Les Pardaillan — Tome 06 : Les amours du Chico
XV
LE REPAS DE TANTALE
A l'extrémité de l'horrible galerie, il y avait un escalier de quelques marches, et, sur la droite, un mur, très haut, continuait cette galerie. L'escalier aboutissait à un jardinet. Le mur séparait ce jardinet du grand jardin.
En se retrouvant au grand air, sous la chaleur vivifiante de l'éclatant soleil, Pardaillan respira à pleins poumons. Il lui semblait sortir d'un lieu privé d'air et de lumière. Et, en faisant peser sur d'Espinosa, toujours impassible à son côté, un regard lourd de menaces, il pensa:
«Je ne sais ce que machine contre moi ce prêtre scélérat, mais, mordieu! il était temps que l'infernal supplice qu'il vient de m'infliger prît fin.»
Pour reposer ses yeux, encore remplis de la vision d'horreur, il voulut les poser sur les fleurs qui embaumaient l'air qu'il respirait avec délices. Alors, il tressaillit et murmura:
«Ah! quel diable de jardin est-ce là!»
Ce qui motivait cette exclamation, c'était la disposition spéciale du jardinet. Voici:
De l'escalier, par où il venait de descendre, jusqu'à un corps de bâtiment composé d'un rez-de-chaussée seulement, et en mauvais état, ce jardinet pouvait avoir, en largeur, de dix à douze mètres environ.
Dans le sens de la longueur, en partant du mur, qui prolongeait la galerie et le séparait du grand jardin, jusqu'à un autre corps de bâtiment composé aussi d'un seul rez-de-chaussée, il mesurait environ une trentaine de mètres. De sorte que ce jardinet se trouvait enfermé entre trois bâtisses (en y comprenant le bâtiment plus important où se trouvait la galerie) et une haute muraille.
Mais ce n'était pas là ce qui étonnait Pardaillan. Ce qui l'étonnait, c'est que ce jardinet était coupé, au milieu et dans toute sa longueur, par un parapet surmonté d'une haute grille dont les barreaux étaient très forts et très rapprochés.
En outre, d'autres barreaux, aussi forts et aussi rapprochés, partaient du toit d'un de ces corps de bâtiment, et venaient s'encastrer sur la grille verticale. De sorte que cela constituait une cage monstrueuse.
Des plantes grimpantes, s'enlaçant aux barreaux, montaient jusqu'au faîte de cette étrange cage, y formaient un dôme de verdure et masquaient en partie ce qui s'y passait.
Conduisant Pardaillan, toujours surveillé de près par son escorte de moines-geôliers, d'Espinosa tourna à gauche, se dirigeant tout droit vers le bâtiment qui occupait la largeur du jardinet.
Or, chose étrange, et qui glaça Pardaillan, dès que le bruit de leurs pas se fit entendre sur le gravier de l'allée, il perçut comme une galopade furieuse de l'autre côté du rideau de verdure qui masquait la cage. Puis une rumeur, comme une bousculade, un bruit de branches froissées, des faces humaines hâves, décharnées, des yeux luisants ou mornes, se montrèrent de-ci de-là entre les barreaux, et une plainte déchirante, monotone, s'éleva soudain:
«Faim!... Faim!... Manger!... Manger!...»
Et, presque aussitôt, une voix rude cria:
—Attendez, chiens, je vais vous faire retourner à la niche!
Puis le claquement sec d'un fouet, suivi du bruit flou d'une lanière cinglant un corps, suivi à son tour d'un hurlement de douleur. Ensuite, une fuite éperdue et la même voix rude accompagnant chaque coup de fouet de ce cri, toujours le même:
«A la niche! A la niche!»
Voilà ce qu'entrevit Pardaillan en une vision rapide comme un éclair. Et, en jetant un coup d'oeil angoissé sur la cage fantastique, il songea:
«Quelle abominable surprise me réserve encore ce maître-bourreau?
D'Espinosa s'arrêta devant le corps de bâtiment. Un moine se détacha du groupe, vint ouvrir les cadenas qui maintenaient extérieurement un fort volet de bois. Le volet ouvert tout grand démasqua une ouverture garnie d'épais barreaux croisés.
Cette ouverture donnait sur une sorte de fosse. Sur le sol fangeux de cette fosse, au milieu d'immondices innommables, à moitié nu, un homme était accroupi.
Aveuglé par le flot de lumière succédant sans transition à l'obscurité profonde dans laquelle il était plongé, il demeura un instant immobile, les yeux clignotants. Puis il se dressa brusquement, déchira l'air d'un hurlement lugubre et bondit sur les barreaux, cherchant à agripper ceux qui le regardaient du dehors.
Voyant qu'il ne pouvait y parvenir, il se mit à mordre les barreaux de fer, sans arrêter ses hurlements. Alors, du plafond de la fosse, une trombe d'eau s'abattit sur le forcené. Il lâcha les barreaux, se rejeta dans sa fosse et se mit à courir dans tous les sens, cherchant à se soustraire à l'avalanche liquide qui le poursuivait partout.
Bientôt, les hurlements se changèrent en plaintes confuses, puis le malheureux suffoqua et s'abattit pantelant au milieu de sa fosse, pendant que l'eau tombait, implacablement et à torrents, sur lui.
Brusquement, l'abominable pluie cessa. Alors, une porte s'ouvrit; un moine, armé d'une discipline, entra et attendit patiemment que l'homme, à moitié suffoqué, reprît ses sens.
Lorsque le malheureux ouvrit les yeux, iî aperçut le moine qui l'observait. Sans doute savait-il ce qui l'attendait, car, avant même que le moine eût fait un geste, il se redressa d'un bond, et se mit à tourner autour de la fosse, sans s'arrêter de hurler. Froidement, sans hâte, en relevant d'une main sa robe qui eût pu traîner dans la boue, le moine se mit aussi en marche. Seulement, à chaque pas qu'il faisait, il levait la discipline et la laissait tomber à toute volée sur les épaules de l'homme qui bondissait à tort et à travers, mais ne cherchait pas à entrer en lutte avec le terrible moine.
On eût dit d'un dompteur fouaillant un fauve grondant, menaçant, mais n'ayant pas le courage de se jeter, gueule et griffes ouvertes, sur son bourreau.
Très rapidement, la victime, épuisée déjà par les jets d'eau reçus, tomba de nouveau sur le sol. Implacablement, le moine continua de la fustiger jusqu'à ce qu'il vît qu'elle était évanouie. Alors, il attacha sa discipline à sa ceinture, retroussa sa robe et, sans s'inquiéter de l'homme, il sortit posément, comme il était entré.
Tandis que le moine, qui avait déjà ouvert le volet, s'occupait à le refermer, d'Espinosa expliquait avec une froide indifférence:
—Ceci est un supplice plus terrible peut-être que tous ceux que vous venez de voir. L'homme que nous quittons, de son vivant, était duc et grand d'Espagne. Le crime qu'il a commis méritait un châtiment spécial. L'homme a été discrètement enlevé et conduit ici... comme vous. On lui a fait boire d'une certaine potion préparée par un révérend père de ce couvent. Ce breuvage agit sur le cerveau qu'il engourdit. Au bout d'un certain temps, celui qui a eu le malheur d'en avaler une dose suffisante sent son intelligence s'obscurcir. Alors, nous soumettons le condamné à un régime spécial.
—Tout d'abord, on l'enferme dans un cachot que je n'ai pu vous faire voir, attendu qu'il n'y en a aucun d'occupé en ce moment. Au bout de quelques jours, le condamné est à peu près fou. Quelques-uns sortent de là complètement fous et inoffensifs. D'autres, au contraire, ont parfois encore des éclairs de lucidité et sont dangereux. Alors, nous les mettons dans le cachot que vous venez de voir et, quand ils ont subi durant quelques semaines le traitement de ce pauvre duc, c'est fini. Ils sont irrémédiablement fous. Alors, ils ne connaissent plus que leur gardien, dont ils ont une peur incroyable, et nous pouvons, sans crainte, adoucir un peu leur sort en les laissant vivre en commun et au grand air, dans la cage que vous voyez.
Tout en donnant ces explications de cet air effroyablement calme, qui lui était habituel, d'Espinosa conduisait Pardaillan, secoué d'indignation, Pardaillan qui se raidissait pour montrer un visage froid et intrépide, vers la cage de fer.
Les moines firent une trouée dans le feuillage et Pardaillan put voir. Il y avait là une vingtaine de malheureux à peine couverts de loques ignobles, maigres comme des squelettes, pâles, avec des barbes et des chevelures embroussaillées. Les uns se tenaient accroupis à terre, en plein soleil. D'autres tournaient et retournaient comme des fauves en cage. Les uns riaient, d'autres pleuraient. Presque tous s'isolaient.
Dès qu'ils virent les visiteurs, tous, sans exception, se ruèrent sur les barreaux. Non point menaçants, comme le duc, mais suppliants, les mains jointes, et, de leurs pauvres lèvres crispées, tombaient ces mots terribles que Pardaillan avait entendus: «Faim! Manger!» Un des moines prit dans un coin un panier préparé d'avance, et en vida le contenu à travers les barreaux.
Et, Pardaillan, le coeur soulevé de dégoût et d'horreur, vit que ce que l'exécrable moine venait de vider ainsi était tout simplement un panier d'ordures. Et, le plus horrible, c'est que les malheureux fous, qu'on laissait lentement mourir de faim, se jetèrent à corps perdu sur ces immondes ordures, se les disputèrent en grondant et que chacun, dès qu'il avait pu happer un morceau de n'importe quoi, s'enfuyait avec sa proie, de peur qu'on ne vînt la lui arracher.
«Horrible! répéta encore une fois Pardaillan, qui eût voulu s'enfuir et ne pouvait détacher ses yeux de cet écoeurant spectacle.
—Tous les hommes que vous voyez ici étaient jeunes, beaux, riches, braves et intelligents. Tous, ils étaient de la plus haute noblesse. Voyez ce qu'en ont fait le breuvage inventé par un de nos pères et le régime auquel on les a soumis. Que dites-vous de ce supplice-là, chevalier?
Fixant d'Espinosa, avec cet air d'ironie et d'insouciance qui masquait sa physionomie, Pardaillan lui lança, sur un ton détaché qui émerveilla le grand inquisiteur:
—Me direz-vous, monsieur, si toutefois je ne suis pas curieux, à quoi riment ces écoeurantes exhibitions?
Quelque chose comme un pâle sourire vint effleurer les lèvres d'Espinosa.
—J'ai voulu, fit-il doucement, que vous fussiez bien pénétré de cette pensée qu'irrémissiblement condamné, tout ce que vous venez de voir n'est rien auprès de ce qui vous attend. J'ai fait pour vous ce que je n'aurais fait pour nul autre. C'est une marque d'estime que je devais à votre caractère intrépide, que j'admire plus que quiconque, croyez-le bien.
—Fort bien, monsieur. Je me tiens pour dûment averti. Et, maintenant, faites-moi reconduire dans mon cachot... ou ailleurs... A moins que vous n'en ayez pas fini avec les spectacles du genre de ceux que vous venez de me montrer.
—C'est tout... pour le moment, fit d'Espinosa impassible.
Et, se tournant vers les moines:
—Puisqu'il le désire, reconduisez M. le chevalier de Pardaillan à sa chambre. Et n'oubliez pas que j'entends qu'il soit traité avec tous les égards qui lui sont dus.
Et, revenant à Pardaillan, il ajouta avec un air de grande sollicitude:
—Allez donc, monsieur de Pardaillan, et surtout mangez. Mangez et buvez... Ne faites pas comme ce matin, où vous n'avez rien pris. La diète est mauvaise dans votre situation. Si ce qu'on vous sert n'est pas de votre goût, commandez vous-même ce que vous désirez. Rien ne vous sera refusé. Mais, pour Dieu, mangez!
—Monsieur, dit poliment Pardaillan, sans rien montrer de l'étonnement que lui causait cette affectueuse insistance, je ferai de mon mieux. Mais j'ai un estomac fort capricieux. C'est lui qui commande, et je suis bien obligé de lui obéir.
—Espérons, dit gravement d'Espinosa, que votre estomac se montrera mieux disposé que ce matin.
—Je n'ose trop y compter, dit Pardaillan en s'éloignant au milieu de son escorte de moines-geôliers.
Lorsqu'il se retrouva quelques instants plus tard dans sa chambre, Pardaillan se mit à marcher de long en large avec agitation.
«Pouah! songeait-il, la venimeuse bête! Comment ai-je pu résister à la tentation de l'étrangler de mes mains?
Et, avec un sourire qui eût donné le frisson au grand inquisiteur, s'il l'avait vu:
«Bah! il l'a bien dit: il était gardé de près. Je n'aurais pas eu le temps de l'atteindre. Et j'y aurais gagné de me voir enchaîner. Mes mains restent libres. Qui sait si une occasion ne se présentera pas? Alors...
Et son sourire se fit plus aigu.
Las de s'agiter, il se jeta dans le fauteuil et se mit à réfléchir profondément, repassant dans son esprit les scènes qui venaient de se dérouler, jusque dans leurs plus petits détails, évoquant les moindres gestes, les coups d'oeil les plus furtifs, se rappelant les paroles les plus insignifiantes en apparence, et s'efforçant de tirer la vérité de ses observations et de ses déductions.
Deux moines lui apportèrent son dîner. Avec des yeux luisants de convoitise, ils étalèrent amoureusement les provisions sur la table, alignèrent respectueusement les flacons aux formes diverses, et, au lieu de se retirer, comme ils faisaient d'habitude, ils restèrent en contemplation devant la table, semblant attendre que le chevalier fît honneur à ce repas soigné. Voyant qu'il ne se décidait pas, un des deux moines demanda:
—Monsieur le chevalier ne veut donc pas manger?
Surmontant la répulsion que lui inspiraient ses deux gardiens, Pardaillan répondit doucement:
—Tout à l'heure, peut-être... Pour le moment, je n'ai pas faim.
Les deux moines échangèrent un furtif coup d'oeil que Pardaillan surprit au passage.
—Monsieur le chevalier désire-t-il qu'on lui fasse autre chose? insista le moine.
—Non, mon révérend, je ne désire rien qu'une chose...
—Laquelle? fit le moine avec empressement.
—Que vous me laissiez seul, dit froidement Pardaillan.
Les deux moines échangèrent encore le même coup d'oeil furtif que Pardaillan surprit encore, puis ils contemplèrent une dernière fois les mets appétissants dont la table était chargée, et sortirent enfin en étouffant un gros soupir.
Dès qu'ils furent dehors, Pardaillan s'assura d'un coup d'oeil que le judas de la porte était bien fermé. Il s'approcha alors de la table et contempla les plats, nombreux et variés, qui la garnissaient. Il en prit quelques-uns au hasard et se mit à les sentir avec une attention soutenue.
«Je ne sens rien d'anormal, se dit-il en posant les plats à leur place. En revanche, mordieu! je sens que j'étrangle de faim et de soif!...
Il prit un flacon.
«Hermétiquement bouché! dit-il. Mais qu'est-ce que cela prouve!»
Il le déboucha et le flaira comme il avait flairé les mets.
«Rien! je ne sens rien!»
Et lentement, à regret, il reposa le flacon sur la table.
«Ne rien boire, ne rien manger, durant trois jours, a dit le billet du Chico. Poison foudroyant... Mort-diable! je puis bien patienter.
Il tourna le dos à la table pour s'arracher à la tentation et s'en fut vers le coffre où il avait enfermé le reste de ses provisions de la veille. Il fit une piteuse grimace et grommela:
—C'est maigre!
Résolument, il prit une tranche de pâté et la porta à sa bouche. Mais il n'acheva pas le geste.
—Qui me dit, songea-t-il, qu'on n'a pas pénétré ici pendant la promenade que m'a fait faire cet inquisiteur que la foudre écrase!... Qui me dit que ces mets, inoffensifs hier soir, ne sont pas mortels maintenant?
Il replaça la tranche où il l'avait prise et referma le coffre. Il traîna le fauteuil devant la fenêtre et s'assit, le dos tourné à la table tentatrice. En même temps, pour se donner la force de résister, il murmura:
«Je n'ai plus guère que deux jours et demi à patienter. Que diable! deux jours sont bientôt passés!
Et, par un puissant effort de volonté, il réussit à se soustraire à cette obsession et se mit à repasser tout ce que lui avait dit d'Espinosa.
Des bribes de phrases lui revenaient plus particulièrement: «On lui fait boire une potion... Ce breuvage agit sur le cerveau qu'il engourdit... Il sent son intelligence s'obscurcir... Toutefois, ce n'est pas encore la folie.»
Et un détail, que nous avons omis de signaler, lui revenait obstinément à la mémoire: au premier repas qu'il avait fait dans cette chambre, à ce même repas où il avait absorbé un narcotique qui devait le tenir endormi plusieurs jours, il avait tout de suite remarqué sur la table une bouteille de vieux vin de Saumur, pour lequel il avait un faible, et l'avait mise de côté, la réservant pour la bonne bouche. Or, à la fin de son repas, lorsqu'il voulut attaquer la bonne bouteille, il s'était senti pris d'un subit malaise. C'était le narcotique qui faisait son effet.
Cela avait été très passager. Mais il n'en fallait pas plus pour éveiller ses soupçons. Avant de vider le verre qu'il venait de remplir, il le porta à ses narines et le flaira longuement.
