Les Pardaillan — Tome 06 : Les amours du Chico
XX
BIB-ALZAR
Pardaillan comprit que la situation risquait de se prolonger indéfiniment sans amener le dénouement qu'il voulait. Il renonça donc, momentanément, à son projet au sujet des deux naïfs amoureux, et, de sa voix bougonne, coupa court en s'écriant:
—Morbleu! ma gentille Juana, vous oubliez décidément que j'enrage de faim et de soif et que je tombe de sommeil. Ça, vivement, deux couverts ici, pour mon ami Chico et moi. Et ne ménagez ni les victuailles ni les bons vins!
—Ah! mon Dieu! s'écria Juana en bondissant, et moi qui oubliais que, depuis quinze jours, vous n'avez rien pris!
Et Pardaillan qui souriait, d'un sourire presque paternel, l'entendit crier: «Barbara, Brigida, vite, le couvert dans mon cabinet... le couvert de grande cérémonie. Laura, à la cave, ma fille, et montez les plus vieux vins et les meilleurs. Voyez s'il ne reste pas quelques bouteilles de vouvray, montez-en deux!...
Et, à son père, qui trônait, de blanc vêtu, dans la cuisine reluisante, entouré de ses marmitons, gâte-sauce, aides et apprentis:
—Vite, padre, aux fourneaux, et préparez un de ces repas comme vous en feriez pour Mgr d'Espinosa lui-même!
Et la voix tendrement bourrue de Manuel qui répondait:
—Eh! bon Dieu! fillette, quel client illustre avons-nous donc à satisfaire? Serait-ce pas quelque infant, par hasard?
—Mieux que cela, mon père: c'est le seigneur de Pardaillan qui est de retour!
Et l'accent triomphal, la profonde admiration avec laquelle elle prononçait ces simples paroles en disaient plus long que le plus long des discours. Et il faut croire qu'elle n'était pas seule à partager cet enthousiasme, car le digne Manuel lâcha aussitôt ses fourneaux pour aller faire son compliment à cet hôte illustre.
C'est que Pardaillan ignorait que son intervention à la corrida et la manière magistrale dont il avait estoqué le taureau l'avaient rendu populaire.
On savait qu'il avait risqué sa vie pour sauver celle de Barba Roja—qu'il avait cependant des motifs de ne pas aimer, puisqu'il lui avait infligé une de ces corrections qui comptent dans la vie d'un homme et dont la cour et la ville s'étaient entretenues plusieurs jours durant. On connaissait son arrestation et la manière prodigieusement inusitée qu'il avait fallu employer pour la mener à bien.
Enfin—mais ceci, on le chuchotait tout bas—on savait qu'il s'était attiré l'inimitié du roi en prenant énergiquement la défense du Torero menacé. Or, le Torero était la coqueluche, l'adoration des Sévillans en particulier et de tous les Andalous en général.
Tout ceci faisait que Pardaillan était également admiré et de la noblesse et du peuple.
Enfin, le couvert fut dressé, les premiers plats furent posés à côté des hors-d'oeuvre, rangés en bon ordre: Le dîner de Manuel n'était peut-être pas l'incomparable chef-d'oeuvre qu'il avait pompeusement annoncé, mais les vins étaient authentiques, d'âge respectable, onctueux et veloutés à souhait, les pâtisseries fines et délicates, les fruits délicieux. Et le gracieux sourire de la mignonne servante volontaire aidant, Pardaillan, qui avait pourtant fait dans sa vie aventureuse bien des dîners plantureux et délicats, put compter celui-ci parmi les meilleurs.
Mais, tout en mangeant de son robuste appétit, tout en veillant à ce que le Chico fût copieusement servi, il ne perdait pas de vue qu'il avait encore à faire et n'arrêtait pas de poser question sur question au petit homme.
De cette sorte d'interrogatoire serré, il résulta que: le Chico ayant trouvé un blanc-seing—qu'il remit à Pardaillan en assurant que c'était lui qui l'avait perdu—avait eu l'idée de remplir ce blanc-seing, de façon à pénétrer dans le couvent, et, en vertu de l'ordre dont il aurait été le possesseur, à le faire élargir immédiatement.
Malheureusement, il ne pouvait jouer lui-même le rôle du personnage qu'impliquait la possession d'un tel document. Il avait donc pensé à don César. Mais il n'avait pu approcher le Torero. Tout ce qu'il avait pu faire, c'était de surprendre qu'on l'avait tiré de la maison où il était gardé pour le transporter de nuit à la maison des Cyprès. Il avait immédiatement conçu le projet de délivrer le Torero, à seule fin qu'il pût à son tour délivrer le chevalier.
En le transportant dans cette maison, dont il connaissait à merveille toutes les caches, comme il disait, on lui facilitait singulièrement la besogne.
Mais il avait vainement fouillé les sous-sols de la maison sans y découvrir celui qu'il cherchait.
Il avait pensé que le prisonnier devait être gardé en haut, dans les appartements. Il savait bien comment pénétrer là, ce n'était pas cela qui l'eût embarrassé; mais en haut, au milieu de gardes et de serviteurs, il ne pouvait plus être question d'une surprise.
L'aventure tournait au coup de main et ce n'était pas lui, faible et chétif, qui pouvait le tenter. Il avait essayé cependant. Il avait failli se faire surprendre et n'avait rien trouvé. Alors, en désespoir de cause, il avait pensé à don Cervantes.
Par fatalité, le poète, employé au gouvernement des Indes, avait été envoyé en mission à Cadix et il avait dû se morfondre.
En ce qui concernait la Giralda, il avait pu, en suivant tantôt Centurion, tantôt son sergent, découvrir le lieu de sa retraite.
Elle était enfermée au château de Bib-Alzar. Et le terrible, pour elle, c'est que Barba Roja, qui avait été assez sérieusement blessé par le taureau. Barba Roja était maintenant sur pied, complètement remis, et certainement il ne tarderait pas à l'aller chercher pour l'emmener chez lui.
Tels étaient, résumés, les renseignements que le nain fournit à Pardaillan, attentif.
Au reste, il n'était pas seul à écouter le petit homme.
Juana ne perdait pas une de ses paroles et le contemplait avec une évidente admiration que Pardaillan remarqua fort bien. Une chose qu'il remarqua aussi, c'est que le nain affectait maintenant une singulière indifférence vis-à-vis de la jeune fille, qui, elle, au contraire, n'avait d'yeux et d'attentions que pour lui et le traitait avec une douceur déférente à laquelle il ne paraissait pas prêter attention, bien qu'elle fût toute nouvelle pour lui et dût lui paraître très douce.
—Sais-tu, dit Pardaillan très sérieusement, lorsque le nain eut terminé son récit, sais-tu que tu es un hardi et délié compagnon?
Le compliment, venant de lui, n'avait pas de prix. Le Chico et la petite Juana en devinrent écarlates de plaisir et d'orgueil. Seulement, alors que la jeune fille semblait approuver hautement ces paroles par une mimique expressive, le petit homme eut un geste confus qui voulait dire: ne vous moquez pas de moi.
Devant son geste, Pardaillan insista:
—Puisque je te le dis... Je m'y connais un peu, il me semble. Quel dommage que tu n'aies pas plus de forces qu'un oiselet chétif! Mais j'y songe!... A tout prendre, c'est un malheur facilement réparable... et je veux le réparer... Comment n'y ai-je pas songé plus tôt?... Je veux t'apprendre à manier une épée...
A cette offre inespérée, quoique secrètement désirée sans doute, le nain bondit, et, les yeux brillants de joie, joignant ses petites mains, il s'écria:
—Quoi!... Vous consentiriez?...
—Par Pilate! comme disait monsieur mon père, je ne me dédis jamais, tu sauras cela, mon Chico! Et la preuve, c'est que je vais te donner ta première leçon... à l'instant même.
Le nain se mit à sauter de joie, et Juana, aussi joyeuse que lui, battit des mains. Seulement, la joie de la jeune fille fondit comme neige au soleil quand elle entendait Pardaillan ajouter d'un air très détaché:
—D'autant que pour l'expédition que nous allons entreprendre ce soir et celle de demain matin, le peu que je vais t'enseigner en une leçon te sera peut-être utile...
Et, sans paraître remarquer la soudaine pâleur de la jeune fille, ni le regard de douloureux reproche qu'elle attachait sur lui, il ajouta:
—Juana, ma mignonne, envoyez donc chercher dans ma chambre deux épées... sans oublier les boutons que vous trouverez dans quelque poche d'habit pendu au mur.
Et, tandis que la triste Juana, courbant la tête, sortait pour chercher les épées demandées, s'adressant au nain qui, dans sa joie exubérante, gambadait comme un fou:
—Tu n'as pas peur, au moins? fit-il en souriant.
—Peur?... fit le Chico étonné, peur de quoi?...
—Dame! fit Pardaillan de son air le plus ingénu, il va y avoir des horions à donner et à recevoir!
—On tâchera de les donner... et de ne pas les recevoir, fit le Chico en riant. Et puis, vous serez là, tiens?
—Tu ne me demandes pas où je veux te conduire?
—Tiens! comme c'est difficile à deviner! fit le Chico en haussant les épaules d'un air entendu. J'imagine que nous allons, ce soir, à la maison des Cyprès, et demain matin au château de Bib-Alzar!
