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Les Pardaillan — Tome 06 : Les amours du Chico

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XII

L'ÉPÉE DE PARDAILLAN

Nous avons raconté, en temps et lieu, comment Bussi-Leclerc avait échoué dans sa tentative d'assassinat sur la personne du chevalier de Pardaillan. Nous avons expliqué à la suite de quels combats et quels déchirements intérieurs Bussi, qui était brave; s'était abaissé à cette besogne que lui-même, dans sa conscience, stigmatisait avec une violence de langage qu'il n'eût, certes, pas tolérée chez un autre.

Après avoir vainement essayé de reprendre sa revanche en désarmant à son tour celui pour qui il sentait la haine gronder en lui, il en était venu à se dire que sa mort, à lui Bussi, ou celle de son ennemi, pouvait seule laver son déshonneur. Et, par une subtilité au moins bizarre, ne pouvant l'atteindre en combat loyal, il s'était résigné à l'assassinat. On a vu comment l'aventure s'était terminée.

Toute la nuit, cette nuit que Pardaillan passait dans les souterrains de la maison des Cyprès, toute cette nuit Bussi la passa à tourner et retourner comme un ours dans sa chambre, à ressasser sans trêve son humiliante aventure, à se gratifier soi-même des injures les plus violentes et les plus variées.

Lorsque le jour se leva, il avait enfin pris une résolution qu'il traduisit à haute voix en grognant d'une voix qui n'avait plus rien d'humain:

«Par le ventre de ma mère! puisque le maudit Pardaillan, protégé par tous les suppôts d'enfer, d'où il est certainement issu, est insaisissable et invincible, puisque moi, Bussi-Leclerc, je suis et resterai, tant qu'il vivra, déshonoré, à telle enseigne que je n'aurais pas le front de me montrer dans la rue, puisqu'il en est ainsi et non autrement et que je n'y puis rien, il ne me reste plus qu'un moyen de laver mon honneur: c'est de mourir moi-même. Et, puisque l'infernal Pardaillan me fait grâce, comme il dit, je n'ai plus qu'à me tuer!»

Ayant pris cette suprême résolution, il retrouva tout son calme et son sang-froid. Il trempa son front brûlant dans l'eau fraîche, et, très résolu, très maître de lui, il se mit à écrire une sorte de testament dans lequel, après avoir disposé de ses biens en faveur de quelques amis, il expliquait son suicide de la manière qui lui parut la plus propre à réhabiliter sa mémoire.

La rédaction de ce factum l'amena sans qu'il s'en aperçût jusque vers une heure de l'après-midi.

Ayant ainsi réglé ses affaires, sûr de n'avoir rien oublié, Bussi-Leclerc choisit dans sa collection une épée qui lui parut la meilleure, plaça la garde par terre, contre le mur, appuya la pointe sur la poitrine, à la place du coeur, et prit son élan pour s'enferrer convenablement.

Au moment précis où il allait accomplir l'irréparable geste, on frappa violemment à sa porte.

«Qui diable vient chez moi? grommela-t-il avec rage. Par Dieu! j'y suis. C'est l'un quelconque des trois mignons que j'ai placés chez Fausta!»

Comme si elle avait entendu, la personne qui frappait cria à travers la porte:

—Ho! monsieur de Bussi-Leclerc! Ouvrez, que diantre! De la part de la princesse Fausta!

«Tiens! pensa Bussi, ce n'est pas la voix de Montsery, ni celle de Chalabre, ni celle de Sainte-Maline.»

Et, tout rêveur, mais sans bouger encore:

«Fausta!...»

L'inconnu se mit à tambouriner la porte et à faire un vacarme étourdissant en criant à tue-tête:

«Ouvrez, monsieur! Affaire de toute urgence et de première importance.»

«Au fait, songea Bussi, qu'est-ce que je risque? Ce braillard expédié à la douce, je pourrai toujours achever tranquillement ce qu'il vient d'interrompre. Voyons ce que nous veut Fausta.»

Et il alla ouvrir. Et Centurion entra.

Que venait faire là Centurion? Quelle proposition fit-il à Bussi-Leclerc? Que fut-il convenu entre eux?

Il faut croire que ce que l'ancien bachelier dit au spadassin était de nature à changer ses résolutions, puisque nous retrouvons, le lendemain, Bussi-Leclerc à la corrida royale.

Nous devons cependant dire tout de suite que les propositions ou les conseils de Centurion devaient être particulièrement louches, puisque Bussi-Leclerc, qui avait glissé jusqu'à l'assassinat, commença par se fâcher tout rouge, allant jusqu'à menacer Centurion de le jeter par la fenêtre pour le châtier de l'audace qu'il avait de lui faire des propositions qu'il jugeait injurieuses et indignes d'un gentilhomme.

Il faut croire que le familier factotum de Fausta sut trouver les mots qui convainquent, ou que la haine aveuglait l'ancien gouverneur de la Bastille au point de lui faire accepter les pires infamies, car ils finirent par se quitter bons amis et Bussi-Leclerc ne se suicida pas.

Donc, sans doute comme suite à l'entretien mystérieux que nous venons de signaler, nous retrouvons Bussi-Leclerc, dans le couloir circulaire de la plazza, semblant guetter Pardaillan, à la tête d'une compagnie de soldats espagnols.

Lorsque la barrière tomba sous la poussée des hommes à la solde de Fausta, Pardaillan, sans hâte inutile, puisque le danger ne lui paraissait pas immédiat, se disposa à les suivre, tout en surveillant l'ancien maître d'armes du coin de l'oeil.

Bussi-Leclerc, voyant que Pardaillan se disposait à entrer dans la piste, fit rapidement quelques pas à sa rencontre, dans l'intention manifeste de lui barrer la route.

Il faut dire qu'il était suivi pas à pas par les soldats qui semblaient se guider sur lui, comme s'il eût été réellement leur chef.

En toute autre circonstance et en présence de tout autre, Pardaillan eût probablement continué son chemin sans hésitation, d'autant plus que les forces qui se présentaient à lui étaient assez considérables pour conseiller la prudence, même à Pardaillan.

Mais, en l'occurrence, il se trouvait en présence d'un ennemi à qui il avait infligé plusieurs défaites, qu'il savait être très douloureuses pour l'amour-propre du bretteur réputé.

Dans sa logique toute spéciale, Pardaillan estimait que cet ennemi avait, jusqu'à un certain point, le droit de chercher a prendre sa revanche et que lui, Pardaillan, n'avait pas le droit de lui refuser cette satisfaction.

Or, cet ennemi paraissait vouloir user de son droit puisqu'il lui criait d'un ton provocant:

—Hé! monsieur de Pardaillan, ne courez pas si fort. J'ai deux mots à vous dire.

Cela seul eût suffi à immobiliser le chevalier.

Mais il y avait une autre considération qui avait à elle seule plus d'importance encore que tout le reste: c'est que Bussi, manifestement animé de mauvaises intentions, se présentait à la tête d'une troupe d'une centaine de soldats. Se dérober dans de telles conditions lui apparaissait comme une fuite honteuse, comme une lâcheté—le mot était dans son esprit—dont il était incapable.

Ajoutons que, si bas que fût tombé Bussi-Leclerc dans l'esprit de Pardaillan, à la suite de son attentat de l'avant-veille, il avait la naïveté de le croire incapable d'une félonie.

Toutes ces raisons réunies firent qu'au lieu de suivre les défenseurs du Torero il s'immobilisa aussitôt, et, glacial, hérissé, d'autant plus furieux que, du coin de l'oeil, il remarquait qu'une autre compagnie, surgie soudain du couloir, se rangeait en ligne de bataille, de l'autre côté de la barrière. Par cette manoeuvre imprévue, il se trouvait pris entre deux troupes d'égale force.

Pardaillan eut l'intuition instantanée qu'il était tombé dans un traquenard d'où il ne lui semblait pas possible de se tirer, à moins d'un miracle.

Mais, tout en se rendant compte de l'effroyable danger qu'il courait, il se fût fait tuer sur place plutôt que de paraître reculer devant la provocation qu'il devinait imminente.

A l'appel de Bussi-Leclerc, d'une voix éclatante qui domina le tumulte déchaîné et fut entendue de tous, avec cette terrible froideur qui, chez lui, dénotait une puissante émotion, il répondit:

—Eh! mais... je ne me trompe pas! C'est M. Leclerc! Leclerc qui se prétend un maître en fait d'armes et qui est moins qu'un méchant prévôt... un écolier médiocre! Leclerc qui profite bravement de ce que Bussi d'Amboise est mort pour lui voler son nom et le déshonorer en l'accolant à celui de Leclerc. Outrecuidance qui lui vaudrait la bastonnade, bien méritée, que ne manquerait pas de lui faire infliger par ses laquais le vrai sire de Bussi, s'il était encore de ce monde!

En abordant Pardaillan dans des circonstances aussi anormales, après sa tentative d'assassinat si récente et sa honteuse fuite, Bussi-Leclerc s'attendait certes à être accueilli par une bordée d'injures comme on savait les prodiguer à une époque où tout se faisait avec une outrance sans bornes. Tout de même, il ne s'attendait pas à être touché aussi profondément. Ce démon de Pardaillan, devant tous ces gentilshommes, ces officiers, ces soldats espagnols, qui, sans doute, riaient de lui sous cape, du premier coup le frappait cruellement dans ce qu'il y avait de plus sensible en lui: sa vanité de maître invincible!

Fidèle à la promesse qu'il s'était faite à lui-même, il accueillit les paroles du chevalier avec un sourire qu'il croyait dédaigneux et qui n'était qu'une grimace. Il souriait, mais il était livide.

Cependant, l'apostrophe de Pardaillan appelait une réponse du tac au tac, et Bussi, égaré par la rage, ne trouvait rien qui lui parût assez violent. Il se contenta de grincer:

—C'est moi, oui!

—Jean Leclerc, reprit la voix impitoyable de Pardaillan, la longue rapière qui vous bat les mollets est-elle aussi longue que celle que vous avez jetée vous-même lorsque vous tentâtes de m'assassiner?

Les bonnes résolutions de Bussi-Leclerc commençaient à chavirer sous les sarcasmes dont l'accablait celui qu'il eût voulu poignarder à l'instant même. Il tira la longue rapière dont on venait de lui parler, et, la faisant siffler, il hurla, les yeux hors de l'orbite:

—Misérable fanfaron!

Avec un suprême dédain, Pardaillan haussa les épaules et continua:

—Vous m'avez demandé, je crois, où je courais tout à l'heure... Ma foi, Jean Leclerc, je conviens que, si j'avais voulu vous attraper, quand vous avez fui devant mon épée, il m'aurait fallu, non pas courir, mais voler, plus rapide que le tourbillon! Et j'y songe, vous vous croyez un maître et vous l'êtes en effet: un maître fuyard!

Tout ceci n'empêchait pas Pardaillan de surveiller du coin de l'oeil le mouvement de troupes qui se dessinait autour de lui.

En effet, cependant que Bussi-Leclerc s'efforçait de faire bonne contenance sous les douloureux coups d'épingle que lui prodiguait Pardaillan, comme s'il n'était venu là que pour détourner son attention en excitant sa verve, les soldats, eux, prenaient position.

Il en sortait de partout. C'était à-se demander où ils s'étaient terrés jusque-là.

Pardaillan se trouvait dans le couloir circulaire, large de plus d'une toise. Il avait à sa gauche la barrière qui avait été jetée bas, en partie. Par-delà la barrière, c'était la piste. En face de lui, c'était le couloir qui tournait sans fin autour de la piste.

En allant par là, droit devant lui, il eût abouti à l'endroit réservé au populaire. Derrière lui, c'était toujours le même couloir, ayant en bordure les gradins occupés par les gens de noblesse. Enfin, à sa droite, il y avait un large couloir aboutissant à l'endroit où se dressaient les tentes des champions.

Or, tandis qu'il accablait Bussi-Leclerc de ses sarcasmes, sur la piste, à sa gauche, une deuxième, puis une troisième compagnie étaient venues se joindre à la première et s'étaient placées là en masses profondes.

Environ quatre cents hommes se trouvaient là.

Bien qu'ils fussent moins nombreux dans le couloir que sur la piste, les soldats paraissaient, au contraire, être en nombre plus considérable. Cela tenait à ce que les troupes, manquant de front pour se déployer, s'étendaient en profondeur.

Essayer de se frayer un chemin, à travers les vingt ou trente rangs de profondeur, eût été une entreprise chimérique, au-dessus des forces humaines, qui ne pouvait être tentée, même par un Pardaillan.

Enfin, à sa droite, où il eût pu, comme sur la piste, trouver assez d'espace pour non pas tenter une défense impossible, mais essayer de battre en retraite en se défilant parmi les tentes, les barrières, mille objets hétéroclites qui eussent pu faciliter cette retraite, de ce côté-là, on n'eût pas trouvé un espace long d'une toise qui ne fût occupé.

En moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour l'expliquer, l'encerclement était complet, et Pardaillan se trouvait pris au centre de ce cercle de fer, composé de près d'un millier de soldats.

Il avait fort bien observé le mouvement, et, si Bussi-Leclerc ne s'était placé d'un air provocant sur sa route, il est à présumer qu'il ne se fût pas laissé acculer ainsi. Il eût tenté quelque coup de folie, comme il en avait réussi quelques-uns dans sa vie aventureuse, avant que la manoeuvre fût achevée et que la retraite lui eût été coupée.

Pardaillan, donc, dès l'instant où Bussi l'interpella, résolut de lui tenir tête, quoi qu'il dût en résulter. Il ne se croyait pas, nous l'avons dit, directement menacé, L'eût-il cru que sa résolution n'eût pas varié. Mais, comme, tout en invectivant Bussi-Leclerc, il surveillait attentivement ce qui se passait autour de lui, il ne fut pas longtemps à comprendre que c'était à lui qu'on en voulait.

Jamais, il ne s'était trouvé en une passe aussi critique, et, en se redressant, hérissé, flamboyant, terrible, il jugeait la situation telle qu'elle était, avec ce sang-froid qui ne l'abandonnait pas, malgré qu'il sentît le sang battre ses tempes à coups redoublés, et il songeait:

«Allons, c'est ici la fin de tout! C'est ici que je vais laisser mes os! Et c'est bien fait pour moi! Qu'avais-je besoin de m'arrêter pour répondre à ce spadassin que j'eusse toujours retrouvé! Je pouvais encore gagner au large. Il ne me reste plus qu'à vendre ma vie le plus chèrement possible, car, pour me tirer de là, le diable lui-même ne m'en tirerait pas.

Pendant ce temps, l'orage éclatait du côté du populaire. Les soldats, après avoir déchargé leurs arquebuses, avaient reçu le choc terrible du peuple exaspéré. La piste était envahie, le sang coulait à torrents.

De part et d'autre, on se portait des coups furieux, accompagnés d'injures, de vociférations, d'imprécations, de jurons intraduisibles. Pendant ce temps, le Torero, cause involontaire de cette effroyable boucherie, était enlevé par les hommes de Fausta.

Bussi-Leclerc avait dégainé et s'était campé devant Pardaillan. Autour de celui-ci, le cercle de fer s'était rétréci, et, maintenant, il n'avait plus qu'un tout petit espace de libre.

Soudain, une voix que Pardaillan reconnut aussitôt dit avec un accent grave:

—Eh bien, Pardaillan, crois-tu pouvoir échapper? Regarde autour de toi. Vois ces centaines d'hommes armés qui te serrent de près. Tout cela, c'est mon oeuvre à moi. Cette fois-ci, je te tiens, je te tiens bien. Nulle puissance humaine ou infernale ne peut t'arracher à mon étreinte!

—Par Dieu! madame, gronda Pardaillan, j'ai rencontré celui-ci—d'un geste de mépris écrasant il désignait Bussi, livide de fureur—j'ai vu celui-ci que j'ai connu geôlier autrefois, qui s'est fait assassin et, ne se jugeant pas assez bas, s'est fait sbire et pourvoyeur de bourreau; j'ai vu ceux-là—il désignait les officiers et les soldats qui frémirent sous l'affront—ceux-là qui ne sont pas des soldats. Des soldats ne se fussent pas mis à mille pour meurtrir ou arrêter un seul homme. J'ai vu se dessiner le guet-apens, s'organiser l'assassinat, j'ai vu les reptiles, les chacals, toutes les bêtes puantes et immondes s'avancer en rampant, prêtes à la curée, et me suis dit que, pour compléter la collection, il ne manquait plus qu'une hyène. Et, aussitôt, vous êtes apparue!

Impassible, Fausta essuya la violente diatribe sans sourciller. Elle ne daigna pas discuter. A quoi bon?

Et, se tournant vers un officier qui rongeait rageusement sa moustache, honteux qu'il était du rôle qu'on lui faisait jouer, sur un ton de suprême autorité, en désignant Pardaillan de la main:

—Arrêtez cet homme!

L'officier allait s'avancer, lorsque Bussi-Leclerc s'écria:

—Un instant, mort-diable!

Cette intervention soudaine de Bussi-Leclerc n'était pas concertée avec Fausta, car elle se tourna vivement vers lui et, sans cacher le mécontentement qu'elle éprouvait:

—Perdez-vous la tête, monsieur?

—Eh! madame, fit Bussi, avec une brusquerie affectée, le sire de Pardaillan, qui se vante de m'avoir désarmé et mis en fuite, me doit bien une revanche, que diable! Je ne suis venu ici que pour cela, moi!

Fausta le considéra une seconde avec un étonnement qui n'avait rien de simulé. Très sincèrement, elle le crut soudainement frappé de démence. Elle baissa d'instinct le ton pour lui demander d'un air vaguement apitoyé:

—Vous voulez donc vous faire tuer?

Bussi-Leclerc secoua la tête avec un entêtement farouche, et, sur un ton d'assurance qui frappa Fausta:

—Rassurez-vous, madame, dit-il. Le sire de Pardaillan ne me tuera pas. Je vous en donne l'assurance formelle.

Fausta crut qu'il avait inventé ou acheté quelque botte secrète, comme on en trouvait tous les jours, et que, sûr de triompher, il tenait à le faire devant tous ces soldats qui seraient les témoins de sa victoire et rétabliraient sa réputation ébranlée de maître invincible. Il paraissait tellement sûr de lui qu'une autre appréhension vint l'assaillir, qu'elle traduisit en grondant:

—Vous n'allez pas le tuer, j'imagine?

—Peste non! madame. Je ne voudrais ni pour or ni pour argent le soustraire au supplice qui l'attend. Je ne le tuerai pas, soyez tranquille.

