîtresse d'elle-même qu'elle fût, Fausta ne put s'empêcher de jeter autour d'elle ce regard du noyé qui cherche à quelle branche il pourra se raccrocher.

«D'Espinosa sait tout..., songea-t-elle. Comment? Par qui? Peu importe. Il se sera trouvé parmi les conjurés quelque traître qui, pour un titre, pour un peu d'or, n'a pas hésité à nous trahir tous. Je vais être arrêtée. Je suis perdue, irrémédiablement. Que n'ai-je amené mes trois braves Français!... Du moins ne mourrais-je pas sans combat!»

Ces réflexions passèrent dans son esprit avec l'instantanéité d'un éclair, et cependant son visage demeurait toujours calme et souriant. Et comme le roi, soupçonneux, se tournait vers elle et disait:

—Vous avez entendu, madame? Parlez! Par le Ciel, parlez! Expliquez-vous!

Elle redressa son front orgueilleux, et regardant d'Espinosa droit dans les yeux:

—Tout ce que dit M. le cardinal est l'expression de la pure vérité.

D'une voix dure, le roi demanda:

—Comment se fait-il que, sachant cela, madame, vous n'ayez pas cru devoir nous aviser?

Fausta allait pousser la bravade à un point qui pouvait lui être fatal. Déjà cette femme extraordinaire, dont le courage intrépide s'était manifesté en mainte circonstance critique, tourmentait la poignée de la mignonne dague qu'elle avait au côté; déjà son oeil d'aigle avait mesuré la distance qui séparait le balcon du sol et combiné qu'un bond adroitement calculé pouvait la soustraire au danger d'une arrestation immédiate; déjà elle ouvrait la bouche pour la suprême bravade et ployait les jarrets pour le saut médité, lorsque le grand inquisiteur, d'une voix apaisée, déclara:

—J'en ai appelé au témoignage de la princesse, assuré que j'étais de l'entendre confirmer mes paroles. Mais je n'ai pas dit que je la suspectais, ni qu'elle fût mêlée en quoi que ce soit à une entreprise folle, vouée à un échec certain (et il insista sur ces mots). Si la princesse n'a pas parlé, c'est qu'elle ne pouvait le faire sans forfaire à l'honneur. Au surplus, elle n'ignorait apparemment pas que je savais tout et elle a dû penser, à juste raison, que je saurais faire mon devoir.

La parole qui devait consommer sa perte ne jaillit pas des lèvres de Fausta, ses jambes prêtes à bondir se détendirent lentement, sa main cessa de tourmenter le manche de la dague, et, tandis qu'elle approuvait d'un signe de tête les paroles du grand inquisiteur, elle pensait:

«Pourquoi d'Espinosa me sauve-t-il? A-t-il simplement voulu me donner un avertissement? Il faut savoir. Je saurai.»

Apaisé par la déclaration du grand inquisiteur, le roi daignait s'excuser en ces termes:

—Excusez ma vivacité, madame, mais ce que me dit M. le Grand Inquisiteur est si extraordinaire, si inconcevable, que je pouvais douter de tout et de tous.

Fausta se contenta d'agréer les excuses royales d'un signe de tête d'une souveraine indifférence. Quant à d'Espinosa il reprit d'une voix grondante:

—Et maintenant, sire, que je vous ai dévoilé la vérité, maintenant que je vous ai montré ce que complotent les braves gens sur le sort de qui il vous plaît de vous apitoyer, je vais, me conformant aux volontés du roi, annuler les ordres que j'ai donnés, leur laisser le champ libre, leur donner toutes les facilités pour l'exécution de leur forfait.

Et, sans attendre de réponse, il se dirigea d'un pas rude et violent vers la sortie.

—Arrêtez, cardinal! cria le roi.

D'Espinosa attendait cet ordre; il était sûr que son maître, le lancerait. Sans hâte, sans joie, sans triompher, il se retourna posément, avec un tact admirable, ne montrant ni trop de hâte ni trop de lenteur, et, très calme, comme toujours, comme si rien ne s'était passé, il revint se placer derrière le fauteuil du roi.

—Monsieur le cardinal, dit Philippe d'une voix assez forte pour que tout le monde l'entendît dans la loge, vous êtes un bon serviteur, et nous n'oublierons pas le signalé service que vous nous rendez en ce jour.

D'Espinosa s'inclina profondément. Il avait obtenu la réparation qu'il espérait.

—Faites commencer la joute de ce Torero tant réputé, ajouta le roi. Je suis curieux de voir si le drôle mérite la réputation qu'on lui fait en Andalousie.




X

LE TRIOMPHE DU CHICO

LE Torero était sur la piste. Il tenait dans sa main gauche sa cape de satin rouge; dans sa main droite il tenait son épée de parade.

Cette cape était une cape spéciale, de dimensions très réduites. Quant à l'épée, dont, jusqu'à ce jour, il n'avait jamais fait usage, malgré les apparences, c'était une arme merveilleuse, flexible et résistante, sortie des ateliers d'un des meilleurs armuriers de Tolède.

Près de lui se tenaient ses deux aides et le nain Chico. Tous les quatre étaient près de la porte d'entrée, le Torero s'entretenant avec Pardaillan, lequel avait manifesté son intention d'assister à la course à cet endroit qui lui paraissait bien placé pour intervenir, le cas échéant.

Près de cette porte d'entrée, le couloir était encombré par une foule de gens qui paraissaient faire partie du personnel nombreux engagé pour la circonstance.

Ni Pardaillan ni le Torero ne prêtèrent la moindre attention à ceux qui se trouvaient là et qui, sans aucun doute, avaient le droit d'y être.

Le moment étant venu d'entrer en lice, le Torero serra la main du chevalier et il alla se placer au centre de la piste, face à la porte par où devait sortir le taureau dont il aurait à soutenir le choc. Ses deux aides et son page (le Chico), qui ne devaient plus le quitter à compter de cet instant, se placèrent derrière lui.

Dès qu'il fut en place, comme la bête pouvait être lâchée brusquement, tous ceux qui encombraient la lice s'empressèrent de lui laisser le champ libre en se dirigeant à toutes jambes vers les barrières, qu'ils se hâtèrent de franchir, sous les quolibets de la foule amusée.

Les courtisans savaient que le Torero était condamné. Lorsque sa silhouette élégante se détacha, seule, au milieu de l'arène, au lieu de l'accueillir par des paroles encourageantes, au lieu de l'exciter à bien combattre, comme on le faisait habituellement pour les autres champions, un silence mortel s'établit soudain.