Cet examen ne lui ayant pas paru suffisant, il trempa son doigt dans le verre, laissa tomber quelques gouttes du liquide léger et mousseux sur sa langue et se mit à le déguster avec tout le soin d'un parfait connaisseur qu'il était. Le résultat de cette dégustation avait été qu'il avait déposé le verre sur la table, sans y toucher davantage. Son repas était achevé. Il n'avait plus ni faim ni soif.
Tout à coup, une inspiration soudaine lui était venue. Il s'était levé et était allé vider le verre et tout le contenu de la bouteille de ce Saumur, qui lui paressait suspect, dans le bassin de cuivre qui contenait encore l'eau sale rougie de son sang, qu'il y avait laissée après s'être convenablement débarbouillé. Puis, il était revenu s'asseoir à table, reposant la bouteille et le verre à leur place. Quelques instants plus tard, la tête lourde, pris d'un sommeil irrésistible, il s'était endormi aussitôt.
Pourquoi avait-il agi ainsi? Il n'aurait su le dire. Pourquoi ce détail qu'il avait presque oublié lui revenait-il maintenant obstinément à la mémoire? Pourquoi rapprochait-il cet incident des paroles prononcées par d'Espinosa? Pourquoi le dialogue de Fausta et du grand inquisiteur, parlant de sa folie, ce dialogue qui lui était tout à coup revenu à la mémoire, dans ce qu'il appelait déjà la «galerie des supplices», pourquoi ce dialogue lui revenait-il de nouveau à la mémoire?
Quelles conclusions tirait-il de l'incident de la bouteille de vin de Saumur vidée dans une cuvette d'eau sale, des paroles d'Espinosa, des paroles de Fausta, de la vision de la cage des fous? C'est ce que nous ne saurions dire. Mais toujours est-il que, peu à peu il s'assoupit dans son fauteuil et que, dans son sommeil agité, il avait aux lèvres un sourire narquois, et, de temps en temps, il bredouillait des mots sans suite, parmi lesquels revenait fréquemment celui-ci: FOLIE.
Le soir venu, les moines, consternés de voir qu'il n'avait pas touché au dîner, non plus qu'au déjeuner, lui servirent un souper plus soigné encore que les précédents repas. Malgré leur insistance, Pardaillan refusa de manger.
Les moines durent se retirer sans être parvenus à le décider et, dès qu'il se vit seul, il se hâta de se mettre au lit pour se soustraire à la tentation de la table étincelante. Et il faut convenir qu'il lui fallut une force de volonté peu commune, car la faim se faisait cruellement sentir. Peut-être l'eût-il moins sentie s'il avait pu détacher complètement son esprit de cette pensée.
Mais les moines revenaient obstinément avec leur table chargée de mets appétissants. Et, sous prétexte que, peut-être plus tard, il voudrait faire honneur à ce repas, ils laissaient devant lui cette table et tout ce qu'elle supportait de bonnes choses. Or, si Pardaillan réussissait, à force de volonté, à chasser la faim, un regard tombant par hasard sur la table suffisait à réveiller son estomac qui se mettait aussitôt à hurler famine.
Le lendemain, le même supplice se renouvela, avec aggravation de repas augmentés. En effet, les moines, impitoyables, lui servirent un petit et un grand déjeuner, un dîner, une collation et un souper.
Cinq fois dans la même journée, il eut à résister à l'abominable tentation d'une table qui se faisait de plus en plus recherchée, de plus en plus abondante et délicate, de plus en plus chargée des crus les plus rares et les plus renommés.
Le troisième jour, Pardaillan, la gorge sèche, la tête en feu, sentant ses jambes se dérober sous lui, se disait pour se donner du courage:
«Plus que ce jour à passer. Par Pilate! il se passera comme les deux autres! Et après?... Bah! nous verrons bien. Arrive qu'arrive.
Il cherchait toujours un moyen de s'évader. Il ne trouvait rien. Et maintenant, peut-être par suite de la faiblesse qu'il éprouvait et qui le privait d'une partie de ses moyens, maintenant il en arrivait à compter sur le Chico, à espérer que, peut-être, il réussirait à le tirer de là, et il passait la plus grande partie de son temps à guetter par la fenêtre, espérant toujours apercevoir la fine silhouette du petit homme, espérant recevoir un nouveau billet de lui. Mais le Chico ne se montra pas, ne donna pas signe de vie.
Ce jour-là, ses deux gardiens se montrèrent particulièrement affectés de son obstination à refuser toute nourriture. Jusqu'au jour de la visite de d'Espinosa, ces deux moines avaient gardé un silence si scrupuleux qu'il eût pu les croire muets.
A dater de la visite de leur chef suprême, ils se montrèrent aussi bavards qu'ils avaient été muets jusque-là. Et, comme leur grande préoccupation était de voir que le prisonnier confié à leurs soins ne voulait rien prendre, les dignes révérends n'ouvraient la bouche que pour parler mangeaille et beuverie.
L'un recommandait particulièrement tel plat, dont il donnait la recette, l'autre prônait tel entremets sucré, délicieux, disait-il, à s'en lécher les doigts; l'un sommait le chevalier de goûter au mets qu'il vantait, l'autre l'adjurait de n'en rien faire, jurant par la Vierge et par tous les saints que goûter à cette pitance c'était s'exposer bénévolement à un empoisonnement certain.
Ces disputes, devant un homme qui se laissait lentement mourir de faim, avaient quelque chose de hideux et grotesque à la fois.
Pardaillan aurait pu imposer silence aux deux enragés bavards et les prier de le laisser tranquille. Ils eussent obéi. Mais Pardaillan était persuadé que les deux moines jouaient une abominable comédie, pour l'amener à absorber le liquide ou l'aliment qui contenait le poison destiné à le foudroyer.
Il était persuadé que, s'il avait voulu les chasser, les moines n'eussent tenu aucun compte de ses ordres et se fussent obstinés à le harceler de plus belle. Dans ces conditions, il n'y avait qu'à se résigner.
Or, Pardaillan se trompait. Les deux moines ne jouaient nullement la comédie. Ils étaient bien sincères. C'était deux pauvres diables de moines, d'esprit plutôt borné, qui ne devaient la mission de confiance dont ils étaient chargés qu'à leur force herculéenne.
On leur avait confié la garde de Pardaillan, on leur avait ordonné d'accéder à tous ses désirs, et, hormis de lui ouvrir la porte et de le laisser aller, d'obéir à ses ordres.
On leur avait surtout recommandé de faire tous leurs efforts pour l'amener à prendre un peu de nourriture. Ils s'acquittaient très consciencieusement de leur tâche et n'en cherchaient pas plus long.
Comme on les savait quelque peu gourmands et ne détestant nullement de vider une bonne bouteille, on leur avait défendu, sous menace des châtiments les plus exemplaires, d'accepter quoi que ce fût de leur prisonnier, fût-ce une simple goutte d'eau.
Enfin—et ceci montre que d'Espinosa ne laissait rien au hasard et savait habilement utiliser les passions de ceux qu'il employait—on leur avait dit que, s'ils amenaient leur prisonnier à goûter à un seul des innombrables plats dont la table était garnie, à avaler, ne fût-ce qu'une gorgée de vin ou d'eau, les restes de la magnifique table leur reviendraient intégralement et qu'ils pourraient boire et manger tout leur soûl et se griser à en rouler par terre, ayant d'avance absolution pleine et entière.
Pardaillan ignorait tout cela, et pour cause. Cependant, à différentes reprises, et pour avoir le coeur net il avait placé devant les moines un des plats pris au hasard, il avait lui-même rempli à ras bord un verre d'un vin généreux et:
—Tenez, mon révérend, avait-il dit, vous seriez heureux de me voir manger, dites-vous... Eh bien, goûtez une bouchée seulement de ce plat, et je vous jure que j'en mangerai après vous; goûtez une seule gorgée de ce vin au fumet délicat et je vous promets de vider la bouteille ensuite.
—Impossible de vous satisfaire, disait d'un air navré un des moines.
—Pourquoi? demandait Pardaillan.
—Hélas! mon frère, on nous a formellement interdit d'accepter rien de vous.
—Sous peine de la discipline, ajoutait l'autre.
—La discipline et autres châtiments corporels, et l'in pace, et la diète forcée et...
—N'en parlons plus, interrompait Pardaillan.
Et, en lui-même, il ajoutait:
«Pardieu! ils n'auraient garde d'y goûter: les sacripants savent que ces mets sont empoisonnés.»
Dans ce troisième jour, frère Bautista et frère Zacarias (pourquoi ne ferions-nous pas connaître les noms des deux moines gardiens?) se montrèrent plus affectés que jamais, affectés et furieux; navrés, parce qu'ils enrageaient de voir tant de si succulentes choses; furieux, parce qu'ils n'étaient pas éloignés de croire que leur prisonnier s'obstinait ainsi uniquement pour leur faire pièce. Or, voici qu'à l'heure du dîner les deux moines se présentèrent devant Pardaillan comme d'habitude. Seulement, au lieu de dresser le couvert dans la chambre, frère Bautista, qui paraissait radieux ainsi que son digne acolyte Zacarias, annonça d'une superbe voix de basse:
—Si monsieur le chevalier veut bien passer au réfectoire, nous aurons l'honneur de lui servir le dîner.
Pardaillan fut ébahi de cette annoncé: Que signifiait cette fantaisie et quelle surprise douloureuse ou quel piège dissimulait-elle?
A voir les mines béates et radieuses de ses deux gardiens, à leurs sourires entendus, aux coups d'oeil malicieux qu'ils échangeaient, il crut comprendre qu'il se tramait quelque chose de louche contre lui. Il répondit donc sèchement:
«Mon révérend, je vous ai dit une fois pour toutes que je ne voulais point manger. Vous n'aurez donc pas l'honneur de me servir le dîner, attendu que je suis résolu à ne point bouger d'ici.
Ayant dit, il se jeta dans son fauteuil et leur tourna le dos.
Les deux moines se regardèrent consternés.
Cependant, frère Bautista, qui était le plus inconscient des deux, partant le plus disposé à se mettre en avant, fit une tentative désespérée, et, sur un ton qui n'admettait pas de réplique:
—Il faut venir cependant, trancha-t-il.
Pardaillan, frappé de ce ton, presque menaçant, se redressa aussitôt, et, avec un sourire narquois, il goguenarda:
—Il faut?... Pourquoi?
—C'est l'ordre, dit plus doucement frère Zacarias.
—Et si je refuse d'obéir à l'ordre? railla Pardaillan.
—Nous serons forcés de vous porter.
Pardaillan fit rapidement deux pas en avant. Il n'avait rien pris depuis bientôt trois jours, mais il sentait bien qu'il était encore de force à mettre facilement à la raison les deux insolents frocards. Il allait donc projeter ses deux poings en avant lorsqu'une réflexion subite arrêta le geste ébauché.
«Niais que je suis, songea-t-il. Qui sait si je ne trouverai pas l'occasion cherchée de fausser compagnie à tous ces moines, que l'enfer engloutisse!»
Le résultat de cette réflexion fût qu'au lieu de frapper comme il en avait eu l'intention il répondit paisiblement, avec son plus gracieux sourire:
—Soit! j'irai donc de plein gré, à seule fin de vous éviter la peine de me porter.
Les deux moines eurent une grimace de satisfaction.
—A la bonne heure, mon gentilhomme, fit joyeusement frère Bautista, vous voilà raisonnable. Et, par saint Baptiste, mon vénéré patron, vous verrez que vous ne regretterez pas de faire connaissance avec le réfectoire où nous vous conduisons!
—Allons donc, mon révérend, puisque, aussi bien, c'est l'ordre, comme dit si élégamment votre digne frère. Mais je vous préviens: cette fois-ci, pas plus que les autres, vous ne réussirez à me faire absorber la moindre nourriture.
Les deux moines firent la grimace. Ils échangèrent un coup d'oeil inquiet, tandis que leur front se rembrunissait.
—Bah! fit frère Bautista, allons toujours. Nous verrons bien si vous aurez l'affreux courage de vous dérober devant les délices de la table qui vous attend.
Dans le couloir, ils trouvèrent une escorte de six moines robustes qui entourèrent le chevalier et le conduisirent jusqu'à la porte du réfectoire, située dans le même couloir.
L'escorte resta dehors, et Pardaillan pénétra avec ses deux gardiens ordinaires. Derrière lui il entendit grincer les verrous. Il jeta autour de lui un regard investigateur qui embrassait d'un seul coup jusqu'aux moindres détails et demeura tout émerveillé devant le spectacle réjouissant qui s'offrait à ses yeux.
La salle elle-même était carrée, haute de plafond, vaste de dimensions. Le plafond, le plancher, les boiseries qui la recouvraient entièrement, des essences les plus rares, étaient de véritables merveilles de mosaïque et de sculpture. Quatre tapisseries flamandes ornaient deux côtés de la salle et représentaient les quatre saisons. Mais, si le décor de chacune de ces tapisseries variait, suivant la saison qu'il représentait, dans une intention qui sautait aux yeux, le fond du sujet était le même partout.
C'était une profusion de fruits, de victuailles variées, de flacons, que des personnages, hommes et femmes, engloutissaient gloutonnement.
Une cheminée monumentale occupait à elle seule les deux tiers d'un côté. L'intérieur de cette cheminée était garni d'arbustes, de plantes rares, de fleurs aux parfums très doux, rangés en corbeille autour d'une vasque de marbre dont le jet d'eau retombait en pluie fine, avec un murmure caresseur, et rafraîchissant l'air, saturé de parfums. Deux fenêtres aux rideaux de velours hermétiquement clos; dix fauteuils de dimensions colossales s'espaçaient le long des boiseries; deux bahuts se faisaient vis-à-vis. Bien qu'il fît grand jour au-dehors, aux quatre angles, quatre torchères énormes, chargées de cire rose et parfumée, qui se consumaient lentement et dont les volutes de fumée bleuâtre répandaient dans la salle ce parfum spécial qu'on y respirait.
Voilà ce que vit Pardaillan d'un coup d'oeil.
Tout, dans cette salle, semblait avoir été aménagé en vue de la glorification de la gourmandise. Tout semblait avoir été conçu en vue de l'inciter à faire comme les personnages des tableaux et tapisseries, c'est-à-dire à bâfrer sans retenue.
Au centre de la salle, une table était dressée, autour de laquelle vingt personnes eussent pu s'asseoir à l'aise. Une nappe d'une blancheur éblouissante et d'une finesse arachnéenne; des chemins de table en dentelles précieuses, des surtouts d'argent massif, des cristaux enchâssés de métal précieux, une vaisselle d'or et d'argent, des flambeaux aux cires allumées et des jonchées de fleurs. Tel était le décor prestigieux destiné à encadrer dignement les innombrables plats, les fruits savoureux, les entremets, les pâtisseries, les compotes et les gelées et l'escadron des flacons de toutes formes et de toutes dimensions, rangés en bon ordre devant la ligne des bouteilles ventrues, vénérablement poussiéreuses.
Au milieu de cette table, surchargée de provisions qui eussent suffi à rassasier vingt personnes douées du plus solide appétit, un couvert, un seul, était mis. Et, devant cet unique couvert, un vaste fauteuil semblait tendre ses bras rigides à l'heureux gourmet à l'intention duquel on avait fait cette débauche de richesses gastronomiques.
Voilà ce que désignaient de la main les frères Zacarias et Bautista. Et leurs yeux clignotants, leur énorme bouche qui s'arrondissait en cul de poule, leurs larges narines qui reniflaient non les parfums répandus dans la salle, mais le fumet des plats, leur air de fausse modestie, tout dans leur attitude semblait dire que tout cela était leur oeuvre à eux, tout implorait un compliment que Pardaillan ne leur refusa pas.
—Admirable! dit-il simplement, d'un air très convaincu.
—N'est-ce pas? rayonna frère Bautista. Et que direz-vous, mon frère, quand vous aurez goûté aux délicieuses choses qui figurent sur cette table!
Les deux moines se regardaient d'un air triomphant.
Hélas! leur joie fut de courte durée, car Pardaillan ajouta aussitôt:
—Merveilleux! Mais vous vous êtes donné beaucoup de peine bien inutilement, car je ne toucherai à rien des merveilles entassées là.
La consternation des moines confina au désespoir. Pour un peu, ils l'eussent battu.
—Ne blasphémez pas, dit sévèrement frère Bautista. Asseyez-vous plutôt dans ce moelleux fauteuil qui vous tend les bras.
—Mais puisque je vous dis que je ne veux rien prendre... Rien, entendez-vous?
—C'est l'ordre! dit doucement frère Zacarias.
Pardaillan lui jeta un coup d'oeil de côté.
—Vous l'avez déjà dit, fit-il avec son air narquois. Vous ne variez pas souvent vos formules.
—Puisque c'est l'ordre! répéta naïvement frère Zacarias.
—Asseyez-vous, mon frère, supplia Bautista, faites-le pour l'amour de nous... Nous sommes déshonorés si vous résistez à tous nos efforts.
Pardaillan eut-il pitié de leur désespoir très sincère? Comprit-il que la résistance serait inutile et que, rigoureux observateurs de la consigne reçue, ses deux gardiens ne lui laisseraient aucun répit, tant qu'il ne se serait pas assis à cette table somptueuse? Nous ne saurions dire, mais toujours est-il que, de son air railleur, il condescendit:
—Eh bien, soit. Pour l'amour de vous, je veux bien m'asseoir là... Mais vous serez bien fins si vous réussissez à me faire ingurgiter la moindre des choses.