Il prit un temps pour produire son petit effet avec plus de force et, avec une insouciance affectée:

—Je me contenterai de le désarmer.

Fausta demeura un moment perplexe. Elle se demandait si elle devait le laisser faire. C'est qu'elle était payée pour savoir qu'avec le chevalier on ne pouvait jamais jurer de rien.

Elle allait donc donner l'ordre de procéder à l'instant à la prise de corps de celui qu'on pouvait considérer comme prisonnier.

Bussi-Leclerc lut sa résolution dans ses yeux.

—Madame, dit-il d'une voix tremblante de colère contenue, j'ai fait vos petites affaires de mon mieux et moi seul sais ce qu'il m'en a coûté. De grâce, je vous en prie, laissez-moi faire les miennes à ma guise... ou je ne réponds de rien.

Ceci était dit sur un ton gros de sous-entendus menaçants. Fausta comprit que le contrarier ouvertement pouvait être dangereux.

—Soit, dit-elle d'un ton radouci, agissez donc à votre guise.

Bussi-Leclerc s'inclina et, froidement:

—Écartez-vous donc, madame, et ne craignez rien. Il n'échappera pas au sort qui l'attend.

Et, se tournant vers Pardaillan qui, un sourire dédaigneux aux lèvres, avait attendu patiemment la fin de cet entretien particulier:

—Holà! monsieur de Pardaillan, fit-il à haute voix, ne pensez-vous pas que l'heure est bien choisie pour donner au mauvais écolier que je suis une de ces prestigieuses leçons dont vous seul avez le secret? Voyez l'admirable galerie de braves qui vous entoure. Où trouver témoins plus nombreux et mieux qualifiés de la défaite humiliante que vous ne manquerez pas de m'infliger?

Pardaillan savait bien, quoi qu'il en eût dit, que Bussi-Leclerc était brave. Mais d'où venait donc qu'il osât l'appeler en combat singulier devant cette multitude de soldats, lesquels seraient témoins de son humiliation? Car il ne pouvait se leurrer à ce point de croire qu'il serait vainqueur.

Il eut l'intuition que cette superbe assurance cachait quelque coup de traîtrise.

Il jeta autour de lui un coup d'oeil circulaire comme pour s'assurer qu'on n'allait pas le charger à l'improviste, par-derrière.

Mais non, les soldats attendaient, raides et immobiles, qu'on leur donnât des ordres, et les officiers, de leur côté, semblaient se guider sur Bussi. Il secoua la tête pour chasser les pensées qui l'importunaient, et, de sa voix mordante:

—Et, si je vous disais que, dans les conditions où il se produit, il ne me convient pas d'accepter votre défi?

—En ce cas, je dirai, moi, que vous vous êtes vanté en prétendant m'avoir désarmé. Je dirai—continua Bussi en s'animant—que le sire de Pardaillan est un fanfaron, un bravache, un hâbleur, un menteur. Et, s'il le faut absolument, pour l'amener à se battre, j'aurai recours au suprême moyen, celui qu'on n'emploie qu'avec les lâches, et je le souffletterai de mon épée, ici, devant vous tous qui m'entendez et nous regardez!

Et, ce disant, Bussi-Leclerc fit un pas en avant et leva sa rapière comme pour en cingler le visage du chevalier.

Et, il y avait dans ce geste, dans cette provocation inouïe, adressée à un homme virtuellement prisonnier, quelque chose de bas et de sinistre qui amena un murmure de réprobation sur les lèvres de quelques officiers.

Mais Bussi-Leclerc, emporté par la colère, ne remarqua pas cette réprobation.

Quant à Pardaillan, il se contenta de lever la main, et ce simple geste suffit pour que le maître d'armes n'achevât pas le sien. D'une voix blanche qui fit passer un frisson sur la nuque du provocateur:

—Je tiens le coup pour reçu, dit froidement Pardaillan.

Et, faisant deux pas en avant, plaçant le bout de son index sur la poitrine de Bussi:

—Jean Leclerc, dit-il avec un calme effrayant, je vous savais vil et misérable, je ne vous savais pas lâche. Vous êtes complet maintenant. Le geste que vous venez d'esquisser, vous le paierez de votre sang. Tiens-toi bien, Jean Leclerc, je vais te tuer!

Alors, ses yeux tombèrent sur le fer qu'il avait à la main. C'était cette épée qui n'était pas à lui, cette épée qu'il avait ramassée au cours de sa lutte avec Centurion et ses hommes, cette épée qui lui avait paru suspecte au point qu'il avait discuté un moment avec lui-même pour savoir s'il ne ferait pas bien de retourner la changer.

Et voilà qu'en se voyant ce fer à la main ses soupçons lui revenaient en foule, et une vague inquiétude l'envahissait. Et il lui semblait que Bussi-Leclerc le considérait d'un air narquois, comme s'il avait su à quoi s'en tenir.

Tour à tour, il regarda sa rapière et Bussi-Leclerc comme s'il eût voulu le fouiller jusqu'au fond de l'âme Et la mine inquiète du spadassin ne lui dit sans doute rien de bon, car il revint à son épée.

Il saisit vivement la lame dans sa main et la fit ployer et reployer. Il avait déjà fait ce geste dans la rue et n'avait rien découvert d'anormal. Cette fois encore, l'épée lui parut à la fois souple et résistante. Il ne découvrit aucune tare.

Et, cependant, il flairait quelque chose, quelque chose qui gisait là, dans ce fer, et qu'il ne parvenait pas à découvrir, faute du temps nécessaire à l'étudier minutieusement, comme il eût fallu.

Bussi-Leclerc, sur un ton qui sonna d'une manière étrangement fausse à ses oreilles, peut-être prévenues, bougonna d'une voix railleuse:

—Que de préparatifs, mort-Dieu! Nous n'en finirons pas.

Et aussitôt il tomba en garde en disant d'un air détaché:

—Quand vous voudrez, monsieur!

Autant il s'était montré emporté jusque-là, autant il paraissait maintenant froid, merveilleusement maître de lui, campé dans une attitude irréprochable.

Pardaillan secoua la tête, comme pour dire:

—Le sort en est jeté!

Et, les yeux dans les yeux de son adversaire, les dents serrées, il croisa le fer en murmurant:

—Allons!

Et il lui sembla, peut-être se trompait-il, qu'en le voyant tomber en garde, Bussi-Leclerc avait poussé un soupir de soulagement et qu'une lueur triomphante avait éclairé furtivement son regard.

«Mort du diable! songea-t-il, je donnerais volontiers cent pistoles pour savoir au juste ce que peut bien manigancer ce scélérat!»

Et, sous cette impression, au lieu d'attaquer avec sa fougue accoutumée, il tâta prudemment le fer de son adversaire.

L'engagement ne fut pas long.

Tout de suite, Pardaillan laissa de côté sa prudente réserve et se mit à charger furieusement.

Bussi-Leclerc se contenta de parer deux ou trois coups et soudain, d'une voix éclatante:

—Attention, hurla-t-il triomphalement. Pardaillan, je vais te désarmer!

A peine avait-il achevé de parler qu'il porta successivement plusieurs coups secs sur la lame, comme s'il eût voulu la briser et non la lier. Pardaillan, d'ailleurs, le laissait faire complaisamment, espérant qu'il finirait par se trahir et découvrir son jeu.

Dès qu'il eut porté ces coups bizarres qui n'avaient rien de commun avec l'escrime, Bussi-Leclerc glissa prestement son épée sous la lame de Pardaillan comme pour la soutenir, et, d'un geste sec et violent, il redressa son épée de toute sa force.

Alors, Fausta, stupéfaite, les officiers et les soldats, émerveillés, virent ceci:

La lame de Pardaillan, arrachée, frappée par une force irrésistible, suivit l'impulsion que lui donnait l'épée de Bussi, s'éleva dans les airs, décrivit une large parabole et alla tomber dans la piste.

—Désarmé! rugit Bussi-Leclerc. Nous sommes quittes.

Au même instant, fidèle à la promesse faite à Fausta de le laisser vivant pour le bourreau, il se fendit à fond, visant la main de Pardaillan, voulant avoir la gloire de le toucher, porta son coup et, comme s'il eût craint que, même désarmé, il ne revînt sur lui, il fit un bond en arrière et se mit hors de sa portée.

Il rayonnait, il exultait, le brave spadassin. Il triomphait sur toute la ligne. Là, devant ces centaines de gentilshommes et de soldats, spectateurs attentifs de cet étrange duel, il avait eu la gloire de désarmer et de toucher l'invincible Pardaillan.

Nous avons dit à dessein que la lame de Pardaillan était allée tomber sur la piste.

En effet, on se tromperait étrangement si on croyait sur parole Bussi-Leclerc criant qu'il a désarmé son Adversaire.

La lame avait sauté, la lame, préalablement limée, habilement maquillée, mais la poignée était restée dans la main du chevalier.

En résumé, Bussi-Leclerc n'avait nullement désarmé son adversaire et la piteuse comédie qu'il venait de jouer était de l'invention de Centurion, qui avait vu là le moyen d'obtenir de Bussi ce que Fausta l'avait chargé de lui demander, et de se venger en même temps par une humiliation publique de celui qui l'avait corrigé vertement en public.

Bussi-Leclerc pouvait triompher à son aise, car, de loin, on ne pouvait voir la poignée restée dans la main crispée de Pardaillan, et, comme tout le monde, en revanche, avait pu voir voler la lame, pour la plupart des spectateurs le doute n'était pas possible: l'invincible, le terrible Français avait trouvé son maître.

Pour compléter la victoire de Bussi-Leclerc, il se trouva que son épée, alors qu'il s'était fendu sur son adversaire désarmé par un coup de traîtrise, son épée avait éraflé un doigt assez sérieusement pour que quelques gouttes de sang jaillissent et vinssent tacher de pourpre la main de Pardaillan.

Ce n'était qu'une piqûre insignifiante. Mais, de loin, ce sang permettait de croire à une blessure plus sérieuse.

Malheureusement pour Bussi, les choses prenaient un tout autre aspect vis-à-vis de ceux qui, placés aux premiers rangs, purent voir de près, dans tous ses détails, la scène qui venait de se dérouler et celle qui suivit.

Ceux-là distinguèrent le tronçon d'épée resté dans la main du chevalier. Ils comprirent que, s'il était désarmé, ce n'était pas du fait de l'adresse de Bussi, mais par suite d'un fâcheux accident. Et même, à la réflexion, cet accident lui-même leur parut quelque peu suspect.

Quant à Pardaillan, il avait eu une seconde d'effarement bien compréhensible en voyant sa lame s'envoler dans l'espace. Lui aussi, il avait cru naïvement à un accident.

Jamais, l'idée ne lui serait venue que la frénésie haineuse pût oblitérer le sens de l'honneur et même le simple bon sens d'un homme réputé brave et intelligent, jusqu'à ce jour, au point de l'abaisser jusqu'à ourdir une machination aussi lâche, aussi compliquée et aussi niaise, car, en résumé, qui espérait-il abuser avec cette grossière comédie?

Mais, devant le cri de triomphe de Bussi, force lui avait été d'admettre qu'une perfidie semblable était possible. Et cela lui avait paru si pitoyable, si grotesque, si risible, que, malgré lui, oubliant tout, il était parti d'un éclat de rire formidable, furieux, inextinguible.

Et Bussi-Leclerc, si brave qu'il fût, sentit un frisson le parcourir de la nuque aux talons, et, tout en se renceignant dans les rangs pressés des soldats espagnols, comme s'il ne se fût pas senti en sûreté, il commença de regretter amèrement d'avoir suivi si scrupuleusement les perfides conseils de Centurion.

C'est que, au fur et à mesure que le rire se déchaînait irrésistiblement, le chevalier sentait une colère violente, furieuse, comme il en avait rarement ressenti de pareille, l'envahir tout entier, au point que lui, qui savait si bien garder son sang-froid dans les passes les plus critiques, il était tout à fait hors de lui, et se sentait incapable de se modérer, encore moins de raisonner ses impressions.

—Eh quoi! se peut-il que, pour une misérable blessure faite à son amour-propre, un homme s'avilisse à ce point! Par Pilate! je ne connaissais pas ce Bussi-Leclerc! Mort du diable! il faut que ce scélérat soit châtié sur l'heure, et je vais l'étrangler de mes propres mains, puisque je n'ai pas d'armes. Ou plutôt non; puisque les blessures d'amour-propre sont les seules qui aient réellement prise sur ce sacripant, je vais lui infliger une de ces humiliations sanglantes dont il gardera à jamais le cuisant souvenir!

Livide, hérissé, exorbité, effrayant, avec ce rire extravagant qu'il ne paraissait plus pouvoir réfréner, avec des gestes brusques, saccadés, inconscients, un inappréciable instant il eut toutes les apparences d'un fou furieux.

Cette impression ne fut pas éprouvée que par les comparses de cette scène, car il entendit vaguement Fausta dire d'une voix que l'espoir et la joie faisaient trembler:

—Oh! serait-il devenu fou? Déjà!...

Et une autre voix impassible—celle de d'Espinosa—répondit:

—Notre besogne serait terminée, avant que d'avoir été entreprise.

Dans sa crise nerveuse poussée jusqu'à la frénésie, Pardaillan ne les voyait pas. Ils étaient assez loin de lui et ils parlaient bas, et, pourtant, il perçut nettement toutes ces paroles. En lui-même, en faisant des efforts désespérés pour retrouver un peu de calme, il grommelait:

«Or ça, j'ai donc l'air d'un fou? Peut-être le suis-je en effet. Je sens ma tête qui semble vouloir éclater. Il me paraît que ma folie, si elle persistait, serait singulièrement agréable à la douce Fausta et à son digne ami d'Espinosa!»

Et, par un effort de volonté surhumain, il réussit à se maîtriser, à retrouver, en partie, sa lucidité.

En même temps, il se mit en marche, allant droit à Bussi-Leclerc, impérieusement poussé par cette idée qui dominait en lui: châtier séance tenante le scélérat.

Et, chose singulière, dès l'instant où il s'ébranla pour une action déterminée, tout le reste disparut et son calme lui revint peu à peu.

D'Espinosa, qui observait Pardaillan, en le voyant se diriger vers Bussi-Leclerc, d'un pas rude, dans une attitude qui ne laissait aucun doute sur ses intentions, eut un soupçon de sourire, et:

—Je crois, dit-il froidement, que, tout désarmé qu'il est, le chevalier de Pardaillan va faire passer un moment pénible à ce pauvre M. de Bussi-Leclerc. Quel dommage que cet homme extraordinaire soit contre nous! Que n'aurions-nous pu entreprendre s'il avait été à nous!

Fausta approuva gravement de la tête, avec un geste qui signifiait: ce n'est pas notre faute s'il n'est pas à nous. Puis, curieusement, elle porta ses yeux sur Pardaillan avançant, l'air menaçant, sur Bussi-Leclerc qui reculait au fur et à mesure en jetant à Fausta des regards qui criaient:

«Qu'attendez-vous donc pour le faire saisir?»

Mais elle n'eut pas l'air de voir le spadassin, et, se tournant vers d'Espinosa, avec un sourire aigu, avec un accent aussi froid que le sien:

—En effet, je ne donnerais pas un denier de l'existence de M. de Bussi-Leclerc, dit-elle.

—Si vous le désirez, princesse, nous pouvons faire saisir M. de Pardaillan sans lui laisser le temps d'exécuter ce qu'il médite.

—Pourquoi? dit Fausta avec une indifférence dédaigneuse. C'est pour son propre compte et pour sa propre satisfaction que M. de Bussi-Leclerc a machiné de longue main son coup de traîtrise. Qu'il se débrouille tout seul. Nous voulons tuer Pardaillan, mais nous savons rendre un hommage mérité à sa valeur exceptionnelle. Nous reconnaissons loyalement qu'il est digne de notre respect.

D'Espinosa eut un geste d'indifférence qui signifiait que, lui aussi, il se désintéressait complètement du sort de Bussi.

Cependant, à force de reculer devant l'oeil fulgurant du chevalier, il arriva un moment où Bussi se trouva dans l'impossibilité d'aller plus loin, arrêté qu'il était par la masse compacte des troupes qui assistaient à cette scène. Force lui fut donc d'entrer en contact avec celui qu'il redoutait.

Que craignait-il? A vrai dire, il n'en savait rien.

S'il se fût agi d'échanger des coups mortels, quitte à rester lui-même sur le carreau, il n'eût éprouvé ni crainte ni hésitation. Il était brave, c'était indéniable:

Mais Bussi-Leclerc n'était pas non plus l'homme fourbe et tortueux que son dernier geste semblait dénoncer, Pour l'amener à accomplir ce geste qui le déshonorait à ses propres yeux, il avait fallu un concours de circonstances spécial. Il avait fallu que le tentateur apparût à l'instant précis où il se trouvait dans un état d'esprit voisin de la démence, pour lui faire agréer une proposition infamante. Or, il ne faut pas oublier que Bussi allait se suicider au moment où Centurion était intervenu.

Maintenant que l'irréparable était accompli, Bussi avait, honte de ce qu'il avait fait. Bussi croyait lire la réprobation sur tous les visages qui l'environnaient, Bussi avait conscience qu'il s'était dégradé et méritait d'être traité comme tel.

Sa terreur provenait surtout de ce qu'il voyait Pardaillan, sans arme, résolu néanmoins à le châtier. Que méditait-il? Quelle sanglante insulte allait-il lui infliger devant tous ces hommes rassemblés? Voilà ce qui le préoccupait le plus.

Il ne pouvait aller plus loin. Il jetait autour de lui des regards sanglants, cherchant instinctivement dans quel trou il pourrait se terrer, ne voulant pas se laisser châtier ignominieusement—ah! cela surtout, jamais!—et ne pouvant se résoudre à faire usage de son fer pour se soustraire à la poigne de celui qu'il avait exaspéré.

Pardaillan, voyant qu'il ne pouvait plus reculer, s'était arrêté à deux pas de lui. Il était maintenant aussi froid qu'il s'était montré hors de lui l'instant d'avant. Il fit un pas de plus et leva lentement la main. Puis, se ravisant, il baissa brusquement cette main et dit d'une voix étrangement calme, qui cingla le spadassin:

—Non, par Dieu! je ne veux pas me salir la main sur cette face de coquin!

Et, avec la même lenteur souverainement méprisante, avec des gestes mesurés, comme s'il eût eu tout le temps devant lui, comme s'il eût été sûr que nulle puissance ne saurait soustraire au châtiment mérité le misérable qui le regardait avec des yeux hagards, il prit ses gants, passés à la ceinture, et se ganta froidement, posément.