Le peuple, lui, ignorait que le Torero fût condamné ou non. Ceux qui savaient étaient des hommes à Fausta ou au duc de Castrana, et ceux-là étaient bien résolus à le soutenir. Or, pour ceux qui savaient, comme pour ceux qui ne savaient pas, le Torero était une idole.

Le silence glacial qui pesa sur les rangs de la noblesse déconcerta tout d'abord les rangs serrés du populaire. Puis l'amour du Torero fut le plus fort; puis l'indignation de le voir si mal accueilli, enfin le désir impérieux de le venger séance tenante de ce que plus d'un considérait comme un outrage dont il prenait sa part.

Le Torero, immobile au milieu de la piste, perçut cette sourde hostilité d'une part, cette sorte d'irritation d'autre part. Il eut un sourire dédaigneux, mais, quoi qu'il en eût, cet accueil, auquel il n'était pas accoutumé, lui fut très pénible.

Comme s'il eût deviné ce qui se passait en lui, le peuple se ressaisit et bientôt une rumeur sourde s'éleva, timidement d'abord, puis se propagea, gagna de proche en proche, s'enfla, et finalement éclata en un tonnerre d'acclamations délirantes. Ce fut la réponse populaire au silence dédaigneux des courtisans.

Réconforté par cette manifestation de sympathie, le Torero tourna le dos aux gradins et à la loge royale et salua, d'un geste gracieux de son épée, ceux qui lui procuraient cette minute de joie sans mélange. Après quoi, il fit face au balcon royal et, d'un geste large, il salua le roi qui, rigide et observateur des règles de la plus méticuleuse des étiquettes, se vit dans la nécessité de rendre le salut à celui qui, peut-être, allait mourir. Ce qu'il fit avec d'autant plus de froideur qu'il avait été plus sensible à l'affront du Torero saluant la vile populace avant de le saluer, lui, le roi.

Ce geste du Torero, froidement prémédité, qui dénotait chez lui une audace rare, ne fut pas compris que du roi et de ses courtisans, lesquels firent entendre un murmure réprobateur. Il le fut aussi de la foule, qui redoubla ses acclamations. Il le fut surtout de Pardaillan qui, trouvant là l'occasion d'une de ces bravades dont il avait le secret, s'écria au milieu de l'attention générale:

—Bravo, don César!

Et le Torero répondit à cette approbation précieuse pour lui par un sourire significatif.

Ces menus incidents, qui passeraient inaperçus aujourd'hui, avaient alors une importance considérable. Rien n'est plus fier et plus ombrageux qu'un gentilhomme espagnol.

Le roi étant le premier des gentilshommes, narguer ou insulter le roi, c'était insulter toute la gentilhommerie. C'était un crime insupportable, dont la répression devait être immédiate.

Or, cet aventurier de Torero, qui n'avait même pas un nom, dont la noblesse tenait uniquement à sa profession de ganadero qui anoblissait alors, ce misérable aventurier s'était permis de vouloir humilier le roi. Cette tourbe de vils manants, qui piétinaient, là-bas, sur la place, s'était permis d'appuyer et de souligner de ses bravos l'insolence de son favori. Enfin cet autre aventurier étranger, ce Français, était venu à la rescousse.

Par la Vierge immaculée! par la Trinité sainte! par le sang du Christ! voici qui était intolérable et réclamait du sang! Si une diversion puissante ne se produisait à l'instant même, c'en était fait: les courtisans se ruaient, le fer à la main, sur la populace, et la bataille s'engageait autrement que n'avait décidé d'Espinosa.

Cette diversion, ce fut le Chico qui, sans le vouloir, la produisit par sa seule présence.

A défaut d'autre mérite, sa taille minuscule suffisant à le signaler à l'attention de tous, le nain était connu de tout Séville. Mais, si, sous ses haillons, sa joliesse naturelle et l'harmonie parfaite de ses formes de miniature forçaient l'attention au point qu'une artiste raffinée comme Fausta avait pu déclarer qu'il était beau, on imagine aisément l'effet qu'il devait produire, ses charmes étant encore rehaussés par l'éclat du somptueux costume qu'il portait avec cette élégance native et cette fière aisance qui lui étaient particulières. Il devait être remarqué. Il le fut.

Il avait dit naïvement qu'il espérait faire honneur à son noble maître. Il lui fit honneur, en effet. Et, qui mieux est, il conquit d'emblée les faveurs d'un public railleur et sceptique qui n'appréciait réellement que la force et la bravoure.

Pour détourner l'orage prêt à éclater, il suffit qu'une voix, partie on ne sait d'où, criât: «Mais c'est El Chico!» Et tous les yeux se portèrent sur lui. Et nobles et vilains, sur le point de s'entre-déchirer, oublièrent leur ressentiment et, unis dans le sentiment du beau, se trouvèrent d'accord dans l'admiration.

Le branle étant donné par la voix inconnue, le roi ayant daigné sourire à la gracieuse réduction d'homme, les exclamations admiratives fusèrent de toutes parts. Les nobles dames qui s'extasiaient n'étaient pas les dernières ni les moins ardentes. Et le mot qui voltigeait sur toutes les lèvres féminines était le même:

«Poupée! Mignonne poupée! Poupée adorable! Poupée!»

Jamais le Chico n'avait osé rêver un tel succès. Jamais il ne s'était trouvé à pareille fête. Car il était assez glorieux le petit bout d'homme, et, sur ce point, il était, malgré ses vingt ans, un peu enfant.

Aussi fallait-il voir comme il se redressait et de quel air crâne il tourmentait la poignée de sa dague. Et cependant dans son esprit une seule pensée, toujours la même, passait et repassait avec l'obstination d'une obsession:

—Oh! si ma petite maîtresse était là! Si elle pouvait voir et entendre!...

Elle était là pourtant, la petite Juana; là, perdue dans la foule, et, si le Chico ne pouvait la voir, elle, du moins elle le voyait très bien.

Elle était là et elle voyait tout et entendait tout ce qui se disait, tous les compliments qui tombaient dru comme grêle sur son trop timide amoureux. Et elle voyait les jolies lèvres des nobles et hautes et si belles dames qui s'extasiaient. Et elle voyait même très bien ce que ne voyait pas le naïf Chico, perdu qu'il était dans son rêve d'adoration, c'est-à-dire les coups d'oeil langoureux que ces mêmes belles dames ne craignaient pas de jeter effrontément sur son pâtiras.

Parée comme une madone, elle avait rencontré le sire de Pardaillan, lequel, sans paraître remarquer sa rougeur et sa confusion ni son émotion, pourtant très visibles, l'avait doucement prise par la main, l'avait entraînée dans ce petit cabinet où elle était chez elle et s'y était enfermé seul à seule.