Juana avait apporté les épées et les boutons, que le chevalier ajusta à la pointe des lames, et, la table poussée dans un coin, dans le petit cabinet même, la leçon commença, sous l'oeil apeuré de Juana.
Les épées de Pardaillan étaient de longues et lourdes rapières.
Tout d'abord le Chico éprouva quelque peine à les manier. Mais il était nerveux et souple; peu à peu, le poignet s'entraîna et il ne sentit plus le poids de la rapière, plus longue que lui de près d'un pied.
La leçon se poursuivit jusqu'à ce que la nuit fût tombée tout à fait, avec une patience inaltérable de la part du maître, une bonne volonté que rien ne rebutait de la part de l'élève.
Lorsque Pardaillan jugea que la soirée était assez avancée et que l'heure était venue, il arrêta la leçon et déclara gravement qu'il était content; le Chico avait des dispositions et il en ferait un escrimeur passable, ce qui transporta d'aise le petit homme et fit plaisir à Juana, qui avait assisté à la leçon.
Le moment étant venu, Pardaillan ceignit son épée, choisit dans sa collection une dague assez longue, légère et résistante, quoique flexible, et la ceignit lui-même à la taille du nain, très fier de voir cette épée—car, pour sa taille, c'était une longue épée—qui lui battait les mollets.
Quand Juana vit qu'ils se disposaient à sortir, elle fit une tentative désespérée et demanda timidement:
—Je croyais, seigneur de Pardaillan, que vous vouliez vous reposer?... Je vous ai fait préparer un lit douillet à faire envie à un moine!
—Misère de moi! gémit Pardaillan, voilà bien ma malchance... Mais, ma mignonne, j'utiliserai ce lit douillet à mon retour et ferai de mon mieux pour rattraper le temps perdu.
—Et si vous... ne revenez pas? dit faiblement Juana.
—Pourquoi ne reviendrais-je pas? s'étonna Pardaillan.
—Puisque vous dites que... l'expédition est... dangereuse... vous pourriez... être... blessé...
—Impossible! assura Pardaillan.
—Pourquoi? demanda Juana, qui sentit l'espoir renaître en elle.
—Parce qu'une expédition—autrement dangereuse, celle-là—m'attend demain matin. Et, comme il n'y a que moi qui puisse la mener à bien, il est clair que je reviendrai pour l'accomplir.
Et, riant sous cape, il sortit avec le Chico, laissant Juana écrasée par cette bizarre logique et plus inquiète qu'avant.
Pardaillan, guidé par le Chico, pénétra dans les sous-sols de la mystérieuse maison des Cyprès. Au bout de deux heures environ, Pardaillan et le nain sortirent, comme ils étaient entrés, sans avoir été découverts, sans qu'il leur fût arrivé la moindre mésaventure. Mais ils sortaient à deux comme ils étaient entrés.
Pardaillan avait-il réussi ou échoué dans ce qu'il était venu tenter? C'est ce que nous ne saurions dire.
Il était un peu plus de onze heures lorsqu'ils rentrèrent à l'hôtellerie. Ils n'eurent pas la peine de frapper; la petite Juana les attendait sur le seuil de la porte.
La jeune fille avait passé tout le temps qu'avait duré leur absence à guetter leur retour, dans des transes mortelles. Du premier coup d'oeil, elle avait constaté qu'ils étaient, tous les deux, en parfait état. Un long soupir de soulagement avait gonflé son sein et ses beaux yeux noirs avaient aussitôt retrouvé leur éclat joyeux.
Elle avait voulu les faire souper, leur montrant la table toute dressée et chargée de victuailles appétissantes. Mais Pardaillan avait déclaré qu'il avait besoin de repos et il avait fait un signe imperceptible au Chico, lequel, répondant par un signe de tête affirmatif, déclara que, lui aussi, tombait de sommeil.
Le Chico parti, Pardaillan se fit conduire à sa chambre, se glissa entre les draps blancs et fleurant bon la lavande de ce lit douillet, préparé expressément à son intention, et dormit tout d'une traite jusqu'à six heures du matin.
XXI
BARBA ROJA
Il se leva et s'habilla en un tour de main. Frais et dispos, il sortit aussitôt et s'en fut droit chez un armurier où il choisit une mignonne petite épée qui avait les apparences d'un jouet, mais qui était une arme parfaite, flexible et résistante, en dur acier forgé et non trempé. C'était le présent qu'il voulait faire au Chico.
Son acquisition faite, il revint à l'hôtellerie. Son absence n'avait pas duré une demi-heure, et le nain, qu'il attendait, n'étant pas encore arrivé, il fit préparer un déjeuner substantiel pour lui et son compagnon.
Enfin, le nain parut. Sur une interrogation muette de Pardaillan, il dit:
—Barba Roja vient de sortir du palais. Ils sont douze, parmi lesquels Centurion et Barrigon. Ils vont là-bas... je les ai suivis un moment pour être sûr.
—Tout va bien! s'écria joyeusement Pardaillan. Tu es un adroit compère... C'est un plaisir de travailler avec toi!
Le nain rougit de plaisir.
Il était à ce moment un peu plus de sept heures et demie. Pardaillan calcula qu'il avait du temps devant lui et résolut, pour tuer une heure, de donner une deuxième leçon à son petit ami.
Le nain accepta avec un empressement et une joie qui témoignaient du vif plaisir qu'il avait de profiter de sa bonne aubaine et d'arriver à un résultat appréciable. Mais sa joie devint du délire et il se montra ému jusqu'aux larmes lorsqu'il vit la superbe petite épée que Pardaillan était allé acheter à son intention.
Pour couper court à son émotion et à ses remerciements, Pardaillan expliqua:
—Tu comprends que tu ne peux pas t'armer comme tout le monde. Il te faut donc compenser par une habileté, une adresse et une vivacité supérieures l'inégalité des armes. En conséquence, il te faut, dès maintenant, t'habituer à lutter avec cette petite aiguille contre ma rapière du double plus longue.
La leçon se prolongea le temps fixé par Pardaillan. Comme la veille, le professeur se déclara satisfait et assura que l'élève deviendrait un escrimeur passable. Passable, dans la bouche de Pardaillan, voulait dire redoutable.
Après la leçon, ils expédièrent rapidement le déjeuner qui les attendait et, sans s'occuper des mines désespérées de Juana, Pardaillan et le Chico se mirent en route, se dirigeant vers la porte de Bib-Alzar.
Très triste, agitée de pressentiments sinistres, la petite Juana se remit sur le pas de la porte et les suivit du regard, tant qu'elle put les apercevoir. Après quoi, elle rentra dans son cabinet et se mit à pleurer doucement. Mais, c'était une fille de tête que la petite Juana. Obligée par les circonstances de diriger une maison à un âge où l'on n'a guère d'autre souci que se livrer à des jeux plus ou moins bruyants, elle avait appris à prendre de promptes résolutions.
Le résultat de ses réflexions fut qu'elle alla tout droit trouver un de ses domestiques nommé José, lequel José détenait les importantes fonctions de chef palefrenier de l'hôtellerie, et lui donna ses ordres.
Un petit quart d'heure plus tard, José sortit de l'auberge conduisant par la bride un vigoureux cheval attelé à une petite charrette. Dans la charrette, étendues sur des bottes de paille, bien enveloppées dans de grandes mantes noires dont les capuchons étaient rabattus sur la figure, étaient la petite Juana et sa nourrice Barbara. Et le palefrenier, marchant d'un bon pas à cote du cheval, prit le chemin de la porte de Bib-Alzar...
Le même chemin que venait de prendre Pardaillan.
Le château fort de Bib-Alzar, construction massive et trapue, véritable nid de vautours, remontait à l'époque des grandes luttes contre les Maures envahisseurs.
Suivant les règles du temps, concernant l'art de la fortification, il était bâti sur une emmenée. Ses tours crénelées, dressées menaçantes vers le ciel, étaient dominées par la masse centrale du donjon, lequel était surmonté, au nord et au midi, de deux échauguettes en poivrière: yeux monstrueux ouverts sur l'horizon qu'ils scrutaient avec une vigilance de tous les instants.
Comme dans toute résidence royale, il y avait là une petite garnison et de nombreux serviteurs. Les uns et les autres saisissaient avec empressement toutes les occasions de se rendre à la ville proche.
En ce moment, grâce à la présence du roi à Séville, l'ennui pesait plus que jamais sur la garnison, attendu qu'il était interdit, sous peine de mort, de sortir du château, sous quelque prétexte que ce fût, à moins d'un ordre formel du roi ou du grand inquisiteur.
Cette défense, bien entendu, ne concernait que les officiers et soldats, et non les serviteurs.
La grand-route passait au pied de l'éminence que dominait le château. Là, elle bifurquait et s'ouvrait un sentier, assez large pour permettre à la litière royale de passer. C'était le seul chemin visible qui permettait d'aboutir du château à la route.
Il devait certainement y avoir d'autres voies souterraines qui permettaient de gagner la campagne, mais personne ne les connaissait, à part le gouverneur, et encore n'était-ce pas bien sûr.
Telles étaient les explications que le Chico avait données à Pardaillan. Lorsqu'ils arrivèrent au pied de l'éminence, il était un peu plus de dix heures.
