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Les possédés

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— S'il en est ainsi, la rencontre peut continuer, dit Maurice
Nikolaïévitch à Gaganoff.

À la reprise du combat, les mêmes incidents se reproduisirent; la balle de Gaganoff s'égara encore, et celle de Stavroguine passa à une archine au-dessus du chapeau d'Artémii Pétrovitch. Cette fois, pour éviter de nouvelles récriminations, Nicolas Vsévolodovitch, bien que décidé à épargner son adversaire, avait feint de le viser, mais celui-ci ne s'y trompa point:

— Encore! hurla-t-il en grinçant des dents; — n'importe, j'ai été provoqué, et j'entends user des avantages de ma position. Je réclame l'échange d'une troisième balle.

— C'est votre droit, déclara Kiriloff.

Maurice Nikolaïévitch ne dit rien. Les combattants se remirent en place. Quand le signal fut donné, Gaganoff s'avança jusqu'à la barrière et là, c'est-à-dire à douze pas de distance, commença à coucher en joue Stavroguine. Ses mains tremblaient trop pour lui permettre de bien tirer. Nicolas Vsévolodovitch, le pistolet baissé, attendait immobile le feu de son adversaire.

— C'est trop longtemps viser! cria violemment Kiriloff; — tirez! tirez!

Au même instant une détonation retentit, et le chapeau de castor blanc de Nicolas Vsévolodovitch roula à terre. L'ingénieur le ramassa et le tendit à son ami. Le coup n'avait pas été mal dirigé, la coiffe était percée fort près de la tête, il s'en fallait de quatre verchoks que la balle n'eût atteint le crâne. Pendant que Stavroguine examinait son chapeau avec Kiriloff, il semblait avoir oublié Artémii Pétrovitch.

— Tirez, ne retenez pas votre adversaire! cria Maurice
Nikolaïévitch excessivement agité.

Nicolas Vsévolodovitch frissonna, il regarda Gaganoff, se détourna, et, cette fois, sans aucune cérémonie, lâcha son coup de pistolet dans le bois. Le duel était fini. Gaganoff resta comme écrasé. Maurice Nikolaïévitch s'approcha de lui et se mit à lui parler; mais Artémii Pétrovitch n'eut pas l'air de comprendre. En s'en allant, Kiriloff ôta son chapeau et salua d'un signe de tête Maurice Nikolaïévitch. Quant à Stavroguine, il ne se piqua plus de courtoisie; après avoir tiré comme je l'ai dit, il ne se retourna même pas vers la barrière, rendit son arme à Kiriloff et se dirigea à grand pas vers l'endroit où se trouvaient les chevaux. Son visage respirait la colère, il gardait le silence, Kiriloff se taisait aussi. Tous deux montèrent à cheval et partirent au galop.

III

Au moment où il approchait de sa demeure, Nicolas Vsévolodovitch interpella Kiriloff avec impatience:

— Pourquoi vous taisez-vous?

— Qu'est-ce qu'il vous faut? répliqua l'ingénieur.

Sa monture se cabrait, et il avait fort à faire pour n'être pas désarçonné.

Stavroguine se contint.

— Je ne voulais pas offenser ce… cet imbécile, et je l'ai encore offensé, dit-il en baissant le ton.

— Oui, vous l'avez encore offensé, répondit Kiriloff; — et, d'ailleurs, ce n'est pas un imbécile.

— J'ai pourtant fait tout ce que j'ai pu.

— Non.

— Qu'est-ce qu'il fallait donc faire?

— Ne pas le provoquer.

— Supporter encore un soufflet?

— Oui.

— Je commence à n'y rien comprendre! reprit avec colère Nicolas Vsévolodovitch, — pourquoi tous attendent-ils de moi ce qu'ils n'attendent pas des autres? Pourquoi souffrirais-je ce que personne ne souffre, et me chargerais-je de fardeaux que personne ne peut supporter?

— Je pensais que vous-même cherchiez ces fardeaux?

— Je les cherche?

— Oui.

— Vous… vous vous en êtes aperçu?

— Oui.

— Cela se remarque donc?

— Oui.

Ils gardèrent le silence pendant une minute. Stavroguine avait l'air très préoccupé.

— Si je n'ai pas tiré sur lui, c'est uniquement parce que je ne voulais pas le tuer; je vous assure que je n'ai pas eu une autre intention, dit Nicolas Vsévolodovitch avec l'empressement inquiet de quelqu'un qui cherche à se justifier.

— Il ne fallait pas l'offenser.

— Comment devais-je faire alors?

— Vous deviez le tuer.

— Vous regrettez que je ne l'aie pas tué?

— Je ne regrette rien. Je croyais que vous vouliez le tuer. Vous ne savez pas ce que vous cherchez.

— Je cherche des fardeaux, fit en riant Stavroguine.

— Puisque vous-même ne vouliez pas verser son sang, pourquoi vous êtes-vous mis dans le cas d'être tué par lui.

— Si je ne l'avais pas provoqué, il m'aurait tué comme un chien.

— Ce n'est pas votre affaire. Il ne vous aurait peut-être pas tué.

— Il m'aurait seulement battu?

— Ce n'est pas votre affaire. Portez votre fardeau. Autrement il n'y a pas de mérite.

— Foin de votre mérite! je ne tiens à en acquérir aux yeux de personne.

— Je croyais le contraire, observa froidement Kiriloff.

Les deux cavaliers entrèrent dans la cour de la maison.

— Voulez-vous venir chez moi? proposa Nicolas Vsévolodovitch.

— Non, je vais rentrer, adieu, dit Kiriloff.

Il descendit de cheval et mit sous son bras la boîte qui contenait ses pistolets.

— Du moins vous n'êtes pas fâché contre moi? reprit Stavroguine qui tendit la main à l'ingénieur.

— Pas du tout! répondit celui-ci en revenant sur ses pas pour serrer la main de son ami. — Si je porte facilement mon fardeau, c'est parce que ma nature s'y prête; la vôtre vous rend peut-être votre charge plus pénible. Il n'y a pas à rougir de cela.

— Je sais que je n'ai pas de caractère, aussi je ne me donne pas pour un homme fort.

— Vous faites bien. Allez boire du thé.

Nicolas Vsévolodovitch rentra chez lui fort troublé.

IV

Fort contente d'apprendre que son fils s'était décidé à faire une promenade à cheval, Barbara Pétrovna avait elle-même donné l'ordre d'atteler, et elle était allée «comme autrefois respirer l'air pur»: telle fut la nouvelle qu'Alexis Égorovitch s'empressa de communiquer à son barine.

— Est-elle sortie seule ou avec Daria Pavlovna? demanda aussitôt
Nicolas Vsévolodovitch.

Sa mine se renfrogna lorsque le domestique répondit que Daria Pavlovna se sentant indisposée avait refusé d'accompagner la générale et se trouvait maintenant dans sa chambre.

— Écoute, vieux, commença Stavroguine, comme s'il eût pris une résolution subite, — tiens-toi aux aguets pendant toute cette journée et, si tu t'aperçois qu'elle se rend chez moi, empêche-la d'entrer; dis-lui que d'ici à quelques jours je ne pourrai la recevoir, que je la prie de suspendre ses visites… et que je l'appellerai moi-même quand le moment sera venu, tu entends?

— Je le lui dirai, fit Alexis Égorovitch.

Il baissait les yeux, et son chagrin semblait prouver que cette commission ne lui plaisait guère.

— Mais dans le cas seulement où tu la verrais prête à entrer chez moi.

— Soyez tranquille, il n'y aura pas d'erreur. C'est par mon entremise que ses visites ont eu lieu jusqu'à présent; dans ces occasions, elle s'est toujours adressée à moi.

— Je le sais; mais, je le répète, pas avant qu'elle vienne elle- même. Apporte-moi vite du thé.

Le vieillard venait à peine de sortir quand la porte se rouvrit; sur le seuil se montra Daria Pavlovna. Elle avait le visage pâle, quoique son regard fût calme.

— D'où venez-vous? s'écria Stavroguine.

— J'étais là, et j'attendais pour entrer qu'Alexis Égorovitch vous eût quitté. J'ai entendu ce que vous lui avez dit, et, quand il est sorti tout à l'heure, je me suis dissimulée derrière le ressaut, il ne m'a pas remarquée.

— Depuis longtemps je voulais rompre avec vous, Dacha… en attendant… ce temps-là. Je n'ai pas pu vous recevoir cette nuit, malgré votre lettre. Je voulais moi-même vous répondre, mais je ne sais pas écrire, ajouta-t-il avec une colère mêlée de dégoût.

— J'étais moi-même d'avis qu'il fallait rompre. Barbara Pétrovna soupçonne trop nos relations.

— Libre à elle.

— Il ne faut pas qu'elle s'inquiète. Ainsi maintenant c'est jusqu'à la fin?

— Vous l'attendez donc toujours?

— Oui, je suis certaine qu'elle viendra.

— Dans le monde rien ne finit.

— Ici il y aura une fin. Alors vous m'appellerez, je viendrai.
Maintenant, adieu.

— Et quelle sera la fin? demanda en souriant Nicolas
Vsévolodovitch.

— Vous n'êtes pas blessé et… vous n'avez pas versé le sang? demanda à son tour la jeune fille sans répondre à la question qui lui était faite.

— Ç'a été bête; je n'ai tué personne, rassurez-vous. Du reste, vous apprendrez tout aujourd'hui même par la voix publique. Je suis un peu souffrant.

— Je m'en vais. Vous ne déclarerez pas votre mariage aujourd'hui! ajouta-t-elle avec hésitation.

— Ni aujourd'hui, ni demain; après-demain, je ne sais pas, peut- être que nous serons tous morts, et ce sera tant mieux. Laissez- moi, laissez-moi enfin.

— Vous ne perdrez pas l'autre… folle?

— Je ne perdrai ni l'une ni l'autre des deux folles, mais celle qui est intelligente, je crois que je la perdrai: je suis si lâche et si vil, Dacha, que peut-être en effet je vous appellerai quand arrivera la «fin», comme vous dites, et malgré votre intelligence vous viendrez. Pourquoi vous perdez-vous vous-même?

— Je sais qu'à la fin je resterai seule avec vous et… j'attends ce moment.

— Mais si alors je ne vous appelle pas, si je vous fuis?

— C'est impossible, vous m'appellerez.

— Il y a dans cette conviction beaucoup de mépris pour moi.

— Vous savez qu'il n'y a pas que du mépris.

— C'est donc qu'il y en a tout de même?

— Je n'ai pas dit cela. Dieu m'en est témoin, je souhaiterais on ne peut plus que vous n'eussiez jamais besoin de moi.

— Une phrase en vaut une autre. De mon côté, je désirerais ne point vous perdre.

— Jamais vous ne pourrez me perdre, et vous-même vous le savez mieux que personne, se hâta de répondre Daria Pavlovna qui mit dans ces paroles une énergie particulière. — Si je ne reste pas avec vous, je me ferai Soeur de la Miséricorde, garde-malade, ou colporteuse d'évangiles. J'y suis bien décidée. Je ne puis pas me marier pour tomber dans la misère, je ne puis pas non plus vivre dans des maisons comme celle-ci. Je ne le veux pas… Vous savez tout.

— Non, je n'ai jamais pu savoir ce que vous voulez; votre sympathie pour moi me paraît ressembler à l'intérêt que certaines vieilles infirmières portent sans motif à tels ou tels malades plutôt qu'aux autres. Ou mieux, vous me rappelez ces vieilles dévotes, habituées à assister aux enterrements, qui manifestent des préférences pour certains cadavres. Pourquoi me regardez-vous d'un air si étrange?

Elle le considéra attentivement.

— Vous êtes fort malade? demanda-t-elle d'un ton affectueux. —
Mon Dieu! et cet homme veut se passer de moi!

— Écoutez, Dacha, maintenant je vois toujours des apparitions. Hier, sur le pont, un petit diable m'a offert d'assassiner Lébiadkine et Marie Timoféievna, ce qui trancherait la question de mon mariage légal. Il m'a demandé trois roubles d'arrhes, mais il a laissé clairement entendre que l'opération tout entière ne coûterait pas moins de quinze cents roubles. Voilà un diable qui sait compter! Un teneur de livres! Ha, ha!

— Mais vous êtes bien sûr que c'était une apparition?

— Oh! non, ce n'était pas une apparition! C'était tout bonnement Fedka le forçat, un brigand qui s'est évadé du bagne. Mais là n'est pas la question; que croyez-vous que j'aie fait? Je lui ai donné tout l'argent contenu dans mon porte-monnaie, et il est maintenant persuadé qu'il a reçu de moi des arrhes.

— Vous l'avez rencontré cette nuit, et il vous a fait une pareille proposition? Ne voyez-vous pas qu'ils tendent leurs filets autour de vous?

— Eh bien, qu'ils les tendent! Mais, vous savez, il y a une question que vous avez envie de me faire, je le vois dans vos yeux, dit avec un mauvais sourire Nicolas Vsévolodovitch.

Dacha eut peur.

— Je ne songe à aucune question et je n'ai aucun doute, vous feriez mieux de vous taire! répliqua-t-elle d'une voix inquiète.

— C'est-à-dire que vous sûre que je ne ferai pas marché avec
Fedka?

— Oh! mon Dieu! s'écria la jeune fille en frappant ses mains l'une contre l'autre, — pourquoi me tourmentez-vous ainsi?

— Allons, pardonnez-moi mon stupide badinage, sans doute je prends avec eux de mauvaises manières. Vous savez, depuis la nuit dernière j'ai une terrible envie de rire, c'est un besoin d'hilarité prolongée, continuelle; je suis comme bourré de rire… Chut! Ma mère est revenue; je reconnais le bruit de sa voiture.

Dacha prit la main de Nicolas Vsévolodovitch.

— Que Dieu vous garde de votre démon, et… appelez-moi, appelez- moi le plus tôt possible!

— Mon démon, dites-vous! Ce n'est qu'un pauvre petit diablotin scrofuleux, enrhumé, un malchanceux. Eh bien, Dacha, vous n'osez toujours pas me faire votre question?

Elle le regarda avec une expression de douloureux reproche et se dirigea vers la porte.

Un sourire acerbe parut sur les lèvres de Stavroguine.

— Écoutez! cria-t-il. — Si… eh bien, en un mot, si… vous comprenez, allons, si je traitais avec Fedka et qu'ensuite je vous appelasse, viendriez-vous tout de même?

Elle sortit sans se retourner et sans répondre, le visage caché dans ses mains.

Stavroguine resta songeur.

— Elle viendra même après cela! murmura-t-il avec un sentiment de dégoût. — Une garde-malade! Hum!… Du reste, j'en ai peut-être besoin.

CHAPITRE IV
TOUT LE MONDE DANS L'ATTENTE.
I

L'histoire du duel ne tarda pas à se répandre dans la société et y produisit une impression tout à l'avantage de Nicolas Vsévolodovitch. Nombre de ses anciens ennemis se déclarèrent hautement en sa faveur. Quelques mots prononcés au sujet de cette affaire par une personne qui jusqu'alors avait réservé son jugement ne contribuèrent pas peu à ce revirement inattendu de l'esprit public. Voici ce qui arriva: le lendemain de la rencontre, toute la ville s'était rendue chez la femme du maréchal de la noblesse, dont on célébrait justement la fête ce jour-là. Dans l'assistance se remarquait Julie Mikhaïlovna venue avec Élisabeth Touchine; la jeune fille était rayonnante de beauté et se montrait fort gaie, ce qui dès l'abord parut très louche à beaucoup de nos dames. Je dois dire que ses fiançailles avec Maurice Nikolaïévitch ne pouvaient plus être mises en doute. En réponse à une question badine d'un général retiré du service, mais encore important, Élisabeth Nikolaïevna déclara elle-même ce soir- là qu'elle était fiancée. Néanmoins pas une de nos dames ne voulait le croire. Toutes persistaient à supposer un roman, une aventure mystérieuse qui aurait eu lieu en Suisse et à laquelle on mêlait obstinément, — je ne sais pourquoi, — Julie Mikhaïlovna. Dès qu'elle entra, tous les regards se portèrent curieusement vers elle. Il est à noter que jusqu'à cette soirée le duel n'était l'objet que de commentaires très discrets: l'événement était très récent; d'ailleurs on ignorait encore les mesures prises par l'autorité. Autant qu'on pouvait le savoir, celle-ci n'avait pas inquiété les deux duellistes. Par exemple, il était de notoriété publique que le lendemain matin Artémii Pétrovitch avait librement regagné son domaine de Doukhovo. Comme de juste, tous attendaient avec impatience que quelqu'un se décidât à aborder ouvertement la grosse question du jour, et l'on comptait surtout pour cela sur le général dont j'ai parlé tout à l'heure.

Ce personnage, un des membres les plus qualifiés de notre club, avait, en effet, l'habitude d'attacher le grelot. C'était là, pour ainsi dire, sa spécialité dans le monde. Le premier il portait au grand jour de la discussion publique les choses dont les autres ne s'entretenaient encore qu'à voix basse.

Dans la circonstance présente le général avait une compétence particulière. Il était parent éloigné d'Artémii Pétrovitch, quoiqu'il fût en querelle et même en procès avec lui; de plus, il avait eu lui-même deux affaires d'honneur dans sa jeunesse, et l'un de ces duels lui avait valu d'être envoyé comme simple soldat au Caucase. Quelqu'un vint à parler de Barbara Pétrovna qui, depuis deux jours, s'était remise à sortir, et à ce propos vanta son magnifique attelage provenant du haras des Stavroguine. Sur quoi le général observa brusquement qu'il avait rencontré dans la journée «le jeune Stavroguine» à cheval… Un vif mouvement d'attention se produisit aussitôt dans l'assistance. Le général poursuivit en tournant entre ses doigts une tabatière en or qui lui avait été donnée par le Tzar:

— Je regrette de ne pas m'être trouvé ici il y a quelques années… j'étais alors à Karlsbad… Hum. Ce jeune homme m'intéresse fort, j'ai tant entendu parler de lui à cette époque… Hum. Est-il vrai qu'il soit fou? Quelqu'un l'a dit alors. L'autre jour on me racontait qu'outragé devant sa cousine par un étudiant, il s'était fourré sous la table, et, hier, Stépan Vysotzky m'apprend que Stavroguine s'est battu en duel avec ce… Gaganoff. Il a galamment risqué sa vie, paraît-il, à seule fin de mettre un terme aux persécutions de cet enragé. Hum. C'était dans les moeurs de la garde il y a cinquante ans. Il fréquente ici chez quelqu'un?

Le général se tut comme s'il eût attendu une réponse.

— Quoi de plus simple? répliqua soudain en élevant la voix Julie Mikhaïlovna qui était vexée de voir tous les yeux se tourner vers elle comme par l'effet d'un mot d'ordre. — Peut-on s'étonner que Stavroguine se soit battu avec Gaganoff et qu'il ait dédaigné l'injure de l'étudiant? Il ne pouvait pas appeler sur le terrain un homme qui avait été son serf!

L'idée était claire et simple, mais personne n'y avait encore songé. Ces paroles eurent un grand retentissement et retournèrent l'opinion de fond en comble. Les scandales, les commérages passèrent dès lors à l'arrière-plan. Nicolas Vsévolodovitch apparut comme un homme que l'on avait méconnu et qui possédait une sévérité de principes presque idéale. Mortellement outragé par un étudiant, c'est-à-dire par un individu qui avait reçu de l'éducation et qui était émancipé du servage, il méprisait l'offense, parce que l'offenseur était un de ses anciens serfs. La société frivole tient en mésestime l'homme qui se laisse souffleter impunément: il bravait les préjugés d'un monde peu éclairé.

On se rappela les relations de Nicolas Vsévolodovitch avec le comte K…, et l'on en conclut fort légèrement qu'il était fiancé à une des filles de ce haut fonctionnaire. Quant à sa prétendue intrigue en Suisse avec Élisabeth Nikolaïevna, les dames elles- mêmes cessèrent d'en parler. Prascovie Ivanovna et sa fille venaient enfin de se mettre en règle avec l'étiquette provinciale: elles avaient fait leurs visites. Tout le monde trouvait que mademoiselle Touchine était une jeune fille des plus ordinaires qui profitait seulement de ses nerfs malades pour se rendre intéressante. Sa syncope, le jour de l'arrivée de Nicolas Vsévolodovitch, n'était plus attribuée maintenant qu'à la frayeur que la brutale conduite de l'étudiant avait dû lui causer. On exagérait même le prosaïsme des circonstances qu'on s'était plu d'abord à présenter sous des couleurs si fantastiques. De la boiteuse il n'était plus du tout question, un détail si insignifiant ne valait pas la peine qu'on en parlât. «Et quand il y aurait cent boiteuses? Qui est-ce qui n'a pas été jeune?» On s'étendait sur le respect de Nicolas Vsévolodovitch pour sa mère, on s'ingéniait à lui découvrir différentes vertus, on vantait l'instruction qu'il avait acquise par quatre années d'études dans les universités allemandes. La manière d'agir d'Artémii Pétrovitch était unanimement considérée comme un manque de tact, et tous s'accordaient à reconnaître chez Julie Mikhaïlovna une pénétration remarquable.

Aussi, lorsque enfin Nicolas Vsévolodovitch se montra, on l'accueillit de l'air le plus naïvement sérieux, et il put lire dans tous les yeux avec quelle impatience il était attendu. Il n'ouvrit pas la bouche, et son silence le servit mieux que ne l'eussent fait les plus belles paroles. En un mot, tout lui réussit, il fut à la mode. En province, si quelqu'un est allé une fois dans le monde, il est forcé d'y retourner. Nicolas Vsévolodovitch se prêta scrupuleusement à tout ce que les convenances exigeaient de lui. On ne le trouva pas gai: «C'est un homme qui a souffert», dit-on, «un homme qui n'est pas ce que sont les autres, il a beaucoup à penser.» On allait maintenant jusqu'à lui savoir gré de cette humeur fière et hautaine qui lui avait fait tant d'ennemis quatre ans auparavant.

Barbara Pétrovna était radieuse. Je ne puis dire si elle regrettait beaucoup l'évanouissement de ses rêves au sujet d'Élisabeth Nikolaïevna. Ici sans doute lui vint en aide l'orgueil familial. Chose étrange, Barbara Pétrovna croyait fermement que Nicolas, en effet, «avait choisi» chez le comte K…, et le plus singulier, c'est qu'elle croyait à cela, comme tout le monde, sur la foi des bruits parvenus à ses oreilles; elle-même n'osait adresser aucune question directe à Nicolas Vsévolodovitch. Deux ou trois fois pourtant la curiosité l'emporta sur la crainte, et la mère, d'un ton enjoué, reprocha à son fils de faire le cachottier avec elle. Le jeune homme sourit et continua à se taire. Son silence fut interprété comme une réponse affirmative. Eh bien, avec tout cela, Barbara Pétrovna n'oubliait jamais la boiteuse: alors même qu'elle rêvait au prochain mariage de son fils avec une des filles du comte K…, la pensée de Marie Timoféievna pesait toujours sur son coeur comme une pierre, comme un cauchemar, et l'inquiétait étrangement pour l'avenir.

Inutile de dire que la générale Stavroguine avait retrouvé dans la société la considération et les égards respectueux auxquels elle était accoutumée autrefois, mais elle ne profitait guère de cet avantage, allant fort peu dans le monde. Elle fit cependant une visite solennelle à la gouvernante. Naturellement personne n'avait été plus ravi que Barbara Pétrovna du langage tenu par Julie Mikhaïlovna chez la maréchale de la noblesse: ces paroles avaient ôté de son coeur un gros chagrin et tranché du coup plusieurs des questions qui la tourmentaient si fort depuis ce malheureux dimanche. «Je ne comprenais pas cette femme!» décida-t-elle, et, franchement, avec sa spontanéité ordinaire, elle déclara à Julie Mikhaïlovna qu'elle était venue la remercier. La gouvernante fut flattée, mais se tint sur la réserve. Elle commençait à avoir le sentiment de son importance peut-être même l'avait-elle déjà un peu trop. Par exemple, elle observa, dans le cours de la conversation, qu'elle n'avait jamais entendu parler du mérite scientifique de Stépan Trophimovitch.

— Sans doute je reçois le jeune Verkhovensky et je m'intéresse à lui. Il est étourdi, mais on peut passer cela à son âge; d'ailleurs il possède un solide savoir, et, après tout, ce n'est pas un critique fourbu.

Barbara Pétrovna se hâta de répondre que Stépan Trophimovitch n'avait jamais été critique, et qu'au contraire il avait passé toute sa vie chez elle. Dans la première partie de sa carrière, des circonstances «trop connues de tout le monde» avaient appelé l'attention sur lui, et il s'était signalé dans ces derniers temps par des travaux sur l'histoire de l'Espagne. À présent, il se proposait d'écrire quelque chose sur la situation actuelle des universités allemandes, il songeait aussi à faire un article sur la Madone de Dresde. Bref, Barbara Pétrovna ne négligea rien pour relever Stépan Trophimovitch aux yeux de la gouvernante.

— Sur la Madone de Dresde? Il s'agit de la Madame Sixtine? Chère Barbara Pétrovna, j'ai passé deux heures devant cette toile, et je suis partie désenchantée. Je n'y ai rien compris, et j'étais stupéfaite. Karmazinoff dit aussi qu'il est difficile d'y comprendre quelque chose. À présent tous, Russes et Anglais, déclarent ne rien trouver dans ce tableau si admiré de l'ancienne génération.

— C'est une nouvelle mode, alors?