Que dit Pardaillan à la petite Juana, qui paraissait si émue quand il l'entraîna ainsi? C'est ce que la suite des événements nous apprendra peut-être. Tout ce que nous pouvons dire pour l'instant, c'est que l'entretien fut plutôt long et que la petite Juana avait les yeux singulièrement rouges en sortant du cabinet.

Son entretien avec Pardaillan n'avait pas modifié son intention d'assister à la course. Aussi, le moment venu, elle demanda à la vieille Barbara de l'accompagner. Aussitôt, celle-ci d'éclater:

—Aller à la course, vous, une demoiselle! Sainte Barbe, ma digne patronne, se peut-il que mes oreilles entendent une demande aussi incongrue! Est-ce la place, dites-moi, d'une jeune fille qui se respecte!

Sans se fâcher, Juana avait maintenu sa demande, ajoutant que, puisqu'elle n'avait pas droit aux places réservées, elle se contenterait de se mêler à la foule, et que, si Barbara refusait de l'accompagner, elle irait seule. A quoi la matrone ne manqua pas de maugréer:

—Aller seule dans la foule! A quoi servirait-il donc d'avoir des serviteurs encore robustes, Dieu merci! capables de faire respecter leur jeune maîtresse et de la défendre au besoin!—Suis-je donc si vieille, si impotente que je ne puisse vous protéger! Jour de Dieu! j'irai avec vous ou vous n'irez pas. Et, si quelqu'un vous manque, je lui ferai voir de quel bois se chauffe votre nourrice Barbara, que vous jugez trop vieille pour vous accompagner.

C'est ainsi que, la vieille escortant la jeune, elles étaient allées se placer au milieu de la cohue. Juana, moins favorisée que la Giralda, n'avait pu pénétrer jusqu'au premier rang. Elle n'avait pas de siège pour s'asseoir, pas le moindre petit banc pour s'exhausser, elle qui était si petite. Elle ne voyait rien. Elle ne connaissait les péripéties des différentes courses que par ce qu'on en disait tout haut autour d'elle, mais elle était là.

C'est ainsi qu'elle avait vu—si nous pouvons ainsi dire—la téméraire intervention de Pardaillan, et son coeur avait battu à coups précipités. Mais, au souvenir des paroles qu'il lui avait dites le matin même, elle avait hoché douloureusement la tête comme pour dire:

«N'y pensons plus.»

Lorsque la voix inconnue cria: «Mais c'est El Chico!» son petit coeur se remit à battre comme il avait battu pour Pardaillan. Pourquoi? Elle ne savait pas. Elle avait voulu voir. Mais elle avait beau avoir de grands talons, elle avait beau se hausser sur la pointe des pieds, sauter sur place, elle ne parvenait pas à apercevoir le nain.

Et, cependant, elle entendait les acclamations qui s'adressaient au Chico. Au Chico! Qui lui eût dit cela quelques minutes plus tôt l'eût bien surprise.

Alors elle voulut voir le Chico à tout prix. Ce Chico qu'on trouvait si beau, si brave, si mignon, si crâne dans son superbe et luxueux costume—du moins, ainsi le dépeignaient tant de nobles dames—il lui semblait que ce n'était pas son Chico à elle, sa poupée vivante qu'elle tournait et retournait au gré de son caprice. Il lui semblait que ce devait être un autre, qu'il y avait erreur. Et nerveuse, angoissée, colère, sans savoir pourquoi ni comment, avec des envies folles de rire et de pleurer, elle cria:

—Mais prends-moi donc dans tes bras que je puisse voir!...

D'une voix tellement changée, sur un ton si violent, que la vieille Barbara, stupéfaite, oublia pour la première fois de sa vie de ronchonner, la prit docilement dans ses bras et, avec une vigueur qu'on ne lui eût pas soupçonnée, augmentée peut-être par l'inquiétude, car elle sentait confusément que quelque chose d'anormal et d'extraordinaire se passait dans l'âme de son enfant, elle la souleva et la maintint au-dessus de la foule, assise sur sa robuste épaule.

C'est ainsi que la petite Juana vit le nain Chico dans toute sa splendeur. Elle le regarda de tous ses yeux comme si elle ne l'eût jamais vu, comme si ce ne fût pas là le même Chico avec qui elle avait, été élevée, le même Chico qu'elle s'était plu, inconsciemment, à faire souffrir, le considérant comme sa chose, son jouet à l'égard de qui elle pouvait tout se permettre.

C'était cependant toujours le même. Il n'avait rien de changé, si ce n'est son costume et un petit air crâne et décidé qu'elle ne lui connaissait pas. Si le Chico était toujours le même, c'est donc que quelque chose qu'elle ne soupçonnait pas était changé en elle. Peut-être!...

Mais la petite Juana ne se rendait pas compte de cela, et, comme à ce moment le mot poupée fleurissait sur les lèvres pourpres de tant de jolies dames, sans savoir ce qu'elle disait, avec un regard de colère et de défi à l'adresse des nobles effrontées, elle cria rageusement:

—C'est à moi, cette poupée! à moi seule!

Et, comme elle avait l'habitude de trépigner dans ces moments de grandes colères, ses petits pieds, si coquettement chaussés, battant dans le vide, se mirent à tambouriner frénétiquement le ventre de la pauvre Barbara, qui, ne sachant ce qui lui arrivait, sans lâcher prise toutefois, se mit à beugler:

—Ho! ha! hé là! notre maîtresse! pour Dieu, qu'avez-vous? que vous arrive-t-il? Calmez-vous, enfant de mon coeur, ou vous allez crever le ventre de votre vieille nourrice!

Mais l'enfant de son coeur n'entendait pas. Comme elle avait crié brutalement: «Prends-moi dans tes bras!» elle cria de même, en la bourrant de coups de talon furieux:

«Mais descends-moi donc! Je ne veux pas les voir, ces éhontées! Elles me rendraient folle!

Et la vieille, éberluée, ahurie, médusée, ne put qu'obéir machinalement, sans trouver un mot, tant son saisissement était grand, et elle considéra un moment avec une inquiétude affreuse son enfant qui, en effet, paraissait ne plus avoir toute sa raison.

Pour achever de lui faire perdre le peu de conscience qui lui restait, Juana ne fut pas plutôt à terre que, saisissant la matrone par la main, elle l'entraîna violemment, en disant d'une voix coupée de sanglots:

—Viens! allons-nous-en! partons! Ne restons pas une minute de plus ici! Je ne veux plus voir, je ne veux plus entendre!

