Les possédés
— Je vous assure que je n'y ai mis aucune intention, répondit-il hypocritement; — les vers ont été apportés tout à l'heure, et j'ai pensé que, comme amusante plaisanterie…
— Vous n'avez nullement pensé cela. Se peut-il que cette ordure vous paraisse une amusante plaisanterie?
— Oui, c'est mon avis.
— Vous mentez, et il est également faux que ces vers vous aient été apportés tout à l'heure. C'est vous-même qui les avez composés en collaboration avec Lébiadkine pour faire du scandale; peut-être étaient-ils écrits depuis hier. Le dernier est certainement de vous, j'en dirai autant de ceux où il est question du sacristain. Pourquoi Lébiadkine est-il arrivé en frac? Vous vouliez donc qu'il lût lui-même cette poésie, s'il n'avait pas été ivre?
Lipoutine me lança un regard froid et venimeux.
— Qu'est-ce que cela vous fait? demanda-t-il soudain avec un calme étrange.
— Comment, ce que cela me fait? Vous portez aussi ce noeud de rubans… Où est Pierre Stépanovitch?
— Je ne sais pas; il est ici quelque part; pourquoi?
— Parce qu'à présent je vois clair dans votre jeu. C'est tout bonnement un coup monté contre Julie Mikhaïlovna. On veut troubler la fête…
De nouveau Lipoutine me regarda d'un air louche.
— Mais que vous importe? répliqua-t-il avec un sourire, et il s'éloigna en haussant les épaules.
Je restai comme anéanti. Tous mes soupçons se trouvaient justifiés. Et j'espérais encore me tromper! Que faire? Un instant je pensais à consulter Stépan Trophimovitch, mais celui-ci, tout entier à la préparation de sa lecture qui devait suivre immédiatement celle de Karmazinoff, était en train d'essayer des sourires devant une glace: le moment aurait été mal choisi pour lui parler. Donner l'éveil à Julie Mikhaïlovna? C'était trop tôt: la gouvernante avait besoin d'une leçon beaucoup plus sévère pour perdre ses illusions sur les «sympathies universelles» et le «dévouement fanatique» dont elle se croyait entourée. Loin d'ajouter foi à mes paroles, elle m'aurait considéré comme un visionnaire. «Eh! me dis-je, après tout, que m'importe? _Quand cela commencera, _j'ôterai mon noeud de rubans et je rentrerai chez moi.» Je me rappelle avoir prononcé textuellement ces mots: «Quand cela commencera.»
Mais il fallait aller entendre Karmazinoff. En jetant un dernier regard autour de moi, je vis circuler dans les coulisses un certain nombre de gens qui n'y avaient que faire; parmi ces intrus se trouvaient même des femmes. Ces «coulisses» occupaient un espace assez étroit qu'un épais rideau dérobait à la vue du public; un corridor postérieur les mettait en communication avec le reste de la maison. C'était là que nos lecteurs attendaient leur tour. Mais en ce moment mon attention fut surtout attirée par celui qui devait succéder sur l'estrade à Stépan Trophimovitch. Maintenant encore je ne suis pas bien fixé sur sa personnalité, j'ai entendu dire que c'était un professeur qui avait quitté l'enseignement à la suite de troubles universitaires. Arrivé depuis quelques jours seulement dans notre ville où l'avaient appelé je ne sais quelle affaire, il avait été présenté à Julie Mikhaïlovna; et celle-ci l'avait accueilli comme un visiteur de distinction. Je sais maintenant qu'avant la lecture il n'était allé qu'une seule fois en soirée chez elle: il garda le silence tout le temps de sa visite, se bornant à écouter avec un sourire équivoque les plaisanteries risquées qui avaient cours dans l'entourage de la gouvernante; le mélange d'arrogance et d'ombrageuse susceptibilité qui se manifestait dans ses façons produisit sur tout le monde une impression désagréable. Ce fut Julie Mikhaïlovna elle-même qui le pria de prêter son concours à la solennité littéraire. À présent il se promenait d'un coin à l'autre et marmottait à part soi, comme Stépan Trophimovitch; seulement, à la différence de ce dernier, il tenait ses yeux fixés à terre au lieu de se regarder dans une glace. Lui aussi souriait fréquemment, mais ses sourires avaient une expression féroce et ne ressemblaient nullement à des risettes préparées pour le public. Évidemment je n'aurais rien gagné à m'adresser à lui. Ce personnage, convenablement vêtu, paraissait âgé d'une quarantaine d'années; il était petit, chauve, et porteur d'une barbe grisonnante. Je remarquai surtout qu'à chaque tour qu'il faisait dans la chambre, il levait le bras droit en l'air, brandissait son poing fermé au-dessus de sa tête, et l'abaissait brusquement comme pour assommer un ennemi imaginaire. Il exécutait ce geste à chaque instant. Une sensation de malaise commençait à m'envahir; je courus entendre Karmazinoff.
III
Dans la salle, les choses semblaient devoir prendre une mauvaise tournure. Je le déclare d'avance: je m'incline devant la majesté du génie; mais pourquoi donc nos grands hommes, arrivés au terme de leur glorieuse carrière, se comportent-ils parfois comme de vrais gamins? Pourquoi Karmazinoff se présenta-t-il avec la morgue de cinq chambellans? Est-ce qu'on peut tenir, une heure durant, un public comme le nôtre attentif à la lecture d'un seul article? J'ai remarqué qu'en général, dans les matinées littéraires, un écrivain, quel que soit son mérite, joue très gros jeu s'il prétend se faire écouter plus de vingt minutes. À la vérité, lorsque le grand romancier se montra, il fut très respectueusement accueilli: les vieillards mêmes les plus gourmés manifestèrent une curiosité sympathique, et chez les dames il y eut comme de l'enthousiasme. Toutefois on applaudit peu et sans conviction. En revanche, la foule assise aux derniers rangs se tint parfaitement tranquille jusqu'au moment où Karmazinoff prit la parole, et, si alors une manifestation inconvenante se produisit, elle resta isolée. J'ai déjà dit que l'écrivain avait une voix trop criarde, un peu féminine même, et que de plus il susseyait d'une façon tout aristocratique. À peine venait-il de prononcer quelques mots qu'un auditeur, probablement mal élevé et doué d'un caractère gai, se permit de rire aux éclats. Du reste, loin de faire chorus avec ce malappris, les assistants s'empressèrent de lui imposer le silence. Mais voilà que Karmazinoff déclare en minaudant que «d'abord il s'était absolument refusé à toute lecture» (il avait bien besoin de dire cela!). «Il y a des lignes qui jaillissent des plus intimes profondeurs de l'âme et qu'on ne peut sans profanation livrer au public» (eh bien, alors pourquoi les lui livrait-il?); «mais force lui a été de céder aux instances dont on l'a accablé, et comme, de plus, il dépose la plume pour toujours et a juré de ne plus rien écrire, eh bien, il a écrit cette dernière chose; et comme il a juré de ne plus rien lire en public, il lira au public ce dernier article»; et patati et patata.
Mais tout cela aurait encore passé, car qui ne connaît les préfaces des auteurs? J'observai pourtant que cet exorde était maladroit, alors qu'on s'adressait à un public comme le nôtre, c'est-à-dire peu cultivé et en partie composé d'éléments turbulents. N'importe, tout aurait été sauvé si Karmazinoff avait lu une petite nouvelle, un court récit dans le genre de ceux qu'il écrivait autrefois, et où, à côté de beaucoup de manière et d'afféterie, on trouvait souvent de l'esprit. Au lieu de cela, il nous servit une rapsodie interminable. Mon Dieu, que n'y avait-il pas là-dedans? C'était à faire tomber en catalepsie le public même de Pétersbourg, à plus forte raison le nôtre. Figurez-vous près de deux feuilles d'impression remplies par le bavardage le plus prétentieux et le plus inutile; pour comble, ce monsieur avait l'air de lire à contre-coeur et comme par grâce, ce qui devait nécessairement froisser l'auditoire. Le thème… Mais qui pourrait en donner une idée? C'étaient des impressions, des souvenirs. Impressions de quoi? Souvenirs de quoi? Nos provinciaux eurent beau se torturer l'esprit pendant toute la première partie de la lecture, ils n'y comprirent goutte; aussi n'écoutèrent-ils la seconde que par politesse. À la vérité, il était beaucoup parlé d'amour, de l'amour du génie pour une certaine personne, mais j'avoue que cela n'avait pas très bonne grâce. À mon avis, ce petit homme bedonnant prêtait un peu au ridicule en racontant l'histoire de son premier baiser… Comme de juste, ces amours ne ressemblent pas à celles de tout le monde, elles sont encadrées dans un paysage tout particulier. Là croissent des genêts. (Étaient-ce bien des genêts? En tout cas, c'était une plante qu'il fallait chercher dans un livre de botanique.) Le ciel a une teinte violette que sans doute aucun mortel n'a jamais vue, c'est-à-dire que tous l'ont bien vue, mais sans la remarquer, «tandis que moi», laisse entendre Karmazinoff, «je l'ai observée et je vous la décris, à vous autres imbéciles, comme la chose la plus ordinaire». L'arbre sous lequel les deux amants sont assis est d'une couleur orange. Ils se trouvent quelque part en Allemagne. Soudain ils aperçoivent Pompée ou Cassius la veille d'une bataille, et le froid de l'extase pénètre l'intéressant couple. On entend le chalumeau d'une nymphe cachée dans les buissons. Glück, dans les roseaux, se met à jouer du violon. Le morceau qu'il joue est nommé en toutes lettres, mais personne ne le connaît, en sorte qu'il faut se renseigner à ce sujet dans un dictionnaire de musique. Sur ces entrefaites, le brouillard s'épaissit, il s'épaissit au point de ressembler plutôt à un million de coussins qu'à un brouillard. Tout d'un coup la scène change: le grand génie traverse le Volga en hiver au moment du dégel. Deux pages et demie de description. La glace cède sous les pas du génie qui disparaît dans le fleuve. Vous le croyez noyé? Allons donc! Tandis qu'il est en train de boire une tasse, devant lui s'offre un glaçon, un tout petit glaçon, pas plus gros qu'un pois, mais pur et transparent «comme une larme gelée», dans lequel se reflète l'Allemagne, ou, pour mieux dire, le ciel de l'Allemagne. «À cette vue, je me rappelai la larme qui, tu t'en souviens, jaillit de tes yeux lorsque nous étions assis sous l'arbre d'émeraude et que tu t'écriais joyeusement: «Il n'y pas de crime!» — Oui, dis-je à travers mes pleurs, mais s'il en est ainsi, il n'y a pas non plus de justes. Nous éclatâmes en sanglots et nous nous séparâmes pour toujours.» — Le glaçon continue sa route vers la mer, le génie descend dans des cavernes; après un voyage souterrain de trois années, il arrive à Moscou, sous la tour de Soukhareff. Tout à coup, dans les entrailles du sol, il aperçoit une lampe, et devant la lampe un ascète. Ce dernier est en prière. Le génie se penche vers une petite fenêtre grillée, et soudain il entend un soupir. Vous pensez que c'est l'ascète qui a soupiré? Il s'agit bien de votre ascète! Non, ce soupir rappelle tout simplement au génie le premier soupir de la femme aimée, «trente-sept ans auparavant, lorsque, tu t'en souviens, en Allemagne, nous étions assis sous l'arbre d'agate, et que tu me disais: «À quoi bon aimer? Regarde, l'ombre grandit autour de nous, et j'aime, mais l'ombre cessera de grandir et je cesserai d'aimer.» Alors le brouillard s'épaissit encore. Hoffmann apparaît, une nymphe exécute une mélodie de Chopin, et tout à coup à travers le brouillard on aperçoit, au- dessus des toits de Rome, Ancus Marcius couronné de lauriers…»Un frisson d'extase nous courut dans le dos, et nous nous séparâmes pour toujours», etc., etc. En un mot, il se peut que mon compte rendu ne soit pas d'une exactitude absolue, mais je suis sûr d'avoir reproduit fidèlement le fond de ce bavardage. Et enfin quelle passion chez nos grands esprits pour la calembredaine pompeuse! Les grands philosophes, les grands savants, les grands inventeurs européens, — tous ces travailleurs intellectuels ne sont décidément pour notre grand génie russe que des marmitons qu'il emploie dans sa cuisine. Il est le maître dont ils attendent les ordres chapeau bas. À la vérité, sa raillerie hautaine n'épargne pas non plus son pays, et rien ne lui est plus agréable que de proclamer devant les grands esprits de l'Europe la banqueroute complète de la Russie, mais quant à lui-même — non, il plane au-dessus de tous ces éminents penseurs européens; ils ne sont bons qu'à lui fournir des matériaux pour ses concetti. Il prend une idée à l'un d'eux, l'accouple à son contraire et le tour est fait. Le crime existe, le crime n'existe pas; il n'y a pas de justice, il n'y a pas de justes; l'athéisme, le darwinisme, les cloches de Moscou… Mais, hélas! il ne croit plus aux cloches de Moscou; Rome, les lauriers… Mais il ne croit même plus aux lauriers… Ici l'accès obligé de spleen byronien, une grimace de Heine, une boutade Petchorine, — et la machine repart… «Du reste, louez-moi, louez-moi, j'adore les éloges; si je dis que je dépose la plume, c'est pure coquetterie de ma part; attendez, je vous ennuierai encore trois cents fois, vous vous fatiguerez de me lire…»
Comme bien on pense, cette élucubration ne fut pas écoutée jusqu'au bout sans murmures, et le pire, c'est que Karmazinoff provoqua lui-même les interruptions qui égayèrent la fin de sa lecture. Depuis longtemps déjà le public toussait, se mouchait, faisait du bruit avec ses pieds, bref, donnait les marques d'impatience qui ont coutume de se produire quand, dans une matinée littéraire, un lecteur, quel qu'il soit, occupe l'estrade plus de vingt minutes. Mais le grand écrivain ne remarquait rien de tout cela et continuait le plus tranquillement du monde à débiter ses jolies phrases. Tout à coup, au fond de la salle, retentit une voix isolée, mais forte:
— Seigneur, quelles fadaises!
Ces mots furent dits, j'en suis convaincu, sans aucune arrière- pensée de manifestation: c'était le cri involontaire d'un auditeur excédé. M. Karmazinoff s'arrêta, promena sur l'assistance un regard moqueur et demanda du ton d'un chambellan atteint dans sa dignité:
— Il paraît, messieurs, que je ne vous ai pas mal ennuyés?
Parole imprudente au premier chef, car, en interrogeant ainsi le public, il donnait par cela même à n'importe quel goujat la possibilité et, en quelque sorte, le droit de lui répondre, tandis que s'il n'avait rien dit, l'auditoire l'aurait laissé achever sa lecture sans encombre, ou, du moins, se serait borné, comme précédemment, à de timides protestations. Peut-être espérait-il obtenir des applaudissements en réponse à sa question; en ce cas, il se serait trompé: la salle resta muette, oppressée qu'elle était par un vague sentiment d'inquiétude.
— Vous n'avez jamais vu Ancus Marcius, tout cela, c'est du style, observa soudain quelqu'un d'une voix pleine d'irritation et même de douleur.
— Précisément, se hâta d'ajouter un autre: — maintenant que l'on connaît les sciences naturelles, il n'y a plus d'apparitions. Mettez-vous d'accord avec les sciences naturelles.
— Messieurs, j'étais fort loin de m'attendre à de telles critiques, répondit Karmazinoff extrêmement surpris.
Depuis qu'il avait élu domicile à Karlsruhe, le grand génie était tout désorienté dans sa patrie.
— À notre époque, c'est une honte de venir dire que le monde a pour support trois poissons, cria tout à coup une demoiselle. — Vous, Karmazinoff, vous n'avez pas pu descendre dans la caverne où vous prétendez avoir vu votre ermite. D'ailleurs, qui parle des ermites à présent?
— Messieurs, je suis on ne peut plus étonné de vous voir prendre cela si sérieusement. Du reste… du reste, vous avez parfaitement raison. Personne plus que moi ne respecte la vérité, la réalité…
Bien qu'il sourît ironiquement, il était fort troublé. Sa physionomie semblait dire: «Je ne suis pas ce que vous pensez, je suis avec vous, seulement louez-moi, louez-moi le plus possible, j'adore cela…»
À la fin, piqué au vif, il ajouta:
— Messieurs, je vois que mon pauvre petit poème n'a pas atteint le but. Et moi-même, paraît-il, je n'ai pas été plus heureux.
— Il visait une corneille, et il a atteint une vache, brailla quelqu'un.
Mieux eût valu sans doute ne pas relever cette observation d'un imbécile probablement ivre. Il est vrai qu'elle fut suivie de rires irrespectueux.
— Une vache, dites-vous? répliqua aussitôt Karmazinoff dont la voix devenait de plus en plus criarde. — Pour ce qui est des corneilles et des vaches, je prends, messieurs, la liberté de m'abstenir. Je respecte trop le public, quel qu'il soit, pour me permettre des comparaisons, même innocentes; mais je pensais…
— Pourtant, monsieur, vous ne devriez pas tant… interrompit un des auditeurs assis aux derniers rangs.
— Mais je supposais qu'en déposant la plume et en prenant congé du lecteur, je serais écouté…
Au premier rang, quelques-uns osèrent enfin élever la voix:
— Oui, oui, nous désirons vous entendre, nous le désirons! crièrent-ils.
— Lisez, lisez! firent plusieurs dames enthousiastes, et à la fin retentirent quelques maigres applaudissements. Karmazinoff grimaça un sourire et se leva à demi.
— Croyez, Karmazinoff, que tous considèrent comme un honneur… ne put s'empêcher de dire la maréchale de la noblesse.
Soudain, au fond de la salle, se fit entendre une voix fraîche et juvénile. C'était celle d'un professeur de collège, noble et beau jeune homme arrivé récemment dans notre province.
— Monsieur Karmazinoff, dit-il en se levant à demi, — si j'étais assez heureux pour avoir un amour comme celui que vous nous avez dépeint, je me garderais bien d'y faire la moindre allusion dans un article destiné à une lecture publique.
Il prononça ces mots le visage couvert de rougeur.
— Messieurs, cria Karmazinoff, — j'ai fini. Je vous fais grâce des dernières pages et je me retire. Permettez-moi seulement de lire la conclusion: elle n'a que six lignes…
Sur ce, il prit son manuscrit, et, sans se rasseoir, commença:
— Oui, ami lecteur, adieu! Adieu, lecteur; je n'insiste même pas trop pour que nous nous quittions en amis: à quoi bon, en effet, t'importuner? Bien plus, injurie-moi, oh! injurie-moi autant que tu voudras, si cela peut t'être agréable. Mais le mieux est que nous nous oubliions désormais l'un l'autre. Et lors même que vous tous, lecteurs, vous auriez la bonté de vous mettre à mes genoux, de me supplier avec larmes, de me dire: «Écris, oh! écris pour nous, Karmazinoff, pour la patrie, pour la postérité, pour les couronnes de laurier», alors encore je vous répondrais, bien entendu en vous remerciant avec toute la politesse voulue: «Non, nous avons fait assez longtemps route ensemble, chers compatriotes, merci! L'heure de la séparation est venue! Merci, merci, merci!»
Karmazinoff salua cérémonieusement et, rouge comme un homard, rentra dans les coulisses.
— Personne ne se mettra à ses genoux; voilà une supposition bizarre!
— Quel amour-propre!
— C'est seulement de l'humour, observa un critique plus intelligent.
— Oh! laissez-nous tranquille avec votre humour!
— Pourtant c'est de l'insolence, messieurs.
— Du moins à présent nous en sommes quittes.
— A-t-il été assez ennuyeux!
Les auditeurs des derniers rangs n'étaient pas les seuls à témoigner ainsi leur mauvaise humeur, mais les applaudissements du public comme il faut couvrirent la voix de ces malappris. On rappela Karmazinoff. Autour de l'estrade se groupèrent plusieurs dames ayant à leur tête la gouvernante et la maréchale de la noblesse. Julie Mikhaïlovna présenta au grand écrivain, sur un coussin de velours blanc, une magnifique couronne de lauriers et de roses naturelles.
— Des lauriers! dit-il avec un sourire fin et un peu caustique; - - sans doute, je suis touché et je reçois avec une vive émotion cette couronne qui a été préparée d'avance, mais qui n'a pas encore eu le temps de se flétrir; toutefois, mesdames, je vous l'assure, je suis devenu tout d'un coup réaliste au point de croire qu'à notre époque les lauriers font beaucoup mieux dans les mains d'un habile cuisinier que dans les miennes…
— Oui, un cuisinier est plus utile, cria un séminariste, celui-là même qui s'était trouvé à la «séance» chez Virguinsky. Il régnait une certaine confusion dans la salle. Bon nombre d'individus avaient brusquement quitté leurs places pour se rapprocher de l'estrade où avait lieu la cérémonie du couronnement.
— Moi, maintenant, je donnerais bien encore trois roubles pour un cuisinier, ajouta un autre qui fit exprès de prononcer ces mots à très haute voix.
— Moi aussi.
— Moi aussi.
— Mais se peut-il qu'il n'y ait pas de buffet ici?
— Messieurs, c'est une vraie flouerie…
Je dois du reste reconnaître que la présence des hauts fonctionnaires et du commissaire de police imposait encore aux tapageurs. Au bout de dix minutes tout le monde avait repris sa place, mais l'ordre n'était pas rétabli. La fermentation des esprits faisait prévoir une explosion, quand arriva, comme à point nommé, le pauvre Stépan Trophimovitch…
IV
J'allai pourtant le relancer encore une fois dans les coulisses pour lui faire part de mes craintes. Au moment où je l'accostai, il montait les degrés de l'estrade.
— Stépan Trophimovitch, lui dis-je vivement, — dans ma conviction un désastre est inévitable; le mieux pour vous est de ne pas vous montrer; prétextez une cholérine et retournez chez vous à l'instant même: je vais me débarrasser de mon noeud de rubans et je vous accompagnerai.
Il s'arrêta brusquement, me toisa des pieds à la tête et répliqua d'un ton solennel:
— Pourquoi donc, monsieur, me croyez-vous capable d'une pareille lâcheté?
Je n'insistai pas. J'étais intimement persuadé qu'il allait déclencher une épouvantable tempête. Tandis que cette pensée me remplissait de tristesse, j'aperçus de nouveau le professeur qui devait succéder sur l'estrade à Stépan Trophimovitch. Comme tantôt, il se promenait de long en large, absorbé en lui-même et monologuant à demi-voix; ses lèvres souriaient avec une expression de malignité triomphante. Je l'abordai, presque sans me rendre compte de ce que je faisais.
— Vous savez, l'avertis-je, — de nombreux exemples prouvent que l'attention du public ne résiste pas à une lecture prolongée au- delà de vingt minutes. Il n'y a pas de célébrité qui puisse se faire écouter pendant une demi-heure…
À ces mots, il interrompit soudain sa marche et tressaillit même comme un homme offensé. Une indicible arrogance se peignit sur son visage.
— Ne vous inquiétez pas, grommela-t-il d'un ton méprisant, et il s'éloigna. En ce moment retentit la voix de Stépan Trophimovitch.
— «Eh! que le diable vous emporte tous!» pensai-je, et je rentrai précipitamment dans la salle.
L'agitation provoquée par la lecture de Karmazinoff durait encore lorsque Stépan Trophimovitch prit possession du fauteuil. Aux belles places, les physionomies se refrognèrent sensiblement dès qu'il se montra. (Dans ces derniers temps, le club lui battait froid.) Du reste, il dut encore s'estimer heureux de n'être pas chuté. Depuis la veille, une idée étrange hantait obstinément mon esprit: il me semblait toujours que l'apparition de Stépan Trophimovitch serait accueillie par une bordée de sifflets. Tout d'abord cependant, par suite du trouble qui continuait à régner dans la ville, on ne remarqua même pas sa présence. Et que pouvait-il espérer, si l'on traitait ainsi Karmazinoff? Il était pâle; après une éclipse de dix ans, c'était la première fois qu'il reparaissait devant le public. Son émotion et certains indices très significatifs pour quelqu'un qui le connaissait bien, me prouvèrent qu'en montant sur l'estrade il se préparait à jouer la partie suprême de son existence. Voilà ce que je craignais. Cet homme m'était cher. Et que devins-je quand il ouvrit la bouche, quand j'entendis sa première phrase!
— Messieurs! commença-t-il de l'air le plus résolu, quoique sa voix fût comme étranglée: — Messieurs! ce matin encore j'avais devant moi une de ces petites feuilles clandestines qui depuis peu circulent ici, et pour la centième fois je me posais la question: «En quoi consiste son secret?»
Instantanément le silence se rétablit dans toute la salle; tous les regards se portèrent vers l'orateur, quelques-uns avec inquiétude. Il n'y a pas à dire, dès son premier mot il avait su conquérir l'attention. On voyait même des têtes émerger des coulisses; Lipoutine et Liamchine écoutaient avidement. Sur un nouveau signe que me fit la gouvernante, j'accourus auprès d'elle.
— Faites-le taire, coûte que coûte, arrêtez-le! me dit tout bas
Julie Mikhaïlovna angoissée.
Je me contentai de hausser les épaules; est-ce qu'on peut faire taire un homme décidé à parler? Hélas! je comprenais Stépan Trophimovitch.
— Eh! c'est des proclamations qu'il s'agit! chuchotait-on dans le public; l'assistance tout entière était profondément remuée.
— Messieurs, j'ai découvert le mot de l'énigme: tout le secret de l'effet que produisent ces écrits est dans leur bêtise! poursuivit Stépan Trophimovitch dont les yeux lançaient des flammes. — Oui, messieurs, si cette bêtise était voulue, simulée par calcul, — oh! ce serait du génie! Mais il faut rendre justice aux rédacteurs de ces papiers: ils n'y mettent aucune malice. C'est la bêtise dans son essence la plus pure, quelque chose comme un simple chimique. Si cela était formulé d'une façon un peu plus intelligente, tout le monde en reconnaîtrait immédiatement la profonde absurdité. Mais maintenant on hésite à se prononcer: personne ne croit que cela soit si foncièrement bête. «Il est impossible qu'il n'y ait pas quelque chose là-dessous», se dit chacun, et l'on cherche un secret, on flaire un sens mystérieux, on veut lire entre les lignes, — l'effet est obtenu! Oh! jamais encore la bêtise n'avait reçu une récompense si éclatante, elle qui pourtant a si souvent mérité d'être récompensée… Car, soit dit entre parenthèses, la bêtise et le génie le plus élevé jouent un rôle également utile dans les destinées de l'humanité…
— Calembredaines de 1840! remarqua quelqu'un.