Et il s'assit brusquement, avec un air qui eût donné fort à réfléchir aux dignes moines s'ils avaient été plus physionomistes ou s'ils avaient mieux connu leur prisonnier.
—Allons, dit Pardaillan, qui sentait la colère le gagner, allons, faites en conscience votre métier de bourreau.
Les deux moines le regardèrent avec stupéfaction. Ils ne comprenaient pas.
Dès que Pardaillan eut pris place dans le fauteuil, un orchestre, qui semblait être dissimulé derrière la cheminée, se mit à jouer des airs tour à tour tendres et languissants, joyeux et capricants. Et les sons des instruments à cordes, auxquels se mêlaient les sons plus aigus des flûtes et ceux plus nasillards des hautbois, lui arrivaient voilés, mystérieux, comme très lointains, évocateurs de rêves mélancoliques ou joyeux.
Cette mise en scène savante, cette musique lointaine, ces fleurs, ces parfums aphrodisiaques, la splendeur de cette table, le fumet des plats, l'arôme capiteux des vins tombant en pluie de rubis et de topazes dans des coupes de pur cristal, au long pied de métal précieux, chefs-d'oeuvre d'orfèvrerie, il y avait là plus qu'il n'en fallait pour affoler l'esprit le plus ferme et le plus lucide. Malgré sa force de caractère peu commune, Pardaillan était pâle de l'effort surhumain qu'il faisait pour se maîtriser.
Avait-il donc réellement peur du poison dont il était menacé?
Non, Pardaillan n'avait pas peur du poison. Menacé à mots couverts des supplices les plus horribles, il est facile de comprendre qu'entre une torture savamment dosée pour la faire durer des heures et des jours, peut-être, et un poison foudroyant, le choix était tout fait. N'importe qui, à sa place, n'eût pas hésité et eût pris le poison.
Ce n'était pas la mort elle-même, non plus, qui l'effrayait. En descendant au fond de sa conscience, on eût peut-être trouvé que la mort eût été accueillie par lui comme une délivrance. Depuis que mortes étaient ses seules affections, mortes aussi ses haines, Pardaillan ne pouvait plus guère tenir à la vie.
Alors?
Alors, il y avait ceci: avec ses idées spéciales, Pardaillan se disait qu'ayant accepté du roi Henri une mission de confiance il n'avait pas le droit de mourir, lui, Pardaillan, avant que cette mission fût accomplie.
On voit qu'il était rigoureusement logique. Seulement, pour mettre en pratique une logique de ce genre, il fallait être doué d'une énergie peu commune, d'une dose de volonté, d'un courage et d'un sang-froid qu'il était peut-être seul capable d'avoir.
Tout ceci avait été longuement et mûrement pesé, calculé et finalement résolu, dans la solitude de sa cellule. On a pu voir par les tentatives désespérées de ses gardiens, Bautista et Zacarias, qu'il suivait avec une inébranlable rigueur la ligne de conduite qu'il s'était tracée.
Une chose qu'il avait aussi décidée, et que nous devons faire connaître, c'est qu'il courrait le risque de l'empoisonnement en prenant la nourriture qu'on lui présenterait, le quatrième jour à partir de la réception du billet du Chico.
Pourquoi ce quatrième jour? Comptait-il donc sur le nain? Pas plus sur le nain que sur autre chose, autant sur lui que sur n'importe qui.
Le Chico, à ses yeux, était une carte dans ses mains. Pour le moment, cette carte n'était pas à dédaigner plus qu'une autre. Elle pouvait être bonne, elle pouvait être mauvaise, il ne savait pas encore. Cela dépendrait du jeu qu'abattrait son adversaire.
Il s'était fixé ce terme de quatre jours, simplement parce qu'il se disait que les forces humaines ont une limite, et que, s'il voulait être en état de profiter des événements favorables qui pouvaient toujours se produire, il lui fallait, de toute nécessité, réparer ses forces affaiblies par un long jeûne..
Évidemment, la menace du poison restait toujours suspendue sur sa tête. Mais quoi? Il fallait cependant bien en finir d'une manière ou d'une autre. C'était un risque à courir, il le savait bien: il le courrait, voilà tout.
Au surplus, rien ne prouvait que, devant son obstination, d'Espinosa ne renoncerait pas au poison pour chercher autre chose.
Lorsqu'ils eurent enfin amené leur prisonnier à s'asseoir devant son couvert, Bautista et Zacarias se dirent que le plus fort était fait et que cet homme extraordinaire ne saurait, cette fois, résister aux tentations accumulées sur cette table.
Avec des précautions minutieuses, ils saisirent chacun un flacon et versèrent, l'un d'un certain vin de Beaune que les années de bouteille avaient pâli à tel point que, du rouge initial, il était passé au rose effacé; l'autre, d'un certain xérès qui, dans le cristal limpide, ressemblait à de l'or en fusion. Et, en faisant cette opération avec toute la dévotion désirable, ils tiraient la langue, tels deux chiens altérés. Quand les deux verres furent pleins, ils les saisirent doucement par le pied, les soulevèrent béatement, dévotieusement, comme ils eussent soulevé l'hostie consacrée, et tendirent chacun le sien.
—C'est du velours, dit onctueusement Bautista, en clignant des yeux.
—Du satin, ajouta Zacarias d'un air non moins pénétré.
—Mes dignes révérends, fit tranquillement Pardaillan, croyez-moi, le mieux est de cesser cette lamentable comédie.
—Comédie! protesta Bautista; mais, mon frère, ce n'est point une comédie.
—C'est l'ordre, comme dit si bien frère Zacarias. Oui?... En ce cas, allez-y, harcelez-moi... Mais je vous ai prévenus: je ne toucherai à rien de ce que vous m'offrirez.
—Qu'à cela ne tienne! s'écria vivement Bautista qui, tout borné qu'il fût, ne manquait pas d'à-propos. Choisissez vous-même.
En disant ces mots, il posait délicatement le verre sur la table, et, d'un geste large, il désignait les flacons rangés en bon ordre.
Les deux moines faillirent se trouver mal.
De cette lutte extraordinaire quoique bizarre, Pardaillan sortit vainqueur, mais anéanti, brisé, et, dès qu'il eut réintégré sa cellule, il tomba sans forces dans son fauteuil. Une journée de fatigues physiques les plus dures l'eut moins fatigué que l'effort moral énorme qu'il venait de faire.
Il ne faut pas oublier qu'il y avait trois longs jours qu'il n'avait pris de nourriture, et il se trouvait dans un état de faiblesse compréhensible, mais qui ne laissait pas que de l'inquiéter.
La fièvre le minait, et la soif, l'horrible soif qui contractait sa gorge en feu et tuméfiait ses lèvres desséchées, le faisait cruellement souffrir.
Il avait des bourdonnements qui, à la longue, devenaient exaspérants, et, ce qui était plus grave, des éblouissements fréquents, qui le laissaient dans un état de prostration qui ressemblait singulièrement à l'évanouissement. Enfoncé dans son fauteuil, il grondait en songeant aux deux moines:
«Les scélérats, m'ont-ils assez assassiné!... Vit-on jamais acharnement pareil?... Ils ne m'ont pas fait grâce du plus petit plat. Comment ai-je pu résister à la faim qui me tenaille? car j'ai faim, mordieu! j'enrage de faim et de soif... Ah! par ma foi! j'ai fait ce que j'ai pu!
Arrive qu'arrive, demain je mangerai.
Le lendemain, l'heure du petit déjeuner arriva, et les moines ne parurent pas.
«Diable! songea Pardaillan déçu, aurais-je trop attendu? M. d'Espinosa aurait-il changé d'idée et, renonçant au poison, voudrait-il me prendre par la faim?
Il attendit sans trop de regret, ce petit déjeuner étant un repas frugal, très léger, qui n'eût pu le satisfaire après le long jeûne qu'il venait d'endurer.
L'heure du grand déjeuner arriva à son tour. Et les moines ne parurent toujours pas.
Cette fois, Pardaillan commença de s'inquiéter pour de bon.
«Il n'est pas possible que ce soit un oubli, songeait-il en arpentant nerveusement sa chambre. Il doit y avoir quelque chose... Mais quoi?... D'Espinosa aurait-il deviné qu'aujourd'hui j'étais résolu à affronter son poison?... Le Chico aurait-il fait quelque tentative imprudente?... Se serait-il laissé prendre?... Si je m'informais?...»
Il se dirigea vers la porte. Mais, au moment de frapper au judas, il s'arrêta, indécis.
«Non, fit-il en s'éloignant lentement, je ne veux pas leur laisser voir que j'attends ma pitance avec impatience... quoique, à tout prendre... Patientons encore.»
L'heure de la collation passa. Puis, l'heure du dîner vint à son tour. Les moines demeurèrent invisibles. Enfin, l'heure du souper vint et passa sans amener les moines.
«Morbleu! fit rageusement Pardaillan, je veux savoir à quoi m'en tenir!»
Résolument, il se dirigea vers le judas et frappa. On ouvrit aussitôt.
—Vous avez besoin de quelque chose? fit une voix doucereuse qui n'était pas celle de ses gardiens ordinaires.
—Je veux manger, fit brutalement Pardaillan. A moins que vous n'ayez résolu de me laisser crever de faim, auquel cas je vous prierai de me le faire savoir.
—Vous voulez manger! fit la voix sur un ton de surprise manifeste. Et qui vous en empêche? N'avez-vous pas tout ce qu'il vous faut dans votre chambre?
—Je n'ai rien, mort de tous les diables! Et c'est pourquoi je vous demande de me dire si vous avez résolu de me laisser périr de faim!
—Vous laisser mourir de faim, bonté divine! Y pensez-vous? Les frères Zacarias et Bautista ont dû garnir votre table, je présume.
—Je n'ai rien, vous dis-je, gronda Pardaillan, qui se demandait si on ne se moquait pas de lui, pas le plus petit morceau de pain, pas une goutte d'eau.
—Ah! mon Dieu!... les deux étourdis vous ont oublié!
La voix paraissait sincèrement navrée. Quant à étudier la physionomie pour se rendre compte si on ne jouait pas la comédie, il ne fallait guère y songer. A travers les étroites lamelles de cuivre et dans la demi-obscurité d'un couloir éclairé par quelques veilleuses, l'oeil perçant de Pardaillan lui-même ne percevait guère que des contours indécis.
—Enfin, s'écria-t-il, comment se fait-il que je ne les aie pas vus aujourd'hui?
—Ils ont demandé et obtenu la permission de sortir du couvent. Oh! pour la journée seulement! Mais on pensait qu'ils auraient eu la précaution de vous fournir les provisions nécessaires à la journée avant de s'absenter. Ah! si monseigneur apprend de quelle négligence ils se sont rendus coupables... je ne voudrais pas être à leur place... Mais vous, monsieur, pourquoi avoir attendu si longtemps? Pourquoi n'avoir pas prévenu des le déjeuner? On vous aurait servi à l'instant... Tandis que, à présent...
—A présent? fit Pardaillan.
—A présent, tout dort au couvent, le père pitancier comme les autres. Impossible de vous donner la moindre des choses. Quel malheur!
—Bah! fit Pardaillan, qui commençait à se rassurer, un jour d'abstinence de plus ou de moins, je n'en mourrai pas. Si j'avais seulement un peu d'eau pour humecter mes lèvres. Enfin, n'en parlons plus. J'attendrai jusqu'à demain... si toutefois il est bien vrai qu'on n'ait pas décidé de me laisser mourir de faim.
Le lendemain, à l'heure du petit déjeuner, toujours pas de moines. Et Pardaillan se demanda si, après l'avoir assommé de prévenances, après l'avoir accablé d'une profusion de mets délicats, alors qu'il était résolu à ne rien prendre, on n'allait pas, maintenant, lui laisser indéfiniment tirer la langue. Enfin, à l'heure du grand déjeuner, les deux gardiens parurent, et, avec des mines lugubres, annoncèrent que «les viandes de monsieur le chevalier étaient servies».
Pardaillan commençait à si bien désespérer qu'il leur fit répéter l'annonce, croyant avoir mal entendu. Certain que le repas l'attendait, et qu'avec ce repas son sort serait définitivement réglé, il retrouva son calme et son assurance. Souriant de la mine piteuse des deux moines qui, pensait-il, avaient dû être vertement tancés, il bougonna:
—Comment se fait-il que, devant vous absenter toute la journée, vous n'ayez pas eu la précaution de me munir des aliments nécessaires?
—Mais... puisque vous refusez tout ce que nous vous offrons, s'écria naïvement Bautista.
—Est-ce une raison?... Hier, précisément, j'étais disposé à manger.
—Est-ce possible!...
—Puisque je vous le dis.
—Et aujourd'hui? haleta Zacarias.
—Aujourd'hui, comme hier, j'enrage de faim et de soif!...
—Seigneur Dieu! s'écria Bautista, ravi, quel plaisir vous nous faites!... Venez vite, monsieur.
Et ils entraînèrent vivement leur prisonnier, qui se laissait faire avec complaisance. Quand ils furent devant la table, aussi somptueusement garnie que l'avant-veille, le moine Zacarias s'écria, en désignant d'un clignement d'oeil significatif l'énorme profusion de plats chargés de victuailles:
—Je vous défie bien de la mettre à sec!
—Il est de fait, confessa Pardaillan, qu'il y a là de quoi satisfaire plusieurs appétits robustes.
Et il s'assit résolument devant l'unique couvert. Et, comme l'avant-veille, l'orchestre invisible se fit entendre, mystérieux et lointain, tandis que les moines s'empressaient à le servir, pleins de prévenances et d'attentions, les yeux luisants, la face épanouie, heureux de penser qu'enfin, ils allaient réaliser leur rêve de gourmands.
Pardaillan, très froid, attaqua, les hors-d'oeuvre. Et, à le voir si calme, si admirablement maître de lui, on n'eût, certes, pu soupçonner le drame effroyable qui se passait dans son esprit.
En effet, à chaque bouchée qu'il avalait, quoi qu'il en eût, cette question revenait sans cesse à son esprit:
—Est-ce celle-ci qui va me foudroyer?
Et, chaque fois qu'il passait à un autre plat, il se disait:
«Ce n'était pas celui qu'on enlève... ce sera peut-être pour celui-ci.»
Au commencement du repas, il avait goûté avec circonspection chaque bouchée, chaque gorgée, analysant, pour ainsi dire, l'aliment ou le liquide qu'il avait dans la bouche avant de l'avaler. Puis, cette lenteur l'avait impatienté, son naturel insouciant avait repris le dessus, et il s'était mis à boire et à manger comme s'il avait été sûr de n'avoir rien à redouter. Bref, il mangea comme quatre et but comme six, non par gourmandise, comme il eût pu faire en toute autre circonstance, mais parce qu'il estimait que c'était nécessaire.
Quant aux moines, ce qu'ils demandaient, c'était qu'il goûtât à l'un quelconque de ces plats, à seule fin que le reste pût leur revenir, comme on le leur avait promis.
Ce repas, qui ne fut peut-être pas apprécié comme il le méritait, bien que Pardaillan fût un fin gourmet, s'acheva enfin, et il regagna sa chambre où il se jeta dans son fauteuil.
«Ouf! fit-il, me voilà rassasié... et vivant encore. Voyons, le billet disait: un poison foudroyant... Oui, mais on peut avoir changé d'idée... on peut avoir mis un poison lent... Attendons. Nous verrons bien.»
Durant quelques heures, il resta sans bouger dans son fauteuil. Il paraissait assoupi, mais il ne dormait pas. Suivant son expression, il attendait et, en même temps, il réfléchissait. Au bout de ce temps, il se leva et se mit à se promener lentement, un sourire au lèvres.
«Je commence à croire que, décidément, il n'y avait pas le moindre poison dans les aliments que j'ai absorbés. D'Espinosa aurait-il changé d'idée, comme je le prévoyais... ou tout ceci ne serait-il qu'une comédie admirablement machinée, et dont j'ai été sottement dupe?... Peut-être! Attendons encore. Voici que l'heure de la collation est passée et je n'ai pas encore aperçu mes dignes gardiens.»
En effet, les moines ne reparurent pas, ni à l'heure du dîner, ni à l'heure du souper non plus. Pardaillan avait trop copieusement déjeuné, à une heure trop tardive, pour avoir faim. Mais il suivait une idée qu'il avait résolu d'élucider. Il se dirigea donc vers le judas et appela comme il avait fait la veille. Cette fois, ce fut le frère Zacarias qui lui répondit.
—Eh! mon digne révérend, fit-il de son air figue et raisin, l'heure du dîner est passée, celle du souper aussi... on ne me sert donc plus de ces mirifiques festins?...
—Finis, les mirifiques festins, mon frère, fit le moine d'une voix pâteuse et infiniment triste. Finis... hélas!
—Ah! ah! fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla. Mais, dites-moi, pourquoi cet «hélas!»... Vous vous intéressez donc à moi?...
Avec une franchise qui eût été du cynisme si elle n'eût été de l'inconscience, le moine répondit:
—Non, mon frère. Seulement, il paraît que vous avez commis je ne sais quelle faute, en punition de laquelle nos supérieurs ont décidé de vous priver de nourriture pendant quelque temps. Et, comme frère Bautista et moi avions droit aux restes de ces mirifiques repas, que nous regrettons plus que vous, croyez-le, il se trouve que la punition dont vous êtes frappé nous atteint autant, si ce n'est plus, que vous.