Alors, Bussi comprit enfin ce qu'il voulait faire. Si Pardaillan l'eût saisi à la gorge, il se fût sans doute laissé étrangler sans porter la main à la garde de son épée. C'eût été pour lui une manière comme une autre d'échapper au déshonneur. Mais cela... ce geste, plus redoutable que la mort même, non, non, il ne pouvait le tolérer.

Il eut une suprême révolte, et, dégainant dans un geste foudroyant, il hurla d'une voix qui n'avait plus rien d'humain:

—Crève donc comme un chien! puisque tu le veux!...

En même temps, il levait le bras pour frapper.

Mais il était dit qu'il n'échapperait pas à son sort.

Aussi prompt que lui, Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue, saisit son poignet d'une main et, de l'autre, la lame par le milieu. Et, tandis qu'il broyait le poignet dans un effort de ses muscles tendus comme des fils d'acier, d'un geste brusque, il arrachait l'arme aux doigts engourdis du spadassin.

Ceci fut rapide comme un éclair. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, les rôles se trouvèrent renversés, et c'était Pardaillan qui, maintenant, se dressait, l'épée à la main, devant Bussi désarmé.

Tout autre que le chevalier eût profité de l'inappréciable force que lui donnait cette arme conquise pour tenter de se tirer du guêpier ou, tout au moins, de vendre chèrement sa vie. Mais, Pardaillan, on le sait, n'avait pas les idées de tout le monde. Il avait décidé d'infliger à Bussi la leçon qu'il méritait, il s'était tracé une ligne de conduite sur ce point spécial, et il la suivait imperturbablement, sans se soucier du reste.

Se voyant désarmé une fois de plus, mais pas de la même manière que les fois précédentes, Bussi-Leclerc croisa ses bras sur sa poitrine et, retrouvant sa bravoure accoutumée, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre railleuse, il grinça:

—Tue-moi! Tue-moi donc!

De la tête, furieusement, Pardaillan fit: non! et, d'une voix claironnante:

—Jean Leclerc, tonna-t-il, j'ai voulu t'amener à cette suprême lâcheté de tirer le fer contre un homme désarmé. Et tu y es venu, parce que tu as l'âme d'un faquin. Cette épée, avec laquelle tu menaçais de me souffleter, tu es indigne de la porter.

Et, d'un geste violent, il brisait sur son genou la lame en deux, et en jetait les tronçons aux pieds de Bussi-Leclerc, livide, écumant.

Et ceci encore apparaissait comme une bravade si folle que d'Espinosa murmura:

—Orgueil! orgueil! Cet homme est tout orgueil!

—Non, fit doucement Fausta, qui avait entendu. C'est un fou qui ne raisonne pas ses impulsions.

Ils se trompaient tous les deux.

Pardaillan reprenait, de sa voix toujours éclatante:

—Jean Leclerc, j'ai tenu ton soufflet pour reçu. Je pourrais t'étrangler, tu ne pèses pas lourd dans mes mains. Je te fais grâce de la vie, Leclerc. Mais, pour qu'il ne soit pas dit qu'une fois dans ma vie je n'ai pas rendu coup pour coup, ce soufflet, que tu as eu l'intention de me donner, je te le rends!...

En disant ces mots, il happait Bussi à la ceinture, le tirait à lui malgré sa résistance désespérée, et sa main gantée, largement ouverte, s'abattit à toute volée sur la joue du misérable, qui alla rouler à quelques pas, étourdi par la violence du coup, à moitié évanoui de honte et de rage, plus encore que par la douleur.

Cette exécution sommaire achevée, Pardaillan s'ébroua comme quelqu'un qui vient d'achever sa tâche, et, du bout des doigts, avec des airs profondément dégoûtés, il enleva ses gants et les jeta, comme il eût jeté une ordure répugnante.

Ceci fait, avec ce flegme imperturbable qui ne l'avait pas quitté durant toute cette scène, il se tourna vers Fausta et d'Espinosa, et, son sourire le plus ingénu aux lèvres, il se dirigea droit sur eux.

Mais, sans doute, ses yeux parlaient un langage très explicite, car d'Espinosa, qui ne se souciait pas de subir une avanie semblable à celle de Bussi qu'on emportait hurlant de désespoir, se hâta de faire le signe attendu par les officiers qui commandaient les troupes.

A ce signal, les soldats s'ébranlèrent en même temps, dans toutes les directions, resserrant autour du chevalier le cordon de fer et d'acier qui l'emprisonnait.

Il lui fut impossible d'approcher du groupe au milieu duquel se tenaient Fausta et le grand inquisiteur. Il renonça à les poursuivre pour faire face à ce nouveau danger. Il comprenait que, si la manoeuvre des troupes se prolongeait, il lui serait bientôt impossible de faire un mouvement, et, si la poussée formidable persistait aussi méthodique et obstinée, il risquait fort d'être pressé, étouffé, sans avoir pu esquisser un geste de défense. Il grommela, s'en prenant à lui-même de ce qui arrivait, comme il avait l'habitude de faire:

«Si seulement j'avais la dague que j'ai stupidement jetée après avoir estoqué ce taureau!»

Il eût aussi bien pu regretter l'épée de Bussi qu'il venait de briser à l'instant même. Mais il n'avait garde de le faire, et, en cela, il était logique avec lui-même. En effet, cette épée, il ne l'avait conquise que pour se donner la satisfaction d'en jeter les tronçons à la face du maître d'armes.

Cependant, malgré ses regrets et les invectives qu'il se dispensait généreusement, il observait les mouvements de ses assaillants avec cette froide lucidité qui engendrait chez lui les promptes résolutions.

Se voyant serré de trop près, il résolut de se donner un peu d'air. Pour ce faire, il projeta ses poings en avant avec une régularité d'automate, une précision pour ainsi dire mécanique, une force décuplée par le désespoir de se voir irrémédiablement perdu, pivotant lentement sur lui-même, de façon à frapper alternativement chacune des unités les plus rapprochées du cercle qui se resserrait de plus en plus.

Et chacun de ses coups était suivi du bruit mat de la chair violemment heurtée, d'une plainte sourde, d'un gémissement, parfois d'un juron, parfois d'un cri étouffé.

Et, à chacun de ses coups, un homme s'affaissait, était enlevé par ceux qui venaient derrière, passé de main en main, porté sur les derrières du cercle infernal où on s'efforçait de le ranimer.

Et, pendant ce temps, l'émeute déchaînée se déroulait comme un torrent impétueux. Partout, sur la piste, sur les gradins, sur le pavé de la place, dans les rues adjacentes, c'était des soldats aux prises avec le peuple excité, conduit, guidé par les hommes du duc de Castrana.

Partout, c'était le choc du fer contre le fer, les coups de feu, le halètement rauque des corps à corps, les plaintes des blessés, et, par-ci par-là, couvrant l'effroyable tumulte, une formidable clameur éclatait, à la fois cris de ralliement et acclamation:

«Carlos! Carlos! Vive le roi Carlos!»

Tout de suite, Pardaillan remarqua qu'on le laissait patiemment user ses forces, sans lui rendre ses coups. Les paroles de Bussi-Leclerc à Fausta lui revinrent à la mémoire, et, en continuant son horrible besogne, il songea:

«Ils me veulent vivant... J'imagine que Fausta et son digne allié, d'Espinosa, ne veulent pas que la mort puisse me soustraire aux tortures qu'ils ont résolu de m'infliger!»

Et, comme ses bras, à force de servir de massues, sans arrêt ni repos, commençaient à éprouver une raideur inquiétante, il ajouta:

«Pourtant, ceux-ci ne vont pas se laisser assommer passivement jusqu'à ce que je sois à bout de souffle. Il faudra bien qu'ils se décident à rendre coup pour coup.»

Il raisonnait avec un calme admirable en semblable occurrence, et il lui apparaissait que, le mieux qu'il pût lui advenir, c'était de recevoir quelque coup mortel qui l'arracherait au supplice qu'on lui réservait.

Il ne se trompait pas dans ses déductions. Les soldats, en effet, commençaient à s'énerver. Aux coups méthodiquement assénés par Pardaillan, ils répondirent par des horions décochés au petit bonheur. Il eût, sans nul doute, reçu le coup mortel qu'il souhaitait, si une voix impérieuse n'avait arrêté net ces tentatives timides, en ordonnant:

«Bas les armes, drôles!... Prenez-le vivant!»

En maugréant, les hommes obéirent. Mais, comme il fallait enfin en finir, comme la patience a des limites et que la leur était à bout, sans attendre des ordres qui tardaient trop, ils exécutèrent la dernière manoeuvre: c'est-à-dire que les plus rapprochés sautèrent, tous ensemble, d'un commun accord, sur le chevalier, qui se vit accablé par le nombre.

Il essaya une suprême résistance, espérant peut-être trouver la brute excitée qui, oubliant les instructions reçues, lui passerait sa dague au travers du corps. Mais, soit respect de la consigne, soit conscience de leur force, pas un ne fit usage de ses armes. Par exemple, les coups de poing ne lui furent pas ménagés, pas plus qu'il ne ménageait les siens.

Un long moment, il tint tête à la meute, en tout pareil au sanglier acculé et coiffé par les chiens. Ses vêtements étaient en lambeaux, du sang coulait sur ses mains et son visage était effrayant à voir. Mais ce n'était que des écorchures insignifiantes. A différentes reprises, on le vit soulever des grappes entières de soldats pendus à ses bras, à ses jambes, à sa ceinture. Puis, à bout de souffle et de force, écrasé par le nombre sans cesse grandissant des assaillants, il finit par plier sur ses jambes et tomba à terre.

...C'était fini. Il était pris.

Mais, les bras et les jambes meurtris par les cordes, il apparaissait encore si terrible, si étincelant que, malgré qu'il fût impossible d'esquisser un geste, tant on avait multiplié les liens autour de son corps, une dizaine d'hommes le maintenaient, de leurs poignes rudes, par surcroît, cependant que les autres formaient le cercle autour de lui.

Il était debout, cependant. Et son oeil froid et acéré se posait avec une fixité insoutenable sur Fausta, qui assistait, impassible, à cette lutte gigantesque d'un homme aux prises avec des centaines de combattants.

Quand elle vit qu'il était bien pris, bien et dûment ficelé des pieds jusqu'aux épaules, réduit enfin à l'impuissance, elle s'approcha lentement de lui, écarta d'un geste hautain ceux qui le masquaient à sa vue, et, s'arrêtant devant lui, si près qu'elle le touchait presque, elle le considéra un long moment en silence.

Elle triomphait enfin! Enfin, elle le tenait à sa merci!

En la voyant s'approcher, Pardaillan avait cru qu'elle venait jouir de son triomphe. Malgré les liens qui lui meurtrissaient la chair et comprimaient sa poitrine au point de gêner la respiration, malgré la pesée, violente de ceux qui le maintenaient, il s'était redressé en songeant:

—Mme la Papesse veut savourer toutes les joies de sa victoire... Jolie victoire!... Un abominable guet-apens, une félonie, une armée lâchement mise sur pied pour s'emparer d'un homme!...

En secouant frénétiquement la grappe humaine pendue à ses épaules, il s'était redressé, avait levé la tête, l'avait fixée avec une insistance agressive, une pointe de raillerie au fond de la prunelle, la narguant de toute son attitude en attendant qu'elle lui donnât l'occasion de lui décocher quelqu'une de ces mordantes répliques dont il avait le secret.

Fausta se taisait toujours.

Dans son attitude, rien de provoquant, rien du triomphe insolent qu'il s'attendait à trouver en elle, et, dans ses yeux, qu'il s'attendait à voir brillants d'une joie insultante, Pardaillan, déconcerté, ne lut qu'indécision et tristesse.

Il fallait que Fausta fût extraordinairement troublée pour s'oublier au point de laisser lire en partie ses impressions sur son visage, qui n'exprimait habituellement que les sentiments qu'il lui plaisait de montrer.

C'est que ce qui lui arrivait là dépassait toutes ses prévisions.

Sincèrement, elle avait cru que la haine, chez elle, avait tué l'amour. Et voici que, au moment où elle tenait enfin l'homme qu'elle croyait haïr, elle s'apercevait avec un effarement prodigieux que, ce qu'elle avait pris pour de la haine, c'était encore de l'amour. Et, dans son esprit éperdu, elle râlait:

«Je l'aime toujours! Ce que j'ai cru de la haine n'était que le dépit de me voir dédaignée... car il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais!... Et, maintenant que je l'ai livré moi-même, maintenant que j'ai préparé pour lui le plus effroyable des supplices, je m'aperçois que, s'il disait un mot, s'il m'adressait un sourire, moins encore: un regard qui ne soit pas indifférent, je poignarderais de mes mains ce grand inquisiteur qui me guette, et je mourrais avec lui, si je ne pouvais le délivrer. Que faire? Que faire?

Et, longtemps, elle resta ainsi, désemparée, reculant, pour la première fois de sa vie, devant la décision à prendre.

Peu à peu, son esprit s'apaisa, ses traits se durcirent. Elle recula de deux pas, comme pour marquer qu'elle l'abandonnait à son sort, et, d'une voix extrêmement douce, comme lointaine et voilée, elle dit seulement:

—Adieu, Pardaillan!

Et ce fut encore un étonnement chez lui, qui s'attendait à d'autres paroles.

Mais il n'était pas homme à se laisser démonter pour si peu.

—Non pas adieu, railla-t-il, mais au revoir.

Elle secoua la tête négativement et, avec la même intonation de douceur inexprimable, elle répéta:

—Adieu!

—Je vous entends, madame, mais, diantre! on ne me tue pas si aisément. Vous devez en savoir quelque chose!

Avec obstination, elle fit doucement non, de la tête, et répéta encore:

—Adieu! Tu ne me verras plus.

Une idée affreuse traversa le cerveau de Pardaillan.

«Oh! songea-t-il en frissonnant, elle a dit: «Tu ne me verras plus.» Ne pouvant parvenir à me tuer, l'abominable créature aurait-elle conçu l'infernal projet de me faire aveugler? Par l'enfer qui l'a vomie, ce serait trop hideux!»

De sa voix toujours dolente et comme lointaine, elle continuait:

—Ou plutôt, je m'exprime mal, tu me verras peut-être, Pardaillan, mais tu ne me reconnaîtras pas.

«Ouais! pensa le chevalier. Que signifie cette nouvelle énigme? Je la verrai: donc j'ai des chances de ne pas mourir et de ne pas être aveuglé, comme je l'ai craint un instant. Bon! Je suis moins mal loti que je ne pensais. Mais je ne la reconnaîtrai pas. Que veut dire ce «Tu ne me reconnaîtras pas»? Quelle menace se cache sous ces paroles, insignifiantes en apparence? Bah! je le verrai bien.»

Et, tout haut, avec son plus gracieux sourire:

—Il faudra donc que vous soyez bien méconnaissable! Peut-être serez-vous devenue une femme comme toutes les femmes... avec un peu de coeur et de bonté. S'il en est ainsi, je confesse qu'en effet vous serez si bien changée qu'il se pourrait que je ne vous reconnaisse pas.

Fausta le considéra une seconde, droit dans les yeux. Il soutint le regard avec cette ingénuité narquoise qui lui était particulière. Comprit-elle qu'elle n'aurait pas le dernier mot avec lui? Etait-elle lasse du violent combat qui s'était livré dans son esprit? Toujours est-il qu'elle se contenta de faire un signe de tête et revint se placer auprès de d'Espinosa, qui avait assisté, muet et impassible, à cette scène.

—Conduisez le prisonnier au couvent San Pablo, ordonna le grand inquisiteur.

—Au revoir, princesse! cria Pardaillan, qu'on entraînait.




XIII

LES AMOURS DU CHICO

Le couvent de San Pablo était situé si près de la place San Francisco qu'autant vaudrait dire qu'il donnait sur cette place même.

En temps ordinaire, Pardaillan et son escorte eussent été pour ainsi dire tout rendus. Il ne faut pas oublier qu'on se battait toujours sur la place, et un homme froid et méthodique comme d'Espinosa ne pouvait commettre l'imprudence de faire traverser cette place à son prisonnier en pareil moment.

Pardaillan était encadré de deux compagnies d'arquebusiers. Non pas que le chevalier, ligoté comme il l'était, inspirât des craintes au grand inquisiteur. Mais, précisément, ces précautions, qui eussent pu paraître ridicules en temps normal, devenaient nécessaires, si l'on songe que le prisonnier et son escorte pouvaient avoir à passer au milieu des combattants. Dans la mêlée, le prisonnier pouvait recevoir quelque coup mortel, et nous savons que d'Espinosa tenait essentiellement à le garder vivant. Il pouvait encore—ce qui eût été plus fâcheux encore—être délivré par les rebelles qui pouvaient le prendre pour l'un des leurs. La nécessité d'une imposante escorte se trouvait donc amplement justifiée.

Par surcroît de précautions, le chef de l'escorte fit faire à sa troupe une infinité de détours par les petites rues qui avoisinaient la place, évitant avec soin toutes celles où il percevait les bruits de la bagarre. En outre, comme le chevalier, entravé par des liens très serrés, ne pouvait avancer qu'à tous petits pas, il se trouva qu'il fallut une grande heure pour arriver à ce couvent San Pablo, qu'on eût pu atteindre en quelques minutes.

En ce qui concerne l'émeute, nous dirons qu'elle tourna rapidement en lamentable échauffourée et qu'elle fut réprimée avec cette impitoyable cruauté que Philippe II savait montrer quand il était sûr d'avoir le dessus.

Et ce fut là une des plus grandes erreurs de Fausta, chef occulte de cette vaste entreprise qui échoua piteusement et fut noyée dans le sang.

Devant les hésitations du Torero, de celui qui, pour elle, était le prince Carlos, elle avait commis la faute impardonnable de modifier son plan.

Elle se croyait sûre de voir le prince venir à elle, résolu à lui donner son nom, et à partager avec elle le trône, pourvu qu'elle le hissât sur ce trône. Elle se croyait sûre de cela. Elle n'en eût pas juré cependant C'est alors qu'elle eut cette idée malheureuse, qui devait consommer la ruine de ses ambitions, de modifier ses idées premières.

Que lui servirait-il de pousser son succès à fond et de consommer la ruine de Philippe II si le prince dédaignait ses propositions? Elle pensait bien que le prince ne pousserait pas la folie jusque-là. C'était possible, après tout. Qu'arriverait-il alors?

Au lieu d'aller de l'avant et de s'engager à fond, il fallait montrer à ce prince de quoi elle était capable et de quelles forces elle disposait. Nul doute que, lorsqu'il aurait vu et compris, il ne revînt humble et soumis. Alors, il serait temps d'entreprendre en toute assurance l'action définitive.