Quoique faite d'un ton très modeste, cette observation lâcha, pour ainsi dire, l'écluse à un déluge d'interruptions; la salle se remplit de bruit.
L'exaltation de Stépan Trophimovitch atteignit les dernières limites.
— Messieurs, hourra! Je propose un toast à la bêtise! cria-t-il, bravant l'auditoire.
Je m'élançai vers lui sous prétexte de lui verser un verre d'eau.
— Stépan Trophimovitch, retirez-vous, Julie Mikhaïlovna vous en supplie…
— Non, laissez-moi, jeune homme désoeuvré! me répondit-il d'une voix tonnante.
Je m'enfuis.
— Messieurs! continua-t-il, — pourquoi cette agitation, pourquoi les cris d'indignation que j'entends? je me présente avec le rameau d'olivier. J'apporte le dernier mot, car dans cette affaire je l'aurai, — et nous nous réconcilierons.
— À bas! crièrent les uns.
— Pas si vite, laissez-le parler, laissez-le s'expliquer, firent les autres. Un des plus échauffés était le jeune professeur qui, depuis qu'il avait osé prendre la parole, semblait ne plus pouvoir s'arrêter.
— Messieurs, le dernier mot de cette affaire, c'est l'amnistie. Moi, vieillard dont la carrière est terminée, je déclare hautement que l'esprit de vie souffle comme par le passé, et que la sève vitale n'est pas desséchée dans la jeune génération. L'enthousiasme de la jeunesse contemporaine est tout aussi pur, tout aussi rayonnant que celui qui nous animait. Seulement l'objectif n'est plus le même, un culte a été remplacé par un autre! Toute la question qui nous divise se réduit à ceci: lequel est le plus beau, de Shakespeare ou d'une paire de bottes, de Raphaël ou du pétrole?
— C'est une dénonciation! vociférèrent plusieurs.
— Ce sont des questions compromettantes!
— Agent provocateur!
— Et moi je déclare, reprit avec une véhémence extraordinaire Stépan Trophimovitch, — je déclare que Shakespeare et Raphaël sont au-dessus de l'affranchissement des paysans, au-dessus de la nationalité, au-dessus du socialisme, au-dessus de la jeune génération, au-dessus de la chimie, presque au-dessus du genre humain, car ils sont le fruit de toute l'humanité et peut-être le plus haut qu'elle puisse produire! Par eux la beauté a été réalisée dans sa forme supérieure, et sans elle peut-être ne consentirais-je pas à vivre… Ô mon Dieu! s'écria-t-il en frappant ses mains l'une contre l'autre, — ce que je dis ici, je l'ai dit à Pétersbourg exactement dans les mêmes termes il y a dix ans; alors comme aujourd'hui ils ne m'ont pas compris, ils m'ont conspué et réduit au silence; hommes bornés, que vous faut-il pour comprendre? savez-vous que l'humanité peut se passer de l'Angleterre, qu'elle peut se passer de l'Allemagne, qu'elle peut, trop facilement, hélas! se passer de la Russie, qu'à la rigueur elle n'a besoin ni de science ni de pain, mais que seule la beauté lui est indispensable, car sans la beauté il n'y aurait rien à faire dans le monde! Tout le secret, toute l'histoire est là! La science même ne subsisterait pas une minute sans la beauté, — savez-vous cela, vous qui riez? — elle se transformerait en une routine servile, elle deviendrait incapable d'inventer un clou!… Je tiendrai bon! acheva-t-il d'un air d'égarement, et il déchargea un violent coup de poing sur la table.
Tandis qu'il divaguait de la sorte, l'effervescence ne faisait qu'augmenter dans la salle. Beaucoup quittèrent précipitamment leurs places; un flot tumultueux se porta vers l'estrade. Tout cela se passa beaucoup plus rapidement que je ne le raconte, et l'on n'eut pas le temps de prendre des mesures. Peut-être aussi ne le voulut-on pas.
— Vous l'avez belle, polisson qui êtes défrayé de tout! hurla le séminariste. Il s'était campé vis-à-vis de l'orateur, et se plaisait à l'invectiver. Stépan Trophimovitch s'en aperçut, et s'avança vivement jusqu'au bord de l'estrade.
— Ne viens-je pas de déclarer que l'enthousiasme de la jeune génération est tout aussi pur, tout aussi rayonnant que celui de l'ancienne, et qu'il a seulement le tort de se tromper d'objet? Cela ne vous suffit pas? Et si celui qui tient ce langage est un père outragé, tué, est-il possible, ô hommes bornés, est-il possible de donner l'exemple d'une impartialité plus haute, d'envisager les choses d'un oeil plus froid et plus désintéressé?… Hommes ingrats… injustes… pourquoi, pourquoi refusez-vous la réconciliation?
Et tout à coup il se mit à sangloter convulsivement. De ses yeux jaillissaient des larmes qu'il essuyait avec ses doigts. Les sanglots secouaient ses épaules et sa poitrine. Il avait perdu tout souvenir du lieu où il se trouvait.
La plupart des assistants se levèrent épouvantés. Julie
Mikhaïlovna elle-même se dressa brusquement, saisit André
Antonovitch par le bras et l'obligea à se lever… Le scandale
était à son comble.
— Stépan Trophimovitch! cria joyeusement le séminariste. — Ici en ville et dans les environs rôde à présent un forçat évadé, le galérien Fedka. Il ne vit que de brigandage, et, dernièrement encore, il a commis un nouvel assassinat. Permettez-moi de vous poser une question: si, il y a quinze ans, vous ne l'aviez pas fait soldat pour payer une dette de jeu, en d'autres termes, si vous ne l'aviez pas joué aux cartes et perdu, dites-moi, serait-il allé aux galères? Assassinerait-il les gens, comme il le fait aujourd'hui, dans la lutte pour l'existence? Que répondrez-vous, monsieur l'esthéticien?
Je renonce à décrire la scène qui suivit. D'abord éclatèrent des applaudissements frénétiques. Les claqueurs ne formaient guère que le cinquième de l'auditoire, mais ils suppléaient au nombre par l'énergie. Tout le reste du public se dirigea en masse vers la porte; mais, comme le groupe qui applaudissait ne cessait de s'avancer vers l'estrade, il en résulta une cohue extraordinaire. Les dames poussaient des cris, plusieurs demoiselles demandaient en pleurant qu'on les ramenât chez elles. Debout, à côté de son fauteuil, Lembke promenait fréquemment autour de lui des regards d'une expression étrange. Julie Mikhaïlovna avait complètement perdu la tête, — pour la première fois depuis son arrivée chez nous. Quant à Stépan Trophimovitch, sur le moment il parut foudroyé par la virulente apostrophe du séminariste; mais tout à coup, élevant ses deux bras en l'air comme pour les étendre au- dessus du public, il s'écria:
— Je secoue la poussière de mes pieds, et je maudis… C'est la fin… la fin…
Puis il fit un geste de menace et disparut dans les coulisses.
— Il a insulté la société!… Verkhovensky! vociférèrent les forcenés; ils voulurent même s'élancer à sa poursuite. Le désordre ne pouvait déjà plus être réprimé quand, pour l'attiser encore, fit tout à coup irruption sur l'estrade le troisième lecteur, ce maniaque qui brandissait toujours le poing dans les coulisses.
Son aspect était positivement celui d'un fou. Plein d'un aplomb sans bornes, ayant sur les lèvres un large sourire de triomphe, il considérait avec un plaisir évident l'agitation de la salle. Un autre se fût effrayé d'avoir à parler au milieu d'un tel tumulte; lui, au contraire, s'en réjouissait visiblement. Cela était si manifeste que l'attention se porta aussitôt sur lui.
— Qu'est-ce encore que celui-là? entendait-on dans l'assistance,
— Qui est-il? Tss! Que va-t-il dire?
— Messieurs! cria à tue-tête le maniaque debout tout au bord de l'estrade (sa voix glapissante ressemblait fort au soprano aigu de Karmazinoff, seulement il ne susseyait pas): — Messieurs! Il y a vingt ans, à la veille d'entrer en lutte avec la moitié de l'Europe, la Russie réalisait l'idéal aux yeux de nos classes dirigeantes. Les gens de lettres remplissaient l'office de censeurs; dans les universités, on enseignait la marche au pas; l'armée était devenue une succursale du corps de ballet; le peuple payait des impôts et se taisait sous le knout du servage. Le patriotisme consistait pour les fonctionnaires à pressurer les vivants et les morts. Ceux qui s'interdisaient les concussions passaient pour des factieux, car ils troublaient l'harmonie. Les forêts de bouleaux étaient dévastées pour assurer le maintien de l'ordre. L'Europe tremblait… Mais jamais la Russie, durant les mille années de sa stupide existence, n'avait encore connue une telle honte…
Il leva son poing, l'agita d'un air menaçant au-dessus de sa tête, et soudain le fit retomber avec autant de colère que s'il se fut agi pour lui de terrasser un ennemi. Des battements de mains, des acclamations enthousiastes retentirent de tous côtés. La moitié de la salle applaudissait à tout rompre. On était empoigné, et certes il y avait de quoi l'être: cet homme traînait la Russie dans la boue, comment n'aurait-on pas exulté?
— Voilà l'affaire! Oui, c'est cela! Hourra! Non, ce n'est plus de l'esthétique, cela!
— Depuis lors, poursuivit l'énergumène, — vingt ans se sont écoulés. On a rouvert les universités, et on les a multipliées. La marche au pas n'est plus qu'une légende; il manque des milliers d'officiers pour que les cadres soient au complet. Les chemins de fer ont dévoré tous les capitaux, et, pareil à une immense toile d'araignée, le réseau des voies ferrées s'est étendu sur toute la Russie, si bien que dans quinze ans on pourra voyager n'importe où. Les ponts ne brûlent que de loin en loin, et quand les villes se permettent d'en faire autant, elles respectent du moins l'ordre établi: c'est régulièrement, chacune à son tour, dans la saison des incendies, qu'elles deviennent la proie des flammes. Les tribunaux rendent des jugements dignes de Salomon, et si les jurés trafiquent de leur verdict, c'est uniquement parce que le _struggle for life _les y oblige, sous peine de mourir de faim. Les serfs sont émancipés, et, au lieu d'être fouettés par leurs seigneurs, ils se fouettent maintenant les uns les autres. On absorbe des océans d'eau-de-vie au grand avantage du Trésor, et, comme nous avons déjà derrière nous dix siècles de stupidité, on élève à Novgorod un monument colossal en l'honneur de ce millénaire. L'Europe fronce les sourcils et recommence à s'inquiéter… Quinze ans de réformes! Et pourtant jamais la Russie, même aux époques les plus grotesques de sa sotte histoire, n'était arrivée…
Les cris de la foule ne me permirent pas d'entendre la fin de la phrase. Je vis encore une fois le maniaque lever son bras et l'abaisser d'un air triomphant. L'enthousiasme ne connaissait plus de bornes: c'étaient des applaudissements, des bravos auxquels plusieurs dames ne craignaient pas de mêler leur voix. On aurait dit que tous ces gens étaient ivres. L'orateur parcourut des yeux le public; la joie qu'il éprouvait de son succès semblait lui avoir enlevé la conscience de lui-même. Lembke, en proie à une agitation inexprimable, donna un ordre à quelqu'un. Julie Mikhaïlovna, toute pâle, dit vivement quelques mots au prince qui était accouru auprès d'elle… Tout à coup, six appariteurs sortirent des coulisses, saisirent le maniaque et l'arrachèrent de l'estrade. Comment réussit-il à se dégager de leurs mains? je ne puis le comprendre, toujours est-il qu'on le vit reparaître sur la plate-forme, brandissant le poing et criant de toute sa force:
— Mais jamais la Russie n'était encore arrivée…
De nouveau on s'empara de lui et on l'entraîna. Une quinzaine d'individus s'élancèrent dans les coulisses pour le délivrer, mais, au lieu d'envahir l'estrade, ils se ruèrent sur la mince cloison latérale qui séparait les coulisses de la salle et finirent par la jeter bas… Puis je vis sans en croire mes yeux l'étudiante (soeur de Virguinsky) escalader brusquement l'estrade: elle était là avec son rouleau de papier sous le bras, son costume de voyage, son teint coloré et son léger embonpoint; autour d'elle se trouvaient deux ou trois femmes et deux ou trois hommes parmi lesquels son mortel ennemi, le collégien. Je pus même entendre la phrase:
— «Messieurs, je suis venue pour faire connaître les souffrances des malheureux étudiants et susciter partout l'esprit de protestation…»
Mais il me tardait d'être dehors. Je fourrai mon noeud de rubans dans ma poche et, grâce à ma connaissance des êtres de la maison, je m'esquivai par une issue dérobée. Comme bien on pense, mon premier mouvement fut de courir chez Stépan Trophimovitch.
CHAPITRE II
LA FÊTE — DEUXIÈME PARTIE.
I
Il ne me reçut pas. Il s'était enfermé et écrivait. Comme j'insistais pour qu'il m'ouvrît, il me répondit à travers la porte:
— Mon ami, j'ai tout terminé, qui peut exiger plus de moi?
— Vous n'avez rien terminé du tout, vous n'avez fait qu'aider à la déroute générale. Pour l'amour de Dieu, pas de phrases, Stépan Trophimovitch; ouvrez. Il faut prendre des mesures; on peut encore venir vous insulter chez vous…
Je me croyais autorisé à lui parler sévèrement, et même à lui demander des comptes. J'avais peur qu'il n'entreprit quelque chose de plus fou encore. Mais, à mon grand étonnement, je rencontrai chez lui une fermeté inaccoutumée:
— Ne m'insultez pas vous-même le premier. Je vous remercie pour tout le passé; mais je répète que j'en ai fini avec les hommes, aussi bien avec les bons qu'avec les mauvais. J'écris à Daria Pavlovna que j'ai eu l'inexcusable tort d'oublier jusqu'à présent. Demain, si vous voulez, portez-lui ma lettre, et, maintenant, merci.
— Stépan Trophimovitch, l'affaire, soyez-en sûr, est plus sérieuse que vous ne le pensez. Vous croyez avoir remporté là-bas une victoire écrasante? Détrompez-vous, vous n'avez écrasé personne, et c'est vous-même qui avez été brisé comme verre (oh! je fus incivil et grossier; je me le rappelle avec tristesse!) Vous n'avez décidément aucune raison pour écrire à Daria Pavlovna… Et qu'allez-vous devenir maintenant sans moi? Est-ce que vous entendez quelque chose à la vie pratique? Vous avez certainement un nouveau projet dans l'esprit? En ce cas, un second échec vous attend…
Il se leva et vint tout près de la porte.
— Quoique vous n'ayez pas longtemps vécu avec eux, vous avez déjà pris leur langage et leur ton. Dieu vous pardonne, mon ami, et Dieu vous garde! Mais j'ai toujours reconnu en vous l'étoffe d'un homme comme il faut: vous viendrez peut-être à résipiscence, — avec le temps, bien entendu, comme nous tous en Russie. Quant à votre observation concernant mon défaut de sens pratique, je vous citerai une remarque faite par moi il y a longtemps: nous avons dans notre pays quantité de gens qui critiquent on ne peut plus violemment l'absence d'esprit pratique chez les autres, et qui ne font grâce de ce reproche qu'à eux-mêmes. Cher, songez que je suis agité, et ne me tourmentez pas. Encore une fois, merci pour tout; séparons-nous l'un de l'autre, comme Karmazinoff s'est séparé du public, c'est-à-dire en nous faisant réciproquement l'aumône d'un oubli magnanime. Lui, il jouait une comédie quand il priait si instamment ses anciens lecteurs de l'oublier; moi, je n'ai pas autant d'amour-propre, et je compte beaucoup sur la jeunesse de votre coeur: pourquoi conserveriez-vous le souvenir d'un vieillard inutile? «Vivez davantage», mon ami, comme disait Nastasia la dernière fois qu'elle m'a adressé ses voeux à l'occasion de ma fête (ces pauvres gens ont quelquefois des mots charmants et pleins de philosophie). Je ne vous souhaite pas beaucoup de bonheur, ce serait fastidieux; je ne vous souhaite pas de mal non plus, mais, d'accord avec la philosophie populaire, je me borne à vous dire: «Vivez davantage», et tâchez de ne pas trop vous ennuyer; ce frivole souhait, je l'ajoute de ma poche. Allons, adieu, sérieusement, adieu. Ne restez pas à ma porte, je n'ouvrirai pas.
Il s'éloigna, et je n'en pus rien tirer de plus. Malgré son «agitation», il parlait coulamment, sans précipitation, et avec une gravité qu'il s'efforçait visiblement de rendre imposante. Sans doute il était un peu fâché contre moi et, peut-être, me punissait d'avoir été, la veille, témoin de ses puériles frayeurs. D'un autre côté, il savait aussi que les larmes qu'il avait versées le matin devant tout le monde l'avaient placé dans une situation assez comique; or personne n'était plus soucieux que Stépan Trophimovitch de conserver son prestige intact vis-à-vis de ses amis. Oh! je ne le blâme pas! Mais je me rassurai en voyant que cette humeur sarcastique et cette petite faiblesse subsistaient chez lui en dépit de toutes les secousses morales: un homme, en apparence si peu différent de ce qu'il avait toujours été, ne devait point être disposé à prendre en ce moment quelque résolution désespérée. Voilà comme j'en jugeai alors, et, mon Dieu, dans quelle erreur j'étais! Je perdais de vue bien des choses…
Anticipant sur les événements, je reproduis les premières lignes de la lettre qu'il fit porter le lendemain à Daria Pavlovna:
— «Mon enfant, ma main tremble, mais j'ai tout fini. Vous n'avez pas assisté à mon dernier engagement avec les humains; vous n'êtes pas venue à cette «lecture», et vous avez bien fait. Mais on vous racontera que dans notre Russie si pauvre en caractères un homme courageux s'est levé, et que, sourd aux menaces de mort proférées de tous côtés contre lui, il a dit à ces imbéciles leur fait, à savoir que ce sont des imbéciles. Oh! ce sont de pauvres petits vauriens, et rien de plus, de petits imbéciles, — voilà le mot! Le sort en est jeté! je quitte cette ville pour toujours, et je ne sais où j'irai. Tous ceux que j'aimais se sont détournés de moi. Mais vous, vous, être si pur et naïf, vous, douce créature dont le sort a failli être uni au mien par la volonté d'un coeur capricieux et despote; vous qui peut-être m'avez vu avec mépris verser mes lâches larmes à la veille de notre mariage projeté; vous qui, en tout état de cause, ne pouvez me considérer que comme un personnage comique, — oh! à vous, à vous le dernier cri de mon coeur! Envers vous seule j'ai un dernier devoir à remplir! Je ne puis vous quitter pour toujours en vous laissant l'impression que je suis un ingrat, un sot, un rustre et un égoïste, comme probablement vous le répète chaque jour une personne ingrate et dure qu'il m'est, hélas! impossible d'oublier…
Etc., etc. Il y avait quatre pages de phrases dans ce goût-là.
En réponse à son «je n'ouvrirai pas», je cognai trois fois à la porte. «J'aurai ma revanche», lui criai-je en m'en allant, «aujourd'hui même vous m'enverrez chercher trois fois par Nastasia, et je ne viendrai pas.» Je courus ensuite chez Julie Mikhaïlovna.
II
Là, je fus témoin d'une scène révoltante: on trompait effrontément la pauvre femme, et j'étais forcé de me taire. Qu'aurais-je pu lui dire, en effet? Revenu à une plus calme appréciation des choses, je m'étais aperçu que tout se réduisait pour moi à des impressions, à des pressentiments sinistres, et qu'en dehors de cela je n'avais aucune preuve. Je trouvai la gouvernante en larmes, ses nerfs étaient très agités. Elle se frictionnait avec de l'eau de Cologne, et il y avait un verre d'eau à côté d'elle. Pierre Stépanovitch, debout devant Julie Mikhaïlovna, parlait sans discontinuer; le prince était là aussi, mais il ne disait mot. Tout en pleurant, elle reprochait avec vivacité à Pierre Stépanovitch ce qu'elle appelait sa «défection»: d'après elle, tous les déplorables incidents survenus dans la matinée n'avaient eu pour cause que l'absence de Pierre Stépanovitch.
Je remarquai en lui un grand changement: il semblait très préoccupé, presque grave. Ordinairement il n'avait pas l'air sérieux et riait toujours, même quand il se fâchait, ce qui lui arrivait souvent. Oh! maintenant encore Pierre Stépanovitch était fâché; il parlait d'un ton brutal, plein d'impatience et de colère. Il prétendait avoir été pris d'un mal de tête accompagné de nausées pendant une visite qu'il avait faite tout au matin à Gaganoff. Hélas! la pauvre femme désirait tant être trompée encore! Lorsque j'entrai, la principale question qu'on agitait était celle-ci: y aurait-il un bal ou n'y en aurait-il pas? En un mot, c'était toute la seconde partie de la fête qui se trouvait remise en discussion. Julie Mikhaïlovna déclarait formellement qu'elle ne consentirait jamais à assister au bal «après les affronts de tantôt»; au fond, elle ne demandait pas mieux que d'avoir la main forcée, et forcée précisément par Pierre Stépanovitch. Elle le considérait comme un oracle, et s'il l'avait tout à coup plantée là, je crois qu'elle en aurait fait une maladie. Mais il n'avait pas envie de s'en aller: il insistait de toutes ses forces pour que le bal eût lieu, et surtout pour que la gouvernante s'y montrât…
— Allons, pourquoi pleurer? Vous tenez donc bien à faire une scène? Il faut absolument que vous passiez votre colère sur quelqu'un? Soit, passez-là sur moi; seulement dépêchez-vous, car le temps presse, et il est urgent de prendre une décision. La séance littéraire a été un _four, _le bal réparera cela. Tenez, c'est aussi l'avis du prince. Tout de même, sans le prince, je ne sais pas comment l'affaire se serait terminée.
Au commencement, le prince s'était prononcé contre le bal (c'est- à-dire qu'il n'était pas d'avis que Julie Mikhaïlovna y parût; quant au bal même, on ne pouvait en aucun cas le contremander); mais Pierre Stépanovitch ayant plusieurs fois fait mine de s'en référer à son opinion, il changea peu à peu de sentiment.
Le ton impoli de Pierre Stépanovitch était aussi trop extraordinaire pour ne pas m'étonner. Oh! j'oppose un démenti indigné aux bruits répandus plus tard concernant de prétendues relations intimes qui auraient existé entre Julie Mikhaïlovna et Pierre Stépanovitch. Ce sont là de pures calomnies. Non, l'empire que le jeune homme exerçait sur la gouvernante, il le devait exclusivement aux basses flagorneries dont il s'était mis à l'accabler dès le début: la voyant désireuse de jouer un grand rôle politique et social, il avait flatté sa manie, il avait feint de s'associer à ses rêves et d'en poursuivre la réalisation conjointement avec elle; enfin il s'y était si bien pris pour l'entortiller, que maintenant elle ne pensait plus que par lui.
Lorsqu'elle m'aperçut, un éclair s'alluma dans ses yeux.
— Tenez, interrogez-le! s'écria-t-elle: — lui aussi est resté tout le temps près de moi, comme le prince. Dites, n'est-il pas évident que tout cela est un coup monté, un coup bassement, perfidement monté pour me faire à moi et à André Antonovitch tout le mal possible? Oh! ils s'étaient concertés, ils avaient leur plan. C'est une cabale organisée de longue main.
— Vous exagérez, selon votre habitude. Vous avez toujours un poème dans la tête. Du reste, je suis bien aise de voir monsieur… (il fit semblant de ne pas se rappeler mon nom), il vous dira son opinion.
— Mon opinion, répondis-je aussitôt, — est de tout point conforme à celle de Julie Mikhaïlovna. Le complot n'est que trop évident. Je vous rapporte cette rosette, Julie Mikhaïlovna. Que le bal ait lieu ou non, ce n'est pas mon affaire, car je n'y puis rien, mais mon rôle en tant que commissaire de la fête est terminé. Excusez ma vivacité, mais je ne puis agir au mépris du bon sens et de ma conviction.
— Vous entendez, vous entendez! fit-elle en frappant ses mains l'une contre l'autre.
— J'entends, et voici ce que je vous dirai, reprit en s'adressant à moi Pierre Stépanovitch, — je suppose que vous avez tous mangé quelque chose qui vous a fait perdre l'esprit. Selon moi, il ne s'est rien passé, absolument rien, qu'on n'ait déjà vu et qu'on n'ait pu toujours voir dans cette ville. Que parlez-vous de ce complot? Cela a été fort laid, honteusement bête, mais où donc y a-t-il un complot? Comment, ils auraient comploté contre Julie Mikhaïlovna qui les protège, qui les gâte, qui leur pardonne avec une indulgence inépuisable toutes leurs polissonneries? Julie Mikhaïlovna! Que vous ai-je répété à satiété depuis un mois? De quoi vous ai-je prévenue? Allons, quel besoin aviez-vous de tous ces gens-là? Vous teniez donc bien à vous encanailler? Pourquoi? Dans quel but? Pour fusionner les divers éléments sociaux? Eh bien, elle est jolie, votre fusion!
— Quand donc m'avez-vous prévenue? Au contraire, vous m'approuviez, vous exigiez même que j'agisse ainsi… Votre langage, je l'avoue, m'étonne à un tel point… Vous m'avez vous- même amené plusieurs fois d'étranges gens…
— Au contraire, loin de vous approuver, je disputais avec vous. Je reconnais que je vous ai présenté d'étranges gens, mais je ne l'ai fait que tout récemment, après avoir vu vos salons envahis déjà par des douzaines d'individus semblables; je vous ai amené des danseurs pour le «quadrille de la littérature», et l'on n'aurait pas pu les recruter dans la bonne société. Du reste, je parie qu'à la séance littéraire d'aujourd'hui on a laissé entrer sans billets bien d'autres crapules.
— Certainement, confirmai-je.