— Je pense qu'il ne faut pas faire fi de notre jeunesse. On crie qu'elle est communiste, mais, à mon avis, on doit l'entourer d'égards et de sympathie. À présent, je lis tout, je reçois tous les journaux, je vois tout ce qui s'écrit sur l'organisation de la commune, les sciences naturelles et le reste, parce qu'il faut enfin savoir où l'on vit et à qui l'on a affaire. On ne peut passer toute sa vie dans les hautes régions de la fantaisie. Je me suis fait une règle d'être aimable avec les jeunes gens pour les arrêter sur la pente du précipice. Croyez-le, Barbara Pétrovna, c'est nous, la société, qui pouvons seul, par notre bienfaisante influence et notamment par des procédés gracieux, les retenir au bord de l'abîme où les pousse l'intolérance de toutes ces vieilles perruques. Du reste, je suis bien aise que vous m'ayez parlé de Stépan Trophimovitch. Vous m'avez donné une idée: il pourra prendre part à notre séance littéraire. J'organise, vous savez, une fête par souscription au profit des institutrices pauvres de notre province. Elles sont dispersées dans toute la Russie; on en compte jusqu'à six qui sont originaire de ce district; il y a en outre deux télégraphistes, deux étudiantes en médecine et plusieurs qui voudraient aussi étudier, mais qui n'en ont pas le moyen. Le sort de la femme russe est terrible, Barbara Pétrovna! On fait maintenant de cela une question universitaire, et même le conseil de l'Empire s'en est occupé dans une de ses séances. Dans notre étrange Russie on peut faire tout ce que l'on veut. Aussi, je le répète, si la société voulait, elle pourrait, rien que par des gentillesses et des procédés aimables, diriger dans la bonne voie ce grand mouvement des esprits. Oh! mon Dieu, sont-ce les personnalités éclairées qui nous manquent? Assurément non, mais elles sont isolées. Unissons-nous donc, et nous serons plus forts. En un mot, j'aurai d'abord une matinée littéraire, puis un léger déjeuner et le soir un bal. Nous voulions commencer la soirée par des tableaux vivants, mais il paraît que cela entraînerait beaucoup de frais; aussi, pour le public, il y aura un ou deux quadrilles dansés par des masques qui auront des costumes de caractère et représenteront certaines tendances de la littérature. C'est Karmazinoff qui a suggéré l'idée de ce divertissement; il m'est d'un grand secours. Vous savez, il nous lira sa dernière production que personne ne connaît encore. Il dépose la plume et renonce désormais à écrire; cet article est son adieu au public. Une petite chose charmante intitulée «Merci». Un titre français, mais il trouve cela plus piquant et même plus fin. Je suis aussi de cet avis, et c'est même sur mon conseil qu'il s'est décidé en faveur de ce titre. Stépan Trophimovitch pourrait aussi, je pense, faire une lecture, s'il a quelque chose de court et… qui ne soit pas trop scientifique. Pierre Stépanovitch prendra part également, je crois, à la matinée littéraire, et nous aurons peut-être encore un autre lecteur. Pierre Stépanovitch passera chez vous pour vous communiquer le programme; ou plutôt, si vous voulez bien le permettre, je vous l'apporterai moi-même.

— De mon côté, je vous demande la permission de m'inscrire sur votre liste. Je ferai part de votre désir à Stépan Trophimovitch, et je tâcherai d'obtenir son consentement.

Barbara Pétrovna revint chez elle définitivement enchantée de
Julie Mikhaïlovna et — je ne sais pourquoi — très fâchée contre
Stépan Trophimovitch.

— Je suis amoureuse d'elle, je ne comprends pas comment j'ai pu me tromper ainsi sur cette femme, dit-elle à son fils et à Pierre Stépanovitch qui vint dans la soirée.

— Il faut pourtant vous réconcilier avec le vieux, conseilla Pierre Stépanovitch, — il est au désespoir. Sa disgrâce est complète. Hier il a rencontré votre voiture, il a salué, et vous vous êtes détournée. Vous savez, nous allons le produire, j'ai certaines vues sur lui, et il peut encore être utile.

— Oh! Il lira.

— Je ne parle pas seulement de cela. Mais je voulais justement passer chez lui aujourd'hui. Ainsi je lui ferai la commission?

— Si vous voulez. Je ne sais pas, du reste, comment vous arrangerez cela, dit Barbara Pétrovna avec hésitation. — Je comptais m'expliquer moi-même avec lui, je voulais lui fixer un rendez-vous, ajouta-t-elle, et son visage se renfrogna.

— Ce n'est pas la peine de lui donner un rendez-vous. Je lui dirai la chose tout bonnement.

— Soit, dites-la-lui. Mais ne manquez pas de lui dire aussi que je le verrai certainement un de ces jours.

Pierre Stépanovitch sortit en souriant. Autant que je me souviens, il était alors d'une humeur massacrante, et presque personne n'était à l'abri de ses boutades. Chose étrange, tout le monde les lui pardonnait, bien qu'elles passassent souvent toutes les bornes. L'idée s'était généralement répandue qu'il ne fallait pas le juger comme on aurait jugé un autre. Je noterai que le duel de Nicolas Vsévolodovitch l'avait mis dans une colère extrême. Cet événement fut pour lui une surprise, et il devint vert quand on le lui raconta. C'était peut-être son amour-propre qui souffrait: il n'avait appris l'affaire que le lendemain, alors qu'elle était déjà connue de toute la ville.

— Vous n'aviez pas le droit de vous battre, dit-il tout bas à Stavroguine qu'il aperçut par hasard au club cinq jours après. Il est à remarquer que durant tout ce temps ils ne s'étaient rencontrés nulle part, quoique Pierre Stépanovitch fût venu presque chaque jour chez Barbara Pétrovna.

Nicolas Vsévolodovitch le regarda silencieusement et d'un air distrait, comme s'il n'eût pas compris de quoi il s'agissait, mais il ne s'arrêta point et passa dans la grande salle pour se rendre au buffet.

Pierre Stépanovitch s'élança à sa suite et, comme par distraction, lui saisit l'épaule:

— Vous êtes allé aussi chez Chatoff… vous voulez rendre public votre mariage avec Marie Timoféievna.

Nicolas Vsévolodovitch se dégagea par un mouvement brusque, et, le visage menaçant, se retourna soudain vers Pierre Stépanovitch. Celui-ci le considéra en souriant d'une façon étrange. Cette scène ne dura qu'un instant. Stavroguine s'éloigna.

II

En sortant de chez Barbara Pétrovna, Pierre Stépanovitch alla aussitôt voir le «vieux». S'il se pressait tant, c'était uniquement parce qu'il avait hâte de se venger d'une injure que j'ignorais encore. Dans leur dernière entrevue qui remontait au jeudi précédent, le père et le fils s'étaient pris de querelle. Après avoir lui-même entamé la dispute, Stépan Trophimovitch la termina en s'armant d'un bâton pour mettre Pierre Stépanovitch à la porte. Il m'avait caché ce fait, mais au moment où Pétroucha entra avec son sourire présomptueux et son regard fureteur, Stépan Trophimovitch me fit signe de ne pas quitter la chambre. Je fus ainsi édifié sur leurs véritables relations, car j'assistai à tout l'entretien qu'ils eurent ensemble.

Stépan Trophimovitch était assis sur une couchette. Depuis la dernière visite de son fils, il avait maigri et jauni. Pierre Stépanovitch s'assit le plus familièrement du monde à côté de lui, croisa ses jambes à la turque sans la moindre cérémonie, et prit sur la couchette beaucoup plus de place qu'il n'aurait dû en occuper, s'il eût eu quelque souci de ne point gêner son père. Celui-ci ne dit rien et se rangea d'un air digne.

Un livre était ouvert sur la table. C'était le roman Que faire? Hélas! je dois avouer une étrange faiblesse de notre ami. L'idée qu'il devait sortir de sa retraite et livrer une suprême bataille séduisait de plus en plus son imagination. Je devinais pourquoi il s'était procuré l'ouvrage de Tchernychevsky: prévoyant les violentes protestations que son langage ne manquerait pas de soulever parmi les nihilistes, il étudiait leur catéchisme pour pouvoir en faire devant elle une triomphante réfutation. Oh! que ce livre le désolait! Parfois il le jetait avec désespoir, se levait vivement et arpentait la chambre en proie à une sorte d'exaltation:

— Je reconnais que l'idée fondamentale de l'auteur est vraie, me disait-il fiévreusement, — mais voilà ce qu'il y a de plus terrible! Cette idée nous appartient, c'est nous qui les premiers l'avons semée et fait éclore; — d'ailleurs, qu'est-ce qu'ils auraient pu dire de nouveau, après nous? Mais, mon Dieu, comme tout cela est altéré, faussé, gâté! s'écriait-il en frappant avec ses doigts sur le livre. — Était-ce à de pareilles conclusions que nous voulions aboutir? Qui peut reconnaître là l'idée primitive?

Pierre Stépanovitch prit le volume et en lut le titre.

— Tu t'éclaires? fit-il avec un sourire. — Il est plus que temps. Si tu veux, je t'apporterai mieux que cela.

Stépan Trophimovitch resta silencieux et digne. Je m'assis dans un coin sur un divan.

Pierre Stépanovitch s'empressa de faire connaître l'objet de sa visite. Naturellement, Stépan Trophimovitch l'apprit avec une stupéfaction extrême. Pendant que son fils parlait, la frayeur et l'indignation se partageaient son âme.

— Et cette Julie Mikhaïlovna compte que j'irai lire chez elle!

— C'est-à-dire qu'elle n'a aucun besoin de toi. Au contraire, elle n'agit ainsi que par amabilité à ton égard et pour faire une lèche à Barbara Pétrovna. Mais il est clair que tu n'oseras pas refuser. D'ailleurs toi-même, je pense, tu ne demandes pas mieux que de faire cette lecture, ajouta en souriant Pierre Stépanovitch, — vous autres vieux, vous avez tous un amour-propre d'enfer. Pourtant, écoute, il ne faut pas que ce soit trop ennuyeux. Tu t'occupes de l'histoire de l'Espagne, n'est-ce pas? L'avant-veille tu me montreras la chose, j'y jetterai un coup d'oeil. Autrement, tu endormiras ton auditoire.

La grossièreté de ces observations était évidemment préméditée. Pierre Stépanovitch avait l'air de croire qu'il était impossible de parler plus poliment quand on s'adressait à Stépan Trophimovitch. Celui-ci feignait toujours de ne point remarquer les insolences de son fils, mais il était de plus en plus agité par les nouvelles qu'il venait d'apprendre.

— Et c'est elle, _elle-même, _qui me fait dire cela par… vous? demanda-t-il en pâlissant.

— C'est-à-dire, vois-tu? elle veut te donner un rendez-vous pour avoir une explication avec toi, c'est un reste de vos habitudes sentimentales. Tu as coqueté avec elle pendant vingt ans, et tu l'as accoutumée aux procédés les plus ridicules. Mais sois tranquille, maintenant ce n'est plus cela du tout; elle-même répète sans cesse que maintenant seulement elle commence à «voir clair». Je lui ai nettement fait comprendre que toute votre amitié n'était qu'un mutuel épanchement d'eau sale. Elle m'a raconté beaucoup de choses, mon ami; fi! quel emploi de laquais tu as rempli pendant tout ce temps. J'en ai même rougi pour toi.

— J'ai rempli un emploi de laquais?

— Pire que cela. Tu as été un parasite, c'est-à-dire un laquais bénévole. Nous sommes paresseux, mais si nous n'aimons pas le travail, nous aimons bien l'argent. À présent elle-même comprend tout cela; du moins elle m'en a terriblement raconté sur toi. Ce que j'ai ri, mon cher, en lisant les lettres que tu lui écrivais! C'est vilain sans doute. Mais c'est que vous êtes si corrompus, si corrompus! Il y a dans l'aumône quelque chose qui déprave à tout jamais, — tu en es un frappant exemple!

— Elle t'a montré mes lettres!

— Toutes. Sans cela, comment donc les aurais-je lues? Oh! combien de papier tu as noirci! Je crois que j'ai bien vu là plus de deux mille lettres… Mais sais-tu, vieux? Je pense qu'il y a eu un moment où elle t'aurait volontiers épousé. Tu as fort bêtement laissé échapper l'occasion! Sans doute je parle en me plaçant à ton point de vue, mais après tout cela eût encore mieux valu que de consentir pour de l'argent à épouser les «péchés d'autrui».

— Pour de l'argent! Elle-même dit que c'était pour de l'argent! fit douloureusement Stépan Trophimovitch.

— Et pour quoi donc aurait-ce été? En lui disant cela, je t'ai défendu, car tu n'as pas d'autre excuse. Elle a compris elle-même qu'il te fallait de l'argent comme à tout le monde, et qu'à ce point de vue, dame! tu avais raison. Je lui ai prouvé clair comme deux et deux font quatre, que vos relations étaient de part et d'autre fondées exclusivement sur l'intérêt: tu avais en elle une capitaliste, et elle avait en toi un bouffon sentimental. Du reste, ce n'est pas pour l'argent qu'elle est fâchée, quoique tu l'aies effrontément exploitée. Si elle t'en veut, c'est seulement parce que vingt années durant elle a cru en toi, parce que tu l'as prise au piège de ta prétendue noblesse et fait mentir pendant si longtemps. Elle n'avouera jamais qu'elle-même ait menti, mais tu n'en seras pas plus blanc, au contraire…Comment n'as-tu pas prévu qu'un jour ou l'autre il te faudrait régler tes comptes? Tu n'étais pourtant pas sans quelque intelligence autrefois. Je lui ai conseillé hier de te mettre dans un hospice, sois tranquille, dans un établissement convenable, cela n'aura rien de blessant; je crois qu'elle s'y décidera. Tu te rappelles ta dernière lettre, celle que tu m'as écrite il y a trois semaines, quand j'étais dans le gouvernement de Kh…?

Stépan Trophimovitch se leva brusquement.

— Est-il possible que tu la lui aies montrée? demanda-t-il épouvanté.

— Comment donc! certainement; je n'ai rien eu de plus pressé. C'est la lettre où tu m'informes qu'elle t'exploite et qu'elle est jalouse de ton talent; tu parles aussi là des «péchés d'autrui». À propos, mon ami, quel amour-propre tu as pourtant! J'ai joliment ri. En général, tes lettres sont fort ennuyeuses, tu as un style terrible; souvent je m'abstenais de les lire, il y en a encore une qui traîne chez moi et que je n'ai pas décachetée; je te l'enverrai demain. Mais celle-là, la dernière, c'est le comble de la perfection! Comme j'ai ri! comme j'ai ri!

— Scélérat! monstre! vociféra le père.

— Ah! diable, avec toi il n'y a pas moyen de causer. Écoute, tu vas encore te fâcher comme jeudi dernier?

Stépan Trophimovitch se redressa d'un air menaçant:

— Comment oses-tu me tenir un pareil langage?

— Que reproches-tu à mon langage? N'est-il pas simple et clair?

— Mais dis-moi donc enfin, monstre, si tu es ou non mon fils?

— Tu dois savoir cela mieux que moi. Il est vrai que sur ce point tout père est porté à s'aveugler…

— Tais-toi! tais-toi! interrompit tout tremblant Stépan
Trophimovitch.

— Vois-tu, tu cries et tu m'invectives, comme jeudi dernier tu as voulu lever ta canne, mais j'ai découvert alors un document. Par curiosité, j'ai passé toute la soirée à fouiller dans la malle. À la vérité, il n'y a rien de précis, tu peux te tranquilliser. C'est seulement une lettre de ma mère à ce Polonais. Mais à en juger par son caractère…

— Encore un mot, et je te donne un soufflet.

— Voilà les gens! observa Pierre Stépanovitch en s'adressant tout à coup à moi. — Vous voyez, ce sont là les rapports que nous avons ensemble depuis jeudi. Je suis bien aise qu'aujourd'hui, du moins, vous soyez ici, vous pourrez juger en connaissance de cause. D'abord il y a un fait: il me reproche la manière dont je parle de ma mère, mais n'est-ce pas lui qui m'a poussé à cela? À Pétersbourg, quand j'étais encore au gymnase, ne me réveillait-il pas deux fois par nuit pour m'embrasser en pleurant comme une femme et me raconter quoi? des anecdotes graveleuses sur le compte de ma mère. Il est le premier par qui je les ai apprises.

— Oh! je parlais de cela alors dans un sens élevé! Oh! tu ne m'as pas compris, pas du tout!

— Mais tu en disais beaucoup plus que je n'en dis, conviens-en. Vois-tu, si tu veux, cela m'est égal. Je me place à ton point de vue; quant à ma manière de voir, sois tranquille: je n'accuse pas ma mère; que je sois ton fils ou le fils du Polonais, peu m'importe. Ce n'est pas ma faute si vous avez fait un si sot ménage à Berlin, mais pouvait-on attendre autre chose de vous? Eh bien, n'êtes-vous pas des gens ridicules, après tout? Et ne t'est- il pas égal que je sois ou non ton fils? Écoutez, continua-t-il en s'adressant de nouveau à moi, — depuis que j'existe, il n'a pas dépensé un rouble pour moi; jusqu'à l'âge de seize ans, j'ai vécu sans le connaître; plus tard, il a ici dilapidé mon avoir; et maintenant il proteste qu'il m'a toujours porté dans son coeur, il joue devant moi la comédie de l'amour paternel. Mais je ne suis pas Barbara Pétrovna pour donner dans de pareils godans!

Il se leva et prit son chapeau.

— Je te maudis! fit en étendant la main au-dessus de son fils
Stépan Trophimovitch pâle comme la mort.

— Peut-on être aussi bête que cela! reprit d'un air étonné Pierre Stépanovitch; — allons, adieu, vieux, je ne viendrai plus jamais chez toi. Quant à ton article, n'oublie pas de me l'envoyer au préalable, et tâche, si faire se peut, d'éviter les fadaises: des faits, des faits, des faits, mais surtout sois bref. Adieu.

III

Pierre Stépanovitch avait en effet certaines vues sur son père. Je crois qu'il voulait le pousser à bout et l'amener ainsi à faire quelque scandale. Il avait besoin de cela pour les buts qu'il poursuivait et dont il sera parlé plus loin. Parmi les autres personnages que Pierre Stépanovitch entendait faire servir, à leur insu, au succès de ses combinaisons, il y en avait un sur qui il comptait particulièrement: c'était M. Von Lembke lui-même.

André Antonovitch Von Lembke appartenait à cette bienheureuse race germanique qui fournit tant d'employés à la Russie. Quoique assez médiocrement apparenté (un de ses oncles était lieutenant-colonel du génie et un autre boulanger), il eut la chance de faire son éducation dans une de ces écoles aristocratiques dont l'accès n'est ouvert qu'aux jeunes gens issus de familles riches ou possédant des relations influentes. Presque aussitôt après avoir terminé leurs études, les élèves de cet établissement obtenaient, dans le service public, des emplois relativement considérables. André Antonovitch ne brilla point par ses succès scolaires, mais il était d'un caractère gai, et il se fit aimer de tous ses camarades. Dans les classes supérieures où bon nombre de jeunes gens ont coutume de discuter si ardemment les grosses questions du jour, notre futur gouverneur continua à s'adonner aux plus innocentes farces d'écolier. Il amusait tout le monde par des facéties plus cyniques, il est vrai, que spirituelles. En classe, quand le professeur lui adressait une question, il se mouchait d'une façon étonnante, ce qui faisait rire tous les élèves et le professeur lui-même. Au dortoir, il représentait, au milieu des applaudissements universels, quelque tableau vivant d'un genre fort risqué. Parfois il exécutait sur le piano, rien qu'avec son nez, l'ouverture de Fra Diavolo, et il s'en tirait assez habilement. Pendant sa dernière année de lycée, il se mit à composer des vers russes. Quant à sa langue maternelle, Von Lembke, comme beaucoup de ses congénères, n'en avait qu'une connaissance fort imparfaite.

Au service, où il eut toujours pour chefs des Allemands, il franchit assez vite les premiers échelons de la hiérarchie bureaucratique. Du reste, à ses débuts, le jeune employé n'était guère ambitieux: il ne rêvait qu'une petite situation officielle bien sûre et comportant quelques profits indirects. Dans les loisirs que lui laissaient ses fonctions, il fabriquait divers ouvrages en papier d'un travail fort ingénieux: tantôt une salle de spectacle, tantôt une gare de chemin de fer, etc. Il lui arriva aussi d'écrire une nouvelle et de l'envoyer à une revue pétersbourgeoise, mais elle ne fut pas insérée.

Il était parvenu à l'âge de trente-huit ans lorsque sa bonne mine et sa belle prestance séduisirent Julie Mikhaïlovna qui avait déjà giflé la quarantaine. À partir de ce moment, la fortune d'André Antonovitch prit un rapide essor. Outre une dot évaluée, suivant l'ancienne estimation, à deux cents âmes, Julie Mikhaïlovna apportait à son mari une protection puissante. Von Lembke sentit qu'à présent l'ambition lui était permise. Peu après son mariage, il reçut plusieurs distinctions honorifiques, puis fut nommé gouverneur de notre province.

Dès son arrivée chez nous, Julie Mikhaïlovna s'efforça d'agir sur son époux. Selon elle, ce n'était pas un homme sans moyens: il savait se présenter, faire figure, écouter d'un air profond et garder un silence plein de dignité; bien plus, il pouvait au besoin prononcer un discours, possédait quelques bribes d'idées, et avait acquis ce léger vernis de libéralisme indispensable à un administrateur moderne. Mais ce qui désolait la gouvernante, c'était de trouver chez son mari si peu de ressort et d'initiative: maintenant qu'il était arrivé, il ne semblait plus éprouver que le besoin du repos. Tandis qu'elle voulait lui infuser son ambition, il s'amusait à confectionner avec du papier un intérieur de temple protestant: le pasteur était en chaire, les fidèles l'écoutaient les mains jointes, une dame s'essuyait les yeux, un vieillard se mouchait, etc. Julie Mikhaïlovna n'eut pas plutôt appris l'existence de ce joli travail qu'elle s'empressa de le confisquer et de le serrer dans un meuble de son appartement. Pour dédommager Von Lembke, elle lui permit d'écrire un roman, à condition qu'il s'adonnerait en secret à cette occupation littéraire. Dès lors la gouvernante ne compta plus que sur elle- même pour imprimer une direction à la province. Quoique la mesure fît défaut à son imagination échauffée par un célibat trop prolongé, tout alla bien durant les deux ou trois premiers mois, mais, avec l'apparition de Pierre Stépanovitch, les choses changèrent de face.

Le fait est que tout d'abord le jeune Verkhovensky se montra fort irrespectueux à l'égard d'André Antonovitch et prit avec lui les libertés les plus étranges; Julie Mikhaïlovna, toujours si jalouse du prestige de son mari, ne voulait pas remarquer cela, ou du moins n'y attachait pas d'importance. Elle avait fait du nouveau venu son favori; il mangeait et buvait dans la maison, on pouvait presque dire qu'il y couchait. André Antonovitch essayait de se défendre, mais sans succès; c'était en vain que, devant le monde, il appelait Verkhovensky «jeune homme», et lui frappait sur l'épaule d'un air protecteur: Pierre Stépanovitch semblait toujours se moquer de Son Excellence, même quand il affectait de parler sérieusement, et il lui tenait en public les propos les plus extraordinaires. Un jour, Von Lembke, en rentrant chez lui, trouva le jeune homme endormi sur un divan dans son cabinet où il avait pénétré sans se faire annoncer. Pierre Stépanovitch expliqua qu'il était venu voir le gouverneur et que, celui-ci étant absent, il avait «profité de l'occasion pour faire un petit somme». Von Lembke, blessé, se plaignit de nouveau à sa femme; celle-ci railla la susceptibilité de son mari et observa malignement que sans doute lui-même ne savait pas se tenir sur un pied convenable; «Du moins avec moi», dit-elle, «ce garçon ne se permet jamais de familiarités; c'est du reste une nature franche et naïve à qui manque seulement l'usage du monde.» Von Lembke fit la moue. Cette fois Julie Mikhaïlovna réconcilia les deux hommes. Pierre Stépanovitch ne s'excusa point et se tira d'affaire par une grossière plaisanterie qui aurait pu passer pour une nouvelle insulte, mais qu'on voulut bien considérer comme l'expression d'un regret. Par malheur, André Antonovitch avait dès le début donné barre sur lui; il avait commis la faute de confier son roman à Pierre Stépanovitch peu de jours après avoir fait la connaissance de ce dernier qu'il prenait pour un esprit poétique. Von Lembke, depuis longtemps désireux d'avoir un auditeur, s'était empressé de lui lire un soir deux chapitres de son ouvrage. Le jeune homme écouta sans cacher son ennui, bâilla impoliment et ne loua pas une seule fois l'écrivain, mais, au moment de se retirer, il demanda la permission d'emporter le manuscrit, voulant, dit-il, le lire chez lui à tête reposée pour pouvoir s'en faire une idée plus exacte. Von Lembke y consentit. Depuis lors, bien que les visites de Pierre Stépanovitch fussent quotidiennes, il oubliait toujours de rapporter le roman et se contentait de rire quand on lui en demandait des nouvelles; à la fin il déclara l'avoir perdu dans la rue le jour même où le gouverneur le lui avait prêté. En apprenant cela, Julie Mikhaïlovna se fâcha sérieusement contre son mari.

— Est-ce que tu ne lui as pas aussi laissé emporter ton temple en papier? fit-elle avec une sorte d'inquiétude.