—Je comprends, fit Pardaillan avec un air de compassion. En sorte que vous vous êtes régalé des reliefs de mon succulent déjeuner?
—Sans doute!... Et il était même si succulent que notre regret de voir supprimer ces merveilles n'en est que plus cuisant... Tant de si bonnes choses perdues, pour nous, et dont se régalaient nos vénérables frères.
—Pourquoi vos frères et pas vous? Ceci ne me paraît pas juste!
—Mgr d'Espinosa tenait essentiellement à ce que vous fussiez traité magnifiquement et que vous fissiez honneur aux repas confectionnés à votre intention. Pour nous punir de vos refus obstinés, dont nous étions tenus pour responsables, on nous privait de ces merveilles culinaires, qui nous fussent revenues de droit, si vous aviez consenti à en goûter tant soit peu.
—Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit? Si vous m'aviez averti, je me fusse laissé faire, pour vous être agréable.
—Hélas! on l'avait prévu. Aussi nous avait-on formellement interdit de vous prévenir.
—Ah! vous m'en direz tant! fit Pardaillan qui, ayant tiré du moine ce qu'il en voulait, le quitta sans façon.
Quand il vit que le judas s'était refermé, il éclata d'un rire silencieux et murmura:
«Bien joué, ma foi! Je me suis laissé berner comme un sot!... La leçon ne sera pas perdue.»
XVI
LE PLANCHER MOUVANT
Le lendemain, il se leva à son heure habituelle. Il avait adopté une embrasure de sa fenêtre. Il y poussait le fauteuil, et, là, abrité par le renfoncement de la fenêtre, caché par le large et haut dossier du fauteuil, il était à peu près certain d'échapper à la surveillance occulte qu'il sentait peser sur lui.
Ce fut là qu'il se réfugia et qu'il resta de longues heures, immobile, paraissant sommeiller et réfléchissant profondément. Et, sans doute croyait-il avoir percé le but mystérieux poursuivi par le grand inquisiteur, car, parfois, une lueur malicieuse brillait au fond de ses prunelles, un sourire narquois errait sur ses lèvres. Il savait qu'il était condamné à jeûner durant quelque temps, puisque le frère Zacarias l'avait prévenu la veille; donc, il pensait que ses gardiens ne pénétreraient pas dans sa chambre. Il ne se trompait pas. La matinée se passa sans qu'on lui apportât la moindre nourriture. Vers une heure de l'après-midi, il se leva languissant, et s'en fut au coffre à habits, d'où il tira un petit paquet qu'il cacha dans son pourpoint, s'enveloppa soigneusement dans les plis de son manteau qu'il ne quittait pas depuis quelque temps, et, péniblement, car il se sentait très faible, il regagna son fauteuil où il disparut.
Que fit-il là? Nous ne saurions dire au juste. Mais il remuait les mâchoires comme quelqu'un qui mastique un aliment. Peut-être avait-il imaginé ce moyen de tromper la faim.
Pendant trois longs jours, on le laissa ainsi, seul, sans lui apporter un morceau de pain, un verre d'eau. Il était devenu d'une faiblesse extrême, il paraissait avoir une grande peine à se tenir debout, et il lui fallait de longs et pénibles efforts pour arriver à traîner le fauteuil dans son coin favori.
Car, chose bizarre, il s'obstinait à se réfugier là. Il y avait exactement treize jours qu'il était enfermé dans ce couvent-prison, et il n'était plus reconnaissable. Hâve, les traits tirés, une barbe naissante envahissant ses joues et son menton, les yeux brillants d'un éclat fiévreux, il n'était plus que l'ombre de lui-même. Il passait la plus grande partie de son temps dans le fauteuil où il restait prostré de longues heures.
Le quatrième jour, au matin, ses gardiens lui apportèrent une boule de pain noir et un alcarazas rempli d'eau en lui recommandant de ménager ces maigres provisions, attendu qu'on ne lui en donnerait d'autres que dans deux jours.
C'est à peine s'il parut entendre ce qu'on lui disait. Il faut croire, cependant, qu'il avait entendu et compris, car, deux heures plus tard, le pain était diminué de moitié et l'alcarazas s'était vidé dans les mêmes proportions. Il faut croire aussi qu'il était surveillé de près, car, peu de temps après, les moines reparurent et le prièrent de les suivre.
Le maigre repas qu'il venait de faire lui avait rendu un peu de forces, car il se leva sans trop de difficultés. Mais, ce qui étonna les deux gardiens, c'est qu'il ne paraissait pas très bien comprendre ce qu'ils disaient.
Voyant cela, Bautista le prit par un bras, Zacarias par l'autre, et ils l'entraînèrent doucement. On lui fit traverser quelques couloirs et descendre deux étages. Une porte s'ouvrit, les moines le poussèrent, et il obéit docilement au geste et pénétra dans le nouveau local qui lui était assigné. Les moines posèrent par terre ce qui restait de pain et d'eau, qu'ils avaient eu la précaution d'emporter, et se retirèrent silencieusement. Bautista s'en fut tout droit chez le supérieur du couvent.
—Eh bien? fit laconiquement ce personnage.
—C'est fait, répondit non moins laconiquement le frère Bautista.
—Il n'a pas fait de difficultés?
—Aucune, révérendissime père. D'ailleurs, je ne sais si c'est l'effet du jeûne prolongé, mais il ne paraît pas avoir toute sa conscience. Ah! ce n'est plus le fringant cavalier qu'il était lorsqu'il est entré ici!
—Est-il réellement si bas? Faites attention, mon frère, que ceci est d'une importance capitale.
—Révérendissime père, je crois sincèrement que, si on le soumet encore quelques jours à un régime aussi dur, il perdra la raison... à moins qu'il ne tombe d'inanition.
—Nous enverrons le père médecin vérifier sans qu'il puisse s'en douter. Vous êtes bien sûr qu'il avait avalé le contenu de la bouteille de Saumur que nous vous avions recommandé de placer bien en évidence le jour de son entrée au couvent?
—Absolument... Il ne restait pas une goutte de vin au fond de la bouteille. Frère Zacarias et moi nous nous en sommes assurés.
Le prieur eut un sourire sinistre:
—S'il en est ainsi, il doit être, en effet, à point. N'importe, pour plus de sûreté, j'enverrai le médecin. Allez, mon frère!
La cellule dans laquelle on venait de conduire Pardaillan pouvait avoir environ dix pieds de long et autant en largeur. Elle était parfaitement obscure. Il n'y avait aucun meuble, pas un siège, pas même une botte de paille, et le chevalier, qui, décidément, n'avait plus de forces, dut s'accroupir sur le plancher, le dos appuyé à une des cloisons de son cachot.
Combien de temps resta-t-il ainsi accroupi? Des heures ou des minutes? Il n'aurait su dire, car il paraissait avoir perdu conscience de l'état misérable dans lequel il se trouvait.
Il est probable que le temps qu'il passa ainsi fut assez long, car il eut faim, et, en un geste machinal, il finit la miche de pain et vida presque entièrement la provision d'eau.
A ses tortures vint s'en ajouter une autre; la chaleur. Cette chaleur allait sans cesse en augmentant et paraissait provenir du plafond de son cachot. Sous l'effet de cette chaleur anormale, l'air se faisait de plus en plus rare, et sa respiration devenait plus pénible.
Il était ruisselant de sueur et il haletait. Par là-dessus, un silence de tombe, une obscurité compacte à tel point que, si la cruche, à laquelle il se désaltérait de temps en temps, n'avait pas été sous sa main, il n'aurait pu la retrouver.
Et voici que le milieu de ce brasier insupportable que paraissait être le plafond s'ouvrit soudain, un flot de lumière inonda le cachot et vint l'aveugler de son éclat insoutenable.
C'est a croire qu'on venait d'allumer brusquement, au-dessus de sa tête, un soleil dont les éclats fulgurants lui brûlaient les yeux. Et, en même temps, par un phénomène inexplicable, la chaleur diminuait, une douce fraîcheur lui succédait. Mais cette fraîcheur ne fit que s'accentuer et se changea rapidement en un froid glacial. Si bien que, après avoir été en nage, il grelottait dans son coin.
Avec le froid intense succédant à la chaleur torride, un autre phénomène se produisit: des émanations délétères envahirent son cachot, une puanteur insupportable vint le suffoquer. Et, toujours, cet infernal soleil qui lardait ses prunelles de milliers de coups d'épingle atrocement douloureux chaque fois qu'il se risquait à ouvrir les paupières.
Pardaillan, asphyxié, à demi terrassé peut-être par la congestion, avait roulé sur le sol. Le délire s'était emparé de lui, un râle étouffé coulait sans interruption de ses lèvres glacées, et, parfois, un gémissement plaintif alternait avec le râle. Et les heures s'écoulèrent, douloureuses, mortelles, sans qu'il en eût conscience.
Brusquement, l'éclat du soleil s'atténua. Le cachot fut encore vivement éclairé, mais cette lumière, du moins, était très supportable. En même temps, un déplacement d'air violent, tel que le produit un puissant ventilateur, balaya les mauvaises odeurs qui infectaient le cachot, et l'air redevint respirable. Puis, aussitôt, des bouffées de chaleur attiédirent l'atmosphère, pendant que des bouffées de parfums très doux achevaient de chasser ce qui pouvait rester de miasmes épars dans l'air.
Rapidement, ce cachot, où il avait failli être terrassé tour à tour par la chaleur et le froid, par l'asphyxie et la congestion, ce cachot, où il avait failli être aveuglé par les éclats puissants d'un soleil factice, redevint habitable. Il éprouva aussitôt les bienfaisants effets de cet heureux changement. Le délire fit place à une sorte d'engourdissement qui n'avait rien de douloureux, les râles cessèrent, la respiration redevint normale. Peu à peu, cette sorte d'engourdissement disparut. Il retrouva non pas cette admirable intelligence qui le faisait supérieur à ceux qui l'entouraient, mais un vague embryon de conscience.
C'était peu. C'était cependant une amélioration notable, comparée à l'état où il se trouvait avant.
Nous avons dit qu'il avait roulé par terre. C'est sur son manteau que nous aurions dû dire.
En effet, malgré la chaleur—on était au gros de l'été—par suite d'on ne sait quelle inexplicable fantaisie, tout à coup, il s'était enveloppé dans son manteau et n'avait plus voulu s'en séparer. Cette fantaisie remontait au jour de ce fameux et unique repas qu'il avait fait dans cette merveilleuse salle à manger, aménagée à son intention.
Pendant ce repas, il avait gardé son manteau, et, depuis, il ne l'avait plus quitté, ni jour ni nuit.
Les dignes frères Bautista et Zacarias avaient fort bien remarqué cette bizarrerie, sans y attacher d'importance, d'ailleurs.
Donc, Pardaillan avait roulé à terre dans son manteau. Il se redressa lentement. Sa manie étant passée, sans doute, il enleva ce manteau, le plia proprement, et, comme il n'y avait pas de siège, il s'assit dessus et s'appuya au mur. Il jeta autour de lui un regard qui n'était plus ce regard si vif d'autrefois, mais où ne luisait plus cette lueur de folie qu'on y voyait l'instant d'avant. Il vit près de lui un pain entier et une cruche pleine d'eau.
Ceci fait supposer que le supplice avait duré un jour, deux jours peut-être, puisqu'on avait renouvelé ses provisions sans qu'il s'en fût aperçu. Il prit le pain sec et dur et le dévora presque en entier. De même, il vida aux trois quarts la cruche.
Ce maigre repas lui rendit un peu de forces. Les forces amenèrent une nouvelle amélioration dans son état mental. Il eut plus nettement conscience de sa situation. Il s'accota au mur le plus commodément qu'il put et se remit à regarder attentivement autour de lui, avec ce regard étonné d'un homme qui ne reconnaît pas les lieux où il se trouve.
A ce moment, à son côté gauche, il perçut un bruit sec, semblable à un ressort qui se détend. Il y regarda. Une lame large comme une main, longue de près de deux pieds, tranchante comme un rasoir, pointue comme une aiguille, ressemblant assez exactement à une faux, venait de surgir de la muraille, là, à son côté, à la hauteur du sein. Le tranchant, placé horizontalement et tourné de son côté, l'avait frôlé en passant; quelques lignes de plus à droite, et c'en était fait de lui: la lame le perçait de part en part.
Le Pardaillan au coeur de diamant qu'il était, il y avait quelques jours à peine, eût considéré cette dangereuse apparition avec étonnement, peut-être—et encore, n'est-ce pas bien sûr—en tout cas, sans manifester le moindre émoi. Hélas! ce Pardaillan n'était plus. Les intolérables tortures qu'il endurait depuis bientôt deux semaines, quelque drogue infernale qu'on avait réussi à lui faire absorber, avaient fait de lui une loque humaine. Il n'était peut-être pas tout à fait fou, il était bien près de le devenir.
De l'homme fort, sain, vigoureux qu'il était, la faim, la soif, les abominables supplices qu'on lui infligeait avaient fait de lui un être faible, sans énergie, sans volonté. Et ceci n'était rien. Ce qui était le plus affreux, c'est que la drogue, l'horrible drogue, non contente de dévorer cette intelligence si lumineuse qui était la sienne, de l'aventurier hardi, entreprenant, intrépide et vaillant, avait fait un être pusillanime qu'un rien effarouchait et qui ressemblait à un poltron. Pardaillan le brave; finissant dans la peau d'un lâche!... Quel triomphe pour Fausta!
En voyant cette faux qui l'avait frôlé de si près que c'était un miracle qu'elle ne l'eût pas transpercé, le nouveau Pardaillan fut secoué d'un tremblement nerveux; il tremble, sans songer à s'écarter. Au même instant, du côté opposé, il perçut le même bruit, précurseur d'une apparition nouvelle, et il se replia, se tassa, avec une expression de terreur indicible, et un hurlement, long, lugubre, pareil à celui d'un chien hurlant à la mort, jaillit de ses lèvres crispées. Une nouvelle lame venait de jaillir à son côté droit; et, comme la première, il s'en fallait d'un fil qu'elle ne l'eût atteint.
Un inappréciable instant, il resta ainsi, entre ces deux tranchants qui débordaient des deux côtés de sa poitrine, pareils aux deux branches énormes de quelque fantastique et menaçante cisaille prête à se refermer et à le broyer. Et, aussitôt, juste au-dessus de sa tête. Une troisième faux parut, dont le tranchant placé dans le sens vertical paraissait vouloir le couper en deux, de haut en bas.
Par quel miracle cette troisième faux l'avait-elle manqué de quelques lignes? L'ancien Pardaillan n'eût pas manqué de se poser cette question dès la première apparition.
Le nouveau Pardaillan se contenta de hurler plus fort, et, en même temps, plus plaintivement. Seulement, cette fois, guidé sans doute par l'instinct de la conservation, il s'écarta précipitamment de l'infernale muraille. Et les deux faux horizontales l'enserraient si étroitement que, dans le mouvement qu'il fit, il taillada son pourpoint. Il eut pourtant cette suprême chance de ne pas déchirer ses chairs en même temps.
Sorti de la dangereuse position où il se trouvait, il se hâta de se mettre hors d'atteinte et, accroupi au milieu du cachot, en continuant d'émettre des gémissements, comme fasciné, il regardait les trois faux d'un air stupide.
Alors, les deux faux horizontales, placées exactement sur la même ligne, se mirent automatiquement en branle, se refermant à fond l'une sur l'autre, comme les deux branches d'une paire de ciseaux. Puis elles s'ouvrirent, et ce fut alors la faux verticale qui s'abaissa pour se relever dès que les autres se rapprochaient pour se croiser.
Ce mouvement rapide des trois faux ressemblait au jeu régulier de trois monstrueux hachoirs, alternant, avec une précision mécanique, à coups carrément rythmés, malgré leur rapidité. Et chaque fois qu'une des faux se fermait à fond ou s'ouvrait toute grande, cela produisait, sur la cloison, un bruit sec qui éclatait comme le bruit d'une baguette frappant un tambour. En sorte que, avec la rapidité acquise, ces bruits, d'abord espacés, se changèrent en un roulement continu qui remplit le cachot d'un bourdonnement sonore.
Lorsque le mouvement de ces trois faux fut régulièrement établi, à côté, une deuxième série de trois faux fit son apparition, et, comme la première, elle se mit en mouvement automatiquement. Et le roulement devint plus fort. Enfin une troisième, une quatrième et une cinquième série apparurent et se mirent en branle.
Alors, d'une extrémité à l'autre de la cloison diabolique, Pardaillan ne vit plus que l'éclat fulgurant de l'acier tombant et se relevant avec une rapidité prodigieuse. Il était interdit de s'approcher de cette cloison, sous peine d'être happé par les faux et haché menu comme chair à pâté. Et le roulement devint assourdissant.
Pardaillan, hors de l'atteinte des faux, ne pouvait détacher ses yeux exorbités de ce spectacle fantastique. Et la même plainte lugubre fusait de ses lèvres, sans répit.
Tout à coup, il tressaillit. Il venait de sentir le plancher s'écrouler sous lui. Tout d'abord, il crut s'être trompé.
La peur—car il avait une peur affreuse, peur de mourir haché par ces horrifiantes lames, il avait peur, lui! Pardaillan!—la peur, donc, lui donnait une lueur de lucidité qui lui permettait d'observer et de raisonner.
Mais, comme il contemplait toujours les faux en mouvement, il vit bientôt qu'il ne s'était pas malheureusement trompé. En effet, il n'y avait pas à en douter, le plancher s'inclinait dans la direction de la machine à hacher.