— Vous voyez, vous en convenez. Vous rappelez-vous le ton qui régnait ici en ville dans ces derniers temps? C'était l'effronterie la plus impudente, le cynisme le plus scandaleux. Et qui encourageait cela? Qui couvrait cela de son patronage? Qui a dévoyé l'esprit public? Qui a jeté tout le fretin hors des gonds? Est-ce que les secrets de toutes les familles ne s'étalent pas dans votre album? Ne combliez-vous pas de caresses vos poètes et vos dessinateurs? Ne donniez-vous pas votre main à baiser à Liamchine? Un séminariste n'a-t-il pas, en votre présence, insulté un conseiller d'État actuel venu chez vous avec sa fille, et n'a- t-il pas gâté la robe de celle-ci en essuyant dessus ses grosses bottes goudronnées? Pourquoi donc vous étonnez-vous que le public vous soit hostile?
— Mais tout cela, c'est votre oeuvre, je n'ai fait que suivre vos conseils! Ô mon Dieu!
— Non, je vous ai avertie, je vous ai engagée à vous tenir sur vos gardes, nous avons eu des discussions ensemble à ce sujet, nous nous sommes querellés!
— Vous mentez effrontément.
— Allons, sans doute il est inutile de vous parler de cela. Maintenant vous êtes fâchée, il vous faut une victime; eh bien, je le répète, passez votre colère sur moi. Mieux vaut que je m'adresse à vous, monsieur… (il feignait toujours d'avoir oublié mon nom): en laissant de côté Lipoutine, j'affirme qu'il n'y a eu aucun complot, au-cun! Je le prouverai, mais examinons d'abord le cas de Lipoutine. Il est venu lire les vers de l'imbécile Lébiadkine, et c'est cela que vous appelez un complot? Mais savez- vous que Lipoutine a très bien pu trouver la chose spirituelle? Sérieusement, sérieusement spirituelle. En faisant cette lecture, il comptait amuser la société, égayer tout le monde, à commencer par sa protectrice Julie Mikhaïlovna, voilà tout. Vous ne le croyez pas? Eh bien, cette facétie n'est-elle pas dans le goût de tout ce qui s'est fait ici depuis un mois? Voulez-vous que je vous dise toute ma pensée? Je suis sûr que dans un autre moment cela aurait passé comme une lettre à la poste; on n'y aurait vu qu'une plaisanterie risquée, grossière peut-être, mais amusante.
— Comment! Vous trouvez spirituelle l'action de Lipoutine? s'écria dans un transport d'indignation Julie Mikhaïlovna; — vous osez appeler ainsi une pareille sottise, une pareille inconvenance, un acte si bas, si lâche, si perfide? Je vois bien maintenant que vous-même êtes du complot!
— Sans aucun doute, c'est moi qui, invisible et présent, faisais mouvoir tous les fils. Mais, voyons, si je prenais part à un complot, — comprenez du moins cela! — ce serait pour aboutir à autre chose qu'à la lecture de quelques vers ridicules! Pourquoi ne pas dire tout de suite que j'avais donné le mot à papa pour qu'il causât un pareil scandale? À qui la faute si vous avez laissé papa s'exhiber en public? Qui est-ce qui, hier, vous avait déconseillé cela, hier encore, hier?
— Oh! hier il avait tant d'esprit, je comptais tant sur lui; il a, en outre, de si belles manières; je me disais: lui et Karmazinoff… et voilà!
— Oui: et voilà. Mais, avec tout son esprit, papa s'est conduit bêtement. Je savais d'avance qu'il ferait des bêtises; si donc j'étais entré dans une conspiration ourdie contre votre fête, est- ce que je vous aurais engagée à ne pas lâcher l'âne dans le potager? Non, sans doute. Eh bien, hier je vous ai vivement sollicitée d'interdire la parole à papa, car je pressentais ce qui devait arriver. Naturellement il était impossible de tout prévoir, et lui-même, pour sûr, ne savait pas, une minute avant de monter sur l'estrade, quel brûlot il allait allumer. Est-ce que ces vieillards nerveux ressemblaient à des hommes? Mais le mal n'est pas sans remède: pour donner satisfaction au public, demain ou même aujourd'hui envoyez chez lui par mesure administrative deux médecins chargés d'examiner son état mental, et ensuite fourrez-le dans un asile d'aliénés. Tout le monde rira et comprendra qu'il n'y a pas lieu de se sentir offensé. En ma qualité de fils, j'annoncerai la nouvelle ce soir au bal. Karmazinoff, c'est une autre affaire: l'animal a mis son auditoire de mauvaise humeur en lisant pendant une heure entière. En voilà encore un qui, à coup sûr, s'entendait avec moi! Il avait été convenu entre nous qu'il ferait des sottises afin de nuire à Julie Mikhaïlovna!
— Oh! Karmazinoff, quelle honte! J'en ai rougi pour notre public!
— Eh bien, moi, je n'aurais pas rougi, mais j'aurais étrillé d'importance le lecteur lui-même. C'est le public qui avait raison. Et, pour ce qui est de Karmazinoff, à qui la faute encore? Est-ce moi qui l'ai jeté à votre tête? Ai-je jamais été de ses adorateurs? Allons, que le diable l'emporte! Reste le troisième, la maniaque politique; celui-là, c'est autre chose. Ici tout le monde a fait une boulette, et l'on ne peut pas mettre exclusivement en cause mes machinations.
— Ah! taisez-vous, c'est terrible, terrible! Sur ce point, c'est moi, moi seule qui suis coupable!
— Assurément, mais ici je vous excuse. Eh! qui se défie de ces francs parleurs? À Pétersbourg même on ne prend pas garde à eux. Il vous avait été recommandé, et dans quels termes encore! Ainsi convenez que maintenant vous êtes même obligée de vous montrer au bal. La chose est grave, car c'est vous-même qui avez fait monter cet homme-là sur l'estrade. À présent vous devez donc décliner publiquement toute solidarité avec lui, dire que le gaillard est entre les mains de la police et que vous avez été trompée d'une façon inexplicable. Vous déclarerez avec indignation que vous avez été victime d'un fou, car c'est un fou et rien de plus. Voilà comme il faut présenter le fait. Moi, je ne puis pas souffrir ces furieux. Il m'arrive parfois à moi-même d'en dire de plus roides encore, mais ce n'est pas ex cathedra. Et justement voici qu'on parle d'un sénateur.
— De quel sénateur? Qui est-ce qui en parle?
— Voyez-vous, moi-même je n'y comprends rien. Est-ce que vous n'avez point été avisée, Julie Mikhaïlovna, de la prochaine arrivée d'un sénateur?
— D'un sénateur?
— Voyez-vous, on est convaincu qu'un sénateur a reçu mission de se rendre ici, et que le gouvernement va vous destituer. Cela m'est revenu de plusieurs côtés.
— Je l'ai entendu dire aussi, observai-je.
— Qui a parlé de cela? demanda la gouvernante toute rouge.
— Vous voulez dire: qui en a parlé le premier? Je n'en sais rien. Toujours est-il qu'on en parle, et même beaucoup. Le public ne s'est pas entretenu d'autre chose dans la journée d'hier. Tout le monde est très sérieux, quoiqu'on n'ait encore aucune donnée positive. Sans doute les personnes plus intelligentes, les gens plus compétents se taisent, mais parmi ceux-ci plusieurs ne laissent pas d'écouter.
— Quelle bassesse! Et… quelle bêtise!
— Eh bien, vous voyez, il faut maintenant que vous vous montriez pour fermer la bouche à ces imbéciles.
— Je l'avoue, je sens moi-même que je ne puis faire autrement, mais… si une nouvelle humiliation m'était réservée? Si j'allais me trouver seule à ce bal? Car personne ne viendra, personne, personne!
— Quelle idée? On n'ira pas au bal! Et les robes qu'on a fait faire, et les toilettes des demoiselles? Vraiment, après cela, je nie que vous soyez une femme! Voilà comme vous connaissez votre sexe!
— La maréchale de la noblesse n'y sera pas!
— Mais enfin, qu'est-ce qui est arrivé? Pourquoi n'ira-t-on pas au bal? cria-t-il impatienté.
— Une ignominie, une honte, — voilà ce qui est arrivé. Qu'y a-t- il au fond de tout cela? Je l'ignore, mais, après une telle affaire, je ne puis pas me montrer au bal…
— Pourquoi? Mais, au bout du compte, quels sont vos torts? De quoi êtes-vous coupable? La faute n'est-elle pas plutôt au public, à vos hommes respectables, à vos pères de famille? C'était à eux d'imposer silence aux vauriens et aux imbéciles, — car parmi les tapageurs il n'y avait que des imbéciles et des vauriens. Nulle part, dans aucune société, l'autorité ne maintient l'ordre à elle toute seule. Chez nous chacun, en entrant quelque part, exige qu'on détache un commissaire de police pour veiller à sa sûreté personnelle. On ne comprend pas que la société doit se protéger elle-même. Et que font en pareille circonstance vos pères de famille, vos hauts fonctionnaires, vos femmes mariées, vos jeunes filles? Tous ces gens-là se taisent et boudent. Le public n'a pas même assez d'initiative pour mettre les braillards à la raison.
— Ah! que cela est vrai! Ils se taisent, boudent et… regardent autour d'eux.
— Eh bien, si cela est vrai, vous devez le déclarer hautement, fièrement, sévèrement. Il faut montrer que vous n'êtes pas brisée, et le montrer précisément à ces vieillards, à ces mères de famille. Oh! vous saurez: vous ne manquez pas d'éloquence, lorsque votre tête est lucide. Vous les réunirez autour de vous et vous leur ferez un discours qui sera ensuite envoyé au _Golos _et à la Gazette de la Bourse. Attendez, je vais moi-même me mettre à l'oeuvre, je me charge de tout organiser. Naturellement les mesures d'ordre devront être mieux prises; il faudra surveiller le buffet, prier le prince, prier monsieur… Vous ne pouvez pas nous laisser en plan, monsieur, alors que tout est à recommencer. Et enfin vous ferez votre entrée au bras d'André Antonovitch. Comment va-t-il?
— Oh! quels jugements faux, injustes, outrageants vous avez toujours portés sur cet homme angélique! s'écria avec un subit attendrissement Julie Mikhaïlovna, et peu s'en fallut qu'elle ne fondît en larmes. Sur le moment Pierre Stépanovitch déconcerté ne sut que balbutier:
— Allons donc, je… mais quoi? J'ai toujours…
— Jamais, jamais! vous ne lui avez jamais rendu justice!
— Il faut renoncer à comprendre la femme! grommela Pierre
Stépanovitch en grimaçant un sourire.
— C'est l'homme le plus droit, le plus délicat, le plus angélique! L'homme le meilleur!
— Pour ce qui est de sa bonté, je l'ai toujours hautement reconnue…
— Jamais. Du reste, laissons cela. Je l'ai défendu fort maladroitement. Tantôt la sournoise maréchale de la noblesse a fait plusieurs allusions sarcastiques à ce qui s'est passé hier.
— Oh! maintenant elle ne parlera plus de la journée d'hier, celle d'aujourd'hui doit la préoccuper bien davantage. Et pourquoi l'idée qu'elle n'assistera pas au bal vous trouble-t-elle à ce point? Certainement elle n'y viendra pas, après la part qu'elle a eue à un tel scandale! Ce n'est peut-être pas sa faute, mais sa réputation n'en souffre pas moins, elle a de la boue sur les mains.
— Qu'est-ce que c'est? je ne comprends pas: pourquoi a-t-elle de la boue sur les mains? demanda Julie Mikhaïlovna en regardant Pierre Stépanovitch d'un air étonné.
— Je n'affirme rien, mais en ville le bruit court qu'elle leur a servi d'entremetteuse.
— Comment? À qui a-t-elle servi d'entremetteuse?
— Eh! mais est-ce que vous ne savez pas encore la chose? s'écria- t-il avec une surprise admirablement jouée, — eh bien, à Stavroguine et à Élisabeth Nikolaïevna!
Nous n'eûmes tous qu'un même cri:
— Comment? Quoi?
— Vrai, on dirait que vous n'êtes encore au courant de rien! Eh bien, il s'agit d'un événement tragico-romanesque: en plein jour Élisabeth Nikolaïevna a quitté la voiture de la maréchale de la noblesse pour monter dans celle de Stavroguine, et elle a filé avec «ce dernier» à Skvorechniki. Il y a de cela une heure tout au plus.
Ces paroles nous plongèrent dans une stupéfaction facile à comprendre. Naturellement, nous avions hâte d'en savoir davantage, et nous nous mîmes à interroger Pierre Stépanovitch. Mais, circonstance singulière, quoiqu'il eût été, «par hasard», témoin du fait, il ne put nous en donner qu'un récit très sommaire. Voici, d'après lui, comment la chose s'était passée: après la matinée littéraire, la maréchale de la noblesse avait ramené dans sa voiture Lisa et Maurice Nikolaïévitch à la demeure de la générale Drozdoff (celle-ci avait toujours les jambes malades); au moment où l'équipage venait de s'arrêter devant le perron, Lisa, sautant à terre, s'était élancée vers une autre voiture qui stationnait à vingt-cinq pas de là, la portière s'était ouverte et refermée: «Épargnez-moi!» avait crié la jeune fille à Maurice Nikolaïévitch, et la voiture était partie à fond de train dans la direction de Skvorechniki. En réponse aux questions qui jaillirent spontanément de nos lèvres: Y a-t-il eu entente préalable? Qui est-ce qui était dans la voiture? — Pierre Stépanovitch déclara qu'il ne savait rien, que sans doute cette fugue avait été concertée à l'avance entre les deux jeunes gens, mais qu'il n'avait pas aperçu Stavroguine lui-même dans la voiture où peut- être se trouvait le vieux valet de chambre, Alexis Egoritch.
— Comment dont vous-même étiez-vous là? lui demandâmes-nous, — et comment savez-vous de science certaine qu'elle est allée à Skvorechniki?
— Je passais en cet endroit par hasard, répondit-il, — et, en apercevant Lisa, j'ai couru vers la voiture.
Et pourtant, lui si curieux, il n'avait pas remarqué qui était dans cette voiture!
— Quant à Maurice Nikolaïévitch, acheva le narrateur, — non seulement il ne s'est pas mis à la poursuite de la jeune fille, mais il n'a même pas essayé de la retenir, et il a fait taire la maréchale de la noblesse qui s'époumonait à crier: «Elle va chez Stavroguine! Elle va chez Stavroguine!»
Je ne pus me contenir plus longtemps:
— C'est toi, scélérat, qui as tout organisé! vociférai-je avec rage. — Voilà à quoi tu as employé ta matinée! Tu as été le complice de Stavroguine, c'est toi qui étais dans la voiture et qui y a fait monter Lisa… toi, toi, toi! Julie Mikhaïlovna, cet homme est votre ennemi, il vous perdra aussi! Prenez garde!
Et je sortis précipitamment de la maison.
J'en suis encore à me demander aujourd'hui comment j'ai pu alors lancer une accusation si nette à la face de Pierre Stépanovitch. Mais j'avais deviné juste: on découvrit plus tard que les choses s'étaient passées à très peu près comme je l'avais dit. En premier lieu, j'avais trouvé fort louche la façon dont il s'y était pris pour entrer en matière. Une nouvelle aussi renversante, il aurait dû, ce semble, la raconter de prime abord, dès son arrivée dans la maison; au lieu de cela, il avait fait mine de croire que nous la savions déjà, ce qui était impossible, vu le peu de temps écoulé depuis l'événement. Pour la même raison, il ne pouvait non plus avoir déjà entendu dire partout que la maréchale de la noblesse avec servi d'entremetteuse. En outre, pendant qu'il parlait, j'avais deux fois surpris sur ses lèvres le sourire malicieux du fourbe qui s'imagine en conter à des jobards. Mais peu m'importait Pierre Stépanovitch; le fait principal n'était pas douteux à mes yeux, et, en sortant de chez Julie Mikhaïlovna, je ne me connaissais plus. Cette catastrophe m'atteignait à l'endroit le plus sensible du coeur; j'avais envie de fondre en larmes et il se put même que j'aie pleuré. Je ne savais à quoi me décider. Je courus chez Stépan Trophimovitch, mais l'irritant personnage refusa encore de me recevoir. Nastasia eut beau m'assurer à voix basse qu'il était couché, je n'en crus rien. Chez Lisa, j'interrogeai les domestiques: ils me confirmèrent la fuite de leur jeune maîtresse, mais eux-mêmes n'en savaient pas plus que moi. La consternation régnait dans cette demeure; Prascovie Ivanovna avait déjà eu plusieurs syncopes, Maurice Nikolaïévitch se trouvait auprès d'elle; je ne jugeai pas à propos de le demander. En réponse à mes questions, les gens de la maison m'apprirent que dans ces derniers temps Pierre Stépanovitch était venu très souvent chez eux: il lui arrivait parfois de faire jusqu'à deux visites dans la même journée. Les domestiques étaient tristes et parlaient de Lisa avec un respect particulier; ils l'aimaient. Qu'elle fût perdue, irrévocablement perdue, — je n'en doutais pas, mais le côté psychologique de l'affaire restait incompréhensible pour moi, surtout après la scène que la jeune fille avait eue la veille avec Stavroguine. Courir la ville en quête de renseignements, m'informer auprès de personnes malveillantes que cette lamentable aventure devait réjouir, cela me répugnait, et, d'ailleurs, par égard pour Lisa, je ne l'aurais point voulu faire. Mais ce qui m'étonne, c'est que je sois allé chez Daria Pavlovna, où, du reste, je ne fus pas reçu (depuis la veille, la porte de la maison Stavroguine ne s'ouvrait pour aucun visiteur); je ne sais ce que j'aurais pu lui dire et quel motif m'avait déterminé à cette démarche. De chez Dacha, je me rendis au domicile de son frère. Je trouvai Chatoff plus sombre que jamais. Pensif et morne, il semblait faire un effort sur lui-même pour m'écouter; tandis que je parlais, il se promenait silencieusement dans sa chambrette, et je pus à peine lui arracher une parole. J'étais déjà en bas de l'escalier quand il me cria du carré: «Passez chez Lipoutine, là vous saurez tout.» Mais je n'allais pas chez Lipoutine, et je revins plus tard chez Chatoff. Je me contentai d'entre-bâiller sa porte: «N'irez-vous pas aujourd'hui chez Marie Timoféievna?» lui dis-je sans entrer. Il me répondit par des injures, et je me retirai. Je note, pour ne pas l'oublier, que, le même soir, il se rendit exprès tout au bout de la ville chez Marie Timoféievna qu'il n'avait pas vue depuis assez longtemps. Il la trouva aussi bien que possible, physiquement et moralement; Lébiadkine ivre-mort dormait sur un divan dans la première pièce. Il était alors dix heures juste. Chatoff lui-même me fit part de ces détails le lendemain, en me rencontrant par hasard dans la rue. À neuf heures passées, je me décidai à me rendre au bal. Je ne devais plus y assister en qualité de commissaire, car j'avais laissé ma rosette chez Julie Mikhaïlovna, mais j'étais curieux de savoir ce qu'on disait en ville de tous ces événements. De plus, je voulais avoir l'oeil sur la gouvernante, ne dussé-je la voir que de loin. Je me reprochais fort la précipitation avec laquelle je l'avais quittée tantôt.
III
Toute cette nuit avec ces incidents absurdes aboutissant à une épouvantable catastrophe me fait encore aujourd'hui l'effet d'un affreux cauchemar, et c'est ici que ma tâche de chroniqueur devient particulièrement pénible. Il était plus de dix heures quand j'arrivai chez la maréchale de la noblesse. Malgré le peu de temps dont on disposait, la vaste salle où s'était donnée la séance littéraire avait été convertie en salle de danse, et l'on espérait y voir toute la ville. Pour moi, depuis la matinée, je ne me faisais aucune illusion à cet égard, mais l'événement dépassa mes prévisions les plus pessimistes. Pas une famille de la haute société ne vint au bal, et tous les fonctionnaires de quelque importance firent également défaut. L'abstention presque générale du public féminin donna un démenti au pronostic de Pierre Stépanovitch (sans doute celui-ci avait sciemment trompé la gouvernante): il y avait tout au plus une dame pour quatre cavaliers, et encore quelles dames! Des femmes d'officiers subalternes, d'employés de la poste et de petits bureaucrates, trois doctoresses accompagnées de leurs filles, deux ou trois représentantes de la petite propriété, les sept filles et la nièce du secrétaire dont j'ai parlé plus haut, des boutiquières, — était-ce cela qu'attendait Julie Mikhaïlovna? La moitié des marchands même restèrent chez eux. Du côté des hommes, quoique le gratin tout entier brillât par son absence, la quantité, du moins, suppléait en un certain sens à la qualité, mais l'aspect de cette foule n'avait rien de rassurant. Çà et là on apercevait bien quelques officiers fort tranquilles, venus avec leurs femmes, et plusieurs pères de famille dont la condition et les manières étaient également modestes. Tous ces humbles se trouvaient au bal en quelque sorte «par nécessité», comme disait l'un d'eux. Mais, par contre, les mauvaises têtes et les gens entrés sans billets étaient en nombre plus considérable encore que le matin; tout, à peine arrivés, se dirigeaient vers le buffet; on aurait dit que quelqu'un leur avait assigné d'avance cet endroit comme lieu de réunion. Telle fut du moins l'impression que j'éprouvai. Prokhoritch s'était installé avec tout le matériel culinaire du club dans une vaste pièce située tout au bout d'une enfilade de chambres. Je remarquai là des gens fort débraillés, des pochards encore sous l'influence d'un reste d'ivresse, des individus sortis Dieu sait d'où, des hommes étrangers à notre ville. Sans doute je n'ignorais pas que Julie Mikhaïlovna s'était proposé de donner au bal le caractère le plus démocratique: «On recevra même les bourgeois, avait-elle dit, s'il en est qui veuillent prendre un billet.» La gouvernante l'avait belle à parler ainsi dans son comité, car elle était bien sûre, vu l'extrême misère de tous nos bourgeois, que l'idée de faire la dépense d'un billet ne viendrait à l'esprit d'aucun d'eux. N'importe, tout en tenant compte des intentions démocratiques du comité, je ne pouvais comprendre comment des toilettes si négligées n'avaient pas été refusées au contrôle. Qui donc les avait laissées entrer, et dans quel but s'était-on montré si tolérant? Lipoutine et Liamchine avaient été relevés de leurs fonctions de commissaires (ils se trouvaient cependant au bal, devant figurer dans le «quadrille de la littérature»), mais, à mon grand étonnement, la rosette du premier ornait maintenant l'épaule du séminariste qui, en prenant violemment à partie Stépan Trophimovitch, avait plus que personne contribué au scandale de la matinée. Quant au commissaire nommé en remplacement de Liamchine, c'était Pierre Stépanovitch lui-même. À quoi ne pouvait-on pas s'attendre dans de pareilles conditions?
Je me mis à écouter ce qui se disait. Certaines idées avaient un cachet d'excentricité tout à fait singulier. Par exemple, on assurait dans un groupe que l'histoire de Lisa avec Nicolas Vsévolodovitch était l'oeuvre de Julie Mikhaïlovna qui avait reçu pour cela de l'argent de Stavroguine, on allait jusqu'à spécifier la somme. La fête même, affirmait-on, n'avait pas eu d'autre but dans la pensée de la gouvernante; ainsi s'expliquait, au dire de ces gens bien informés, l'abstention de la moitié de la ville: on n'avait pas voulu venir au bal quand on avait su de quoi il retournait, et Lembke lui-même en avait été frappé au point de perdre la raison; à présent c'était un fou que sa femme «conduisait». J'entendis force rires étranges, gutturaux, sournois. Tout le monde faisait aussi d'amères critiques du bal et s'exprimait dans les termes les plus injurieux sur le compte de Julie Mikhaïlovna. En général, les conversations étaient si décousues, si confuses, si incohérentes, qu'on pouvait difficilement en dégager quelque chose de net.
Il y avait aussi au buffet des gens franchement gais, et parmi eux plusieurs dames fort aimables, de celles qui ne s'étonnent et ne s'effrayent de rien. C'étaient, pour la plupart, des femmes d'officiers, venues en compagnie de leurs maris. Chaque société s'asseyait à une table particulière où elle buvait gaiement du thé. À un moment donné, près de la moitié du public se trouva réunie au buffet.
Sur ces entrefaites, grâce aux soins du prince, trois pauvres petits quadrilles avaient été tant bien que mal organisés dans la salle blanche. Les demoiselles dansaient, et leurs parents les contemplaient avec bonheur. Mais, malgré le plaisir qu'ils éprouvaient à voir leurs filles s'amuser, beaucoup de ces gens respectables étaient décidés à filer en temps utile, c'est-à-dire avant l'ouverture du «chahut».
La conviction qu'il y aurait du chahut était dans tous les esprits. Quant aux sentiments de Julie Mikhaïlovna elle-même, il me serait difficile de les décrire. Je ne lui parlais pas, quoique je fusse assez rapproché d'elle. Je l'avais saluée en entrant, et elle ne m'avait pas remarqué (je suis persuadé que, de sa part, ce n'était pas une feinte). Son visage était maladif; son regard, bien que hautain et méprisant, errait de tous côtés avec une expression inquiète. Par un effort visiblement douloureux elle se roidissait contre elle-même, — pourquoi et pour qui? Elle aurait dû se retirer, surtout emmener son mari, et elle restait!
Il suffisait de la voir en ce moment pour deviner que ses yeux «s'étaient ouverts», et qu'elle ne nourrissait plus aucune illusion. Elle n'appelait même pas auprès d'elle Pierre Stépanovitch (celui-ci, de son côté, semblait aussi l'éviter; je l'aperçus au buffet, il était excessivement gai). Pourtant elle restait au bal et ne souffrait point qu'André Antonovitch fit un seul pas sans elle. Oh! le matin encore, comme elle eût reçu l'imprudent qui se fût permis d'émettre en sa présence le moindre doute sur la santé intellectuelle de son époux! Mais maintenant force lui était de se rendre à l'évidence. Pour moi, à première vue, l'état d'André Antonovitch me parut empiré depuis tantôt. Le gouverneur semblait inconscient, on aurait dit qu'il n'avait aucune idée du lieu où il était. Parfois il regardait tout à coup autour de lui avec une sévérité inattendue; c'est ainsi qu'à deux reprises ses yeux se fixèrent sur moi. Une fois il ouvrit la bouche, prononça quelques mots d'une voix forte et n'acheva pas sa phrase; un vieil employé, personnage fort humble, qui se trouvait par hasard à côté de lui, eut presque peur en l'entendant parler. Mais le public de la salle blanche lui-même, ce public composé en grande majorité de subalternes, s'écartait d'un air sombre et inquiet à l'approche de Julie Mikhaïlovna; en même temps, ces gens d'ordinaire si timides vis-à-vis de leurs supérieurs tenaient leurs regards attachés sur Von Lembke avec une insistance d'autant plus étrange qu'ils n'essayaient nullement de la cacher.