Von Lembke commença à devenir soucieux, ce qui nuisait à sa santé et lui était défendu par les médecins. Outre que, comme administrateur, il avait de graves sujets de préoccupation, ainsi que nous le verrons plus loin, — comme homme privé, il souffrait cruellement: en épousant Julie Mikhaïlovna, il n'avait pas prévu que la discorde pût jamais régner dans son intérieur, et il se sentait incapable de tenir tête aux orages domestiques. Sa femme s'expliqua enfin franchement avec lui.

— Tu ne peux pas te fâcher pour cela, dit-elle, — parce que tu es trois fois plus raisonnable que lui et infiniment plus haut placé sur l'échelle sociale. Ce jeune homme a conservé beaucoup de l'ancien bousingot, et, à mon avis, sa façon d'agir est une simple gaminerie; mais c'est peu à peu et non tout d'un coup que nous le corrigerons. Nous devons traiter notre jeunesse avec bienveillance; je la prends par les procédés aimables et je la retiens sur le penchant de l'abîme.

— Mais il dit le diable sait quoi, répliqua Von Lembke. — Je ne puis rester impassible, lorsque devant les gens et en ma présence il déclare que le gouvernement encourage l'ivrognerie exprès pour abrutir le peuple et l'empêcher de se soulever. Représente-toi mon rôle quand je suis forcé d'entendre publiquement tenir ce langage.

En parlant ainsi, le gouverneur songeait à une conversation qu'il avait eue récemment avec Pierre Stépanovitch. Depuis 1859, Von Lembke, mû, non par une curiosité d'amateur, mais par un intérêt politique, avait recueilli toutes les proclamations lancées par les révolutionnaires russes tant chez nous qu'à l'étranger. Il s'avisa de montrer cette collection à Pierre Stépanovitch, dans l'espoir naïf de le désarmer par son libéralisme. Devinant la pensée d'André Antonovitch, le jeune homme n'hésita pas à affirmer qu'une seule ligne de certaines proclamations renfermait plus de bon sens que n'importe quelle chancellerie prise dans son ensemble, «je n'excepte pas même la vôtre», ajouta-t-il.

La mine de Lembke s'allongea.

— Mais nous ne sommes pas encore mûrs pour cela, chez nous c'est prématuré, observa-t-il d'une voix presque suppliante en indiquant du geste les proclamations.

— Non, ce n'est pas prématuré, et la preuve, c'est que vous avez peur.

— Mais pourtant, tenez, par exemple, cette invitation à détruire les églises?

— Pourquoi pas? Vous, personnellement, vous êtes un homme intelligent et sans doute vous ne croyez pas, mais vous comprenez trop bien que la foi vous est nécessaire pour abrutir le peuple. La vérité est plus honorable que le mensonge.

— Je l'admets, je l'admets, je suis tout à fait de votre avis, mais chez nous il est encore trop tôt, reprit le gouverneur en fronçant le sourcil.

— S'il n'y a que la question d'opportunité qui nous divise, si, à cela près, vous êtes d'avis de brûler les églises et de marcher avec des piques sur Pétersbourg, eh bien, quel fonctionnaire du gouvernement êtes-vous donc?

Pris à un piège aussi grossier, Lembke éprouva une vive souffrance d'amour-propre.

— Ce n'est pas cela, répondit-il avec animation; — vous vous trompez parce que vous êtes un jeune homme et surtout parce que vous n'êtes pas au courant de nos buts. Voyez-vous, très cher Pierre Stépanovitch, vous nous appelez fonctionnaires du gouvernement: c'est vrai, nous le sommes, mais, permettez, quelle est notre tâche? Nous avons une responsabilité, et, au bout du compte, nous servons la chose publique aussi bien que vous. Seulement nous soutenons ce que vous ébranlez et ce qui sans nous tomberait en dissolution. Nous ne sommes pas vos ennemis, pas du tout; nous vous disons: Allez de l'avant, ouvrez la voie au progrès, ébranlez même, j'entends, ébranlez tout ce qui est suranné, tout ce qui appelle une réforme, mais, quand il le faudra, nous vous retiendrons dans les limites nécessaires, car, sans nous, vous ne feriez que bouleverser la Russie. Pénétrez-vous de cette idée que vous, et nous avons besoin les uns des autres. En Angleterre, les whigs et les tories se font mutuellement contre-poids. Eh bien, nous sommes les tories et vous êtes les whigs, c'est ainsi que je comprends la chose.

André Antonovitch s'emballait. Déjà, à Pétersbourg, il aimait à parler en homme intelligent et libéral; maintenant il le faisait d'autant plus volontiers que personne n'était aux écoutes. Pierre Stépanovitch se taisait et paraissait plus sérieux que de coutume. Ce fut un nouveau stimulant pour l'orateur.

— Savez-vous quelle est ma situation à moi «administrateur de la province»? poursuivit-il en se promenant dans son cabinet. — J'ai trop d'obligations pour pouvoir en remplir une seule, et en même temps je puis dire, avec non moins de vérité, que je n'ai rien à faire. Tout le secret, c'est que mon action est entièrement subordonnée aux vues du gouvernement. Mettons que par politique, ou pour calmer les passions, le gouvernement établisse là-bas la république, par exemple, et que, d'un autre côté, parallèlement, il accroisse les pouvoirs des gouverneurs; nous autres gouverneurs, nous avalerons la république; que dis-je? nous avalerons tout ce que vous voudrez, moi, du moins, je me sens capable d'avaler n'importe quoi… En un mot, que le gouvernement me télégraphie de déployer une activité dévorante, je déploie une activité dévorante. J'ai dit ici, ouvertement, devant tout le monde: «Messieurs, pour la postérité de toutes les institutions provinciales, une chose est nécessaire: l'extension des pouvoirs conférés au gouverneur.» Voyez-vous, il faut que toutes ces institutions, soit territoriales, soit juridiques, vivent, pour ainsi dire, d'une vie double, c'est-à-dire, il faut qu'elles existent (j'admets cette nécessité), et il faut d'autre part qu'elles n'existent pas. Toujours suivant que le gouvernement le juge bon. Tel cas se produit où le besoin des institutions se fait sentir, à l'instant les voilà debout dans ma province; cessent- elles d'être nécessaires? à l'instant je les fais disparaître, et vous n'en trouvez plus trace. Voilà comme je comprends l'activité dévorante, mais elle est impossible si l'on n'augmente pas nos pouvoirs. Nous causons entre quatre yeux. Vous savez, j'ai déjà signalé à Pétersbourg la nécessité pour le gouverneur d'avoir un factionnaire particulier à sa porte. J'attends la réponse.

— Il vous en faut deux, dit Pierre Stépanovitch.

— Pourquoi deux? demanda Von Lembke en s'arrêtant devant lui.

— Parce que ce n'est pas assez d'un seul pour vous faire respecter. Il vous en faut absolument deux.

André Antonovitch fit une grimace.

— Vous… Dieu sait ce que vous vous permettez, Pierre Stépanovitch. Vous abusez de ma bonté pour me décocher des sarcasmes, et vous vous posez en bourru bienfaisant…

— Allons, c'est possible, murmura entre ses dents Pierre Stépanovitch, — mais avec tout cela vous nous frayez le chemin et vous préparez notre succès.

— «Nous» qui? Et de quel succès parlez-vous? questionna Von Lembke en regardant avec étonnement son interlocuteur, mais il n'obtint pas de réponse.

Le compte-rendu de cet entretien mit Julie Mikhaïlovna de très mauvaise humeur.

André Antonovitch essaya de se justifier:

— Mais je ne puis le prendre sur un ton d'autorité avec ton favori, surtout dans une conversation en tête-à-tête… Je me suis peut-être imprudemment épanché… parce que j'ai bon coeur.

— Trop bon coeur. Je ne te connaissais pas ce recueil de proclamations, fais-moi le plaisir de me le montrer.

— Mais… mais il m'a prié de le lui prêter pour vingt-quatre heures.

— Et vous le lui avez encore laissé emporter! s'écria avec colère
Julie Mikhaïlovna; — quel manque de tact!

— Je vais tout de suite l'envoyer reprendre chez lui.

— Il ne le rendra pas.

— Je l'exigerai! répliqua avec force le gouverneur qui se leva brusquement. — Qui est-il pour être si redouté, et qui suis-je pour n'oser rien faire?

— Asseyez-vous et soyez calme, je vais répondre à votre première question: il m'est recommandé dans les termes les plus chaleureux, il a des moyens et dit parfois des choses extrêmement intelligentes. Karmazinoff m'assure qu'il a des relations presque partout et qu'il possède une influence extraordinaire sur la jeunesse de la capitale. Si, par lui, je les attire et les groupe tous autour de moi, je les arracherai à leur perte en montrant une nouvelle route à leur ambition. Il m'est entièrement dévoué et suit en tout mes conseils.

— Mais, balbutia Von Lembke, — pendant qu'on les caresse, ils peuvent… le diable sait ce qu'ils peuvent faire. Sans doute c'est une idée, mais… tenez, j'apprends qu'il circule des proclamations dans le district de ***.

— Ce bruit courait déjà l'été dernier, on parlait de placards séditieux, de faux assignats, que sais-je? pourtant jusqu'à présent on n'en a pas trouvé un seul. Qui est-ce qui vous a dit cela?

— Je l'ai su par Von Blumer.

— Ah! laissez-moi tranquille avec votre Blumer et ne prononcez plus jamais son nom devant moi!

La colère obligea Julie Mikhaïlovna à s'interrompre pendant une minute. Von Blumer qui servait à la chancellerie du gouverneur était la bête noire de la gouvernante.

— Je t'en prie, ne t'inquiète pas de Verkhovensky, acheva-t-elle; — s'il fomentait des désordres quelconques, il ne parlerait pas comme il parle, et à toi, et à tout le monde ici. Les phraseurs ne sont pas dangereux. Je dirai plus: s'il arrivait quelque chose, j'en serais la première informée par lui. Il m'est fanatiquement dévoué, fanatiquement!

Devançant les événements, je remarquerai que sans l'ambition de Julie Mikhaïlovna et sa présomptueuse confiance en elle-même, ces mauvaises petites gens n'auraient pu faire chez nous tout ce qu'ils y ont fait. La gouvernante a ici une grande part de responsabilité.

CHAPITRE V
AVANT LA FÊTE.
I

Plusieurs fois la fête au profit des institutrices de notre province fut annoncée pour tel jour, puis renvoyée à une date ultérieure. Outre Pierre Stépanovitch, Julie Mikhaïlovna avait en permanence autour d'elle le petit employé Liamchine, dont elle goûtait le talent musical, Lipoutine désigné pour être le rédacteur en chef d'un journal indépendant qu'elle se proposait de fonder, quelques dames et demoiselles, enfin Karmazinoff lui-même. Ce dernier se remuait moins que les autres, mais il déclarait d'un air satisfait qu'il étonnerait agréablement tout le monde quand commencerait le quadrille de la littérature. Dons et souscriptions affluaient, toute la bonne société s'inscrivait; du reste, on acceptait aussi le concours pécuniaire de gens qui étaient loin d'appartenir à l'élite sociale. Julie Mikhaïlovna trouvait qu'il fallait parfois admettre le mélange des classes; «sans cela, disait-elle, comment les éclairerait-on?» Le comité organisateur qui se réunissait chez elle avait résolu de donner à la fête un caractère démocratique. Le prodigieux succès de la souscription était une invite à la dépense; on voulait faire des merveilles, de là tous ces ajournements. On n'avait pas encore décidé où aurait lieu le bal: serait-il donné chez la maréchale de la noblesse qui offrait sa vaste maison, ou chez Barbara Pétrovna, à Skvorechniki? Une objection s'élevait contre ce dernier choix: Skvorechniki était un peu loin, mais plusieurs membres du comité faisaient observer que là on serait «plus libre». Barbara Pétrovna elle-même désirait vivement obtenir la préférence pour sa maison. Il serait difficile de dire comment cette femme orgueilleuse en était venue presque à rechercher les bonnes grâces de Julie Mikhaïlovna. Apparemment elle était bien aise de voir que de son côté la gouvernante se confondait en politesses vis-à-vis de Nicolas Vsévolodovitch et le traitait avec une considération tout à fait exceptionnelle. Je le répète encore une fois: grâce aux demi-mots sans cesse chuchotés par Pierre Stépanovitch, toute la maison du gouverneur était persuadée que le jeune Stavroguine tenait par les liens les plus intimes au monde le plus mystérieux, et qu'assurément il avait été envoyé chez nous avec quelque mission.

L'état des esprits était alors étrange. Dans la société régnait une légèreté extraordinaire, un certain dévergondage d'idées qui avait quelque chose de drôle, sans être toujours agréable. Ce phénomène s'était produit brusquement. On eût dit qu'un vent de frivolité avait tout d'un coup soufflé sur la ville. Plus tard, quand tout fut fini, on accusa Julie Mikhaïlovna, son entourage et son influence. Mais il est douteux qu'elle ait été la seule coupable. Au début, la plupart louaient à l'envi la nouvelle gouvernante qui savait réunir les divers éléments sociaux et rendait ainsi l'existence plus gaie. Il y eut même quelques faits scandaleux dont Julie Mikhaïlovna fut, du reste, complètement innocente; loin de s'en émouvoir, le public se contenta d'en rire. Les rares personnes qui avaient échappé à la contagion générale, si elles n'approuvaient pas, s'abstenaient de protester, du moins dans les commencements; quelques-unes souriaient.

Dans la ville arriva une colporteuse de livres qui vendait l'Évangile; c'était une femme considérée, quoiqu'elle fût de condition bourgeoise. Liamchine s'avisa de lui jouer un tour pendable. Il s'entendit avec un séminariste qui battait le pavé en attendant une place de professeur dans un collège; puis tous deux allèrent trouver la marchande sous prétexte de lui acheter des livres, et, sans qu'elle s'en aperçût, ils glissèrent dans son sac tout un lot de photographies obscènes que leur avait données expressément pour cet objet, comme on le sut plus tard, un vieux monsieur très respecté dont je tairai le nom. Ce vieillard, décoré d'un ordre des plus honorifiques, aimait, selon son expression, «le rire sain et les bonnes farces». Quand la pauvre femme se mit en devoir d'exhiber au bazar sa pieuse marchandise, les photographies sortirent du sac mêlées aux évangiles. Ce furent d'abord des rires, puis des murmures; un rassemblement se forma, et aux injures allaient succéder les coups, lorsque la police intervint. On emmena la colporteuse au poste, et, le soir seulement, elle fut relâchée grâce aux démarches de Maurice Nikolaïévitch qui avait appris avec indignation les détails intimes de cette vilaine histoire. Julie Mikhaïlovna voulut alors interdire à Liamchine l'accès de sa demeure, mais, le même soir, toute la bande des nôtres le lui amena et la conjura d'entendre une nouvelle fantaisie pour piano que le Juif venait de composer sous ce titre: «la Guerre franco-prussienne.» C'était une sorte de pot pourri où les motifs patriotiques de la Marseillaise alternaient avec les notes égrillardes de _Mein lieber Augustin. _Cette bouffonnerie obtint un succès de fou rire, et Liamchine rentra en faveur auprès de la gouvernante…

S'il faut en croire la voix publique, ce drôle prit part aussi à un autre fait non moins révoltant, que ma chronique ne peut passer sous silence.

Un matin, la population de notre ville apprit à son réveil qu'une odieuse profanation avait été commise chez nous. À l'entrée de notre immense marché est située la vieille église de la Nativité de la Vierge, l'un des monuments les plus anciens que possède notre cité. Dans le mur extérieur, près de la porte, existe une niche qui depuis un temps immémorial renferme un grand icône représentant la Mère de Dieu. Or, une nuit, quelqu'un pratiqua une brèche dans le grillage placé devant la niche, brisa la vitre, et enleva plusieurs des perles et des pierres précieuses dont l'icône était orné. Avaient-elles une grande valeur? Je l'ignore, mais au vol se joignait ici une dérision sacrilège: derrière la vitre brisée on trouva, dit-on, le matin, une souris vivante. Aujourd'hui, c'est-à-dire quatre mois après l'événement, on a acquis la certitude que le voleur fut le galérien Fedka, mais on ajoute que Liamchine participa à ce méfait. Alors personne ne parla de lui et ne songea à le soupçonner; à présent tout le monde assure que c'est lui qui a déposé la souris dans la niche. Je me rappelle que sur le moment toutes nos autorités perdirent quelque peu la tête. Le peuple se rassembla aussitôt sur les lieux, et pendant toute la matinée une centaine d'individus ne cessa de stationner en cet endroit; ceux qui s'en allaient était immédiatement remplacés par d'autres, les nouveaux venus faisaient le signe de la croix, baisaient l'icône, et déposaient une offrande sur un plateau près duquel se tenait un moine. Il était trois heures de l'après-midi quand l'administration se douta enfin qu'on pouvait interdire l'attroupement et obliger les curieux à circuler, une fois leur piété satisfaite. Cette malheureuse affaire produisit sur Von Lembke l'impression la plus déplorable. À ce que dit plus tard Julie Mikhaïlovna, c'est à partir de ce jour-là qu'elle commença à remarquer chez son mari cet étrange abattement qui ne l'a point quitté jusqu'à présent.

Vers deux heures, je passai sur la place du marché; la foule était silencieuse, les visages avaient une expression grave et morne; arriva en drojki un marchand gras et jaune; descendu de voiture, il se prosterna jusqu'à terre, baisa l'icône et mit un rouble sur le plateau; ensuite il remonta en soupirant dans son drojki et s'éloigna. Puis je vis s'approcher une calèche où se trouvaient deux de nos dames en compagnie de deux de nos polissons. Les jeunes gens (dont l'un n'était plus tout jeune) descendirent aussi de voiture et s'avancèrent vers l'icône en se frayant avec assez de sans-gêne un chemin à travers la cohue. Ni l'un ni l'autre ne se découvrit, et l'un d'eux mit son pince-nez. La foule manifesta son mécontentement par un sourd murmure. Le jeune homme au pince- nez tira de sa poche un porte-monnaie bourré de billets de banque et y prit un kopek qu'il jeta sur le plateau; après quoi ces deux messieurs, riant et parlant très haut, regagnèrent la calèche. Soudain arriva au galop Élisabeth Nikolaïevna qu'escortait Maurice Nikolaïévitch. Elle mit pied à terre, jeta les rênes à son compagnon resté à cheval sur son ordre, et s'approcha de l'obraz. À la vue du don dérisoire que venait de faire le monsieur au pince-nez, la jeune fille devint rouge d'indignation; elle ôta son chapeau rond et ses gants, s'agenouilla sur le trottoir boueux en face de l'image, et à trois reprises se prosterna contre le sol. Ensuite elle ouvrit son porte-monnaie; mais comme il ne contenait que quelques grivas[15], elle détacha aussitôt ses boucles d'oreilles en diamant et les déposa sur le plateau.

— On le peut, n'est-ce pas? C'est pour la parure de l'icône? demanda-t-elle au moine d'une voix agitée.

— On le peut, tout don est une bonne oeuvre.

La foule muette assista à cette scène sans exprimer ni blâme, ni approbation; Élisabeth Nikolaïevna, dont l'amazone était toute couverte de boue, remonta à cheval et disparut.

II

Deux jours après, je la rencontrai en nombreuse compagnie: elle faisait partie d'une société qui remplissait trois voitures autour desquelles galopaient plusieurs cavaliers. Dès qu'elle m'eût aperçu, elle m'appela d'un geste, fit arrêter la calèche et exigea absolument que j'y prisse place. Ensuite elle me présenta aux dames élégantes qui l'accompagnaient, et m'expliqua que leur promenade avait un but fort intéressant. Élisabeth Nikolaïevna riait et paraissait extrêmement heureuse. Dans ces derniers temps, elle était devenue d'une pétulante gaieté. Il s'agissait en effet d'une partie de plaisir assez excentrique: tout ce monde se rendait de l'autre côté de la rivière, chez le marchant Sévostianoff qui, depuis dix ans, donnait l'hospitalité à Sémen Iakovlévitch, iourodivii[16] renommé pour sa sainteté et ses prophéties non seulement dans notre province, mais dans les gouvernements voisins et même dans les deux capitales. Quantité de gens allaient se prosterner devant ce fou et tâchaient d'obtenir une parole de lui; les visiteurs apportaient avec eux des présents souvent considérables. Quand il n'appliquait pas à ses besoins les offrandes qu'il recevait, il en faisait don à une église, d'ordinaire au monastère de Saint-Euthyme; aussi un moine de ce couvent était-il à demeure dans le pavillon occupé par l'iourodivii. Tous se promettaient beaucoup d'amusement. Personne dans cette société n'avait encore vu Sémen Iakovlévitch; Liamchine seul était déjà allé chez lui auparavant: il racontait que le fou l'avait fait mettre à la porte à coups de balai et lui avait lancé de sa propre main deux grosses pommes de terre bouillies. Parmi les cavaliers je remarquai Pierre Stépanovitch; il avait loué un cheval de Cosaque et se tenait très mal sur sa monture. Dans la cavalcade figurait aussi Stavroguine. Lorsque dans son entourage on organisait une partie de plaisir, il consentait parfois à en être et avait toujours, en pareil cas, l'air aussi gai que le voulaient les convenances, mais, selon son habitude, il parlait peu.

Au moment où la caravane arrivait vis-à-vis de l'hôtel qui se trouve près du pont, quelqu'un observa brusquement qu'un voyageur venait de se tirer un coup de pistolet dans cette maison, et qu'on attendait la police. Un autre proposa aussitôt d'aller voir le cadavre. Cette idée fut accueillie avec d'autant plus d'empressement que nos dames n'avaient jamais vu de suicidé. «On s'ennuie tant, dit l'une d'elles, qu'il ne faut pas être difficile en fait de distractions.» Deux ou trois seulement restèrent à la porte, les autres envahirent toutes ensembles le malpropre corridor, et parmi elles je ne fus pas peu surpris de remarquer Élisabeth Nikolaïevna elle-même. La chambre où gisait le corps était ouverte, et, naturellement, on n'osa pas nous en refuser l'entrée. Le défunt était un tout jeune homme, on ne lui aurait pas donné plus de dix-neuf ans; avec ses épais cheveux blonds, son front pur et l'ovale régulier de son visage il avait dû être très beau. Ses membres étaient déjà roides, et sa face blanche semblait de marbre. Sur la table se trouvait un billet qu'il avait laissé pour qu'on n'accusât personne de sa mort. Il se tuait, écrivait- il, parce qu'il avait boulotté (sic) quatre cents roubles. Ces quelques lignes contenaient quatre fautes de grammaire. Un gros propriétaire qui, apparemment, connaissait le suicidé et occupait dans l'hôtel une chambre voisine, se penchait sur le cadavre en poussant force soupirs. Il nous apprit que ce jeune homme était le fils d'une veuve qui habitait la campagne; il avait été envoyé dans notre ville par sa famille, c'est-à-dire par sa mère, ses tantes et ses soeurs, pour acheter le trousseau d'une de celles-ci qui allait se marier prochainement; une parente domiciliée ici devait le guider dans ces emplettes. On lui avait confié quatre cents roubles, les économies de dix années, et on ne l'avait laissé partir qu'après lui avoir prodigué les recommandations et avoir passé à son cou toutes sortes d'objets bénits. Jusqu'alors il avait toujours été un garçon très rangé.

Arrivé à la ville, au lieu d'aller chez sa parente, le jeune homme descendit à l'hôtel, puis se rendit droit au club où il comptait trouver quelque étranger qui consentît à tailler une banque avec lui. Son espoir ayant été trompé, il revint vers minuit à l'hôtel, se fit donner du champagne, des cigares de la Havane, et demanda un souper de six ou sept plats. Mais le champagne l'enivra et le tabac lui causa des nausées; bref, il ne put toucher au repas qu'on lui servit, et il se coucha presque sans connaissance. Le lendemain, il se réveilla frais comme une pomme et n'eut rien de plus pressé que d'aller chez des tsiganes dont il avait entendu parler au club. Pendant deux jours on ne le revit point à l'hôtel. Hier seulement, à cinq heures de l'après-midi, il était rentré ivre, s'était mis au lit et avait dormi jusqu'à dix heures du soir. À son réveil il avait demandé une côtelette, une bouteille de château-yquem, du raisin, tout ce qu'il faut pour écrire, enfin sa note. Personne n'avait rien remarqué de particulier en lui; il était calme, doux et affable. Le suicide avait sans doute eu lieu vers minuit, quoique, chose étrange, on n'eût entendu aucune détonation d'arme à feu. C'était seulement aujourd'hui, à une heure de l'après-midi, que les gens de l'établissement avaient été pris d'inquiétude; ils étaient allés frapper chez le voyageur, et, ne recevant pas de réponse, avaient enfoncé la porte. La bouteille de château-yquem était encore à moitié pleine; il restait aussi une demi-assiette de raisin. Le jeune homme s'était servi d'un petit revolver à trois coups pour se loger une balle dans le coeur. La blessure saignait à peine; les doigts du suicidé avaient laissé échapper l'arme qui était tombée sur le tapis. Le corps était à demi couché sur un divan. La mort avait dû être instantanée. Aucune trace de souffrance n'apparaissait sur le visage, dont l'expression était calme, presque heureuse, comme si la vie ne l'eût pas quitté. Toute notre société considérait le cadavre avec une curiosité avide. Qui que nous soyons, il y a en général dans le malheur d'autrui quelque chose qui réjouit nos yeux. Les dames regardaient en silence; les messieurs faisaient de fines observations qui témoignaient d'une grande liberté d'esprit. L'un d'eux remarqua que c'était la meilleure issue, et que le jeune homme ne pouvait rien imaginer de plus sage. La conclusion d'un autre fut que du moins pendant un moment il avait bien vécu. Un troisième se demanda pourquoi les suicides étaient devenus si fréquents chez nous; «il semble, dit-il, que le sol manque sous nos pieds». Ce raisonneur n'obtint aucun succès. Liamchine qui mettait sa gloire à jouer le rôle de bouffon, prit sur l'assiette une petite grappe de raisin; un autre l'imita en riant, et un troisième avançait le bras vers la bouteille de château-yquem, quand survint le maître de police qui fit «évacuer» la chambre. Comme nous n'avions plus rien à voir, nous nous retirâmes aussitôt, bien que Liamchine essayât de parlementer avec le magistrat. La route s'acheva deux fois plus gaiement qu'elle n'avait commencé.