Pardaillan était donc en avance de près d'une heure sur l'heure que lui avait indiquée d'Espinosa.
D'un coup d'oeil expert, il eût tôt fait de se rendre compte de la disposition, et vit avec satisfaction que toute personne qui sortirait de la forteresse devait passer forcément devant lui. Donc, il était impossible qu'on emmenât la Giralda sans qu'on la vît.
En attendant, il plaça le Chico en sentinelle, derrière un quartier de roche, dans un endroit assez éloigné de la porte d'entrée.
Il n'avait nullement besoin de faire surveiller cet endroit, mais il tenait à ce que le petit homme qui, en tant que combattant, ne pouvait lui être d'aucune utilité, ne se trouvât pas exposé inutilement.
Après quoi, tranquille de ce côté, il vint se poster à quelques toises du pont-levis, en se dissimulant de son mieux dans l'herbe qui poussait, haute et drue, sur les côtés, bordant les fossés de la petite esplanade qui s'étendait devant l'entrée du château fort. Et il attendit.
Il entendit enfin le bruit des chaînes qui se déroulaient et vit le pont-levis s'abaisser lentement.
Il eut un sourire de satisfaction et, sans se redresser, il mit l'épée à la main.
En effet, c'était bien Barba Roja tenant dans ses bras la Giralda endormie ou évanouie.
Mais le colosse était entouré d'une troupe d'hommes d'armes dont les sinistres physionomies étaient, à elles seules, un épouvantail capable de mettre en fuite le plus résolu des chercheurs d'aventures. Et, en tête de la troupe qui pouvait bien se composer d'une quinzaine de sacripants, tous gens de sac et de corde, soigneusement triés sur le volet, immédiatement derrière Barba Roja venaient l'ex-bachelier Centurion et son sergent Barrigon.
Pardaillan ne prêta qu'une médiocre attention à cette bande de malandrins armés de formidables rapières, sans compter la dague qu'ils avaient tous, pendue au côté droit.
Il ne vit et ne voulut voir que Barba Roja et celle qu'il tenait dans ses bras. Il laissa la troupe, tout entière sortir de la voûte et s'engager sur la petite esplanade.
Lorsque le pont-levis, en se relevant, lui fit comprendre que toute la bande était sortie, il se redressa doucement et, sans hâte, il alla se camper au milieu du chemin. Et, d'une voix terrible à force de calme et de froide résolution, il cria, comme un officier commandant une manoeuvre:
—Halte... On ne passe pas!
Barba Roja crut que, derrière cet extravagant audacieux, devait se trouver une troupe au moins égale à la sienne, et il s'arrêta net, immobilisant ses hommes derrière lui.
Alors, seulement, il reconnut Pardaillan et vit qu'il était seul, parfaitement seul, au milieu du chemin.
Il eut un sourire terrible.
Par Dieu! la partie était belle!
Il allait s'emparer de son ennemi, l'emmener proprement ficelé, l'obliger à assister au déshonneur de la donzelle qu'il aimait, après quoi un coup de poignard bien appliqué le débarrasserait à tout jamais du Français maudit.
Tel fut le plan qui germa instantanément dans la cervelle du colosse, et de la réussite duquel il ne douta pas un instant.
Peut-être eût-il montré moins d'assurance s'il avait pu lire ce qui se passait dans l'esprit de ses diables à quatre. En effet, en exceptant Centurion et Barrigon, qui avaient mille et une bonnes raisons de lui rester fidèles, les treize autres ne paraissaient pas montrer cet entrain qui décide de la victoire... surtout quand on a pour soi le nombre.
C'est que ces treize-là avaient déjà eu affaire à Pardaillan; ces treize-là étaient ceux qui avaient été si fort malmenés dans la fameuse grotte de la maison des Cyprès.
Malheureusement pour lui. Barba Roja ne se rendit pas compte de cet état d'esprit qui pouvait faire avorter son dessein de s'emparer de Pardaillan.
Il se crut sincèrement le plus fort, assuré de la victoire, et résolut de s'amuser un peu, tel le chat qui joue avec la souris avant de l'abattre d'un coup de griffe. Il mit tout ce qu'il put mettre d'ironie et de mépris dans sa voix pour s'écrier:
—Ça, que veut ce truand?... Si c'est une bourse qu'il cherche, qu'il prenne garde de trouver les étrivières... en attendant une bonne corde!
—Fi donc! répliqua la voix très calme de Pardaillan. Votre bourse, mon petit Barba Roja, si je l'avais voulue, je l'aurais prise ce jour où je dus, pour sauver votre carcasse, mettre à mal une pauvre bête, assurément moins brute que vous!
Barba Roja avait espéré s'amuser aux dépens de Pardaillan. Il aurait dû cependant se souvenir de la scène de l'antichambre royale et savoir qu'à ce jeu-là, comme aux autres, il n'était pas de force à se mesurer avec lui.
Du premier coup, il perdit son sang-froid. En entendant Pardaillan lui rappeler que, somme toute, il lui avait sauvé la vie, il étrangla de honte et de fureur. Il ne chercha plus à railler et à s'amuser, et il grinça:
—Misérable mécréant! c'est bien pour cela que ma haine pour toi s'est encore accrue... ce que je n'aurais pas cru possible...
—Parbleu! dit froidement Pardaillan. Quant aux étrivières, on les applique aux petits garçons malappris tels que vous. Je ne sais ce qui me retient de vous les appliquer séance tenante... ne fût-ce que pour voir si vous sautez toujours aussi bien... Vous souvenez-vous, mon petit?
Barba Roja écumait. Il acheva de perdre la tête et, sans trop savoir ce qu'il disait, cria:
—Ça, que veux-tu?
—Moi? fit Pardaillan de son air le plus naïf. Je veux simplement te débarrasser du fardeau de cette jeune fille... Tu vois bien qu'elle est trop lourde pour tes faibles bras... Tu vas la laisser choir, mon petit!
—Place! par le Christ! hurla le colosse.
—On ne passe pas! répéta Pardaillan en lui présentant la pointe de sa rapière.
A ce moment-là, il n'avait qu'une crainte: c'est que le colosse ne s'obstinât à garder la jeune fille dans ses bras, ce qui l'eût fort embarrassé.
Heureusement, l'intelligence du colosse était loin d'égaler sa force. Exaspéré par les paroles de Pardaillan, il posa rudement la jeune fille à terre et se rua tête baissé, l'épée haute.
En même temps que lui. Centurion, Barrigon et les autres attaquèrent. Pardaillan eut devant lui un cercle d'acier qui cherchait de toutes parts à l'atteindre. Il dédaigna de s'en occuper.
Il porta toute son attention sur Barba Roja, pensant, non sans raison, que le chef atteint les autres ne compteraient plus. Et, d'un coup droit, foudroyant, presque au jugé, il se fendit à fond.
Barba Roja, traversé de part en part, leva les bras, laissa tomber son épée et se renversa comme une masse en rendant des flots de sang.
Un instant, il talonna le sol à coups furieux, puis il se tint immobile: il était mort.
Alors, Pardaillan se tourna vers Centurion. Il sentait que, celui-là, comme Barba Roja, agissait pour son compte personnel. Celui-là avait aussi une haine à satisfaire.
Ce ne fut pas long. D'un coup de pointe, il atteignit Centurion à l'épaule, d'un coup de revers il enleva une partie de la joue de Barrigon, qui le serrait de trop près.
Il y eut un double hurlement suivi d'une double chute, et Pardaillan n'eut plus devant lui que les treize, lesquels, se battant uniquement pour gagner honnêtement l'argent qu'on leur donnait, étaient loin de montrer la même ardeur que les trois chefs qui venaient d'être mis hors de combat.
—A qui le tour? lança Pardaillan d'une voix tonnante. Qui veut tâter de Giboulée?
Et aussitôt deux hurlement attestèrent que deux hommes avaient tâté de Giboulée.
Les treize, en effet, avaient eu cette suprême pudeur de tenter—pour la forme—une illusoire résistance. Lorsqu'ils entendirent le double hurlement de douleur de deux des leurs, ils étaient déjà prêts à lâcher pied.
Pour comble de malchance, voici qu'à cet instant précis des glapissements aigus se firent entendre sur leur flanc. Et quelque chose, ils ne savaient quoi, un étrange petit animal, quelque petit démon, suppôt de ce grand diable, sans doute, qui n'arrêtait pas de pousser des cris perçants qui leur déchiraient les oreilles, se glissa entre leurs jambes et, partout où cette fantastique et insaisissable petite bête se faufilait ainsi, un combattant atteint soit au mollet, à la cuisse ou au ventre, jamais plus haut, poussait un hurlement où la terreur superstitieuse tenait autant de place que la douleur réelle, et, sans demander son reste, le blessé, réunissant toutes ses forces, se hâtait de tirer au large, se défilant de son mieux le long des bas-côtés du sentier.
En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, la place se trouva déblayée.
Sur le champ de bataille, il ne restait que le cadavre de Barba Roja et les corps évanouis, ou morts, de Barrigon et de Centurion, tombés non loin de la Giralda.