Et, avec une inconscience qui assomma littéralement la nourrice, elle ajouta:

—Maudite soit l'idée que tu as eue de me conduire à cette course!

C'est ainsi que la petite Juana n'assista pas à la fin de la course. C'est ainsi que, sans s'en douter, elle échappa à la bagarre qui devait suivre et dans laquelle elle courait le risque de perdre la vie; c'est ainsi qu'elle échappa à la mort qui planait sur cette multitude de curieux.




XI

VIVE LE ROI CARLOS!

Cependant le taureau avait été lâché.

Tout d'abord, comme presque toujours, ébloui par la lumière éclatante, succédant sans transition à l'obscurité d'où il sortait, il s'arrêta, indécis, humant l'air, frappant ses flancs de sa queue, agitant sa tête.

Le Torero lui laissa le temps de se reconnaître, puis il fit quelques pas à sa rencontre, l'excitant de la voix, lui présentant sa cape déployée.

Le taureau ne se fit pas répéter l'invite. Ce morceau de satin écarlate qu'on lui présentait lui tira l'oeiï tout de suite, et il fonça droit sur lui, tête baissée.

Ce fut un moment d'indicible émotion parmi ceux qui ne souhaitaient pas la mort du Torero. Pardaillan lui-même, empoigné par la tragique grandeur de cette lutte inégale, suivait avec une attention passionnée les phases de la passe.

Le Torero, qui paraissait chevillé au sol, attendit le choc, sans bouger, sans faire un geste. Au moment où le taureau allait donner son coup de corne, il déplaça la cape à droite. Prodige, le taureau suivit le morceau d'étoffé qu'il frappa. En passant; il frôla le Torero.

La seconde d'après, les spectateurs haletants virent don César qui, la cape jetée sur les reins, se retirait avec autant d'aisance et de tranquillité qu'il eût pu en montrer dans son intérieur paisible.

Un tonnerre d'acclamations salua ce coup d'audace exécuté avec un sang-froid et une maîtrise incomparables. Même les courtisans oublièrent tout pour applaudir. Le roi, d'ailleurs, n'avait pu dissimuler un geste émerveillé.

Le taureau, stupéfait de n'avoir frappé que le vide, se rua de nouveau sur l'homme. Celui-ci s'enroula dans sa cape en la tenant par les extrémités du collet, et, tournant le dos à la bête, il se mit à marcher paisiblement devant elle.

La bête frappa furieusement à droite. Elle ne rencontra que l'étoffe. Elle retourna à la charge et frappa à gauche. Le Torero, par une série de balancements du corps, évitait les coups et lui présentait toujours l'étoffe. Puis il se mit à décrire des demi-cercles, et le taureau suivit la tangente de ces demi-cercles sans jamais pouvoir toucher autre chose que ce leurre qu'on lui présentait.

Et les acclamations se firent délirantes.

Que les amateurs de courses modernes ne sourient pas d'un air dédaigneux et ne murmurent pas! Mais ce Torero prodigieux n'accomplit, en somme, que les exploits que le dernier des capéadores exécute sans sourciller aujourd'hui.

Qu'on veuille bien se souvenir que ceci se passait quelque chose comme trois siècles avant que ne fussent créées et mises en pratique les règles de la tauromachie moderne.

Quoi qu'il en soit, les passes de notre Torero, inconnues à l'époque, retrouvées plusieurs siècles plus tard, avaient tout le charme de la nouveauté et pouvaient, à juste raison, susciter l'enthousiasme de la foule.

Le taureau, surpris de voir qu'aucun de ses coups ne portait, s'arrêta un moment et parut réfléchir. Puis il pointa ses oreilles, gratta rageusement la terre, frôla le sol de son mufle et recula pour prendre son élan.

Le Torero déploya sa cape toute grande, un peu en avant et en dehors de la ligne de son corps. En même temps, il vint se placer droit devant le taureau, le plus près possible, et, avançant un pied, il provoqua la bête.

Au moment où le taureau, après avoir visé en baissant la tête, se disposait à porter son coup, il baissa brusquement la cape, en lui faisant décrire un arc de cercle. En même temps, il se mettait hors d'atteinte en lui livrant un passage, par une simple flexion du buste, sans bouger les pieds.

Et le taureau passa, en le frôlant, lancé sur la cape trompeuse. Le Torero fit alors un demi-tour complet et se présenta de nouveau devant la bête.

Seulement, cette fois, il brandissait au bout de son épée le flot de rubans qu'il avait lestement cueilli au passage.

Alors, la foule, jusque-là haletante et muette de terreur et d'angoisse, laissa éclater sa joie, et, à la considérer, hurlante et gesticulante, on eût pu croire qu'elle venait soudain d'être prise de folie. Les uns criaient, d'autres applaudissaient, ici on entendait des éclats de rire, là des sanglots convulsifs.

Toutes ces manifestations diverses et violentes étaient le résultat de la réaction qui se produisait. C'est que, pendant tout le temps où le Torero, après avoir provoqué sa fureur, attendait l'assaut de la bête sans reculer d'une semelle, avec un calme souriant, l'angoisse étreignait les spectateurs à un degré tel qu'on pouvait croire que la vie était suspendue et se concentrait, toute, dans les yeux hagards, striés de sang, qui suivaient passionnément les mouvements violents de la brute qui, seule, attaquait, tandis que l'homme, en la bravant, se soustrayait à ses coups, à l'ultime seconde où ils étaient portés.

Dans la loge royale, si puissante que fût sa haine contre celui qui lui rappelait son déshonneur d'époux, le roi, pendant tout ce temps, trahissait son émotion par la contraction de ses mâchoires et par une pâleur inaccoutumée.

Fausta, sous son impassibilité apparente, ne pouvait s'empêcher de frémir en songeant qu'un faux pas, un faux mouvement, une seconde d'inattention pouvaient provoquer la mort de ce jeune homme en qui reposait l'espoir de ses rêves d'ambition.

Seul, d'Espinosa restait immuablement calme. Il serait injuste de ne pas dire que, pendant les instants mortellement longs où l'homme, impassible, subissait l'attaque furieuse de la brute, tous ceux de la noblesse, qui savaient cependant qu'il était condamné, faisaient des voeux pour qu'il échappât aux coups qui lui étaient portés.

Puis, cette espèce d'accès de folie, qui s'était emparé de la foule, se transforma en admiration frénétique, et l'enthousiasme déborda, délirant, indescriptible. Mais ce n'était pas fini.