Ce plan ainsi modifié fut exécuté à la lettre. Le Torero fut enlevé par ses partisans sans qu'il fût possible aux troupes royales de l'approcher. Et l'émeute se déchaîna dans toute son horreur.

Le but que Fausta se proposait se trouva atteint. Alors, les chefs du mouvement, qui étaient dans la confidence, firent circuler l'ordre de la retraite et s'éclipsèrent, bientôt poursuivis de leurs hommes.

Alors, il ne resta plus en présence des troupes royales que le bon populaire, celui qui ne savait rien des dessous de cette affaire.

Alors aussi, ce fut la boucherie pure et simple, car les malheureux n'avaient, pour la plupart, que quelques méchants couteaux à opposer aux armes à feu des soldats, et, pour cuirasses, que leur large poitrine.

Néanmoins, ils tinrent bon et se laissèrent massacrer bravement. C'étaient des fanatiques du Torero. Ils ne savaient pas, eux, quel était ce prince Carlos qu'on acclamait. Ils ne savaient qu'une chose: on voulait leur enlever leur Torero et, par le Christ crucifié, cela ne se ferait pas.

Tout a une fin, cependant. Bientôt, ceux-là aussi apprirent que le Torero était sain et sauf, hors d'atteinte de la griffe royale qui avait voulu s'abattre sur lui. Comment? Par qui? Peu importe. Ils le surent, et, dès lors, il devenait inutile de s'exposer plus longtemps.

Et ce fut la débandade générale, il ne resta plus sur la place et dans les rues que des soldats triomphants... et aussi, hélas! les cadavres qui jonchaient le sol et les blessés, plus nombreux encore, qu'on enlevait à la hâte.

Cependant, Pardaillan et son escorte arrivaient enfin au couvent San Pablo. Et, voici qu'au moment de franchir le seuil de sa prison, il aperçut là, au premier rang, qui? le nain Chico en personne.

Mais dans quel état, grand Dieu!

Ah! il était joli, le somptueux costume flambant neuf quelques heures plus tôt, ce fameux costume qui l'avantageait si bien et qui lui avait valu auprès des nobles dames de la cour ce mirifique succès, qui avait paru si fort contrarier la gentille Juana!

D'abord, plus de toque empanachée, et plus de manteau. Ensuite, fripés, déchirés, maculés, les soies et les satins de ce qui avait été un pourpoint. Des accrocs larges comme la main à ces chausses resplendissantes. Et, par-ci par-là, des taches rouges qui ressemblaient singulièrement à du sang.

La vérité nous oblige à confesser que le Chico ne paraissait nullement se soucier des détails de sa toilette. Haillons ou somptueux habits, il savait tout porter avec la même désinvolte fierté. Il se redressait tout comme il le faisait sur la piste lorsque les murmures d'admiration bourdonnaient autour de lui, et il ne perdait pas une ligne de sa taille, d'homoncule.

Et puis, tiens! s'il était mal arrangé, lui, le Chico, le seigneur français, son grand ami, celui qui lui apparaissait comme un dieu, n'était guère mieux arrangé que lui.

Comment le Chico avait-il pu se faufiler jusque-là? Évidemment, sa petite taille l'avait utilement servi. Pourquoi était-il là? Pour Pardaillan. Celui-ci n'en douta pas un seul instant.

Il ne disait rien, le petit homme, mais son regard, rivé sur les yeux du prisonnier, parlait pour lui. Et ce regard trahissait une peine si sincère, une affection si ardente, un dévouement si absolu, une si naïve admiration à le voir si fier au milieu de ses gardes qu'il paraissait diriger, que ce grand sentimental qu'était le chevalier de Pardaillan se sentit doucement ému, délicieusement réconforté, et qu'il eut à l'adresse de son petit ami un de ces sourires d'une si poignante douceur qui avaient le don de bouleverser le petit paria.

Le premier mouvement de Pardaillan fut d'adresser quelques mots au nain. Mais il réfléchit que, dans les circonstances présentes, il risquait fort de le compromettre.

Cependant, comme il avait la rage de s'oublier toujours pour songer aux autres, il aurait bien voulu savoir ce qu'était devenu son autre ami, don César, sur qui il s'était promis de veiller et pour qui il s'était si imprudemment exposé qu'il se trouvait pris. Il adressa donc, en passant, un regard d'une muette éloquence au nain attentif.

Le Chico n'était pas un sot. Il s'était senti largement récompensé par le sourire de Pardaillan et il avait parfaitement compris à quel mobile il obéissait en paraissant ne pas le connaître.

Il comprit aussi parfaitement la signification du coup d'oeil de Pardaillan qui criait:

«Don César est-il sauf?»

Dans le même langage muet, il répondit à l'instant et il fut compris comme il avait compris lui-même.

La tête était la seule partie de son corps qu'il pouvait remuer à son aise, attendu qu'il n'avait pas été possible de l'enchaîner comme le reste. Pardaillan manifesta donc sa satisfaction par un imperceptible signe de tête, et il passa de ce pas lourd, lent et maladroit que lui imposaient ses entraves.

Il s'aperçut alors que le Chico, favorisé par l'exiguïté de sa taille, se faufilait parmi les soldats, d'ailleurs indifférents, s'attachait obstinément à ses pas et trouvait moyen de marcher à sa hauteur, comme s'il avait eu quelque chose à lui communiquer.

Il remarqua également que le nain serrait dans son poing crispé le manche de sa minuscule dague, et qu'il jetait sur les hommes de son escorte des regards chargés de colère qui les eussent infailliblement jetés bas s'ils avaient été des pistolets. Il ne put s'empêcher de penser, à part lui:

«Ah! le brave petit homme! Si sa force égalait sa bravoure et sa volonté, comme il chargerait ces soldats à qui l'on fait jouer un si triste rôle!»

Et il souriait doucement, chaudement réconforté par cette amitié sincère qui se manifestait en un moment si critique pour lui.

Cependant, il se trouvait maintenant devant la grande porte du couvent. Porte monumentale, massive, rébarbative, pesante, sournoise par les guichets visibles ou dissimulés, arrogante et menaçante par les clous et les innombrables serrures.

On dut attendre que les verrous énormes fussent tirés avec des grincements sinistres, que les serrures géantes fussent ouvertes à l'aide de clefs que le nain Chico eût eu bien de la peine à soulever. Il y eut forcément un temps d'arrêt assez long.

Le Chico profita de cet instant, qu'il avait peut-être prévu, pour se livrer à une mimique expressive que Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue comprit aisément et qui eut la bonne fortune de passer inaperçue, les gardes du chevalier plaisantant et bavardant entre eux.

«Je viendrai ici tous les jours», disaient les gestes du petit homme.

Et les yeux de Pardaillan répondaient:

«Pour quoi faire?»

Un haussement d'épaules, dès yeux levés au ciel, des mains remontant jusqu'à la tête et retombant mollement, signifiaient:

«Est-ce qu'on peut savoir, tiens! Vous serez peut-être bien aise de communiquer avec le dehors.»

Et Pardaillan de répondre:

«Soit. J'accepte ton dévouement.»

Et, d'un sourire, il remerciait.

Maintenant, la, porte était ouverte. Avant qu'elle se fermât lourdement sur lui—peut-être pour toujours—il tourna une dernière fois la tête et adressa un dernier adieu au nain, dont la physionomie intelligente et mobile semblait lui crier:

«Ne désespérez pas. Soyez prêt à tout. Je ne vous abandonnerai pas!»

Pardaillan disparut sous la voûte sombre; les soldats ressortirent et s'éloignèrent allègrement, et le Chico demeura seul, dans la rue déserte, ne pouvant se décider à s'éloigner de cette porte qui venait de se fermer sur le seul homme qui lui eût témoigné un peu d'amitié, et dont la parole chaude et colorée avait éveillé en lui tout un monde de sensations inconnues.

Le soleil s'éteignait lentement à l'horizon; bientôt son orbe rouge disparaîtrait complètement, la nuit succéderait au jour; il n'y avait plus rien à espérer. Le Chico poussa un gros soupir, et s'éloigna lentement, tristement, à regret.

Il ne remarqua pas le silence pesant qui semblait écraser la ville. Il ne remarqua pas que, hormis les patrouilles qui sillonnaient les rues, il ne rencontrait aucun passant dans ces rues habituellement si animées à cette heure.

Il ne remarqua pas les boutiques soigneusement fermées, les portes verrouillées, les volets hermétiquement clos. Il ne remarqua rien. Il allait doucement, tout pensif, et, parfois, il sortait de son sein un parchemin qu'il considérait attentivement, et le remettait vivement dans sa poitrine, comme s'il eût craint qu'on ne le lui volât.

Disons tout de suite que ce parchemin, auquel le nain paraissait attacher un grand prix, n'était autre que ce blanc-seing que Centurion avait obtenu de Barba Roja et qu'il avait vendu à Fausta.

On se souvient peut-être que Fausta était descendue dans le caveau truqué de la maison des Cyprès pour y brûler la capsule destinée à empoisonner l'air. En fouillant dans son sein pour y prendre l'étui contenant le poison qu'elle destinait a Pardaillan. elle avait laissé tomber ce blanc-seing, sans y prendre garde.

Quelques instants plus tard, Pardaillan avait trouvé ce papier, et, ne pouvant le lire dans l'obscurité, il l'avait passé à sa ceinture. Or, en rampant sur les dalles pour épier El Chico, le chevalier, sans s'en apercevoir, avait à son tour laissé tomber ce papier.

De retour à l'auberge de la Tour, il n'avait plus pensé à ce chiffon de papier, dont il ignorait la valeur. Le nain l'avait, à son tour, trouvé, et, comme il savait lire, comme, dans son réduit, il avait de la lumière, il s'était rendu compte de la valeur de sa trouvaille et l'avait soigneusement mise de côté. Son intention était de remettre ce parchemin au seigneur français, à qui il appartenait sans doute, et qui, en tout cas, saurait, mieux que lui, faire usage de ce document. Les événements qui s'étaient précipités l'avaient empêché de réaliser son intention.

C'était donc ce blanc-seing que nous l'avons vu étudier dans la rue. Que voulait-il en faire? A vrai dire, il n'en savait rien. Il cherchait. Vaguement, il entrevoyait qu'il pourrait peut-être s'en servir en faveur de Pardaillan. Mais comment? C'est ce qu'il s'efforçait de trouver.

Une chose l'inquiétait: c'est qu'il n'était pas très sûr que sa trouvaille eût réellement la valeur qu'il lui attribuait. Nous avons dit qu'il savait lire et même écrire.

Il faut entendre par là qu'il pouvait énoncer péniblement et griffonner, encore plus péniblement, les mots les plus usuels; c'est tout.

Donc, se méfiant de ses capacités, il n'était pas très sûr de la valeur du document trouvé. Ah! s'il savait été aussi savant que la petite Juana! Il résolut soudain d'aller soumettre le précieux parchemin à la compétence de son amie qui saurait bien lui dire, elle, ce qu'il en était au juste. Ayant décidé, il prit aussitôt le chemin de l'auberge de la Tour.

Notez que Juana l'avait chassé et que son splendide costume était en loques. Deux raisons qui l'eussent fait reculer en toute autre circonstance. En effet, quel accueil lui serait fait s'il osait se présenter devant elle sans avoir été mandé? Quel accueil, surtout, s'il se présentait ainsi? Il n'y pensa pas un seul instant.

Il trouva l'auberge à peu près vide de clients, et cela n'était pas fait pour le surprendre après les événements sanglants de l'après-midi. Les quelques personnes attablées étaient des militaires qui, pour la plupart, ne faisaient qu'entrer se rafraîchir et s'en allaient aussitôt.

La petite Juana trônait dans ce petit réduit attenant à la cuisine, et qui était comme le bureau de l'hôtellerie. Elle avait, naturellement, gardé la superbe toilette qu'elle avait endossée pour aller à la corrida, et, ainsi parée, elle était séduisante au possible, jolie à damner un saint, fraîche comme une rose à peine éclose, et dans son riche et élégant costume qui lui seyait à ravir on eût dit une marquise déguisée.

En la voyant si jolie dans ses atours des fêtes carillonnées, le Chico sentait son coeur battre la chamade, ses yeux brillèrent de plaisir et une bouffée de sang lui monta au visage.

Mais, résolu a ne s'occuper que de choses graves, à ne songer qu'à son ami, il arriva ceci, qu'il n'aurait jamais prévu: c'est qu'il se présenta avec une assurance qu'elle ne lui avait jamais vue.

Nous n'oserions pas jurer que la mignonne Juana n'avait pas escompté un peu cette visite de son timide amoureux.

Elle avait dû penser que, la course terminée, il ne résisterait pas au désir de venir se faire admirer, et elle avait dû arranger d'avance la réception qu'elle lui ferait.

On conçoit combien l'attitude si nouvelle et si imprévue du petit homme la piqua au vif.

Cependant, comme elle était femme et coquette, elle sut cacher ses impressions, si bien qu'il ne soupçonna rien de ce qui se passait en elle, et ce fut avec son air le plus agressif, de son ton le plus grondeur qu'elle lança:

—Comment oses-tu reparaître ici quand je t'ai chassé? Et dans quel état encore. Vierge Sainte! N'es-tu pas honteux de te présenter ainsi devant moi?

Pour la première fois de sa vie, le Chico accueillit cette violente sortie avec une indifférence qui accrut son indignation. Il ne rougit pas, il ne baissa pas la tête, il ne s'excusa pas. Il la regarda tranquillement en face et, comme s'il n'avait pas entendu, il dit simplement et très doucement:

—J'ai besoin de t'entretenir de choses sérieuses.

La petite Juana en demeura toute saisie. On lui avait changé sa poupée. Où prenait-il cette tranquille audace? La vérité est que le Chico n'avait pas conscience de son audace. Il ne songeait qu'à Pardaillan et tout s'effaçait devant cette pensée. Ce qu'elle prenait pour de l'audace n'était que de la distraction.

Juana, étourdie, feignit alors de remarquer ce qu'elle avait vu du premier coup d'oeiï, et s'écria:

—Mais tu es couvert de sang! Tu t'es donc battu?

—Ne sais-tu pas ce qui se passe en ville?

—Comment ne le saurais-je pas? On dit qu'il y a eu rébellion, tout est à feu et à sang, il y a des morts par milliers...

Et son inquiétude perçant malgré elle, avec une inflexion de voix dont il ne perçut pas la tendresse:

—Tu es donc blessé?

—Non. J'ai été éclaboussé dans la bagarre. Peut-être ai-je bien quelque écorchure par-ci par-là, mais ce n'est rien. Ce sang n'est pas le mien. C'est celui des malheureux que j'ai vu tuer devant moi.

Dès l'instant qu'il n'était pas blessé, elle reprit son air grondeur et dit:

—C'est là que tu t'es fait arranger de la sorte? Qu'avais-tu besoin, mécréant, de te mêler à la bagarre?

—Il le fallait bien.

—Pourquoi le fallait-il? Et quand je pense que je suis allée à cette course et que je serais peut-être morte à l'heure qu'il est si j'étais restée jusqu'à la fin!

Ce fut à son tour de pâlir de crainte:

—Tu es allée à la course?

—Hé oui! Heureusement la Vierge me protégeait sans doute, car une subite indisposition de Barbara, qui m'accompagnait, m'a fait quitter la plazza après que le sire de Pardaillan eut si brillamment dagué le taureau. Aussi demain irai-je faire brûler un cierge à la chapelle de Notre-Dame la Vierge!

Elle mentait effrontément, on le sait. Mais pour rien au monde elle n'eût voulu lui donner cette satisfaction de lui dire qu'elle l'avait vu dans son triomphe et que c'était ce qui l'avait fait quitter sa place.

Lui ne vit qu'une chose: c'est que, par bonheur, elle avait pu regagner paisiblement sa demeure sans se trouver dans la mêlée, où elle eût pu, en effet, recevoir quelque coup mortel.

—Tu ne sais rien, dit-il avec un air de mystère. On voulait assassiner le Torero. C'est pour lui qu'on s'est battu. Heureusement ses partisans l'ont enlevé, et maintenant, bien caché, il est hors de l'atteinte de ses ennemis.

—Sainte Vierge! que me dis-tu là? fit-elle, vivement intéressée.

—Ce n'est pas tout. La rébellion dont tu as entendu parler, c'était en faveur de don César. On dit qu'il est le fils du roi; c'est lui qui est, paraît-il, le légitime enfant et c'est lui qu'on voulait placer sur le trône à la place de son père, le roi Philippe, lui qu'on acclamait sous le nom de roi Carlos.

Il paraissait très fier de savoir tout cela, fier surtout de connaître personnellement un homme qu'on prétendait fils du roi.

Elle, du coup, en oublia et sa feinte colère et son réel dépit, et joignant ses petites mains:

—Don César, fils du roi! s'exclamait-elle. Eh bien, à dire vrai, cela ne m'étonne pas. J'ai toujours pensé qu'il devait être de très haute naissance. Et tu dis qu'il est l'infant légitime? Qui donc osait attenter à sa vie?

—Le roi... son père, dit Chico en baissant la voix.

—Son père! Est-ce possible? fit-elle incrédule. Il ne savait pas, sans doute.

—Il savait, au contraire. C'est même pour cela qu'il voulait le faire meurtrir. Tout le monde ne sait pas ça, mais moi je le sais. Il y a bien des choses que je sais, tiens! et personne ne s'en doute.

—Mais pourquoi? C'est horrible, cela, qu'un père veuille faire tuer son fils!

—Ah! voilà! Ceci, c'est ce qu'on appelle «la raison d'Etat». Je sais cela aussi.

Malgré elle, elle eut un coup d'oeil admiratif à l'adresse du petit homme. C'est vrai, tout de même, qu'il savait des choses que nul ne soupçonnait. Comment s'arrangeait-il pour savoir?

Il reprit très sérieux:

—Je servais de page à don César dans sa course. Tu n'as pas pu savoir, puisque tu étais partie quand nous sommes entrés sur la piste.

Elle savait très bien. Elle l'avait très bien vu. N'importe, elle feignit d'être surprise. Lui continua:

—Tu comprends que je devais savoir où on le conduisait. Je l'ai suivi. C'est là que j'ai été si mal arrangé.

Et avec un soupir de regret:

—J'avais un si beau costume... tout neuf. Si tu m'avais vu! Regarde donc dans quel état on l'a mis.

Oui, oui, elle voyait. Elle comprenait aussi. Il ne pouvait plus être question de gronder. Il avait fait son devoir en suivant son maître, le petit homme; c'était bien.