XXII
L'AVEU DU CHICO
Alors, Pardaillan partit d'un long éclat de rire, et, s'adressant à ce diablotin qui avait semé la panique dans la troupe des spadassins, et continuait à pousser des clameurs aiguës, entrecoupées d'éclats de rire sardoniques, et se démenait en brandissant une longue aiguille à tricoter et contrefaisait les contorsions et les grimaces des vaincus blessés et fuyant, tels des lièvres:
—Bravo, Chico! cria-t-il enthousiasmé.
Mais, aussitôt, il se reprit et, très sévère:
—Est-ce ainsi que tu obéis à mes ordres?...
La joie qui animait la tête fine et intelligente du nain tomba soudain.
Piteusement, il expliqua qu'il avait bien compris l'intention de Pardaillan, et qu'il serait mort de honte s'il avait poussé la poltronnerie jusqu'à demeurer spectateur impassible de l'inégale lutte.
—Imbécile! fit Pardaillan en dissimulant un sourire de satisfaction. La lutte était inégale, en effet... mais pas à leur avantage... puisqu'ils sont en fuite.
—C'est vrai, tout de même, avoua le nain.
—Malheureux! Et si tu avais été tué?... Je n'aurais jamais osé me représenter devant certaine hôtesse que tu connais.
Et, pour couper court à l'embarras du Chico, il se dirigea vers la Giralda, évanouie et non endormie, s'accroupit devant elle et, du tranchant de son épée, se mit à couper les cordes qui liaient ses pieds et ses mains. A ce moment, il entendit la voix étranglée du Chico crier:
—Gardez-vous!...
En même temps, il perçut comme un glissement sur son dos, et, tout de suite après, un grand cri suivi d'un râle. Il se redressa d'un bond, l'épée à la main, et vit d'un coup d'oeil ce qui s'était passé.
Centurion, qu'il avait cru mort ou évanoui, n'avait pas perdu connaissance, malgré sa blessure.
Or, Pardaillan s'était accroupi à quelques pas du bravo et lui tournait le dos. Alors, celui-ci s'était dit que, s'il pouvait ramper jusqu'à lui, il pourrait, d'un coup de dague donné dans le dos, assouvir sa haine. Et il s'était mis en marche, avec des précautions infinies, étouffant de son mieux les gémissements que chacun de ses mouvements lui arrachait, car sa blessure le faisait cruellement souffrir.
Au moment où il se redressait péniblement pour porter le coup mortel à l'homme qu'il haïssait, le nain l'avait aperçu et s'était jeté devant lui, le bras levé.
Le pauvre petit homme avait reçu le coup de dague en pleine poitrine, et c'était lui qui avait poussé ce grand cri qui avait fait frissonner Pardaillan. Mais, en même temps, il avait eu la satisfaction de plonger sa petite épée, jusqu'à la garde, dans la gorge du misérable qui avait fait entendre ce râle étouffé et s'était abattu, la face contre terre.
Fou de douleur à la vue du nain qui perdait des flots de sang, Pardaillan, pris d'une de ces colères terribles, cria:
—Ah! vipère!
Et, levant le pied, d'un coup de talon furieux, il broya la tête du misérable, qui se tordit un moment et demeura enfin immobile à jamais.
Ainsi finit don Cristobal Centurion, qui avait espéré, grâce à l'appui de Fausta, devenir un puissant personnage.
—Chico! mon pauvre petit Chico! râla Pardaillan, qui prit doucement le nain dans ses bras.
Le Chico jeta sur lui un regard qui exprimait tout le dévouement et toute l'affection dont son petit coeur était rempli; un sourire très doux erra sur ses lèvres, et il murmura:
—Je... suis... content!
Et il s'abandonna, évanoui, dans les bras qui le soutenaient.
Pâle de douleur et de désespoir, Pardaillan défit rapidement le pourpoint et se mit à vérifier la blessure avec la compétence d'un chirurgien consommé. Alors, un immense soupir s'exhala de sa poitrine oppressée, et, avec un sourire radieux, il s'écria tout haut:
—C'est un vrai miracle!... La lame a glissé sur les côtes... Dans huit jours il sera sur pied, dans quinze il n'y paraîtra plus... C'est égal, j'ai eu peur!
Tranquillisé sur le sort de son petit ami, son naturel insouciant et railleur reprit le dessus, et il songea:
—Me Voilà bien loti!... une femme évanouie et un enfant blessé sur les bras!... Hé! mais... morbleu! voici mon affaire.
Ce qui motivait cette exclamation, c'était la vue d'une charrette qui s'était arrêtée en bas, sur la route, et dont le conducteur, qui se tenait à côté du cheval, semblait se demander ce qu'il devait faire: ou continuer par la grand-route ou grimper par le sentier.
Pardaillan jeta un coup d'oeil sur les deux corps étendus à terre. Et sa résolution fut prise. Il cria à pleins poumons au charretier:
Ho! l'homme!... Si vous êtes chrétien, attendez un moment!
Il faut croire qu'il fut entendu et compris, car il vit une silhouette féminine se dresser debout dans la charrette, descendre précipitamment, et se ruer à l'assaut du sentier.
«Bon! songea Pardaillan, tout va bien.»
Et, se baissant, il prit dans ses bras robustes la Giralda et le Chico et se mit à descendre doucement, sans paraître gêné par son double fardeau. Au fur et à mesure qu'il descendait, la silhouette qui montait à sa rencontre précipitait sa marche, et, bientôt, malgré la mante qui la recouvrait, il la reconnut.
—Par ma foi, c'est la petite Juana! se dit-il, enchanté au fond de la rencontre. Pour une fois, voici donc une femme qui sait arriver à propos!...
En effet, c'était la petite Juana qui grimpait précipitamment le sentier, suivie de loin par la vieille Barbara, suant, soufflant... et pestant, à son ordinaire.
A la vue de Pardaillan, seul sur l'esplanade, elle avait senti une angoisse mortelle l'étreindre; en l'entendant appeler, elle avait compris qu'un malheur était arrivé. Elle en avait le pressentiment douloureux puisque c'est ce qui l'avait décidée à tenter cette démarche plutôt risquée.
Elle avait bondi hors de la charrette et s'était mise à courir à la rencontre du chevalier.
En approchant, elle avait vu que le chevalier portait dans ses bras deux corps qui semblaient privés de vie.
Un affreux sanglot déchira sa gorge contractée. Le malheur pressenti était arrivé!
Sans forces, elle s'arrêta, plus pâle peut-être que le blessé que Pardaillan tenait dans ses bras, et elle râla:
—Il est mort, n'est-ce pas?
Comme s'il avait la tête égarée par la douleur, Pardaillan répondit d'une voix sourde:
—Pas encore!
Et il continua son chemin, comme inconscient du coup terrible qu'il venait de porter, se dirigeant vivement vers la charrette.
La petite Juana n'eut pas un cri, pas une plainte, pas une larme. Seulement, de pâle qu'elle était, elle devint livide, et, lorsque Pardaillan passa près d'elle, il courba la tête d'un air honteux, sous le regard de douloureux reproche qu'elle lui décocha.
Et elle se mit à le suivre, du pas raide, saccadé d'un automate.
Près de la charrette, Pardaillan déposa la Giralda dans les bras de la duègne en disant d'un air bourru:
—Occupez-vous de celle-ci.
Et, se baissant, il étendit doucement le blessé sur l'herbe roussie qui bordait la route.
En voyant son compagnon d'enfance, son petit jouet vivant, livide, couvert de sang, ses paupières mi-closes laissant apercevoir le blanc de l'oeil révulsé, la petite Juana sentit un affreux déchirement dans tout son être et s'abattit sur les genoux.
Elle prit doucement dans ses bras la tête si pâle de son ami, et, sans rien voir autour d'elle, non plus que Pardaillan, qui paraissait horriblement gêné par le spectacle de ce désespoir morne, elle se mit à le bercer doucement, dans un geste maternel, tandis qu'elle balbutiait, avec une tendresse infinie:
—Chico!... Chico!... Chico!...
Et, sous cette caresse tendrement berceuse, l'amour qui emplissait le coeur fidèle du petit homme, l'amour puissant, naïf et sincère, montra une fois de plus quel était son pouvoir: le blessé reprit ses sens.
Tout de suite, il vit dans quels bras adorés il était blotti, tout de suite, il reconnut son grand ami qui se penchait aussi sur lui, et il leur sourit, les enveloppant dans le même sourire.
Et, d'un regard d'une éloquence muette, il interrogea son grand ami, qui détourna les yeux d'un air embarrassé.
—Je voudrais savoir, pourtant..., fit le blessé.
—Hélas!... murmura Pardaillan.
Et le Chico comprit. Il eut une contraction douloureuse de ses traits fins.
Mais ce ne fut qu'un nuage fugitif qui passa aussitôt. Il reprit vite possession de lui et retrouva, avec sa sérénité, son bon sourire de chien dévoué, à l'adresse des deux seuls êtres qu'il eût aimés au monde, et il murmura:
—Oui, il vaut mieux qu'il en soit ainsi.
Juana aussi avait compris... et alors, seulement, les larmes jaillirent à flots pressés de ses yeux endoloris. Très doucement, il demanda:
—Pourquoi pleures-tu, Juana?
—O Luis!... Luis!... peux-tu bien me demander cela?
—Il ne faut pas pleurer, insista doucement le blessé. Vois-tu, il vaut mieux que je m'en aille... J'aurais été une gêne pour toi... et moi... j'aurais été très malheureux!