C'était le nom que, d'instinct, il avait spontanément donné, dans son esprit, à cette effroyable invention. Il s'inclinait si bien, même, que sous chacun de ces groupes, qui était comme une pièce dont le tout constituait la machine, une quatrième faux venait d'apparaître.
La disposition de ces quatre faux formait un losange parfait. Ainsi, le long de la cloison, il y avait maintenant cinq losanges. Seulement, tandis que les trois faux primitives continuaient leur perpétuel mouvement de hachoir, la quatrième restait immobile, paraissant attendre et guetter, sournoise et menaçante. Et le mouvement d'inclinaison du plancher se poursuivait lentement, avec une régularité terrifiante.
Alors, Pardaillan remarqua ce qu'il n'avait pas encore remarqué jusque-là: que le plancher de son cachot paraissait être une énorme plaque d'acier, lisse, glissante, sans une soudure visible, sans la moindre protubérance à quoi il eût pu s'accrocher. Il se sentit doucement, mais irrésistiblement, glisser sur ce plancher, et il comprit qu'il allait rouler infailliblement jusqu'à l'un de ces cinq hachoirs qui le mettrait en pièces.
Alors aussi, la peur de mourir qui le talonnait, la terreur sans nom qui lui rongeait le cerveau achevèrent l'oeuvre dissolvante, poursuivie avec une ténacité féroce durant quinze jours de tortures variées, longuement et froidement préméditées, accumulées avec un art diabolique et destinées à faire sombrer cette raison si solide, si lumineuse.
Le but visé par Fausta et d'Espinosa était atteint: Pardaillan n'était plus.
C'était un pauvre fou qui, maintenant, hagard, échevelé, écumant, hurlait son désespoir et sa terreur. Et ce fou, d'une voix qui s'efforçait de couvrir le tonitruant roulement de la machine à hacher, criait de toutes ses forces, déjà épuisées:
—Arrêtez!... Arrêtez!... Je ne veux pas mourir!... Je ne veux pas!...
Mais on ne l'entendait pas sans doute. Ou peut-être l'implacable volonté de l'inquisiteur avait-elle décidé de pousser l'expérience jusqu'au bout.
Car le plancher continuait de s'abaisser avec une régularité désespérante. Maintenant ce n'était plus cinq losanges, mais dix qui fonctionnaient simultanément, avec la même rapidité, avec le même roulement formidable qui remplissait le cachot de son bruit de tonnerre.
L'instinct de la conservation, si puissant, à défaut du raisonnement, à jamais aboli, peut-être, fit que Pardaillan découvrit l'unique chance qui lui restait de sauver cette vie à laquelle il tenait tant maintenant. Voici quelle était cette chance:
Ce plancher mobile était maintenu d'un côté par des charnières puissantes. Ces charnières n'étaient pas placées contre le mur qui soutenait le plancher. Elles étaient sous le plancher même. C'est-à-dire que, du côté opposé à la pente, on avait posé une forte traverse de métal.
C'est sur cette traverse qu'étaient vissées les charnières. Si cette traverse avait eu quelques centimètres de plus dans sa largeur, Pardaillan eût pu à la rigueur se poser là-dessus et attendre aussi longtemps que ses forces le lui eussent permis. Malheureusement, la traverse était trop étroite. Mais, s'il n'était pas possible de se poser là-dessus, on pouvait du moins s'y accrocher et s'y maintenir en se couchant à plat ventre, suspendu par le bout des doigts. Le fou—nous ne voyons pas d'autre nom à lui donner—avait vu cela.
C'était, tout bonnement, une manière de prolonger son supplice de quelques secondes. Il était évident qu'il ne pourrait se maintenir longtemps dans cette position et même, en admettant que le mouvement de descente s'arrêtât, la pente était déjà assez raide pour rendre la chute inévitable.
Le fou ne raisonna pas tant. Il vit là une chance de prolonger son agonie, et, désespérément, il s'accrocha à ce rebord sauveur. Il y gagna du moins qu'il ne vit plus les épouvantables hachoirs qui avaient le don de l'affoler.
Le plancher continuait sa descente. Maintenant, la cloison était tapissée du haut en bas et dans toute sa largeur de faux qui continuaient immuablement leur mouvement de hachoir et semblaient appeler la proie convoitée.
Pardaillan, suspendu dans le vide, sentait ses forces l'abandonner de plus en plus; ses doigts, gonflés par l'effort, s'engourdissaient; la tête lui tournait et, malgré son état, il comprenait que, bientôt, dans un instant, il lâcherait prise, et ce serait fini: il roulerait là-bas se faire hacher par la hideuse machine.
Il râlait, et, cependant, son désir de vivre était si prodigieusement tenace qu'il trouvait encore, et malgré tout, la force de crier presque sans discontinuer:
«Arrêtez! Arrêtez!...»
Bientôt, il fut à bout de force. Sa main gauche glissa, lâcha prise. Il se maintint un instant de sa seule main droite. Les doigts de cette main, à leur tour, le trahirent un à un. Deux doigts seuls restèrent désespérément incrustés dans le métal et supportèrent le poids de son corps un inappréciable instant.
Alors, il ferma les yeux, un soupir atroce gonfla sa poitrine, un cri terrible, un cri de bête qu'on égorge, jaillit de ses lèvres tuméfiées, et il roula, roula là-bas sur les hachoirs qui le saisirent.
XVII
LE PHILTRE DU MOINE
Or, Pardaillan n'était pas mort.
La machine à hacher était une sinistre comédie imaginée par Fausta, de concert avec d'Espinosa.
Fausta avait indiqué au grand inquisiteur un moyen qui, dans son infernale barbarie, lui avait paru le meilleur. Il l'avait adopté et perfectionné dans les détails. On serait venu lui en indiquer un autre qui lui eût paru supérieur, il aurait renoncé à celui de Fausta pour adopter celui-là.
Il poursuivait la mise à exécution de son plan avec une rigueur d'autant plus inexorable qu'elle était froidement raisonnée. Il agissait pour un principe—et c'est ce qui le faisait si terrible, si redoutable—non pour l'assouvissement d'une haine personnelle. Il n'avait pas menti lorsqu'il l'avait dit à Pardaillan.
Cette incroyable et abominable invention de la machine à hacher était donc destinée non à broyer le chevalier, mais à achever de porter l'épouvante dans son esprit déprimé par les tortures de la faim et de la soif.
Et cette épouvante, amenée à son paroxysme par une graduation dosée avec un art infernal, avait été initialement préparée par un stupéfiant, et en même temps devait compléter l'oeuvre dévastatrice de ce poison.
En conséquence, les premières faux apparues étaient réellement de bel et de bon acier; elles étaient parfaitement tranchantes et acérées. Mais, les hachoirs du bas, ceux que Pardaillan n'avait pu voir, attendu que, étendu à plat ventre sur le plancher, cramponné à la traverse, il leur tournait le dos, ces hachoirs du bas, sur lesquels, grâce à la déclivité du plancher, son corps devait rouler, étaient placés là comme un leurre et s'étaient repliés comme du caoutchouc sous le poids du corps qu'ils auraient dû hacher.
Pardaillan, lorsqu'il avait lâché prise, était à moitié évanoui. Lorsqu'il parvint, sans se faire du mal, au bas de la pente, il demeura étendu à terre, sans connaissance.
Longtemps, il resta ainsi privé de sentiment. Petit à petit, il revint à lui et jeta autour de lui un regard, sans vie.
Il se trouvait dans un cachot de dimensions exactement égales à celles de la chambre d'où il venait d'être précipité. Le plancher d'acier était remonté automatiquement et constituait le plafond de sa nouvelle cellule.
Ici, comme à l'étage supérieur, il n'y avait aucun meuble, pas d'issues visibles autres qu'une porte de fer dûment verrouillée. Seulement, ici le sol était en terre battue, les murs étaient épais et couverts d'une couche de moisissure et de salpêtre, l'air chaud et fétide.
Pardaillan regarda tous ces détails d'un oeil sans expression et ne vit rien. Il prit un coin de son manteau qui avait roulé avec lui, il se mit à le tortiller comme un enfant qui, d'un chiffon, s'amuse à fabriquer une poupée, et il éclata de rire.
Longtemps, avec cette gravité particulière aux tout-petits et aux grands dont l'intelligence s'est éteinte, il s'occupa à cette distraction enfantine.
Comme un enfant, il parlait à la poupée, que ses doigts tortillaient inlassablement; il lui disait des choses puériles qui n'avaient aucun sens, il la pressait dans ses bras, la repoussait, la grondait avec des airs courroucés, puis la reprenait, la berçait, la consolait et, fréquemment, sans motif apparent, il laissait échapper le même éclat de rire sans expression.
Ce jeu dura des heures sans qu'il parût se lasser; il n'avait plus conscience du temps.
La porte s'ouvrit. Un moine parut. Il apportait un pain et une cruche d'eau. Mais sans doute craignait-on un retour d'intelligence, une crise de révolte et de fureur, car ce moine, solidement bâti, tenait un fouet à la main.
Il ne fit pas un geste de menace, il ne parut même pas regarder le prisonnier. Sa présence seule suffit. Dès qu'il aperçut ce moine, Pardaillan poussa un cri de détresse, se blottit dans un coin et, cachant son visage dans son bras replié—le geste d'un enfant qui veut se garer de la taloche—il hoqueta d'une voix suppliante:
«Ne... me... battez pas!... Ne me battez pas!»
Le moine posa tranquillement à terre le pain et la cruche et le regarda un instant curieusement. Lentement, il leva le bras armé du fouet.
«Grâce!» gémit Pardaillan, sans chercher d'ailleurs à éviter le coup.
Le bras du moine retomba doucement sans frapper. Il hocha la tête en le regardant, toujours avec la même attention curieuse, et murmura:
«Il est inutile de le prévenir que je lui apporte sa pitance d'un jour: il ne comprendrait pas. Il est inutile de le frapper, c'est un enfant inoffensif.»
Et il sortit.
Pardaillan resta longtemps sans bouger, dans le coin où il s'était réfugié. Peu à peu, il se risqua, écarta son bras, et, ne voyant plus personne, rassuré, il reprit son jeu avec le pan de son manteau.
Deux fois, le moine se présenta ainsi pour renouveler ses provisions. Chaque fois, la même scène se produisit. La troisième fois, le moine était accompagné d'Espinosa. Et, cette fois encore, Pardaillan montra la même terreur enfantine.
«Vous voyez, monseigneur, fit le moine, c'est toujours ainsi. Le sire de Pardaillan n'existe plus, c'est maintenant un enfant faible et peureux. De toutes les secousses qu'il a reçues, et aussi grâce à mon philtre, il ne reste plus qu'un sentiment vivant en lui: la peur. Son intelligence remarquable: abolie. Sa force extraordinaire: détruite. Regardez-le! Il ne peut même pas se tenir debout. C'est miracle vraiment qu'il soit encore vivant.
—Je vois, dit paisiblement d'Espinosa. Je connaissais la puissance dévastatrice de votre poison. J'avoue cependant que je redoutais qu'il ne produisît pas tout l'effet désirable. C'est que le sujet sur lequel nous avions à l'appliquer était doué d'une constitution exceptionnellement vigoureuse. Vous avez trouvé là quelque chose de vraiment remarquable.
Pendant cet entretien, Pardaillan, réfugié dans son coin, le visage enfoui dans son bras, secoué de tremblements convulsifs, gémissait doucement. Et le grand inquisiteur et le moine savant parlaient et agissaient devant lui comme s'il n'eût pas existé.
—Pour ce que j'ai à lui dire, reprit d'Espinosa, après un silence passé à considérer froidement le prisonnier de l'Inquisition, j'ai besoin qu'il retrouve un moment l'intelligence nécessaire pour me comprendre.
—J'étais prévenu, dit le moine avec une paisible assurance, j'ai apporté ce qu'il faut. Quelques gouttes de la liqueur contenue dans ce flacon vont lui rendre ses forces et son intelligence. Mais, monseigneur, l'effet de cette liqueur ne se fera sentir guère plus d'une demi-heure.
—C'est plus qu'il m'en faut pour ce que j'ai à lui dire.
Le moine, sans s'attarder davantage, s'approcha du prisonnier qui redoubla de gémissements, mais ne fit pas un geste pour éviter l'approche de celui qui l'effrayait à ce point.
Avec autorité, le moine saisit le coude, écarta le bras, mit le visage de Pardaillan à découvert, sans que celui-ci opposât la moindre résistance, fît autre chose que de continuer à gémir doucement. Le moine écarta les lèvres et approcha son flacon. Il allait verser la liqueur, préalablement dosée, lorsque, posant sa main sur son bras, d'Espinosa l'arrêta en disant:
—Faites attention, mon révérend père, que je vais rester en tête-à-tête avec le prisonnier. Cette liqueur doit lui rendre sa vigueur, dites-vous, il ne faudrait pourtant pas que je sois exposé...
—Rassurez-vous, monseigneur, fit respectueusement le moine, le prisonnier retrouvera, pour quelques jours, sa vigueur primitive. Mais son intelligence sera à peine galvanisée. L'idée ne lui viendra pas de faire usage de sa force redoutable. Il restera ce qu'il est maintenant: un enfant craintif. J'en réponds.
Et, sur un geste d'autorisation, il vida le contenu d'un minuscule flacon entre les lèvres du prisonnier qui, d'ailleurs, n'opposa aucune résistance, et, se redressant:
—Avant cinq minutes, monseigneur, le prisonnier sera en état de vous comprendre... à peu près, dit-il.
—C'est bien, dit le grand inquisiteur. Allez, fermez la porte à l'extérieur et remontez sans m'attendre.
—Et monseigneur? dit-il respectueusement.
—Ne vous inquiétez pas, sourit d'Espinosa, je sais le moyen de sortir de ce cachot sans passer par cette porte.
Sans plus insister, le moine s'inclina devant son chef suprême et obéit passivement à l'ordre reçu. D'Espinosa, sans manifester ni inquiétude ni émotion, entendit les verrous grincer à l'extérieur, avec ce calme qui ne l'abandonnait jamais. Il se tourna vers Pardaillan et, à la lueur blafarde d'une lampe que le moine avait posée à terre, il se mit à étudier curieusement l'effet produit par la liqueur qu'on lui avait fait absorber. Galvanisé par le remède violent, le prisonnier parut retrouver une vie nouvelle.
Tout d'abord, il fut secoué d'un long frisson, puis son torse affaissé se redressa lentement. Comme s'il avait été, jusque-là, oppressé jusqu'à la suffocation, il respira longuement, bruyamment, le sang afflua à ses pommettes livides, l'oeil morne, éteint, retrouva une partie de son éclat, laissa percevoir une vague lueur d'intelligence. Et il se redressa, se mit sur ses pieds, s'étira longuement, avec un sourire de satisfaction.
Il regarda autour de lui avec un étonnement visible et aperçut d'Espinosa. Alors, comme un effrayé, il se recula vivement jusqu'au mur, qui l'arrêta. Mais il ne se cacha pas le visage, il ne cria pas, il ne gémit pas. Cependant, il considérait d'Espinosa avec une inquiétude manifeste. Le grand inquisiteur, qui le tenait sous le poids de son regard froid et volontaire, fit deux pas vers lui. Pardaillan jeta autour de lui ce regard de la bête menacée qui cherche le trou où elle pourra se terrer. Et, ne trouvant rien, ne pouvant plus reculer, il effectua le seul mouvement possible: il s'écarta. Et, en exécutant ce mouvement, il surveillait attentivement le grand inquisiteur, qu'il ne paraissait pas reconnaître.
D'Espinosa sourit. Il se sentit pleinement rassuré. Non qu'il eût peur, il était brave, la mort ne l'effrayait pas.
Mais il avait une tâche à accomplir et il ne voulait pas partir en laissant son oeuvre inachevée.
Il s'approcha donc de Pardaillan avec assurance et, de sa voix très calme, presque douce:
—Eh bien, Pardaillan, ne me reconnaissez-vous pas?...
—Pardaillan? répéta le chevalier, qui paraissait faire des efforts de mémoire prodigieux pour fixer les souvenirs confus que ce nom évoquait dans son esprit.
—Oui, Pardaillan... C'est toi qui es Pardaillan, reprit d'Espinosa en le fixant.
Pardaillan se mit à rire doucement et murmura:
—Je ne connais pas ce nom-là.
Et cependant il ne cessait de surveiller celui qui lui parlait, avec une inquiétude manifeste. D'Espinosa fit un pas de plus et lui mit la main sur l'épaule. Pardaillan se mit à trembler, et d'Espinosa, sous son étreinte, le sentit chanceler, prêt à s'abattre. Pour la deuxième fois, il eut ce même sourire livide, et, avec une grande douceur, il dit:
—Rassure-toi, Pardaillan, je ne veux pas te faire de mal.
—Vrai? fit anxieusement le fou.
—Ne le vois-tu pas? dit l'inquisiteur.
Pardaillan le considéra longuement avec une méfiance visible et, peu à peu, convaincu sans doute, il se rasséréna et, finalement, se mit à sourire, d'un sourire sans expression. Le voyant tout à fait rassuré, d'Espinosa reprit:
—Il faut te souvenir. Il le faut... entends-tu? Tu es Pardaillan.
—C'est un jeu? demanda le fou d'un air amusé. Alors, je veux bien être Par...dail...lan... Et vous, qui êtes-vous?
—Je suis d'Espinosa.