—Ce n'est pas tout, reprit tristement le Chico. J'ai encore une nouvelle à t'apprendre... une mauvaise nouvelle, Juana.

—Parle... Tu me fais frémir.

—On a arrêté le sire de Pardaillan.

Il était persuadé qu'elle allait s'effondrer à cette nouvelle. Pas du tout, elle reçut le coup avec un calme qui le déconcerta. Voyant qu'elle se taisait, il dit doucement:

—Tu as du chagrin?

—Oui, dit-elle simplement.

—Tu l'aimes toujours?

Elle le considéra avec un étonnement qui n'était pas joué.

—Oui, dit-elle, je l'aime, mais pas comme tu penses.

—Oh! fit-il tout saisi, pourtant tu m'as dit...

—J'aime le sire de Pardaillan, interrompit-elle, comme un bon et brave gentilhomme qu'il est. Je l'aime comme un frère aîné, mais pas plus. N'oublie pas cela, Chico. Ne l'oublie plus jamais.

—Tiens! fit-il rayonnant, et moi qui me figurais...

—Encore! dit-elle avec un commencement d'impatience. Comment faut-il donc te dire les choses pour que tu les comprennes?

Il se mit à rire de bon coeur. Il eût été complètement heureux s'il avait su Pardaillan hors de danger. Il dit:

—Oh! je comprends, va. Alors, si tu aimes le seigneur de Pardaillan comme un frère, tu voudras bien m'aider à le tirer de sa prison.

—De tout mon coeur, fit-elle spontanément.

—Bon! c'est l'essentiel.

—Mais pourquoi l'a-t-on arrêté? Comment?

—Pourquoi? Je n'en sais rien. Comment? Je le sais. J'étais là, j'ai tout vu. Je l'ai suivi, lui aussi, jusqu'à sa prison. On l'a enfermé au couvent San Pablo.

Tu l'as suivi! Pour quoi faire?

—Pour savoir où on l'enfermait, tiens! Pour tâcher de le délivrer.

—Tu veux le délivrer? Toi? Tu l'aimes donc?

—Oui, je l'aime. Le seigneur de Pardaillan, pour moi, c'est plus que le seigneur Dieu. Je donnerais mon sang goutte à goutte pour le tirer des griffes qui l'ont frappé. C'est que tu ne sais pas, Juana, quel homme c'est. Si tu les avais vus! Sais-tu combien ils se sont mis pour l'arrêter? Des compagnies et des compagnies. Partout il y en avait et ils étaient tous là pour lui. Et Mgr d'Espinosa aussi, et la princesse étrangère aussi, que j'ai bien reconnue, malgré qu'elle eût pris des habits d'homme. Ils étaient mille peut-être pour l'arrêter, lui tout seul. Et il était désarmé. Et il en a assommé à coups de poing. Si tu avais vu!...

Voilà maintenant que le Chico, si peu loquace habituellement, parlait, parlait sans s'arrêter, et s'enthousiasmait et s'exaltait. Et ce n'était pas à son sujet, à elle, qui. Jusqu'à ce jour, avait été l'unique et constante préoccupation du petit homme, elle le savait bien. Aussi la petite Juana allait de surprise en surprise.

C'était à croire qu'elle n'existait plus pour lui. C'était l'abomination, la désolation, l'immolation, la fin des fins, quoi! A qui se fier, bonne Vierge! après pareille trahison!

Pour l'amener à se départir de cette inconcevable froideur, elle avait mis en oeuvre tout l'arsenal compliqué et redoutable de ses petites ruses puériles de coquette ingénue, elle avait eu recours aux mille et un stratagèmes qui d'ordinaire, lui réussissaient si bien.

D'un geste machinal, elle avait enlevé la fleur posée dans ses cheveux. Elle avait joué distraitement avec, l'avait portée, à différentes reprises, à ses lèvres, comme pour en respirer le parfum, et finalement l'avait laissée tomber... par mégarde. Il n'avait pas bronché. Naïvement, elle pensa qu'il ne voyait peut-être pas la fleur qu'elle lui jetait.

Sans en avoir l'air, elle l'avait poussée du bout du pied jusqu'à ce qu'elle fût bien en évidence. Et lui qui, autrefois, n'eût pas manqué d'implorer la faveur d'emporter cette fleur, ou qui l'eût sournoisement ramassée et cachée précieusement dans son sein, il l'avait laissée où elle l'avait poussée. Assurément, c'est qu'il ne voulait pas la ramasser, le mécréant! Quelle humiliation!

Il avait un culte spécial pour le pied d'enfant de sa petite maîtresse. Il aimait à s'accroupir devant elle et, tabouret vivant, il plaçait ses petits pieds sur lui et, tandis qu'elle babillait, il écoutait gravement, les caressant doucement, en des gestes frôleurs, avec l'appréhension vague de les abîmer, et quelquefois il s'oubliait jusqu'à poser dévotement ses lèvres dessus, au hasard de la rencontre.

Elle le laissait faire. Parfois, par des roueries innocentes, elle stimulait sa timidité naturelle, afin de l'amener, sans en avoir l'air, à ce jeu qu'elle partageait avec un plaisir réel, quoique dissimulé, très sensible qu'elle était, sous son apparence indifférente, à cette adoration spéciale.

C'est que, sans le vouloir et sans le savoir, c'était elle-même qui avait jeté en lui le germe de cette préférence, peut-être bizarre, trouvera-t-on, et qui l'avait entretenu et cultivé au point d'en faire une passion.

En effet, elle avait toutes les coquetteries innées. Mais elle n'eût pas été l'Andalouse de pure race qu'elle était, si elle n'avait pas eu par-dessus tout la coquetterie, la fierté, pourrait-on dire, de son pied, réellement très petit, très joli.

Ayant vu échouer toutes ses petites ruses, elle avait eu recours au suprême moyen qu'elle avait tout lieu de croire infaillible, et ses jambes fines et nerveuses, moulées dans des bas de soie brodée, comme en portaient les grandes dames, ses petits pieds à l'aise dans de mignons et minuscules souliers de satin, s'étaient mis à s'agiter et se trémousser, s'efforçant d'attirer à eux l'attention du récalcitrant. Et, comme il ne paraissait pas voir, elle s'était décidée à repousser petit à petit le tabouret sur lequel elle posait ses pieds.

Il était bien grand et bien lourd, en chêne massif, ce diable de tabouret. N'importe, elle avait réussi à le pousser si bien que, toute petite dans son immense fauteuil, elle se trouva bientôt les jambes pendantes sans un point d'appui où poser ses extrémités. Elle espérait ainsi amener le Chico à remplacer le tabouret.

En toute autre circonstance, le nain se fût empressé de profiter de l'aubaine. Mais il avait autre chose de plus sérieux en tête, et il sut résister héroïquement à la tentation.

Et le Chico, si peu bavard d'habitude, ne tarissait pas de s'émerveiller sur le compte du sire de Pardaillan, son grand ami, pour qui il délaissait et paraissait dédaigner celle qui, jusqu'à ce jour, avait seule existé pour lui.

Or, comme il s'agissait du salut de Pardaillan, Juana ne savait plus si elle devait s'indigner du changement d'attitude du nain ou si elle devait s'en montrer ravie. Elle ne savait plus si elle devait le féliciter ou l'accabler de reproches et d'injures.

En effet, malgré le calme apparent avec lequel elle avait accueilli la nouvelle de l'arrestation de Pardaillan, si le Chico avait été moins préoccupé, il aurait remarqué sa pâleur soudaine et l'éclat trop brillant de ses yeux.

Est-ce à dire qu'elle aimait Pardaillan? Peut-être, tout au fond de son coeur, gardait-elle encore un sentiment très tendre pour lui. Peut-être! Ce qu'il y a de certain, c'est que, après l'entretien mystérieux qu'elle avait eu avec le chevalier, elle avait sincèrement renoncé à cet amour romanesque.

Très sincèrement encore, sous l'influence des conseils fraternels de Pardaillan, elle s'était tournée vers le Chico, avec l'espoir de trouver en lui ce bonheur qu'elle savait insaisissable et impossible avec l'autre.

Ce qui est non moins certain, c'est que, en laissant tout sentiment amoureux de côté, elle ne pouvait pas rester indifférente au sort de Pardaillan. Elle avait dit le mot exact quand elle avait dit au Chico qu'elle aimait Pardaillan comme un frère aîné.

Dans ces conditions, comme le nain, elle devait être disposée à tenter l'impossible, même à sacrifier sa vie au besoin, pour le secourir.

Pour le Chico, les entretiens qu'il avait eus avec Pardaillan avaient complètement dissipé cette jalousie furieuse qui avait fait de lui le complice de Fausta. Il savait que Juana ne serait jamais qu'une petite amie pour le chevalier. S'il avait gardé le moindre doute à cet égard, les paroles de Juana lui disant qu'elle considérait Pardaillan comme un frère eussent fait tomber ce doute.

Malheureusement pour lui, influencé sans doute par ce qu'il avait accoutumé d'entendre sur son compte, vivant sans cesse dans la solitude, il s'exagérait outre mesure son infériorité physique.

Tout ce que Pardaillan avait pu lui dire sur ce sujet n'était pas parvenu à l'ébranler. Il restait immuablement convaincu que jamais aucune femme, fût-elle petite et mignonne comme Juana, ne voudrait de lui pour époux.

Ayant cette idée bien ancrée dans la tête, pour qu'il osât avouer son amour, il eût fallu qu'il fût sur le point d'expirer; ou bien que Juana elle-même, renversant les rôles, parlât la première. Mais ceci n'arriverait jamais, n'est-ce pas? Il savait bien que Juana ne l'aimait que comme un frère. Celui qu'elle aimait, quoi qu'elle en dît, c'était Pardaillan.

De même que lui savait que Juana ne serait jamais à lui, elle devait savoir, elle, qu'elle ne serait jamais à Pardaillan. Ce n'était pas au moment où il pensait qu'elle devait éprouver une peine affreuse qu'il trouverait le courage de dire ce qu'il n'avait jamais osé dire jusqu'à ce jour. De là, cette réserve excessive que Juana prenait pour de la froideur et de l'indifférence.

D'autre part, il pensait que le meilleur moyen de témoigner son amour était de ne paraître s'occuper que de Pardaillan, à qui, sans nul doute, elle pensait exclusivement. Et, comme sur ce point il était en outre poussé par son amitié ardente, il n'avait pas beaucoup de peine à rester dans le rôle qu'il s'était dicté.

Quant à Juana, consciente de la distance qui la séparait de Pardaillan, ramenée au sens de la réalité par des paroles douces, mais fermes, éclairée par la logique d'un raisonnement serré, elle avait compris qu'il lui fallait renoncer à un rêve chimérique. Son amour pour Pardaillan n'avait pas encore des racines telles qu'elle ne pût l'extirper sans trop de douleur. Elle s'était résignée.

Forcément, elle devait se tourner vers le Chico. Elle le devait d'autant plus que Pardaillan, qu'elle admirait déjà, par quelques confidences discrètes et avec ce tact qu'il puisait dans la bonté de son coeur, avait su lui imposer un sentiment respectueux qu'elle ignorait avant.

Or, Pardaillan, qu'elle respectait et admirait, lui avait dit le plus grand bien du Chico. Or, elle savait qu'un tel homme n'adresserait pas un compliment qui ne fût pleinement mérité. De ceci, il était résulté que, si Pardaillan avait gagné son respect, les affaires amoureuses du nain, grâce à lui, avaient fait un progrès considérable.

En réalité, elle aimait le nain plus qu'elle ne le croyait. Mais son amour n'était pas encore assez violent pour l'amener à fouler aux pieds la pudeur de la jeune fille en la faisant parler la première.

Or, avec un timide de la force du Chico, elle n'avait pas d'autre alternative pour liquider la question. S'il avait fait une partie du chemin, s'il l'avait bercée de mots doux comme il en trouvait parfois, s'il avait eu cette attitude et ces caresses chastes qui troublent néanmoins, peut-être il eût pu l'affoler au point de lui faire oublier sa retenue.

Mais voilà que, par malheur, le Chico s'avisait, bien mal à propos, de résister à toutes ses avances et de se tenir sur une réserve qui pouvait lui paraître de la froideur. Alors qu'elle eût voulu ne parler que d'eux-mêmes, voilà qu'il ne parlait, lui, que de Pardaillan. C'était désespérant; elle l'eût battu si elle ne se fût retenue.

Au bout du compte, naïvement, sans malice et sans calcul d'aucune sorte, peut-être le Chico avait-il trouvé, sans le chercher, le meilleur moyen de forcer le coeur de celle qui, de son côté, sans s'en douter assurément, l'aimait peut-être autant qu'elle en était aimée.

Ayant vu ses petites ruses échouer les unes après les autres, Juana se résigna à ne pas sortir du sujet de conversation qu'il plaisait au Chico de lui imposer, espérant bien se rattraper après et reprendre, avec succès, elle l'espérait, ses efforts interrompus pour l'amener à se déclarer.

Pour être juste, nous devons ajouter que la certitude qu'elle avait qu'il ne serait question que de Pardaillan, jointe à la volonté bien arrêtée de le sauver, si c'était possible, aidèrent puissamment à la faire patienter.

—Seigneur Dieu! dit-elle, avec une pointe d'amertume, comme tu en parles! Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si dévoué?

—Il m'a dit des choses!... des choses que personne ne m'avait jamais dites, répondit énigmatiquement le nain. Mais, toi-même, Juana, n'es-tu pas résolue à le soustraire au supplice qui l'attend?

—Oui, bien, et de tout mon coeur. Je te l'ai dit.

—Tu sais qu'il pourrait nous en cuire de mettre ainsi notre nez dans les affaires d'Etat. Le moins qui pourrait nous arriver serait d'être pendus haut et court. Et je crois bien que nous ferions préalablement connaissance avec la torture.

Il disait cela avec un calme extraordinaire. Pourquoi le lui disait-il? Pour l'effrayer? Pour la faire reculer? Non, car il était bien résolu à se passer d'elle et à ne pas la compromettre. Il voulait bien risquer sa vie et même la torture pour son ami. Mais l'imposer à elle, la voir mourir! Allons donc! Est-ce que c'était possible, cela!

Tout ce qu'il voulait d'elle, c'était d'être renseigné sur la valeur de sa trouvaille.

Et puis, après tout, il lui paraissait juste et légitime qu'elle connût la valeur exacte du sacrifice qu'il faisait. Il n'avait que vingt ans, il avait bien quelques raisons de tenir à la vie. Et, s'il faisait l'abandon de cette vie, il tenait à ce qu'elle n'ignorât pas qu'il l'avait fait à bon escient.

Elle, en entendant parler de pendaison et de torture, n'avait pu tout d'abord réprimer un long frisson.

Mais peut-être, sans le savoir, avait-elle, comme le Chico, une âme vaillante? Peut-être le romanesque relevé par un danger mortel avait-il un attrait particulier pour elle?

Peut-être aussi l'aventure périlleuse à tenter se présentait-elle à une heure où elle était dans l'état d'esprit qu'il fallait pour la lui faire accepter? Nous pencherions plutôt pour cette raison.

En réalité, l'amour était apparu à son coeur vierge sous les apparences de deux hommes qui étaient deux antithèses vivantes: Pardaillan qui, au moral sinon au physique, lui apparaissait comme un géant, et le Chico qui, au physique comme au moral, était une réduction d'homme infiniment gracieuse.

Longtemps, elle avait hésité entre ces deux hommes, attirée par la force de l'un presque autant que sollicitée par la faiblesse de l'autre. Brusquement, raisonnée par l'un au profit de l'autre, elle s'était décidée à choisir. Et voici que, maintenant que son choix était fait en faveur du plus faible, elle se trouvait menacée de les perdre tous les deux à la fois.

Celui qui n'avait pas voulu d'elle, condamné par un pouvoir redoutable entre tous: l'Inquisition. Celui qu'elle avait accepté, ne pouvant avoir l'autre, se dévouant inutilement au salut du premier. Tout l'univers pour elle se résumait en ces deux hommes. Eux morts, que ferait-elle dans la vie?

Le Chico s'ignorait lui-même, comment aurait-elle pu le deviner? Il avait fallu pour cela l'oeil pénétrant de Pardaillan.

Le petit homme ne s'était pas rendu compte de la froide intrépidité avec laquelle il avait envisagé le sort qui pouvait être le sien s'il se lançait dans l'aventure qu'il méditait.

Comme il n'était pas sot, il raisonnait avec une logique serrée que lui eussent enviée bien des hommes réputés habiles. D'ailleurs, dans cette existence de solitaire qu'il menait depuis de longues années, il avait contracté l'habitude de réfléchir longtemps et de ne parler et d'agir qu'à bon escient.

Pour lui, la question était très simple: il l'avait assez méditée... Il allait se mettre en lutte contre le pouvoir le plus formidable qui existât. Évidemment, lui, pauvre, solitaire, faible, d'intelligence médiocre—c'est lui qui parle—ne disposant d'aucune aide, d'aucune ressource, il serait infailliblement battu. Or, la partie perdue pour lui, c'était sa tête qui tombait. Tiens! ce n'était pas difficile à comprendre, cela!

Tout se résumait donc à ceci: fallait-il risquer sa tête pour une chance infime? Oui ou non? Il avait décidé que ce serait oui.

Si le Chico n'avait pas conscience de son héroïsme, Juana, en revanche, s'en rendait fort bien compte. Il se révélait à elle sous un jour qui lui était complètement méconnu.

Le jouet que, tyran au petit pied, elle avait accoutumé de tourner au gré de son humeur, avait disparu. Disparu aussi l'enfant qu'elle se plaisait à couvrir de sa protection. C'était un vrai homme qui pouvait devenir son maître.

Elle ne doutait pas qu'il ne réussît à sauver une fois encore celui qu'il appelait son grand ami. Et, plus le nain grandissait dans son esprit, plus elle sentait l'appréhension l'envahir. Elle qui, jusqu'à ce jour, s'était crue bien supérieure à lui, elle qui l'avait toujours dominé, elle courbait la tête, et, dans une humilité sincère, étreinte par les affres du doute, elle se demandait si elle était digne de lui.

C'était elle qui, maintenant, tremblait et rougissait; elle, dont les yeux suppliants semblaient mendier un mot doux, une caresse; elle qui se montrait douce, soumise et résignée; lui qui, en apparence, se montrait indifférent, très calme, très maître de soi et qui donnait là une preuve d'énergie extraordinaire dans un si petit corps, car son coeur battait à se rompre dans sa poitrine, et il avait des envies folles de se jeter à ses pieds, de baiser ses mains de patricienne, fines et blanches, qui semblaient appeler ses lèvres.