— J'ai été saisie en remarquant cela, et c'est alors que l'état d'André Antonovitch m'a été révélé tout à coup, — m'avoua plus tard Julie Mikhaïlovna.
Oui, elle avait commis une nouvelle faute! Tantôt, après avoir promis à Pierre Stépanovitch d'aller au bal, elle s'était, selon toute probabilité, rendue dans le cabinet d'André Antonovitch déjà complètement détraqué à la suite de la matinée littéraire, et, mettant en oeuvre toutes ses séductions féminines, elle avait décidé le malheureux homme à l'accompagner. Mais combien elle devait souffrir à présent! Et pourtant elle ne voulait pas s'en aller! Était-ce par fierté qu'elle s'imposait ce supplice, ou bien avait-elle simplement perdu la tête? — Je n'en sais rien. Nonobstant son orgueil, on la voyait aborder certaines dames humblement, le sourire aux lèvres, et ces avances étaient en pure perte. Julie Mikhaïlovna n'obtenait pour toute réponse qu'un oui ou un non, tant les femmes à qui elle adressait la parole avaient hâte de s'éloigner d'elle.
Parmi nos personnages de marque, un seul assistait au bal: c'était le général en retraite que le lecteur a déjà rencontré chez la maréchale de la noblesse. Toujours digne, comme le jour où il pérorait sur le duel de Stavroguine avec Gaganoff, le vieux débris circulait dans les salons, ouvrant l'oeil, tendant l'oreille, et cherchant à se donner toutes les apparences d'un homme venu là pour étudier les moeurs plutôt que pour s'amuser. À la fin, il s'empara de la gouvernante et ne la lâcha plus. Évidemment il voulait la réconforter par sa présence et ses paroles. C'était à coup sûr un fort bon homme, très distingué de manières, et trop âgé pour que sa pitié même pût offenser. Il était néanmoins extrêmement pénible à Julie Mikhaïlovna de se dire que cette vieille baderne osait avoir compassion d'elle et se constituait en quelque sorte son protecteur. Cependant le général bavardait sans interruption.
— Une ville ne peut subsister, dit-on, que si elle possède sept justes… je crois que c'est sept, je ne me rappelle pas positivement le chiffre. Parmi les sept justes avérés que renferme notre ville, combien ont l'honneur de se trouver à votre bal? je l'ignore, mais, malgré leur présence, je commence à me sentir un peu inquiet. Vous me pardonnerez, charmante dame, n'est-ce pas? Je parle al-lé-go-ri-quement, mais je suis allé au buffet, et, ma foi! je trouve que notre excellent Prokhoritch n'est pas là à sa place: il pourrait bien être razzié d'ici à demain matin. Du reste, je plaisante. J'attends seulement le «quadrille de la littérature», je tiens à savoir ce que ce sera, ensuite j'irai me coucher. Pardonnez à un vieux podagre, je me couche de bonne heure, et je vous conseillerais aussi d'aller «faire dodo», comme on dit aux enfants. Je suis venu pour les jeunes beautés… que votre bal m'offrait une occasion unique de voir en aussi grand nombre… Elles habitent toutes de l'autre côté de l'eau, et je ne vais jamais par là. La femme d'un officier… de chasseurs, paraît-il… elle n'est pas mal du tout et… ces fillettes sont fraîches aussi, mais voilà tout; elles n'ont pour elles que la fraîcheur. Du reste, leur vue n'est pas désagréable. Ce sont des fleurs en boutons; malheureusement les lèvres sont grosses. En général, chez les femmes russes, la beauté du visage laisse à désirer sous le rapport de la correction… Tant que dure la première jeunesse, pendant deux ans, même trois, ces petits minois sont ravissants, mais ensuite ils se fanent, d'où chez les maris ce triste indifférentisme qui contribue tant au développement de la question des femmes… si toutefois je comprends bien cette question… Hum. La salle est belle; les chambres ne sont pas mal meublées. Cela pourrait être pire. La musique pourrait être beaucoup moins bonne… je ne dis pas qu'elle devrait l'être. Le coup d'oeil n'est pas joli: cela manque de femmes. Quant aux toilettes, je n'en parle pas. Je trouve mauvais que ce monsieur en pantalon gris se permette de cancaner avec un tel sans gêne. Je lui pardonne, si c'est la joie qui lui fait oublier les convenances; d'ailleurs, comme il est pharmacien ici… n'importe, danser le cancan avant onze heures, c'est commencer un peu tôt, même pour un pharmacien… Là-bas, au buffet, deux hommes se sont battus à coups de poing, et on ne les a pas mis à la porte. Avant onze heures, on doit expulser les querelleurs, quelles que soient les moeurs du public… passé deux heures du matin, je ne dis pas: il y aura lieu alors de faire des concessions aux habitudes régnantes, — à supposer que ce bal dure jusqu'à deux heures du matin. Barbara Pétrovna avait promis d'envoyer des fleurs, et elle n'a pas tenu parole. Hum, il s'agit bien de fleurs pour elle maintenant, pauvre mère! Et la pauvre Lisa, vous avez entendu parler de la chose? C'est, dit-on, une histoire mystérieuse et… et voilà encore Stavroguine sur la cimaise… Hum. J'irais volontiers me coucher, je n'en puis plus. À quand donc ce «quadrille de la littérature»?
Satisfaction fut enfin donnée au désir impatient du vieux guerrier. Dans ces derniers temps, quand on s'entretenait, en ville, du bal projeté, on ne manquait jamais de questionner au sujet de ce «quadrille de la littérature», et, comme personne ne pouvait s'imaginer ce que c'était, il avait éveillé une curiosité extraordinaire. Combien l'attente générale allait être déçue!
Une porte latérale jusqu'alors fermée s'ouvrit, et soudain parurent quelques masques. Aussitôt le public fit cercle autour d'eux. Tout le buffet se déversa instantanément dans la salle blanche. Les masques se mirent en place pour la danse. Ayant réussi à me faufiler au premier plan, je me trouvai juste derrière le groupe formé par Julie Mikhaïlovna, Von Lembke et le général. Pierre Stépanovitch, qui jusqu'à ce moment ne s'était pas montré, accourut alors auprès de la gouvernante.
— Je suis toujours en surveillance au buffet, lui dit-il à voix basse; pour l'irriter encore plus, il avait pris, en prononçant ces mots, la mine d'un écolier fautif. Julie Mikhaïlovna rougit de colère.
— À présent, du moins, vous devriez renoncer à vos mensonges, homme effronté! répliqua-t-elle.
Cette réponse fut faite assez haut pour que le public l'entendît.
Pierre Stépanovitch s'esquiva tout content.
Il serait difficile de concevoir une allégorie plus plate, plus fade, plus misérable que ce «quadrille de la littérature». On n'aurait rien pu imaginer qui fût moins approprié à l'esprit de nos provinciaux; et pourtant la paternité de cette invention appartenait, disait-on, à Karmazinoff. Le divertissement, il est vrai, avait été réglé par Lipoutine aidé du professeur boiteux que nous avons vu chez Virguinsky. Mais l'idée venait de Karmazinoff, et l'on prétend même que le grand écrivain avait voulu figurer en costume parmi les danseurs. Ceux-ci étaient répartis en six couples et pouvaient à peine être appelés des masques, attendu que leur mise ne les distinguait pas des autres personnes présentes. Ainsi, par exemple, il y avait un vieux monsieur de petite taille qui était en habit comme tout le monde et dont le déguisement se réduisait à une barbe blanche postiche. Ce personnage remuait continuellement les pieds sans presque bouger de place et conservait toujours un air sérieux en dansant. Il proférait certains sons d'une voix de basse enrouée, histoire de représenter par cet enrouement un journal connu. À ce masque faisaient vis-à- vis deux géants: KH et Z, ces lettres étaient cousues sur leurs fracs, mais que signifiaient-elles? — on n'en savait rien. L'»honnête pensée russe» était personnifiée par un monsieur entre deux âges qui portait des lunettes, un frac, des gants et — des chaînes (de vraies chaînes). Cette pensée avait sous le bras un portefeuille contenant une sorte de «dossier». De la poche émergeait une lettre décachetée: c'était un certificat que quelqu'un avait envoyé de l'étranger pour attester à tous les sceptiques l'honnêteté de l'»honnête pensée russe». Tout cela était expliqué de vive voix par les commissaires du bal, car il n'y avait pas moyen de déchiffrer le bout de lettre qui sortait de la poche. Dans sa main droite levée en l'air, l'»honnête pensée russe» tenait une coupe, comme si elle eût voulu porter un toast. À sa droite et à sa gauche se trouvaient deux jeunes filles nihilistes, coiffées à la Titus, qui piétinaient sur place, et vis-à-vis dansait un autre vieux monsieur en habit, mais celui-ci était porteur d'une pesante massue, pour figurer le rédacteur en chef d'un terrible organe moscovite. «Numérote tes abatis», avait l'air de dire ce matamore. Toutefois, il avait beau être armé d'une massue, il ne pouvait soutenir le regard que l'»honnête pensée russe» dirigeait obstinément sur lui à travers ses lunettes; il détournait les yeux, et, en esquissant un pas de deux, s'agitait, se tortillait, ne savait où se fourrer, — tant le tourmentait, évidemment, sa conscience… Du reste, je ne me rappelle pas toutes ces charges; elles n'étaient pas plus spirituelles les unes que les autres, si bien qu'à la fin je me sentis honteux d'assister à un pareil spectacle. Cette même impression de honte se reflétait sur tous les visages, sans en excepter ceux des individus hétéroclites qui étaient venus du buffet. Pendant un certain temps le public resta silencieux, se demandant avec irritation ce que cela voulait dire. Peu à peu les langues se délièrent.
— Qu'est-ce que c'est que cela? grommelait dans un groupe un sommelier.
— C'est une bêtise.
— C'est de la littérature. Ils blaguent le Golas.
— Mais qu'est-ce que ça me fait, à moi?
Ailleurs, j'entendis le dialogue suivant:
— Ce sont des ânes!
— Non, les ânes, ce n'est pas eux, mais nous.
— Pourquoi es-tu un âne?
— Je ne suis pas un âne.
— Eh bien, si tu n'es pas un âne, à plus forte raison je n'en suis pas un.
Dans un troisième groupe:
— On devrait leur flanquer à tous le pied au derrière!
— Chambarder toute la salle!
Dans un quatrième:
— Comment les Lembke n'ont-ils pas honte de regarder cela?
— Pourquoi s'en priveraient-ils? Tu le regardes bien, toi!
— Ce n'est pas ce que je fais de mieux, mais, après tout, moi, je ne suis pas gouverneur.
— Non, tu es un cochon.
— Jamais de ma vie je n'ai vu un bal aussi vulgaire, observa d'un ton aigre et avec le désir évident d'être entendue une dame qui se trouvait près de Julie Mikhaïlovna. C'était une robuste femme de quarante ans; elle avait le visage fardé et portait une robe de soie d'une couleur criarde; en ville presque tout le monde la connaissait, mais personne ne la recevait. Veuve d'un conseiller d'État qui ne lui avait laissé qu'une maison de bois et une maigre pension, elle vivait bien et avait équipage. Deux mois auparavant Julie Mikhaïlovna était allée lui faire visite, mais n'avait pas été reçue.
— Du reste, c'était facile à prévoir, ajouta-t-elle en regardant effrontément la gouvernante.
Celle-ci n'y tint plus.
— Si vous pouviez le prévoir, pourquoi êtes-vous venue? demanda- t-elle.
— C'est le tort que j'ai eu, répliqua insolemment la dame qui ne cherchait qu'une dispute, mais le général intervint.
— Chère dame, en vérité, vous devriez vous retirer, dit-il en se penchant à l'oreille de Julie Mikhaïlovna. — Nous ne faisons que les gêner, et, sans nous, ils s'amuseront à merveille. Vous avez rempli toutes vos obligations, vous avez ouvert le bal; eh bien, à présent, laissez-les en repos… D'ailleurs, André Antonovitch ne paraît pas dans un état très satisfaisant… Pourvu qu'il n'arrive pas de malheur!
Mais il était déjà trop tard.
Depuis que le quadrille était commencé, André Antonovitch considérait les danseurs avec un ahurissement mêlé d'irritation; en entendant les premières remarques faites par le public, il se mit à regarder autour de lui d'un air inquiet. Alors, pour la première fois, ses yeux rencontrèrent certains hommes du buffet, et un étonnement extraordinaire se manifesta dans son regard. Tout à coup éclatèrent des rires bruyants parmi les spectateurs du quadrille: à la dernière figure, le rédacteur en chef du «terrible organe moscovite», voyant toujours braquées sur lui les lunettes de l'»honnête pensée russe» et ne sachant comment se dérober au regard qui le poursuivait, s'avisait soudain d'aller, les pieds en l'air, à la rencontre de son ennemie, manière ingénieuse d'exprimer que tout était sens dessus dessous dans l'esprit du terrible publiciste. Comme Liamchine seul savait faire le poirier, il s'était chargé de représenter le journaliste à la massue. Julie Mikhaïlovna ignorait complètement qu'on devait marcher les pieds en l'air. «Ils m'avaient caché cela, ils me l'avaient caché», me répétait-elle plus tard avec indignation. La facétie de Liamchine obtint un grand succès de rire; à coup sûr le public se souciait fort peu de l'allégorie, mais il trouvait drôle ce monsieur en habit noir qui marchait sur les mains. Lembke frémit de colère.
— Le vaurien! cria-t-il en montrant Liamchine, — qu'on empoigne ce garnement, qu'on le remette… qu'on le remette sur ses pieds… la tête… la tête en haut… en haut!
Liamchine reprit instantanément sa position normale. L'hilarité redoubla.
— Qu'on expulse tous les garnements qui rient! ordonna brusquement Lembke.
Des murmures commencèrent à se faire entendre.
— Cela n'est pas permis, Excellence.
— Il n'est pas permis d'insulter le public.
— Lui-même est un imbécile! fit une voix dans un coin de la salle.
— Flibustiers! cria-t-on d'un autre coin.
Le gouverneur se tourna aussitôt vers l'endroit d'où ce cri était parti, et il devint tout pâle. Un vague sourire se montra sur ses lèvres, comme s'il s'était soudain rappelé quelque chose.
Julie Mikhaïlovna se mit en devoir de l'emmener.
— Messieurs, dit-elle en s'adressant à la foule qui se pressait vers elle et son mari, — messieurs, excusez André Antonovitch. André Antonovitch est souffrant… excusez… pardonnez-lui, messieurs!
J'ai entendu le mot «pardonnez» sortir de sa bouche. La scène ne dura que quelques instants. Mais je me souviens très bien qu'en ce moment même, c'est-à-dire après les paroles de Julie Mikhaïlovna, une partie du public, en proie à une sorte d'épouvante, gagna précipitamment la porte. Je me rappelle même qu'une femme cria avec des larmes dans la voix:
— Ah! encore comme tantôt!
Elle ne croyait pas si bien dire; de fait, alors qu'on se bousculait déjà pour sortir au plus vite, une bombe éclata soudain au milieu de la cohue, «encore comme tantôt»:
— Au feu! Tout le Zariétchié[28] brûle!
Je ne saurais dire si ce cri fut tout d'abord poussé dans les salons, ou si quelque nouvel arrivant le jeta de l'antichambre; quoi qu'il en soit, il produisit aussitôt une panique dont ma plume est impuissante à donner une idée. Plus de la moitié des personnes venues au bal habitaient le Zariétchié, soit comme propriétaires, soit comme locataires des maisons de bois qui abondent dans ce quartier. Courir aux fenêtres, écarter les rideaux, arracher les stores, fut l'affaire d'un instant. Tout le Zariétchié était en flammes. À la vérité, l'incendie venait seulement de commencer, mais on le voyait sévir dans trois endroits parfaitement distincts, et c'était là une circonstance alarmante.
— Le feu a été mis volontairement! Ce sont les ouvriers des
Chpigouline qui ont fait le coup! vociférait-on dans la foule.
Je me rappelle quelques exclamations très caractéristiques:
— Mon coeur me l'avait dit, qu'on mettrait le feu; tous ces jours-ci j'en avais le pressentiment!
— Ce sont les ouvriers de Chpigouline, il n'y a pas à chercher les coupables ailleurs.
— On nous a réunis ici exprès pour pouvoir allumer l'incendie là- bas!
Cette dernière parole, la plus étrange de toutes, fut proférée par une femme, une Korobotchka sans doute, qu'affolait la perspective de sa ruine. Le public tout entier s'élança vers la porte. Je ne décrirai pas l'encombrement de l'antichambre pendant que les hommes prenaient leurs paletots, les dames leurs mantilles et leurs mouchoirs; je passerai également sous silence les cris des femmes effrayées, les larmes des jeunes filles. Longtemps après on a raconté en ville que plusieurs vols avaient été commis dans cette occasion. Le fait me semble peu croyable, mais il ne faut pas s'étonner si, au milieu d'une confusion pareille, quelques-uns durent s'en aller sans avoir retrouvé leur pelisse. Sur le seuil, la presse était telle que Lembke et Julie Mikhaïlovna faillirent être écrasés.
— Qu'on arrête tout le monde! Qu'on ne laisse sortir personne! tonna le gouverneur en étendant le bras pour empêcher la foule d'avancer, — qu'on les fouille tous minutieusement les uns après les autres, tout de suite!
Des clameurs injurieuses accueillirent ces paroles.
— André Antonovitch! André Antonovitch! s'écria Julie Mikhaïlovna au comble du désespoir.
— Qu'on l'arrête la première! poursuivit-il en désignant sa femme d'un geste menaçant. — Qu'on la visite la première! Le bal n'était qu'un moyen destiné à faciliter l'incendie…
Elle poussa un cri et tomba évanouie (oh! certes, ce n'était pas un évanouissement pour rire). Le prince, le général et moi, nous courûmes à son secours; d'autres personnes, des dames même, nous vinrent en aide dans ce moment critique. Nous emportâmes la malheureuse hors de cet enfer et la mîmes en voiture, mais elle ne reprit ses sens qu'en arrivant à sa demeure, et son premier cri fut encore pour André Antonovitch. Après l'écroulement de tous ses châteaux en Espagne, il ne restait plus devant elle que son mari. On envoya chercher un médecin. En l'attendant, le prince et moi, nous demeurâmes pendant une heure entière auprès de Julie Mikhaïlovna. Dans un élan de générosité le général (quoique fort effrayé lui-même) avait déclaré qu'il passerait toute la nuit au chevet de l'»infortunée», mais, au bout de dix minutes, il s'endormit sur un fauteuil dans la salle, et nous le laissâmes là.
À la première nouvelle de l'incendie, le maître de police s'était empressé de quitter le bal; il réussit à faire sortir André Antonovitch aussitôt après nous, et voulut le décider à prendre place dans la voiture à côté de Julie Mikhaïlovna, répétant sur tous les tons que Son Excellence avait besoin de repos. Je ne comprends pas qu'il n'ait point insisté davantage encore. Sans doute André Antonovitch ne voulait pas entendre parler de repos et tenait à se rendre au plus tôt sur le lieu du sinistre, mais ce n'était pas une raison. En fin de compte, Ilia Ilitch le laissa monter dans son drojki et partit avec lui pour le Zariétchié. Il raconta ensuite que pendant toute la route le gouverneur n'avait fait que gesticuler en donnant des ordres trop extraordinaires pour pouvoir être exécutés. On sut plus tard que le saisissement avait provoqué chez Von Lembke un accès de delirium tremens.
Pas n'est besoin de raconter comment finit le bal. Quelques dizaines de joyeux noceurs et avec eux plusieurs dames restèrent dans les salons que la police avait complètement évacués. Ils prétendirent garder les musiciens, et ceux-ci persistant à vouloir s'en aller, ils les accablèrent de coups. Prokhoritch fut «razzié», comme l'avait prédit le général; on but toutes les bouteilles du buffet, on se livra aux fantaisies chorégraphiques les plus risquées, on salit les chambres, et ce fut seulement à l'aurore qu'une partie des pochards quitta la maison pour aller recommencer au Zariétchié de nouvelles saturnales… Les autres, couchés par terre ou sur les divans de velours maculés par l'orgie, cuvèrent ainsi leur vin jusqu'au matin. Ensuite les domestiques les prirent par les pieds et les poussèrent dans la rue. Voilà comment se termina la fête au profit des institutrices de notre province.
IV
Notre public d'au-delà de la rivière s'était surtout ému de cette circonstance que l'incendie avait été évidemment allumé par des mains criminelles. Chose remarquable, le premier cri «Au feu!» venait à peine d'être proféré que tout le monde accusait les ouvriers des Chpigouline. Maintenant on sait trop bien qu'en effet trois d'entre eux participèrent à l'incendie, mais tous les autres ont été reconnus innocents aussi bien par les tribunaux que par l'opinion publique. La culpabilité du forçat Fedka n'est pas moins bien établie que celle des trois gredins dont je viens de parler. Voilà toutes les données positives qu'on a recueillies jusqu'à présent concernant l'origine de l'incendie. Mais quel but se proposaient ces trois drôles? Ont-ils agi de leur propre initiative ou à l'instigation de quelqu'un? ce sont là des questions auxquelles maintenant encore il est impossible de répondre autrement que par des conjectures.
Allumé sur trois points et favorisé par un vent violent, le feu se propagea avec d'autant plus de rapidité que, dans cette partie de la ville, la plupart des maisons sont construites en bois (du reste, un des trois foyers de l'incendie fut éteint presque aussitôt, comme on le verra plus bas). On a cependant exagéré notre malheur dans les correspondances envoyées aux journaux de la capitale: un quart du Zariétchié, tout au plus, fut dévoré par les flammes. Notre corps de pompiers, quoique peu considérable eu égard à l'étendue et à la population de la ville, montra un courage et un dévouement au-dessus de tout éloge, mais ses efforts, même secondés, comme ils le furent, par ceux des habitants, n'auraient pas servi à grand'chose, si aux premières lueurs de l'aurore le vent n'était tombé tout à coup. Quand, une heure après avoir quitté le bal, j'arrivai sur les lieux, je trouvai l'incendie dans toute sa force. La rue parallèle à la rivière n'était qu'un immense brasier. Il faisait clair comme en plein jour. Inutile de retracer les divers détails d'un tableau que tout lecteur russe a eu bien des fois sous les yeux. Dans les péréouloks voisins de la rue en proie aux flammes régnait une agitation extraordinaire. Directement menacés par les progrès du feu, les habitants de ces ruelles se hâtaient d'opérer leur déménagement; toutefois ils ne s'éloignaient pas encore de leurs logis; après avoir transporté hors de chez eux leurs coffres et leurs lits de plume, ils s'asseyaient dessus en attendant. Une partie de la population mâle était occupée à un travail pénible: elle abattait à coups de hache les clôtures en planches et même les cabanes qui se trouvaient à proximité de l'endroit où l'incendie exerçait ses ravages. Les petits enfants réveillés en sursaut poussaient des cris auxquels se joignaient ceux des femmes qui avaient déjà réussi à déménager leurs meubles; quant aux autres, elles procédaient silencieusement, mais avec la plus grande activité, au sauvetage de leur mobilier. Au loin volaient des étincelles et des flammèches, on les éteignait autant que possible. Sur le théâtre même du sinistre s'étaient groupés quantité de gens accourus de tous les coins de la ville; les uns aidaient à combattre le feu, les autres contemplaient ce spectacle en amateurs.
Emboîtant le pas à la foule curieuse, j'arrivai, sans questionner personne, à l'endroit le plus dangereux, et là j'aperçus enfin André Antonovitch à la recherche de qui m'avait envoyé Julie Mikhaïlovna elle-même. Le gouverneur était debout sur un monceau de planches provenant d'une clôture abattue. À sa gauche, à trente pas de distance, se dressait le noir squelette d'une maison de bois presque entièrement consumée déjà: aux deux étages les fenêtres étaient remplacées par des trous béants, la toiture s'effondrait, et des flammes serpentaient encore çà et là le long des solives carbonisées. Au fond d'une cour, à vingt pas de la maison incendiée, un pavillon composé aussi de deux étages commençait à brûler et on le disputait aux flammes du mieux que l'on pouvait. À droite, des pompiers et des gens du peuple s'efforçaient de préserver un assez grand bâtiment en bois que le feu n'avait pas encore atteint, mais qui courait un danger imminent. Le visage tourné vers le pavillon, Lembke criait, gesticulait et donnait des ordres qui n'étaient exécutés par personne. Je crus remarquer que tout le monde le délaissait. Autour de lui, la foule comprenait les éléments les plus divers: à côté de la populace il y avait des messieurs, entre autres l'archiprêtre de la cathédrale. On écoutait André Antonovitch avec surprise, mais personne ne lui adressait la parole et n'essayait de l'emmener ailleurs. Pâle, les yeux étincelants, Von Lembke disait les choses les plus stupéfiantes; pour comble, il était nu- tête, ayant depuis longtemps perdu son chapeau.
— L'incendie est toujours dû à la malveillance! C'est le nihilisme! Si quelque chose brûle, c'est le nihilisme! entendis-je avec une sorte d'épouvante, quoique ce langage ne fût plus une révélation pour moi.
— Excellence, observa un commissaire de police qui se trouvait près du gouverneur, — si vous consentiez à retourner chez vous et à prendre du repos… Il y a même danger pour Votre Excellence à rester ici…
Comme je l'appris plus tard, ce commissaire de police avait été laissé par Ilia Ilitch auprès de Von Lembke avec mission expresse de veiller sur sa personne et de ne rien négliger pour le ramener chez lui; en cas de besoin urgent, il devait même employer la force, mais comment aurait-il fait pour exécuter un pareil ordre?
— Ils essuieront les larmes des sinistrés, mais ils brûleront la ville. Ce sont toujours les quatre coquins, les quatre coquins et demi. Qu'on arrête le vaurien! Il s'introduit comme un ver dans l'honneur des familles. Pour brûler les maisons, on s'est servi des institutrices. C'est une lâcheté, une lâcheté! Ah! qu'est-ce qu'il fait? cria André Antonovitch apercevant tout à coup sur le toit en partie consumé du pavillon un pompier que les flammes entouraient, — qu'on le fasse descendre, qu'on l'arrache de là! La toiture va s'effondrer sous lui, et il tombera dans le feu, éteignez-le… Qu'est-ce qu'il fait là?