Il était juste une heure de l'après-midi lorsque nous arrivâmes à la maison du marchand Sévostianoff. On nous dit que Sémen Iakovlévitch était en train de dîner, mais qu'il recevrait néanmoins. Nous entrâmes tous à la fois. La chambre où le bienheureux prenait ses repas et donnait ses audiences était assez spacieuse, percée de trois fenêtres et coupée en deux parties égales par un treillage en bois qui s'élevait jusqu'à mi-corps. Le commun des visiteurs restait en deçà de cette clôture; l'iourodivii se tenait de l'autre côté et ne laissait pénétrer auprès de lui que certains privilégiés; il les faisait asseoir tantôt sur des fauteuils de cuir, tantôt sur un divan; lui-même occupait un vieux voltaire dont l'étoffe montrait la corde. Âgé de cinquante-cinq ans, Sémen Iakovlévitch était un homme assez grand, aux petits yeux étroits, au visage rasé, jaune et bouffi; sa tête presque entièrement chauve ne conservait plus que quelques cheveux blonds; il avait la joue droite enflée, la bouche un peu déjetée et une grosse verrue près de la narine gauche. Sa physionomie était calme, sérieuse, presque somnolente. Vêtu, à l'allemande, d'une redingote noire, il ne portait ni gilet, ni cravate. Sous son vêtement se laissait voir une chemise propre mais d'une toile assez grossière. Ses pieds qui paraissaient malades étaient chaussés de pantoufles. C'était, disait-on, un ancien fonctionnaire, et il possédait un tchin. En ce moment il venait de manger une soupe au poisson et attaquait son second plat, — des pommes de terre en robe de chambre. À cela se réduisait invariablement sa nourriture, mais il aimait beaucoup le thé et en faisait une grande consommation. Autour de lui allaient et venaient trois domestiques gagés par le marchand; l'un d'eux était en frac, un autre ressemblait à un artelchtchik[17], le troisième avait l'air d'un rat d'église; il y avait encore un garçon de seize ans qui se remuait beaucoup. Indépendamment des laquais, là se trouvait aussi, un tronc dans la main, un moine du couvent de Saint-Euthyme, homme à cheveux blancs et d'un extérieur respectable, malgré un embonpoint peut-être excessif. Sur une table bouillait un énorme samovar, à côté d'un plateau contenant environ deux douzaines de grands verres. En face, sur une autre table, s'étalaient les offrandes: quelques pains de sucre et quelques livres de la même denrée, deux livres de thé, une paire de pantoufles brodées, un foulard, une pièce de drap, une pièce de toile, etc. Les dons en argent entraient presque tous dans le tronc du moine. Il y avait beaucoup de monde dans la chambre, les visiteurs seuls se trouvaient au nombre d'une douzaine; deux d'entre eux avaient pris place derrière le treillage, près de Sémen Iakovlévitch: l'un, vieux pèlerin aux cheveux blancs, était à coup sûr un homme du peuple; l'autre, petit et maigre, était un religieux de passage dans notre ville; assis modestement, il tenait ses yeux baissés. Le reste de l'assistance, debout devant le treillage, se composait presque exclusivement de moujiks; on remarquait toutefois dans ce public un propriétaire, une vieille dame noble et pauvre, enfin un gros marchand venu d'une ville de district; ce dernier était porteur d'une grande barbe et habillé à la russe, mais on lui connaissait une fortune de cent mille roubles. Tous attendaient leur bonheur en silence. Quatre individus s'étaient mis à genoux; l'un d'eux occupait une place plus en vue que les autres et attirait particulièrement l'attention; c'était le propriétaire, gros homme de quarante-cinq ans, qui restait pieusement agenouillé tout contre le grillage jusqu'à ce qu'il plût à Sémen Iakovlévitch d'honorer d'un regard ou d'une parole. Il était là depuis environ une heure, et le bienheureux n'avait pas encore semblé s'apercevoir de sa présence.

Nos dames, qui chuchotaient gaiement, allèrent s'entasser contre la clôture, obligeant tous les autres visiteurs à s'effacer derrière elles; seul le propriétaire ne se laissa pas déloger de sa place et même se cramponna des deux mains au treillage. Des regards badins se portèrent sur l'iourodivii; les uns l'examinèrent avec leur monocle, les autres avec leur pince-nez; Liamchine braqua même sur lui une lorgnette de théâtre. Sans s'émouvoir de la curiosité dont il était l'objet, Sémen Iakovlévitch promena ses petits yeux sur tout notre monde.

— Charmante société! Charmante société! fit-il d'une voix de basse assez forte.

Toute notre bande se mit à rire: «Qu'est-ce que cela veut dire?» Mais le bienheureux n'ajouta rien et continua à manger ses pommes de terre; quand il eut fini, il s'essuya la bouche, et on lui apporta son thé.

D'ordinaire, il ne le prenait pas seul et en offrait aux visiteurs, non à tous, il est vrai, mais à ceux qui lui paraissaient dignes d'un tel honneur. Ces choix avaient toujours beaucoup d'imprévu. Tantôt, négligeant les hauts dignitaires et les gens riches, il régalait un moujik ou quelque vieille bonne femme; tantôt, au contraire, c'était à un gros marchand qu'il donnait la préférence sur les pauvres diables. Il s'en fallait aussi que tous fussent servis de la même façon: pour les uns on sucrait le thé, à d'autres on donnait un morceau de sucre à sucer, d'autres enfin n'avaient de sucre sous aucune forme. Dans la circonstance présente, les favorisés furent le religieux étranger et le vieux pèlerin. Le premier eut un verre de thé sucré, le second n'eut pas de sucre du tout. Le gros moine du couvent de Saint-Euthyme, qui jusqu'à ce jour-là n'avait jamais été oublié, dut cette fois se contenter de voir boire les autres.

— Sémen Iakovlévitch, dites-moi quelque chose; je désirais depuis longtemps faire votre connaissance, dit avec un sourire et un clignement d'yeux la dame élégante qui avait déclaré qu'il ne fallait pas être difficile en fait de distractions. L'iourodivii ne la regarda même pas. Le propriétaire, agenouillé poussa un profond et bruyant soupir.

— Donnez-lui du thé sucré! dit soudain Sémen Iakovlévitch en montrant le riche marchand.

Celui-ci s'approcha et vint se placer à côté du propriétaire.

— Encore du sucre à lui! ordonna le bienheureux après qu'on eût versé le verre de thé. — On obéit. — Encore, encore à lui! — On remit du sucre à trois reprises. Le marchand but son sirop sans murmurer.

— Seigneur! chuchota l'assistance en se signant. Le propriétaire poussa un second soupir, non moins profond que le premier.

— Batuchka! Sémen Iakovlévitch! cria tout à coup d'une voix dolente mais en même temps très aigre la dame pauvre, que les nôtres avaient écartée du treillage. — Depuis une grande heure, mon bon ami, j'attends un mot de toi. Parle-moi, donne un conseil à l'orpheline.

— Interroge-là, dit Sémen Iakovlévitch au rat d'église. Celui-ci s'avança vers elle.

— Avez-vous fait ce que Sémen Iakovlévitch vous a ordonné la dernière fois? demanda-t-il à la veuve d'un ton bas et mesuré.

— Que faire avec eux, Sémen Iakovlévitch? glapit la vieille dame; — ce sont des anthropophages; ils portent plainte contre moi devant le tribunal de l'arrondissement; ils me menacent du sénat: voilà comme ils traitent leur mère!…

— Donne-lui! dit l'iourodivii en montrant un pain de sucre.

Le jeune garçon s'élança aussitôt vers l'objet indiqué, le prit et l'apporta à la veuve.

— Oh! batuchka, tu es trop bon! Que ferai-je de tout cela? reprit-elle.

— Encore! encore! ordonna Sémen Iakovlévitch.

Un nouveau pain de sucre fut offert à la veuve.

— Encore! encore! répéta le bienheureux.

On apporta un troisième et, enfin, un quatrième pain de sucre; la visiteuse en avait de tous les côtés. Le moine de notre couvent soupira: tout cela aurait pu aller au monastère comme les autres fois.

— C'est beaucoup trop pour moi; qu'ai-je besoin d'en avoir autant? observa la veuve, confuse. — Mais est-ce que ce n'est pas une prophétie, batuchka?

— Si, c'est une prophétie, dit quelqu'un dans la foule.

— Qu'on lui en donne encore une livre, encore! poursuivit Sémen
Iakovlévitch.

Il restait encore sur la table un pain de sucre entier; mais le bienheureux avait dit de donner une livre, et l'on donna une livre.

— Seigneur! Seigneur! soupiraient les gens du peuple en faisant le signe de la croix, c'est une évidente prophétie.

— Adoucissez d'abord votre coeur par la bonté et la miséricorde, et ensuite venez vous plaindre de vos enfants, l'os de vos os, voilà probablement ce que signifie cet emblème remarqua à voix basse, mais d'un air très satisfait de lui-même le gros moine, à qui on avait oublié d'offrir du thé et dont l'amour-propre blessé cherchait une consolation.

— Mais quoi, batuchka! reprit soudain la veuve en colère, — quand le feu a pris chez les Verkhichine, ils m'ont passé un noeud coulant autour du corps pour me traîner dans les flammes. Ils ont fourré un chat mort dans mon coffre. C'est-à-dire qu'ils sont capables de toutes les vilenies…

— Qu'on la mette à la porte! cria Sémen Iakovlévitch en agitant les bras.

Le rat d'église et le jeune gars s'élancèrent de l'autre côté du grillage. Le premier prit la veuve par le bras; elle ne fit pas de résistance, et se laissa conduire vers la porte en se retournant pour considérer les pains de sucre que le jeune domestique portait derrière elle.

— Reprends-lui en un! ordonna l'iourodivii à l'artelchtchik resté près de lui. Le laquais courut sur les pas de ceux qui venaient de sortir, et, quelque temps après, les trois domestiques revinrent, rapportant un des pains de sucre qui avaient été donnés à la veuve; les trois autres demeurèrent en sa possession.

— Sémen Iakovlévitch, pourquoi donc ne m'avez-vous rien répondu? il y a si longtemps que vous m'intéressez, dit celle de nos dames qui avait déjà pris la parole.

Le bienheureux ne l'écouta point, et s'adressa au moine de notre monastère:

— Interroge-le! ordonna-t-il en lui montrant le propriétaire agenouillé.

Le moine s'approcha gravement du propriétaire.

— Quelle faute avez-vous commise? Ne vous avait-on pas ordonné quelque chose?

— De ne pas me battre, de m'abstenir de voies de fait, répondit d'une voix enrouée l'interpellé.

— Avez-vous obéi à cet ordre? reprit le moine.

— Je ne puis pas; c'est plus fort que moi.

Sémen Iakovlévitch agita les bras.

— Chasse-le, chasse-le! Mets-le à la porte avec un balai!

Sans attendre que les faits suivissent les paroles, le propriétaire s'empressa de détaler.

— Il a laissé une pièce d'or à l'endroit où il était, dit le moine en ramassant sur le parquet une demi-impériale.

— Voilà à qui il faut la donner, fit Sémen Iakovlévitch; et il indiqua du geste le riche marchand, qui n'osa pas refuser ce don.

— L'eau va toujours à la rivière, ne put s'empêcher d'observer le moine.

— À celui-ci du thé sucré, ordonna brusquement Sémen Iakovlévitch en montrant Maurice Nikolaïévitch.

Un domestique remplit un verre et l'offrit par erreur à un élégant qui avait un binocle sur le nez.

— Au grand, au grand! reprit le bienheureux.

Maurice Nikolaïévitch prit le verre, salua, et se mit à boire.
Tous les nôtres partirent d'un éclat de rire, je ne sais pourquoi.

— Maurice Nikolaïévitch! dit soudain Élisabeth Nikolaïevna, — le monsieur qui était à genoux là tout à l'heure est parti; mettez- vous à genoux à sa place.

Le capitaine d'artillerie la regarda d'un air ahuri.

— Je vous en prie; vous me ferez un grand plaisir. Écoutez, Maurice Nikolaïévitch, poursuivit-elle avec un entêtement passionné, — il faut absolument que vous vous mettiez à genoux; je tiens à voir comment vous serez. Si vous refusez, tout est fini entre nous. Je le veux absolument, je le veux!…

Je ne sais quelle était son intention, mais elle exigeait d'une façon pressante, implacable, on aurait dit qu'elle avait une attaque nerveuse. Ces caprices cruels qui depuis quelque temps surtout se renouvelaient avec une fréquence particulière, Maurice Nikolaïévitch se les expliquait comme des mouvements de haine aveugle, et il les attribuait non à la méchanceté, — il savait que la jeune fille avait pour lui de l'estime, de l'affection et du respect, — mais à une sorte d'intimité inconsciente dont par moments elle ne pouvait triompher.

Il remit silencieusement son verre à une vieille femme qui se trouvait derrière lui, ouvrit la porte du treillage et pénétra, sans y être invité, dans la partie de la chambre réservée à Sémen Iakovlévitch; puis, en présence de tout le monde, il se mit à genoux. Je crois que son âme, simple et délicate, avait été très péniblement affectée par la brutale incartade que Lisa venait de se permettre en public. Peut-être pensait-il qu'en voyant l'humiliation à laquelle elle l'avait condamné, elle aurait honte de sa conduite. Certes, il fallait être aussi naïf que Maurice Nikolaïévitch pour se flatter de corriger une femme par un tel moyen. À genoux, avec son grand corps dégingandé et son visage d'un sérieux imperturbable, il était fort drôle; cependant aucun de nous ne rit; au contraire, ce spectacle inattendu produisit une sensation de malaise. Tous les yeux se tournèrent vers Lisa.

— Esprit-Saint, Esprit-Saint! murmura Sémen Iakovlévitch.

Lisa pâlit tout à coup, poussa un cri, et s'élança de l'autre côté du treillage. Là eut lieu une subite scène d'hystérie: la jeune fille saisit Maurice Nikolaïévitch par les avant-bras et le tira de toutes ses forces pour le relever.

— Levez-vous! levez-vous! criait-elle comme hors d'elle-même. Levez-vous tout de suite! Comment avez-vous osé vous mettre à genoux?

Maurice Nikolaïévitch obéit. Elle lui empoigna les bras au-dessus du coude, et le regarda en plein visage avec une expression de frayeur.

— Charmante société! Charmante société! répéta encore une fois le fou.

Lisa ramena enfin Maurice Nikolaïévitch dans l'autre partie de la chambre. Toute notre société était fort agitée. La dame dont j'ai déjà parlé voulut sans doute tenter une diversion, et, pour la troisième fois, s'adressa en minaudant à l'iourodivii:

— Eh bien, Sémen Iakovlévitch, est-ce que vous ne me direz pas quelque chose? Je comptais tant sur vous.

— Va te faire f…! lui répondit le bienheureux.

Ces mots, prononcés très distinctement et avec un accent de colère, provoquèrent chez les hommes un rire homérique; quant aux dames, elles s'enfuirent en poussant de petits cris effarouchés. Ainsi se termina notre visite à Sémen Iakovlévitch.

Si je l'ai racontée avec tant de détails, c'est surtout, je l'avoue, à cause d'un incident très énigmatique qui se serait produit, dit-on, au moment de la sortie.

Tandis que tous se retiraient précipitamment, Lisa, qui donnait le bras à Maurice Nikolaïévitch, se rencontra soudain dans l'obscurité du corridor avec Nicolas Vsévolodovitch. Il faut dire que, depuis l'évanouissement de la jeune fille, ils s'étaient revus plus d'une fois dans le monde, mais sans jamais échanger une parole. Je fus témoin de leur rencontre près de la porte; à ce qu'il me sembla, ils s'arrêtèrent pendant un instant et se regardèrent d'un air étrange. Mais il se peut que la foule m'ait empêché de bien voir. On assura, au contraire, qu'en apercevant Nicolas Vsévolodovitch, Lisa avait tout à coup levé la main, et qu'elle l'aurait certainement souffleté, s'il ne s'était écarté à temps. Peut-être avait-elle surpris une expression de moquerie sur le visage de Stavroguine, surtout après l'épisode dont Maurice Nikolaïévitch avait été le triste héros. J'avoue que moi-même je ne remarquai rien; mais, en revanche, tout le monde prétendit avoir vu la chose, quoique, en tenant pour vrai le geste attribué à Élisabeth Nikolaïevna, peu de personnes seulement, dans la confusion du départ, eussent pu en être témoins. Je refusai alors d'ajouter foi à ces racontars. Je me rappelle pourtant qu'au retour Nicolas Vsévolodovitch fut un peu pâle.

III

Le même jour eut lieu à Skvorechniki l'entrevue que Barbara Pétrovna se proposait depuis longtemps d'avoir avec Stépan Trophimovitch. La générale arriva fort affairée à sa maison de campagne; la veille, on avait définitivement décidé que la fête au profit des institutrices pauvres serait donnée chez la maréchale de la noblesse. Mais, avec sa promptitude de résolution, Barbara Pétrovna s'était dit tout de suite que rien ne l'empêchait, après cette fête, d'en donner à son tour une chez elle et d'y inviter toute la ville. La société pourrait alors juger en connaissance de cause qu'elle était des deux maisons la meilleure, celle où l'on savait le mieux recevoir et donner un bal avec le plus de goût. Barbara Pétrovna n'était plus à reconnaître. L'altière matrone qui, naguère encore, vivait dans une retraite si profonde, semblait maintenant passionnée pour les distractions mondaines. Du reste, ce changement était peut-être plus apparent que réel.

Son premier soin, en arrivant à Skvorechniki, fut de visiter toutes les chambres de la maison en compagnie du fidèle Alexis Égorovitch et de Fomouchka, qui était un habile décorateur. Alors commencèrent de graves délibérations: quels meubles, quels tableaux, quels bibelots ferait-on venir de la maison de ville? Où les placerait-on? Comment utiliserait-on le mieux l'orangerie et les fleurs? Où poserait-on des tentures neuves? En quel endroit le buffet serait-il installé? N'y en aurait-il qu'un ou bien en organiserait-on deux? etc., etc. Et voilà qu'au milieu de ces préoccupations l'idée vint tout à coup à Barbara Pétrovna d'envoyer sa voiture chercher Stépan Trophimovitch.

Celui-ci, depuis longtemps prévenu que son ancienne amie désirait lui parler, attendait de jour en jour cette invitation. Lorsqu'il monta en voiture, il fit le signe de la croix: son sort allait se décider. Il trouva Barbara Pétrovna dans la grande salle; assise sur un petit divan, en face d'un guéridon de marbre, elle avait à la main un crayon et un papier; Fomouchka mesurait avec un mètre la hauteur des fenêtres et de la tribune; la générale inscrivait les chiffres et faisait des marques sur le parquet. Sans interrompre sa besogne, elle inclina la tête du côté de Stépan Trophimovitch, et, quand ce dernier balbutia une formule de salutation, elle lui tendit vivement la main; puis, sans le regarder, elle lui indiqua une place à côté d'elle.

Je m'assis et j'attendis pendant cinq minutes, «en comprimant les battements de mon coeur», me raconta-t-il ensuite. — J'avais devant moi une femme bien différente de celle que j'avais connue durant vingt ans. La profonde conviction que tout était fini me donna une force dont elle-même fut surprise. Je vous le jure, je l'étonnai par mon stoïcisme à cette heure dernière.

Barbara Pétrovna posa soudain son crayon sur la table et se tourna brusquement vers le visiteur.

— Stépan Trophimovitch, nous avons à parler d'affaires. Je suis sûre que vous avez préparé toutes vos phrases ronflantes et quantité de mots à effet; mais il vaut mieux aller droit au fait, n'est-ce pas?

Il se sentit fort mal à l'aise. Un pareil début n'avait rien de rassurant.

— Attendez, taisez-vous, laissez-moi parler; vous parlerez après, quoique, à vrai dire, j'ignore ce que vous pourriez me répondre, poursuivit rapidement Barbara Pétrovna. — Je considère comme un devoir sacré de vous servir, votre vie durant, vos douze cent roubles de pension; quand je dis «devoir sacré», je m'exprime mal; disons simplement que c'est une chose convenue entre nous, ce langage sera beaucoup plus vrai, n'est-ce pas? Si vous voulez, nous mettrons cela par écrit. Des dispositions particulières ont été prises pour le cas où je viendrais à mourir. Mais, en sus de votre pension, vous recevez actuellement de moi le logement, le service et tout l'entretien. Nous convertirons cela en argent, ce qui fera quinze cents roubles, n'est-ce pas? Je mets en outre trois cents roubles pour les frais imprévus, et vous avez ainsi une somme ronde de trois mille roubles. Ce revenu annuel vous suffira-t-il? Il me semble que c'est assez pour vivre. Du reste, dans le cas de dépenses extraordinaires, j'ajouterai encore quelque chose. Eh bien, prenez cet argent, renvoyez-moi mes domestiques et allez demeurer où vous voudrez, à Pétersbourg, à Moscou, à l'étranger; restez même ici, si bon vous semble, mais pas chez moi. Vous entendez?

— Dernièrement, une autre mise en demeure non moins péremptoire et non moins brusque m'a été signifiée par ces mêmes lèvres, dit d'une voix lente et triste Stépan Trophimovitch. — Je me suis soumis et… j'ai dansé la cosaque pour vous complaire. — Oui, ajouta-t-il en français, la comparaison peut être permise: c'était comme un petit cosaque de Don qui sautait sur sa propre tombe. Maintenant…

— Cessez, Stépan Trophimovitch. Vous êtes terriblement verbeux. Vous n'avez pas dansé; vous êtes venu chez moi avec une cravate neuve, du linge frais, des gants; vous vous étiez pommadé et parfumé. Je vous assure que vous-même aviez grande envie de vous marier. Cela se lisait sur votre visage, et, croyez-le, ce n'était pas beau à voir. Si je ne vous en ai pas fait alors l'observation, ç'a été par pure délicatesse. Mais vous désiriez, vous désiriez ardemment vous marier, malgré les ignominies que vous écriviez confidentiellement sur moi et sur votre future. À présent, il ne s'agit plus de cela. Et que parlez-vous de cosaque du Don sautant sur sa tombe? Je ne saisis pas la justesse de cette comparaison. Au contraire, ne mourez pas, vivez; vivez le plus longtemps possible, j'en serai enchantée.

— Dans un hospice?

— Dans un hospice? On ne va pas à l'hospice avec trois mille roubles de revenu. Ah! je me rappelle, fit-elle avec un sourire; - - en effet, une fois, par manière de plaisanterie, Pierre Stépanovitch m'a parlé d'un hospice. Au fait, il s'agit d'un hospice particulier qui n'est pas à dédaigner. C'est un établissement où ne sont admis que le gens les plus considérés; il y a là des colonels, et même en ce moment un général y postule une place. Si vous entrez là avec tout votre argent, vous trouverez le repos, le confort, un nombreux domestique. Vous pourrez, dans cette maison, vous occuper de sciences, et, quand vous voudrez jouer aux cartes, les partenaires ne vous feront pas défaut…

— Passons.

— Passons! répéta avec une grimace Barbara Pétrovna. — Mais, en ce cas, c'est tout; vous êtes averti, dorénavant nous vivrons complètement séparés l'un de l'autre.

— Et c'est tout, tout ce qui reste de vingt ans? C'est notre dernier adieu?

— Vous êtes fort pour les exclamations, Stépan Trophimovitch. Cela est tout à fait passé de mode aujourd'hui. On parle grossièrement, mais simplement. Vous en revenez toujours à vos vingt ans! ç'a été de part et d'autre vingt années d'amour-propre, et rien de plus. Chacune des lettres que vous m'adressiez était écrite non pour moi, mais pour la postérité. Vous êtes un styliste et non un ami; l'amitié n'est qu'un beau mot pour désigner un mutuel épanchement d'eau sale…

— Mon Dieu, que de paroles qui ne sont pas de vous! Ce sont des leçons apprises par coeur! Et déjà ils vous ont fait revêtir leur uniforme! Vous aussi, vous êtes dans la joie; vous aussi, vous êtes au soleil. Chère, chère, pour quel plat de lentilles vous leur avez vendu votre liberté!

— Je ne suis pas un perroquet pour répéter les paroles d'autrui, reprit avec colère Barbara Pétrovna. Soyez sûr que mon langage m'appartient. — Qu'avez-vous fait pour moi durant ces vingt ans? Vous me refusiez jusqu'aux livres que je faisais venir pour vous, et dont les pages ne seraient pas encore coupées si on ne les avait donnés à relier. Quelles lectures me recommandiez-vous, quand, dans les premières années, je sollicitais vos conseils? Capefigue, toujours Capefigue. Mon développement intellectuel vous faisait ombrage, et vous preniez vos mesures en conséquence. Mais cependant on rit de vous. Je l'avoue, je ne vous ai jamais considéré que comme un critique, pas autre chose. Pendant notre voyage à Pétersbourg, quand je vous ai déclaré que je me proposais de fonder un recueil périodique et de consacrer toute ma vie à cette publication, vous m'avez aussitôt regardée d'un air moqueur et vous êtes devenu tout d'un coup très arrogant.