—Luis!... Luis!...
—Car, vois-tu, je puis bien te le dire maintenant... puisque je vais mourir...
Et, comme s'il eût voulu être bien sûr avant de dire ce qu'il avait à dire, il insista en fixant Pardaillan:
—Car je vais mourir, n'est-ce pas?
Et il faut croire que le pauvre Pardaillan, dans son désespoir, n'avait plus toute sa présence d'esprit, car, au lieu de le réconforter par des paroles d'espoir, comme le lui commandait l'humanité la plus élémentaire, il cacha sa tête dans ses mains, pour dissimuler ses larmes, sans doute, et, en même temps, de la tête, il disait frénétiquement: «Oui! Oui!»
Sans remarquer cette insistance féroce, le nain continua, toujours avec la même douceur:
—Puisque je vais mourir... je puis bien te le dire, Juana... je t'aimais... je t'aimais bien.
—Hélas!... moi aussi, gémit la jeune fille.
—Mais moi, fit le blessé avec un triste sourire, moi, Juana, je ne t'aimais pas comme une soeur... j'aurais... voulu faire de toi... ma... ma femme! Il ne faut pas m'en vouloir, je ne t'aurais jamais dit cela... mais je vais mourir... ça n'a plus d'importance. Rappelle-toi, Juana... je t'aimais...
—Chico! sanglota la petite Juana, éperdue, Chico! tu me brises le coeur... Ne vois-tu donc pas que moi aussi je t'aime... et pas comme un frère!...
—Oh! murmura le blessé, ébloui, qui trouva la force de redresser sa petite tête, oh!... dis-tu vrai?...
—Luis! clama la petite Juana, qui pressa tendrement cette tête chère dans ses bras, Luis, je t'aimais, aussi!... je t'ai toujours aimé!...
Une expression de joie céleste se répandit sur les traits du nain.
—Oh!... trop tard..., fit-il dans un souffle, je... vais mourir.
—Luis! cria Juana à demi folle, ne meurs pas... Je t'aime!... Je t'aime!...
—Trop... tard!... fit encore une fois le nain.
Et il se renversa, évanoui.
—Eh! mordieu! éclata Pardaillan, ne pleurez pas, petite Juana!... Il n'est pas mort!... Il ne mourra pas!
—Oh! monsieur, fit Juana en secouant douloureusement la tête, ne jouez pas avec ma douleur... Je vous jure qu'elle est sincère!...
—Eh! morbleu! je le sais bien! Mais, regardez-moi, ma mignonne, ai-je l'air d'un homme qui joue avec une chose aussi respectable qu'une douleur sincère?
—Que voulez-vous dire? haleta la jeune fille.
—Rien que ce que j'ai dit. Le Chico n'est pas mort... Voyez, il s'agite... Et il ne mourra pas!
—Juana, fit le blessé, dans un cri de joie délirante, puisqu'il le dit... c'est que c'est la vérité... Je ne mourrai pas!...
Et avec une inquiétude navrante:
—Mais... si je ne meurs pas... m'aimeras-tu quand même?
—Oh! méchant... peux-tu faire pareille question?
Et, pour cacher son trouble:
—Mais, monsieur le chevalier, pourquoi cette comédie lugubre?... Savez-vous, soit dit sans reproche, que vous pouviez me tuer?
—Que non, ma mignonne... Pourquoi cette comédie, dites-vous!... Eh! par Pilate! parce que je n'ai pas vu d'autre moyen d'amener cet incorrigible timide à prononcer ces deux mots si terribles et si doux: Je t'aime!
—Ainsi, c'était pour cela?
—M'en voulez-vous? fit doucement Pardaillan en lui prenant les deux mains.
—Je suis bien trop heureuse pour vous en vouloir...
Et, avec un accent de gratitude infinie:
—Il faudrait que je fusse la plus ingrate des créatures... Ne vous devrai-je pas mon bonheur?
Alors, se penchant sur elle, désignant le Chico du coin de l'oeil, Pardaillan lui dit tout bas:
—Ne vous avais-je pas prédit que vous finiriez par l'aimer?
—C'est vrai, fit-elle simplement. Tout ce que vous promettez arrive.
Pardaillan se mit à rire, de son bon rire si clair.
—Et maintenant, fit-il, savez-vous ce que je vous prédis?
—Quoi donc?
—C'est que votre premier enfant sera un garçon...
Juana rougit, et, considérant la petite taille du nain, secoua la tête d'un air de doute.
Un garçon, reprit Pardaillan en riant toujours, que vous appellerez Jean en souvenir de moi... et qui deviendra plus grand que moi... et qui sera solide comme un chêne.
—Je le crois, dit gravement Juana, puisque vous le dites, et je vous promets de lui donner le nom de Jean en souvenir de vous.
Quant au Chico, il ne disait rien, il ne pensait à rien. Il croyait faire un rêve délicieux et ne souhaitait qu'une chose: ne se réveiller jamais.
XXIII
L'ÉCHAPPÉ DE L'ENFER
Le premier soin de Juana, en arrivant à l'hôtellerie, fut, naturellement, de faire appeler un médecin.
Pardaillan, bien qu'il fût à peu près sûr de ne pas s'être trompé, attendit impatiemment que le savant personnage, après un minutieux examen de la blessure, se fût prononcé.
Il arriva que le médecin confirma de tous points ses propres paroles. Avant huit jours, le blessé serait sur pied... C'était miracle qu'il n'eût pas été tué roide.
Tranquille sur ce point, Pardaillan, malgré la chaleur, s'enveloppa dans son manteau et s'éclipsa à la douce, sans rien dire à personne. Dehors, il se mit à marcher d'un pas rude dans la direction du Guadalquivir, et, avec un sourire terrible, il murmura:
«A nous deux, Fausta!»
Fausta, après l'arrestation de Pardaillan et l'enlèvement de don César, était rentrée chez elle, dans cette somptueuse demeure qu'elle avait sur la place San Francisco.
Pardaillan aux mains de l'Inquisition, elle s'efforça de le rayer de son esprit et de ne plus songer à lui.
Toutes ses pensées se portèrent sur don César et, par conséquent, sur les projets ambitieux qu'elle avait formes et qui avaient tous pour base son mariage avec le fils de don Carlos.
Les choses n'étaient peut-être pas au point où elle les eut voulues; mais, à tout prendre, elle n'avait pas lieu d'être mécontente.
Pardaillan n'était plus. La Giralda était aux mains de don Almaran, qui avait eu la stupidité de se faire blesser par le taureau, mais qui, tout blessé qu'il fût ne lâcherait pas sa proie. Le Torero était dans une maison à elle, chez des gens à elle.
En ayant la prudence de laisser oublier les événements qui s'étaient produits lors de l'arrestation projetée du Torero, en s'abstenant surtout de se rendre elle-même dans cette maison, elle était à peu près certaine que d'Espinosa ne découvrirait pas la retraite où était caché le prince.
Plus tard, dans quelques jours, lorsque l'oubli et la quiétude seraient venus, elle ferait transporter le prince dans sa maison de campagne et elle saurait bien le décider à adopter ses vues. Plus tard, aussi, lorsque cette vaste intrigue serait bien amorcée, elle s'occuperait de son fils... le fils de Pardaillan.
Un seul point noir: d'Espinosa paraissait être admirablement renseigné au sujet de cette conspiration dont le duc de Castrana était le chef avéré et dont elle était elle, le chef occulte.
D'Espinosa devait, par conséquent, connaître son rôle à elle, dans cette affaire. Cependant, il ne lui en avait jamais soufflé mot. Une chose aussi l'agaçait. Elle sentait planer autour d'elle et même chez elle une surveillance occulte qui, à la longue, devenait intolérable.
Fausta avait compris. Somme toute, elle était prisonnière. Cela ne l'inquiétait pas autrement. Elle savait que, lorsqu'elle le voudrait, elle saurait fausser compagnie à son terrible allié: d'Espinosa. Mais cela l'énervait et elle se demandait, sans pouvoir se faire une réponse satisfaisante, quelles étaient les intentions du grand inquisiteur à son égard:
Tout ceci avait été cause que, pendant les quinze jours qu'avait duré la détention de Pardaillan, elle s'était tenue sur une extrême réserve.
Tous les jours, elle allait voir d'Espinosa et s'informait de Pardaillan. D'Espinosa lui rendait compte de l'état du prisonnier et de ce qui avait été fait ou se préparait.
La veille de ce jour où nous avons vu Pardaillan arracher la Giralda aux griffes de Barba Roja, elle était allée, dans la soirée, faire sa visite au grand inquisiteur. A ses questions, d'Espinosa, sur un ton étrange, avait répondu:
—Les tourments du sire de Pardaillan sont terminés.
—Dois-je comprendre qu'il est mort? avait demandé Fausta.
Et le grand inquisiteur, sans vouloir s'expliquer davantage, avait répété sa phrase:
—Ses tourments sont terminés.
En ce qui concernait don Almaran, elle avait appris que, complètement remis, il avait projeté d'aller le lendemain au château de Bib-Alzar, où l'appelait il ne savait quelle affaire.
Fausta avait souri. Elle savait, elle, quelle était cette affaire qui appelait Barba Roja à la forteresse de Bib-Alzar. Et elle était rentrée chez elle.