Le Torero avait cueilli le trophée. Il était vainqueur. Il pouvait se retirer. Mais on savait que, s'il ne tuait jamais la bête, il s'imposait à lui-même de la chasser de la piste, seul, par ses propres moyens.

Tout n'était pas dit encore. Par des jeux multiples et variés, semblables à ceux qu'il venait d'exécuter avec tant de succès, il lui fallait acculer la bête à la porte de sortie. Pour cela, lui-même devait se placer devant cette porte et amener le taureau à foncer une dernière fois sur lui.

Lorsqu'il recevait, sans reculer d'un pas, le choc de la brute leurrée par la cape, il était au milieu de la piste. Il avait l'espoir derrière lui. Il pouvait au besoin reculer. Ici, toute retraite lui était impossible. Il ne pouvait que s'effacer à droite ou à gauche.

Que le comparse chargé d'ouvrir la porte par laquelle, emporté par son élan, devait passer le taureau, hésitât seulement un centième de seconde, et c'en était fait de lui. C'était l'instant le plus critique de sa course.

La multitude savait tout cela. On respira longuement, on reprit des forces, en vue de supporter les émotions violentes de la fin de cette course.

Lorsque le taureau serait chassé de la piste, le Torero aurait le droit de déposer son trophée aux pieds de la dame de son choix; pas avant. Ainsi en avait-il décidé lui-même.

Cette satisfaction, bien gagnée, on en conviendra, devait cependant lui être refusée, car c'était l'instant qui avait été choisi précisément pour son arrestation.

Aussi, pendant qu'il risquait sa vie avec une insouciante bravoure, uniquement pour la satisfaction d'accomplir jusqu'au bout la tâche qu'il s'était imposée de mettre le taureau hors de la piste, pendant ce temps les troupes de d'Espinosa prenaient les dernières dispositions en vue de l'événement qui allait se produire.

Le couloir circulaire était envahi. Non plus, cette fois, par la foule des gentilshommes, mais bien par des compagnies nombreuses de soldats, armés de bonnes arquebuses, destinées à tenir en respect les mutins, si mutinerie il y avait.

Toutes ces troupes se massaient du côté opposé aux gradins, c'est-à-dire qu'elles prenaient position du côté où était massé le populaire. Et cela se conçoit, les gradins étant occupés par les invités de la noblesse, soigneusement triés, et sur lesquels, par conséquent, le grand inquisiteur croyait pouvoir compter: il n'y avait nulle nécessité de garder ce côté de la place. Il était naturellement gardé par ceux qui l'occupaient en ce moment et qui étaient destinés à devenir, le cas échéant, des combattants.

Tout l'effort se portait logiquement du côté où pouvait éclater la révolte, et, là, officiers et soldats s'entassaient à s'écraser, attendant en silence et dans un ordre parfait que le signal convenu fût fait pour envahir la piste, qui deviendrait ainsi le champ de bataille.

S'il y avait révolte, le peuple se heurterait à des masses compactes d'hommes d'armes casqués et cuirassés, sans compter ceux qui occupaient les rues adjacentes et les principales maisons en bordure de la place, chargés de le prendre par-derrière. Par ce dispositif, la foule se trouvait prise entre deux feux.

Les hommes chargés de procéder à l'arrestation n'auraient donc qu'à entraîner le condamné du côté des gradins où ils n'avaient que des alliés.

Ces mouvements de troupes s'effectuaient, nous venons de le dire, pendant que le Torero, sans le savoir, les favorisait en détournant l'attention des spectateurs, concentrée sur les passes audacieuses qu'il exécutait en vue d'amener le taureau en face de la porte de sortie.

Pardaillan se trouvait du côté des gradins, c'est-à-dire qu'il était du côté opposé à celui que les troupes occupaient peu à peu. Il vit fort bien le mouvement se dessiner et ébaucha un sourire railleur.

Au début de la course du Torero, il n'avait autour de lui qu'un nombre plutôt restreint d'ouvriers, d'aides, d'employés aux basses besognes, qui avaient quitté précipitamment la piste au moment de l'entrée du taureau et s'étaient postés là pour jouir du spectacle en attendant de retourner sur le lieu du combat pour y effectuer leur besogne.

Tout d'abord, il n'avait prêté qu'une médiocre attention à ces modestes travailleurs. Mais, au fur et à mesure que la course allait sur sa fin, il fut frappé de la métamorphose qui paraissait s'accomplir chez ces ouvriers.

Ils étaient une quinzaine en tout. Jusque-là, ils s'étaient tenus, comme il convenait, modestement à l'écart, armés de leurs outils, prêts, semblait-il, à reprendre la besogne. Et voici que maintenant ils se redressaient et montraient des visages énergiques, résolus, et se campaient dans des attitudes qui trahissaient une condition supérieure à celle qu'ils affichaient quelques instants plus tôt.

Et voici que des gentilshommes, surgis il ne savait d'où, envahissaient peu à peu cette partie du couloir, se massaient près de la porte où il se tenait, se mêlaient à ces ouvriers qu'ils coudoyaient et avec qui ils semblaient s'entendre à merveille.

Bientôt, la porte se trouva gardée par une cinquantaine d'hommes qui semblaient obéir à un mot d'ordre occulte.

Et, tout à coup, Pardaillan entendit le grincement comme feutré de plusieurs scies. Et il vit que quelques-uns de ces étranges ouvriers s'occupaient à scier les poteaux de la barrière.

Il comprit que ces hommes, jugeant la porte trop étroite, pratiquaient une brèche dans la palissade, tandis que les autres s'efforçaient de masquer cette bizarre occupation.

Il dévisagea plus attentivement ceux qui l'environnaient, et, avec cette mémoire merveilleuse dont il était doué, il reconnut quelques visages entrevus l'avant-veille à la réunion présidée par Fausta. Et il comprit tout.

«Par Dieu! fit-il avec satisfaction, voici la garde d'honneur que Fausta destine à son futur roi d'Espagne, ou je me trompe fort. Allons, mon petit prince sera bien gardé, et je crois décidément qu'il se tirera sain et sauf du guêpier où il s'est jeté inconsidérément. Ces gens-là, le moment venu, jetteront bas la palissade qu'ils viennent de scier, et, au même instant, ils entoureront celui qu'ils ont mission de sauver. Tout va bien.»

Tout allait bien pour le Torero. Pardaillan aurait peut-être dû se demander si tout allait aussi bien pour lui-même. Il n'y pensa pas.

A l'inverse de bien des gens, toujours disposés à s'accorder une importance qu'ils n'ont pas, notre héros était peut-être le seul à ne pas connaître sa valeur réelle. Il était ainsi fait, nous n'y pouvons rien.