— Ce n'était pas cela; vous vous êtes méprise… nous craignions alors des poursuites…

— Si, c'était bien cela, car, à Pétersbourg, vous ne pouviez craindre aucune poursuite. Plus tard, en février, lorsque se répandit le bruit de la prochaine apparition de cet organe, vous vîntes me trouver tout effrayé et vous exigeâtes de moi une lettre certifiant que vous étiez tout à fait étranger à la publication projetée, que les jeunes gens se réunissaient chez moi et non chez vous, qu'enfin vous n'étiez qu'un simple précepteur à qui je donnais le logement dans ma maison pour lui compléter ses honoraires. Est-ce vrai? Vous rappelez-vous cela? Vous vous êtes toujours signalé par votre héroïsme, Stépan Trophimovitch.

— Ce n'a été qu'une minute de pusillanimité, une minute d'épanchement en tête-à-tête, gémit le visiteur; — mais se peut- il qu'une rupture complète résulte d'un ressentiment aussi mesquin? Est-ce là, vraiment, le seul souvenir que vous aient laissé tant d'années passées ensemble?

— Vous êtes un terrible calculateur; vous voulez toujours me faire croire que c'est moi qui reste en dette avec vous. À votre retour de l'étranger, vous m'avez regardée du haut de votre grandeur, vous ne m'avez pas laissée placer un mot; et quand moi- même, après avoir visité l'Europe, j'ai voulu vous parler de l'impression que j'avais gardée de la Madone Sixtine, vous ne m'avez pas écoutée, vous avez dédaigneusement souri dans votre cravate, comme si je ne pouvais pas avoir tout comme vous des sensations artistiques.

— Ce n'était pas cela; vous devez vous être trompée… J'ai oublié…

— Si, c'était bien cela; mais vous n'aviez pas besoin de tant vous poser en esthéticien devant moi, car vous ne disiez que de pures billevesées. Personne, aujourd'hui, ne perd son temps à s'extasier devant la Madone, personne ne l'admire, sauf de vieux encroûtés. C'est prouvé.

— Ah! c'est prouvé?

— Elle ne sert absolument à rien. Ce gobelet est utile, parce qu'on peut y verser de l'eau; ce crayon est utile, parce qu'on peut s'en servir pour prendre des notes; mais un visage de femme peint ne vaut aucun de ceux qui existent dans la réalité. Essayez un peu de dessiner une pomme, et mettez à côté une vraie pomme, — laquelle choisirez-vous? Je suis sûre que vous ne vous tromperez pas. Voilà comment on juge à présent toutes vos théories; le premier rayon de libre examen a suffi pour en montrer la fausseté.

— Oui, oui.

— Vous souriez ironiquement. Et que me disiez-vous, par exemple, de l'aumône? Pourtant, le plaisir de faire la charité est un plaisir orgueilleux et immoral; le riche le tire de sa fortune et de la comparaison qu'il établit entre son importance et l'insignifiance du pauvre. L'aumône déprave à la fois et le bienfaiteur et l'obligé; de plus, elle n'atteint pas son but, car elle ne fait que favoriser la mendicité. Les paresseux qui ne veulent pas travailler se rassemblent autour des gens charitables comme les joueurs qui espèrent gagner se rassemblent autour du tapis vert. Et cependant les misérables grochs qu'on leur jette ne soulagent pas la centième partie de leur misère. Avez-vous donné beaucoup d'argent dans votre vie? Pas plus de huit grivnas, souvenez-vous en. Tâchez un peu de vous rappeler la dernière fois que vous avez fait l'aumône; c'était il y a deux ans, je me trompe, il va y en avoir quatre. Vous criez, et vous faites plus de mal que de bien. L'aumône, dans la société moderne, devrait même être interdite par la loi. Dans l'organisation nouvelle il n'y aura plus du tout de pauvres.

— Oh! quel flux de paroles recueillies de la bouche d'autrui!
Ainsi vous en êtes déjà venue à rêver d'une organisation nouvelle!
Malheureuse, que Dieu vous assiste!

— Oui, j'en suis venue là, Stépan Trophimovitch; vous me cachiez soigneusement toutes les idées nouvelles qui sont maintenant tombées dans le domaine public, et vous faisiez cela uniquement par jalousie, pour avoir une supériorité sur moi. Maintenant, il n'est pas jusqu'à cette Julie qui ne me dépasse de cent verstes. Mais, à présent, moi aussi, je vois clair. Je vous ai défendu autant que je l'ai pu, Stépan Trophimovitch: décidément tout le monde vous condamne.

— Assez! dit-il en se levant, — assez! Quels souhaits puis-je encore faire pour vous, à moins de vous souhaiter le repentir?

— Asseyez-vous une minute, Stépan Trophimovitch; j'ai encore une question à vous adresser. Vous avez été invité à prendre part à la matinée littéraire; cela s'est fait par mon entremise. Dites-moi, que comptez-vous lire?

— Eh bien, justement, quelque chose sur cette reine des reines, sur cet idéal de l'humanité, la Madone Sixtine, qui, à vos yeux, ne vaut pas un verre ou un crayon.

— Ainsi vous ne ferez pas une lecture historique? reprit avec un pénible étonnement Barbara Pétrovna. — Mais on ne vous écoutera pas. Vous en tenez donc bien pour cette Madone? Allons, pourquoi voulez-vous endormir tout votre auditoire? Soyez sûr, Stépan Trophimovitch, que je parle uniquement dans votre intérêt. Qu'est- ce qui vous empêche d'emprunter au moyen âge ou à l'Espagne une petite historiette, courte mais attachante, une anecdote, si vous voulez, que vous trufferiez de petits mots spirituels? Il y avait là des cours brillantes, de belles dames, des empoisonnements. Karmazinoff dit qu'il serait étrange qu'on ne trouvât pas dans l'histoire de l'Espagne le sujet d'une lecture intéressante.

— Karmazinoff, ce sot, ce vidé, cherche des thèmes pour moi!

— Karmazinoff est presque une intelligence d'homme d'État; vous ne surveillez pas assez vos expressions, Stépan Trophimovitch.

— Votre Karmazinoff est une vieille pie-grièche! Chère, chère, depuis quand, ô Dieu! vous ont-ils ainsi transformée?

— Maintenant encore je ne puis souffrir ses airs importants; mais je rends justice à son intelligence. Je le répète, je vous ai défendu de toutes mes forces, autant que je l'ai pu. Et pourquoi tenir absolument à être ridicule et ennuyeux? Au contraire, montez sur l'estrade avec le sourire grave d'un représentant du passé et racontez trois anecdotes avec tout votre sel, comme vous seul parfois savez raconter. Soit, vous êtes un vieillard, un ci- devant, un arriéré; mais vous-même vous commencerez par le reconnaître en souriant, et tout le monde verra que vous êtes un bon, aimable et spirituel débris… En un mot, un homme d'autrefois, mais dont l'esprit est assez ouvert pour comprendre toute la laideur des principes qui l'ont inspiré jusqu'à présent. Allons, faites-moi ce plaisir, je vous prie.

— Chère, assez! N'insistez pas, c'est impossible. Je lirai mon étude sur la Madone, mais je soulèverai un orage qui crèvera sur eux tous, ou dont je serai la seule victime!

— Cette dernière conjecture est la plus probable, Stépan
Trophimovitch.

— Eh bien, que mon destin s'accomplisse! Je flétrirai le lâche esclave, le laquais infect et dépravé qui le premier se hissera sur un échafaudage pour mutiler avec des ciseaux la face divine du grand idéal, au nom de l'égalité, de l'envie et… de la digestion. Je ferai entendre une malédiction suprême, quitte ensuite à…

— À entrer dans une maison de fous?

— Peut-être. Mais, en tout cas, vainqueur ou vaincu, le même soir je prendrai ma besace, ma besace de mendiant, j'abandonnerai tout ce que je possède, tout ce que je tiens de votre libéralité, je renoncerai à toutes vos pensions, à tous les biens promis par vous, et je partirai à pied pour achever ma vie comme précepteur chez un marchand, ou mourir de faim au pied d'un mur. J'ai dit. Alea jacta est!

Il se leva de nouveau.

Barbara Pétrovna, les yeux étincelants de colère, se leva aussi.

— J'en étais sûre! dit-elle; — depuis des années déjà j'étais convaincue que vous gardiez cela en réserve, que, pour finir, vous vouliez me déshonorer, moi et ma maison, par la calomnie! Que signifie cette résolution d'entrer comme précepteur chez un marchand ou d'aller mourir de faim au pied d'un mur? C'est une méchanceté, une façon de me noircir, et rien de plus!

— Vous m'avez toujours méprisé; mais je finirai comme un chevalier fidèle à sa dame, car votre estime m'a toujours été plus chère que tout le reste. À partir de ce moment je n'accepterai plus rien, et mon culte sera désintéressé.

— Comme c'est bête!

— Vous ne m'avez jamais estimé. J'ai pu avoir une foule de faiblesses. Oui, je vous ai grugée; je parle la langue du nihilisme; mais vous gruger n'a jamais été le principe suprême de mes actes. Cela est arrivé ainsi, par hasard, je ne sais comment… J'ai toujours pensé qu'entre nous il y avait quelque chose de plus haut que la nourriture, et jamais, jamais je n'ai été un lâche! Eh bien, je pars pour réparer ma faute! Je me mets en route tardivement; l'automne est avancé, le brouillard s'étend sur les plaines, le givre couvre mon futur chemin et le vent gémit sur une tombe qui va bientôt s'ouvrir… Mais en route, en route, partons:

«Plein d'un amour pur, «Fidèle au doux rêve…»

— Oh! adieu, mes rêves! Vingt ans! Alea jacta est!

Des larmes jaillirent brusquement de ses yeux et inondèrent son visage. Il prit son chapeau.

Je ne comprends pas le latin, dit Barbara Pétrovna, se roidissant de toutes ses forces contre elle-même.

— Qui sait? peut-être avait-elle aussi envie de pleurer; mais l'indignation et le caprice l'emportèrent encore une fois sur l'attendrissement.

— Je ne sais qu'une chose, c'est qu'il n'y a rien de sérieux dans tout cela. Jamais vous ne serez capable de mettre à exécution vos menaces, dictées par l'égoïsme. Vous n'irez nulle part, chez aucun marchand, mais vous continuerez à vivre bien tranquillement à mes crochets, recevant une pension et réunissant chez vous, tous les mardis, vos amis, qui ne ressemblent à rien. Adieu, Stépan Trophimovitch.

—_ Alea jacta est! _répéta-t-il; puis il s'inclina profondément et revint chez lui plus mort que vif.

CHAPITRE VI
PIERRE STEPANOVITCH SE REMUE.
I

Le jour de la fête avait été définitivement fixé, mais Von Lembke allait s'assombrissant de plus en plus. Il était rempli de pressentiments étranges et sinistres, ce qui inquiétait fort Julie Mikhaïlovna. À la vérité, tout ne marchait pas le mieux du monde. Notre ancien gouverneur, l'aimable Ivan Osipovitch, avait laissé l'administration dans un assez grand désordre; en ce moment on redoutait le choléra; la peste bovine faisait de grands ravages dans certaines localités; pendant tout l'été les villes et les villages avaient été désolés par une foule d'incendies où le peuple s'obstinait à voir la main d'une bande noire; le brigandage avait pris des proportions vraiment anormales. Mais tout cela, bien entendu, était trop ordinaire pour troubler la sérénité d'André Antonovitch, s'il n'avait eu d'autres et plus sérieux sujets de préoccupation.

Ce qui frappait surtout Julie Mikhaïlovna, c'était la taciturnité croissante de son mari, qui, chose singulière, devenait de jour en jour plus dissimulé. Pourtant qu'avait-il à cacher? Il est vrai qu'il faisait rarement de l'opposition à sa femme, et que la plupart du temps il lui obéissait en aveugle. Ce fut, par exemple, sur les instances de Julie Mikhaïlovna qu'on prit deux ou trois mesures très risquées et presque illégales qui tendaient à augmenter le pouvoir du gouverneur. On fit dans le même but plusieurs compromis fâcheux. On porta pour des récompenses telles gens qui méritaient de passer en jugement et d'être envoyés en Sibérie, on décida systématiquement d'écarter certaines plaintes, de jeter au panier certaines réclamations. Tous ces faits, aujourd'hui connus, furent dus à l'action prédominante de Julie Mikhaïlovna. Lembke non seulement signait tout, mais ne discutait même pas le droit de sa femme à s'immiscer dans l'exercice de ses fonctions. Parfois, en revanche, à propos de «pures bagatelles», il se rebellait d'une façon qui étonnait la gouvernante. Sans doute, après des jours de soumission, il sentait le besoin de se dédommager par de petits moments de révolte. Malheureusement, Julie Mikhaïlovna, malgré toute sa pénétration, ne pouvait comprendre ces résistances inattendues. Hélas! elle ne s'en inquiétait pas, et il résulta de là bien des malentendus.

Je ne m'étendrai pas sur le chapitre des erreurs administratives, tel n'est pas l'objet que je me suis proposé en commençant cette chronique, mais il était nécessaire de donner quelques éclaircissements à ce sujet pour l'intelligence de ce qui va suivre. Je reviens à Julie Mikhaïlovna.

La pauvre dame (je la plains fort) aurait pu atteindre tout ce qu'elle poursuivait avec tant d'ardeur (la gloire et le reste), sans se livrer aux agissements excentriques par lesquels elle se signala dès son arrivée chez nous. Mais, soit surabondance de poésie, soit effet des longs et cruels déboires dont avait été remplie sa première jeunesse, toujours est-il qu'en changeant de fortune elle se crut soudain une mission, elle se figura qu'une «langue de feu» brillait sur sa tête. Par malheur, quand une femme s'imagine avoir ce rare chignon, il n'est pas de tâche plus ingrate que de la détromper, et au contraire rien n'est plus facile que de la confirmer dans son illusion. Tout le monde flatta à l'envi celle de Julie Mikhaïlovna. La pauvrette se trouva du coup le jouet des influences les plus diverses, alors même qu'elle pensait être profondément originale. Pendant le peu de temps que nous l'eûmes pour gouvernante, nombre d'aigrefins surent exploiter sa naïveté au mieux de leurs intérêts. Et, déguisé sous le nom d'indépendance, quel incohérent pêle-mêle d'inclinations contradictoires! Elle aimait à la fois la grande propriété, l'élément aristocratique, l'accroissement des pouvoirs du gouverneur, l'élément démocratique, les nouvelles institutions, l'ordre, la libre pensée, les idées sociales, l'étiquette sévère d'un salon du grand monde et le débraillé des jeunes gens qui l'entouraient. Elle rêvait de donner le bonheur et de concilier les inconciliables, plus exactement, de réunir tous les partis dans la commune adoration de sa personne. Elle avait aussi des favoris; Pierre Stépanovitch qui l'accablait des plus grossières flatteries était vu par elle d'un très bon oeil. Mais il lui plaisait encore pour une autre raison fort bizarre, et ici se montrait bien le caractère de la pauvre dame; elle espérait toujours qu'il lui révèlerait un vaste complot politique! Quelque étrange que cela puisse paraître, il en était ainsi. Il semblait, je ne sais pourquoi, à Julie Mikhaïlovna que dans la province se tramait une conspiration contre la sûreté de l'État. Pierre Stépanovitch, par son silence dans certains cas et par de petits mots énigmatiques dans d'autres, contribuait à enraciner chez elle cette singulière idée. Elle le supposait en relation avec tous les groupes révolutionnaires de la Russie, mais en même temps dévoué à sa personne jusqu'au fanatisme. Découvrir un complot, mériter la reconnaissance de Pétersbourg, procurer de l'avancement à son mari, «caresser» la jeunesse pour la retenir sur le bord de l'abîme, telles étaient les chimères dont se berçait l'esprit fanatique de la gouvernante. Puisqu'elle avait sauvé et conquis Pierre Stépanovitch (à cet égard elle n'avait pas le moindre doute), elle sauverait tout aussi bien les autres. Aucun d'eux ne périrait, elle les préserverait tous de leur perte, elle les remettrait dans la bonne voie, elle appellerait sur eux la bienveillance du gouvernement, elle agirait en s'inspirant d'une justice supérieure, peut-être même l'histoire et tout le libéralisme russe béniraient son nom; et cela n'empêcherait pas le complot d'être découvert. Tous les profits à la fois.

Mais il était nécessaire qu'au moment de la fête André Antonovitch eût un visage un peu plus riant. Il fallait absolument lui rendre le calme et la sérénité. À cette fin, Julie Mikhaïlovna envoya à son mari Pierre Stépanovitch, espérant que ce dernier, par quelque moyen connu de lui, peut-être même par quelque confidence officieuse, saurait triompher de l'abattement de gouverneur. Elle avait toute confiance dans l'habileté du jeune homme. Depuis longtemps Pierre Stépanovitch n'avait pas mis le pied dans le cabinet de Von Lembke. Lorsqu'il y entra, sa victime ordinaire était justement de fort mauvaise humeur.

II

Une complication avait surgi qui causait le plus grand embarras à M. Von Lembke. Dans un district (celui-là même que Pierre Stépanovitch avait visité dernièrement) un sous-lieutenant avait reçu devant toute sa compagnie un blâme verbal de son supérieur immédiat. L'officier, récemment arrivé de Pétersbourg, était un homme jeune encore; toujours silencieux et morose, il ne laissait pas d'avoir un aspect assez imposant, quoiqu'il fût petit, gros et rougeaud. S'entendant réprimander, il avait poussé un cri qui avait stupéfié toute la compagnie, s'était jeté tête baissée sur son chef et l'avait furieusement mordu à l'épaule, on n'avait pu qu'à grand'peine lui faire lâcher prise. À n'en pas douter, ce sous-lieutenant était fou; du moins l'enquête révéla que depuis quelques temps il faisait des choses fort étranges. Ainsi il avait jeté hors de son logement deux icônes appartenant à son propriétaire et brisé l'un d'eux à coups de hache; dans sa chambre il avait placé sur trois supports disposés en forme de lutrins les ouvrages de Vogt, de Moleschott et de Buchner; devant chacun de ces lutrins il brûlait des bougies de cire comme on en allume dans les églises. Le nombre des livres trouvés chez lui donnait lieu de penser que cet homme lisait énormément. S'il avait eu cinquante mille francs, il se serait peut-être embarqué pour les îles Marquises, comme ce «cadet» dont M. Hertzen raconte quelque part l'histoire avec une verve si humoristique. Quand on l'arrêta, on saisit sur lui et dans son logement quantité de proclamations des plus subversives.

En soi cette découverte ne signifiait rien, et, à mon avis, elle ne méritait guère qu'on s'en préoccupât. Était-ce la première fois que nous voyions des écrits séditieux? Ceux-ci, d'ailleurs, n'étaient pas nouveaux: c'étaient, comme on le dit plus tard, les mêmes qui avaient été répandus récemment dans la province de K…, et Lipoutine assurait avoir vu de petites feuilles toutes pareilles à celles-là pendant un voyage qu'il avait fait dans un gouvernement voisin six semaines auparavant. Mais il se produisit une coïncidence dont André Antonovitch fut très frappé: dans le même temps en effet l'intendant des Chpigouline apporta à la police deux ou trois liasses de proclamations qu'on avait introduites de nuit dans la fabrique, et qui étaient identiques avec celles du sous-lieutenant. Les paquets n'avaient pas encore été défaits, et aucun ouvrier n'en avait pris connaissance. La chose était sans importance, néanmoins elle parut louche au gouverneur et le rendit très soucieux.

Alors venait de commencer cette «affaire Chpigouline» dont on a tant parlé chez nous et que les journaux de la capitale ont racontée avec de telles variantes. Trois semaines auparavant, le choléra asiatique avait fait invasion parmi les ouvriers de l'usine; il y avait eu un décès et plusieurs cas. L'inquiétude s'empara de notre ville, car le choléra sévissait déjà dans une province voisine. Je ferai remarquer qu'en prévision de l'arrivée du fléau notre administration avait pris des mesures prophylactiques aussi satisfaisantes que possible. Mais les Chpigouline étant millionnaires et possédant de hautes relations, on avait négligé d'appliquer à leur fabrique les règlements sanitaires. Soudain des plaintes universelles s'élevèrent contre cette usine qu'on accusait d'être un foyer d'épidémie: elle était si mal tenue, disait-on, les locaux affectés aux ouvriers, notamment, étaient si sales, que cette malpropreté devait suffire, en l'absence de toute autre cause, pour engendrer le choléra. Des ordres furent immédiatement donnés en conséquence, et André Antonovitch veilla à ce qu'ils fussent promptement exécutés. Pendant trois semaines on nettoya la fabrique, mais les Chpigouline, sans qu'on sût pourquoi, y arrêtèrent le travail. L'un des deux frères résidait constamment à Pétersbourg; l'autre, à la suite des mesures de désinfection prises par l'autorité, se rendit à Moscou. L'intendant chargé de régler les comptes vola effrontément les ouvriers; ceux-ci commencèrent à murmurer, voulurent toucher ce qui leur était dû et allèrent bêtement se plaindre à la police; du reste, ils ne criaient pas trop et présentaient leurs réclamations avec assez de calme. Ce fut sur ces entrefaites qu'on remit au gouvernement les proclamations trouvées par l'intendant.

Pierre Stépanovitch ne se fit point annoncer et pénétra dans le cabinet d'André Antonovitch avec le sans façon d'un ami, d'un intime; d'ailleurs, en ce moment, c'était Julie Mikhaïlovna qui l'avait envoyé. En l'apercevant, Von Lembke laissa voir un mécontentement très marqué, et, au lieu d'aller au devant de lui, s'arrêta près de la table. Avant l'arrivée du visiteur, il se promenait dans la chambre, où il s'entretenait en tête-à-tête avec un employé de sa chancellerie, un gauche et maussade Allemand du nom de Blum, qu'il avait amené de Pétersbourg, malgré la très vive opposition de Julie Mikhaïlovna. À l'apparition de Pierre Stépanovitch, l'employé se dirigea vers la porte, mais il ne sortit pas. Le jeune homme crut même remarquer qu'il échangeait un regard d'intelligence avec son supérieur.

— Oh! oh! je vous y prends, administrateur sournois! cria gaiement Pierre Stépanovitch, et il couvrit avec sa main une proclamation qui se trouvait sur la table, — cela va augmenter votre collection, hein?

André Antonovitch rougit, et sa physionomie prit une expression de mauvaise humeur plus accentuée encore.

— Laissez, laissez cela tout de suite! cria-t-il tremblant de colère, — et ne vous avisez pas, monsieur…

— Qu'est-ce que vous avez? On dirait que vous êtes fâché?

— Permettez-moi de vous faire observer, monsieur, que désormais je suis décidé à ne plus tolérer votre sans façon, je vous prie de vous en souvenir…

— Ah! diable, c'est qu'il est fâché en effet!

— Taisez-vous donc, taisez-vous! vociféra Von Lembke en frappant du pied, — n'ayez pas l'audace…

Dieu sait quelle tournure les choses menaçaient de prendre. Hélas! il y avait ici une circonstance ignorée de Pierre Stépanovitch et de Julie Mikhaïlovna elle-même. Depuis quelques jours, le malheureux André Antonovitch avait l'esprit si dérangé qu'il en était venu à soupçonner in petto Pierre Stépanovitch d'être l'amant de sa femme. Lorsqu'il se trouvait seul, la nuit surtout, cette pensée le faisait cruellement souffrir.

— Je pensais que quand un homme vous retient deux soirs de suite jusqu'après minuit pour vous lire son roman en tête-à-tête, il oublie lui-même la distance qui le sépare de vous… Julie Mikhaïlovna me reçoit sur un pied d'intimité; comment vous déchiffrer? répliqua non sans dignité Pierre Stépanovitch. — À propos, voici votre roman, ajouta-t-il en déposant sur la table un gros cahier roulé en forme de cylindre et soigneusement enveloppé dans un papier bleu.

Lembke rougit et se troubla.

— Où donc l'avez-vous trouvé? demanda-t-il aussi froidement qu'il le put, mais sa joie était visible malgré tous les efforts qu'il faisait pour la cacher.

— Figurez-vous qu'il avait roulé derrière la commode. Quand je suis rentré l'autre jour, je l'aurai jeté trop brusquement sur ce meuble. C'est avant-hier seulement qu'on l'a retrouvé, en lavant les parquets, mais vous m'avez donné bien de l'ouvrage.

Le gouverneur, voulant conserver un air de sévérité, baissa les yeux.