—D'Espinosa? répéta le fou qui cherchait à se souvenir. D'Espinosa!... je connais ce nom-là...
Et, tout à coup, il parut avoir trouvé.
—Oh! s'écria-t-il, en donnant tous les signes d'une vive terreur... Oui, je me souviens!... D'Espinosa... c'est un méchant... prenez garde... il va nous battre!
—Ah! gronda d'Espinosa, tu commences à te souvenir. Oui, je suis d'Espinosa et toi tu es Pardaillan. Pardaillan, l'ami de Fausta.
—Fausta! dit le fou sans hésitation; j'ai connu une femme qui s'appelait ainsi. C'est une méchante femme!...
—C'est bien celle-là, sourit d'Espinosa. La mémoire te revient tout à fait.
Mais le dément avait une idée fixe et il la suivait sans défaillir. Il se pencha sur d'Espinosa et, sur un ton confidentiel:
—Vous me plaisez, dit-il. Écoutez, je vais vous dire, il ne faut pas jouer avec d'Espinosa et Fausta. Ce sont des méchants... Ils nous feront du mal.
—Misérable fou! grinça d'Espinosa, impatienté. Je te dis que d'Espinosa c'est moi. Rappelle-toi!
Il l'avait pris par les deux mains et, penché sur lui, à deux pouces de son visage, il fixait sur lui un regard ardent comme s'il avait espéré lui communiquer ainsi un peu de cette intelligence qu'il s'était acharné à abolir. Et, soit par hasard, soit qu'il eût réussi à lui imposer sa volonté, le fou poussa un grand cri, se dégagea d'une brusque secousse, se rencogna dans un angle du cachot, et, d'une voix qui haletait, il râla:
—Je vous reconnais... Vous êtes d'Espinosa... Oui... Je me souviens... Vous m'avez fait souffrir... la faim, l'horrible faim et la soif... et cette galerie abominable où l'on suppliciait tant de pauvres malheureux!...
—Enfin! tu te souviens!
—N'approchez pas!... hurla le fou au comble de l'épouvante. Je vous reconnais... Que voulez-vous?
—Cette fois, tu me reconnais bien. Oui, tu étais un homme fort et vaillant, et maintenant qu'es-tu? Un enfant qu'un rien épouvante. Et c'est moi qui t'ai mis dans cet état. Tu me comprends un peu, Pardaillan; une vague lueur d'intelligence illumine en ce moment ton cerveau. Mais tout à l'heure la nuit se fera de nouveau en toi et tu redeviendras ce que tu étais à l'instant: un pauvre fou.
—Et sais-tu qui m'a donné l'idée de t'infliger les tortures qui devaient faire sombrer ton intelligence? Ton amie Fausta. Oui, c'est elle qui a eu cette idée que je n'aurais pas eue, je l'avoue. Oui, tu l'as dit: je vais te tuer. Oh! ne crie pas ainsi. Je ne veux pas te tuer d'un coup de poignard, ce serait une mort trop douce et trop rapide. Tu mourras lentement, dans la nuit, muré dans une tombe. Tu achèveras de mourir par la faim, l'horrible faim, comme tu disais tout à l'heure. Regarde, Pardaillan, voici ton tombeau.
En disant ces mots, d'Espinosa avait sans doute actionné quelque invisible ressort, car une ouverture apparut soudain, au milieu d'une des parois du cachot.
D'Espinosa prit la lampe d'une main, alla chercher Pardaillan et le saisit de l'autre, et, sans qu'il opposât la moindre résistance, car, le malheureux, inconscient de sa force revenue, se contentait de gémir, il le traîna jusqu'à cette ouverture, et, élevant sa lampe pour qu'il pût mieux voir:
—Regarde, Pardaillan! répéta-t-il d'une voix vibrante. Vois-tu? Ici, pas de lumière, autant dire pas d'air. C'est une tombe, une véritable tombe où tu te consumeras lentement par la faim. Nul au monde ne connaît ce tombeau; nul que moi.
—Et sais-tu? Pardaillan, tiens, je vais te le dire à seule fin que ton supplice soit plus grand—si toutefois tu te souviens de mes paroles—ce tombeau qui tout à l'heure sera le tien, il a une issue secrète que, seul, je connais.
—Tu la chercheras cette issue, Pardaillan, cela te fera une occupation qui te distraira. Tu la chercheras, car tu ne veux pas mourir maintenant. Mais tu ne la trouveras pas. Nul que moi ne saurait la trouver. Et moi, dans un instant, je sortirai d'ici pour ne plus y revenir. Mais, avant de sortir, je vais te pousser là et toi, en posant le pied sur cette dalle que tu vois là, devant toi, tu actionneras toi-même le ressort de la porte de fer qui doit te murer vivant là-dedans.
—Grâce! gémit le malheureux fou qui se raidit. Je ne veux pas mourir! Grâce!...
—Je le sais bien, reprit d'Espinosa avec son calme terrible. Et, cependant, tout à l'heure, tu entreras là, et, à compter de cet instant, tu n'existeras plus.
—Et maintenant que tu sais ce qui t'attend, il faut que tu saches pourquoi, n'ayant pas de haine contre toi, je l'ai fait: parce que les hommes de ta trempe, s'ils ne viennent pas à nous, s'ils ne sont pas avec nous, sont un danger permanent pour l'ordre de choses établi par notre sainte mère l'Eglise. Parce que tu as insulté à la majesté royale de mon souverain. Parce que tu t'es dressé menaçant devant lui et que tu as voulu faire avorter ses vastes projets.
—Et maintenant que tu sais tout cela, maintenant que tu sais que tu vas mourir, il faut que tu meures désespéré de savoir que tu as échoué dans toutes tes entreprises contre nous. Sache donc que ce parchemin que tu es venu chercher de si loin, il est en ma possession!
—Le parchemin!... bégaya Pardaillan.
—Tu ne comprends pas? Il faut que tu comprennes cependant. Tiens, regarde. Le voici, ce parchemin. Vois-tu? C'est la déclaration du feu roi Henri troisième qui lègue le royaume de France à mon souverain. Regarde-le bien, ce parchemin. C'est grâce à lui que ton pays deviendra espagnol.
Un instant, d'Espinosa laissa sous les yeux du fou le parchemin qu'il avait sorti de son sein. Puis, voyant que l'autre le regardait d'un air hébété, sans comprendre, il haussa doucement les épaules, replia le précieux document, le remit où il l'avait pris, et, abattant sa main robuste sur l'épaule de Pardaillan, il le tira facilement à lui, car l'autre n'opposait qu'une faible résistance, et, sur un ton impératif:
—Maintenant que je t'ai dit ce que j'avais à te dire, entre dans la mort.
Et il abattit son autre main sur l'épaule de Pardaillan et le poussa rudement jusqu'au seuil de l'ouverture béante, en ajoutant:
—Voici ta tombe.
Alors, une voix narquoise qu'il connaissait bien, une voix qui le fit frémir de la nuque aux talons, tonna soudain:
—Mordieu! mourons ensemble!
Et, avant qu'il eût pu faire un mouvement, une main de fer le saisissait à la gorge et l'étranglait.
D'Espinosa lâcha l'épaule de Pardaillan. Sa main alla chercher la dague dont il avait eu la précaution de s'armer. Il n'eut pas la force d'achever le geste. La main de fer resserra son étreinte et le grand inquisiteur fit entendre un râle étouffé. Alors, Pardaillan lâcha la gorge, et, le saisissant à bras le corps, il le souleva, l'arracha de terre, le tint un instant suspendu à bout de bras et le lança à toute volée dans ce qui devait être sa tombe.
Posément, Pardaillan ramassa la lampe que d'Espinosa avait reposée à terre, alla prendre son manteau—ce fameux manteau dont il ne pouvait plus se séparer et avec lequel il s'était amusé à fabriquer des embryons de poupée—et, sa lampe à la main, il franchit le seuil de l'ouverture mystérieuse, en ayant soin de poser fortement le pied sur la dalle qui actionnait le ressort fermant la porte, et qu'il avait, il faut croire, bien remarquée lorsque d'Espinosa la lui avait montrée.
En effet, il entendit un bruit sec. Il se retourna et vit que le mur avait repris sa place. Il n'y avait plus là d'ouverture visible.
Pardaillan venait de s'enfermer lui-même dans ce trou noir qui, comme l'avait dit d'Espinosa, étendu sans connaissance sur le sol, ressemblait assez à une tombe.
Pardaillan venait de s'enfermer dans cette tombe, mais il y avait d'abord jeté son puissant et implacable adversaire.
XVIII
CHANGEMENT DE RÔLES
Pardaillan posa le manteau et la lampe par terre. Dans ce tombeau, comme dans les deux précédents cachots où il venait de séjourner, il n'y avait aucun meuble; pas de fenêtre, pas de porte. Il lui eût été difficile de retrouver l'emplacement de la porte secrète, qui s'était refermée d'elle-même.
Pardaillan accomplissait ses gestes avec un calme prodigieux. La facilité avec laquelle il avait à demi étranglé son ennemi et l'avait projeté dans ce trou prouvait que ses forces lui étaient revenues.
Ce n'était d'ailleurs pas le seul changement survenu dans sa personne. En même temps que la vigueur, l'intelligence paraissait lui être revenue.
Il n'avait plus cet air morne, hébété, peureux qu'il avait quelques instants plus tôt. Il avait ce visage impénétrable, froidement résolu, et cependant nuancé d'ironie, qu'il avait autrefois, lorsqu'il se disposait à accomplir quelque coup de folie.
Il se dirigea vers d'Espinosa, le fouilla sans hâte, prit le parchemin, qu'il étudia attentivement, et, ayant reconnu que ce n'était pas une copie, mais l'original parfaitement authentique, il le plia soigneusement et, à son tour, il le mit dans son sein.
Ceci fait, il prit la dague, qu'il passa à sa ceinture, et s'assura que d'Espinosa n'avait pas d'autre arme cachée, ni aucun papier susceptible de lui être utile, le cas échéant et, n'ayant rien trouvé, il s'assit paisiblement à terre, près de la lampe et du manteau, et attendit avec un sourire indéchiffrable aux lèvres.
Assez promptement, le grand inquisiteur revint à lui. Ses yeux se portèrent sur Pardaillan et, en voyant cette physionomie qui avait retrouvé son expression d'audace étincelante, il hocha gravement la tête, sans dire un mot.
Pas un instant, il ne perdit cet air calme, rigide, qui était le sien. Son regard se posa sur celui de Pardaillan, aussi ferme et assuré que s'il avait été dans le palais, entouré de gardes et de serviteurs. Il ne montra ni étonnement, ni crainte, ni gêne. Seulement, son oeil de feu ne cessait pas de scruter Pardaillan avec une attention passionnée.
Il se disait qu'il avait encore une chance de salut, puisque le remède, grâce à quoi son prisonnier avait retrouvé assez de lucidité pour essayer de l'entraîner dans la mort avec lui, perdrait toute sa force stimulante au bout d'une demi-heure.
Il s'agissait donc de se dérober à une nouvelle attaque du prisonnier jusqu'à ce que, le stimulant n'ayant plus d'action, il redevînt ce qu'il était avant, ce qu'il resterait jusqu'à sa mort: un enfant inoffensif et peureux.
En somme, lui, d'Espinosa, était vigoureux et adroit. Il ne chercherait pas à lutter contre son adversaire; tous ses efforts se borneraient à éviter un corps à corps dans lequel il savait bien qu'il serait battu. Il fallait gagner quelques minutes. Toute la question se résumait à cela.
Coûte que coûte donc, il gagnerait les quelques minutes nécessaires. Et, si le prisonnier devenait trop menaçant, il s'en débarrasserait d'un coup de dague.
Voilà ce que se disait le grand inquisiteur en étudiant Pardaillan, cependant que sa main, sous la robe rouge, cherchait la dague qu'il avait cachée. Alors seulement il s'aperçut qu'il n'avait plus cette arme sur laquelle il comptait en cas de suprême péril.
Il sentit la sueur de l'angoisse perler à la racine de ses cheveux. Mais il montra le même visage impassible, le même regard aigu qui n'avait rien perdu de son assurance. Et comme il croyait toujours que Pardaillan, en le saisissant à la gorge, avait obéi à un mouvement tout impulsif, non raisonné, il pensa que dans sa chute la dague s'était peut-être détachée de sa ceinture et qu'elle gisait à terre, peut-être tout près de lui. Il fallait la retrouver à l'instant. Et du regard il se mit à fureter partout.
—Alors, avec cet air d'ingénuité aiguë, sur un ton narquois, le prisonnier lui dit:
—Ne cherchez pas plus longtemps, voici l'objet.
Et en disant ces mots il frappait doucement sur la poignée de la dague passée à sa ceinture et il ajoutait avec un sourire railleur:
—Je vous remercie, monsieur, d'avoir eu l'attention de songer à m'apporter une arme...
D'Espinosa ne sourcilla pas. C'était un lutteur digne de se mesurer avec le redoutable adversaire qu'il avait devant lui.
Au même instant, une idée lui traversa le cerveau comme un éclair et, d'un geste instinctif, il porta les mains à son sein où il avait caché le fameux parchemin.
Une teinte terreuse, à peine perceptible, se répandit sur son visage. Le coup lui était, certes, plus sensible que la perte de l'arme qui devait le sauver.
Alors, seulement, il commença de soupçonner la vérité et qu'il avait été joué de main de maître par cet homme vraiment extraordinaire, qui avait su déjouer la surveillance d'une nuée d'espions invisibles; cet homme qui avait su tromper les moines médecins qui avaient passé de longues heures à l'étudier et à l'observer; cet homme, enfin, qui avait su si bien jouer le rôle qu'il s'était donné qu'il en avait été dupe, lui d'Espinosa.
Il jeta sur celui dont il était le prisonnier—par un renversement de rôles inouï d'audace—un regard d'admiration sincère en même temps qu'un soupir douloureux trahissait le désespoir que lui causait sa défaite.
Et comme il avait lu dans son esprit, Pardaillan dit, sans nulle raillerie, avec une pointe de commisération que l'oreille subtile d'Espinosa perçut nettement et qui l'humilia profondément:
—Le parchemin que vous cherchez est en ma possession... comme votre dague. Je suis vraiment honteux du peu de difficulté que j'ai rencontrée dans l'accomplissement de la mission qui m'était confiée.
—Mais aussi, monseigneur, convenez que vous avez agi avec une étourderie sans égale. A force de vouloir pousser les choses à l'excès, à force de présomption, vous avez fini par perdre la partie que vous aviez si belle. Convenez qu'elle n'était pourtant pas égale, cette partie, et que vous aviez tous les atouts dans votre jeu. Convenez aussi que je ne vous ai pas pris en traître, et vous ne sauriez en dire autant... soit dit sans vous offenser.
D'Espinosa avait écouté jusqu'au bout avec une attention soutenue. Il ne manifestait ni dépit, ni crainte, ni colère.
—Ainsi, fit-il, vous avez pu résister à la puissance du stupéfiant qu'on vous a fait boire?
Pardaillan se mit à rire doucement, du bout des dents.
—Mais, monsieur, fit-il avec son air ingénument étonné, quand on veut faire prendre un stupéfiant pareil à celui dont vous parlez, encore faut-il s'arranger de manière que ce stupéfiant ne trahisse pas sa présence par un goût particulier. Voyons, c'est élémentaire, cela.
—Cependant, vous avez absorbé le narcotique.
—Eh! précisément, monsieur. Raisonnablement, pouvez-vous penser qu'un homme comme moi se sentira terrassé par un sommeil invincible pour une ou deux malheureuses bouteilles qu'il aura vidées, sans que ce sommeil suspect éveille sa méfiance? Cette méfiance a suffi pour me faire remarquer que votre stupéfiant avait changé—oh! d'une manière imperceptible—le goût du Saumur que je connais fort bien.
Cela a suffi pour que le contenu de la bouteille suspecte s'en allât se mélanger aux eaux sales de mes ablutions.
—Cela tient, dit gravement d'Espinosa, à ce que, me méfiant de votre vigueur exceptionnelle, j'avais recommandé de forcer un peu la dose du poison. N'importe, je rends hommage à la délicatesse de votre odorat et de votre palais, qui vous a permis d'éventer le piège auquel d'autres, réputés délicats, s'étaient laissé prendre.
Pardaillan s'inclina poliment, comme s'il était flatté du compliment. D'Espinosa reprit:
—En ce qui concerne le poison, la question est élucidée. Mais comment avez-vous pu deviner que mon dessein était de vous acculer à la folie?
—Il ne fallait pas, dit Pardaillan en haussant les épaules, il ne fallait pas dire, devant moi, certaines paroles imprudentes que vous avez prononcées et que Fausta, plus experte que vous, vous a reprochées incontinent. Fausta elle-même n'aurait pas dû me dire certaines autres paroles qui ont éveillé mon attention. Enfin, il ne fallait pas, ayant commis ces écarts de langage, me faire admirer avec tant d'insistance cette jolie invention de la cage où vous enfermez ceux que vous avez fait sombrer dans la folie. Il ne fallait pas m'expliquer, si complaisamment, que vous obteniez ce résultat en leur faisant absorber une drogue pernicieuse qui obscurcissait leur intelligence, et que vous acheviez l'oeuvre du poison en les soumettant à un régime de terreur continu, en les frappant à coups d'épouvante, si je puis ainsi dire.