Or, ce jour, une heure environ après le moment où nous avons vu Pardaillan s'éloigner en murmurant: «A nous deux, Fausta!», la princesse se trouvait dans ce petit oratoire de sa maison de campagne qui, on ne l'a pas oublié sans doute, communiquait par une porte secrète avec les sous-sols mystérieux de la somptueuse demeure.
Au moment où nous pénétrons dans cette petite pièce, très simplement meublée, Fausta terminait un long entretien qu'elle venait d'avoir avec le Torero.
—Madame, disait le Torero d'une voix très triste, croyant m'amener à accepter vos propositions en levant certains scrupules que j'avais, vous avez eu la cruauté de me faire connaître la douloureuse et sombre vérité sur ma naissance. Peut-être eût-il été plus humain de me laisser ignorer cette fatale vérité!... N'importe, le mal est fait, il n'y a plus à y revenir... Mais votre but n'est pas atteint. A quoi bon vous obstiner inutilement? Je ne suis pas le frénétique ambitieux que vous avez souhaité, et, maintenant plus que jamais, je suis résolu à ne pas me dresser contre celui qui est et restera, pour moi, le roi... pas autre chose. Mon ambition, madame, est de me retirer dans ce beau pays de France avec mon ami M. de Pardaillan, et de tâcher de me faire ma place au soleil. Le rêve de ma vie est de finir mes jours avec la compagne que j'ai choisie.
—Oh! gronda Fausta avec rage, aurai-je donc toujours cette cruelle déception, croyant m'adresser à des hommes, de ne rencontrer que des femmes... de misérables et faibles femmes, qui ne vivent que de sentiment!... Pourquoi ne suis-je pas un homme moi-même?... Ce Pardaillan que tu veux suivre, sais-tu seulement ce qu'il est devenu?
—Que voulez-vous dire? s'exclama le Torero, qui ignorait l'arrestation du chevalier.
—Mort! dit Fausta d'une voix glaciale. Mort, ce Pardaillan dont la pernicieuse influence t'a soufflé ta stupide résistance. Mort fou... fou furieux... Ah! ah! ah! un fou furieux était tout désigné pour servir de modèle à cet autre fou que tu es toi-même! Et c'est moi, moi Fausta, qui l'ai acculé à la folie, moi qui l'ai précipité dans le néant.
—Par le Christ! madame, si ce que vous dites est vrai, votre...
D'un geste violent, Fausta l'interrompit.
—Tu m'écouteras jusqu'au bout, gronda-t-elle. Et n'oublie pas qu'au moindre geste que tu feras tu tomberas pour ne plus te relever... Ces murs ont des yeux et des oreilles... et je suis bien gardée... Quant à ta bien-aimée... cette misérable bohémienne pour qui tu refuses le trône que je t'offre... eh bien... sache-le donc, misérable fou, elle est morte... morte, entends-tu?... morte déshonorée, salie par les baisers de Barba Roja... Sois donc fidèle à son souvenir... Peut-être, toi aussi, à l'imitation de Pardaillan le fou, as-tu résolu de vivre éternellement fidèle au souvenir d'une morte... une morte souillée!
D'un bond, le Torero fut sur elle et lui saisit le poignet, et, avec des yeux de dément, il lui cria dans la figure:
—Répétez... répétez ces infâmes paroles... et, j'en jure Dieu, votre dernière heure est venue!...
Fausta ne sourcilla pas. Elle ne chercha pas à se dégager de son étreinte. Seulement, sa main libre alla fouiller dans son sein et en sortit un mignon petit poignard.
—Une simple piqûre de ceci, dit-elle froidement, et tu es mort. La pointe de ce stylet a été plongée dans un poison qui ne pardonne pas.
Profitant de sa stupeur, elle se dégagea d'un geste brusque, et, s'adossant à la cloison, de sa voix implacable, elle reprit:
—Je répète: Pardaillan est mort fou... et c'est mon oeuvre... Ta fiancée est morte souillée... et c'est encore mon oeuvre... Et, toi, tu vas mourir désespéré... et ce sera mon oeuvre, encore, toujours!...
En disant ces mots, elle actionna le ressort qui ouvrait la porte secrète, et, sans se retourner, elle fit un bond en arrière.
Elle se heurta à une poitrine humaine. Un homme était là... derrière cette porte secrète qu'elle croyait être seule à connaître... Un homme qui avait entendu, peut-être, ce qu'elle venait de dire. Qui était cet homme? Peu importait. L'essentiel était qu'il disparût. Elle leva le bras armé du poignard empoisonné et l'abattit dans un geste foudroyant.
Sa main fut happée au passage par une autre main, une tenaille vivante qui lui broya le poignet et l'obligea à lâcher l'arme mortelle, ensuite de quoi la tenaille la ramena dans le cabinet, cependant qu'une voix narquoise qu'elle reconnaissait enfin disait:
—J'entends parler de mort, de poison, de folie, de torture, que sais-je encore! J'imagine que Mme Fausta doit avoir un entretien d'amour... Toutes les fois que Fausta parle d'amour, elle prononce le mot: mort.
A ces paroles, à cette apparition inattendue, un double cri, jeté sur un ton différent, retentit:
—Pardaillan!...
—Moi-même, madame, fit Pardaillan, qui resta devant la porte secrète comme pour en interdire l'approche à Fausta.
Et, de cette voix blanche qu'il avait dans ses moments de colère terrible, il reprit:
—Mon compliment, madame, ceux que vous tuez se portent assez bien. Dieu merci!... Et quant à la folie furieuse dont vous parliez tout à l'heure... peut-être suis-je fou, en effet, mais c'est du désir impérieux de vous écraser comme une bête venimeuse que vous êtes!
—Pardaillan!... vivant!... répéta Fausta.
—Vivant, morbleu! bien vivant, madame... Aussi vivant que cette jolie Giralda que vous aviez condamnée et qui n'a pas été souillée par l'illustre Barba Roja, attendu que la main que voici l'a proprement expédié dans un autre monde... avant qu'il eût pu consommer l'attentat odieux que vous aviez prémédité... N'avez-vous pas proclamé que tout cela était votre oeuvre?...
—Vivante!... Giralda est vivante? haleta le Torero.
—Tout ce qu'il y a de plus vivante, mon prince...
—Oh! Pardaillan! Pardaillan!... comment pourrai-je...
Cependant Fausta s'était ressaisie. Cette femme extraordinaire avait lu sa condamnation dans les yeux de Pardaillan.
—Si je ne le tue... il me tue, se dit-elle avec ce calme surhumain qu'elle avait. Mourir n'est rien.. mais je ne veux pas mourir de sa main... à lui...
Et, d'un geste prompt comme l'éclair elle saisit un petit sifflet d'argent qu'elle avait suspendu à son cou et le porta à ses lèvres.
Pardaillan vit le geste. Il eût pu l'arrêter. Il dédaigna de le faire.
Mais, en même temps que Fausta appelait, lui, d'un geste plus rapide encore, tira d'un même coup sa dague et son épée, et tendant la dague à don César, désarmé, avec une physionomie hermétique, une voix étrangement calme:
—Vous demandiez comment vous acquitter du peu que j'ai fait pour vous? Je vais vous le dire: prenez ceci... et gardez-moi madame... gardez-la-moi précieusement... Vous m'en répondrez sur votre vie... Au moindre geste suspect de sa part, abattez-la sans pitié... comme un chien enragé.
Et avec un accent d'irrésistible autorité:
—Faites ce que je vous demande... pas autre chose... et nous serons quittes, mon prince.
Cependant la porte s'était ouverte. Quatre hommes, l'épée nue à la main, se montrèrent sur le seuil. Et sans doute ne s'attendaient-ils pas à trouver là cet adversaire, car ils s'arrêtèrent indécis et se consultèrent du regard avant d'attaquer. Et Pardaillan, voyant leur hésitation, de sa voix narquoise, railla:
—Bonsoir, messieurs!... Monsieur de Chalabre, monsieur de Montsery, monsieur de Sainte-Maline, enchanté de vous revoir!
—Monsieur, dit poliment Sainte-Maline en saluant galamment, tout l'honneur est pour nous.
Chalabre et Montsery exécutèrent la plus impeccable des révérences de cour que Pardaillan leur rendit très poliment, en ajoutant:
—Nous allons donc une fois de plus essayer de mettre à mal le sire de Pardaillan... S'il ne m'était si cher, et pour cause, je vous souhaiterais volontiers meilleure chance, messieurs.
—Vous nous comblez, monsieur, dit Montsery.
—A vrai dire, ce n'est pas vous que nous pensions trouver ici, ajouta Chalabre.
Le quatrième personnage qui accompagnait les trois ordinaires n'était autre que Bussi-Leclerc.
Sa stupeur avait été telle, en reconnaissant Pardaillan, qu'il était encore là, sans parole, immobile, les yeux exorbités, comme pétrifié.
Pardaillan l'avait tout de suite aperçu, mais, suivant une tactique qui avait le don d'exaspérer le célèbre bretteur, il feignait de ne pas le voir.