— Il travaille à éteindre l'incendie, Excellence.
— C'est invraisemblable. L'incendie est dans les esprits, et non sur les toits des maisons. Tirez-le de là et ne vous occupez plus de rien! C'est le mieux, c'est le mieux! Que les choses s'arrangent comme elles pourront! Ah! qui est-ce qui pleure encore? Une vieille femme! Cette vieille crie, pourquoi l'a-t-on oubliée?
En effet, au rez-de-chaussée du pavillon se faisaient entendre les cris d'une vieille femme de quatre-vingts ans, parente du maréchal à qui appartenait l'immeuble en proie aux flammes. Mais on ne l'avait pas oubliée: elle-même, avant que l'accès de la maison soit devenu impossible, avait fait la folie d'y rentrer pour sauver un lit de plume qui se trouvait dans une petite chambre jusqu'alors épargnée par l'incendie. Sur ces entrefaites, le feu avait aussi envahi cette pièce. À demi asphyxiée par la fumée, sentant une chaleur insupportable, la malheureuse poussait des cris de terreur, tout en s'efforçant de faire passer son lit par la fenêtre. Lembke courut à son secours. Tout le monde le vit s'élancer vers la croisée, saisir le lit par un bout et le tirer à lui de toutes ses forces. Mais, dans ce moment même, une planche se détachant du toit atteignit le gouverneur au cou, et le renversa, privé de connaissance, sur le sol.
L'aube parut enfin, maussade et sombre. L'incendie perdit de sa violence; le vent cessa de souffler et fut remplacé par une petite pluie fine. J'étais déjà dans un autre endroit du Zariétchié, très éloigné de celui où avait eu lieu l'accident survenu à Lembke. Là, dans la foule, j'entendis des conversations fort étranges: on avait constaté un fait singulier. Tout à l'extrémité du quartier, il y avait dans un terrain vague, derrière des jardins potagers, une maisonnette en bois, récemment construite, qui se trouvait bien à cinquante pas des autres habitations, et c'était dans cette maison écartée que le feu avait pris en premier lieu. Vu sa situation tout à fait excentrique, elle aurait pu brûler entièrement sans mettre en danger aucune autre construction, de même qu'elle aurait été seule épargnée par un incendie dévorant tout le Zariétchié. Évidemment il s'agissait ici d'un cas isolé, d'une tentative criminelle, et non d'un accident imputable aux circonstances. Mais voici où l'affaire se corsait: la maison avait pu être sauvée, et, quand on y était entré au lever du jour, on avait eu sous les yeux le spectacle le plus inattendu. Le propriétaire de cet immeuble était un bourgeois qui habitait non loin de là, dans le faubourg; il avait couru en toute hâte à sa nouvelle maison dès qu'il y avait aperçu un commencement d'incendie, et, avec l'aide de quelques voisins, il était parvenu à éteindre le feu. Dans cette demeure logeaient un capitaine connu en ville, sa soeur et une vieille servante; or, durant la nuit, tous trois avaient été assassinés, et, selon toute évidence, dévalisés. (Le maître de police était en train de visiter le lieu du crime au moment où Lembke entreprenait le sauvetage du lit de plume.) Le matin, la nouvelle se répandit, et la curiosité attira bientôt aux abords de la maisonnette une multitude d'individus de toute condition, parmi lesquels se trouvaient même plusieurs des incendiés du Zariétchié. Il était difficile de se frayer un passage à travers une foule si compacte. On me raconta qu'on avait trouvé le capitaine couché tout habillé sur un banc avec la gorge coupée; il était sans doute plongé dans le sommeil de l'ivresse lorsque le meurtrier l'avait frappé; Lébiadkine, ajoutait-on, avait saigné «comme un boeuf»; le corps de Marie Timoféievna était tout criblé de coups de couteau et gisait sur le seuil, ce qui prouvait qu'une lutte avait eu lieu entre elle et l'assassin; la servante, dont la tête n'était qu'une plaie, devait aussi être éveillée au moment du crime. Au dire du propriétaire, Lébiadkine avait passé chez lui dans la matinée de la veille; étant en état d'ivresse, il s'était vanté de posséder beaucoup d'argent et avait montré jusqu'à deux cents roubles. Son vieux portefeuille vert avait été retrouvé vide sur le parquet, mais on n'avait touché ni à ses vêtements, ni au coffre de Marie Timoféievna, pas plus qu'on n'avait enlevé la garniture en argent de l'icône. Évidemment le voleur s'était dépêché; de plus, ce devait être un homme au courant des affaires du capitaine; il n'en voulait qu'à l'argent, et il savait où le trouver. Si le propriétaire n'était pas arrivé à temps pour éteindre l'incendie, les cadavres auraient été réduits en cendres, et dès lors il eût été fort difficile de découvrir la vérité.
Tels furent les renseignements qu'on me donna. J'appris aussi que M. Stavroguine était venu lui-même louer ce logement pour le capitaine et sa soeur. Le propriétaire ne voulait pas d'abord entendre parler de location, parce qu'il songeait à faire de sa maison un cabaret; mais Nicolas Vsévolodovitch n'avait pas regardé au prix, et il avait payé six mois d'avance.
— Ce n'est pas par hasard que le feu a pris, entendait-on dans la foule.
Mais la plupart restaient silencieux, et les visages étaient plutôt sombres qu'irrités. Cependant autour de moi on continuait à s'entretenir de Nicolas Vsévolodovitch: la femme tuée était son épouse; la veille il avait attiré chez lui «dans des vues déshonnêtes» une jeune personne appartenant à la plus haute société, la fille de la générale Drozdoff; on allait porter plainte contre lui à Pétersbourg; si sa femme avait été assassinée, c'était évidemment pour qu'il pût épouser mademoiselle Drozdoff. Comme Skvorechniki n'était qu'à deux verstes et demie de là, je pensai un instant à aller y porter la nouvelle. À dire vrai, je ne vis personne exciter la foule, quoique j'eusse reconnu parmi les individus présents deux ou trois figures patibulaires rencontrées au buffet. Je dois seulement signaler un jeune homme dont l'attitude me frappa. Grand, maigre, anémique, il avait des cheveux crépus, et une épaisse couche de suie couvrait son visage. C'était, ainsi que je le sus plus tard, un bourgeois exerçant la profession de serrurier. Quoiqu'il ne fût pas ivre, son agitation contrastait avec la tranquillité morne de ceux qui l'entouraient. Il s'adressait sans cesse au peuple en faisant de grands gestes, mais tout ce que je pouvais saisir de ses paroles se réduisait à des phrases comme ceci: «Mes amis, qu'est-ce que c'est? Est-il possible que cela se passe ainsi?»
CHAPITRE III[29]
LA FIN D'UN ROMAN.
I
Dans la grande salle de Skvorechniki (la même où avait eu lieu la dernière entrevue de Barbara Pétrovna avec Stépan Trophimovitch), on embrassait d'un coup d'oeil tout l'incendie. Il était plus de cinq heures, le jour naissait; debout près de la dernière fenêtre à droite, Lisa contemplait la rougeur mourante du ciel. La jeune fille était seule dans la chambre. Elle avait encore la magnifique robe vert tendre garnie de dentelles qu'elle portait la veille à la matinée littéraire, mais ce vêtement était maintenant fripé, on voyait qu'il avait été mis au plus vite et sans soin. Remarquant tout à coup que son corsage n'était pas bien agrafé, Lisa rougit, se rajusta en toute hâte et passa à son cou un mouchoir rouge que la veille, en arrivant, elle avait jeté sur un fauteuil. Les boucles défaites de son opulente chevelure sortaient de dessous le mouchoir et flottaient sur l'épaule droite. Son visage était las et soucieux, mais les yeux brillaient sous les sourcils froncés. Elle revint près de la fenêtre et appuya son front brûlant contre la vitre froide. La porte s'ouvrit, entra Nicolas Vsévolodovitch.
— J'ai envoyé un exprès qui est parti à bride abattue, dit-il, — dans dix minutes nous saurons tout; en attendant, les gens disent que la partie du Zariétchié qui a brûlé est celle qui avoisine le quai, à droite du pont. L'incendie s'est déclaré entre onze heures et minuit; à présent c'est la fin.
Il ne s'approcha pas de la fenêtre et s'arrêta à trois pas derrière la jeune fille; mais elle ne se retourna pas vers lui.
— D'après le calendrier, on devrait voir clair depuis une heure, et il fait presque aussi noir qu'en pleine nuit, observa-t-elle d'un ton vexé.
— Tous les calendriers mentent, répondit avec un sourire aimable Nicolas Vsévolodovitch, mais, honteux d'avoir émis une observation aussi banale, il se hâta d'ajouter: — Il est ennuyeux de vivre d'après le calendrier, Lisa.
Et, s'avouant avec colère qu'il venait de dire une nouvelle platitude, il garda définitivement le silence. Lisa eut un sourire amer.
— Vous êtes dans une disposition d'esprit si chagrine que vous ne trouvez même rien à me dire. Mais rassurez-vous, votre remarque ne manquait pas d'à-propos: je vis toujours selon le calendrier, c'est lui qui règle chacune de mes actions. Vous vous étonnez de m'entendre parler ainsi?
Elle quitta brusquement la fenêtre et prit place sur un fauteuil.
— Asseyez-vous aussi, je vous prie. Nous n'avons pas longtemps à être ensemble, et je veux dire tout ce qu'il me plaît… Pourquoi n'en feriez-vous pas autant?
Nicolas Vsévolodovitch s'assit à côté de la jeune fille et doucement, presque craintivement, la prit par la main.
— Que signifie ce langage, Lisa? Quelle peut en être la cause subite? Pourquoi dire que «nous n'avons pas longtemps à être ensemble»? Voilà déjà la seconde phrase énigmatique qui sort de ta bouche depuis une demi-heure que tu es éveillée.
— Vous vous mettez à compter mes phrases énigmatiques? reprit- elle en riant. — Mais vous rappelez-vous quel a été mon premier mot hier, en arrivant ici? Je vous ai dit que c'était un cadavre qui venait chez vous. Voilà ce que vous avez cru nécessaire d'oublier. Vous l'avez oublié, ou vous n'y avez pas fait attention.
— Je ne m'en souviens pas, Lisa. Pourquoi un cadavre? Il faut vivre…
— Et c'est tout? Vous avez perdu toute votre éloquence. J'ai eu mon heure de vie, c'est assez. Vous vous souvenez de Christophore Ivanovitch?
— Non, je n'ai aucun souvenir de lui, répondit Nicolas
Vsévolodovitch en fronçant le sourcil.
— Christophore Ivanovitch, dont nous avons fait la connaissance à Lausanne? Vous le trouviez insupportable. En ouvrant la porte, il ne manquait jamais de dire: «Je viens pour une petite minute», et il restait toute la journée. Je ne veux pas ressembler à Christophore Ivanovitch et rester toute la journée.
Une impression de souffrance se manifesta sur le visage de
Stavroguine.
— Lisa, s'écria-t-il, — je te le jure, je t'aime maintenant plus qu'hier quand tu es entrée chez moi!
— Quelle étrange déclaration! Pourquoi prendre hier comme mesure et le mettre en comparaison avec aujourd'hui?
— Tu ne me quitteras pas, poursuivit Stavroguine avec une sorte de désespoir, — nous partirons ensemble, aujourd'hui même, n'est- ce pas? N'est-ce pas?
— Aïe! ne me serrez pas si fort le bras, vous me faites mal! Où aller ensemble aujourd'hui même? Commencer quelque part une «vie nouvelle»? Non, voilà déjà assez d'essais… d'ailleurs, c'est trop long pour moi, j'en suis incapable, je ne suis pas à la hauteur. Où j'irais volontiers, c'est à Moscou, pour y faire des visites et en recevoir, — tel est mon idéal, vous le savez; déjà en Suisse, je vous ai révélé mon caractère. Comme vous êtes marié, il nous est impossible d'aller à Moscou et d'y faire des visites; inutile, par conséquent, de parler de cela.
— Lisa, qu'est-ce qu'il y a donc eu hier?
— Il y a eu ce qu'il y a eu.
— Cela ne se peut pas! C'est cruel!
— Qu'importe? Si c'est cruel, supportez-le.
— Vous vous vengez sur moi de votre fantaisie d'hier… grommela Nicolas Vsévolodovitch avec un méchant sourire. La jeune fille rougit.
— Quelle basse pensée!
— Alors, pourquoi donc m'avez-vous donné… «tant de bonheur»?
Ai-je le droit de le savoir?
— Non, interrogez-moi sans demander si vous en avez le droit; n'ajoutez pas une sottise à la bassesse de votre supposition. Vous n'êtes guère bien inspiré aujourd'hui. À propos, ne craignez-vous pas aussi l'opinion publique, et n'êtes-vous pas troublé par la pensée que ce «bonheur» vous attirera une condamnation? Oh! s'il en est ainsi, pour l'amour de Dieu, bannissez toute inquiétude. Vous n'êtes ici coupable de rien et n'avez de comptes à rendre à personne. Quand j'ai ouvert votre porte hier, vous ne saviez pas même qui allait entrer. Il n'y a eu là qu'une fantaisie de ma part, comme vous le disiez tout à l'heure, — rien de plus. Vous pouvez hardiment lever les yeux et regarder tout le monde en face!
— Tes paroles, cet enjouement factice qui dure déjà depuis une heure, me glacent d'épouvante. Ce «bonheur» dont tu parles avec tant d'irritation, me coûte… tout. Est-ce que je puis maintenant te perdre? Je le jure, je t'aimais moins hier. Pourquoi donc m'ôtes-tu tout aujourd'hui? Sais-tu ce qu'elle m'a coûté, cette nouvelle espérance? Je l'ai payée d'une vie.
— De la vôtre ou d'une autre?
Il tressaillit.
— Que veux-tu dire? questionna-t-il en regardant fixement son interlocutrice.
— Je voulais vous demander si vous l'aviez payée de votre vie ou de la mienne. Est-ce qu'à présent vous ne comprenez plus rien? répliqua en rougissant la jeune fille. — Pourquoi avez-vous fait ce brusque mouvement? Pourquoi me regardez-vous avec cet air-là? Vous m'effrayez. De quoi avez-vous toujours peur? Voilà déjà longtemps que je m'en aperçois, vous avez peur, maintenant surtout… Seigneur, que vous êtes pâle!
— Si tu sais quelque chose, Lisa, je te jure que je ne sais rien… ce n'est nullement de cela que je parlais tout à l'heure, en disant que j'avais payé d'une vie…
— Je ne vous comprends pas du tout, répondit-elle avec un tremblement dans la voix.
À la fin, un sourire lent, pensif, se montra sur les lèvres de Nicolas Vsévolodovitch. Il s'assit sans bruit, posa ses coudes sur ses genoux et mit son visage dans ses mains.
— C'est un mauvais rêve et un délire… Nous parlions de deux choses différentes.
— Je ne sais pas du tout de quoi vous parliez… Pouviez-vous ne pas savoir hier que je vous quitterais aujourd'hui? Le saviez- vous, oui ou non? Ne mentez pas, le saviez-vous, oui ou non?
— Je le savais… fit-il à voix basse.
— Eh bien, alors, de quoi vous plaignez-vous? vous le saviez et vous avez mis l'»instant» à profit. Quelle déception y a-t-il ici pour vous?
— Dis-moi toute la vérité, cria Stavroguine avec l'accent d'une profonde souffrance: — hier, quand tu as ouvert ma porte, savais- tu toi-même que tu n'entrais chez moi que pour une heure?
Elle fixa sur lui un regard haineux.
— C'est vrai que l'homme le plus sérieux peut poser les questions les plus étonnantes. Et pourquoi tant vous inquiéter de cela? Vous sentiriez-vous atteint dans votre amour-propre parce qu'une femme vous a quitté la première, au lieu d'attendre que vous lui donniez son congé? Vous savez, Nicolas Vsévolodovitch, je me suis convaincue, entre autres choses, de votre extrême magnanimité à mon égard, et, tenez, je ne puis pas souffrir cela chez vous.
Il se leva et fit quelques pas dans la chambre.
— C'est bien, j'admets que cela doive finir ainsi, soit… Mais comment tout cela a-t-il pu arriver?
— Voilà ce qui vous intrigue! Et le plus fort, c'est que vous êtes parfaitement édifié là-dessus, que vous comprenez la chose mieux que personne, et que vous-même l'aviez prévue. Je suis une demoiselle, mon coeur a fait son éducation à l'Opéra, tel a été le point de départ, tout est venu de là…
— Non.
— Il n'y a rien ici qui soit de nature à froisser votre amour- propre, et c'est l'exacte vérité. Cela a commencé par un beau moment qui a été plus fort que moi. Avant-hier, en rentrant chez moi après votre réponse si chevaleresque à l'insulte publique que je vous avais faite, j'ai deviné tout de suite que si vous me fuyiez, c'était parce que vous étiez marié, et nullement parce que vous me méprisiez, chose dont j'avais surtout peur en ma qualité de jeune fille mondaine. J'ai compris qu'en m'évitant vous me protégiez contre ma propre imprudence. Vous voyez comme j'apprécie votre grandeur d'âme. Alors est arrivé Pierre Stépanovitch, qui m'a tout expliqué. Il m'a révélé que vous étiez agité par une grande idée devant laquelle nous n'étions, lui et moi, absolument rien, mais que néanmoins j'étais un obstacle sur votre chemin. Il m'a dit qu'il était votre associé dans cette entreprise et m'a instamment priée de me joindre à vous deux; son langage était tout à fait fantastique, il citait des vers d'une chanson russe où il est question d'un navire aux rames d'érable. Je l'ai complimenté sur son imagination poétique, et il a pris mes paroles pour des propos sans conséquence. Mais sachant depuis longtemps que mes résolutions ne durent pas plus d'une minute, je me suis décidée tout de suite. Eh bien, voilà tout, ces explications suffisent, n'est-ce pas? Je vous en prie, restons-en là; autrement, qui sait? nous nous fâcherions encore. N'ayez peur de personne, je prends tout sur moi. Je suis mauvaise, capricieuse, j'ai été séduite par un navire d'opéra, je suis une demoiselle… Et, vous savez, je croyais toujours que vous m'aimiez éperdument. Toute sotte que je suis, ne me méprisez pas et ne riez pas de cette petite larme que j'ai laissée couler tout à l'heure. J'aime énormément à pleurer, je m'apitoie volontiers sur moi. Allons, assez, assez. Je ne suis capable de rien, ni vous non plus; chacun de nous a son pied de nez, que ce soit notre consolation. Au moins l'amour-propre est sauf.
— C'est un mensonge et un délire! s'écria Nicolas Vsévolodovitch qui marchait à grands pas dans la chambre en se tordant les mains. — Lisa, pauvre Lisa, qu'as-tu fait?
— Je me suis brûlée à la chandelle, rien de plus. Tiens, on dirait que vous pleurez aussi? Soyez plus convenable, moins sensible…
— Pourquoi, pourquoi es-tu venue chez moi?
— Mais ne comprendrez-vous pas enfin dans quelle situation comique vous vous placez aux yeux du monde par de pareilles questions?
— Pourquoi t'es-tu si monstrueusement, si bêtement perdue? Que faire maintenant?
— Et c'est là Stavroguine, le «buveur de sang Stavroguine», comme vous appelle une dame d'ici qui est amoureuse de vous! Écoutez, je vous l'ai déjà dit: j'ai mis ma vie dans une heure et je suis tranquille. Faites de même… ou plutôt, non, pour vous c'est inutile; vous aurez encore tant d'»heures» et de «moments» divers…
— Autant que toi; je t'en donne ma parole d'honneur la plus sacrée, pas une heure de plus que toi!
Il continuait à se promener dans la chambre sans voir les regards pénétrants que Lisa attachait sur lui. Dans les yeux de la jeune fille brilla soudain comme un rayon d'espérance, mais il s'éteignit au même instant.
— Si tu savais le prix de mon impossible sincérité en ce moment, Lisa, si seulement je pouvais te révéler…
— Révéler? Vous voulez me révéler quelque chose? Dieu me préserve de vos révélations! interrompit-elle avec une sorte d'effroi.
Il s'arrêta et attendit inquiet.
— Je dois vous l'avouer, en Suisse déjà je m'étais persuadée que vous aviez je ne sais quoi d'horrible sur la conscience: un mélange de boue et de sang, et… et en même temps quelque chose de profondément ridicule. Si je ne me suis pas trompée, gardez- vous de me faire votre confession, elle n'exciterait que ma risée. Toute votre vie je me moquerais de vous… Ah! vous pâlissez encore? Allons, c'est fini, je vais partir.
Et elle se leva soudain en faisant un geste de mépris.
— Tourmente-moi, supplicie-moi, assouvis sur moi ta colère! cria Nicolas Vsévolodovitch désespéré. — Tu en as pleinement le droit! Je savais que je ne t'aimais pas, et je t'ai perdue. Oui, «j'ai mis l'instant à profit»; j'ai eu un espoir… il y a déjà longtemps… un dernier espoir… Je n'ai pas pu tenir contre la lumière qui a illuminé mon coeur quand hier tu es entrée chez moi spontanément, seule, la première. J'ai cru tout à coup… peut- être même que je crois encore maintenant.
— Une si noble franchise mérite d'être payée de retour: je ne veux pas être une soeur de charité pour vous. Il se peut qu'après tout je me fasse garde-malade, si je n'ai pas l'heureuse chance de mourir aujourd'hui; mais lors même que je me vouerais au service des infirmes, ce n'est pas à vous que je donnerais mes soins, quoique, sans doute, vous valiez bien un manchot ou un cul-de- jatte quelconque. Je me suis toujours figuré que vous m'emmèneriez dans quelque endroit habité par une gigantesque araignée de la grandeur d'un homme et méchante en proportion de sa taille; nous passerions là toute notre vie à regarder cette bête en tremblant, et c'est ainsi que nous filerions ensemble le parfait amour. Adressez-vous à Dachenka; celle-là vous suivra où vous voudrez.
— Ne pouviez-vous pas vous dispenser de prononcer son nom dans la circonstance présente?
— Pauvre chienne! Faites-lui mes compliments. Sait-elle qu'en Suisse déjà vous vous l'étiez réservée comme un en cas pour votre vieillesse? Quelle prévoyance! quel esprit pratique! Ah! qui est là?
Au fond de la salle la porte s'était entrebâillée, laissant voir une tête qui disparut presque au même instant.
— C'est toi, Alexis Egoritch? demanda Stavroguine.
— Non, ce n'est que moi, répondit Pierre Stépanovitch passant de nouveau sa tête et la moitié de son corps par l'ouverture de la porte. — Bonjour, Élisabeth Nikolaïevna; en tout cas, bon matin. Je savais bien que je vous trouverai tous les deux dans cette salle. Je ne viens que pour un instant, Nicolas Vsévolodovitch, — il faut, à tout prix, que je vous dise deux mots… c'est absolument nécessaire… deux petits mots, pas davantage!
Stavroguine se dirigea vers la porte, mais, après avoir fait trois pas, il revint vers Lisa.
— Si tout à l'heure tu entends quelque chose, Lisa, sache-le: je suis coupable!
Elle frissonna et le regarda d'un air effrayé, mais il sortit au plus vite.
II
La pièce dont Pierre Stépanovitch venait d'entrouvrir la porte était une grande antichambre de forme ovale. Alexis Egoritch s'y trouvait avant l'arrivée du visiteur, mais celui-ci l'avait fait sortir. Nicolas Vsévolodovitch, après avoir fermé sur lui la porte donnant accès à la salle, attendit ce qu'on avait à lui communiquer. Pierre Stépanovitch jeta sur lui un regard sondeur.
— Eh bien?
— Si vous savez déjà les choses, répondit précipitamment Pierre Stépanovitch dont les yeux semblaient vouloir lire dans l'âme de Stavroguine, — je vous dirai que la faute n'est, bien entendu, à aucun de nous, et que vous êtes moins coupable que personne, attendu qu'il y a eu là un tel concours… une telle coïncidence d'événements… bref, au point de vue juridique, vous êtes tout à fait hors de cause, j'avais hâte de vous en informer.
— Ils ont été brûlés? Assassinés?
— Assassinés, mais pas brûlés, et c'est ce qu'il y a de vexant. Du reste, je vous donne ma parole d'honneur que moi non plus je ne suis pour rien dans l'affaire, quels que soient vos soupçons à mon endroit, — car peut-être vous me soupçonnez, hein? Voulez-vous que je vous dise toute la vérité? Voyez-vous, cette idée s'est bien offerte un instant à mon esprit, — vous-même me l'aviez suggérée, sans y attacher d'importance, il est vrai, et seulement pour me taquiner (car vous ne me l'auriez pas suggérée sérieusement), — mais je n'y ai pas donné suite, et je ne l'aurais voulu faire à aucun prix, pas même pour cent roubles, — d'autant plus que l'intérêt était nul, pour moi, entendons-nous, pour moi… (Tout ce discours était débité avec une volubilité extraordinaire.) Mais voyez comme les circonstances se sont rencontrées: j'ai de ma poche (vous entendez: de ma poche, pas un rouble n'est venu de vous, et vous-même le savez), j'ai de ma poche donné à l'imbécile Lébiadkine deux cent trente roubles dans la soirée d'avant-hier, — vous entendez, avant-hier, et non pas hier après la matinée littéraire, notez cela: j'appelle votre attention sur ce point parce qu'alors je ne savais pas encore qu'Élisabeth Nikolaïevna irait chez vous; j'ai tiré cet argent de ma propre bourse, uniquement parce qu'avant-hier vous vous étiez distingué, la fantaisie vous était venue de révéler votre secret à tout le monde. Allons, je ne m'immisce pas là-dedans… c'est votre affaire… vous êtes un chevalier… j'avoue pourtant qu'un coup de massue sur le front ne m'aurait pas étourdi davantage. Mais comme ces tragédies m'ennuyaient fort, enfin comme tout cela nuisait à mes plans, je me suis juré d'expédier coûte que coûte et à votre insu les Lébiadkine à Pétersbourg, d'autant plus que le capitaine lui-même ne demandait qu'à y aller. Seulement je me suis trompé; j'ai donné l'argent en votre nom; est-ce ou non une erreur? Ce n'en est peut-être pas une, hein? Écoutez maintenant, écoutez quelle a été la conséquence de tout cela…
Dans le feu de la conversation, il se rapprocha de Stavroguine et le saisit par le revers de la redingote (peut-être le fit-il exprès), mais un coup violemment appliqué sur son bras l'obligea à lâcher prise.