Aussi, à l'avertissement charitable qu'il lui donnait, bien persuadée, d'ailleurs, qu'il était de force à surmonter tous les obstacles, avec un regard voilé de tendresse, avec un sourire à la fois soumis et provocant, elle répondit, sans hésiter:

—Puisque tu risques la torture, je la veux risquer avec toi.

Ayant dit ces mots, elle rougit. Dans son idée, il lui semblait qu'on ne pouvait pas dire plus clairement:

—Je t'aime assez pour braver même la torture, si c'est avec toi.

Malheureusement, il était dit que le malentendu se prolongerait entre eux et les séparerait implacablement. Le Chico traduisit: «J'aime le sire de Pardaillan assez pour risquer la torture pour lui.» Il sentit son coeur se serrer et il se raidit pour ne pas laisser voir la douleur qui le tenaillait tandis qu'il clamait dans sa pensée:

«Elle l'aime toujours, d'un amour qui n'a rien de fraternel, quoi qu'elle en dise. Allons, c'est dit, je tenterai l'impossible, et du diable si je n'y laisse ma peau.

Et, tout haut, d'une voix qui tremblait un peu, avec une grande douceur et reprenant ses propres paroles:

—Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si dévouée?

Et l'horrible malentendu s'accentua encore.

Elle eut une lueur de triomphe dans son oeil doux. Le Chico était jaloux, donc il l'aimait encore. Sotte qui s'était fait tant de mauvais sang! Alors, avec un sourire malicieux, croyant l'amener à se déclarer enfin, elle minauda:

«Il m'a dit des choses... des choses que nul ne m'avait jamais dites avant lui.»

A son tour, elle reprenait les propres paroles du Chico et elle les disait en badinant, croyant faire une plaisanterie et exciter sa jalousie.

Le nain comprit autre chose.

Pardaillan lui avait dit et répété:

«Je n'aime pas et je n'aimerai jamais ta Juana. Mon coeur est mort, il y a longtemps.»

Il avait encore dans l'oreille le ton douloureux sur lequel ces paroles avaient été dites. Il ne doutait pas qu'elles ne fussent l'expression de la vérité. Il ne redoutait rien de Pardaillan, un instinct sûr lui assurait que le seigneur français était la loyauté même. Pardaillan avait ajouté:

«Ta Juana ne m'aime pas, ne m'a jamais aimé.»

Et, là, le doute le reprenait. Tant que son grand ami ne parlait que de lui-même, il pouvait s'en rapporter à lui et le croire sur parole. Mais, lorsqu'il parlait des autres, il pouvait se tromper. D'après les paroles de Juana, il croyait comprendre que Pardaillan avait dû lui parler, la moraliser, lui faire entendre qu'elle n'avait rien à espérer de lui. Cependant, Juana ne reculait pas devant l'évocation terrifiante de la torture et revendiquait, avec un calme souriant, son droit à participer au sauvetage de celui qu'elle aimait encore et malgré tout. Pour lui, c'était clair et simple: Juana aimerait, sans espoir et jusqu'à la mort, le sire de Pardaillan, comme lui il aimerait Juana jusqu'à la mort et sans espoir. Dès lors, à quoi bon vivre? Sa résolution devint irrévocable. Il se condamnait lui-même.

Jamais Juana n'appartiendrait physiquement à Pardaillan, puisqu'il n'en voulait pas. Elle devait bien le savoir puisqu'elle préférait la mort. Alors, lui, il eût considéré comme une bassesse de chercher à l'attendrir.

Et le malentendu qui s'était élevé entre eux acheva de les séparer.

Le Chico se contenta d'acquiescer d'un signe de tête à ce qu'elle venait de dire, et, tirant de son sein le blanc-seing trouvé, il dit avec une froideur sous laquelle il s'efforçait de cacher ses véritables sentiments:

—Toi qui es savante, regarde ce parchemin, dis-moi ce que c'est et ce qu'il vaut.

La petite Juana sentit une larme monter à ses yeux. Elle avait espéré le faire parler et voici qu'il se montrait plus froid, plus cassant qu'il n'avait été depuis le début de cet entretien.

Elle se raidit pour refouler la larme prête à jaillir, elle prit tristement le parchemin qu'il lui tendait et l'étudia en s'efforçant d'imiter son attitude glaciale.

—Mais, fit-elle, après un rapide examen, je ne vois rien là que deux cachets et deux signatures, sous des formules inachevées.

—Mais les signatures, les cachets, les connais-tu, Juana?

—Le cachet et la signature du roi, le cachet et la signature de monseigneur le grand inquisiteur.

—En es-tu bien sûre?

—Sans doute! Je sais lire, je pense: «Nous, Philippe, par la grâce de Dieu, roi... mandons et ordonnons... à tous représentants de l'autorité religieuse, civile, militaire...» Et plus bas: «Inigo d'Espinosa, cardinal-archevêque, grand inquisiteur d'État.» N'as-tu pas vu ces cachets au bas de l'ordonnance? Ce sont bien les mêmes. Nul doute n'est possible.

—C'est bien ce que j'avais pensé. Ceci, c'est ce qu'on appelle un blanc-seing. On remplit les blancs à sa guise et on se trouve couvert par la signature du roi... et tout le monde doit obéir aux ordres donnés en vertu de ce parchemin.

—Où t'es-tu procuré cela?

—Peu importe. L'essentiel est que je l'ai. Je sais ce que je voulais savoir. Je vais te quitter. Il ne faudra dire à âme qui vive que tu m'as vu en possession de ce parchemin.

—Pourquoi? Que veux-tu en faire?

—Ce que je veux en faire? Je n'en sais rien encore. Je cherche. Et, à force de chercher, je finirai bien par trouver. Pourquoi? Parce que je compte me servir de ce blanc-seing pour délivrer le seigneur de Pardaillan. Tu comprends, Juana, si on savait que cet ordre ne m'appartient pas et qu'il a été rempli arbitrairement, ce serait ma mort certaine, ce qui ne tirerait pas à bien grande conséquence, je le sais. Ce serait aussi la perte de M. de Pardaillan, et ceci est beaucoup plus important. Voilà pourquoi je te prie de me garder le secret le plus absolu. Il y va du salut de celui que nous voulons sauver tous les deux.

Il se donnait bien du mal pour lui faire comprendre qu'elle devait se taire pour l'amour de Pardaillan. Il ne se doutait pas qu'il avait donné la meilleure de toutes les raisons en disant: «Ce serait ma mort certaine», et qu'il eût pu se dispenser d'ajouter un mot de plus.

Juana avait frémi. La gorge serrée par l'émotion qui la peignait, elle murmura en joignant les mains dans un geste implorant:

—Tu peux être tranquille... on me tuera plutôt que de m'arracher une parole sur ce sujet.

Doucement, sans dépit, avec un pâle sourire:

—Oh! je sais, dit-il. Tu garderas le secret.

Et, très las, écrasé par l'effort qu'il faisait pour se contenir, il s'inclina devant elle et murmura:

—Adieu, Juana!

Et, sans ajouter un mot, sans un geste, il se dirigea vers la porte.

Alors, son coeur, à elle, éclata. Comment, il s'en allait ainsi, sans un mot d'amitié, après un adieu sec et froid, un adieu sinistre qui semblait sous-entendre qu'elle ne le reverrait plus! Pâle et défaillante, elle se dressa toute droite sur son grand tabouret de bois, et, l'esprit chaviré, un seul mot, un nom jaillit de ses lèvres frémissantes, comme un appel éperdu:

—Chico!

Ce nom ainsi lancé, c'était un aveu.

Remué jusqu'au fond des entrailles, il se retourna brusquement. Dans un geste machinal, elle lui tendait les deux mains. Elle avait à peu près perdu conscience de ses actes. Si le Chico s'était jeté sur ses mains pour les baiser, elle l'eût certainement saisi dans ses bras, l'eût soulevé et pressé sur son coeur, et c'eût été enfin le dénouement radieux de cette fantastique idylle.

Mais, sous son apparence frêle, il faut croire que le nain cachait une volonté de fer; à son appel, il s'arrêta et fit deux pas vers elle. Mais il n'alla pas plus loin. Il ne dit pas un mot, ne fit pas un geste, et, impassible, il attendit qu'elle s'expliquât.

Elle passa sa main sur son front brûlant, comme si elle eût senti sa raison l'abandonner, et, les yeux noyés de larmes, elle balbutia machinalement:

—Tu t'en vas?... Tu me quittes? Ainsi... N'as-tu donc rien d'autre à me dire?

Et comme ses yeux parlaient en posant cette question! Il fallait être aveugle et fou connue le Chico pour ne pas voir et ne pas comprendre. Brusquement, il se frappa le front comme quelqu'un qui se souvient tout à coup.

—Et la Giralda? s'écria-t-il.

Du coup, elle sentit la colère l'envahir. Quoi! pas un mot, pas un geste? Toujours la même indifférence glaciale? Il pensait à tout le monde, hormis à elle. C'en était trop. Ses bras, qu'elle tendait vaguement vers lui, s'abaissèrent lentement, son oeil se fit dur, un pli amer arqua sa lèvre pourpre, et elle gronda, agressive:

—Tu t'intéresses bien à elle!... T'aurait-elle dit aussi des choses que nulle ne t'a dites?

Il la regarda d'un air étonné et, gravement:

—C'est la fiancée de don César! dit-il. Ne suis-je pas le page du Torero?

Elle comprit le sens de ces paroles. Elle eut honte de son accès de jalousie, et elle baissa la tête en rougissant.

—C'est vrai, balbutia-t-elle.

—Ne l'as-tu pas vue? continua d'interroger le Chico. Elle était à la corrida. Don César a été enlevé au moment où il se dirigeait vers elle pour lui faire hommage du flot de rubans conquis sur le taureau. Elle a dû se trouver prise dans la mêlée. Pourvu qu'il ne lui soit pas arrivé malheur!

—Peut-être a-t-elle pu se sauver à temps. Je la verrai sans doute avant la nuit. C'est ici qu'elle viendra sûrement s'enquérir de son fiancé.

Le nain hocha la tête d'un air pensif.

—Elle ne viendra pas, dit-il.

—Qu'en sais-tu?

—Elle était entourée de cavaliers qui me paraissaient suspects. J'ai cru reconnaître dans le tas la gueule de loup de ce sacripant de don Gaspar Barrigon.

—Qu'est-ce que ce don Gaspar Barrigon?

—Comme qui dirait le sergent de Centurion. La Giralda, je le crains, a dû être victime'de quelque tentative d'enlèvement comme celle que j'avais déjà surprise. Centurion est tenace et, pour moi, il y a du Barba Roja là-dessous!

—Dans tous les cas, dit Juana, si elle revient, tu peux être tranquille. Je la cacherai ici et je veillerai sur elle. Je l'aime comme une soeur. Elle est si bonne, si tendre, si jolie!

Dès l'instant où sa jalousie n'était pas en cause, elle savait rendre à chacun la justice qui lui était due.

Le Chico approuva gravement de la tête, et:

—Je sais où est enfermé M. de Pardaillan, dit-il; j'ai vu où l'on a conduit don César. Il faut que je sache maintenant ce qu'est devenue la Giralda; et, si elle a été enlevée, comme je le crois, il faut que je découvre où on l'a enfermée. Demain, peut-être, don César quittera sa retraite, et je veux être à même de le renseigner. Je n'ai donc pas un instant à perdre. Est-ce tout ce que tu avais à me dire, Juana?

Elle eut une seconde d'hésitation et murmura faiblement:

—Oui!

—En ce cas, adieu, Juana!

—Pourquoi adieu? s'écria-t-elle, emportée malgré elle. C'est la deuxième fois que tu prononces ce mot qui me serre le coeur. Pourquoi pas au revoir? Ne te reverrai-je donc plus?

—Si fait bien.

Elle le regarda fixement. Il lui semblait qu'il lui cachait quelque chose. Son sourire et ses paroles sonnaient faux.

—Quand? insista-t-elle en le tenant sous son regard.

Évasivement, il répondit:

—Je ne peux pas te dire, tiens! Peut-être demain, peut-être dans quelques Jours. Cela dépendra des événements.

Alors, comme il paraissait uniquement préoccupé des autres et non d'elle, elle crut bien faire en disant:

—N'est-il pas entendu que je dois t'aider dans la délivrance du chevalier de Pardaillan? Il faut bien que tu me dises, quand le moment sera venu, en quoi je pourrai t'être utile.

Et, lui, il comprit que c'était surtout cela: la délivrance de Pardaillan qui lui tenait au coeur. Mais il était bien résolu à se passer d'elle. Pour rien au monde, il n'eût voulu la mêler à une aventure qu'il devinait devoir lui être fatale. Il se fût plutôt poignardé sur l'heure.

Néanmoins, comme il ne fallait pas lui laisser soupçonner ses intentions, il répondit avec une assurance qui la tranquillisa un peu:

—C'est convenu, tiens! Mais, pour que je te dise en quoi tu pourras m'aider, encore faut-il que je sache exactement ce que je veux faire. Je te jure qu'en ce moment je n'en sais rien. Je cherche. Puis, il y a la Giralda à retrouver. Tout cela sera peut-être long. Dès que mon plan sera établi, je te le ferai connaître. C'est promis.

Comme il parlait avec assurance! Qui lui eût dit que ce petit être si faible avait une tête si bien organisée et savait agir avec tant de décision! Aveugle, trois fois aveugle qu'elle avait été de l'avoir si longtemps méconnu!

Très doucement, avec un regard chargé de tendresse, elle dit:

—Va donc. Luis, et que Dieu te garde!

Il se sentit doucement ému. Luis, c'était son prénom. Très rarement—autant dire jamais—elle ne l'avait appelé par son petit nom. Et quelle inflexion, douce comme une caresse, elle avait mise dans ce mot! C'était tout son coeur qu'elle avait mis là, la pauvre petite Juana.

Vaguement, un inappréciable instant, il eut l'intuition que tous deux ils faisaient fausse route. Un mot, un seul, dit en ce moment, pouvait dissiper le malentendu qui les séparait.

Elle, cependant, le dévisageait de son oeil limpide, et toute son attitude était un cantique d'amour. Il ne vit rien. Il ne comprit rien. Comme il avait déjà fait, il s'inclina devant elle et dit en insistant sur les mots:

—Au revoir, Juana!

Et, comme il ébauchait un mouvement de retraite:

—Tu ne m'embrasses pas avant de partir?

Le cri lui avait échappé. C'avait été plus fort qu'elle. Et elle lui tendait les mains en disant ces mots.

Cette fois-ci, il n'y avait plus à douter ni à reculer.

Le Chico se courba lentement, effleura le bout des doigts qu'elle lui tendait et s'enfuit précipitamment.

Un long moment, elle resta debout, regardant fixement la porté par où il venait de sortir. Et elle songeait:

«Il m'a à peine effleurée du bout des lèvres. Autrefois, il se fût prosterné, eût couvert mes pieds, le bas de ma basquine et mes mains de baisers fous. Aujourd'hui, il s'est incliné comme un galant qui sait les usages fleuris. Il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais, alors.»

Elle se laissa tomber dans son fauteuil, mit sa tête dans ses deux mains et se mit à pleurer doucement, longuement, secouée de petits sanglots convulsifs, comme un tout-petit à qui on vient de faire une grosse peine.




XIV

FAUSTA

Pardaillan s'attendait à être jeté dans quelque cul-de-basse-fosse, Il se trompait.

La chambre dans laquelle le conduisaient quatre moines robustes, chargés de sa surveillance, était claire, propre, spacieuse, confortablement meublée d'un bon lit, d'un vaste fauteuil, d'un coffre à habits, d'une table, et munie de tous les objets nécessaires à une toilette complète.

Sans les épais barreaux croisés qui garnissaient la fenêtre, sans les doubles verrous extérieurs qui fermaient la porte massive, avec son judas très large percé au milieu, il eût pu se croire encore dans sa chambre de l'hôtellerie de la Tour.

Les moines geôliers l'avaient débarrassé de ses liens et s'étaient retirés en annonçant que sous peu le souper lui serait servi.

Naturellement, le premier soin de Pardaillan avait été de se rendre compte de la disposition des lieux, et il s'était vite persuadé de l'inutilité d'une tentative de fuite par la porte ou la croisée. Alors, comme il était couvert de sang et de poussière, il avait renvoyé à plus tard de rechercher les moyens de se tirer de là et s'était empressé de procéder à un nettoyage dont il avait grand besoin. Cela lui permit d'ailleurs de constater avec satisfaction qu'il n'avait que des écorchures insignifiantes.

Le souper qui lui fut servi était aussi plantureux que délicat et les vins des meilleurs crus de France et d'Espagne y figurèrent avec une profusion royale.

En fin gourmet qu'il était, il y fit honneur avec ce robuste appétit qui ne lui faisait jamais défaut, même dans les passes les plus critiques. Mais, tout en vidant les plats, tout en entonnant de fortes rasades, avec une conscience où il entrait certes plus de prévoyant calcul que d'appétit réel, il réfléchissait profondément.

Tout d'abord, il remarqua que, sur cette table somptueusement dressée, les mets, servis dans des plats d'argent massif, étaient préalablement découpés, et il n'avait à sa disposition, pour les porter à sa bouche, qu'une petit fourche en bois mince et flexible. Pas un couteau, pas une fourchette, rien qui pût, à la rigueur, devenir une arme.

Cette précaution extrême, les soins dont on paraissait vouloir l'entourer, la douceur exceptionnelle avec laquelle on le traitait, lui paraissaient étrangement suspects. Il sentait une indéfinissable inquiétude l'envahir sournoisement.

Tout de suite après ce succulent souper, il se sentit la tête lourde et il fut pris d'une irrésistible envie de dormir.

Il se jeta tout habillé sur le lit en murmurant dans un bâillement:

«C'est bizarre! D'où me vient cet impérieux besoin de sommeil? Mordieu! je n'ai pourtant pas bu outre mesure! La fatigue, sans doute...»

Lorsqu'il se réveilla, le lendemain matin, la tête plus lourde encore que lorsqu'il s'était couché, les membres brisés, il constata avec stupeur qu'il était complètement déshabillé et couché entre les draps.

«Oh! fit-il, me serais-je grisé à ce point! Je suis sûr pourtant de ne pas m'être déshabillé!»

Il sauta hors du lit et sentit ses jambes se dérober sous lui. Il éprouvait une lassitude comme il n'en avait jamais éprouvé de pareille, même après ses plus rudes journées.