Cependant il ne le perdait pas de vue. Au compliment de Sainte-Maline, il s'écria tout à coup avec un air de surprise indignée:
—Mais que vois-je?... Mais oui, c'est Jean Leclerc!... Comment des gentilshommes aussi accomplis peuvent-ils se commettre en semblable compagnie! Fi! messieurs, vous me chagrinez!... Mais regardez-le donc!... Voyez, sur sa joue, la trace de la main que voici, et qui s'abattit sur sa face suant la peur, est encore apparente!... Fi donc!
Ces paroles produisirent l'effet qu'il en attendait. Sans dire un mot, les dents serrées, fou de honte et de fureur, Bussi-Leclerc coupa court aux compliments alambiqués en se ruant, l'épée haute, et les autres bondirent à la rescousse.
Pendant un moment, qui parut mortellement long à Fausta gardée à vue par le Torero, on n'entendit, dans le petit cabinet, que le froissement du fer et le souffle rauque des combattants qui s'escrimaient en silence.
La pièce était petite; si simplement meublée qu'elle fût, les quelques meubles qu'elle renfermait diminuaient encore l'espace et gênaient les mouvements.
Les quatre bravi se gênaient mutuellement plus qu'ils ne s'aidaient.
Pardaillan était plus libre de ses mouvements qu'eux. Il était resté le dos tourné à la porte secrète ouverte derrière lui.
Fausta avait immédiatement remarqué ce détail. Elle se disait que si Pardaillan avait voulu il aurait pu l'entraîner avec lui, bondir par cette ouverture, repousser la porte et il se serait ainsi dérobé à la lâche agression des quatre. Il ne l'avait pas fait: donc il ne l'avait pas voulu.
Pourquoi? Parce qu'il était sûr de battre ses agresseurs, se répondait Fausta.
Et un morne désespoir lentement s'emparait d'elle Elle voyait, elle sentait que Pardaillan serait vainqueur.
Les quatre s'animaient; ils frappaient d'estoc et de taille, ils bondissaient, renversant les obstacles, se ruaient en avant, rompaient d'un bond de fauve, s'écrasaient sur le parquet pour se relever aussitôt, et maintenant les injures, les menaces les plus effroyables sortaient de leurs bouches crispées.
Pardaillan restait immuable, impavide, ferme comme un roc. Il n'avançait pas encore, mais il n'avait pas rompu d'une semelle.
Il semblait s'être interdit de franchir cette porte ouverte derrière lui. Son épée seule agissait. Elle était partout à la fois, parant ici, frappant là.
Cependant Pardaillan aussi commençait à s'échauffer, et il se disait surtout qu'il était temps d'en finir.
Alors il se mit en marche, attaquant à son tour avec une impétuosité irrésistible.
Son effort se portait principalement sur Bussi. Et ce qui devait arriver arriva. Pardaillan se fendit dans un coup droit foudroyant et Bussi tomba comme une masse.
Or, pendant tout le temps qu'avait duré cette lutte inégale, Bussi n'avait eu qu'une crainte, si tenace, si violente, qu'elle le paralysait et lui enlevait la meilleure partie de ses moyens. Bussi se disait: «Il va me désarmer... encore!» Si bien que, lorsqu'il reçut le coup en pleine poitrine, il eut un sourire de satisfaction intense, et, en rendant un flot de sang, il exhala sa satisfaction dans ce mot:
—Enfin!...
Et il demeura immobile... à jamais.
Alors Pardaillan s'occupa sérieusement des trois qui restaient. Et aussi paisiblement que s'il eût été sur les planches d'une salle d'armes, il dit très sérieusement:
—Messieurs, en souvenir de certaine offre galante que vous me fîtes un jour que vous me croyiez dans l'embarras, je vous ferai grâce de la vie...
Et avec un froncement de sourcils:
—Mais comme vous devenez par trop encombrants, je me vois obligé de vous condamner à l'inaction... pour un bout de temps.
Il achevait à peine que Sainte-Maline, la cuisse traversée, s'écroulait en poussant un cri de douleur.
—Un!... compta froidement Pardaillan.
Et presque aussitôt:
—Deux!
C'était Chalabre qui était atteint à l'épaule.
Restait Montsery, le plus jeune. Pardaillan baissa son épée et dit doucement:
—Allez-vous-en!
—Fi! monsieur, s'écria Montsery, rouge d'indignation, je ne mérite pas l'injure que vous me faites.
Et il se rua à corps perdu.
—C'est vrai! confessa gravement Pardaillan en parant, je vous demande pardon... Trois!...
—A la bonne heure, monsieur! cria joyeusement Montsery, en secouant son poignet droit traversé de part en part. Vous êtes un galant homme... Merci!
Et il s'évanouit.
Pardaillan se tourna alors vers Fausta, et, d'une voix cinglante comme un coup de fouet, il dit en montrant la porte par où les bravi avaient fait irruption:
—Si vous avez d'autres assassins apostés par là... ne vous gênez pas... usez encore un coup de ce joli sifflet d'argent qui pendille sur votre sein...
Morne, désemparée pour la première fois de sa vie, peut-être, Fausta fit: non! d'un signe de tête farouche.
—Eh! quoi! fit Pardaillan avec une ironie méprisante, eh! quoi! quatre pauvres petits assassins seulement, autour de Fausta?... Voyons, en cherchant bien!...
—A quoi bon! confessa Fausta d'un air profondément découragé.
—Ah! je me disais aussi!... ricana Pardaillan. Alors, puisque vous refusez mon offre pourtant séduisante, permettez que je prenne mes précautions pour qu'on ne vienne pas nous déranger.
En disant ces mots, il alla fermer la porte à clef, poussa le verrou intérieur et mit la clef dans sa poche. Ceci fait, il retourna lentement vers Fausta, et son visage, jusque-là railleur et dédaigneux, avait pris une expression de menace si terrible que Fausta, affolée, clama dans son esprit:
—C'est fini!... Il va me tuer!... lui!... lui!...
Pardaillan, sans prononcer une parole, s'approcha d'elle avec une lenteur effroyable.
Et elle, pétrifiée, avec des yeux sans expression, le regardait s'approcher sans faire un mouvement.
Quand il fut contre elle, poitrine contre poitrine, sans desserrer les dents, avec un regard effrayant, d'un éclat insoutenable, avec la même lenteur calculée, il leva les mains et les abattit sur ses épaules qui ployèrent. Puis les mains remontèrent, s'arrêtèrent au cou qu'elles agrippèrent, et les doigts sur la nuque, les deux pouces sous le menton, commencèrent d'exercer l'inévitable et mortelle pression.
Alors, d'un geste animal, Fausta rentra la tête dans les épaules. Ses yeux de diamant noir, ordinairement si graves, si calmes, si clairs, se levèrent sur lui effarés, suppliants, et, dans un gémissement, elle implora:
—Pardaillan!... ne me tue pas!...
—Ah! éclata Pardaillan, avec un éclat de rire plus effrayant que sa colère de tout à l'heure, ah! c'est donc vrai!... Tu as peur!... peur de mourir!... Fausta a peur de la mort!... Ah! ceci te manquait, Fausta!...
Fausta se redressa majestueusement. Le calme prodigieux, qui l'avait abandonnée un instant, lui revint comme par enchantement, et avec un accent de souveraine hauteur, en le fixant droit dans les yeux:
—Je n'ai pas peur de la mort... et tu le sais bien... Pardaillan.
—Allons donc! ricana le chevalier, tu as peur!... Tu as demandé grâce... là... à l'instant.
—J'ai demandé grâce, c'est vrai!... Mais je n'ai pas peur... pour moi.
Et d'un geste prompt comme la foudre, profitant de l'inattention du Torero qui suivait cette scène fantastique avec un intérêt passionné, elle lui arracha la dague qu'il tenait machinalement, déchira d'un geste violent son corsage et, appuyant la pointe de la dague sur son sein nu, avec un accent de froide résolution:
—Répète que Fausta a peur... et je tombe foudroyée à tes pieds... Et toi, Pardaillan, tu ne sauras jamais pourquoi je t'ai demandé grâce.
Pardaillan comprit qu'elle ferait comme elle disait.
«Soit, dit-il. Je ne répéterai pas... J'attendrai, pour me prononcer, que vous vous soyez expliquée... Car, enfin, vous ne sauriez nier que vous avez demandé grâce!
—Oui, je t'ai demandé grâce... et je le ferais encore... Mais écoute, Pardaillan, il m'a fallu mille fois plus de courage pour t'implorer qu'il n'en faudrait pour me percer de ce fer...
Et comme il la regardait d'un air étonné, cherchant à comprendre le sens de ses paroles:
—Ecoute-moi, Pardaillan, et tu comprendras.
Et elle continua en s'animant peu à peu:
—Oui, j'ai voulu te tuer, oui, j'ai cherché à t'atteindre par les moyens les plus horribles, j'en conviens, oui, j'ai été froidement cruelle et sans coeur... mais je t'aimais, Pardaillan... je t'ai toujours aimé... et toi, tu m'as dédaignée... Comprends-tu?... Mais, si j'ai été implacable et odieuse dans ma haine, qui était de l'amour, entends-tu? Pardaillan, je n'ai pas voulu—ah! cela, jamais!—je n'ai pas voulu qu'un jour ton fils pût se dresser devant toi et te demander:
—Qu'avez-vous fait de ma mère?