— Eh bien, qu'est-ce que vous faites?… Prenez garde, vous allez me casser le bras… Le principal ici, c'est la façon dont cela a tourné, — reprit Pierre Stépanovitch sans s'émouvoir aucunement du coup qu'il avait reçu. — Je remets l'argent dans la soirée en stipulant que le frère et la soeur partiront le lendemain à la première heure; je confie à ce coquin de Lipoutine le soin de les mettre lui-même en wagon. Mais le vaurien tenait absolument à faire en public une farce d'écolier, — vous en avez peut-être entendu parler? À la matinée littéraire? Écoutez donc, écoutez: tous deux boivent ensemble et composent des vers. Lipoutine, qui en a écrit la moitié, fait endosser un frac au capitaine, et, tout en m'assurant qu'il l'a conduit le matin à la gare, il le tient sous sa main dans une petite chambre du fond, pour le pousser sur l'estrade au moment voulu. Mais l'autre s'enivre inopinément. Alors a lieu le scandale que l'on sait. Ensuite Lébiadkine est ramené chez lui ivre-mort, et Lipoutine lui subtilise deux cents roubles, ne laissant que la menue monnaie dans la poche du capitaine. Par malheur, celui-ci, le matin s'était vanté d'avoir le gousset bien garni, et il avait eu l'imprudence d'exhiber ces deux cents roubles dans les cabarets fréquentés par une clientèle suspecte. Or, comme Fedka attendait justement cela et qu'il avait entendu certains mots chez Kiriloff (vous vous rappelez ce que vous avez dit?), il s'est décidé à profiter de l'occasion. Voilà toute la vérité. Je suis bien aise du moins que Fedka n'ait pas trouvé d'argent: le drôle comptait sur une recette de mille roubles! Il s'est dépêché, et, parait-il, lui-même a eu peur de l'incendie… Soyez-en persuadé, cet incendie a été pour moi comme un coup de bûche que j'aurais reçu sur la tête. Non, c'est le diable sait quoi! C'est une telle insubordination… Tenez, à vous de qui j'attends de si grandes choses, je n'ai rien à cacher: eh bien, oui, depuis longtemps je songeais à recourir au feu, car cette idée est fort populaire, profondément nationale; mais je tenais ce moyen en réserve pour l'heure critique, pour le moment décisif où nous nous lèverons tous et… Et voilà que tout à coup, sans ordre, de leur propre initiative, ils s'avisent de faire cela au moment où précisément il faudrait rester coi et retenir son souffle! Non, c'est une telle indiscipline!… en un mot, je ne sais rien encore, on parle ici de deux ouvriers de l'usine Chpigouline… mais si les nôtres sont aussi pour quelque chose là-dedans, si l'un d'eux a pris une part quelconque à cet incendie, — malheur à lui! Voyez ce que c'est que de les abandonner un seul instant à eux-mêmes! Non, il n'y a rien à faire avec cette fripouille démocratique et ses quinquévirats; ce qu'il faut, c'est une volonté puissante, despotique, ayant son point d'appui en dehors des sections et aveuglément obéie par celles- ci… Mais en tout cas on a beau maintenant trompeter partout que la ville a brûlé parce que Stavroguine avait besoin de l'incendie pour se débarrasser de sa femme, au bout du compte…
— Ah! on trompette cela partout?
— C'est-à-dire qu'on ne le trompette pas encore, j'avoue que rien de semblable n'est arrivé à mes oreilles, mais vous savez comment raisonne la foule, surtout quand elle vient d'être éprouvée par un sinistre. On a bientôt fait de mettre en circulation le bruit le plus idiot. Au fond, du reste, vous n'avez absolument rien à craindre. Vis-à-vis de la loi vous êtes complètement innocent, vis-à-vis de la conscience aussi, — vous ne vouliez pas cela, n'est-ce pas? Vous ne le vouliez pas? Il n'y a pas de preuves, il n'y a qu'une coïncidence… À moins que Fedka ne se rappelle les paroles imprudentes prononcées par vous l'autre jour chez Kiriloff (quel besoin aviez-vous de parler ainsi?), mais cela ne prouve rien du tout, et, d'ailleurs, nous ferons taire Fedka. Je me charge de lui couper la langue aujourd'hui même…
— Les cadavres n'ont pas été brûlés?
— Pas le moins du monde; cette canaille n'a rien su faire convenablement. Mais du moins je me réjouis de vous voir si tranquille… car, bien que ce ne soit nullement votre faute et que vous n'ayez pas même une pensée à vous reprocher, n'importe… Avouez pourtant que tout cela arrange admirablement vos affaires: vous êtes, du coup, libre, veuf, en mesure d'épouser, quand vous voudrez, une belle et riche demoiselle, qui, par surcroît de veine, se trouve déjà dans vos mains. Voilà ce que peut faire un pur hasard, un concours fortuit de circonstances, — hein?
— Vous me menacez, imbécile?
— Allons, c'est cela, traitez-moi tout de suite d'imbécile, et quel ton! Vous devriez être enchanté, et vous… Je suis accouru tout exprès pour vous apprendre au plus tôt… Et pourquoi vous menacerais-je? Je me soucie bien d'obtenir quelque chose de vous par l'intimidation! Il me faut votre libre consentement, je ne veux point d'une adhésion forcée. Vous êtes une lumière, un soleil… C'est moi qui vous crains de toute mon âme, et non vous qui me craignez! Je ne suis pas Maurice Nikolaïévitch… Figurez- vous qu'au moment où j'arrivais ici à bride abattue, j'ai trouvé Maurice Nikolaïévitch près de la grille de votre jardin… il a dû passer là toute la nuit, son manteau était tout trempé! C'est prodigieux! Comment un homme peut-il être fou à ce point là?
— Maurice Nikolaïévitch? C'est vrai?
— C'est l'exacte vérité. Il est devant la grille du jardin. À trois cents pas d'ici, si je ne me trompe. J'ai passé à côté de lui aussi rapidement que possible, mais il m'a vu. Vous ne le saviez pas? En ce cas je suis bien aise d'avoir pensé à vous le dire. Tenez, celui-là est plus à craindre que personne, s'il a un revolver sur lui, et enfin la nuit, le mauvais temps, une irritation bien légitime, — car le voilà dans une drôle de situation, ha, ha! Qu'est-ce qu'il fait là selon vous?
— Il attend Élisabeth Nikolaïevna, naturellement.
— Bah! Mais pourquoi irait-elle le retrouver? Et… par une telle pluie… voilà un imbécile!
— Elle va le rejoindre tout de suite.
— Vraiment! Voilà une nouvelle! Ainsi… Mais écoutez, à présent la position d'Élisabeth Nikolaïevna est changée du tout au tout: que lui importe maintenant Maurice Nikolaïévitch? Rendu libre par le veuvage, vous pouvez l'épouser dès demain, n'est-ce pas? Elle ne le sait pas encore, — laissez-moi faire, et dans un instant j'aurai tout arrangé. Où est-elle? Ce qu'elle va être contente en apprenant cela!
— Contente?
— Je crois bien, allons lui porter la nouvelle.
— Et vous pensez que ces cadavres n'éveilleront chez elle aucun soupçon? demanda Nicolas Vsévolodovitch avec un singulier clignement d'yeux.
— Non, certes, ils n'en éveilleront pas, répondit plaisamment Pierre Stépanovitch, — car au point de vue juridique… Eh! quelle idée! Et quand même elle se douterait de quelque chose! Les femmes glissent si facilement là-dessus, vous ne connaissez pas encore les femmes! D'abord, maintenant c'est tout profit pour elle de vous épouser, attendue qu'elle s'est perdue de réputation; ensuite, je lui ai parlé du «navire» et j'ai remarqué qu'elle y mordait, voilà de quel calibre est cette demoiselle. N'ayez pas peur, elle enjambera ces petits cadavres avec aisance et facilité, d'autant plus que vous êtes tout à fait, tout à fait innocent, n'est-ce pas? Seulement elle aura soin de conserver ces petits cadavres pour vous les servir plus tard, après un an de mariage. Toute femme, en allant ceindre la couronne nuptiale, cherche ainsi des armes dans le passé de son mari, mais d'ici là… qu'y aura-t- il dans un an? Ha, ha, ha!
— Si vous avez un drojki, conduisez-la tout de suite auprès de Maurice Nikolaïévitch. Elle m'a déclaré tout à l'heure qu'elle ne pouvait pas me souffrir et qu'elle allait me quitter; assurément elle ne me permettrait pas de lui offrir une voiture.
— Ba-ah! Est-ce que, réellement, elle veut s'en aller? D'où cela pourrait-il venir? demanda Pierre Stépanovitch en regardant Stavroguine d'un air stupide.
— Elle s'est aperçue cette nuit que je ne l'aimais pas du tout… ce que, sans doute, elle a toujours su.
— Mais est-ce que vous ne l'aimez pas? répliqua le visiteur qui paraissait prodigieusement étonné; — s'il en est ainsi, pourquoi donc hier, quand elle est entrée, l'avez-vous gardée chez vous au lieu de la prévenir loyalement dès l'abord que vous ne l'aimiez pas? Vous avez commis une lâcheté épouvantable; et quel rôle ignoble je me trouve, par votre fait, avoir joué auprès d'elle!
Stavroguine eut un brusque accès d'hilarité.
— Je ris de mon singe, se hâta-t-il d'expliquer.
— Ah! vous avez deviné que je faisais le paillasse, reprit en riant aussi Pierre Stépanovitch; — c'était pour vous égayer! Figurez-vous, au moment où vous êtes entré ici, votre visage m'a appris que vous aviez du «malheur». Peut-être même est-ce une déveine complète, hein? Tenez, je parie, poursuivit-il en élevant gaiement la voix, — que pendant toute la nuit vous êtes resté assis à côté l'un de l'autre dans la salle, et que vous avez perdu un temps précieux à faire assaut de noblesse… Allons, pardonnez- moi, pardonnez-moi; cela m'est bien égal après tout: hier déjà j'étais sûr que le dénouement serait bête. Je vous l'ai amenée à seule fin de vous procurer un peu d'amusement, et pour vous prouver qu'avec moi vous ne vous ennuierez pas; je suis fort utile sous ce rapport; en général j'aime à faire plaisir aux gens. Si maintenant vous n'avez plus besoin d'elle, ce que je présumais en venant chez vous, eh bien…»
— Ainsi ce n'est que pour mon amusement que vous l'avez amenée?
— Pourquoi donc aurait-ce été?
— Ce n'était pas pour me décider à tuer ma femme?
— En voilà une! Mais est-ce que vous l'avez tuée? Quel homme tragique!
—Vous l'avez tuée, cela revient au même.
— Mais est-ce que je l'ai tuée? Je vous répète que je ne suis absolument pour rien dans cette affaire-là. Pourtant vous commencez à m'inquiéter…
— Continuez, vous disiez: «Si maintenant vous n'avez plus besoin d'elle, eh bien…»
— Eh bien, je vous prierai de me la rendre, naturellement! Je la marierai à Maurice Nikolaïévitch; soit dit en passant, ce n'est nullement moi qui l'ai mis en faction devant la grille de votre jardin, n'allez pas encore vous fourrer cela dans la tête! Voyez- vous, j'ai peur de lui en ce moment. Vous parliez de drojki, mais j'avais beau rouler à toute vitesse, je n'étais pas rassuré tantôt en passant à côté de lui. «S'il était armé d'un revolver?…» me disais-je. Heureusement que j'ai pris le mien. Le voici (il tira de sa poche un revolver qu'il s'empressa d'y remettre aussitôt après l'avoir montré à Stavroguine), — je m'en suis muni à cause de la longueur de la route… Pour ce qui est d'Élisabeth Nikolaïevna, je vous aurai tout dit en deux mots: son petit coeur souffre maintenant à la pensée de Maurice… du moins il doit souffrir… et vous savez — vraiment, elle n'est pas sans m'inspirer quelque pitié! Je vais la colloquer à Maurice, et aussitôt elle commencera à se souvenir de vous, à lui chanter vos louanges, à l'insulter en face, — tel est le coeur de la femme! Eh bien, voilà que vous riez encore? Je suis fort heureux que vous soyez redevenu gai. Allons la trouver. Je mettrai tout d'abord Maurice sur le tapis. Quant à ceux… qui ont été tués… peut- être vaut-il mieux ne pas lui en parler maintenant? Elle apprendra toujours cela assez tôt.
— Qu'est-ce qu'elle apprendra? Qui a été tué? Qu'avez-vous dit de
Maurice Nikolaïévitch? demanda Lisa ouvrant tout à coup la porte.
— Ah! vous étiez aux écoutes?
— Que venez-vous de dire au sujet de Maurice Nikolaïévitch? Il est tué?
— Ah! cette question prouve que vous n'avez pas bien entendu! Tranquillisez-vous, Maurice Nikolaïévitch est vivant et en parfaite santé, ce dont vous allez pouvoir vous assurer à l'instant même, car il est ici, près de la grille du jardin… et je crois qu'il a passé là toute la nuit; son manteau est tout trempé… Quand je suis arrivé, il m'a vu.
— Ce n'est pas vrai. Vous avez prononcé le mot «tué»… Qui est tué? insista la jeune fille en proie à une douloureuse angoisse.
— Il n'y a de tué que ma femme, son frère Lébiadkine et leur servante, déclara d'un ton ferme Stavroguine.
Lisa frissonna et devint affreusement pâle.
— C'est un étrange cas de férocité, Élisabeth Nikolaïevna, un stupide cas de meurtre ayant eu le vol pour mobile, se hâta d'expliquer Pierre Stépanovitch, — un malfaiteur a profité de l'incendie, voilà tout! Le coupable est le galérien Fedka, et il a été aidé par la sottise de Lébiadkine, lequel avait eu le tort de montrer son argent à tout le monde… Je me suis empressé d'apporter cette nouvelle à Stavroguine, et elle a produit sur lui l'effet d'un coup de foudre. Nous étions en train de nous demander s'il fallait vous apprendre cela tout de suite, ou s'il ne valait pas mieux remettre cette communication à plus tard.
— Nicolas Vsévolodovitch, dit-il la vérité? articula péniblement
Lisa.
— Non, il ne dit pas la vérité.
Pierre Stépanovitch eut un frisson.
— Comment, je ne dis pas la vérité! vociféra-t-il, — qu'est-ce encore que cela?
— Seigneur, je vais perdre la tête! s'écria Lisa.
— Mais comprenez donc au moins qu'en ce moment il est fou! cria de toute sa force Pierre Stépanovitch, — cela n'a rien d'étonnant, après tout: sa femme a été assassinée. Voyez comme il est pâle… Il a passé toute la nuit avec vous, il ne vous a pas quitté une minute, comment donc le soupçonner?
— Nicolas Vsévolodovitch, parlez comme vous parleriez devant Dieu: êtes-vous coupable, oui ou non? Je le jure, je croirai à votre parole comme à celle de Dieu et je vous accompagnerai au bout du monde, oh! oui, j'irai partout avec vous! Je vous suivrai comme un chien…
— Pourquoi donc la tourmentez-vous, tête fantastique que vous êtes? fit Pierre Stépanovitch exaspéré. — Élisabeth Nikolaïevna, pilez-moi dans un mortier, je dirai encore la même chose: il n'est pas coupable, loin de là, lui-même est tué, vous voyez bien qu'il a le délire. On ne peut rien lui reprocher, rien, pas même une pensée!… Le crime a été commis par des brigands qui, pour sûr, d'ici à huit jours, seront découverts et recevront le fouet… Les coupables ici sont le galérien Fedka et des ouvriers de l'usine Chpigouline, toute la ville le dit, je vous répète le bruit qui court.
— C'est vrai? C'est vrai? questionna Lisa tremblante comme si elle avait attendu son arrêt de mort.
— Je ne les ai pas tués et j'étais opposé à ce crime, mais je savais qu'on devait les assassiner et j'ai laissé faire les assassins. Allez-vous en loin de moi, Lisa, dit Nicolas Vsévolodovitch, et il rentra dans la salle.
La jeune fille couvrit son visage de ses mains et sortit de la maison. Le premier mouvement de Pierre Stépanovitch fut de courir après elle, mais, se ravisant tout à coup, il alla retrouver Stavroguine.
— Ainsi vous… Ainsi vous… Ainsi vous n'avez peur de rien? hurla-t-il, l'écume aux lèvres; sa fureur était telle qu'il pouvait à peine parler.
Debout au milieu de la salle, Nicolas Vsévolodovitch ne répondit pas un mot. Il avait pris dans sa main gauche une touffe de ses cheveux et souriait d'un air égaré. Pierre Stépanovitch le tira violemment par la manche.
— Vous vous dérobez, n'est-ce pas? Ainsi voilà ce que vous avez en vue? Vous dénoncerez tout le monde, après quoi vous entrerez dans un monastère ou vous irez au diable… Mais je saurai bien vous escoffier tout de même, quoique vous ne me craigniez pas!
À la fin, Stavroguine remarqua la présence de Pierre Stépanovitch.
— Ah! c'est vous qui faites ce bruit? observa-t-il, et, la mémoire lui revenant soudain, il ajouta: — Courez, courez donc! Reconduisez-la jusque chez elle, que personne ne sache… et qu'elle n'aille pas là-bas… voir les corps… les corps… Mettez-la de force en voiture… Alexis Egoritch! Alexis Egoritch!
— Attendez, ne criez pas! À présent elle est déjà dans les bras de Maurice… Maurice ne montera pas dans votre voiture… Attendez donc! Il s'agit bien de voiture en ce moment!
Il sortit de nouveau son revolver de sa poche; Stavroguine le regarda sérieusement.
— Eh bien, tuez-moi! dit-il à voix basse et d'un ton résigné.
— Ah! diable, de quel mensonge un homme peut charger sa conscience! reprit vivement Pierre Stépanovitch. — Vous voulez qu'on vous tue, n'est-ce pas? Elle aurait dû, vraiment, vous cracher au visage!… Vous, un «navire»! Vous n'êtes qu'une vieille barque trouée, bonne à débiter comme bois de chauffage… Allons, que du moins la colère vous réveille! E-eh! Cela devrait vous être égal, puisque vous-même demandez qu'on vous loge une balle dans le front?
Stavroguine eut un sourire étrange.
— Si vous n'étiez pas un bouffon, peut-être qu'à présent je dirais: oui… Si seulement la chose était un tant soit peu plus intelligente…
— Je suis un bouffon, mais je ne veux pas que vous, la meilleure partie de moi-même, vous en soyez un! Vous me comprenez?
Nicolas Vsévolodovitch comprit ce langage qui aurait peut-être été incompréhensible pour tout autre. Chatoff avait été fort étonné en entendant Stavroguine lui dire qu'il y avait de l'enthousiasme chez Pierre Stépanovitch.
— Pour le moment laissez-moi et allez-vous-en au diable, mais d'ici à demain j'aurai pris une résolution. Venez demain.
— Oui? C'est: oui?
— Est-ce que je sais?… Allez au diable, au diable!
Et il sortit de la salle.
— Après tout, cela vaut peut-être encore mieux, murmura à part soi Pierre Stépanovitch en remettant son revolver dans sa poche.
III
Il n'eut pas de peine à rattraper Élisabeth Nikolaïevna, qui n'était encore qu'à quelques mètres de la maison. Alexis Égorovitch, en frac et sans chapeau, la suivait à un pas de distance. Il avait pris une attitude respectueuse et suppliait instamment la jeune fille d'attendre la voiture; le vieillard était fort ému, il pleurait presque.
— Va-t-en, ton maître demande du thé, il n'y a personne pour le servir, dit Pierre Stépanovitch au domestique, et, après l'avoir ainsi renvoyé, il prit sans façon le bras d'Élisabeth Nikolaïevna.
Celle-ci le laissa faire, mais elle ne semblait pas en possession de toute sa raison, la présence d'esprit ne lui était pas encore revenue.
— D'abord, vous ne devez pas aller de ce côté, commença Pierre Stépanovitch, — c'est par ici qu'il faut prendre, au lieu de passer devant le jardin. Secondement, il est impossible, en tout cas, que vous fassiez la route à pied, il y a trois verstes d'ici chez vous, et vous êtes à peine vêtue. Si vous attendiez une minute? Mon cheval est à l'écurie, je vais le faire atteler tout de suite, vous monterez dans mon drojki, et je vous ramènerai chez vous sans que personne vous voie.
— Que vous êtes bon… dit avec sentiment Lisa.
— Laissez donc; à ma place tout homme humain en ferait autant…
Lisa regarda son interlocuteur, et ses traits prirent une expression d'étonnement.
— Ah! mon Dieu, je pensais que ce vieillard était toujours là!
— Écoutez, je suis bien aise que vous preniez la chose de cette façon, parce qu'il n'y a là qu'un préjugé stupide; puisqu'il en est ainsi, ne vaut-il pas mieux que j'ordonne tout de suite à ce vieillard de préparer la voiture? C'est l'affaire de dix minutes, nous rebrousserions chemin et nous attendrions devant le perron, hein?
— Je veux auparavant… où sont ces gens qu'on a tués?
— Allons, voilà encore une fantaisie! C'est ce que je craignais… Non, trêve de fadaises; vous n'avez pas besoin d'aller voir cela.
— Je sais où ils sont, je connais cette maison.
— Eh bien, qu'importe que vous la connaissiez? Voyez donc, il pleut, il fait du brouillard (voilà, pourtant, j'ai assumé un devoir sacré!)… Écoutez, Élisabeth Nikolaïevna, de deux choses l'une: ou vous acceptez une place dans mon drojki, alors attendez et ne bougez pas d'ici, car si nous faisons encore vingt pas, Maurice Nikolaïévitch ne manquera pas de nous apercevoir…
— Maurice Nikolaïévitch! Où? Où?
— Eh bien, si vous voulez l'aller retrouver, soit, je vous accompagnerai encore un moment et je vous montrerai où il est, mais ensuite je vous tirerai ma révérence; je ne tiens pas du tout à m'approcher de lui pour le quart d'heure.
— Il m'attend, Dieu! s'écria Lisa; elle s'arrêta soudain, et une vive rougeur colora son visage.
— Mais qu'est-ce que cela fait, du moment que c'est un homme sans préjugés? Vous savez, Élisabeth Nikolaïevna, tout cela n'est pas mon affaire, je suis tout à fait désintéressé dans la question, et vous le savez vous-même; mais en somme je vous porte de l'intérêt… Si nous nous sommes trompés sur le compte de notre «navire», s'il se trouve n'être qu'une vieille barque pourrie, bonne à démolir…
— Ah! parfait! cria Lisa.
— Parfait, dit-elle, et elle pleure. Il faut ici de la virilité. Il faut ne le céder en rien à un homme. Dans notre siècle, quand une femme… fi, diable (Pierre Stépanovitch avait peine à se débarrasser de sa pituite)! Mais surtout il ne faut rien regretter: l'affaire peut encore s'arranger admirablement. Maurice Nikolaïévitch est un homme… en un mot, c'est un homme sensible, quoique peu communicatif, ce qui, du reste, est bon aussi, bien entendu à condition qu'il soit sans préjugés…
— À merveille, à merveille! répéta la jeune fille avec un rire nerveux.
— Allons, diable… Élisabeth Nikolaïevna, reprit Pierre Stépanovitch d'un ton piqué, — moi, ce que je vous en dis, c'est uniquement dans votre intérêt… Qu'est-ce que cela peut me faire, à moi?… Je vous ai rendu service hier, j'ai déféré à votre désir, et aujourd'hui… Eh bien, tenez, d'ici l'on aperçoit Maurice Nikolaïévitch, le voilà, là-bas, il ne vous voit pas. Vous savez, Élisabeth Nikolaïevna, avez-vous lu Pauline Sax?
— Qu'est-ce que c'est?
— C'est une nouvelle; je l'ai lue quand j'étais étudiant… Le héros est un certain Sax, un riche employé qui surprend sa femme en flagrant délit d'adultère à la campagne… Allons, diable, il faut cracher là-dessus. Vous verrez qu'avant de vous avoir ramenée chez vous, Maurice Nikolaïévitch vous aura déjà adressé une demande en mariage. Il ne vous voit pas encore.
— Ah! qu'il ne me voie point! cria tout à coup Lisa comme affolée; — allons-nous-en, allons-nous-en! Dans le bois, dans la plaine!
Et elle rebroussa chemin en courant.
— Pierre Stépanovitch s'élança à sa poursuite.
— Élisabeth Nikolaïevna, quelle pusillanimité! Et pourquoi ne voulez-vous pas qu'il vous voie? Au contraire, regardez-le en face, carrément, fièrement… Si vous êtes honteuse parce que vous avez perdu votre… virginité… c'est un préjugé si arriéré… Mais où allez-vous donc, où allez-vous donc? Eh! comme elle trotte! Retournons plutôt chez Stavroguine, nous monterons dans mon drojki… Mais où allez-vous donc? Par là ce sont les champs, allons, la voilà qui tombe!…
Il s'arrêta. Lisa volait comme un oiseau, sans savoir où elle allait; déjà une distance de cinquante pas la séparait de Pierre Stépanovitch, quand elle choppa contre un petit monceau de terre et tomba. Au même instant un cri terrible retentit derrière elle. Ce cri avait été poussé par Maurice Nikolaïévitch qui, ayant vu la jeune fille s'enfuir à toutes jambes, puis tomber, courait après elle à travers champs. Aussitôt Pierre Stépanovitch battit en retraite vers la maison de Stavroguine pour monter au plus vite dans son drojki.
Mais Maurice Nikolaïévitch fort effrayé se trouvait déjà près de Lisa qui venait de se relever; il s'était penché sur elle et lui avait pris la main, qu'il tenait dans les siennes. Cette rencontre se produisant dans des conditions si invraisemblables avait ébranlé la raison du capitaine d'artillerie, et des larmes coulaient sur ses joues. Il voyait celle qu'il aimait d'un amour si respectueux courir comme une folle à travers champs, à une pareille heure, par un temps pareil, n'ayant d'autre vêtement que sa robe, cette superbe robe de la veille, maintenant fripée et couverte de boue… Sans proférer un mot, car il n'en aurait pas eu la force, il ôta son manteau et le posa en tremblant sur les épaules de Lisa. Tout à coup un cri lui échappa: il avait senti sur sa main les lèvres de la jeune fille.