— Vous êtes cause que depuis deux nuits je n'ai pas dormi. — Voilà déjà deux jours que le manuscrit est retrouvé; si je ne vous l'ai pas rendu tout de suite, c'est parce que je tenais à le lire d'un bout à l'autre, et, comme je n'ai pas le temps pendant la journée, j'ai dû y consacrer mes nuits. Eh bien, je suis mécontent de ce roman: l'idée ne me plaît pas. Peu importe après tout, je n'ai jamais été un critique; d'ailleurs, quoique mécontent, batuchka, je n'ai pas pu m'arracher à cette lecture! Les chapitres IV et V, c'est… c'est… le diable sait quoi! Et que d'humour vous avez fourré là-dedans! j'ai bien ri. Comme vous savez pourtant provoquer l'hilarité sans que cela paraisse! Dans les chapitres IX et X il n'est question que d'amour, ce n'est pas mon affaire, mais cela produit tout de même de l'effet. Pour ce qui est de la fin, oh! je vous battrais volontiers. Voyons, quelle est votre conclusion? Toujours l'éternelle balançoire, la glorification du bonheur domestique: vos personnages se marient, ont beaucoup d'enfants et font bien leurs affaires! Vous enchantez le lecteur, car moi-même, je le répète, je n'ai pas pu m'arracher à votre roman, mais vous n'en êtes que plus coupable. Le public est bête, les hommes intelligents devraient l'éclairer, et vous au contraire… Allons, assez, adieu. Une autre fois ne vous fâchez pas; j'étais venu pour vous dire deux petits mots urgents; mais vous êtes si mal disposé…

André Antonovitch, pendant ce temps, avait serré son manuscrit dans une bibliothèque en bois de chêne et fait signe à Blum de se retirer. L'employé obéit d'un air de chagrin.

— Je ne suis pas mal disposé, seulement… j'ai toujours des ennuis, grommela le gouverneur.

Quoiqu'il eût prononcé ces mots en fronçant les sourcils, sa colère avait disparu; il s'assit près de la table.

— Asseyez-vous, continua-t-il, — et dites-moi vos deux mots. Je ne vous avais pas vu depuis longtemps, Pierre Stépanovitch; seulement, à l'avenir, n'entrez plus brusquement comme cela… on est quelquefois occupé…

— C'est une habitude que j'ai…

— Je le sais et je crois que vous n'y mettez aucune mauvaise intention, mais parfois on a des soucis… Asseyez-vous donc.

Pierre Stépanovitch s'assit à la turque sur le divan.

III

— Ainsi vous avez des soucis; est-il possible que ce soit à cause de ces niaiseries? dit-il en montrant la proclamation. — Je vous apporterai de ces petites feuilles autant que vous en voudrez, j'ai fait connaissance avec elles dans le gouvernement de Kh…

— Pendant que vous étiez là?

— Naturellement, ce n'était pas en mon absence. Elle a aussi une vignette, une hache est dessinée au haut de la page. Permettez (il prit la proclamation); en effet, la hache y est bien, c'est exactement la même.

— Oui, il y a une hache. Vous voyez la hache.

— Eh bien, c'est là ce qui vous fait peur?

— Il ne s'agit pas de la hache… du reste, je n'ai pas peur, mais cette affaire… c'est une affaire telle, il y a ici des circonstances…

— Lesquelles? Parce que cela a été apporté à la fabrique? Hé, hé. Mais, vous savez, bientôt les ouvriers de cette fabrique rédigeront eux-mêmes des proclamations.

— Comment cela? demanda sévèrement Von Lembke.

— C'est ainsi. Ayez l'oeil sur eux. Vous êtes un homme trop mou, André Antonovitch; vous écrivez des romans. Or, ici, il faudrait procéder à l'ancienne manière.

— Comment, à l'ancienne manière? Que me conseillez-vous? On a nettoyé la fabrique, j'ai donné des ordres, et ils ont été exécutés.

— Mais les ouvriers s'agitent. Vous devriez les faire fustiger tous, ce serait une affaire finie.

— Ils s'agitent? C'est une absurdité; j'ai donné des ordres, et l'on a désinfecté la fabrique.

— Eh! André Antonovitch, vous êtes un homme mou!

— D'abord je suis loin d'être aussi mou que vous le dites, et ensuite… répliqua Von Lembke froissé. Il ne se prêtait à cette conversation qu'avec répugnance et seulement dans l'espoir que le jeune homme lui dirait quelque chose de nouveau.

— A-ah! encore une vieille connaissance! interrompit Pierre Stépanovitch en dirigeant ses regards vers un autre document placé sous un presse-papier; c'était une petite feuille qui ressemblait aussi à une proclamation et qui avait été évidemment imprimée à l'étranger, mais elle était en vers; — celle-là, je la sais par coeur: Une personnalité éclairée! Voyons un peu; en effet, c'est la Personnalité éclairée. J'étais encore à l'étranger quand j'ai fait la connaissance de cette personnalité. Où l'avez-vous dénichée?

— Vous dites que vous l'avez vue à l'étranger? demanda vivement
Von Lembke.

— Oui, il y a de cela quatre mois, peut-être même cinq.

— Que de choses vous avez vues à l'étranger! observa avec un regard sondeur André Antonovitch.

Sans l'écouter, le jeune homme déplia le papier et lut tout haut la poésie suivante:

UNE PERSONNALITÉ ÉCLAIRÉE.

Issu d'une obscure origine, Au milieu du peuple il grandit; Sur lui le tyran et le barine Firent peser leur joug maudit.

Mais, bravant toutes les menaces D'un gouvernement détesté, Cet homme fut parmi les masses L'apôtre de la liberté.

Dès le début de sa carrière, Pour se dérober au bourreau, Il dut sur la terre étrangère Aller planter son fier drapeau.

Et le peuple rempli de haines Depuis Smolensk jusqu'à Tachkent, Attendait pour briser ses chaînes Le retour de l'étudiant.

La multitude impatiente N'attendait de lui qu'un appel Pour engager la lutte ardente, Renverser le trône et l'autel,

Puis, en tout lieu, village ou ville, Abolir la propriété, Le mariage et la famille, Ces fléaux de l'humanité!

— Sans doute on a pris cela chez l'officier, hein? demanda Pierre
Stépanovitch.

— Vous connaissez aussi cet officier?

— Certainement. J'ai banqueté avec lui pendant deux jours. Il faut qu'il soit devenu fou.

— Il n'est peut-être pas fou.

— Comment ne le serait-il pas, puisqu'il s'est mis à mordre?

— Mais, permettez, si vous avez vu ces vers à l'étranger et qu'ensuite on les trouve ici chez cet officier…

— Eh bien? C'est ingénieux! Il me semble, André Antonovitch, que vous me faites subir un interrogatoire? Écoutez, commença soudain Pierre Stépanovitch avec une gravité extraordinaire. — Ce que j'ai vu à l'étranger, je l'ai fait connaître à quelqu'un lorsque je suis rentré en Russie, et mes explications ont été jugées satisfaisantes, autrement votre ville n'aurait pas en ce moment le bonheur de me posséder. Je considère que mon passé est liquidé et que je n'ai de compte à rendre à personne. Je l'ai liquidé non en me faisant dénonciateur, mais en agissant comme ma situation me forçait d'agir. Ceux qui ont écrit à Julie Mikhaïlovna connaissent la chose, et ils m'ont représenté à elle comme un honnête homme… Allons, au diable tout cela! J'étais venu pour vous entretenir d'une affaire sérieuse, et vous avez bien fait de renvoyer votre ramoneur. L'affaire a de l'importance pour moi, André Antonovitch; j'ai une prière instante à vous adresser.

— Une prière? Hum, parlez, je vous écoute, et, je l'avoue, avec curiosité. Et j'ajoute qu'en général vous m'étonnez passablement, Pierre Stépanovitch.

Von Lembke était assez agité. Pierre Stépanovitch croisa ses jambes l'une sur l'autre.

— À Pétersbourg, commença-t-il, — j'ai été franc sur beaucoup de choses, mais sur d'autres, celle-ci, par exemple (il frappa avec son doigt sur la _Personnalité éclairée), _j'ai gardé le silence, d'abord parce que ce n'était pas la peine d'en parler, ensuite parce que je me suis borné à donner les éclaircissements qu'on m'a demandés. Je n'aime pas, en pareil cas, à aller moi-même au devant des questions; c'est, à mes yeux, ce qui fait la différence entre le coquin et l'honnête homme obligé de céder aux circonstances… Eh bien, en un mot, laissons cela de côté. Mais maintenant… maintenant que ces imbéciles… puisque aussi bien cela est découvert, qu'ils sont dans vos mains et que, je le vois, rien ne saurait vous échapper, — car vous êtes un homme vigilant, — je… je… eh bien, oui, je… en un mot, je suis venu vous demander la grâce de l'un d'eux, un imbécile aussi, disons même un fou; je vous la demande au nom de sa jeunesse, de ses malheurs, au nom de votre humanité… Ce n'est pas seulement dans vos romans que vous êtes humain, je suppose! acheva-t-il avec une sorte d'impatience brutale.

Bref, le visiteur avait l'air d'un homme franc, mais maladroit, inhabile, trop exclusivement dominé par des sentiments généreux et par une délicatesse peut-être excessive; surtout il paraissait borné: ainsi en jugea tout de suite Von Lembke. Depuis longtemps, du reste, c'était l'idée qu'il se faisait de Pierre Stépanovitch, et, durant ces derniers huit jours notamment, il s'était maintes fois demandé avec colère, dans la solitude de son cabinet, comment un garçon si peu intelligent avait pu si bien réussir auprès de Julie Mikhaïlovna.

— Pour qui donc intercédez-vous, et que signifient vos paroles? questionna-t-il en prenant un ton majestueux pour cacher la curiosité qui le dévorait.

— C'est… c'est… diable… Ce n'est pas ma faute si j'ai confiance en vous! Ai-je tort de vous considérer comme un homme plein de noblesse, et surtout sensé… je veux dire capable de comprendre… diable…

Le malheureux, évidemment, avait bien de la peine à accoucher.

— Enfin comprenez, poursuivit-il, — comprenez qu'en vous le nommant, je vous le livre; c'est comme si je le dénonçais, n'est- ce pas? N'est-il pas vrai?

— Mais comment puis-je deviner, si vous ne vous décidez pas à parler plus clairement?

— C'est vrai, vous avez toujours une logique écrasante, diable… eh bien, diable … cette «personnalité éclairée», cet «étudiant», c'est Chatoff… vous savez tout!

— Chatoff? Comment, Chatoff?

— Chatoff, c'est l'»étudiant» dont, comme vous voyez, il est question dans cette poésie. Il demeure ici; c'est un ancien serf; tenez, c'est lui qui a donné un soufflet…

— Je sais, je sais! fit le gouverneur en clignant les yeux, — mais, permettez, de quoi donc, à proprement parler, est-il accusé, et quel est l'objet de votre démarche?

— Eh bien, je vous prie de le sauver, comprenez-vous? Il y a huit ans que je le connais, et j'ai peut-être été son ami, répondit avec véhémence Pierre Stépanovitch. — Mais je n'ai pas à vous rendre compte de ma vie passée, poursuivit-il en agitant le bras, — tout cela est insignifiant, ils sont au nombre de trois et demi, et en y ajoutant ceux de l'étranger, on n'arriverait pas à la dizaine. L'essentiel, c'est que j'ai mis mon espoir dans votre humanité, dans votre intelligence. Vous comprendrez la chose et vous la présenterez sous son vrai jour, comme le sot rêve d'un insensé… d'un homme égaré par le malheur, notez, par de longs malheurs, et non comme une redoutable conspiration contre la sûreté de l'État!…

Il étouffait presque.

— Hum. Je vois qu'il est coupable des proclamations qui portent une hache en frontispice, observa presque majestueusement André Antonovitch; — permettez pourtant, s'il est seul, comment a-t-il pu les répandre tant ici que dans les provinces et même dans le gouvernement de Kh…? Enfin, ce qui est le point le plus important, où se les est-il procurées?

— Mais je vous dis que, selon toute apparence, ils se réduisent à cinq, mettons dix, est-ce que je sais?

— Vous ne le savez pas?

— Comment voulez-vous que je le sache, le diable m'emporte?

— Cependant vous savez que Chatoff est un des conjurés?

— Eh! fit Pierre Stépanovitch avec un geste de la main comme pour détourner le coup droit que lui portait Von Lembke; — allons, écoutez, je vais vous dire toute la vérité: pour ce qui est des proclamations, je ne sais rien, c'est-à-dire absolument rien, le diable m'emporte, vous comprenez ce qui signifie le mot rien?… Eh bien, sans doute, il y a ce sous-lieutenant et un ou deux autres… peut-être aussi Chatoff et encore un cinquième, voilà tout, c'est une misère… Mais c'est pour Chatoff que je suis venu vous implorer, il faut le sauver parce que cette poésie est de lui, c'est son oeuvre personnelle, et il l'a fait imprimer à l'étranger; voilà ce que je sais de science certaine. Quant aux proclamations, je ne sais absolument rien.

— Si les vers sont de lui, les proclamations en sont certainement aussi. Mais sur quelles données vous fondez-vous pour soupçonner M. Chatoff?

Comme un homme à bout de patience, Pierre Stépanovitch tira vivement de sa poche un portefeuille et y prit une lettre.

— Voici mes données! cria-t-il en la jetant sur la table.

Le gouverneur la déplia; c'était un simple billet écrit six mois auparavant et adressé de Russie à l'étranger; il ne contenait que les deux lignes suivantes:

— «Je ne puis imprimer ici la _Personnalité éclairée, _pas plus qu'autre chose; imprimez à l'étranger.

«Iv. Chatoff.»

Von Lembke regarda fixement Pierre Stépanovitch. Barbara Pétrovna avait dit vrai: les yeux du gouverneur ressemblaient un peu à ceux d'un mouton, dans certains moments surtout.

— C'est-à-dire qu'il a écrit ces vers ici il y a six mois, se hâta d'expliquer Pierre Stépanovitch, — mais qu'il n'a pu les y imprimer clandestinement, voilà pourquoi il demande qu'on les imprime à l'étranger… Est-ce clair?

— Oui, c'est clair, mais à qui demande-t-il cela? Voilà ce qui n'est pas encore clair, observa insidieusement Von Lembke.

— Mais à Kiriloff donc, enfin; la lettre a été adressée à Kiriloff à l'étranger… Est-ce que vous ne le saviez pas? Tenez, ce qui me vexe, c'est que peut-être vous faites l'ignorant vis-à- vis de moi, alors que vous êtes depuis longtemps instruit de tout ce qui concerne ces vers! Comment donc se trouvent-ils sur votre table? Vous avez bien su vous les procurer! Pourquoi me mettez- vous à la question, s'il en est ainsi?

Il essuya convulsivement avec son mouchoir la sueur qui ruisselait de son front.

— Je sais peut-être bien quelque chose… répondit vaguement
André Antonovitch; — mais qui donc est ce Kiriloff?

— Eh bien! mais c'est un ingénieur arrivé depuis peu ici, il a servi de témoin à Stavroguine, c'est un maniaque, un fou; dans le cas de votre sous-lieutenant il n'y a peut-être, en effet, qu'un simple accès de fièvre chaude, mais celui-là, c'est un véritable aliéné, je vous le garantis. Eh! André Antonovitch, si le gouvernement savait ce que sont ces gens, il ne sévirait pas contre eux. Ce sont tous autant d'imbéciles: j'ai eu l'occasion de les voir en Suisse et dans les congrès.

— C'est de là qu'ils dirigent le mouvement qui se produit ici?

— Mais à qui donc appartient cette direction? Ils sont là trois individus et demi. Rien qu'à les voir, l'ennui vous prend. Et qu'est-ce que ce mouvement d'ici? Il se réduit à des proclamations, n'est-ce pas? Quant à leurs adeptes, quels sont- ils? Un sous-lieutenant atteint de delirium tremens et deux ou trois étudiants! Vous êtes un homme intelligent, voici une question que je vous soumets: Pourquoi ne recrutent-ils pas des individualités plus marquantes? Pourquoi sont-ce toujours des jeunes gens qui n'ont pas atteint leur vingt-deuxième année? Et encore sont-ils nombreux? Je suis sûr qu'on a lancé à leurs trousses un million de limiers, or combien en a-t-on découvert? Sept. Je vous le dis, c'est ennuyeux.

Lembke écoutait attentivement, mais l'expression de son visage pouvait se traduire par ces mots: «On ne nourrit pas un rossignol avec des fables.»

— Permettez, pourtant: vous affirmez que le billet a été envoyé à l'étranger, mais il n'y a pas ici d'adresse, comment donc savez- vous que le destinataire était M. Kiriloff, que le billet a été adressé à l'étranger et… et… qu'il a été écrit en effet par M. Chatoff?

— Vous n'avez qu'à comparer l'écriture de ce billet avec celle de M. Chatoff. Quelque signature de lui doit certainement se trouver parmi les papiers de votre chancellerie. Quant à ce fait que le billet était adressé à Kiriloff, je n'en puis douter, c'est lui- même qui me l'a montré.

— Alors vous-même…

— Eh! oui, moi-même… On m'a montré bien des choses pendant mon séjour là-bas. Pour ce qui est de ces vers, ils sont censés avoir été adressés par feu Hertzen à Chatoff, lorsque celui-ci errait à l'étranger. Hertzen les aurait écrits soit en mémoire d'une rencontre avec lui, soit par manière d'éloge, de recommandations, que sais-je? Chatoff lui-même répand ce bruit parmi les jeunes gens: Voilà, dit-il, ce que Hertzen pensait de moi.

La lumière se fit enfin dans l'esprit du gouverneur.

— Te-te-te, je me disais: Des proclamations, cela se comprend, mais des vers, pourquoi?

— Eh! qu'y a-t-il là d'étonnant pour vous? Et le diable sait pourquoi je me suis mis à jaser ainsi! Écoutez, accordez-moi la grâce de Chatoff, et que le diable emporte tous les autres, y compris même Kiriloff qui, maintenant, se tient caché dans la maison Philippoff où Chatoff habite aussi. Ils ne s'aiment pas, parce que je suis revenu… mais promettez-moi le salut de Chatoff, et je vous les servirai tous sur la même assiette. Je vous serai utile, André Antonovitch! J'estime que ce misérable petit groupe se compose de neuf ou dix individus. Moi-même, je les recherche, c'est une enquête que j'ai entreprise de mon propre chef. Nous en connaissons déjà trois: Chatoff, Kiriloff et le sous-lieutenant. Pour les autres, je n'ai encore que des soupçons… du reste, je ne suis pas tout à fait myope. C'est comme dans le gouvernement de Kh…: les propagateurs d'écrits séditieux qu'on a arrêtés étaient deux étudiants, un collégien, deux gentilshommes de douze ans, un professeur de collège, et un ancien major, sexagénaire abruti par la boisson; voilà tout, et croyez bien qu'il n'y en avait pas d'autres; on s'est même étonné qu'ils fussent si peu nombreux… Mais il faut six jours. J'ai déjà tout calculé: six jours, pas un de moins. Si vous voulez arriver à un résultat, laissez-les tranquilles encore pendant six jours, et je vous les livrerai tous dans le même paquet; mais si vous bougez avant l'expiration de ce délai, la nichée s'envolera. Seulement donnez-moi Chatoff. Je m'intéresse à Chatoff… Le mieux serait de le faire venir secrètement ici, dans votre cabinet, et d'avoir avec lui un entretien amical; vous l'interrogeriez, vous lui déclareriez que vous savez tout… À coup sûr, lui-même se jettera à vos pieds en pleurant! C'est un homme nerveux, accablé par le malheur; sa femme s'amuse avec Stavroguine. Caressez-le, et il vous fera les aveux les plus complets, mais il faut six jours… Et surtout, surtout pas une syllabe à Julie Mikhaïlovna. Le secret. Pouvez-vous me promettre que vous vous tairez?

— Comment? fit Von Lembke en ouvrant de grands yeux, — mais est- ce que vous n'avez rien… révélé à Julie Mikhaïlovna?

— À elle? Dieu m'en préserve! E-eh, André Antonovitch! Voyez- vous, j'ai pour elle une grande estime, j'apprécie fort son amitié… tout ce que vous voudrez… mais je ne suis pas un niais. Je ne la contredis pas, car il est dangereux de la contredire, vous le savez vous-même. Je lui ai peut-être dit un petit mot, parce qu'elle aime cela; mais quant à m'ouvrir à elle comme je m'ouvre maintenant à vous, quant à lui confier les noms et les circonstances, pas de danger, batuchka! Pourquoi en ce moment m'adressé-je à vous? Parce que, après tout, vous êtes un homme, un homme sérieux et possédant une longue expérience du service. Vous avez appris à Pétersbourg comment il faut procéder dans de pareilles affaires. Mais si, par exemple, je révélais ces ceux noms à Julie Mikhaïlovna, elle se mettrait tout de suite à battre la grosse caisse… Elle veut esbroufer la capitale. Non, elle est trop ardente, voilà!

— Oui, il y a en elle un peu de cette fougue… murmura non sans satisfaction André Antonovitch, mais en même temps il trouvait de fort mauvais goût la liberté avec laquelle ce malappris s'exprimait sur le compte de Julie Mikhaïlovna. Cependant Pierre Stépanovitch jugea sans doute qu'il n'en avait pas encore dit assez, et qu'il devait insister davantage sur ce point pour achever la conquête de Lembke.

— Oui, comme vous le dites, elle a trop de fougue, reprit-il; — qu'elle soit une femme de génie, une femme littéraire, c'est possible, mais elle effraye les moineaux. Elle ne pourrait attendre, je ne dis pas six jours, mais six heures. E-eh! André Antonovitch, gardez-vous d'imposer à une femme un délai de six jours! Voyons, vous me reconnaissez quelque expérience, du moins dans ces affaires-là; je sais certaines choses, et vous-même n'ignorez pas que je puis les savoir. Si je vous demande six jours, ce n'est point par caprice, mais parce que la circonstance l'exige.

— J'ai ouï dire… commença avec hésitation le gouverneur, — j'ai ouï dire qu'à votre retour de l'étranger vous aviez témoigné à qui de droit… comme un regret de vos agissements passés?

— Eh bien?

— Naturellement, je n'ai pas la prétention de m'immiscer… mais il m'a toujours semblé qu'ici vous parliez dans un tout autre style, par exemple, sur la religion chrétienne, sur les institutions sociales, et, enfin, sur le gouvernement…

— Eh! j'ai dit bien des choses! Je suis toujours dans les mêmes idées, seulement je désapprouve la manière dont ces imbéciles les appliquent, voilà tout. Cela a-t-il le sens commun de mordre les gens à l'épaule? Réserve faite de la question d'opportunité, vous avez reconnu vous-même que j'étais dans le vrai.

— Ce n'est pas sur ce point proprement dit que je suis tombé d'accord avec vous.

— Vous pesez chacune de vos paroles, hé, hé! Homme circonspect! observa gaiement Pierre Stépanovitch. — Écoutez, mon père, il fallait que j'apprisse à vous connaître, eh bien, voilà pourquoi je vous ai parlé dans mon style. Ce n'est pas seulement avec vous, mais avec bien d'autres que j'en use ainsi. J'avais peut-être besoin de connaître votre caractère.

— Pourquoi?

— Est-ce que je sais pourquoi? répondit avec un nouveau rire le visiteur. — Voyez-vous, cher et très estimé André Antonovitch, vous êtes rusé, mais pas encore assez pour deviner cela, comprenez-vous? Peut-être que vous comprenez? Quoique, à mon retour de l'étranger, j'aie donné des explications à qui de droit (et vraiment je ne sais pourquoi un homme dévoué à certaines idées ne pourrait pas agir dans l'intérêt de ses convictions…), cependant personne ne m'a encore chargé d'étudier votre caractère, et je n'ai encore reçu de là aucune mission semblable. Examinez vous-même: au lieu de réserver pour vous la primeur de mes révélations, n'aurais-je pas pu les adresser directement , c'est-à-dire aux gens à qui j'ai fait mes premières déclarations? Certes, si j'avais en vue un profit pécuniaire ou autre, ce serait de ma part un bien sot calcul que d'agir comme je le fais, car, maintenant, c'est à vous et non à moi qu'on saura gré en haut lieu de la découverte du complot. Je ne me préoccupe ici que de Chatoff, ajouta noblement Pierre Stépanovitch, — mon seul motif est l'intérêt que m'inspire un ancien ami… Mais n'importe, quand vous prendrez la plume pour écrire , eh bien, louez-moi, si vous voulez… je ne vous contredirai pas, hé, hé! Adieu pourtant, je me suis éternisé chez vous, et je n'aurais pas dû tant bavarder, s'excusa-t-il non sans grâce.

En achevant ces mots, il se leva.

— Au contraire, je suis enchanté que l'affaire soit, pour ainsi dire, précisée, répondit d'un air non moins aimable Von Lembke qui s'était levé aussi; les dernières paroles de son interlocuteur l'avaient visiblement rasséréné. — J'accepte vos services avec reconnaissance, et soyez sûr que de mon côté je ne négligerai rien pour appeler sur votre zèle l'attention du gouvernement…

— Six jours, l'essentiel, c'est ce délai de six jours; durant ce laps de temps ne bougez pas, voilà ce qu'il me faut.

— Bien.

— Naturellement, je ne vous lie pas les mains, je ne me le permettrais pas. Vous ne pouvez vous dispenser de faire des recherches; seulement n'effrayez pas la nichée avant le moment voulu, je compte pour cela sur votre intelligence et votre habileté pratique. Mais vous devez avoir un joli stock de mouchards et de limiers de toutes sortes, hé, hé! remarqua d'un ton badin Pierre Stépanovitch.

— Pas tant que cela, dit agréablement le gouverneur. — C'est un préjugé chez les jeunes gens de croire que nous en avons une si grande quantité… Mais, à propos, permettez-moi une petite question: si ce Kiriloff a été le témoin de Stavroguine, alors M. Stavroguine se trouve aussi dans le même cas…

— Pourquoi Stavroguine?

— Puisqu'ils sont si amis?

— Eh! non, non, non! Ici vous faites fausse route, tout malin que vous êtes. Et même vous m'étonnez. Je pensais que sur celui-là vous n'étiez pas sans renseignements… Hum, Stavroguine, c'est tout le contraire, je dis: tout le contraire… Avis au lecteur.