—Oui, fit d'Espinosa, d'un air rêveur, vous avez raison; à force d'outrance, j'ai dépassé le but. J'aurais dû me souvenir qu'avec un observateur profond tel que vous, il fallait, avant tout, se tenir dans une juste mesure. C'est une leçon; je ne l'oublierai pas.
Pardaillan s'inclina derechef, et de cet air naïf et narquois qu'il avait quand il était satisfait:
—Est-ce tout ce que vous désiriez savoir? dit-il. Ne vous gênez pas, je vous prie... Nous avons du temps devant nous.
—J'userai donc de la permission que vous m'octroyez si complaisamment, et je vous dirai que je reste confondu de la force de résistance que vous possédez.
Car enfin, si je sais bien compter, voici quinze longs jours que vous n'avez fait que deux repas. Je ne compte pas le pain qu'on vous donnait: il était mesuré pour entretenir chez vous les tortures de la faim et non pour vous sustenter.
En disant ces mots, d'Espinosa le fouillait de son regard aigu. Et encore une fois, Pardaillan déchiffra sa pensée dans ses yeux, car il répondit en souriant:
Je pourrais vous laisser croire que je suis en effet d'une force de résistance exceptionnelle qui me permet de résister aux affres de la faim et, là où d'autres succomberaient, de conserver mes forces et ma lucidité. Mais comme vous paraissez fonder je ne sais quel espoir sur mon état de faiblesse, je juge préférable de vous faire connaître la vérité.
Et allongeant la main, sans se déranger, il attira à lui ce fameux manteau dont il ne pouvait plus se séparer, et aux yeux étonnés de d'Espinosa, il en tira un jambon de dimensions respectables, un flacon rempli d'eau et quelques fruits.
—Voici, dit-il, mon garde-manger. Lors du mirifique festin que me firent faire mes deux moines geôliers, je mangeai et bus assez sobrement, ainsi que le commandait la prudence, vu l'état de délabrement dans lequel m'avaient mis cinq longs jours de jeûne. Mais si je mangeai peu, je profitai de ce que mes gardiens n'avaient d'yeux que pour les provisions accumulées sur ma table et je fis disparaître quelques-unes de ces provisions, plus deux flacons de bon vin, plus quelques fruits et menues pâtisseries.
—Ces provisions me furent d'un grand secours et c'est grâce à elles que vous me voyez si vigoureux. Quand mes deux flacons de vin furent vides, j'eus soin de les remplir de l'eau claire, quoique pas très fraîche, qu'on me distribuait. Je ne savais pas, en effet, si un jour on ne me priverait pas complètement de nourriture et de boisson.
—Or, je tenais à prolonger mon existence autant qu'il serait en mon pouvoir de le faire. J'espérais, pour ne point vous le celer, que vous commettriez cette suprême faute de vous enfermer en tête à tête avec moi. L'événement a justifié mes prévisions et bien m'en a pris d'avoir agi en conséquence.
—Ainsi, fit lentement d'Espinosa, vous aviez à peu près tout prévu, tout deviné? Cependant, les différentes épreuves auxquelles vous avez été soumis étaient de nature à ébranler une raison aussi solide que la vôtre.
—J'avoue que cette invention de la machine à hacher, avec les différents incidents qui l'agrémentent, est une assez hideuse invention. Mais quoi? Je savais que je ne devais pas mourir encore, puisque je ne vous avais pas revu, et au surplus, tel n'était pas votre but. Je pensai donc que les hachoirs, le chaud, le froid, le soleil ardent, l'asphyxie, tout cela disparaîtrait successivement en temps voulu. C'était un moment fort désagréable à passer. Je me résignai à le supporter de mon mieux.
D'Espinosa le considéra longuement sans mot dire, puis, avec un long soupir:
—Quel dommage, fit-il, qu'un homme tel que vous ne soit pas à nous!
Et voyant que Pardaillan se hérissait:
—Rassurez-vous, reprit-il, je ne prétends pas essayer de vous soudoyer. Ce serait vous faire injure. Je sais que les hommes de votre trempe se dévouent à une cause qui leur paraît belle et juste... mais ne se vendent pas.
Et il demeura un moment songeur sous l'oeil narquois de Pardaillan, qui l'observait sans en avoir l'air et respectait sa méditation. Enfin il redressa la tête, et regardant son adversaire en face, sans trouble apparent, sans provocation, avec une aisance admirable:
—Et maintenant que je suis votre prisonnier—car je suis votre prisonnier—que comptez-vous faire?
—Mais, fit Pardaillan avec son air le plus naïf et comme s'il disait la chose la plus naturelle du monde, je compte vous prier d'ouvrir cette fameuse porte secrète, et que vous êtes seul au monde à connaître, et qui nous permettra de sortir de ce lieu, qui n'a rien de bien plaisant.
—Et si je refuse? demanda d'Espinosa sans sourciller.
—Nous mourrons ensemble ici, dit Pardaillan avec une froide résolution.
—Soit, dit d'Espinosa avec non moins de résolution, mourons ensemble. Au bout du compte le supplice sera égal pour tous les deux, et si la vie mérite un regret, vous aurez ce regret au même degré que moi.
—Vous vous trompez, dit froidement Pardaillan. Le supplice ne sera pas égal. Je suis plus vigoureux que vous et j'ai des provisions qui dureront quelques jours, en les rationnant convenablement. Il est clair que vous succomberez par la faim et la soif. J'ai tâté de ce genre de supplice, je puis vous assurer qu'il est assez affreux. Quand vous ne serez plus qu'un cadavre, moi, avec le fer que voici, je pourrai abréger mon agonie.
Si fort, si maître de lui qu'il fût, d'Espinosa ne put réprimer un frisson.
—Nous n'aurons pas les mêmes regrets en face de la mort, continua Pardaillan de sa voix implacablement calme. Le seul regret que j'éprouverai sera de ne pouvoir, avant de m'en aller, dire deux mots à Mme Fausta. C'est une satisfaction que j'aurais voulu me donner, je l'avoue. Mais bah! on ne fait pas toujours comme on veut. Je partirai donc sans regret, avec la satisfaction de me dire que j'ai accompli, avant, jusqu'au bout, la mission que je m'étais donnée: arracher au roi Philippe ce document qui lui livrait la France, mon pays. Vous, monsieur, êtes-vous sûr qu'il en soit de même pour vous?
—Que voulez-vous dire? haleta d'Espinosa, qui se redressa comme s'il avait été piqué par un fer rouge.
—Ceci que je vous ai entendu dire à vous-même: le grand inquisiteur ne saurait mourir avant d'avoir mené à bien la tâche qu'il s'est imposée pour le plus grand profit de notre sainte mère l'Eglise.
—Démon! rugit d'Espinosa, douloureusement atteint dans ce qui lui tenait le plus au coeur.
—Vous voyez donc bien, continua Pardaillan, implacable, que nous ne sommes nullement logés à la même enseigne. Je m'en irai sans regret. Vous, monsieur, vous mourrez désespéré de laisser votre oeuvre inachevée. Ceci dit, monsieur, j'attendrai que vous reveniez vous-même sur ce sujet. Quant à moi, je suis résolu à ne plus vous en parler. Quand vous serez décidé, vous me le direz. Bonsoir!
Et Pardaillan, sans plus s'occuper de d'Espinosa, s'accota contre le mur, s'arrangea le mieux qu'il put avec son manteau et parut s'endormir.
D'Espinosa le considéra longuement, sans faire un mouvement. La pensée de sauter sur lui à l'improviste, de lui arracher la dague, de le poignarder avec et de s'enfuir ensuite l'obsédait. Mais il se dit qu'un homme comme Pardaillan ne se laissait pas surprendre aussi aisément.
Il renonça donc à cette idée, qu'il reconnaissait impraticable. Mais en écartant cette idée il lui en vint une autre. Pourquoi ne profiterait-il pas du sommeil apparent ou réel de Pardaillan pour ouvrir la porte secrète et d'un bond se mettre hors de toute atteinte? En y réfléchissant bien, ceci lui parut peut-être réalisable. C'était une chance à courir. Que risquait-il? Rien. S'il réussissait, c'était sa délivrance et la mort certaine de Pardaillan.
Que fallait-il pour cela? Ramper un instant dans une direction opposée précisément à celle où se trouvait Pardaillan.
Ayant décidé de tenter l'aventure, avec des précautions infinies, il se mit en marche. Il avait avancé de quelques pieds et commençait à espérer qu'il pourrait mener à bien sa tentative, lorsque Pardaillan, sans bouger de sa place, lui dit tranquillement:
—Je sais maintenant dans quelle direction il me faudra chercher la sortie... quand vous aurez cessé de vivre. Mais, monsieur, votre compagnie m'est si précieuse que je ne saurais m'en passer. Veuillez donc venir vous asseoir ici près de moi.
Et sur un ton rude:
—Et n'oubliez pas, monsieur, qu'au moindre mouvement suspect de votre part, je serai obligé, à mon grand regret, de vous plonger ce fer dans la gorge. Nous sortirons d'ici ensemble, et je vous ferai grâce de la vie, ou nous y resterons ensemble jusqu'à votre mort!
D'Espinosa se mordit les lèvres jusqu'au sang. Une fois de plus, il venait de se laisser duper par ce terrible jouteur. Sans dire un mot, sans essayer une résistance qu'il savait inutile, il vint s'asseoir près de Pardaillan, ainsi que celui-ci l'avait ordonné, et muet, farouche, il se plongea dans ses pensées.
La situation était terrible. Mourir pour lui n'était rien, et il était résolu à accepter la mort plutôt que délivrer Pardaillan. Mais ce qui lui broyait le coeur, c'était la pensée de laisser son oeuvre inachevée.
Par un incroyable et fabuleux renversement des rôles, lui, le chef suprême, dans ce couvent où tout était à lui: choses et gens, où tout lui obéissait au geste, il était le prisonnier de cet aventurier qu'il croyait tenir dans sa main puissante, et qui maintenant pouvait d'un geste détruire, avec sa vie, tout ce qu'il représentait de puissance, de richesse, d'autorité, d'ambition.
Oui, ceci était lamentable et grotesque. Quel effarement dans le monde religieux lorsqu'on apprendrait que Inigo d'Espinosa, cardinal-archevêque de Tolède, grand inquisiteur, avait mystérieusement disparu au moment où, un nouveau pape devant être élu, tous les yeux étaient tournés vers lui, attendant qu'il désignât le successeur de Sixte-Quint. Quelle stupeur lorsque l'on saurait que cette disparition coïncidait avec une visite faite à un prisonnier, dans un des cachots de ce couvent San Pablo où tout lui appartenait!
Telles étaient les pensées que ressassait d'Espinosa dans son coin.
Pardaillan ne paraissait pas s'occuper de lui. Mais d'Espinosa savait qu'il ne le perdait pas de vue et qu'au moindre mouvement il le verrait se dresser devant lui.
Il n'avait d'ailleurs aucune velléité de résistance. Il commençait à apprécier son adversaire à sa juste valeur et sentait confusément que le mieux qu'il eût à faire était de s'abandonner à sa générosité; il en tirerait certes plus d'avantages qu'à tenter de se soustraire par la force ou par la ruse.
Après s'être dit qu'il consentait à la mort pourvu que Pardaillan mourût avec lui, il avait fait le compte de ce que lui coûterait cette satisfaction, et en ressassant les pensées que nous avons essayé de traduire plus haut, il avait trouvé que, tout compte fait, la mort de Pardaillan lui coûterait cher. C'était un petit pas vers la capitulation.
Il n'était pas éloigné de partager l'avis de Fausta, qui prétendait que Pardaillan était invulnérable. Il se disait que cet être exceptionnel était de force à attendre patiemment qu'il fût mort de faim, lui Espinosa, ainsi qu'il l'en avait menacé, après quoi il chercherait et trouverait la porte secrète.
Il avait commis l'impardonnable faute de limiter ses recherches. Certes, la découverte du ressort caché n'était pas besogne facile. Elle n'était cependant pas impossible. Pour un observateur sagace comme cet aventurier, cette besogne se simplifiait beaucoup.
Évidemment, la porte ouverte, il fallait sortir. Mais maintenant il croyait Pardaillan capable de renverser tous les obstacles. Il le voyait libre et joyeux, chevauchant avec insouciance vers la France, rapportant à Henri de Navarre ce précieux parchemin qu'il avait conquis de haute lutte.
Non, cent fois non! Mieux valait le prendre lui-même par la main et le conduire hors de cette tombe, mieux valait au besoin lui donner une escorte pour le conduire hors du royaume, et s'il l'exigeait, pour sa sécurité, l'accompagner lui-même, mais rester vivant et continuer l'oeuvre entreprise. Sa résolution prise, il ne différa pas un instant la mise à exécution et, s'adressant à Pardaillan:
—Monsieur, dit-il, j'ai réfléchi longuement, et s'il vous convient d'accepter certaines conditions, je suis tout prêt à vous tirer d'ici.
—Un instant, monsieur, fit Pardaillan sans montrer ni joie ni surprise, je ne suis pas pressé, nous pouvons causer un peu, que diable! Moi aussi, j'ai mes petites conditions à poser. Nous allons donc, s'il vous plaît, les discuter, avant les vôtres... que je devine, au surplus.
—Voyons vos conditions?
—Ma mission, dit paisiblement Pardaillan, étant accomplie, je quitterai l'Espagne... aussitôt que j'aurai terminé certaines petites affaires que j'ai à régler. Vous voyez, monsieur, que je souscris une des deux conditions que vous vouliez m'imposer.
Si maître de lui qu'il fût, d'Espinosa ne put réprimer un geste de surprise. Pardaillan eut un léger sourire et continua avec cet air glacial qui dénotait une inébranlable résolution:
—Pareillement, je souscris à votre seconde condition et je vous engage ma parole d'honneur que nul ne saura que j'ai tenu le grand inquisiteur d'Espagne à ma merci et que je lui ai fait grâce de la vie.
Pour le coup d'Espinosa fut assommé par cette pénétration qui tenait du prodige et il le laissa voir.
—Quoi! balbutia-t-il, vous avez deviné!
Encore une fois, Pardaillan eut un sourire énigmatique et reprit:
—Je ne vois pas que vous ayez d'autres conditions à me poser. Si je me suis trompé, dites-le.
—Vous ne vous êtes pas trompé, fit d'Espinosa qui s'était ressaisi.
—Et maintenant voici mes petites conditions à moi. Premièrement, je ne serai pas inquiété pendant le court séjour que j'ai à faire ici et je quitterai le royaume avec tous les honneurs dus au représentant de Sa Majesté le roi de France.
—Accordé! fit d'Espinosa sans hésiter.
—Secondement, nul ne pourra être inquiété du fait d'avoir montré quelque sympathie à l'adversaire que j'ai été pour vous.
—Accordé, accordé!
—Troisièmement enfin, il ne sera rien entrepris contre le fils de don Carlos, connu sous le nom de don César el Torero.
—Vous savez?...
—Je sais cela... et bien d'autres choses, dit froidement Pardaillan. Il ne sera rien entrepris contre don César et sa fiancée, connue sous le nom de la Giralda.
Il pourra, avec sa fiancée, quitter librement l'Espagne sous la sauvegarde de l'ambassadeur de France. Et comme il ne serait pas digne que le petit-fils d'un monarque puissant vécût pauvre et misérable à l'étranger, il lui sera remis une somme—que je laisse à votre générosité le soin de fixer—et avec laquelle il pourra s'établir en France et y faire honorable figure. En échange de quoi j'engage ma parole que le prince ne tentera jamais de rentrer en Espagne et ignorera, du moins de mon fait, le secret de sa naissance.
A cette proposition, évidemment inattendue, d'Espinosa réfléchit un instant, et, fixant son oeil clair sur l'oeil loyal de Pardaillan, il dit:
—Vous vous portez garant que le prince n'entreprendra rien contre le trône, qu'il ne tentera pas de rentrer dans le royaume?
—J'ai engagé ma parole, fit Pardaillan glacial. Cela suffit, je pense.
—Cela suffit, en effet, dit vivement d'Espinosa. Peut-être avez-vous trouvé la meilleure solution de cette grave affaire.
—En tout cas, dit gravement Pardaillan, ce que je vous propose est humain... je ne saurais en dire autant de ce que vous vouliez faire.
—Eh bien, ceci est accordé comme le reste.
—En ce cas, dit Pardaillan en se levant, il ne nous reste plus qu'à quitter au plus tôt ce lieu. L'air qu'on y respire n'est pas précisément agréable.
—D'Espinosa se leva à son tour, et au moment d'ouvrir la porte secrète:
—Quelles garanties exigez-vous de la loyale exécution du pacte qui nous unit? dit-il.
Pardaillan le regarda un instant droit dans les yeux et s'inclinant avec une certaine déférence.
—Votre parole, monseigneur, dit-il très simplement, votre parole de gentilhomme.
Pour la première fois de sa vie, peut-être, d'Espinosa se sentit violemment ému. Qu'un tel homme, après tout ce qu'il avait tenté contre lui, lui donnât une telle marque d'estime et de confiance, cela l'étonnait prodigieusement et bouleversait toutes ses idées.
D'Espinosa, sous le coup de l'émotion, soutint le regard de Pardaillan avec une loyauté égale à celle de son ancien ennemi et, aussi simplement que lui, il dit gravement:
—Sire de Pardaillan, vous avez ma parole de gentilhomme.