— Lisa, je ne sais rien, mais ne me repoussez pas loin de vous!
— Oh! oui, allons-nous-en bien vite, ne m'abandonnez pas!
Et, le prenant elle-même par le bras, elle l'entraîna à sa suite.
Puis elle baissa soudain la voix et ajouta d'un ton craintif:
— Maurice Nikolaïévitch, jusqu'à présent je m'étais toujours piquée de bravoure, mais ici j'ai peur de la mort. Je mourrai, je mourrai bientôt, mais j'ai peur, j'ai peur de mourir…
Et, tout en murmurant ces paroles, elle serrait avec force le bras de son compagnon.
— Oh! s'il passait quelqu'un! soupira Maurice Nikolaïévitch, qui promenait autour de lui des regards désespérés, — si nous pouvions rencontrer une voiture! Vous vous mouillez les pieds, vous… perdez la raison!
— Non, non, ce n'est rien, reprit-elle, — là, comme cela, près de vous j'ai moins peur, tenez-moi par la main, conduisez-moi… Où allons-nous maintenant? À la maison? Non, je veux d'abord voir les victimes. Ils ont, dit-on, égorgé sa femme, et il déclare que c'est lui-même qui l'a assassinée; ce n'est pas vrai, n'est-ce pas? ce n'est pas vrai? Je veux voir moi-même ceux qui ont été tués… à cause de moi… c'est en songeant à eux que, cette nuit, il a cessé de m'aimer… Je verrai et je saurai tout. Vite, vite, je connais cette maison… il y a là un incendie… Maurice Nikolaïévitch, mon ami, ne me pardonnez pas, je suis déshonorée! Pourquoi me pardonner? Pourquoi pleurez-vous? Donnez-moi un soufflet et tuez-moi ici dans la campagne comme un chien!
— Il n'appartient à personne de vous juger maintenant, répondit d'un ton ferme Maurice Nikolaïévitch, — que Dieu vous pardonne! Moins que tout autre je puis être votre juge!
Mais leur conversation serait trop étrange à rapporter. Pendant ce temps, tous deux, la main dans la main, cheminaient d'un pas rapide, on les aurait pris pour des aliénés. Ils marchaient dans la direction de l'incendie. Maurice Nikolaïévitch n'avait pas encore perdu l'espoir de rencontrer à tout le moins quelque charrette, mais on n'apercevait personne. Une petite pluie fine ne cessait de tomber, obscurcissant tout le paysage et noyant tous les objets dans une même teinte plombée qui ne permettait pas de les distinguer les uns des autres. Quoiqu'il fît jour depuis longtemps, il semblait que l'aube n'eût point encore paru. Et, soudain, de ce froid brouillard se détacha une figure étrange, falote, qui marchait à la rencontre des deux jeunes gens. Quand je me représente maintenant cette scène, je pense que je n'en aurais pas cru mes yeux si j'avais été à la place d'Élisabeth Nikolaïevna; pourtant elle poussa un cri de joie et reconnut tout de suite l'homme qui s'avançait vers elle. C'était Stépan Trophimovitch. Par quel hasard se trouvait-il là? Comment sa folle idée de fuite avait-elle pu se réaliser? — on le verra plus loin. Je noterai seulement que, ce matin là, il avait déjà la fièvre, mais la maladie n'était pas un obstacle pour lui: il foulait d'un pas ferme le sol humide; évidemment il avait combiné son entreprise du mieux qu'il avait pu, dans son isolement et avec toute son inexpérience d'homme de cabinet. Il était en «tenue de voyage», c'est-à-dire qu'il portait un manteau à manches, une large ceinture de cuir verni serrée autour de ses reins par une boucle, et de grandes bottes neuves dans lesquelles il avait fait rentrer son pantalon. Sans doute depuis fort longtemps déjà il s'était imaginé ainsi le type du voyageur; la ceinture et les grandes bottes à la hussarde, qui gênaient considérablement sa marche, il avait dû se les procurer plusieurs jours à l'avance. Un chapeau à larges bords et une écharpe en poil de chameau enroulée autour du cou complétaient le costume de Stépan Trophimovitch. Il tenait dans sa main droite une canne et un parapluie ouvert, dans sa main gauche un sac de voyage fort petit, mais plein comme un oeuf. Ces trois objets, — la canne, le parapluie et le sac de voyage, étaient devenus, au bout d'une verste, très fatigants à porter.
À la joie irréfléchie du premier moment avait succédé chez Lisa un étonnement pénible.
— Est-il possible que ce soit bien vous? s'écria-t-elle en considérant le vieillard avec tristesse.
En proie à une sorte d'exaltation délirante, il s'élança vers elle:
_— Lise! Chère, chère, _se peut-il aussi que ce soit vous… au milieu d'un pareil brouillard? Voyez: les lueurs de l'incendie rougissent le ciel! _Vous êtes malheureuse, n'est-ce pas? _Je le vois, je le vois, ne me racontez rien, mais ne m'interrogez pas non plus. _Nous sommes tous malheureux, mais il faut les pardonner tous. Pardonnons, Lise, _et nous serons libres à jamais. Pour en finir avec le monde et devenir pleinement libre, — il faut pardonner, pardonner et pardonner!
— Mais pourquoi vous mettez-vous à genoux?
— Parce qu'en prenant congé du monde je veux dire adieu, dans votre personne, à tout mon passé! — Il fondit en larmes, et prenant les deux mains de la jeune fille, il les posa sur ses yeux humides: — Je m'agenouille devant tout ce qu'il y a eu de beau dans mon existence, je l'embrasse et je le remercie! Maintenant mon être est brisé en deux: — là, c'est un insensé qui a rêvé d'escalader le ciel, _vingt-deux ans! _Ici, c'est un vieillard tué, glacé, précepteur… _chez un marchand, s'il existe pourtant, ce marchand… _Mais comme vous êtes trempée, Lise! s'écria-t- il, et il se releva soudain, sentant que l'humidité du sol se communiquait à ses genoux, — et comment se fait-il que je vous rencontre ainsi vêtue… à pied, dans cette plaine?… Vous pleurez? _Vous êtes malheureuse? _Bah! j'ai entendu parler de quelque chose… Mais d'où venez-vous donc maintenant? demanda-t- il d'un air inquiet; en même temps il regardait avec une profonde surprise Maurice Nikolaïévitch; — mais savez-vous l'heure qu'il est?
— Stépan Trophimovitch, avez-vous entendu parler là-bas de gens assassinés?… C'est vrai? C'est vrai?
— Ces gens! Toute la nuit j'ai vu l'incendie allumé par eux. Ils ne pouvaient pas finir autrement… (ses yeux étincelèrent de nouveau). Je m'arrache à un songe enfanté par la fièvre chaude, je cours à la recherche de la Russie, _existe-t-elle, la Russie? Bah! c'est vous, cher capitaine! _Je n'ai jamais douté que je vous rencontrerais dans l'accomplissement de quelque grande action… Mais prenez mon parapluie et — pourquoi donc allez-vous à pied? Pour l'amour de Dieu, prenez du moins ce parapluie; moi, je n'en ai pas besoin, je trouverai une voiture quelque part. Voyez-vous, je suis parti à pied parce que si Stasie (c'est-à-dire Nastasia) avait eu vent de mon dessein, ses cris auraient ameuté toute la rue; je me suis donc esquivé aussi incognito que possible. Je ne sais pas, on ne lit dans le Golos que des récits d'attaques à main armée sur les grands chemins; pourtant il n'est pas présumable qu'à peine en route je rencontre un brigand? _Chère Lise, _vous disiez, je crois, qu'on avait tué quelqu'un? _Ô mon Dieu, _vous vous trouvez mal!
— Allons-nous-en, allons-nous-en! cria comme dans un accès nerveux Élisabeth Nikolaïevna, entraînant encore à sa suite Maurice Nikolaïévitch; puis elle revint brusquement sur ses pas. - - Attendez, Stépan Trophimovitch, attendez, pauvre homme, laissez- moi faire sur vous le signe de la croix. Peut-être faudrait-il plutôt vous lier, mais j'aime mieux faire le signe de la croix sur vous. Priez, vous aussi, pour la pauvre Lisa, — un peu, pas beaucoup, pour autant que cela ne vous gênera pas. Maurice Nikolaïévitch, rendez à cet enfant son parapluie, rendez-le-lui tout de suite. Là, c'est bien… Partons donc, partons!
Lorsqu'ils arrivèrent à la maison fatale, la foule considérable réunie en cet endroit avait déjà beaucoup entendu parler de Stavroguine et de l'intérêt qu'il était censé avoir à l'assassinat de sa femme. Cependant, je le répète, l'immense majorité continuait à écouter silencieuse et calme. Les quelques individus qui donnaient des signes d'agitation étaient, ou des gens ivres, ou des esprits très impressionnables comme le bourgeois dont j'ai parlé plus haut. Tout le monde le connaissait pour un homme plutôt doux que violent, mais sous le coup d'une émotion subite il perdait soudain tout sang-froid. Je ne vis pas arriver les deux jeunes gens. Quand, à mon extrême stupéfaction, j'aperçus Élisabeth Nikolaïevna, elle avait déjà pénétré fort avant dans la foule et se trouvait à une grande distance de moi; je ne remarquai pas tout d'abord la présence de Maurice Nikolaïévitch: il est probable qu'à un certain moment la cohue l'avait séparé de sa compagne. Celle-ci, qui, semblable à une hypnotisée, traversait le rassemblement sans rien voir autour d'elle, ne tarda pas, comme bien on pense, à attirer l'attention. Sur son passage retentirent bientôt des vociférations menaçantes. «C'est la maîtresse de Stavroguine!» cria quelqu'un. «Il ne leur suffit pas de tuer, ils viennent contempler leurs victimes!» ajouta un autre. Tout à coup je vis un bras se lever derrière Lisa et s'abattre sur sa tête; elle tomba. Poussant un cri terrible, Maurice Nikolaïévitch se précipita au secours de la malheureuse et frappa de toutes ses forces un homme qui l'empêchait d'arriver jusqu'à elle, mais au même instant le bourgeois, qui se trouvait derrière lui, le saisit à bras-le-corps. Durant quelques minutes il y eut une telle confusion que je ne pus rien distinguer nettement. Lisa se releva, paraît-il, mais un second coup la renversa de nouveau à terre. La foule s'écarta aussitôt, laissant un petit espace vide autour de la jeune fille étendue sur le sol. Debout au-dessus de son amie, Maurice Nikolaïévitch affolé, couvert de sang, criait, pleurait, se tordait les mains. Je ne me rappelle pas bien ce qui se passa ensuite, je me souviens seulement que tout à coup on emporta Lisa. Je courus me joindre au lugubre cortège; l'infortunée respirait encore et n'avait peut-être pas perdu connaissance. On arrêta dans la foule le bourgeois et trois autres individus. Ces derniers jusqu'à présent protestent de leur innocence: à les en croire, leur arrestation serait une erreur de la police; c'est bien possible. Quant au bourgeois, bien que sa culpabilité soit évidente, il était alors dans un tel état de surexcitation qu'il n'a pu encore fournir un récit détaillé de l'événement. Appelé à déposer comme témoin au cours de l'instruction judiciaire, j'ai déclaré que, selon moi, ce crime n'avait été nullement prémédité, et qu'il fallait y voir le résultat d'un entraînement tout à fait accidentel. C'est ce que je pense aujourd'hui encore.
CHAPITRE IV
DERNIÈRE RÉSOLUTION.
I
Durant cette matinée, beaucoup de personnes virent Pierre Stépanovitch; elles racontèrent plus tard qu'elles avaient remarqué chez lui une animation extraordinaire. À deux heures de l'après-midi, il se rendit chez Gaganoff, qui était arrivé la veille de la campagne. Une nombreuse société se trouvait réunie dans cette maison, et, bien entendu, chacun disait son mot sur les derniers événements. Pierre Stépanovitch tint le dé de la conversation et se fit écouter. Chez nous on l'avait toujours considéré comme «un étudiant bavard et un peu fêlé», mais cette fois le sujet qu'il traitait était intéressant, car il parlait de Julie Mikhaïlovna. Ayant été le confident intime de la gouvernante, il donna sur elle force détails très nouveaux et très inattendus; comme par inadvertance, il révéla plusieurs propos piquants qu'elle avait tenus sur des personnalités connues de toute la ville. L'attitude du narrateur, pendant qu'il commettait ces indiscrétions, était celle d'un homme exempt de malice, mais obligé par son honnêteté d'éclaircir tout à coup une foule de malentendus, et en même temps si naïf, si maladroit, qu'il ne sait ni par où commencer, ni par où finir. Toujours sans avoir l'air de le faire exprès, il glissa dans la conversation que Julie Mikhaïlovna connaissait parfaitement le secret de Stavroguine et qu'elle avait mené tout l'intrigue. Il avait été, lui, Pierre Stépanovitch, mystifié par la gouvernante, car lui-même était amoureux de cette malheureuse Lisa, et pourtant on s'y était pris de telle sorte qu'il avait presque conduit la jeune fille chez Stavroguine. «Oui, oui, vous pouvez rire, messieurs», acheva-t-il, «mais si seulement j'avais su, si j'avais su comment cela finirait!» On l'interrogea avec la plus vive curiosité au sujet de Stavroguine: il répondit carrément que, selon lui, la tragique aventure de Lébiadkine était un pur accident provoqué par l'imprudence de Lébiadkine lui-même, qui avait eu le tort de montrer son argent. Il donna à cet égard des explications très satisfaisantes. Un des auditeurs lui fit observer qu'il avait assez mauvaise grâce à venir maintenant débiner Julie Mikhaïlovna, après avoir mangé et bu, si pas couché, dans sa maison. Mais Pierre Stépanovitch trouva aussitôt une réplique victorieuse:
— Si j'ai mangé et bu chez elle, ce n'est pas parce que j'étais sans argent, et ce n'est pas ma faute si elle m'invitait à dîner. Permettez-moi d'apprécier moi-même dans quelle mesure j'en dois être reconnaissant.
En général, l'impression produite par ces paroles lui fut favorable: «Sans doute ce garçon-là est un écervelé», se disait- on, «mais est-ce qu'il en peut si Julie Mikhaïlovna a fait des sottises? Au contraire, il a toujours cherché à la retenir…»
Vers deux heures, le bruit se répandit soudain que Stavroguine, dont on parlait tant, était parti à l'improviste pour Pétersbourg par le train de midi. Cette nouvelle fit sensation; plusieurs froncèrent le sourcil. À ce qu'on raconte, Pierre Stépanovitch fut si consterné qu'il changea de visage; sa stupeur se traduisit même par une exclamation étrange: «Mais qui donc a pu le laisser partir?» Il quitta immédiatement la demeure de Gaganoff. Pourtant, on le vit encore dans deux ou trois maisons.
À la chute du jour, il trouva moyen de pénétrer jusqu'à Julie Mikhaïlovna, non sans difficulté toutefois, car elle ne voulait pas le recevoir. Je n'eus connaissance du fait que trois semaines plus tard; Julie Mikhaïlovna me l'apprit elle-même, à la veille de partir pour Pétersbourg. Elle n'entra dans aucun détail et se borna à me dire en frissonnant qu'il «l'avait alors étonnée au- delà de toute mesure». Je suppose qu'il la menaça simplement de la présenter comme sa complice, au cas où elle s'aviserait de «parler». Pierre Stépanovitch était obligé d'effrayer la gouvernante pour assurer l'exécution de ses projets, que, naturellement, elle ignorait, et ce fut seulement cinq jours après qu'elle comprit pourquoi il avait tant douté de son silence, et tant craint de sa part quelque nouvel élan d'indignation…
Entre sept et huit heures du soir, alors que déjà il faisait très sombre, les nôtres se réunirent au grand complet, c'est-à-dire tous les cinq, chez l'enseigne Erkel qui demeurait au bout de la ville, dans une petite maison borgne de la rue Saint-Thomas. Pierre Stépanovitch lui-même leur avait donné rendez-vous en cet endroit, mais il fut fort inexact, et l'on dut attendre pendant une heure. L'enseigne Erkel était cet officier qui, à la soirée chez Virguinsky, avait tout le temps fait mine de prendre des notes sur un agenda. Arrivé depuis peu dans notre ville, il vivait très retiré, logeant dans une impasse chez deux soeurs, deux vieilles bourgeoises, et il devait bientôt partir; en se réunissant chez lui on ne risquait pas d'attirer l'attention. Ce garçon étrange se distinguait par une taciturnité remarquable. Il pouvait passer dix soirées consécutives au milieu d'une société bruyante et entendre les conversations les plus extraordinaires, sans proférer lui-même un seul mot: dans ces occasions, il se contentait d'écouter de toutes ses oreilles, en fixant ses yeux enfantins sur ceux qui parlaient. Sa figure était agréable et paraissait même indiquer de l'intelligence. Il n'appartenait pas au quinquévirat; les nôtres supposaient qu'il avait reçu d'un certain endroit des instructions spéciales et qu'il était purement un homme d'exécution. On sait maintenant qu'il n'avait d'instruction d'aucune sorte, et c'est tout au plus si lui-même se rendait bien compte de sa position. Il n'était que le séide fanatique de Pierre Stépanovitch, dont il avait fait la connaissance peu de temps auparavant. S'il avait rencontré quelque monstre prématurément perverti, et que celui-ci lui eût demandé, comme un service à rendre à la cause sociale, d'organiser une bande de brigands et d'assassiner le premier moujik venu, Erkel se fût exécuté sans désemparer. Il avait quelque part une mère malade à qui il envoyait la moitié de sa maigre solde, — et comme, sans doute, la pauvre femme embrassait cette petite tête blonde, comme elle tremblait, comme elle priait pour sa conservation!
Une grande agitation régnait parmi les nôtres. Les événements de la nuit précédente les avaient stupéfiés, et ils se sentaient inquiets. À quelles conséquences inattendues avait abouti le scandale systématiquement organisé par eux, mais qui, dans leur pensée, ne devait pas dépasser les proportions d'un simple boucan! L'incendie du Zariétchié, l'assassinat des Lébiadkine, le meurtre de Lisa, c'étaient là autant de surprises qu'ils n'avaient pas prévues dans leur programme. Ils accusaient hautement de despotisme et de dissimulation la main qui les avait fait mouvoir. Bref, en attendant Pierre Stépanovitch, tous s'excitaient mutuellement à réclamer de lui une explication catégorique; si cette fois encore ils ne pouvaient l'obtenir, eh bien, ils se dissoudraient, sauf à remplacer le quinquévirat par une nouvelle société secrète, fondée, celle-ci, sur des principes égalitaires et démocratiques. Lipoutine, Chigaleff et l'homme versé dans la connaissance du peuple se montraient surtout partisans de cette idée; Liamchine, silencieux, semblait approuver tacitement. Virguinsky hésitait; sur sa proposition, on convint d'entendre d'abord Pierre Stépanovitch; mais celui-ci n'apparaissait toujours pas, et ce sans gêne contribuait encore à irriter les esprits. Erkel servait ses hôtes sans proférer une parole; pour plus de sûreté, l'enseigne était allé lui-même chercher le thé chez ses logeuses au lieu de le faire monter par la servante.
Pierre Stépanovitch n'arriva qu'à huit heures et demie. D'un pas rapide il s'avança vers la table ronde qui faisait face au divan sur lequel la compagnie avait pris place; il garda à la main son bonnet fourré et refusa le thé qu'on lui offrit. Sa physionomie était courroucée, dure et hautaine. Sans doute, il lui avait suffi de jeter les yeux sur les nôtres pour deviner la révolte qui grondait au fond de leurs âmes.
— Avant que j'ouvre la bouche, dites ce que vous avez sur le coeur, commença-t-il en regardant autour de lui avec un sourire fielleux.
Lipoutine prit la parole au nom de tous, et, d'une voix tremblante de colère, il déclara que «si l'on continuait ainsi, on se briserait le front». Oh! ils ne redoutaient nullement cette éventualité, ils étaient même tout prêts à l'affronter, mais seulement pour l'oeuvre commune (mouvement et approbation). En conséquence, on devait être franc avec eux et leur dire toujours d'avance où on les conduisait, «autrement, qu'arriverait-il?» (Nouveau mouvement, quelques sons gutturaux.) Une pareille manière de procéder était pour eux aussi humiliante que dangereuse… «Ce n'est pas du tout que nous ayons peur, acheva l'orateur, — mais si un seul agit et fait manoeuvrer les autres comme de simples pions, les erreurs d'un seul causeront la perte de tous.» (Cris: Oui, oui! Assentiment général.)
— Le diable m'emporte, qu'est-ce qu'il vous faut donc?
— Et quel rapport les petites intrigues de monsieur Stavroguine ont-elles avec l'oeuvre commune? répliqua violemment Lipoutine. — Qu'il appartienne d'une façon occulte au centre, si tant est que ce centre fantastique existe réellement, c'est possible, mais nous ne voulons pas savoir cela. Le fait est qu'un assassinat a été commis et que l'éveil est donné à la police; en suivant le fil on arrivera jusqu'à notre groupe.
— Vous vous perdrez avec Stavroguine, et nous nous perdrons avec vous, ajouta l'homme qui connaissait le peuple.
— Et sans aucune utilité pour l'oeuvre commune, observa tristement Virguinsky.
— Quelle absurdité! L'assassinat est un pur accident, Fedka a tué pour voler.
— Hum! Pourtant il y a là une coïncidence étrange, remarqua aigrement Lipoutine.
— Eh bien, si vous voulez que je vous le dise, c'est par votre propre fait que cela est arrivé.
— Comment, par notre fait?
— D'abord vous, Lipoutine, avez vous-même pris part à cette intrigue, ensuite et surtout on vous avait ordonné d'expédier Lébiadkine à Pétersbourg, et l'on vous avait remis de l'argent à cet effet; or, qu'avez-vous fait? Si vous vous étiez acquitté de votre tâche, cela n'aurait pas eu lieu.
— Mais n'avez-vous pas vous-même émis l'idée qu'il serait bon de laisser Lébiadkine lire ses vers?
— Une idée n'est pas un ordre. L'ordre, c'était de le faire partir.
— L'ordre! Voilà un mot assez étrange… Au contraire, s'il n'est pas parti, c'est précisément en vertu d'un contrordre que vous avez donné.
— Vous vous êtes trompé et vous avez fait une sottise en même temps qu'un acte d'indiscipline. Quant au meurtre, c'est l'oeuvre de Fedka, et il a agi seul, dans un but de pillage. Vous avez entendu raconter des histoires et vous les avez crues. La peur vous a pris. Stavroguine n'est pas si bête, et la preuve, c'est qu'il est parti à midi, après avoir vu le vice-gouverneur; si les bruits qui courent avaient le moindre fondement, on ne l'aurait pas laissé partir en plein jour pour la capitale.
— Mais nous sommes loin d'affirmer que monsieur Stavroguine personnellement ait assassiné, reprit d'un ton caustique Lipoutine, — il a pu même ignorer la chose, tout comme moi; vous savez fort bien vous-même que je n'étais au courant de rien, quoique je me sois fourré là dedans comme un mouton dans la marmite.
— Qui donc accusez-vous? demanda Pierre Stépanovitch en le regardant d'un air sombre.
— Ceux qui ont besoin de brûler les villes.
— Le pire, c'est que vous vous esquivez par la tangente. Du reste, voulez-vous lire ceci et le montrer aux autres? C'est seulement pour votre édification.
Il tira de sa poche la lettre anonyme que Lébiadkine avait écrite à Lembke et la tendit à Lipoutine. Celui-ci la lut avec un étonnement visible, et, pensif, la donna à son voisin; la lettre eut bientôt fait le tour de la société.
— Est-ce, en effet, l'écriture de Lébiadkine? questionna
Chigaleff.
— Oui, c'est son écriture, déclarèrent Lipoutine et Tolkatchenko (celui qui connaissait le peuple).
— J'ai seulement voulu vous édifier, voyant combien vous étiez sensible au sort de Lébiadkine, répéta Pierre Stépanovitch; — ainsi, messieurs, continua-t-il après avoir repris la lettre, — un Fedka, sans s'en douter, nous débarrasse d'un homme dangereux. Voilà ce que fait parfois le hasard! N'est-ce pas que c'est instructif?
Les membres échangèrent entre eux un rapide regard.
— Et maintenant, messieurs, c'est à mon tour de vous interroger, poursuivit avec dignité Pierre Stépanovitch. — Puis-je savoir pourquoi vous avez cru devoir brûler la ville sans y être autorisés?
— Comment? Quoi? C'est nous, nous qui avons brûlé la ville? Voilà une idée de fou! s'écrièrent les interpellés.
— Je comprends que vous ayez voulu vous amuser, continua sans s'émouvoir Pierre Stépanovitch, — mais il ne s'agit pas, dans l'espèce, des petits scandales qui ont égayé la fête de Julie Mikhaïlovna. Je vous ai convoqués ici pour vous révéler la gravité du danger que vous avez si bêtement attiré sur vous et qui menace bien autre chose encore que vos personnes.
Virguinsky, resté jusqu'alors silencieux, prit la parole d'un ton presque indigné:
— Permettez, nous avions, nous, l'intention de vous déclarer qu'une mesure si grave et en même temps si étrange, prise en dehors des membres, est le fait d'un despotisme qui ne tient aucun compte de nos droits.
— Ainsi vous niez? Eh bien, moi, j'affirme que c'est vous, vous seuls, qui avez brûlé la ville. Messieurs, ne mentez pas, j'ai des renseignements précis. Par votre indiscipline vous avez mis en danger l'oeuvre commune elle-même. Vous n'êtes qu'une des mailles d'un réseau immense, et vous devez obéir aveuglément au centre. Cependant trois d'entre vous, sans avoir reçu les moindres instructions à cet égard, ont poussé les ouvriers de l'usine à mettre le feu, et l'incendie a eu lieu.
— Quels sont ces trois? Nommez-les!
— Avant-hier, entre trois et quatre heures, vous, Tolkatchenko, vous avez tenu des propos incendiaires à Fomka Zavialoff au Myosotis.