—Je n'ai pas voulu que cette chose horrible arrivât... parce que je suis la mère de ton fils. Comprends-tu maintenant pourquoi je t'ai demandé grâce? Pourquoi tu ne peux pas tuer la mère de ton enfant?
En entendant ces paroles, qu'il était à mille lieues de prévoir, le sentiment qui domina chez Pardaillan fut l'étonnement, un étonnement prodigieux.
Eh! quoi! il était père?... Il avait un fils, lui, Pardaillan?...
On comprend qu'il voulut savoir à quoi s'en tenir sur la naissance de ce fils, et il interrogea Fausta qui lui fit le récit des événements relatés dans les premiers chapitres de cette histoire. Pardaillan écouta ce récit avec une attention soutenue, et quand elle eut terminé:
—En sorte que, fit-il, mon fils se trouve, peut-être, à l'heure qu'il est, à Paris, sous la garde de votre suivante Myrthis... Et vous, digne mère, vous n'avez su trouver le temps de vous occuper de cet enfant... Il est vrai que vous aviez fort à faire... et de si graves choses... Enfin, ce qui est fait est fait.
Fausta courba la tête.
—Que comptez-vous faire? fit-elle.
—Mais... je compte rentrer à Paris... puisque aussi bien ma mission est terminée.
—Vous avez le document?
—Sans doute!... Et vous, quelles sont vos intentions?
—Je n'ai plus rien à faire non plus ici... Sixte-Quint est mort. Je compte me retirer en Italie, où on me laissera vivre tranquille... Je l'espère, du moins.
Ils se regardèrent un moment fixement, puis ils détournèrent leurs regards. Ni l'un ni l'autre ne posa nettement la question au sujet de l'enfant. Peut-être chacun avait-il à part soi son idée bien arrêtée, qu'il tenait à ne pas dévoiler.
Pardaillan se leva et, s'inclinant légèrement:
—Adieu, madame, fit-il froidement.
—Adieu, Pardaillan! répondit-elle sur le même ton.
EPILOGUE
En rentrant à l'auberge de la Tour avec le Torero, Pardaillan trouva un dominicain qui l'attendait patiemment.
Le moine venait de la part de Mgr le grand inquisiteur annoncer à sa seigneurie que S. M. le roi recevrait en audience d'adieux M. l'ambassadeur, le dernier jour de la semaine. En même temps le moine remit à Pardaillan un sauf-conduit en règle pour lui et sa suite, plus un bon de 50 000 ducats d'or au nom de don César el Torero, payables à volonté dans n'importe quelle ville du royaume, ou à Paris, ou encore dans n'importe quelle ville du gouvernement des Flandres.
Le roi reçut fort aimablement M. l'ambassadeur et l'assura que l'Espagne ne ferait aucune difficulté pour reconnaître Sa Majesté de Navarre comme roi de France le jour où Elle se convertirait à la religion catholique.
D'Espinosa pria l'ambassadeur de bien vouloir accepter un souvenir que le grand inquisiteur lui offrait personnellement, comme au plus brave, au plus digne gentilhomme qu'il eût jamais eu à combattre.
Ce souvenir, que Pardaillan accepta avec une joie visible, était une épée de combat, une longue, solide et merveilleuse rapière, signée d'un des meilleurs armuriers de Tolède.
Pardaillan l'accepta d'autant plus volontiers que ce n'était pas là une arme de parade, mais une bonne et solide rapière très simple. Seulement, en rentrant à l'auberge, il s'aperçut que cette rapière si simple avait sa garde enrichie de trois diamants dont le plus petit valait pour le moins cinq à six mille écus.
Le Chico, qui se remettait à vue d'oeil, grâce à la constante sollicitude de «sa petite maîtresse», se vit doter, par la générosité reconnaissante du Torero, d'une somme de cinquante mille livres, ce qui ne contribua pas peu à le faire bien voir du brave Manuel, lequel n'avait pas consenti sans faire la grimace au mariage de sa fille, la jolie et riche Juana, avec ce bout d'homme, gueux comme Job de biblique mémoire.
Pardaillan voulut assister au mariage du nain, estimant qu'il lui devait bien cette marque d'amitié.
D'ailleurs on peut dire sans exagérer que ce mariage fut un véritable événement et que tout ce que la ville comptait de huppés et même de gens de la cour eut la curiosité d'assister à cette union qualifiée d'extravagante par plus d'un. Mais, quand on vit l'adorable couple qu'ils formaient, un concert de louanges et de bénédictions s'éleva de toutes parts.
Il va sans dire que, dès que le petit homme avait été en état de le faire, Pardaillan avait repris consciencieusement ses leçons d'escrime et se montrait surpris et émerveillé des progrès rapides de son élève.
Enfin, Pardaillan reprit la route de France, emmenant avec lui le Torero et sa fiancée, la jolie Giralda, lesquels avaient résolu de s'unir en France même.
Un mois environ après son départ de Séville, Pardaillan apportait à Henri IV le précieux document conquis au prix de tant de luttes et de périls, et lui rendait un compte minutieux de l'accomplissement de sa mission.
—Ouf! s'écria le Béarnais en déchirant en mille miettes, avec une satisfaction visible, le fameux parchemin. Ventre-saint-gris! monsieur, je vous devrai deux fois ma couronne... Ne dites pas non... J'ai bonne mémoire. Ça, voyons, demeurerez-vous intraitable et ne pourrai-je rien pour vous?
—Ma foi, sire, répondit Pardaillan avec son sourire bon enfant, voici qui tombe à merveille. J'ai précisément une faveur à demander à Votre Majesté.
—Bon! fit joyeusement le roi. Voyons la faveur... et si vous n'êtes pas trop exigeant...
Et, en lui-même, il se disait:
«Tu y viens, comme tous les autres!...»
Et Pardaillan se disait de son côté:
«...Si vous n'êtes pas trop exigeant!... Tout le Béarnais est dans ces mots.»
Et tout haut:
—Je demanderai à Votre Majesté la faveur de lui présenter un ami que j'ai ramené d'Espagne.
—Comment, c'est tout?...
—Je demanderai pour lui un emploi honorable dans les armées du roi.
Et, saisissant la grimace imperceptible du roi, il ajouta froidement:
—Un emploi honorifique... cela va de soi... Mon ami est assez riche pour se passer d'une solde.
—Bon! Du moment que...
Pardaillan sourit de l'aveu et reprit, toujours froidement:
—Votre Majesté voudra bien, en souvenir de la haute estime dont elle veut bien m'honorer, s'intéresser particulièrement à mon ami et lui faciliter les occasions de se produire à son avantage.
—Diable! fit le roi surpris.
—Enfin Votre Majesté voudra bien ériger en duché la terre que cet ami compte acheter en France.
—Ho! diable!... diable!... un duché!... comme cela... d'un coup... à quelque croquant... Cela fera hurler!
—Vous laisserez hurler, sire!... Mais mon ami n'est pas un croquant.. Il est de noblesse authentique... et de très bonne noblesse.
—Si vous en répondez! fit le roi hésitant.
—J'en réponds, sire... Enfin, est-ce oui, est-ce non?
—C'est oui, diable d'homme!... Vous ne trouverez cependant pas excessif que je sache à qui doit s'adresser cette faveur?
—Du moment qu'elle est accordée, non, fit Pardaillan, qui avait repris son air bon-enfant.
Et, en quelques mots, il expliqua qui était le Torero pour qui il demandait ces faveurs qui avaient paru excessives au roi.
—Eh! ventre-saint-gris! que ne l'avez-vous dit tout de suite?
—J'avais mon idée, sire, répondit Pardaillan en souriant.
Le roi le regarda un moment dans les yeux, puis il éclata de rire en levant les épaules. Il avait deviné à quel mobile avait obéi Pardaillan.
Alors, lui prenant la main avec une émotion réelle:
—Et pour vous?... Ne me demandez-vous rien?
—Mais je n'ai besoin de rien, sire, fit Pardaillan de son air le plus naïf. Ou plutôt si... j'ai besoin de quelque chose...
—Ah! vous voyez bien!....
—J'ai besoin, continua Pardaillan imperturbable, d'avoir toute ma liberté à moi.
—Ah! fit le roi déçu, quelque aventure extraordinaire, sans doute?
—Mon Dieu! non, sire... une aventure bien banale... Un enfant à rechercher.
—Un enfant? fit le roi très étonné. En quoi cet enfant peut-il bien vous intéresser?
—C'est mon fils! répondit Pardaillan en s'inclinant.
TABLE DES MATIÈRES
I.—Les idées de Juana.
II.—Fausta et le torero.
III.—Le fils du roi.
IV.—Entretien de Pardaillan et du torero.
V.—Dans l'arène.
VI.—Le plan de Fausta.
VII.—La corrida.
VIII.—Le Chico rejoint Pardaillan.
IX.—L'orage éclate.
X.—Le triomphe du Chico.
XI.—Vive le roi Carlos!
XII.—L'épée de Pardaillan.
XIII.—Les amours du Chico.
XIV.—Fausta.
XV.—Le repas de Tantale.
XVI.—Le plancher mouvant.
XVII.—Le philtre du moine.
XVIII.—Changement de rôles.
XIX.—Libre!
XX.—Bib-Alzar.
XXI.—Barba Roja.
XXII.—L'aveu du Chico.
XXIII.—L'échappé de l'enfer.
Épilogue.