Et aussitôt, pour témoigner que lui aussi il avait pleine confiance, il ouvrit la porte secrète sans chercher à cacher où se trouvait le ressort qui actionnait cette porte. Ce que voyant, Pardaillan eut un sourire indéfinissable.
Quelques instants plus tard, le grand inquisiteur et Pardaillan se trouvaient sur le seuil d'une maison de modeste apparence. Pour arriver là, il leur avait fallu ouvrir plusieurs portes secrètes. Et toujours d'Espinosa avait dévoilé sans hésiter le secret de ces ouvertures, alors qu'il lui eût été facile de le dissimuler.
Remontant à la lumière, ils avaient traversé des galeries, des cours, des jardins, de vastes pièces, croisant à tout instant des moines qui circulaient affairés.
Aucun de ces moines ne s'était permis le moindre geste de surprise à la vue du prisonnier, paraissant sain et vigoureux, et s'entretenant familièrement avec le grand inquisiteur. Et au sein de ce va-et-vient continuel, à d'Espinosa qui l'observait du coin de l'oeil, Pardaillan montra le même visage calme et confiant, la même liberté d'esprit. Seulement, dame! lorsqu'il se vit enfin dans la rue, le soupir qu'il poussa en dit long sur les transes qu'il venait d'endurer.
Au moment où Pardaillan allait le quitter, d'Espinosa demanda:
—Vous comptez continuer à loger à l'auberge de la Tour jusqu'à votre départ?
—Oui, monsieur.
—Bien, monsieur.
Il eut une imperceptible hésitation, et brusquement:
—J'ai cru comprendre que vous portiez un vif intérêt à cette jeune fille... la Giralda.
—C'est la fiancée de don César pour qui je me sens une vive affection, expliqua Pardaillan qui fixait d'Espinosa.
—Je sais, fit doucement celui-ci. C'est pourquoi je pense qu'il vous importe peut-être de savoir où la trouver.
—Il m'importe beaucoup, en effet. A moins, reprit-il en fixant davantage d'Espinosa, à moins qu'on ne l'ait arrêtée... avec le Torero, peut-être?
—Non, fit d'Espinosa avec une évidente sincérité. Le Torero n'a pas été arrêté. On le cache. J'ai tout lieu de croire que maintenant que vous voilà libre, ceux qui le séquestrent comprendront qu'ils n'ont plus rien à espérer puisque nous sommes d'accord et que vous emmenez le prince avec vous, en France. En conséquence, ils ne feront pas de difficulté à lui rendre la liberté. Si vous tenez à le délivrer, orientez vos recherches du côté de la maison des Cyprès.
—Fausta! s'exclama Pardaillan.
—Je ne l'ai pas nommée, sourit doucement d'Espinosa.
Et, sur un ton indifférent, il ajouta:
—Ce vous sera une occasion toute trouvée de lui dire ces deux mots que vous regrettiez si vivement de ne pouvoir lui dire avant votre départ pour l'éternel voyage. Mais je reviens à cette jeune fille. Elle, aussi, elle est séquestrée. Si vous voulez la retrouver, allez donc du côté de la porte de Bib-Alzar, passez le cimetière, faites une petite lieue, vous trouverez un château fort, le premier que vous rencontrerez. C'est une résidence d'été de notre sire le roi qu'on appelle le Bib-Alzar, à cause de sa proximité de la porte de ce nom. Soyez demain matin, avant onze heures, devant le pont-levis du château. Attendez là, vous ne tarderez pas à voir paraître celle que vous cherchez. Un dernier mot à ce sujet: il ne serait peut-être pas mauvais que vous fussiez accompagné de quelques solides lames, et souvenez-vous que passé onze heures vous arriverez trop tard.
Pardaillan avait écouté avec une attention soutenue. Quand le grand inquisiteur eut fini, il lui dit, avec une douceur qui contrastait étrangement avec le ton narquois qu'il avait eu jusque-là:
—Je vous remercie, monsieur... Voici qui rachète bien des choses.
D'Espinosa eut un geste détaché, et, avec un mince sourire, il dit:
—A propos, monsieur, remontez donc cette ruelle. Vous aboutirez à la place San Francisco, c'est votre chemin. Mais sur la place, détournez-vous un instant de votre chemin. Allez donc devant l'entrée du couvent San Pablo... vous y trouverez quelqu'un qui, j'imagine, sera bien content de vous revoir, attendu que tous les jours il vient là passer de longues heures... je ne sais trop pourquoi.
Et sur ces mots, il fit un geste d'adieu, rentra dans la maison et poussa la porte derrière lui.
XIX
LIBRE!
Tant qu'il s'était trouvé avec d'Espinosa, Pardaillan était resté impassible.
Mais lorsqu'il se vit dans la ruelle déserte, sous les rayons obliques d'un soleil brûlant—il était environ cinq heures de l'après-midi—il aspira l'air chaud avec délice, et en s'éloignant à grandes enjambées dans la direction que lui avait indiquée d'Espinosa, il laissait éclater sa joie intérieurement.
Et levant la tête, contemplant avec des yeux émerveillés l'air éclatant d'un ciel sans nuages:
«Mort-dieu! il fait bon respirer un air autre que l'air fétide d'un cachot: il fait bon contempler cette voûte azurée et non une voûte de pierres noires, humides et froides. Et toi, rutilant soleil!... Salut!... soleil, soutien et réconfort des vieux routiers tels que moi!»
Puis changeant d'idée, avec un sourire terrible:
«Ah! Fausta! je crois que l'heure est enfin venue de régler nos comptes!»
En songeant de la sorte, il était arrivé sur la place San Francisco.
«Allons chercher ce pauvre Chico, fit-il avec un sourire attendri. Pauvre bougre! c'est qu'il a tenu parole... il n'a pas quitté la porte de ma prison. Et s'il n'a rien fait pour moi, ce n'est pas la bonne volonté qui lui a manqué... Ah! petit Chico! si tu savais comme ton humble dévouement me réchauffe le coeur!...»
Il était maintenant dans la rue San-Pablo—du nom du couvent—et il approchait de la porte de cette extraordinaire prison où il venait de passer quinze jours qui eussent anéanti tout autre que lui. Il cherchait des yeux le Chico et ne parvenait pas à le découvrir. Il commençait à se demander si d'Espinosa ne s'était pas trompée ou si, entre-temps, le nain ne s'était pas éloigné, lorsqu'il entendit une voix, qu'il reconnut aussitôt, lui dire mystérieusement:
—Suivez-moi!
Il se faisait un plaisir malicieux de surprendre le nain: ce fut lui qui fut surpris. Il se retourna et aperçut le Chico qui, d'un air indifférent, s'éloignait vivement de la porte du couvent. Il le suivit cependant sans rien dire, en se demandant quels motifs il pouvait bien avoir d'agir de la sorte.
Le nain, sans se retourner, d'un pas vif et léger, contourna le mur du couvent et s'engagea dans un dédale de ruelles étroites et caillouteuses. Là, il s'arrêta enfin, et saisissant la main de Pardaillan étonné, il la porta à ses lèvres en s'écriant avec un accent de conviction touchant dans sa naïveté:
—Ah! je savais bien, moi, que vous seriez plus fort qu'eux tous! Je savais bien que vous vous en iriez quand vous voudriez! Vite, maintenant, ne perdons pas de temps! Suivez-moi!
Pardaillan, doucement ému, le considérait avec un inexprimable attendrissement.
—Où diable veux-tu donc me conduire? dit-il doucement.
Le Chico se mit à rire:
—Je veux vous cacher, tiens! Je vous réponds qu'ils ne vous trouveront pas là où je vous conduirai.
—Me cacher!... Pour quoi faire?
—Pour qu'ils ne vous reprennent pas, tiens!
A son tour, Pardaillan se mit à rire de bon coeur.
—Je n'ai pas besoin de me cacher, fit-il. Sois tranquille, ils ne me reprendront pas.
Le Chico n'insista pas; il ne posa aucune question, il ne témoigna ni surprise ni inquiétude.
Pardaillan avait dit qu'il n'avait pas besoin de se cacher et qu'on ne le reprendrait pas. Cela lui suffisait. Et comme son petit coeur débordait de joie, il saisit une deuxième fois la main de Pardaillan, et il allait la porter à ses lèvres, lorsque celui-ci, se penchant, l'enleva dans ses bras, en disant:
—Que fais-tu, nigaud?... Embrasse-moi!...
Et il appliqua deux baisers sonores sur les joues fraîches et veloutées du petit hommes, qui rougit de plaisir et rendit l'étreinte de toute la force de ses petits bras.
En le reposant à terre, il dit, avec une brusquerie destinée à cacher son émotion.
—En route, maintenant! Et puisque tu veux absolument me conduire quelque part, conduis-moi vers certaine hôtellerie de la Tour, où nous serons tous deux, je le crois du moins, admirablement reçus par la plus jeune, la plus fraîche et la plus gente des hôtesses d'Espagne.
Quelques instants plus tard, ils faisaient leur entrée dans le patio de l'auberge de la Tour, à peu près désert en ce moment, et où Pardaillan commença de mener un tel tapage que ce qu'il avait voulu amener se produisit: c'est-à-dire que la petite Juana se montra pour voir qui était ce client qui faisait un tel vacarme.
Elle était bien changée, la mignonne Juana. Elle paraissait dolente, languissante, indifférente. On eût dit qu'elle relevait de maladie. Et pourtant malgré cet état inquiétant, malgré un air visiblement découragé et comme détaché de tout, Pardaillan, qui la détaillait d'un coup d'oeil prompt et sûr, remarqua qu'elle était restée aussi coquette, plus coquette que jamais, même.
En reconnaissant Pardaillan et le Chico, une lueur illumina ses yeux languissants, une bouffée de sang rosa ses joues si pâles, et, joignant ses petites mains amaigries, dans un cri qui ressemblait à un gémissement, elle fit:
—Sainte Marie!... Monsieur le chevalier!...
Et après ce petit cri d'oiseau blessé, elle chancela et serait tombée si, d'un bond, Pardaillan ne l'avait saisie dans ses bras. Et chose curieuse, qui accentua le sourire malicieux de Pardaillan, elle avait crié: «Monsieur le chevalier!» et c'est sur le Chico que ses yeux s'étaient portés, c'est en regardant le Chico qu'elle s'était évanouie.
Pardaillan l'enleva comme une plume et, la posant délicatement sur un siège, il lui tapota doucement les mains en disant:
—Là, là, doucement, ma mignonne... Ouvrez ces jolis yeux.
Et au Chico pétrifié, plus pâle, certes, que la gracieuse créature évanouie:
—Ce n'est rien, vois-tu. C'est la joie.
Et avec un redoublement de malice:
—Elle ne s'attendait pas à me revoir aussi brusquement, après ma soudaine disparition. Je n'aurais jamais cru que cette petite eût tant d'affection pour moi...
L'évanouissement ne fut pas long. Le petite Juana rouvrit presque aussitôt les yeux, et, se dégageant doucement, confuse et rougissante, elle dit avec un délicieux sourire:
—Ce n'est rien... C'est la joie...
Et par un hasard fortuit, sans aucun doute, il se trouva qu'en disant ces mots, ses yeux étaient braqués sur le Chico, son sourire s'adressait à lui.
—C'est bien ce que je disais à l'instant même: c'est la joie, fit Pardaillan, de son air le plus naïf.
Et aussitôt il ajouta:
—Or ça, ma mignonne, puisque vous revoilà solide et vaillante, sachez que j'enrage de faim et de soif et de sommeil... Sachez que voici quinze jours, que je n'ai ni mangé, ni bu, ni dormi.
—Quinze jours! s'écria Juana, terrifiée. Est-ce possible?
Le Chico crispa ses petits poings et, d'une voix sourde:
—Ils vous ont infligé le supplice de la faim? fit-il d'une voix qui tremblait. Oh! les misérables!...
—Oui, mordieu! Quinze jours! C'est vous dire, ma jolie Juana, que je vous recommande de soigner le repas que vous allez me faire servir et de soigner surtout le lit dans lequel je compte m'étendre aussitôt après. Car j'ai besoin de toutes mes forces pour demain. Seulement, comme j'ai besoin de m'entretenir avec mon ami Chico de choses qui ne doivent être surprises par nulle oreille humaine—à part les vôtres, si petites et si rosés—je vous demanderai de me faire servir dans un endroit où je sois sûr de ne pas être entendu.
—Je vais vous conduire chez moi, en ce cas, et je vous servirai moi-même, s'écria gaiement Juana, qui paraissait renaître à la vie.
Lorsqu'elle les eut introduits dans ce cabinet qui lui était personnel, elle voulut sortir, pour donner ses ordres, mais Pardaillan l'arrêta et, avec une gravité comique:
—Petite Juana, dit-il, et sa voix avait des inflexions d'une douceur pénétrante—je vous ai dit que vous seriez une petite soeur pour moi. N'est-ce donc pas l'usage ici, comme en France, que frère et soeur s'embrassent après une longue séparation?
—Oh! de grand coeur! dit Juana, sans manifester ni trouble ni embarras.
Et sans plus se faire prier, elle tendit ses joues sur lesquelles Pardaillan déposa deux baisers fraternels. Après quoi, avec un naturel, une bonhomie admirables, il se tourna vers le Chico et, le désignant à Juana:
—Et celui-ci? fit-il. N'est-il pas... un peu plus qu'un frère pour vous? Ne l'embrassez-vous pas aussi?
Or, chose curieuse, la petite Juana qui avait chastement, ingénument tendu ses joues appétissantes, la petite Juana, à la proposition d'embrasser le Chico, rougit jusqu'aux oreilles.
Et le Chico, qui avait rougi aussi, était, en voyant cet embarras subit, devenu pâle comme une cire, crispait son poing sur la table à laquelle il s'appuyait, ses jambes se dérobant sous lui, et la regardait anxieusement avec des yeux embués de larmes.
Cependant, comme Juana demeurait toujours immobile, les yeux baissés, l'air embarrassé, tortillant nerveusement le coin de son tablier; comme le Chico, de son côté, plus embarrassé peut-être que sa petite maîtresse, n'osait faire un mouvement, Pardaillan prit un air courroucé et gronda:
—Mordieu! qu'attendez-vous, avec vos airs effarouchés? Ce baiser vous serait-il si pénible?
Et, poussant le Chico par les épaules:
—Va donc! niais, puisque tu en meurs d'envie... et elle pareillement!
Poussé malgré lui, le nain n'osa pas encore s'exécuter.
—Juana! fit-il dans un murmure.
Et cela signifiait: tu permets?
Elle leva sur lui ses grands yeux brillants de larmes contenues et gazouilla avec une tendresse infinie;
—Luis!
Et ils ne bougeaient toujours pas. Ce que voyant, Pardaillan bougonna:
—Morbleu! que de manières pour un pauvre petit baiser!
Et, riant sous cape, il les jeta brusquement dans les bras l'un de l'autre.
Oh! ce fut le plus chaste des baisers! Les lèvres du Chico effleurèrent à peine le front rougissant de la jeune fille. Et, comme il se reculait respectueusement, brusquement elle enfouit son visage dans ses deux mains, et se mit à pleurer doucement.
—Juana! cria le nain bouleversé.
Juana s'était laissée aller dans ce vaste fauteuil de chêne qui était son siège préféré. Le Chico s'était agenouillé sur le tabouret de bois, haut et large comme une petite estrade. Pressé contre ses genoux, il tenait ses mains dans les siennes et la contemplait avec cette adoration fervente qu'elle connaissait, qui la flattait autrefois et qui, aujourd'hui, la faisait rougir de plaisir et lui ensoleillait le coeur.
—Méchant!... murmura Juana d'une voix qui ressemblait au gazouillis d'un oiseau. Méchant! voici quinze grands jours que je ne t'ai vu!
Il baissa la tête comme un coupable et balbutia:
—Ce n'est pas ma faute... Je n'ai pas pu...
—Dis-moi plutôt que tu n'as pas voulu!... N'était-il pas convenu que nous devions agir de concert... le délivrer ensemble, ou mourir ensemble, avec lui?
—Oh! oh! songea Pardaillan qui prit ce visage hermétique qu'il avait dans ses moments d'émotion violente, voici du nouveau, par exemple!
Et, avec un frémissement:
—Quoi! cette chose affreuse aurait pu se produire? Ma mort eût été la condamnation de ces deux adorables enfants? Par Pilate! je ne pensais pas qu'en travaillant à sauver ma peau, je travaillais en même temps pour le salut de ces deux innocentes créatures...
Le Chico avoua dans un souffle:
—Je ne voulais pas que tu meures!... je ne pouvais pas accepter cela... non, je ne le pouvais pas.
—Tu préférais mourir seul?... Et moi, méchant, que serais-je devenue?... Ne serais-je pas morte aussi si...
Elle n'acheva pas et, rougissant plus fort, elle cacha sa tête, à nouveau, dans ses mains. Et ce fut encore une fatalité qu'elle n'eût pas le courage de terminer sa phrase. Car le Chico, qui la considéra un moment avec une ineffable tendresse, hochant la tête d'un air apitoyé, acheva ainsi la phrase: «Je serais morte aussi... s'il était mort.» Et, le regard douloureux et cependant toujours affectueusement dévoué qu'il jeta sur Pardaillan, en se redressant lentement, exprimait si clairement cette pensée que celui-ci, emporté malgré lui, lui cria:
—Imbécile!...
Le Chico le regarda d'un air effaré, ne comprenant rien à cette exclamation peu flatteuse, encore moins pourquoi son grand ami paraissait si fort en colère contre Lui.