Il se traîna, plutôt qu'il n'alla, vers le bassin de cuivre destiné à sa toilette, vida l'aiguière dedans et plongea sa figure dans l'eau fraîche. Après quoi, il alla à la fenêtre qu'il ouvrit toute grande. Il sentit un mieux sensible se manifester en lui. Ses idées lui revinrent plus lucides et, tout en grommelant, il prit ses vêtements pour s'habiller.

«Tiens! tiens! sourit-il, on a eu l'attention de remplacer mon costume en loques par celui-ci, tout neuf, ma foi!»

Il examina et palpa les différentes pièces du costume en connaisseur.

«Drap fin, beau velours nuance foncée, simple et solide. On connaît mes goûts apparemment», murmurait-il en faisant cette inspection.

Instinctivement, il chercha ses bottes et les aperçut à terre, au pied du lit. Il s'en empara aussitôt et les examina comme il avait fait du costume.

«Ah! Ah! voilà la clef du mystère! fit-il en éclatant de rire. C'est pour cela qu'on m'a fait prendre un narcotique.»

C'étaient bien ses bottes qu'on avait jugées en assez bon état pour ne pas les remplacer, ses bottes qu'on avait consciencieusement nettoyées. Seulement, on avait enlevé les éperons. Ces éperons consistaient en une tige d'acier longue et acérée, maintenue sur le cou-de-pied par des courroies.

En un moment, effroyablement critique, de son existence aventureuse, alors qu'il était enfermé avec son père dans une sorte de pressoir de fer où ils devaient être broyés, le chevalier avait détaché des éperons semblables, en avait donné un à son père, et, tous deux, pour se soustraire à l'horrible supplice, avaient froidement résolu de se poignarder avec cette arme improvisée. Depuis lors, en souvenir de cette heure de cauchemar, il avait continué à dédaigner l'éperon à mollette. Or, c'était ces éperons, qui pouvaient constituer à la rigueur un poignard passable, qu'on avait eu la précaution de lui enlever pendant son sommeil.

Tout en s'habillant, Pardaillan songeait:

«Que veut-on de moi? A-t-on craint que je me servisse de ces éperons pour frapper mes geôliers enfroqués? N'a-t-on pas voulu plutôt me mettre dans l'impossibilité de me soustraire par une mort volontaire au supplice qui m'est réservé?... Quel supplice?...»

Et, avec un sourire terrible:

«Ah! Fausta! Fausta quel compte terrible nous aurons à régler... si je sors vivant d'ici!»

Et, tout à coup:

«Et ma bourse?... Ils l'ont emportée avec mon costume déchiré... Peste! M. d'Espinosa me fait payer cher le costume qu'il m'impose!»

Au même instant, il aperçut sa bourse posée ostensiblement sur la table. Il s'en empara et l'empocha avec une satisfaction non dissimulée.

«Allons, murmura-t-il, je me suis trop hâté de mal juger... Mais, mort-diable! je ne vais plus oser boire ni manger maintenant, de crainte qu'on ne mélange encore quelque drogue endormante à ma pitance.»

Il réfléchit un instant, et:

«Non! fit-il en souriant, ils ont obtenu ce qu'ils voulaient. Il est à présumer qu'ils ne chercheront pas à m'endormir de nouveau. Attendons. Nous verrons bien.»

Comme il l'avait prévu, il put boire et manger sans éprouver aucun malaise, sans qu'aucune drogue fût mêlée à ses aliments.

Pendant trois jours, il vécut ainsi, sans voir d'autres personnes que les moines qui le servaient et le gardaient en même temps, sans jamais se départir d'un calme absolu, sans jamais lui dire une parole.

Il avait voulu les interroger, savoir, s'informer. Les religieux s'étaient contentés de le saluer gravement et profondément, et s'étaient retirés sans répondre à ses questions.

Le matin de ce troisième jour, il allait et venait dans sa prison, marchant d'un pas nerveux et saccadé pour se dérouiller, cherchant et combinant dans sa tête une foule de projets qu'il rejetait au fur et à mesure qu'ils naissaient. Il avait laissé sa fenêtre grande ouverte, comme il faisait tous les jours du reste, et il passait et repassait devant cette fenêtre.

Tout à coup, il entendit un bruit sourd. Il se retourna vivement et aperçut une balle grosse comme le poing qui venait d'être projetée, par la croisée ouverte. Avant même que de ramasser cette balle, il se précipita à la fenêtre et il aperçut une silhouette connue qui lui fit un signe furtif en traversant vivement le jardin sur lequel il avait vue.

«Le Chico! clama Pardaillan dans son esprit. Ah! le brave petit homme!... Comment diable a-t-il pu s'introduire ici?»

Il alla ramasser la balle, non sans s'assurer au préalable qu'il n'était pas épié par le judas percé au milieu de sa porte. Le judas était fermé... ou du moins il paraissait l'être.

Il alla se placer à la fenêtre, tournant ainsi le dos à la porte, et contempla l'objet qui venait de lui être jeté.

C'était un assez gros paquet de laine enroulé autour d'un corp dur. Il le défit rapidement et trouva un feuillet enroulé autour d'une pierre. Il déplia le feuillet et lut:

«Ne mangez rien, ne buvez rien de ce qu'on vous servira. On veut vous empoisonner. Avant trois jours, j'aurai réussi à vous faire évader. Si j'échoue, il sera temps pour vous de prendre le poison qui doit vous foudroyer. Patientez donc ces trois jours. Courage. Espoir.»

«Trois jours sans boire ni manger, songea Pardaillan en faisant la grimace, diable! A ce compte-là, je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux me résigner au poison tout de suite... Oui, mais si le Chico réussit?... Hum!... Que veut-il faire?... Bah! après tout, je ne mourrai pas pour trois jours de jeûne, tandis que je mourrai fort proprement du poison... d'autant que ces trois jours se réduisent à deux, attendu qu'il me reste de mon souper d'hier de quoi me nourrir aujourd'hui. Puisque j'ai mangé de ces provisions hier soir et que je ne suis pas encore mort, j'ai tout lieu de penser qu'elles ne sont pas empoisonnées. En conséquence, je puis encore en manger.»

Ayant ainsi décidé, il prit les provisions qui lui restaient, en fit deux parts, et attaqua bravement la première. Quand il ne resta plus miette de la ration qu'il s'était accordée, il prit la deuxième part et alla l'enfermer dans le coffre à habits. Et il attendit.

Il paraissait très calme en apparence, mais, de l'effort qu'il faisait pour se maîtriser, il sentait la sueur perler à son front. En effet, savait-il si on n'avait pas profité de son sommeil pour mêler à ces restes le poison qui devait le foudroyer, disait le billet de Chico.

Entre-temps, on lui avait apporté son déjeuner. Les moines qui le servaient avaient paru s'étonner de la disparition des restes du souper de la veille. Mais, comme le prisonnier avait refusé de toucher au déjeuner qu'ils apportaient, ils avaient dû penser que, pris d'une fringale subite, il avait préféré se contenter de ces restes et que, maintenant, il n'avait plus faim. Ils avaient donc laissé la table servie et s'étaient retirés, toujours sans ouvrir la bouche.

Certain maintenant de ne pas être empoisonné—pour le moment, du moins—il se mit à réfléchir.

A vrai dire, il s'étonnait un peu que Fausta et d'Espinosa n'eussent pas trouvé quelque supplice plus long, plus raffiné. Mais, somme toute, savait-il quel genre de poison lui serait administré? Savait-il si ce poison foudroyant ne le ferait pas souffrir, durant quelques minutes, plus que la plus cruelle des tortures? Puis, quoi? Il n'y avait pas à douter, il avait vu de ses propres yeux le Chico traverser furtivement le jardin et lui faire un geste amical. Donc, le billet était bien du nain, donc son avis devait être exact, donc il avait bien fait de le suivre.

Il fut interrompu dans ses réflexions par l'arrivée soudaine du grand inquisiteur.

«Enfin! songea Pardaillan, je vais savoir quelque chose.»

D'Espinosa avait son immuable visage calme, indifférent, pourrait-on dire. Dans son attitude aisée, correcte, pas l'ombre de défi, pas la moindre manifestation de satisfaction de son succès. On eût dit d'un gentilhomme venant faire une visite courtoise à un autre gentilhomme.

Dès que Pardaillan avait été emmené par ses hommes, d'Espinosa s'était rendu directement à la Tour de l'Or. C'est là, si on ne l'a pas oublié, que le cardinal Montalte et le duc de Ponte-Maggiore, réconciliés dans leur haine commune de Pardaillan, étaient soignés, sur l'ordre de d'Espinosa, par un moine médecin.

D'Espinosa avait décidé de les faire partir pour Rome et de se servir de leur influence réelle pour peser sur les décisions du conclave, à l'effet de faire élire un pape de son choix. Sans doute avait-il des moyens à lui d'imposer ses volontés, car, après une résistance sérieuse, le cardinal et le duc, vaincus, durent se résigner à obéir. Cependant, Ponte-Maggiore qui, n'étant pas prêtre, n'avait rien à espérer personnellement dans cette élection, s'était montré plus rebelle que Montalte qui, lui, prince de l'Eglise, était éligible et pouvait espérer succéder à son oncle Sixte-Quint.

D'Espinosa sentit que, pour vaincre définitivement la résistance de ces deux hommes que la jalousie torturait, il lui fallait leur prouver qu'ils pouvaient quitter Fausta sans avoir rien à redouter de Pardaillan. Il n'avait pas hésité un seul instant.

Très faibles encore, leurs blessures à peine cicatrisées, il les avait conduits au couvent San Pablo, les avait fait pénétrer dans la chambre de Pardaillan et le leur avait montré, profondément endormi, sous l'influence du narcotique puissant qui avait été versé dans son vin. Et il leur avait dit ce qu'il comptait en faire.

Et ils étaient partis, sûrs que, désormais, Pardaillan n'existait plus. Quant à Fausta, leur mission remplie, ils sauraient bien la retrouver et, en attendant, délivrés du cauchemar de Pardaillan, ils se surveillaient mutuellement très étroitement, repris par leur haine jalouse, l'un contre l'autre.

—Monsieur le chevalier, dit doucement d'Espinosa, comme s'il se fût excusé, vous me voyez désespéré de la violence que j'ai été contraint de vous faire.

—Monsieur le cardinal, répondit poliment Pardaillan, votre désespoir me touche à un point que je ne saurais dire.

—Convenez du moins, monsieur, que j'ai tout fait pour vous éviter cette fâcheuse extrémité.

—Je confesse volontiers que vous m'avez averti loyalement. Quoique, à vrai dire, je cherche vainement cette même loyauté dans la manière spéciale dont vous vous êtes emparé de ma personne.

—Ceci doit vous prouver, dit gravement d'Espinosa, et l'importance que j'attachais à m'assurer de votre personne et la haute estime que je professe pour votre force et votre vaillance.

—L'honneur n'est pas mince, j'en conviens, fit Pardaillan, avec son plus gracieux sourire. Il a du moins cet avantage de me rassurer pleinement sur l'avenir de mon pays. Jamais votre maître ne régnera chez nous. Il lui faut renoncer à ce rêve.

—Pourquoi cela, monsieur?

—Mais, sourit Pardaillan, avec son air ingénu, s'il faut mille Espagnols pour arrêter un Français, convenez que je peux être bien tranquille. Jamais S.M. Philippe d'Espagne n'aura assez de troupes pour s'emparer de la plus mince portion de la plus petite de nos provinces!

—Il vous plaît d'oublier, monsieur, que tous les Français ne valent pas M. de Pardaillan.

—Paroles précieuses, venant d'un homme tel que vous, répondit Pardaillan, en s'inclinant. Mais, prenez garde, monsieur, avec de telles paroles, vous allez m'inciter à pécher par orgueil!

—S'il en est ainsi, je suis prêtre, vous le savez, et ne vous refuserai pas l'absolution. Mais je suis venu ici m'assurer si vous ne manquez de rien et si, durant cette longue semaine de détention, on a bien eu pour vous tous les égards auxquels vous avez droit.

—Mille grâces, monsieur. Je suis on ne peut mieux traité. C'est à tel point que, lorsqu'il me faudra quitter ces lieux—car il faudra bien que je m'en aille—j'éprouverai un véritable déchirement. Mais, puisque vous êtes si bien disposé à mon égard, tirez-moi, je vous prie, de l'incertitude où je suis plongé par suite de vos paroles.

—Parlez, monsieur de Pardaillan.

—Eh bien, vous venez de dire que j'ai passé une longue semaine de détention. Quel jour sommes-nous donc?

—Samedi, monsieur, ne le savez-vous pas? fit d'Espinosa avec surprise.

—Pardonnez-moi d'insister, monsieur. Vous êtes bien sûr que c'est aujourd'hui samedi?

D'Espinosa le considéra une seconde avec une surprise grandissante et une inquiétude qu'il ne cherchait pas à dissimuler. Pour toute réponse, il porta à ses lèvres un petit sifflet d'argent et fit entendre une modulation. A cet appel, deux moines parurent aussitôt.

—Quel jour sommes-nous? demanda d'Espinosa.

—Samedi, monseigneur, répondirent les moines d'une même voix.

D'Espinosa fit un geste impérieux. Les deux moines sortirent sans ajouter un mot de plus.

—Vous voyez, dit alors d'Espinosa en se tournant vers Pardaillan qui songeait:

«Ainsi donc j'aurai dormi sans m'en douter deux jours et deux nuits. Bizarre! Où veut-il en venir et quel sort me réserve-t-il?»

Voyant qu'il se taisait, d'Espinosa reprit avec une sollicitude que trahissait l'attention soutenue avec laquelle il le dévisageait:

—Se peut-il que vous ayez été impressionné à ce point que vous avez perdu la notion du temps? Depuis combien de temps pensiez-vous être ici?

—Depuis trois jours seulement, dit Pardaillan en le fouillant de son clair regard.

—Seriez-vous malade? dit d'Espinosa qui paraissait très sincère.

Et remarquant alors le déjeuner encore intact:

—Dieu me pardonne! vous n'avez pas touché à votre repas. Ce menu ne vous convient-il pas? Les vins ne sont-ils pas de votre goût? Commandez ce qui vous plaira le mieux. Les révérends pères qui vous gardent ont l'ordre formel de contenter tous vos désirs, quels qu'ils soient...

—De grâce, monsieur, quittez tout souci à mon sujet.

Vous me voyez vraiment confus des soins et des prévenances dont vous m'accablez.

S'il y avait une ironie dans ces paroles, elle était si bien voilée que d'Espinosa ne la perçut pas.

—Je vois ce que c'est, dit-il d'un air paternel. Vous manquez d'exercice. Oui. Évidemment, un homme d'action comme vous s'accommode mal à ce régime sédentaire. Une promenade au grand air vous fera du bien. Vous serait-il agréable de faire, avec moi, un tour dans les jardins du couvent?

—Cela me sera d'autant plus agréable, monsieur, que le plaisir de la promenade se doublera de l'honneur de votre compagnie.

—Venez donc, en ce cas.

De nouveau d'Espinosa fit entendre un appel de son sifflet d'argent. De nouveau les deux moines reparurent et se tinrent immobiles.

—Monsieur le chevalier, dit d'Espinosa en écartant les moines d'un geste, je passe devant vous pour vous montrer le chemin.

—Faites, monsieur.

Et il passa devant les moines qui ne sourcillèrent pas. Seulement, dès que Pardaillan et d'Espinosa se furent engagés dans le couloir, les deux moines rejoignirent deux autres moines qui étaient restés dehors et tous les quatre ils se mirent à suivre silencieusement leur prisonnier, se maintenant toujours à quelques pas derrière lui, s'arrêtant quand il s'arrêtait, reprenant leur marche dès qu'il se remettait à marcher.

En sorte que Pardaillan, qui avait accepté cette promenade avec le vague espoir qu'une occasion inespérée se présenterait peut-être de fausser compagnie à son obligeant guide, dut s'avouer que ce serait une insigne folie de tenter quoi que ce soit dans ces conditions.

Et, quand bien même il serait parvenu à se défaire du grand inquisiteur, comment fût-il sorti de ce dédale de couloirs larges et clairs, étroits et obscurs, sans cesse sillonnés en tous sens par des groupes de religieux? Comment enfin eût-il pu franchir les hautes murailles qui ceinturaient cours et jardins de tous côtés?

Il estima que le mieux était de ne rien tenter pour le moment. Mais, tout en marchant posément à côté d'Espinosa, tout en paraissant écouter avec une attention souriante les explications qu'il lui donnait complaisamment sur les occupations variées des membres de la communauté, il se tenait sur ses gardes, prêt à saisir la moindre occasion propice qui se présenterait.

Pardaillan se disait que d'Espinosa n'était pas homme à lui faire faire une promenade dans les jardins, d'ailleurs admirables, uniquement par humanité. Il pensait, non sans raison, que le grand inquisiteur avait une idée bien arrêtée qu'il finirait par exprimer.

Mais d'Espinosa continuait à parler de choses indifférentes.

Toujours accompagné de Pardaillan, il franchit une dizaine de marches et s'engagea dans une large galerie.

Cette galerie s'étendait sur toute la longueur du corps de bâtiment où ils se trouvaient. Tout un côté était occupé par de minces colonnettes dans le style mauresque, reliées entre elles par un garde-fou qui était une merveille de mosaïque et de sculpture.

Cela constituait une longue suite de larges baies par où la lumière entrait à flots. Le côté opposé était percé, de distance en distance, de portes massives: cellules sans doute.

Sur le seuil de la galerie, une dizaine de moines, qui paraissaient les attendre, les entourèrent silencieusement. Pardaillan remarqua la manoeuvre. Il remarqua aussi que ces moines étaient taillés en athlètes.

«Bon! songea-t-il avec un mince sourire, nous approchons du dénouement. Mais diantre! il paraît que ce que M. d'Espinosa veut faire ne laisse pas que de l'inquiéter, puisqu'il me fait garder de près par ces dignes révérends qui me paraissent taillés pour porter la cuirasse plutôt que le froc!»

La galerie, comme l'avait remarqué Pardaillan, était sillonnée, en tous sens, par une infinité de moines qui paraissaient surtout garder les baies.

D'Espinosa s'arrêta devant la première porte qu'il rencontra.

—Monsieur le chevalier, dit-il d'une voix sans accent, je n'ai personnellement aucun sujet de haine contre vous. Me croyez-vous?

—Monsieur, dit froidement Pardaillan, puisque vous me faites l'honneur de me le dire, je ne saurais en douter.