«Tout va bien!» avait-il dit en songeant au Torero. Ayant jugé que tout allait bien, il se désintéressa en partie de ce qui se passait autour de lui pour admirer les passes merveilleuses d'audace et de sang-froid de don César, arrivé à l'instant critique de sa course, c'est-à-dire adossé à la porte de sortie où il avait fini par attirer le taureau qui, dans un instant, foncerait pour la dernière fois sur lui et irait s'enfermer lui-même dans l'étroit boyau ménagé à cet effet.

A moins que le Torero ne pût éviter le coup et ne payât de sa vie, au moment suprême d'en finir, sa trop persistante témérité.

C'était, en effet, la fin. Quelques minutes encore et tout serait dit. L'homme sortirait vainqueur de sa longue lutte ou tomberait, frappé à mort.

Aussi, les milliers de spectateurs haletants n'avaient d'yeux que pour lui. Pardaillan fit comme tout le monde et regarda attentivement.

Et, tout à coup, averti par quelque mystérieuse intuition, il se retourna et aperçut à quelques pas de lui Bussi-Leclerc qui, avec un sourire mauvais, le regardait comme une proie couvée.

«Mort-Dieu! murmura Pardaillan, il est fort heureux pour moi que les yeux de ce Leclerc ne soient pas des pistolets; sans quoi, pauvre de moi! je tomberais foudroyé.»

Mais les événements les plus futiles en apparence avaient toujours, aux yeux de Pardaillan, une signification dont il s'efforçait de dégager la cause séance tenante.

«Au fait, se dit-il, pourquoi Bussi-Leclerc a-t-il quitté la fenêtre où il se prélassait pour venir ici? Ce n'est pas, je pense, dans l'unique intention de me contempler. Viendrait-il me demander cette revanche après laquelle il court infructueusement depuis si longtemps?

Ayant ainsi monologué, de ce coup d'oeil sûr et prompt qui n'était qu'à, lui, il scruta le visage de Bussi-Leclerc, et du spadassin Son coup d'oeil rejaillit sur ceux qui l'entouraient et alors il tressaillit.

«Je me disais aussi, murmura-t-il avec un sourire narquois, ce brave Bussi-Leclerc vient à la tête d'une compagnie d'hommes d'armes... C'est ce qui lui donne cette assurance imprévue.»

Presque aussitôt, il eut un léger froncement de sourcils et il ajouta en lui-même:

«Comment Bussi-Leclerc se trouve-t-il à la tête d'une compagnie de soldats espagnols? Est-ce que, par hasard, il viendrait m'arrêter?»

En même temps, d'un geste machinal, il assurait son ceinturon, dégageait sa rapière, se tenait prêt à tout événement.

Comme on le voit, il avait été long à s'apercevoir qu'il était en cause autant et plus que le Torero. Maintenant, son esprit travaillait et il s'attendait à tout.

A cet instant, un tonnerre de vivats et d'acclamations éclata, saluant la victoire du Torero.

Le taureau venait en effet de se laisser leurrer une dernière fois par la cape prestigieuse, et, croyant atteindre celui qui, depuis si longtemps, se jouait de lui avec une audace rare, il était allé s'enfermer lui-même dans le box aménagé à cet effet, et la porte, se refermant derrière lui, lui interdisait de revenir dans la piste.

Le Torero se tourna vers la foule qui le saluait d'acclamations délirantes, la salua de son épée et se dirigea vers l'endroit où il avait, dès le début de la course, aperçu la Giralda, avec l'intention de lui faire publiquement hommage de son trophée.

Au même instant, la barrière, près de Pardaillan, tombait sous une poussée violente et les cinquante et quelques gentilshommes et faux ouvriers, qui n'attendaient que cet instant, envahirent la piste, entourèrent de toutes parts le Torero, comme s'ils étaient poussés par l'enthousiasme de sa victoire, mais en réalité pour lui faire un rempart de leurs corps.

A ce moment aussi, les soldats, massés dans le couloir circulaire, quittaient leur retraite, se portaient sur la piste et se massaient en colonnes profondes, la mèche de leurs arquebuses allumée, prêts à faire feu devant les rangs serrés du populaire surpris de cette manoeuvre imprévue.

En même temps, un officier, à la tête de vingt soldats, se dirigeait à la rencontre du Torero.

Mais celui-ci était débordé par ceux qui avaient jeté bas la barrière et qui, malgré sa résistance acharnée, car il ne comprenait pas encore ce qui lui arrivait, l'entraînaient dans la direction opposée à celle où il voulait aller.

En sorte que l'officier, qui pensait se trouver en face d'un homme seul, qu'il avait mission d'arrêter, l'officier, qui avait trouvé quelque peu ridicule qu'on l'obligeât à prendre vingt hommes avec lui, commença de comprendre que sa mission n'était pas aussi aisée qu'il l'avait cru tout d'abord et se trouva ridicule maintenant d'être obligé de courir après un groupe compact, deux fois plus nombreux que ses hommes, et qui lui tournait le dos avec les allures décidées de gens qui ne paraissent pas disposés à se laisser faire.

Voyant que celui qu'il avait mission d'arrêter allait lui glisser entre les doigta, l'officier, pâle de fureur, ne sachant à quel expédient se résoudre pour mener à bien sa mission, persuadé que tout le monde devait avoir, comme lui, le respect de l'autorité dont il était le représentant, l'officier se mit à crier d'une voix de stentor:

«Au nom du roi!... Arrêtez!»

Ayant dit, il crut naïvement qu'on allait obtempérer et qu'il n'aurait qu'à étendre la main pour cueillir son prisonnier.

Malheureusement pour lui, les gens qui se dévouaient ainsi qu'ils le faisaient n'avaient pas le sens du respect de l'autorité. Ils ne s'arrêtèrent donc pas.

Bien mieux, à l'invite brutale de l'officier, qui s'arrachait de désespoir les poils de sa moustache grisonnante, ils répondirent par un cri imprévu, qui vint atteindre, comme un soufflet violent, le roi qui assistait, impassible, à cette scène:

«Vive don Carlos!»

Ce cri, que nul n'attendait, tomba sur les gens du roi comme un coup de masse qui les effara.

Et, comme si ce cri n'eût été qu'un signal, au même instant des milliers de voix vociférèrent en précisant plus explicitement:

«Vive le roi Carlos! Vive notre roi!»