L'homme qui connaissait le peuple bondit d'étonnement:
— Allons donc, je lui ai à peine dit un mot, et encore sans intention, je n'attachais à cela aucune importance; il avait été fouetté le matin, voilà pourquoi je lui ai parlé ainsi; du reste, je l'ai quitté tout de suite, il était trop ivre. Si vous ne m'aviez pas rappelé la chose, je ne m'en serais pas souvenu. Ce n'est pas un simple mot qui a pu occasionner l'incendie.
— Vous ressemblez à un homme qui s'étonnerait en voyant une petite étincelle provoquer l'explosion d'une poudrière.
— Fomka et moi, nous étions dans un coin, et je lui ai parlé tout bas dans le tuyau de l'oreille; comment avez-vous pu savoir ce que je lui ai dit? s'avisa brusquement de demander Tolkatchenko.
— J'étais là, sous la table. Soyez tranquilles, messieurs, je n'ignore aucune de vos actions. Vous souriez malignement, monsieur Lipoutine? Mais je sais, par exemple, qu'il y a trois jours, dans votre chambre à coucher, au moment de vous mettre au lit, vous avez arraché les cheveux à votre femme.
Lipoutine resta bouche béante et pâlit.
(On sut plus tard comment ce détail était arrivé à la connaissance de Pierre Stépanovitch: il le tenait d'Agafia, la servante de Lipoutine, qu'il avait embauchée comme espionne.)
Chigaleff se leva soudain.
— Puis-je constater un fait? demanda-t-il.
— Constatez.
Chigaleff se rassit.
— Si j'ai bien compris, et il était impossible de ne pas comprendre, commença-t-il, — vous-même nous avez fait à plusieurs reprises un tableau éloquent, — quoique trop théorique, — de la Russie enserrée dans un filet aux mailles innombrables. Chacune des sections, recrutant des prosélytes et se ramifiant à l'infini, a pour tâche de miner sans cesse par une propagande systématique le prestige de l'autorité locale; elle doit semer le trouble dans les esprits, mettre le cynisme à la mode, faire naître des scandales, propager la négation de toutes les croyances, éveiller la soif des améliorations, enfin, si besoin est, recourir à l'incendie, comme à un procédé éminemment national, pour qu'au moment voulu le désespoir s'empare des populations. Je me suis efforcé de vous citer textuellement: reconnaissez-vous vos paroles dans cet exposé? Est-ce bien là le programme d'action que vous nous avez communiqué, comme fondé de pouvoirs d'un comité central, du reste complètement inconnu de nous jusqu'à présent et presque fantastique à nos yeux?
— C'est exact, seulement vous êtes bien long.
— Chacun a le droit de parler comme il veut. En nous donnant à croire que les mailles du réseau qui couvre la Russie se comptent déjà par centaines, et en nous faisant espérer que si chacun s'acquitte avec succès de sa tâche, toute la Russie à l'époque fixée, lorsque le signal sera donné…
— Ah! le diable m'emporte, vous nous faites perdre un temps précieux! interrompit Pierre Stépanovitch en s'agitant sur son fauteuil.
— Soit, j'abrège et je me borne, pour finir, à une question: nous avons déjà vu des scandales, nous avons vu le mécontentement des populations, nous avons assisté à la chute de l'administration provinciale et nous y avons aidé, enfin nous avons été témoins d'un incendie. De quoi donc vous plaignez-vous? N'est-ce pas votre programme. Que pouvez-vous nous reprocher?
— Votre indiscipline! répliqua avec colère Pierre Stépanovitch. - - Tant que je suis ici, vous ne pouvez pas agir sans ma permission. Assez. Une dénonciation est imminente, et demain peut- être ou même cette nuit on vous arrêtera. Voilà ce que j'avais à vous dire. Tenez cette nouvelle pour sûre.
Ces mots causèrent une stupeur générale.
— On vous arrêtera non seulement comme instigateurs de l'incendie, mais encore comme membres d'une société secrète. Le dénonciateur connaît toute notre mystérieuse organisation. Voilà le résultat de vos incartades!
— C'est assurément Stavroguine! cria Lipoutine.
— Comment… pourquoi Stavroguine? reprit Pierre Stépanovitch qui, dans le premier moment, parut troublé. — Eh! diable, c'est Chatoff! ajouta-t-il se remettant aussitôt. — Maintenant, je crois, vous savez tous que, dans son temps, Chatoff a pris part à notre oeuvre. Je dois vous le déclarer, en le faisant espionner par des gens qu'il ne soupçonne pas, j'ai appris non sans surprise que le secret du réseau n'en était plus un pour lui et… en un mot, qu'il savait tout. Pour se faire pardonner son passé, il va dénoncer tous ses anciens camarades. Jusqu'à présent il hésitait encore, aussi je l'épargnais. Maintenant, par cet incendie, vous avez levé ses derniers scrupules, il est très impressionné et il n'hésitera plus. Demain donc nous serons arrêtés et comme incendiaires et comme criminels politiques.
— Est-ce sûr? Comment Chatoff sait-il?
Les membres étaient en proie à une agitation indescriptible.
— Tout est parfaitement sûr. Je n'ai pas le droit de vous révéler mes sources d'information, mais voici ce que je puis faire pour vous provisoirement: par l'intermédiaire d'une tierce personne je puis agir sur Chatoff à son insu et l'amener à retarder de vingt- quatre heures sa dénonciation, de vingt-quatre heures seulement. Il m'est impossible d'obtenir un plus long sursis. Vous n'avez donc rien à craindre jusqu'à après-demain.
Tous gardèrent le silence.
— Il faut l'expédier au diable, à la fin! cria le premier
Tolkatchenko.
— C'est ce qu'on aurait dû faire depuis longtemps! ajouta avec colère Liamchine en frappant du poing sur la table.
— Mais comment s'y prendre? murmura Lipoutine.
En réponse à cette question, Pierre Stépanovitch se hâta d'exposer son plan: sous prétexte de prendre livraison de l'imprimerie clandestine qui se trouvait entre les mains de Chatoff, on attirerait ce dernier demain à la tombée de la nuit dans l'endroit solitaire où le matériel typographique était enfoui et — «là on lui ferait son affaire». Le jeune homme donna tous les éclaircissements nécessaires et renseigna ses auditeurs sur la position équivoque que Chatoff avait prise vis-à-vis de la société centrale. Ces détails étant déjà connus du lecteur, je n'y reviens plus.
— Oui, observa avec hésitation Lipoutine, — mais après ce qui vient de se passer… une nouvelle aventure du même genre donnera l'éveil à l'opinion publique.
— Sans doute, reconnut Pierre Stépanovitch, — mais les mesures sont prises en conséquence. Il y a un moyen d'écarter tout soupçon.
Alors il raconta comme quoi Kiriloff décidé à se brûler la cervelle avait promis de remettre l'exécution de son dessein au moment qui lui serait fixé; avant de mourir, l'ingénieur devait écrire une lettre qu'on lui dicterait et où il s'avouerait coupable de tout.
— Sa ferme résolution de se donner la mort, — résolution philosophique, mais selon moi insensée, — est arrivée à leur connaissance, poursuivit Pierre Stépanovitch. — _Là _on ne laisse rien perdre, tout est utilisé pour l'oeuvre commune. Prévoyant la possibilité de mettre à profit le suicide de Kiriloff, et convaincu que son projet est tout à fait sérieux, _ils _lui ont offert de l'argent pour revenir en Russie (il tenait absolument, je ne sais pourquoi, à mourir dans son pays), ils lui ont confié une mission qu'il s'est chargé de remplir (et il l'a remplie); enfin, comme je vous l'ai dit, ils lui ont fait promettre de ne se tuer que quand on le jugerait opportun. Il a pris tous les engagements qu'on lui a demandés. Notez qu'il appartient dans une certaine mesure à notre société et qu'il désire être utile; je ne puis être plus explicite. Demain, _après Chatoff, _je lui dicterai une lettre dans laquelle il se déclarera l'auteur du meurtre. Ce sera très vraisemblable: ils ont été amis et sont allés ensemble en Amérique, là ils se sont brouillés, tout cela sera expliqué dans la lettre… et… suivant la tournure que prendront les circonstances, on pourra encore dicter à Kiriloff quelque autre chose, par exemple au sujet des proclamations ou même de l'incendie. Du reste, j'y penserai. Soyez tranquilles, c'est un homme sans préjugés; il signera tout ce qu'on voudra.
Des marques d'incrédulité accueillirent ce récit qui paraissait fantastique. Du reste, tous avaient plus ou moins entendu parler de Kiriloff, et Lipoutine le connaissait un peu personnellement.
— Il changera d'idée tout d'un coup et il ne voudra plus, dit Chigaleff; — au bout du compte, c'est un fou; par conséquent il n'y a pas à faire fond sur ses résolutions.
— Ne vous inquiétez pas, messieurs, il voudra, répondit Pierre Stépanovitch. — D'après nos conventions, je dois le prévenir la veille, c'est-à-dire aujourd'hui même. J'invite Lipoutine à venir immédiatement chez lui avec moi, et, au retour, messieurs, il pourra vous certifier la vérité de mes paroles. Du reste, ajouta- t-il avec une irritation soudaine, comme s'il eût brusquement senti qu'il faisait à de pareilles gens beaucoup trop d'honneur en s'évertuant ainsi à les convaincre, — du reste, agissez comme il vous plaira. Si vous ne vous décidez pas, notre association est dissoute, — mais seulement par le fait de votre désobéissance et de votre trahison. Alors nous devons nous séparer à partir de ce moment. Sachez toutefois qu'en ce cas, sans parler des conséquences désagréables que peut avoir pour vous la dénonciation de Chatoff, vous vous attirerez un autre petit désagrément au sujet duquel on s'est nettement expliqué lors de la création du groupe. Quant à moi, messieurs, je ne vous crains guère… Ne croyez pas que ma cause soit tellement liée à la vôtre… Du reste, tout cela est indifférent.
— Non, nous sommes décidés, déclara Liamchine.
— Il n'y a pas d'autre parti à prendre, murmura Tolkatchenko, — et si Lipoutine nous donne toutes les assurances désirables en ce qui concerne Kiriloff, alors…
— Je suis d'un avis contraire; je proteste de toutes les forces de mon âme contre une décision si sanguinaire! dit Virguinsky en se levant.
— Mais? questionna Pierre Stépanovitch.
— Comment, mais?
— Vous avez dit mais… et j'attends.
— Je ne croyais pas avoir prononcé ce mot… J'ai seulement voulu dire que si l'on était décidé, eh bien…
— Eh bien?
Virguinsky n'acheva pas sa phrase.
— On peut, je crois, négliger le soin de sa sécurité personnelle, observa soudain Erkel, — mais j'estime que cette négligence n'est plus permise, lorsqu'elle risque de compromettre l'oeuvre commune…
Il se troubla et rougit. Nonobstant les réflexions qui occupaient l'esprit de chacun, tous regardèrent l'enseigne avec surprise, tant ils s'attendaient peu à le voir donner aussi son avis.
— Je suis pour l'oeuvre commune, fit brusquement Virguinsky.
Tous les membres se levèrent. Pierre Stépanovitch fit connaître l'endroit où le matériel typographique était enfoui, il distribua les rôles entre ses affidés, et, accompagné de Lipoutine, se rendit chez Kiriloff.
II
Le projet de dénonciation prêté à Chatoff ne faisait doute pour aucun des nôtres, mais ils croyaient non moins fermement que Pierre Stépanovitch jouait avec eux comme avec des pions. De plus, ils savaient que le lendemain ils se trouveraient tous à l'endroit convenu et que le sort de Chatoff était décidé. Ils se sentaient pris comme des mouches dans la toile d'une énorme araignée, et leur irritation n'avait d'égale que leur frayeur.
Pierre Stépanovitch s'était incontestablement donné des torts envers eux. Si, du moins, par égard pour des scrupules délicats, il avait quelque peu gazé l'entreprise à laquelle il les conviait, s'il la leur avait représentée comme un acte de civisme à la Brutus! Mais non, il s'était tout bonnement adressé au grossier sentiment de la peur, il les avait fait trembler pour leur peau, ce qui était fort impoli. Sans doute, il n'y a pas d'autre principe que la lutte pour l'existence, tout le monde sait cela, cependant…
Mais il s'agissait bien pour Pierre Stépanovitch de dorer la pilule aux nôtres! Lui-même était déraillé. La fuite de Stavroguine lui avait porté un coup terrible. Il avait menti en disant qu'avant de quitter notre ville Nicolas Vsévolodovitch avait vu le vice-gouverneur; en réalité, le jeune homme était parti sans voir personne, pas même sa mère, et l'on pouvait à bon endroit s'étonner qu'il n'eût pas été inquiété. (Plus tard les autorités furent mises en demeure de s'expliquer sur ce point.) Pendant toute la journée, Pierre Stépanovitch était allé aux renseignements, mais sans succès, et jamais il n'avait été aussi alarmé. Pouvait-il ainsi tout d'un coup faire son deuil de Stavroguine? Voilà pourquoi il lui était impossible d'être fort aimable avec les nôtres. D'ailleurs, ils lui liaient les mains: son désir était de se mettre au plus tôt à la poursuite de Stavroguine, et Chatoff le retenait. Il fallait, à tout hasard, cimenter l'union des cinq de façon à la rendre indissoluble. «Ce serait absurde de les lâcher, ils peuvent être utiles.» Tel devait être, si je ne me trompe, son raisonnement.
Quant à Chatoff, il le tenait positivement pour un délateur. Ce qu'il avait dit aux nôtres de la dénonciation était un mensonge: jamais il ne l'avait vue, et jamais il n'en avait entendu parler, mais il croyait à son existence comme il croyait que deux et deux font quatre. Il lui semblait que les événements qui venaient de s'accomplir, — la mort de Lisa, la mort de Marie Timoféievna, — mettraient nécessairement fin aux dernières hésitations de l'ex- révolutionnaire. Qui sait? peut-être certaines donnés l'autorisaient à penser de la sorte. De plus, on n'ignore pas qu'il détestait personnellement Chatoff. Ils avaient eu autrefois ensemble une violente altercation, et Pierre Stépanovitch ne pardonnait jamais une injure. Je suis même persuadé que ce fut là son motif déterminant.
Chez nous, les trottoirs, qu'ils soient en briques ou en planches, sont fort étroits. Pierre Stépanovitch marchait au milieu du trottoir et l'occupait tout entier, sans faire la moindre attention à Lipoutine, qui, faute de pouvoir trouver place à ses côtés, était obligé, ou de lui emboîter le pas, ou de trotter sur le pavé boueux. Soudain Pierre Stépanovitch se rappela que, peu auparavant, il avait ainsi pataugé dans la boue, tandis que Stavroguine, comme lui-même maintenant, cheminait au milieu du trottoir et en occupait toute la largeur. Au souvenir de cette scène, la colère faillit l'étrangler.
Lipoutine, lui aussi, étouffait de rage en se voyant traiter si cavalièrement. Passe encore si Pierre Stépanovitch s'était contenté d'être incivil avec les autres sectionnaires, mais en user ainsi avec lui! Il en savait plus que tous ses collègues, il était plus intimement associé à l'affaire qu'aucun d'eux, et jusqu'à ce moment il y avait participé d'une façon constante, quoique indirecte. Oh! il n'ignorait pas que maintenant même Pierre Stépanovitch pouvait le perdre; mais depuis longtemps il le détestait, moins encore comme un homme dangereux que comme un insolent personnage. À présent qu'il fallait se résoudre à une pareille chose, il était plus irrité que tous les autres pris ensemble. Hélas! il savait que «comme un esclave» il serait demain le premier au rendez-vous, que même il y amènerait les autres, et si, avant cette fatale journée, il avait pu, d'une façon quelconque, faire périr Pierre Stépanovitch, — sans se perdre lui-même, bien entendu, — il l'aurait certainement tué.
Absorbé dans ses réflexions, il se taisait et suivait timidement son bourreau. Ce dernier semblait avoir oublié sa présence; de temps à autre seulement il le poussait du coude avec le sans gêne le plus grossier. Dans la plus belle rue de la ville, Pierre Stépanovitch interrompit brusquement sa marche et entra dans un restaurant.
—Où allez-vous donc? demanda vivement Lipoutine; — mais c'est un traktir.
— Je veux manger un beefsteak.
— Vous n'y pensez pas! cet établissement est toujours plein de monde.
— Eh bien, qu'est-ce que cela fait?
— Mais… cela va nous mettre en retard. Il est déjà dix heures.
— Où nous allons, on n'arrive jamais trop tard.
— Mais c'est moi qui serai en retard. Ils m'attendent, je dois retourner auprès d'eux après cette visite.
— Qu'importe? Pourquoi retourner auprès d'eux? Ce sera une bêtise de votre part. Avec l'embarras que vous m'avez donné, je n'ai pas dîné aujourd'hui. Mais, chez Kiriloff, plus tard on se présente, mieux cela vaut.
Pierre Stépanovitch se fit servir dans un cabinet particulier. Lipoutine, toujours fâché, s'assit sur un fauteuil un peu à l'écart et regarda manger son compagnon. Plus d'une demi-heure se passa ainsi. Pierre Stépanovitch ne se pressait pas et dînait de bon appétit; il sonna pour demander une autre moutarde, ensuite il se fit apporter de la bière, et toujours sans dire un seul mot à son acolyte. Il était fort préoccupé, mais chez lui les soucis de l'homme politique ne faisaient aucun tort aux jouissances du gastronome. Lipoutine finit par le haïr au point de ne plus pouvoir détacher de lui ses regards. C'était quelque chose comme un accès nerveux. Il comptait toutes les bouchées de beefsteak que Pierre Stépanovitch mangeait, il s'irritait en le voyant ouvrir la bouche, mâcher la viande et l'humecter de salive, il en vint à prendre en haine le beefsteak lui-même. À la fin, une sorte de brouillard se répandit sur ses yeux, la tête commençait à lui tourner, des sensations de chaleur brûlante et de froid glacial parcouraient alternativement son dos.
— Puisque vous ne faites rien, lisez cela, dit soudain Pierre
Stépanovitch en lui jetant une petite feuille de papier.
Lipoutine s'approcha de la lumière et se mit en devoir de déchiffrer ce papier qui était couvert d'une écriture horriblement fine, avec des ratures à chaque ligne. Quand il en eut achevé la lecture, Pierre Stépanovitch régla son addition et sortit. Sur le trottoir, Lipoutine voulut lui rendre le papier.
— Gardez-le; je vous dirai ensuite pourquoi. Eh bien, qu'est-ce que vous en pensez?
Lipoutine trembla de tout son corps.
— À mon avis… une pareille proclamation… n'est qu'une absurdité ridicule.
Sa colère ne pouvait plus se contenir.
— Si nous nous décidons à répandre de pareils écrits, poursuivit- il tout frémissant, — nous nous ferons mépriser: on dira que nous sommes des sots et que nous n'entendons rien à l'affaire.
— Hum! Ce n'est pas mon avis, dit Pierre Stépanovitch, qui marchait à grands pas sur le trottoir.
— Moi, c'est le mien; est-il possible que ce soit vous-même qui ayez rédigé cela?
— Ce n'est pas votre affaire.
— Je pense aussi que les vers de la _Personnalité éclairée _sont les plus mauvais que l'on puisse lire, et que jamais ils n'ont pu être écrits par Hertzen.
— Vous ne savez pas ce que vous dites; ces vers-là sont fort bons.
— Par exemple, il y a encore une chose qui m'étonne, reprit Lipoutine, qui s'essoufflait à suivre Pierre Stépanovitch, — c'est qu'on nous propose de travailler à la destruction universelle. En Europe, il est naturel de désirer un effondrement général, parce que là le prolétariat existe, mais ici nous ne sommes que des amateurs et, à mon avis, nous ne faisons que de la poussière.
— Je vous croyais fouriériste.
— Il n'y a rien de pareil dans Fourier.
— Je sais qu'il ne s'y trouve que des sottises.
— Non, il n'y a pas de sottises dans Fourier… Excusez-moi, je ne puis pas croire à un soulèvement pour le mois de mai.
Lipoutine avait si chaud qu'il dut déboutonner son vêtement.
— Allons, assez, dit Pierre Stépanovitch avec un sang-froid terrible. — Maintenant, pour ne pas l'oublier, vous aurez à composer et à imprimer de vos propres mains cette proclamation. Nous allons déterrer la typographie de Chatoff, et demain vous la recevrez. Vous composerez la feuille le plus promptement possible, vous en tirerez autant d'exemplaires que vous pourrez, et ensuite vous les répandrez pendant tout l'hiver. Les moyens vous seront indiqués. Il faut un très grand nombre d'exemplaires, parce qu'on vous en demandera de différents côtés.
— Non, pardonnez-moi, je ne puis pas me charger d'une telle… je refuse.
— Il faudra pourtant bien que vous vous en chargiez.
— J'agis en vertu des instructions du comité central, et vous devez obéir.
— Eh bien, j'estime que nos centres organisés à l'étranger ont oublié la réalité russe et rompu tout lien avec la patrie, voilà pourquoi ils ne font qu'extravaguer… Je crois même que les quelques centaines de sections, censément éparpillées sur toute la surface de la Russie, se réduisent en définitive à une seule: la nôtre, et que le prétendu réseau est un mythe, répliqua Lipoutine, suffoqué de colère.
— Votre conduite n'en est que plus vile si vous vous êtes mis au service d'une oeuvre à laquelle vous ne croyez pas… maintenant encore, vous courez derrière moi comme un chien couchant.
— Non, je ne cours pas. Nous avons pleinement le droit de nous retirer et de fonder une nouvelle société.
— Imbécile! fit soudain d'une voix tonnante Pierre Stépanovitch en lançant un regard foudroyant à son interlocuteur.
Pendant quelque temps, tous deux s'arrêtèrent en face l'un de l'autre. Pierre Stépanovitch tourna sur ses talons et se remit en marche avec une assurance imperturbable.
Une idée traversa comme un éclair le cerveau de Lipoutine: «Je vais rebrousser chemin, c'est le moment ou jamais de prendre cette détermination.» Il fit dix pas en songeant à cela, mais, au onzième, une idée nouvelle, désespérée, surgit dans son esprit: il ne revint pas en arrière.
Avant d'arriver à la maison Philippoff, ils prirent un péréoulok ou, pour mieux dire, une étroite ruelle qui longeait le mur de l'immeuble. À l'angle le plus sombre de la clôture, Pierre Stépanovitch détacha une planche: une ouverture se forma, par laquelle il se glissa aussitôt. Cette manière de s'introduire dans la maison étonna Lipoutine, néanmoins il imita l'exemple de son compagnon; ensuite, ils bouchèrent l'ouverture en remettant la planche à son ancienne place. C'était par cette entrée secrète que Fedka avait pénétré chez Kiriloff.
— Chatoff ne doit pas savoir que nous sommes ici, murmura d'un ton sévère Pierre Stépanovitch à l'oreille de Lipoutine.
III
Comme toujours à cette heure-là, Kiriloff était assis sur son divan de cuir et buvait du thé à l'arrivée des visiteurs, il ne se leva point, mais il eut une sorte de tressaillement et regarda d'un air effaré ceux qui entraient chez lui.
— Vous ne vous êtes pas trompé, dit Pierre Stépanovitch, — c'est pour cela même que je viens.
— Aujourd'hui?
— Non, non, demain… vers cette heure-ci.
Et il se hâta de s'asseoir près de la table tout en observant avec une certaine inquiétude Kiriloff, dont le trouble ne lui avait pas échappé. Du reste, l'ingénieur ne tarda pas à se remettre et à reprendre sa physionomie accoutumée.
— Voyez-vous, ils ne veulent pas le croire. Vous n'êtes pas fâché que j'aie amené Lipoutine?
— Aujourd'hui je ne me fâcherai pas, mais demain je veux être seul.
— Mais auparavant il faut que j'aille chez vous, par conséquent je serai là.
— J'aimerais mieux me passer de votre présence.
— Vous vous rappelez que vous avez promis d'écrire et de signer tout ce que je vous dicterais.
— Cela m'est égal. Et maintenant serez-vous longtemps?
— J'ai à voir quelqu'un avec qui je dois passer une demi-heure; ainsi, faites comme vous voudrez, je resterai une demi-heure.
Kiriloff ne répondit pas. Pendant ce temps, Lipoutine s'était assis un peu à l'écart, au-dessous du portrait de l'évêque. La pensée désespérée qui lui était venue tantôt s'emparait de plus en plus de son esprit. Kiriloff l'avait à peine remarqué. Lipoutine connaissait depuis longtemps déjà la théorie de l'ingénieur, et il s'était toujours moqué de ce dernier, mais maintenant il se taisait et regardait autour de lui d'un air sombre.
— J'accepterais bien du thé, dit Pierre Stépanovitch, — je viens de manger un beefsteak, et je comptais trouver du thé chez vous.
— Soit, buvez.
— Auparavant vous n'attendiez pas que je vous en demandasse pour m'en offrir, observa quelque peu aigrement Pierre Stépanovitch.
— Cela ne fait rien. Que Lipoutine boive aussi.
— Non, je… je ne peux pas.
— Je ne veux pas ou je ne peux pas? questionna Pierre
Stépanovitch en se tournant brusquement vers lui.
— Je ne prendrai rien chez lui, répondit Lipoutine d'un ton significatif.
Pierre Stépanovitch fronça le sourcil.
— Cela sent le mysticisme; le diable sait quelles gens vous êtes tous!
Personne ne releva cette observation; le silence régna pendant une minute.
— Mais je sais une chose, ajouta d'un ton impérieux Pierre Stépanovitch, — c'est qu'en dépit de tous les préjugés chacun de nous accomplira son devoir.
— Stavroguine est parti? demanda Kiriloff.
— Oui.
— Il a bien fait.
Une flamme brilla dans les yeux de Pierre Stépanovitch, mais il se contint.
— Peu m'importe votre manière de voir, pourvu que chacun tienne sa parole.
— Je tiendrai ma parole.
— Du reste, j'ai toujours été convaincu que vous accompliriez votre devoir comme un homme indépendant et progressiste.
— Vous êtes plaisant.
— Tant mieux, je suis bien aise de vous amuser. Je me réjouis toujours quand il m'est donné d'égayer les gens.
— Vous tenez beaucoup à ce que je me brûle la cervelle, et vous avez peur que je ne revienne sur ma résolution.
— Voyez-vous, c'est vous-même qui avez associé votre projet à nos agissements. Comptant que vous accompliriez votre dessein, nous avons entrepris quelque chose, en sorte qu'à présent un refus de votre part équivaudrait à une trahison.