D'Espinosa opina gravement de la tête et reprit:

—Mais je suis investi de fonctions redoutables, terribles, et, quand je suis dans l'exercice de ces fonctions, l'homme que je suis doit s'effacer, céder complètement la place au grand inquisiteur, c'est-à-dire à un être exceptionnel, inaccessible à tout sentiment de pitié, froidement implacable dans l'accomplissement des devoirs de sa charge. En ce moment c'est le grand inquisiteur qui vous parle.

—Eh! morbleu! monsieur, ce que vous avez à dire est donc si difficile! Que redoutez-vous! Je suis seul, sans armes, à votre merci. Grand inquisiteur ou non, videz votre sac un bon coup et n'en parlons plus.

—Vous avez insulté à la majesté royale. Vous êtes condamné. Vous devez mourir.

—A la bonne heure! Voilà qui est franc, net, catégorique. Que ne le disiez-vous tout de suite? Je suis condamné, je dois mourir. Reste à savoir comment vous comptez m'assassiner.

Avec la même impassibilité, d'Espinosa expliqua:

—Le châtiment doit être toujours proportionné au crime. Le crime que vous avez commis est le plus impardonnable des crimes. Donc le châtiment doit être terrible. Il faut aussi que le châtiment soit proportionné à la force morale et physique du coupable. Sur ce point, vous êtes une nature exceptionnelle. Vous ne vous étonnerez donc pas que le châtiment qui vous sera infligé soit exceptionnellement rigoureux. La mort n'est rien, en elle-même.

—C'est la manière de la donner. Ce qui revient à dire que vous avez inventé à mon intention quelque supplice sans nom.

Pardaillan disait ces mots avec ce calme glacial qui masquait ses émotions lorsqu'elles étaient, comme en ce moment, à leur paroxysme et qu'il méditait quelque coup de folie comme il en avait tenté quelques-uns dans sa vie si bien remplie. D'Espinosa, si observateur qu'il fût, devait s'y laisser prendre. Il ne vit que l'attitude, qu'il admira d'ailleurs en connaisseur, et ne soupçonna pas ce qu'elle cachait de menaçant pour lui. Il répondit donc, sans ironie aucune:

—J'ai, du premier coup d'oeil, reconnu votre haute intelligence. Je ne suis donc pas étonné de la facilité avec laquelle vous savez comprendre à demi-mot. Pourtant, en ce qui concerne le supplice dont vous parlez, je dois à la vérité de dire que j'ai été puissamment aidé par les conseils de Mme la princesse Fausta, laquelle, je ne sais pourquoi, vous veut la malemort.

—Oui, je le savais, gronda Pardaillan d'une voix blanche. J'espère bien avoir, avant de mourir, la joie de lui dire les deux mots que j'ai à lui dire. Mais vous, monsieur, savez-vous que vous êtes un dangereux reptile? Savez-vous que l'envie me démange furieusement de vous étrangler, pendant que je vous tiens?

Il avait abattu sa main sur l'épaule d'Espinosa, et d'une voix basse il lui jetait ces paroles menaçantes dans la figure.

Le grand inquisiteur ne sourcilla pas. Il ne fit pas un geste pour se soustraire à son étreinte. Ses yeux ne se baissèrent pas devant le regard ardent du chevalier, et sans rien perdre de son impassibilité, comme s'il n'eût pas été en cause:

—Je le sais, dit-il simplement. Mais vous n'en ferez rien. Vous devez bien penser que je ne suis pas homme à m'exposer à votre fureur sans avoir pris mes précautions.

Pardaillan jeta un coup d'oeil rapide autour de lui et il vit que le cercle des moines s'était resserré autour de lui. Il comprit qu'en effet il n'aurait pas le temps de mettre sa menace à exécution. Une fois encore il serait écrasé par le nombre. Il secoua furieusement la tête et, sans lâcher prise, appuyant plus lourdement sa main sur l'épaule de son ennemi:

—Je vous entends, dit-il d'une voix sifflante. Ceux-ci tomberont sur moi. Mais je puis en courir le risque. Et puis, qui sait si...

—Non, interrompit d'Espinosa sans rien perdre de son calme, ce que vous espérez ne se réalisera pas. Avant que vous ayez pu me frapper, vous serez saisi par les révérends pères.

—Savez-vous ce que vous gagnerez à la tentative désespérée que vous méditez? C'est que je serai contraint de vous faire enchaîner.

Par un effort surhumain, Pardaillan réussit à maîtriser la colère qui grondait en lui. Les moines qui l'entouraient n'avaient pas fait un geste. Les yeux fixés sur le grand inquisiteur, ils attendaient, immobiles et muets, qu'il leur donnât, d'un signe, l'ordre d'agir.

En un éclair de lucidité Pardaillan entrevit tout cela; il comprit les conséquences irréparables que son geste pourrait avoir et qu'il était à la merci de son redoutable adversaire. Les mains libres, il pouvait encore espérer. Couvert de chaînes, c'en était fait de lui.

Il lui fallait donc conserver à tout prix la liberté de ses mouvements, puisque cela seul lui permettrait de mettre à profit la chance si elle se présentait. Lentement, comme à regret, il desserra son étreinte et gronda:

—Soit, vous avez raison.

Comme s'il eût jugé l'incident définitivement clos, d'Espinosa se tourna vers la porte devant laquelle il s'était arrêté, et cette porte s'ouvrit à l'instant même.

A l'instant même aussi, les moines se reculèrent, agrandirent leur cercle, comme s'ils avaient compris que leur intervention devenait inutile. Mais, de loin comme de près, ils surveillaient attentivement les moindres gestes du grand inquisiteur, sans perdre de vue pour cela leur prisonnier.

La porte qui venait de s'ouvrir donnait accès sur une étroite cellule. Il n'y avait là aucun meuble et la petite pièce ne recevait le jour que par la porte qui venait de s'ouvrir.

Les murs de la cellule étaient blanchis à la chaux, le sol était recouvert de dalles blanches. Tout autour couraient de petites rigoles destinées à l'écoulement des eaux. Mais quelles eaux, puisqu'il n'y avait rien là-dedans?

Par-ci par-là, sur les murs, des taches brunâtres, suspectes. Sur les dalles, des petites flaques de même teinte et de même apparence. C'était froid et sinistre, sinistre surtout. Qu'était-ce donc que cette cellule? Un cachot? Une tombe? Quoi?...

Et cependant ce lieu qui suintait l'horreur était habité. Et voici ce que les yeux exorbités de Pardaillan virent:

Au milieu de la pièce, face à la porte qui venait de s'ouvrir toute grande, un homme—une loque humaine était solidement attaché sur une sorte de chaise de bois dont les pieds étaient rivés au sol par de solides crampons de fer.

Les jambes de l'homme étaient enchaînées aux pieds de la chaise; son buste était maintenu droit contre le dossier de bois par une infinité de cordes; la tête, maintenue par un carcan de fer, ne pouvait pas faire un mouvement; presque sous le menton, une épaisse traverse de bois, percée de deux trous, pressait la poitrine de l'homme et, dans ces deux trous, ses mains emprisonnées pendaient mollement.

A côté du patient, un moine robuste, le froc relevé jusqu'à la ceinture, les larges manches retroussées laissant à nu des biceps puissants, maniait, de ses pattes énormes, de minuscules et bizarres instruments qu'il examinait attentivement sans paraître se soucier le moins du monde de la victime qui, les traits contractés par l'horreur et l'angoisse, le regardait faire avec des yeux où luisait une épouvante qui confinait à la folie.

Le moine obéissait sans doute à des ordres préalablement donnés, car, sans jeter un coup d'oeil sur les spectateurs de cette scène fantastique, il se mit à l'oeuvre dès qu'il eut terminé l'inspection de ses instruments.

Il saisit le pouce du condamné dans une petite pince qu'il avait prise. Aussitôt, malgré les liens qui l'enserraient de toutes parts, l'homme eut une secousse terrible, à faire croire qu'il allait briser ses cordes; en même temps un hurlement long, lugubre, terrifiant, s'échappa de ses lèvres contractées.

Le moine, impassible, secoua son outil. Quelque chose de blanc et de rouge tomba sur les dalles, tandis que, du bout du doigt qu'il venait de lâcher, une petite pluie rouge tombait goutte à goutte sur le sol et l'ensanglantait: le moine venait d'arracher l'ongle. Posément, méthodiquement, avec une lenteur effroyable, le moine-bourreau saisit l'index comme il avait saisi le pouce. Le supplicié se tordit comme un ver, une expression de souffrance atroce s'étendit sur sa face convulsée; le même hurlement, qui n'avait plus rien d'humain, se fit entendre à nouveau, suivi de la même petite pluie sanglante, du même geste indifférent du bourreau jetant négligemment à terre l'ongle auquel adhéraient des lambeaux de chair.

Au troisième doigt, l'homme s'évanouit. Alors, le bourreau s'arrêta. Il prit, dans une trousse posée à terre, différents ingrédients, apportés pour ce cas prévu, et se mit, non pas à panser les plaies affreuses qu'il venait de faire, mais à rappeler l'homme à lui avec le même soin, la même froide impassibilité qu'il avait mis à le torturer.

Quand le malheureux, sous l'action des remèdes énergiques qui lui étaient administrés, reprit ses sens, le moine replaça soigneusement ses ingrédients à leur place, reprit ses outils et recommença son horrible besogne.

Pardaillan, livide, les ongles incrustés dans la paume des mains pour ne pas crier son horreur et son dégoût, Pardaillan, se demandant s'il n'était pas en proie à quelque hideux cauchemar, remué d'une pitié immense, sentant son coeur se soulever d'indignation, dut assister, impuissant, à cette scène atroce.

Lorsque le cinquième ongle tomba, les hurlements du patient s'étaient changés en râles étouffés, et le bourreau, toujours effroyablement insensible et méthodique, se disposait à passer à la deuxième main.

—Horrible! horrible! murmura le chevalier, malgré lui, sans savoir ce qu'il disait, peut-être.

Froidement, d'Espinosa formula:

—Ceci n'est rien!... Passons!

Et ils passèrent, en effet. Et Pardaillan s'éloigna en frémissant de la sombre porte qui venait de se refermer.

—Le crime de cet homme, disait d'Espinosa d'une voix paisible, n'est rien, comparé à celui que vous avez osé commettre.

Pardaillan comprit le sens déguisé de ces paroles, qui signifiaient évidemment que le supplice qui lui serait infligé à lui, Pardaillan, dépasserait ce qu'il venait de voir. Il se raidit pour combattre l'épouvante qui se glissait sournoisement en lui.

Il se rendait d'ailleurs parfaitement compte que cette épouvante provenait surtout de l'ébranlement nerveux qu'il venait d'éprouver, et il se disait, non sans angoisse, que, si d'Espinosa s'avisait de le faire assister coup sur coup à des spectacles de ce genre, cela amènerait chez lui une dépression morale qu'il n'était pas sûr de pouvoir surmonter.

Ils franchirent ainsi, silencieusement, quelques mètres, pendant lesquels Pardaillan s'efforça de maîtriser ses nerfs mis à une si rude épreuve.

Au bout d'une vingtaine de pas, deuxième porte: deuxième arrêt. Pardaillan frémit.

Comme la première, cette porte s'ouvrit d'elle-même. Comme la première, elle démasqua une cellule en tous points semblable à la précédente, occupée par un moine-bourreau et par un condamné. Celui-ci, comme le premier, était maintenu assis sur un siège de bois. Seulement, celui-ci avait les bras attachés en croix et le torse, nu, bien à découvert, ne supportait aucune entrave qui eût probablement gêné le tortionnaire. Comme le premier, ce moine-bourreau commença son effroyable besogne, dès que la porte se fut ouverte.

Muni d'un instrument à lame fine et acérée, il pratiqua une incision sur toute la largeur de la poitrine du patient et se mit en devoir de le dépouiller tout vif. Comme précédemment, des hurlements affreux se firent entendre, suivis de plaintes et de râles étouffés, au fur et à mesure que, l'horrible besogne s'avançant, le patient perdait de plus en plus ses forces.

Le bourreau, avec une adresse remarquable, avec une sorte de délicatesse épouvantable, tirait sur la peau, qui se détachait, la rabattait, fouillait de son scalpel les chairs pantelantes, mettait à nu les veines, les artères, les nerfs.

Et, de temps en temps, d'un geste sinistre dans son indifférence, il prenait une poignée de sel pilé et retendait doucement sur ces pauvres chairs sanglantes, et, alors, les hurlements redoublaient, perçaient le cerveau de Pardaillan comme des lames rougies à blanc.

Et, de cet amas sans nom, qui avait été une poitrine humaine, des filets de sang s'écoulaient lentement, tombaient sur îles dalles qui rougissaient, allaient se perdre dans les rigoles que nous avons signalées et dont Pardaillan, affolé, comprenait maintenant l'utilité.

—Passons, dit d'Espinosa sur le même ton bref et indifférent.

Et, comme il l'avait déjà fait, d'Espinosa répéta avec une insistance grosse de menaces sous-entendues:

—Le crime de cet homme n'est rien, comparé à celui que vous avez commis.

Et ils passèrent encore, comme disait le grand inquisiteur avec son sinistre laconisme. Seulement, cette deuxième porte ne se referma pas comme la première, en sorte que, Pardaillan, en s'éloignant d'un pas qu'il allongeait inconsciemment, délivré de l'horrifiante vision, continua d'être poursuivi par les plaintes sourdes, alternant avec les hurlements de douleur, qui s'échappaient de cette porte restée ouverte et emplissaient la galerie de leurs lugubres sons.

«Mordieu! s'écria-t-il avec fureur, vais-je être obligé de contempler longtemps d'aussi sauvages spectacles? Par Pilate! ce misérable a donc juré de me rendre fou!»

Or, voici que ce mot éclata dans sa tête comme un coup de tonnerre.

Une lueur aveuglante se fit dans son esprit et, comme si ce mot eût déchiré le voile qui obscurcissait sa mémoire, tout à coup, il se rappela les paroles échangées entre Fausta et d'Espinosa lors de son algarade avec Bussi-Leclerc, et il crut comprendre le sens mystérieux de l'adieu de Fausta: «Tu me reverras peut-être, mais tu ne me reconnaîtras pas.» Et il clama dans sa pensée:

«Oh! ces deux misérables ont-ils donc réellement prémédité de me faire sombrer dans la folie! Et c'est Fausta qui a inventé cela! Eh! je me souviens maintenant, c'est moi-même qui, en raillant, lui ai conseillé de me frapper dans mon intelligence. La diabolique créature m'a pris au mot... Je croyais la connaître et je suis forcé de m'avouer que je ne l'eusse jamais supposée capable d'une telle scélératesse!»

Ayant deviné, ou ayant cru deviner à quoi tendait l'épouvantable spectacle que lui présentait d'Espinosa, il souffla bruyamment, comme quelqu'un qui se trouve déchargé du lourd fardeau qui l'oppressait, cuirassa son coeur pour le rendre momentanément insensible, commanda à ses nerfs de se maîtriser et, très calme en apparence, il suivit son sinistre guide, résolu à tout voir et tout entendre.

A la troisième porte, troisième arrêt. Là, c'était un malheureux qu'on tenaillait avec des fers rougis à blanc. Et le moine tortionnaire, avec une insensibilité égale à celle des deux autres, se penchait sur un récipient placé sur un réchaud, y puisait une cuillerée d'un liquide blanchâtre vaguement mousseux et vidait lentement la cuiller dans le trou béant que les tenailles venaient de faire dans la chair. Ce qu'il versait ainsi sur les plaies, c'était un mélange d'huile bouillante, de plomb et d'étain fondus. Et le malheureux qui subissait cet effroyable supplice, effrayant à voir, poussait des hurlements qui n'avaient plus rien d'humain, et, d'une voix de dément—peut-être devenu subitement fou—rugissait: «Encore!... Encore!...»

Et ses clameurs se mêlaient aux plaintes de l'écorché vivant que le moine-bourreau continuait de travailler.

Sous l'oeil froid et investigateur de d'Espinosa, Pardaillan se raidissait pour ne rien laisser paraître de ses impressions. Et, aux yeux de d'Espinosa, il pouvait passer pour très calme, parfaitement maître de lui. Mais, pour quelqu'un qui l'eût bien connu, la fixité étrange du regard, la teinte terreuse répandue sur ses joues, une imperceptible crispation des lèvres, très pâles ou trop rouges, parce qu'il venait de les mordre, eussent été autant d'indices visibles de l'émotion qui l'étreignait et de l'effort surhumain qu'il faisait pour la surmonter.

Une fois encore, d'Espinosa prononça son glacial: «Passons!» Une fois encore il ajouta que le crime du misérable qui râlait et hurlait tour à tour n'était rien, comparé au crime de Pardaillan.

Et l'affolante, l'hallucinante promenade se poursuivit à travers l'interminable galerie pleine maintenant des rugissements, des plaintes, des sanglots, des supplications, des menaces et des blasphèmes des malheureux que le délire sanguinaire de l'inquisiteur soumettait à des supplices que nous avons peine à concevoir aujourd'hui.

Après l'homme tenaillé vivant, ce fut l'homme à qui l'on brisa les membres à coups de masse de fer, puis celui à qui l'on creva les yeux, et celui à qui l'on arracha la langue, en passant par le supplice du chevalet, celui de l'eau, sans compter celui à qui l'on enferma les mains dans des peaux humides contenant du sel, qu'on faisait sécher en les exposant à la flamme d'un réchaud.

La porte d'une de ces cellules ne s'ouvrit pas. Un moine poussa un guichet et Pardaillan vit une demi-douzaine de chats qu'on avait rendus hydrophobes en les privant de boisson, se ruer sur un homme entièrement nu et le mettre en pièces à coups de leurs griffes acérées.

Tout ce que l'imagination la plus déréglée peut concevoir de supplices infâmes, de raffinements de torture inouïs, passa là, sous ses yeux, et, de toutes ces portes demeurées ouvertes, jaillissaient des gémissements qui eussent attendri un tigre.

Et, à chaque porte, d'Espinosa répétait son immuable: «Passons!» toujours suivi de la comparaison du crime du malheureux qui agonisait et qui n'était toujours rien, comparé au crime de Pardaillan.

Enfin, la fin de la fantastique galerie arriva. Pardaillan se crut délivré de l'effrayant cauchemar qu'il vivait depuis une heure. Malgré ses effort, malgré son stoïcisme, il sentait sa raison chanceler. Et la pitié qu'il ressentait pour ces malheureuses victimes, dont il ignorait le crime, était telle qu'il oubliait que cette effrayante série de supplices sans nom qu'on faisait défiler sous ses yeux n'avait qu'un but: lui rappeler que tout ce qu'il voyait là d'horrible et d'affreux n'était rien, comparé à ce qui l'attendait, lui.

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