Et, comme ceux qui ignoraient se regardaient aussi effarés et surpris que les gens de noblesse, comme une traînée de poudre, volant de bouche en bouche, le bruit se répandit qu'on voulait arrêter le Torero. Mais Carlos, qu'était-ce que ce roi Carlos qu'on acclamait? Et on expliquait: Carlos, c'était le Torero lui-même.

Oui, le Torero, l'idole des Andalous, était le propre fils du roi Philippe qui le poursuivait de sa haine. Allons! un effort et on aurait enfin un roi humain, un roi qui, ayant vécu et souffert dans les rangs du peuple, saurait comprendre ses besoins, connaîtrait ses misères et saurait y compatir; mieux, y remédier.

Tout ceci, que nous expliquons si lentement, la foule l'apprenait en un moment inappréciable. Et, rendons-leur cette justice, la plupart de ces hommes du peuple n'entendaient et ne comprenaient qu'une chose: on voulait arrêter le Torero, leur dieu!

Qu'il fût fils de roi, qu'on voulût faire de lui un autre roi, peu leur importait. Pour eux, c'était le Torero.

Ah! on voulait l'arrêter! Eh bien, par le sang du Christ! on allait voir si les Andalous étaient gens à se laisser enlever bénévolement leur idole!

Les prévisions du duc de Castrana se réalisaient. Tous ces hommes, bourgeois, hommes du peuple, caballeros, venus en amateurs, ignorants de ce qui se tramait, devinrent littéralement furieux, se changèrent en combattants prêts à répandre leur sang pour la défense du Torero.

Comme par enchantement—apportées par qui? distribuées par qui? est-ce qu'on savait! est-ce qu'on s'en occupait!—des armes circulèrent, et ceux qui n'avaient rien, sans savoir comment cela s'était fait, se virent dans la main qui un couteau, qui un poignard, qui une dague, qui un pistolet chargé.

Et, au même instant, tel un cyclone foudroyant, la ruée en masse sur les barrières brisées, arrachées, éparpillées, la prise de contact immédiate avec les troupes impassibles.

Un vieil officier, commandant une partie des troupes royales, eut un éclair de pitié devant la lutte inégale qui s'apprêtait.

—Que personne ne bouge, cria-t-il d'une voix tonnante, ou je fais feu!

Une voix résolue, devant l'inappréciable instant d'hésitation de la foule, cria, en réponse:

«Faites! Et après vous n'aurez pas le temps de recharger vos arquebuses!

Une autre voix entraînante hurla:

«En avant!»

Et ils allèrent de l'avant.

Et le vieil officier mit à exécution sa menace.

Une décharge effroyable, qui fit trembler les vitres dans leurs chasses de plomb, faucha les premiers rangs, les coucha sanglants ainsi qu'une gerbe de coquelicots rouges.

Si les officiers qui commandaient là avaient pris la précaution élémentaire d'échelonner le feu, leurs troupes ayant le temps de recharger les arquebuses—opération assez longue—pendant que d'autres auraient fait feu, le massacre eût tourné aussitôt à la boucherie, et étant donné surtout les rangs serrés de la foule qui n'avait que des poitrines et non des cuirasses à opposer aux balles.

Les officiers ne songèrent pas à cela. Ou, s'ils y songèrent, les soldats ne comprirent pas et n'exécutèrent pas l'ordre. La décharge fut générale sur toute la ligne. Et ce que la voix inconnue avait prédit se réalisa: ayant déchargé leurs arquebuses, les soldats durent recevoir le choc à l'arme blanche.

La partie devenait presque égale en ce sens que, si les soldats casqués et cuirassés de buffle ou d'acier offraient moins de prise aux coups de leurs adversaires, ceux-ci avaient sur eux la supériorité du nombre.

Et le corps à corps se produisit, opiniâtre et acharné de part et d'autre.

Pendant ce temps, le Torero était entraîné par ses partisans, entraîné malgré ses protestations, ses objurgations, ses menaces, malgré sa défense désespérée.

Ils étaient cinquante qui l'avaient entouré et enlevé. En moins d'une minute, ils furent cinq cents. De tous les côtés, il en surgissait.

C'est que, en effet, soustraire le roi Carlos—comme ils disaient—aux vingt soldats chargés de l'appréhender n'était rien. Il fallait passer sur le ventre des gentilshommes, qui ne manqueraient pas de leur barrer la route.

Fausta, éclairée par le duc de Castrana, qui connaissait admirablement le champ de bataille sur lequel il devait évoluer, Fausta avait minutieusement et merveilleusement organisé l'enlèvement. Car, c'était, en somme, un véritable enlèvement qui se pratiquait là.

L'itinéraire à suivre était tracé d'avance. Il devait être, et il était, en effet, rigoureusement suivi.

Il s'agissait d'entraîner le Torero non pas vers une sortie où l'on se fût heurté à des troupes de gentilshommes et de soldats, mais vers les coulisses de l'arène. Ces coulisses se trouvaient, nous l'avons dit, dans l'enceinte même de la plazza, c'est-à-dire sur la place même.

D'Espinosa, qui calculait tout, ne pouvait pas prévoir que le Torero serait entraîné là, puisqu'il n'y avait pas de sortie. Toutes les rues étaient barrées par ses soldats. Il avait donc négligé d'occuper ces coulisses. C'était précisément sur quoi comptait Fausta.

Ces coulisses, elle les avait occupées, elle. Partout, des groupes d'hommes à elle étaient postés. On se passa le Torero de main en main jusqu'à ce qu'il fût amené devant une maison qui appartenait à l'un des conjurés.

Malgré lui, on le porta dans cette maison, et, sans savoir comment, il se trouva dehors, dans une rue étroite, derrière des troupes nombreuses qui gardaient cette rue, avec mission d'empêcher de passer quiconque tenterait de sortir de la place.

Comme toujours en pareille circonstance, les soldats gardaient scrupuleusement ce qui était devant eux et ne s'occupaient pas de ce qui se passait sur leurs derrières.

L'obstacle franchi, de nouveaux postes appartenant à Fausta se trouvaient échelonnés de distance en distance, dans des abris sûrs, et le Torero, écumant, fut conduit ainsi en un clin d'oeil hors de la ville et enfermé, pour plus de sûreté, dans une chambre qui prenait toutes les apparences d'une prison.

Pourquoi le Torero s'était-il efforcé d'échapper aux mains de ceux qui le sauvaient ainsi malgré lui et malgré sa résistance désespérée?

C'est qu'il pensait à la Giralda.

Dans la prodigieuse aventure qui lui arrivait, il n'avait songé qu'à elle. Tout le reste n'avait pour ainsi dire pas existé pour lui. Et, en se débattant entre les mains de ceux qui l'entraînaient, dans son esprit exaspéré, cette clameur retentissait sans cesse:

«Que va-t-elle devenir? Dans l'effroyable bagarre que je pressens, quel sort sera le sien?»