— Vraiment! Est-ce possible? fit Von Lembke d'un ton d'incrédulité. — Julie Mikhaïlovna m'a dit avoir reçu de Pétersbourg des informations donnant à croire qu'il a été envoyé ici, pour ainsi dire, avec certaines instructions…

— Je ne sais rien, rien, absolument rien. Adieu. Avis au lecteur!

Sur ce, le jeune homme s'élança vers la porte.

— Permettez, Pierre Stépanovitch, permettez, cria le gouverneur, — deux mots encore au sujet d'une niaiserie, ensuite je ne vous retiens plus.

Il ouvrit un des tiroirs de son bureau et y prit un pli.

— Voici un petit document qui se rapporte à la même affaire; je vous prouve par cela même que j'ai en vous la plus grande confiance. Tenez, vous me direz votre opinion.

Ce pli était à l'adresse de Von Lembke qui l'avait reçu la veille, et il contenait une lettre anonyme fort étrange. Pierre Stépanovitch lut avec une extrême colère ce qui suit:

«Excellence!

«Car votre tchin vous donne droit à ce titre. Par la présente je vous informe d'un attentat tramé contre la vie des hauts fonctionnaires et de la patrie, car cela y mène directement. Moi- même j'en ai distribué pendant une multitude d'années. C'est aussi de l'impiété. Un soulèvement se prépare, et il y a plusieurs milliers de proclamations, chacune d'elles mettra en mouvement cent hommes tirant la langue, si l'autorité ne prend des mesures, car on promet une foule de récompenses, et la populace est bête, sans compter l'eau-de-vie. Si vous voulez une dénonciation pour le salut de la patrie ainsi que des églises et des icônes, seul je puis la faire. Mais à condition que seul entre tous je recevrai immédiatement de la troisième section mon pardon par le télégraphe; quant aux autres, qu'ils soient livrés à la justice. Pour signal, mettez chaque soir, à sept heures, une bougie à la fenêtre de la loge du suisse. En l'apercevant, j'aurai confiance et je viendrai baiser la main miséricordieuse envoyée de la capitale, mais à condition que j'obtiendrai une pension, car autrement avec quoi vivrai-je? Vous n'aurez pas à vous en repentir, vu que le gouvernement vous donnera une plaque. Motus, sinon ils me tordront le cou.

«L'homme lige de Votre Excellence, qui baise la trace de vos pas, le libre penseur repentant,

«INCOGNITO.»

Von Lembke expliqua que la lettre avait été déposée la veille dans la loge en l'absence du suisse.

— Eh bien, qu'est-ce que vous en pensez? demanda presque brutalement Pierre Stépanovitch.

— J'incline à la considérer comme l'oeuvre d'un mauvais plaisant, d'un farceur anonyme.

— C'est la conjecture la plus vraisemblable. On ne vous monte pas le coup.

— Ce qui me fait croire cela, c'est surtout la bêtise de cette lettre.

— Vous en avez déjà reçu de semblables depuis que vous êtes ici?

— J'en ai reçu deux, également sans signature.

— Naturellement, les auteurs de ces facéties ne tiennent pas à se faire connaître. D'écritures et de styles différents?

— Oui.

— Et bouffonnes comme celles-ci?

— Oui, bouffonnes, et, vous savez… dégoûtantes.

— Eh bien, puisque ce n'est pas la première fois qu'on vous adresse pareilles pasquinades, cette lettre doit sûrement provenir d'une officine analogue.

— D'autant plus qu'elle est idiote. Ces gens-là sont instruits, et, à coup sûr, ils n'écrivent pas aussi bêtement.

— Sans doute, sans doute.

—Mais si cette lettre émanait en effet de quelqu'un qui offrit réellement ses services comme dénonciateur?

— C'est invraisemblable, répliqua sèchement Pierre Stépanovitch. — Ce pardon que la troisième section doit envoyer par le télégraphe, cette demande d'une pension, qu'est-ce que cela signifie? La mystification est évidente.

— Oui, oui, reconnut Von Lembke honteux de la supposition qu'il venait d'émettre.

— Savez-vous ce qu'il faut faire? Laissez-moi cette lettre. Je vous en découvrirai certainement l'auteur. Je le trouverai plus vite qu'aucun de vos agents.

— Prenez-là, consentit André Antonovitch, non sans quelque hésitation, il est vrai.

— Vous l'avez montrée à quelqu'un?

— À personne; comment donc?

— Pas même à Julie Mikhaïlovna?

— Ah! Dieu m'en préserve! Et, pour l'amour de Dieu, ne la lui montrez pas non plus! s'écria Von Lembke effrayé. — Elle serait si agitée… et elle se fâcherait terriblement contre moi.

— Oui, vous seriez le premier à avoir sur les doigts, elle dirait que si l'on vous écrit ainsi, c'est parce que vous l'avez mérité. Nous connaissons la logique des femmes. Allons, adieu. D'ici à trois jours peut-être j'aurai découvert votre correspondant anonyme. Surtout n'oubliez pas de quoi nous sommes convenus!

IV

Pierre Stépanovitch n'était peut-être pas bête, mais Fedka l'avait bien jugé en disant qu'il «se représentait l'homme à sa façon, et qu'ensuite il ne démordait plus de son idée». Le jeune homme quitta le gouverneur, persuadé qu'il l'avait pleinement mis en repos au moins pour six jours, délai dont il avait absolument besoin. Or il se trompait, et cela parce que dès l'abord il avait décidé une fois pour toutes qu'André Antonovitch était un fieffé nigaud.

Comme tous les martyrs du soupçon, André Antonovitch croyait toujours volontiers dans le premier moment ce qui semblait de nature à fixer ses incertitudes. La nouvelle tournure des choses commença par s'offrir à lui sous un aspect assez agréable, malgré certaines complications qui ne laissaient pas de le préoccuper. Du moins ses anciens doutes s'évanouirent. D'ailleurs, depuis quelques jours il était si las, il sentait un tel accablement qu'en dépit d'elle-même, son âme avait soif de repos. Mais, hélas! il n'était pas encore tranquille. Un long séjour à Pétersbourg avait laissé dans son esprit des traces ineffaçables. L'histoire officielle et même secrète de la «jeune génération» lui était assez connue, — c'était un homme curieux, et il collectionnait les proclamations, — mais jamais il n'en avait compris le premier mot. À présent il était comme dans un bois: tous ses instincts lui faisaient pressentir dans les paroles de Pierre Stépanovitch quelque chose d'absurde, quelque chose qui était en dehors de toutes les formes et de toutes les conventions, — «pourtant le diable sait ce qui peut arriver dans cette «nouvelle génération», et comment s'y font les affaires», se disait-il fort perplexe.

Sur ces entrefaites, Blum qui avait guetté le départ de Pierre Stépanovitch rentra dans le cabinet de son patron. Ce Blum appartenait à la catégorie, fort restreinte en Russie, des Allemands qui n'ont pas de chance. Parent éloigné et ami d'enfance de Von Lembke, il lui avait voué un attachement sans bornes. Du reste, André Antonovitch était le seul homme au monde qui aimât Blum; il l'avait toujours protégé, et, quoique d'ordinaire très soumis aux volontés de son épouse, il s'était toujours refusé à lui sacrifier cet employé qu'elle détestait. Dans les premiers temps de son mariage Julie Mikhaïlovna avait eu beau jeter feu et flamme, recourir même à l'évanouissement, Von Lembke était resté inébranlable.

Physiquement, Blum était un homme roux, grand, voûté, à la physionomie maussade et triste. Il joignait à une extrême humilité un entêtement de taureau. Chez nous il vivait fort retiré, ne faisait point de visites et ne s'était lié qu'avec un pharmacien allemand. Depuis longtemps Von Lembke l'avait mis dans la confidence de ses peccadilles littéraires. Durant des six heures consécutives le pauvre employé était condamné à entendre la lecture du roman de son supérieur, il suait à grosses gouttes, luttait de son mieux contre le sommeil et s'efforçait de sourire; puis, de retour chez lui, il déplorait avec sa grande perche de femme la malheureuse faiblesse de leur bienfaiteur pour la littérature russe.

Lorsque Blum entra, André Antonovitch le regarda d'un air de souffrance.

— Je te prie, Blum, de me laisser en repos, se hâta-t-il de lui dire, voulant évidemment l'empêcher de reprendre la conversation que l'arrivée de Pierre Stépanovitch avait interrompue.

— Et pourtant cela pourrait se faire de la façon la plus discrète, sans attirer aucunement l'attention; vous avez de pleins pouvoirs, insista avec une fermeté respectueuse l'employé qui, l'échine courbée, s'avançait à petits pas vers le gouverneur.

— Blum, tu m'es tellement dévoué que ton zèle m'épouvante.

— Vous dites toujours des choses spirituelles, et, satisfait de vos paroles, vous vous endormez tranquillement, mais par cela même vous vous nuisez.

— Blum, je viens de me convaincre que ce n'est pas du tout cela, pas du tout.

— N'est-ce pas d'après les paroles de ce jeune homme fourbe et dépravé que vous-même soupçonnez? Il vous a amadoué en faisant l'éloge de votre talent littéraire.

— Blum, tu dérailles; ton projet est une absurdité, te dis-je. Nous ne trouverons rien, nous provoquerons un vacarme terrible, ensuite on se moquera de nous, et puis Julie Mikhaïlovna…

L'employé, la main droite appuyée sur son coeur, s'approcha d'un pas ferme de Von Lembke.

— Nous trouverons incontestablement tout ce que nous cherchons, répondit-il; — la descente se fera à l'improviste, de grand matin; nous aurons tous les ménagements voulus pour la personne, et nous respecterons strictement les formes légales. Des jeunes gens qui sont allés là plus d'une fois, Liamchine et Téliatnikoff, assurent que nous y trouverons tout ce que nous désirons. Personne ne s'intéresse à M. Verkhovensky. La générale Stavroguine lui a ouvertement retiré sa protection, et tous les honnêtes gens, si tant est qu'il en existe dans cette ville de brutes, sont convaincus que là s'est toujours cachée la source de l'incrédulité et du socialisme. Il a chez lui tous les livres défendus, les Pensées de Ryléieff[18], les oeuvres complètes de Hertzen… À tout hasard j'ai un catalogue approximatif…

— Ô mon Dieu, ces livres sont dans toutes les bibliothèques; que tu es simple, mon pauvre Blum!

— Et beaucoup de proclamations, continua l'employé sans écouter son supérieur. — Nous finirons par découvrir infailliblement l'origine des écrits séditieux qui circulent maintenant ici. Le jeune Verkhovensky me paraît très sujet à caution.

— Mais tu confonds le père avec le fils. Ils ne s'entendent pas; le fils se moque du père au vu et au su de tout le monde.

— Ce n'est qu'une frime.

— Blum, tu as juré de me tourmenter! songes-y, c'est un personnage en vue ici. Il a été professeur, il est connu, il criera, les plaisanteries pleuvront sur nous, et nous manquerons tout… pense un peu aussi à l'effet que cela produira sur Julie Mikhaïlovna!

Blum ne voulut rien entendre.

— Il n'a été que _docent, _rien que _docent, _et il a quitté le service sans autre titre que celui d'assesseur de collège, répliqua-t-il en se frappant la poitrine, — il ne possède aucune distinction honorifique, on l'a relevé de ses fonctions parce qu'on le soupçonnait de nourrir des desseins hostiles au gouvernement. Il a été sous la surveillance de la police, et il est plus que probable qu'il y est encore. En présence des désordres qui se produisent aujourd'hui, vous avez incontestablement le devoir d'agir. Au contraire, vous manqueriez aux obligations de votre charge si vous vous montriez indulgent pour le vrai coupable.

— Julie Mikhaïlovna! Décampe, Blum! cria tout à coup Von Lembke qui avait entendu la voix de sa femme dans la pièce voisine.

Blum frissonna, mais il tint bon.

— Autorisez-moi donc, autorisez-moi, insista-t-il en pressant ses deux mains contre sa poitrine.

— Décampe! répéta en grinçant des dents André Antonovitch, — fais ce que tu veux… plus tard… Ô mon Dieu!

La portière se souleva, et Julie Mikhaïlovna parut. Elle s'arrêta majestueusement à la vue de Blum qu'elle toisa d'un regard dédaigneux et offensé, comme si la seule présence de cet homme en pareil lieu eût été une insulte pour elle. Sans rien dire, l'employé s'inclina profondément devant la gouvernante; puis, le corps plié en deux, il se dirigea vers la porte en marchant sur la pointe des pieds et en écartant un peu les bras.

Blum interpréta-t-il comme une autorisation formelle la dernière parole échappée à l'impatience de Von Lembke, ou bien ce trop zélé serviteur crut-il pouvoir prendre sous sa propre responsabilité une mesure qui lui paraissait impérieusement recommandée par l'intérêt de son patron? quoi qu'il en soit, comme nous le verrons plus loin, de cet entretien du gouverneur avec son subordonné résulta une chose fort inattendue qui fit scandale, suscita maintes railleries et exaspéra Julie Mikhaïlovna, bref, une chose qui eut pour effet de dérouter définitivement André Antonovitch, en le jetant, au moment le plus critique, dans la plus lamentable irrésolution.

V

Pierre Stépanovitch se donna beaucoup de mouvement durant cette journée. À peine eut-il quitté Von Lembke qu'il se mit en devoir d'aller rue de l'Épiphanie, mais, en passant rue des Boeufs devant la demeure où logeait Karmazinoff, il s'arrêta brusquement, sourit et entra dans la maison. On lui répondit qu'il était attendu, ce qui l'étonna fort, car il n'avait nullement annoncé sa visite.

Mais le grand écrivain l'attendait en effet et même depuis l'avant-veille. Quatre jours auparavant il lui avait confié son Merci (le manuscrit qu'il se proposait de lire à la matinée littéraire), et cela par pure amabilité, convaincu qu'il flattait agréablement l'amour-propre de Pierre Stépanovitch en lui donnant la primeur d'une grande chose. Depuis longtemps le jeune homme s'était aperçu que ce monsieur vaniteux, gâté par le succès et inabordable pour le commun des mortels, cherchait, à force de gentillesses, à s'insinuer dans ses bonnes grâces. Il avait fini, je crois, par se douter que Karmazinoff le considérait sinon comme le principal meneur de la révolution russe, du moins comme une des plus fortes têtes du parti et un des guides les plus écoutés de la jeunesse. Il n'était pas sans intérêt pour Pierre Stépanovitch de savoir ce que pensait «l'homme le plus intelligent de la Russie», mais jusqu'alors, pour certains motifs, il avait évité toute explication avec lui.

Le grand écrivain logeait chez sa soeur qui avait épousé un chambellan et qui possédait des propriétés dans notre province. Le mari et la femme étaient pleins de respect pour leur illustre parent, mais, quand il vint leur demander l'hospitalité, tous deux, à leur extrême regret, se trouvaient à Moscou, en sorte que l'honneur de le recevoir échut à une vieille cousine du chambellan, une parente pauvre qui depuis longtemps remplissait chez les deux époux l'office de femme de charge. Tout le monde dans la maison marchait sur la pointe du pied depuis l'arrivée de M. Karmazinoff. Presque chaque jour la vieille écrivait à Moscou pour faire savoir comment il avait passé la nuit et ce qu'il avait mangé; un fois elle télégraphia qu'après un dîner chez le maire de la ville, il avait dû prendre une cuillerée d'un médicament. Elle se permettait rarement d'entrer dans la chambre de son hôte, il était cependant poli avec elle, mais il lui parlait d'un ton sec et seulement dans les cas de nécessité. Lorsque entra Pierre Stépanovitch, il était en train de manger sa côtelette du matin avec un demi-verre de vin rouge. Le jeune homme était déjà allé chez lui plusieurs fois et l'avait toujours trouvé à table, mais jamais Karmazinoff ne l'avait invité à partager son repas. Après la côtelette, on apporta une toute petite tasse de café. Le domestique qui servait avait des gants, un frac et des bottes molles dont on n'entendait pas le bruit.

— A-ah! fit Karmazinoff qui se leva, s'essuya avec sa serviette et, de la façon la plus cordiale en apparence, s'apprêta à embrasser le visiteur. Mais celui-ci savait par expérience que, quand le grand écrivain embrassait quelqu'un, il avait coutume de présenter la joue et non les lèvres[19]; aussi lui-même, dans la circonstance présente, en usa de cette manière: le baiser se borna à une rencontre des deux joues. Sans paraître remarquer cela, Karmazinoff reprit sa place sur le divan et indiqua aimablement à Pierre Stépanovitch un fauteuil en face de lui. Le jeune homme s'assit sur le siège qu'on lui montrait.

— Vous ne… Vous ne voulez pas déjeuner? demanda le romancier contrairement à son habitude, toutefois on voyait bien qu'il comptait sur un refus poli. Son attente fut trompée: Pierre Stépanovitch s'empressa de répondre affirmativement. L'expression d'une surprise désagréable parut sur le visage de Karmazinoff, mais elle n'eut que la durée d'un éclair; il sonna violemment, et, malgré sa parfaite éducation, ce fut d'un ton bourru qu'il ordonna au domestique de dresser un second couvert.

— Que prendrez-vous: une côtelette ou du café? crut-il devoir demander.

— Une côtelette et du café, faites aussi apporter du vin, j'ai une faim canine, répondit Pierre Stépanovitch qui examinait tranquillement le costume de son amphitryon. M. Karmazinoff portait une sorte de jaquette en ouate à boutons de nacre, mais trop courte, ce qui faisait un assez vilain effet, vu la rotondité de son ventre. Quoiqu'il fît chaud dans la chambre, sur ses genoux était déployé un plaid en laine, d'une étoffe quadrillée, qui traînait jusqu'à terre.

— Vous êtes malade? observa Pierre Stépanovitch.

— Non, mais j'ai peur de le devenir dans ce climat, répondit l'écrivain de sa voix criarde; du reste, il scandait délicatement chaque mot et susseyait à la façon des barines; — je vous attendais déjà hier.

— Pourquoi donc? je ne vous avais pas promis ma visite.

— C'est vrai, mais vous avez mon manuscrit. Vous… l'avez lu?

— Un manuscrit? Comment?

Cette question causa le plus grand étonnement à Karmazinoff; son inquiétude fut telle qu'il en oublia sa tasse de café.

— Mais pourtant vous l'avez apporté avec vous? reprit-il en regardant Pierre Stépanovitch d'un air épouvanté.

— Ah! c'est de ce Bonjour que vous parlez, sans doute…

— Merci.

— N'importe. Je l'avais tout à fait oublié et je ne l'ai pas lu, je n'ai pas le temps. Vraiment, je ne sais ce que j'en ai fait, il n'est pas dans mes poches… je l'aurai laissé sur ma table. Ne vous inquiétez pas, il se retrouvera.

— Non, j'aime mieux envoyer tout de suite chez vous. Il peut se perdre ou être volé.

— Allons donc, qui est-ce qui le volerait? Mais pourquoi êtes- vous si inquiet? Julie Mikhaïlovna prétend que vous avez toujours plusieurs copies de chaque manuscrit: l'une est déposée chez un notaire à l'étranger, une autre est à Pétersbourg, une troisième à Moscou; vous envoyez aussi un exemplaire à une banque…

— Mais Moscou peut brûler, et avec elle mon manuscrit. Non, il vaut mieux que je l'envoie chercher tout de suite.

— Attendez, le voici! dit Pierre Stépanovitch, et il tira d'une poche de derrière un rouleau de papier à lettres de petit format, — il est un peu chiffonné. Figurez-vous que depuis le jour où vous me l'avez donné, il est resté tout le temps dans ma poche avec mon mouchoir; je n'y avais plus pensé du tout.

Karmazinoff saisit d'un geste rapide son manuscrit, l'examina avec sollicitude, s'assura qu'il n'y manquait aucune page, puis le déposa respectueusement sur une table particulière, mais assez près de lui pour l'avoir à chaque instant sous les yeux.

— À ce qu'il paraît, vous ne lisez pas beaucoup? remarqua-t-il d'une voix sifflante.

— Non, pas beaucoup.

— Et en fait de littérature russe, — rien?

— En fait de littérature russe? Permettez, j'ai lu quelque chose… _Le long du chemin… _ou _En chemin… _ou _Au passage, _je ne me rappelle plus le titre. Il y a longtemps que j'ai lu cela, cinq ans. Je n'ai pas le temps de lire.

La conversation fut momentanément suspendue.

— À mon arrivée ici, j'ai assuré à tout le monde que vous étiez un homme extrêmement intelligent, et maintenant, paraît-il, toute la ville raffole de vous.

— Je vous remercie, répondit froidement le visiteur.

On apporta le déjeuner. Pierre Stépanovitch ne fit qu'une bouchée de sa côtelette; quant au vin et au café, il n'en laissa pas une goutte.

— «Sans doute ce malappris a senti toute la finesse du trait que je lui ai décoché», se disait Karmazinoff en le regardant de travers; «je suis sûr qu'il a dévoré avec avidité mon manuscrit, seulement il veut se donner l'air de ne l'avoir pas lu. Mais il se peut aussi qu'il ne mente pas, et qu'il soit réellement bête. J'aime chez un homme de génie un peu de bêtise. Au fait, parmi eux n'est-ce pas un génie? Du reste, que le diable l'emporte!»

Il se leva et commença à se promener d'un bout de la chambre à l'autre, exercice hygiénique auquel il se livrait toujours après son déjeuner.

Pierre Stépanovitch ne quitta point son fauteuil et alluma une cigarette.

— Vous n'êtes pas ici pour longtemps? demanda-t-il.

— Je suis venu surtout pour vendre un bien, et maintenant je dépends de mon intendant.

— Il paraît que vous êtes revenu en Russie parce que vous vous attendiez à voir là-bas une épidémie succéder à la guerre?

— N-non, ce n'est pas tout à fait pour cela, répondit placidement M. Karmazinoff qui, à chaque nouveau tour dans la chambre, brandillait son pied droit d'un air gaillard. — Le fait est que j'ai l'intention de vivre le plus longtemps possible ajouta-t-il avec un sourire fielleux. — Dans la noblesse russe il y a quelque chose qui s'use extraordinairement vite sous tous les rapports. Mais je veux m'user le plus tard possible, et maintenant je vais me fixer pour toujours à l'étranger; le climat y est meilleur et l'édifice plus solide. L'Europe durera bien autant que moi, je pense. Quel est votre avis?

— Je n'en sais rien.

— Hum. Si là-bas, en effet, Babylone s'écroule, sa chute sera un grand événement (là-dessus je suis entièrement d'accord avec vous, quoique je ne voie pas la chose si prochaine); mais ici, en Russie, ce qui nous menace, ce n'est même pas un écroulement, c'est une dissolution. La sainte Russie est le pays du monde qui offre le moins d'éléments de stabilité. Le populaire reste encore plus ou moins attaché au dieu russe, mais, aux dernières nouvelles, le dieu russe était bien malade, à peine s'il a pu résister à l'affranchissement des paysans, du moins il a été fort ébranlé. Et puis les chemins de fer, et puis vous… je ne crois plus du tout au dieu russe.

— Et au dieu européen?

— Je ne crois à aucun dieu. On m'a calomnié auprès de la jeunesse russe. J'ai toujours été sympathique à chacun de ses mouvements. On m'a montré les proclamations qui circulent ici. Leur forme effraye le public, mais il n'est personne qui, sans oser se l'avouer, ne soit convaincu de leur puissance; depuis longtemps la société périclite, et depuis longtemps aussi elle sait qu'elle n'a aucun moyen de salut. Ce qui me fait croire au succès de cette propagande clandestine, c'est que la Russie est maintenant dans le monde entier la nation où un soulèvement rencontrerait le moins d'obstacles. Je comprends trop bien pourquoi tous les Russes qui ont de la fortune filent à l'étranger, et pourquoi cette émigration prend d'année en année des proportions plus considérables. Il y a là un simple instinct. Quand un navire va sombrer, les rats sont les premiers à le quitter. La sainte Russie est un pays plein de maisons de bois, de mendiants et… de dangers, un pays où les hautes classes se composent de mendiants vaniteux et où l'immense majorité de la population crève de faim dans des chaumières. Qu'on lui montre n'importe quelle issue, elle l'accueillera avec joie, il suffit de la lui faire comprendre. Seul le gouvernement veut encore résister, mais il brandit sa massue dans les ténèbres et frappe sur les siens. Ici tout est condamné. La Russie, telle qu'elle est, n'a pas d'avenir. Je suis devenu Allemand, et je m'en fais honneur.

— Non, mais tout à l'heure vous parliez des proclamations, dites- moi ce que vous en pensez.

— On en a peur, cela prouve leur puissance. Elles déchirent tous les voiles et montrent que chez nous on ne peut s'appuyer sur rien. Elles parlent haut dans le silence universel. En laissant de côté la forme, ce qui doit surtout leur assurer la victoire, c'est l'audace, jusqu'ici sans précédent, avec laquelle leurs auteurs envisagent en face la vérité. C'est là un trait qui n'appartient qu'à la génération contemporaine. Non, en Europe on n'est pas encore aussi hardi, l'autorité y est solidement établie, il y a encore là des éléments de résistance. Autant que j'en puis juger, tout le fond de l'idée révolutionnaire russe consiste dans la négation de l'honneur. Je suis bien aise que ce principe soit aussi crânement affirmé. En Europe, ils ne comprendront pas encore cela, mais chez nous rien ne réussira mieux que cette idée. Pour le Russe l'honneur n'est qu'un fardeau superflu, et il en a toujours été ainsi à tous les moments de son histoire. Le plus sûr moyen de l'entraîner, c'est de revendiquer carrément le droit au déshonneur. Moi, je suis un homme de l'ancienne génération, et, je l'avoue, je tiens encore pour l'honneur, mais c'est seulement par habitude. Je garde un reste d'attachement aux vieilles formes; mettons cela, si vous voulez, sur le compte de la pusillanimité; à mon âge on ne renonce pas facilement à des préjugés invétérés.