Ce qui était arrivé à la Giralda, nous allons le dire en peu de mots:

Lorsque les troupes royales s'étaient massées devant la foule, qu'elles tenaient sous la menace de leurs arquebuses, la Giralda, au premier rang, se trouvait une des plus exposées, et, à moins d'un hasard providentiel, elle devait infailliblement tomber à la première décharge.

Très étonnée, mais non effrayée, parce qu'elle ne soupçonnait pas la gravité des événements, elle s'était dressée instinctivement en s'écriant:

«Que se passe-t-il donc?»

Un des galants cavaliers, qui l'avaient poussée à cette place privilégiée, répondit, obéissant à des instructions préalables:

—On veut arrêter le Torero. C'est une opération qui rencontrera quelques difficultés, car ils sont là des milliers d'admirateurs résolus à l'entraver de leur mieux. Si vous voulez m'en croire, demoiselle, vous ne resterez pas un instant de plus ici. Il va pleuvoir des horions dont beaucoup seront mortels.

De tout ceci, la Giralda n'avait retenu qu'une chose: on voulait arrêter le Torero.

—Arrêter César! s'écria-t-elle. Pourquoi? Quel crime a-t-il commis?

Et, n'écoutant que son coeur amoureux, sans réfléchir, elle avait voulu s'élancer, courir au secours de l'aimé, lui faire un rempart de son corps, partager son sort quel qu'il fût.

Mais, tous ceux qui l'environnaient, y compris les deux soldats en sentinelle à cet endroit, étaient placés là uniquement à son intention à elle.

Tous ces hommes étaient les acolytes de Centurion, renforcés pour la circonstance.

La Giralda ne put même pas faire un pas. D'une part, les deux soldats se jetèrent en même temps devant elle pour lui barrer le chemin; d'autre part, le même cavalier empressé la saisit au poignet d'une main robuste, et, disant sur un ton qu'il s'efforçait de rendre courtois:

—Ne bougez pas, demoiselle. Vous vous perdriez inutilement.

—Laissez-moi! cria la Giralda en se débattant.

Et, prise d'une inspiration soudaine, elle se mit à crier de toutes ses forces:

—A moi! On violente la Giralda... la fiancée du Torero!

Cet appel ne faisait pas l'affaire des sacripants qui avaient mission de l'enlever. La Giralda, criant son nom, aussi populaire que celui du Torero, la Giralda, se réclamant de son titre de fiancée en semblable occurrence, avait des chances d'ameuter la foule contre les hommes de Centurion, qui n'étaient pas précisément en odeur de sainteté aux yeux du populaire.

Le galant cavalier, qui était le sergent de Centurion et comme tel commandait en son absence, comprit le danger. Il eut, à son tour, une inspiration, et, la lâchant aussitôt, il dit en faisant des grâces qu'il croyait irrésistibles:

—Loin de moi la pensée de violenter l'incomparable Giralda, la perle de l'Andalousie. Mais, senorita, aussi vrai que je suis gentilhomme et que don Gaspar Barrigon est mon nom, vous iriez au-devant d'une mort aussi certaine qu'inutile en courant par là. Montez sur cet escabeau. Voyez-vous les partisans du Torero qui l'enlèvent au nez et à la barbe des soldats chargés de l'arrêter?

—Sauvé! s'écria la Giralda, qui avait obéi machinalement à don Gaspar Barrigon, puisque tel était son nom.

Et, sautant lestement à terre, elle ajouta:

—Il faut que je le rejoigne à l'instant.

—Venez, senorita, s'empressa de dire Barrigon; sans moi, vous ne passerez jamais à travers cette multitude!

La Giralda eut un geste d'impatience à l'adresse de l'importun. Mais, voyant ses efforts se briser devant l'impassibilité des compagnons qui l'entouraient et qui ne bougeaient—pour cause—elle eut un geste de déception douloureuse.

—Suivez-moi, demoiselle, insista don Gaspar. Je vous jure que vous n'avez rien à craindre de moi. Je suis un admirateur passionné du Torero et suis trop heureux de prêter l'appui de mon bras à celle qu'il aime.

Il paraissait sincère; devant les bourrades qu'il ne ménageait pas à ses hommes, ceux-ci se hâtaient de lui livrer passage. La jeune fille n'en chercha pas plus long. Elle suivit celui qui lui permettait de se rapprocher de son fiancé.

Quelques instants plus tard, elle était hors de la foule dans une des petites rues qui bordaient la place. Sans songer à remercier celui qui lui avait frayé son chemin et dont l'aspect rébarbatif ne lui disait rien, elle voulut s'élancer.

Alors, elle se vit entourée d'une vingtaine d'estafiers qui, loin de lui faire place, se serrèrent autour d'elle Alors, elle voulut crier, appeler à l'aide, mais sa voix fut couverte par le bruit de l'arquebusade qui éclata comme un tonnerre à cet instant précis.

Avant d'avoir pu se ressaisir, elle était saisie, enlevée, jetée sur l'encolure d'un cheval, deux poignes vigoureuses la happaient, la maintenaient immobile, tandis que la voix railleuse du cavalier murmurait:

—Inutile de résister, ma douce colombe. Cette fois-ci je te tiens bien, et tu ne m'échapperas pas!

Elle leva son oeil où se lisait une détresse qui eût apitoyé tout autre et considéra celui qui lui parlait sur ce ton à la fois grossier et menaçant, et elle reconnut Centurion. Elle se sentit perdue.

Le guet-apens, soigneusement ourdi, adroitement exécuté, lui apparut dans toute son horreur, et elle se demanda, trop tard, hélas! comment elle avait pu être aveugle au point de n'avoir eu aucun soupçon à la vue de ces mufles de fauves qui suaient le crime.

Il est vrai que, toute à la joie du triomphe escompté de son bien-aimé César, elle n'avait pas même songé à les regarder à ce moment-là, et Dieu sait si elle regrettait maintenant.

Alors, comme un pauvre petit oiseau blessé qui replie ses ailes et s'abandonne en tremblant à la main cruelle qui s'abat sur lui, frissonnante d'horreur et d'effroi, elle ferma les yeux et s'évanouit.

La voyant immobile et pâle, les bras ballants, comme un corps sans vie, le familier comprit et, cynique et satisfait, il commanda:

—En route, vous autres!

Il se plaça, avec son précieux fardeau, au centre du peloton, qui s'ébranla et partit à toute bride.

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