Il s'arrêta tout à coup.

— «Je parle, je parle», pensa-t-il, «et il écoute toujours sans rien dire. J'ai pourtant une question à lui adresser, c'est pour cela qu'il est venu. Je vais la lui faire.»

— Julie Mikhaïlovna m'a prié de vous interroger adroitement afin de savoir quelle est la surprise que vous préparez pour le bal d'après-demain, fit soudain Pierre Stépanovitch.

— Oui, ce sera en effet une surprise, et j'étonnerai…; répondit Karmazinoff en prenant un air de dignité, — mais je ne vous dirai pas mon secret.

Pierre Stépanovitch n'insista pas.

— Il y a ici un certain Chatoff, poursuivit le grand écrivain, — et, figurez-vous, je ne l'ai pas encore vu.

— C'est un fort brave homme. Eh bien?

— Oh! rien; il parle ici de certaines choses. C'est lui qui a donné un soufflet à Stavroguine?

— Oui.

— Et Stavroguine, qu'est-ce que vous pensez de lui?

— Je ne sais pas, c'est un viveur.

Karmazinoff haïssait Nicolas Vsévolodovitch, parce que ce dernier avait pris l'habitude de ne faire aucune attention à lui.

— Si ce qu'on prêche dans les proclamations se réalise un jour chez nous, observa-t-il en riant, — ce viveur sera sans doute le premier pendu à une branche d'arbre.

— Peut-être même le sera-t-il avant, dit brusquement Pierre
Stépanovitch.

— C'est ce qu'il faudrait, reprit Karmazinoff, non plus en riant, mais d'un ton très sérieux.

— Vous avez déjà dit cela, et, vous savez, je le lui ai répété.

— Vraiment, vous le lui avez répété? demanda avec un nouveau rire
Karmazinoff.

— Il a dit que si on le pendait à un arbre, vous, ce serait assez de vous fesser, non pas, il est vrai, pour la forme, mais vigoureusement, comme on fesse un moujik.

Pierre Stépanovitch se leva et prit son chapeau. Karmazinoff lui tendit ses deux mains.

— Dites-moi donc, commença-t-il tout à coup d'une voix mielleuse et avec une intonation particulière, tandis qu'il tenait les mains du visiteur dans les siennes, — si tout ce qu'on… projette est destiné à se réaliser, eh bien… quand cela pourra-t-il avoir lieu?

— Est-ce que je sais? répondit d'un ton un peu brutal Pierre
Stépanovitch.

Tous deux se regardèrent fixement.

— Approximativement? À peu près? insista Karmazinoff de plus en plus câlin.

— Vous aurez le temps de vendre votre bien et de filer, grommela le jeune homme avec un accent de mépris.

Les deux interlocuteurs attachèrent l'un sur l'autre un regard pénétrant. Il y eut une minute de silence.

— Cela commencera dans les premiers jours de mai, et pour la fête de l'Intercession[20] tout sera fini, déclara brusquement Pierre Stépanovitch.

— Je vous remercie sincèrement, dit d'un ton pénétré Karmazinoff en serrant les mains du visiteur.

— «Tu auras le temps de quitter le navire, rat!» pensa Pierre Stépanovitch quand il fut dans la rue. «Allons, si cet «homme d'État» est si soucieux de connaître le jour et l'heure, si le renseignement que je lui ai donné lui a fait autant de plaisir, nous ne pouvons plus, après cela, douter de nous. (Il sourit.) Hum. Au fait, il compte parmi leurs hommes intelligents, et… il ne songe qu'à déguerpir; ce n'est pas lui qui nous dénoncera!»

Il courut à la maison de Philippoff, rue de l'Épiphanie.

VI

Pierre Stépanovitch passa d'abord chez Kiriloff. Celui-ci, seul comme de coutume, faisait cette fois de la gymnastique au milieu de la chambre, c'est-à-dire qu'il écartait les jambes et tournait les bras au-dessus de lui d'une façon particulière. La balle était par terre. Le déjeuner n'avait pas encore été desservi, et il restait du thé froid sur la table. Avant d'entrer, Pierre Stépanovitch s'arrêta un instant sur le seuil.

— Tout de même vous vous occupez beaucoup de votre santé, dit-il d'une voix sonore et gaie en pénétrant dans la chambre; — quelle belle balle! oh! comme elle rebondit! c'est aussi pour faire de la gymnastique?

Kiriloff mit sa redingote.

— Oui, c'est pour ma santé, murmura-t-il d'un ton sec; — asseyez-vous.

— Je ne resterai qu'une minute. Du reste, je vais m'asseoir, reprit Pierre Stépanovitch; puis, sans transition, il passa à l'objet de sa visite: — C'est bien de soigner sa santé, mais je suis venu vous rappeler notre convention. L'échéance approche «en un certain sens».

— Quelle convention?

— Comment, quelle convention? fit le visiteur inquiet.

— Ce n'est ni une convention, ni un engagement, je ne me suis pas lié, vous vous trompez.

— Écoutez, que comptez-vous donc faire? demanda en se levant brusquement Pierre Stépanovitch.

— Ma volonté.

— Laquelle?

— L'ancienne.

— Comment dois-je comprendre vos paroles? C'est-à-dire que vous êtes toujours dans les mêmes idées?

— Oui. Seulement il n'y a pas de convention et il n'y en a jamais eu, je ne me suis lié par rien. Maintenant, comme autrefois, je n'entends faire que ma volonté.

Kiriloff donna cette explication d'un ton roide et méprisant.

Pierre Stépanovitch se rassit satisfait.

— Soit, soit, dit-il, — faites votre volonté, du moment que cette volonté n'a pas varié. Vous vous fâchez pour un mot. Vous êtes devenu fort irascible depuis quelque temps. C'est pour cela que j'évitais de venir vous voir. Du reste, j'étais bien sûr que vous ne trahiriez pas.

— Je suis loin de vous aimer, mais vous pouvez être parfaitement tranquille, quoique pourtant je trouve les mots de trahison et de non-trahison tout à fait déplacés dans la circonstance.

— Cependant, répliqua Pierre Stépanovitch de nouveau pris d'inquiétude, — il faudrait préciser pour éviter toute erreur. C'est une affaire où l'exactitude est nécessaire, et votre langage m'abasourdit positivement. Voulez-vous me permettre de parler?

— Parlez! répondit l'ingénieur en regardant dans le coin.

— Depuis longtemps déjà vous avez résolu de vous ôter la vie… c'est-à-dire que vous aviez cette idée. Est-ce vrai? N'y a-t-il pas d'erreur dans ce que je dis?

— J'ai toujours la même idée.

— Très bien. Remarquez, en outre, que personne ne vous y a forcé.

— Il ne manquerait plus que cela! quelle bêtise vous dites!

— Soit, soit! Je me suis fort bêtement exprimé. Sans doute il aurait été très bête de vous forcer à cela. Je continue: Vous avez fait partie de la société dès sa fondation, et vous vous êtes ouvert de votre projet à un membre de la société.

— Je ne me suis pas ouvert, j'ai dit cela tout bonnement. Très bien.

— Non, ce n'est pas très bien, car je n'aime pas à vous voir éplucher ainsi mes actions. Je n'ai pas de compte à vous rendre, et vous ne pouvez comprendre mes desseins. Je veux m'ôter la vie parce que c'est mon idée, parce que je n'admets pas la peur de la mort, parce que… vous n'avez pas besoin de savoir pourquoi… Qu'est-ce qu'il vous faut? Vous voulez boire du thé? Il est froid. Laissez, je vais vous donner un autre verre.

Pierre Stépanovitch avait, en effet, saisi la théière et cherchait dans quoi il pourrait se verser à boire. Kiriloff alla à l'armoire et en rapporta un verre propre.

— J'ai déjeuné tout à l'heure chez Karmazinoff, et ses discours m'ont fait suer, observa le visiteur; — ensuite j'ai couru ici, ce qui m'a de nouveau mis en sueur, je meurs de soif.

— Buvez. Le thé froid n'est pas mauvais.

Kiriloff reprit sa place et se remit à regarder dans le coin.

— La société a pensé, poursuivit-il du même ton, — que mon suicide pourrait être utile, et que, quand vous auriez fait ici quelques sottises dont on rechercherait les auteurs, si tout à coup je me brûlais la cervelle en laissant une lettre où je me déclarerais coupable de tout, cela vous mettrait à l'abri du soupçon pendant toute une année.

— Du moins pendant quelques jours; en pareil cas c'est déjà beaucoup que d'avoir vingt-quatre heures devant soi.

— Bien. On m'a donc demandé si je ne pouvais pas attendre. J'ai répondu que j'attendrais aussi longtemps qu'il plairait à la société, vu que cela m'était égal.

— Oui, mais rappelez-vous que vous avez pris l'engagement de rédiger de concert avec moi la lettre dont il s'agit, et de vous mettre, dès votre arrivée en Russie, à ma… en un mot, à ma disposition, bien entendu pour cette affaire seulement, car, pour tout le reste, il va de soi que vous êtes libre, ajouta presque aimablement Pierre Stépanovitch.

— Je ne me suis pas engagé, j'ai consenti parce que cela m'était égal.

— Très bien, très bien, je n'ai nullement l'intention de froisser votre amour-propre, mais…

— Il n'est pas question ici d'amour-propre.

— Mais souvenez-vous qu'on vous a donné cent vingt thalers pour votre voyage, par conséquent vous avez reçu de l'argent.

— Pas du tout, répliqua en rougissant Kiriloff, — l'argent ne m'a pas été donné à cette condition. On n'en reçoit pas pour cela.

— Quelquefois.

— Vous mentez. J'ai écrit de Pétersbourg une lettre très explicite à cet égard, et à Pétersbourg même je vous ai remboursé les cent vingt thalers, je vous les ai remis en mains propres… et ils ont reçu cet argent, si toutefois vous ne l'avez pas gardé dans votre poche.

— Bien, bien, je ne conteste rien, je leur ai envoyé l'argent. L'essentiel, c'est que vous soyez toujours dans les mêmes dispositions qu'auparavant.

— Mes dispositions n'ont pas changé. Quand vous viendrez me dire:
«Il est temps», je m'exécuterai. Ce sera bientôt?

— Le jour n'est plus fort éloigné… Mais rappelez-vous que nous devons faire la lettre ensemble la veille au soir.

— Quand ce serait le jour même? Il faudra que je me déclare l'auteur des proclamations?

— Et de quelques autres choses encore.

— Je ne prendrai pas tout sur moi.

— Pourquoi donc? demanda Pierre Stépanovitch alarmé de ce refus.

— Parce que je ne veux pas; assez. Je ne veux plus parler de cela.

Ces mots causèrent une vive irritation à Pierre Stépanovitch, mais il se contint et changea la conversation.

— Ma visite a encore un autre objet, reprit-il, — vous viendrez ce soir chez les nôtres? C'est aujourd'hui la fête de Virguinsky, ils se réuniront sous ce prétexte.

— Je ne veux pas.

— Je vous en prie, venez. Il le faut. Nous devons imposer et par le nombre et par l'aspect… Vous avez une tête… disons le mot, une tête fatale.

— Vous trouvez? dit en riant Kiriloff, — c'est bien, j'irai; mais je ne poserai pas pour la tête. Quand?

— Oh! de bonne heure, à six heures et demie. Vous savez, vous pouvez entrer, vous asseoir et ne parler à personne, quelque nombreuse que soit l'assistance. Seulement n'oubliez pas de prendre avec vous un crayon et un morceau de papier.

— Pourquoi?

— Cela vous est égal, et je vous le demande instamment. Vous n'aurez qu'à rester là sans parler à personne, vous écouterez et, de temps à autre, vous ferez semblant de prendre des notes; libre à vous, d'ailleurs, de crayonner des croquis sur votre papier.

— Quelle bêtise! À quoi bon?

— Mais puisque cela vous est égal? Vous ne cessez de dire que tout vous est indifférent.

— Non, je veux savoir pourquoi.

— Eh bien, voici: le membre de la société qui remplit la fonction de réviseur s'est arrêté à Moscou, et j'ai fait espérer sa visite à quelques uns des nôtres; ils penseront que vous êtes ce réviseur; or, comme vous vous trouvez ici déjà depuis trois semaines, l'effet sera encore plus grand.

— C'est de la farce. Vous n'avez aucun réviseur à Moscou.

— Allons, soit, nous n'en avons pas, mais qu'est-ce que cela vous fait, et comment ce détail peut-il vous arrêter? Vous-même êtes membre de la société.

— Dites-leur que je suis le réviseur; je m'assiérai et je me tiendrai coi, mais je ne veux ni papier ni crayon.

— Mais pourquoi?

— Je ne veux pas.

Pierre Stépanovitch blêmit de colère; néanmoins cette fois encore il se rendit maître de lui, se leva et prit son chapeau.

— L'_homme _est chez vous? demanda-t-il soudain à demi-voix.

— Oui.

— C'est bien. Je ne tarderai pas à vous débarrasser de lui, soyez tranquille.

— Il ne me gêne pas. Je ne l'ai que la nuit. La vieille est à l'hôpital, sa belle-fille est morte; depuis deux jours je suis seul. Je lui ai montré l'endroit de la cloison où il y a une planche facile à déplacer; il s'introduit par là, personne ne le voit.

— Je le retirerai bientôt de chez vous.

— Il dit qu'il ne manque pas d'endroits où il peut aller coucher.

— Il ment, on le cherche, et ici, pour le moment, il est en sûreté. Est-ce que vous causez avec lui?

— Oui, tout le temps. Il dit beaucoup de mal de vous. La nuit dernière, je lui ai lu l'Apocalypse et lui ai fait boire du thé. Il a écouté attentivement, fort attentivement même, toute la nuit.

— Ah! diable, mais vous allez le convertir à la religion chrétienne!

— Il est déjà chrétien. Ne vous inquiétez pas, il tuera. Qui voulez-vous faire assassiner?

— Non, ce n'est pas pour cela que j'ai besoin de lui… Chatoff sait-il que vous donnez l'hospitalité à Fedka?

— Je ne vois pas Chatoff, et nous n'avons pas de rapports ensemble.

— Vous êtes fâchés l'un contre l'autre?

— Non, nous ne sommes pas fâchés, mais nous ne nous parlons pas.
Nous avons couché trop longtemps côte à côte en Amérique.

— Je passerai chez lui tout à l'heure.

— Comme vous voudrez.

— Vers les dix heures, en sortant de chez Virguinsky, je viendrai peut-être chez vous avec Stavroguine.

— Venez.

— Il faut que j'aie un entretien sérieux avec lui… Vous savez, donnez-moi donc votre balle; quel besoin en avez-vous maintenant? Je fais aussi de la gymnastique. Si vous voulez, je vous l'achèterai.

— Prenez-là, je vous la donne.

Pierre Stépanovitch mit la balle dans sa poche.

— Mais je ne vous fournirai rien contre Stavroguine, murmura Kiriloff en reconduisant le visiteur, qui le regarda avec étonnement et ne répondit pas.

Les dernières paroles de l'ingénieur agitèrent extrêmement Pierre Stépanovitch; il y réfléchissait encore en montant l'escalier de Chatoff, quand il songea qu'il devait donner à son visage mécontent une expression plus avenante. Chatoff se trouvait chez lui; un peu souffrant, il était couché, tout habillé, sur son lit.

— Quel guignon! s'écria en entrant dans la chambre Pierre
Stépanovitch; — vous êtes sérieusement malade?

Ses traits avaient tout à coup perdu leur amabilité d'emprunt, un éclair sinistre brillait dans ses yeux.

Chatoff sauta brusquement à bas de son lit.

— Pas du tout, répondit-il d'un air effrayé, — je ne suis pas malade, j'ai seulement un peu mal à la tête…

L'apparition inattendue d'un tel visiteur l'avait positivement effrayé.

— Je viens justement pour une affaire qui n'admet pas la maladie, commença d'un ton presque impérieux Pierre Stépanovitch; — permettez-moi de m'asseoir (il s'assit), et vous, reprenez place sur votre lit, c'est bien. Aujourd'hui une réunion des nôtres aura lieu chez Virguinsky sous prétexte de fêter l'anniversaire de sa naissance; les mesures sont prises pour qu'il n'y ait pas d'intrus. Je viendrai avec Nicolas Stavroguine. Sans doute, connaissant vos opinions actuelles, je ne vous inviterais pas à assister à cette soirée… non que nous craignions d'être dénoncés par vous, mais pour vous épargner un ennui. Cependant votre présence est indispensable. Vous rencontrerez là ceux avec qui nous déciderons définitivement de quelle façon doit s'opérer votre sortie de la société, et entre quelles mains vous aurez à remettre ce qui se trouve chez vous. Nous ferons cela sans bruit, je vous emmènerai à l'écart, dans quelque coin; l'assistance sera nombreuse, et il n'est pas nécessaire d'initier tout le monde à ces détails. J'avoue que j'ai eu beaucoup de peine à triompher de leur résistance; mais maintenant, paraît-il, ils consentent, à condition, bien entendu, que vous vous dessaisirez de l'imprimerie et de tous les papiers. Alors vous serez parfaitement libre de vos agissements.

Tandis que Pierre Stépanovitch parlait, Chatoff l'écoutait les sourcils froncés. Sa frayeur de tantôt avait disparu pour faire place à la colère.

— Je ne me crois aucunement tenu de rendre des comptes le diable sait à qui, déclara-t-il tout net; — je n'ai besoin de l'agrément de personne pour reprendre ma liberté.

— Ce n'est pas tout à fait exact. On vous a confié beaucoup de secrets. Vous n'aviez pas le droit de rompre de but en blanc. Et, enfin, vous n'avez jamais manifesté nettement l'intention de vous retirer, de sorte que vous les avez mis dans une fausse position.

— Dès mon arrivée ici j'ai fait connaître mes intentions par une lettre fort claire.

— Non, pas fort claire, contesta froidement Pierre Stépanovitch; — par exemple, je vous ai envoyé, pour les imprimer ici, la _Personnalité éclairée, _ainsi que deux proclamations. Vous m'avez retourné le tout avec une lettre équivoque, ne précisant rien.

— J'ai carrément refusé d'imprimer.

— Vous avez refusé, mais pas carrément. Vous avez répondu: «Je ne puis pas», sans expliquer pour quel motif. Or «je ne sais pas» n'a jamais voulu dire «je ne veux pas». On pouvait supposer que vous étiez simplement empêché par des obstacles matériels, et c'est ainsi que votre lettre a été comprise. Ils ont cru que vous n'aviez pas rompu vos liens avec la société, dès lors ils ont pu vous continuer leur confiance et par suite se compromettre. Ici l'on croit que vous vous êtes servi avec intention de termes vagues: vous vouliez, dit-on, tromper vos coassociés, pour les dénoncer quand vous auriez reçu d'eux quelque communication importante. Je vous ai défendu de toutes mes forces, et j'ai montré comme pièce à l'appui de votre innocence les deux lignes de réponse que vous m'avez adressées. Mais j'ai dû moi-même reconnaître, après les avoir relues, que ces deux lignes ne sont pas claires et peuvent induire en erreur.

— Vous aviez conservé si soigneusement cette lettre par devers vous?

— Qu'est-ce que cela fait que je l'aie conservée? elle est encore chez moi.

— Peu m'importe! cria Chatoff avec irritation. — Libre à vos imbéciles de croire que je les ai dénoncés, je m'en moque! Je voudrais bien voir ce que vous pouvez me faire!

— On vous noterait, et, au premier succès de la révolution, vous seriez pendu.

— Quand vous aurez conquis le pouvoir suprême et que vous serez les maîtres de la Russie?

— Ne riez pas. Je le répète, j'ai pris votre défense. Quoi qu'il en soit, je vous conseille de venir aujourd'hui à la réunion. À quoi bon de vaines paroles dictées par un faux orgueil? Ne vaut-il pas mieux se séparer amicalement? En tout cas, il faut que vous rendiez le matériel typographique, nous aurons aussi à parler de cela.

— J'irai, grommela Chatoff, qui, la tête baissée, semblait absorbé dans ses réflexions. Pierre Stépanovitch le considérait d'un oeil malveillant.

— Stavroguine y sera? demanda tout à coup Chatoff en relevant la tête.

— Il y sera certainement.

— Hé, hé!

Il y eut une minute de silence. Un sourire de colère et de mépris flottait sur les lèvres de Chatoff.

— Et votre misérable Personnalité éclairée dont j'ai refusé l'impression ici, elle est imprimée?

— Oui.

— On fait croire aux collégiens que Hertzen lui-même a écrit cela sur votre album?

— Oui, c'est Hertzen lui-même.

Ils se turent encore pendant trois minutes. À la fin, Chatoff quitta son lit.

— Allez-vous-en loin de moi, je ne veux pas me trouver avec vous.

Pierre Stépanovitch se leva aussitôt.

— Je m'en vais, dit-il avec une sorte de gaieté, — un mot seulement: Kiriloff, à ce qu'il paraît, est maintenant tout seul dans le pavillon, sans servante?

— Il est tout seul. Allez-vous-en, je ne puis rester dans la même chambre que vous.

— «Allons, tu es très bien maintenant!» pensa joyeusement Pierre Stépanovitch quand il fut hors de la maison; «tu seras aussi très bien ce soir, j'ai justement besoin que tu sois comme cela, et je ne pourrais rien désirer de mieux! Le dieu russe lui-même me vient en aide!»

VII

Il fit beaucoup de courses durant cette journée et sans doute ne perdit pas ses peines, car sa figure était rayonnante quand le soir, à six heures précises, il se présenta chez Nicolas Vsévolodovitch. On ne l'introduisit pas tout de suite: Stavroguine se trouvait dans son cabinet en tête-à-tête avec Maurice Nikolaïévitch qui venait d'arriver. Cette nouvelle intrigua Pierre Stépanovitch. Il s'assit tout près de la porte du cabinet pour attendre le départ du visiteur. De l'antichambre on entendait le bruit de la conversation, mais sans pouvoir rien saisir des paroles prononcées. La visite ne dura pas longtemps; bientôt retentit une voix extraordinairement forte et vibrante, immédiatement après la porte s'ouvrit, et Maurice Nikolaïévitch sortit avec un visage livide. Il ne remarqua pas Pierre Stépanovitch et passa rapidement à côté de lui. Le jeune homme s'élança aussitôt dans la chambre.

Je me crois obligé de raconter en détail l'entrevue fort courte des deux «rivaux», — entrevue que tout semblait devoir rendre impossible, et qui eut lieu néanmoins.

Après son dîner, Nicolas Vsévolodovitch sommeillait sur une couchette dans son cabinet, lorsque Alexis Égorovitch lui annonça l'arrivée de Maurice Nikolaïévitch. À ce nom, Stavroguine tressaillit, il croyait avoir mal entendu. Mais bientôt se montra sur ses lèvres un sourire de triomphe hautain en même temps que de vague surprise. En entrant, Maurice Nikolaïévitch fut sans doute frappé de ce sourire du moins il s'arrêta tout à coup au milieu de la chambre et parut se demander s'il ferait un pas de plus en avant ou s'il se retirerait sur l'heure. À l'instant même la physionomie de Nicolas Vsévolodovitch changea d'expression, d'un air sérieux et étonné il s'avança vers le visiteur. Ce dernier ne prit pas la main qui lui était tendue, et, sans dire un mot, il s'assit avant que le maître de la maison lui en eût donné l'exemple ou lui eût offert un siège. Nicolas Vsévolodovitch s'assit sur le bord de sa couchette et attendit en silence, les yeux fixés sur Maurice Nikolaïévitch.

— Si vous le pouvez, épousez Élisabeth Nikolaïevna, commença brusquement le capitaine d'artillerie, et le plus curieux, c'est qu'on n'aurait pu deviner, d'après l'intonation de la voix, si ces mots étaient une prière, une recommandation, une concession ou un ordre.

Nicolas Vsévolodovitch resta silencieux, mais le visiteur, ayant dit évidemment tout ce qu'il avait à dire, le regardait avec persistance, dans l'attente d'une réponse.

— Si je ne me trompe (du reste, ce n'est que trop vrai),
Élisabeth Nikolaïevna est votre fiancée, observa enfin
Stavroguine.

— Oui, elle est ma fiancée, déclara d'un ton ferme le visiteur.

— Vous… vous êtes brouillés ensemble?… Excusez-moi, Maurice
Nikolaïévitch.

— Non, elle m'»aime» et m'»estime», dit-elle. Ses paroles sont on ne peut plus précieuses pour moi.

— Je n'en doute pas.

— Mais, sachez-le, elle serait sous la couronne et vous l'appelleriez, qu'elle me planterait là, moi ou tout autre, pour aller à vous.

— Étant sous la couronne?

— Et après la couronne.

— Ne vous trompez-vous pas?

— Non. Sous la haine incessante, sincère et profonde qu'elle vous témoigne, perce à chaque instant un amour insensé, l'amour le plus sincère, le plus excessif et… le plus fou! Par contre, sous l'amour non moins sincère qu'elle ressent pour moi perce à chaque instant la haine la plus violente! Je n'aurais jamais pu imaginer auparavant toutes ces… métamorphoses.

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