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Les possédés

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— Vous n'avez aucun droit.

— Je comprends, je comprends, vous êtes parfaitement libre, et nous ne sommes rien; tout ce que nous vous demandons, c'est d'accomplir votre volonté.

— Et je devrai prendre à mon compte toutes vos infamies?

— Écoutez, Kiriloff, vous ne canez pas? Si vous voulez vous dédire, déclarez-le tout de suite.

— Je ne cane pas.

— Je dis cela parce que vous faites beaucoup de questions.

— Partirez-vous bientôt?

— Vous voilà encore à demander cela?

Kiriloff le considéra avec mépris.

— Voyez-vous, poursuivit Pierre Stépanovitch, qui, de plus en plus irrité et inquiet, ne trouvait pas le ton convenable, — vous voulez que je m'en aille et que je vous laisse à vos réflexions; mais tout cela, c'est mauvais signe pour vous-même, pour vous le premier. Vous voulez trop méditer. À mon avis, il vaudrait mieux faire tout cela d'un coup, sans réfléchir. Et vraiment vous m'inquiétez.

— Il n'y a qu'une chose qui me répugne, c'est d'avoir à ce moment-là une canaille comme vous à côté de moi.

— Eh bien, qu'à cela ne tienne, je sortirai quand il le faudra et j'attendrai sur le perron. Si vous vous donnez la mort et que vous soyez si peu indifférent… tout cela est fort dangereux. Je me retirerai sur le perron, vous serez libre de supposer que je ne comprends rien et que je suis un homme infiniment au-dessous de vous.

— Non, vous n'êtes pas infiniment au-dessous de moi; vous avez des moyens, mais il y a beaucoup de choses que vous ne comprenez pas, parce que vous êtes un homme bas.

— Enchanté, enchanté. Je vous ai déjà dit que j'étais bien aise de vous procurer une distraction… dans un pareil moment.

— Vous ne comprenez rien.

— C'est-à-dire que je… en tout cas je vous écoute avec respect.

— Vous ne pouvez rien; maintenant même vous ne pouvez pas cacher votre mesquine colère, quoiqu'il soit désavantageux pour vous de la laisser voir. Vous allez me fâcher, et je m'accorderai six mois de répit.

Pierre Stépanovitch regarda sa montre.

— Je n'ai jamais rien compris à votre théorie, mais je sais que, ne l'ayant pas inventée pour nous, vous la mettrez en pratique, que nous vous demandions ou non de le faire. Je sais aussi que ce n'est pas vous qui avez absorbé l'idée, mais que c'est l'idée qui vous a absorbé, par conséquent vous ne remettrez pas à plus tard l'exécution de votre dessein.

— Comment? L'idée m'a absorbé?

— Oui.

— Et ce n'est pas moi qui ai absorbé l'idée? C'est bien. Vous avez un petit esprit. Mais vous ne savez que taquiner, et moi, j'ai de l'orgueil.

— Très bien, très bien. C'est précisément ce qu'il faut.

— Assez; vous avez bu, allez-vous-en.

— Le diable m'emporte, il faut s'en aller, dit Pierre Stépanovitch en se levant à demi. — Pourtant il est encore trop tôt. Écoutez, Kiriloff, trouverai-je cet homme-là chez la bouchère, vous comprenez? Ou bien est-ce qu'elle a menti?

— Vous ne l'y trouverez pas, car il est ici et non là.

— Comment, ici? Le diable m'emporte, où donc?

— Il est à la cuisine, il mange et boit.

— Mais comment a-t-il osé?… cria Pierre Stépanovitch rouge de colère. — Il devait attendre… c'est absurde! Il n'a ni passeport, ni argent!

— Je ne sais pas. Il est venu en costume de voyage me faire ses adieux. Il part sans esprit de retour. Il dit que vous êtes un coquin et qu'il ne veut pas attendre votre argent.

— A-ah! Il a peur que je… Eh bien, mais je puis maintenant encore le…, si… Où est-il? À la cuisine?

Kiriloff ouvrit une porte latérale donnant accès à une chambre toute petite et plongée dans l'obscurité. En descendant un escalier de trois marches, on passait de ce réduit dans la partie de la cuisine où couchait habituellement la cuisinière, et qu'une cloison séparait du reste de la pièce. Là, dans un coin, au- dessous des icônes, Fedka était attablé devant une demi-bouteille, une assiette de pain, un morceau de boeuf froid et des pommes de terre. L'ex-forçat, déjà à moitié ivre, portait une pelisse de mouton et semblait tout prêt à se mettre en route. Derrière la cloison un samovar bouillait, mais non à l'intention de Fedka; c'était ce dernier qui, connaissant les habitudes d'Alexis Nilitch, avait l'obligeance de lui préparer du thé chaque nuit, depuis une semaine au moins. Quant au boeuf et aux pommes de terre, je suis très disposé à croire que Kiriloff, n'ayant pas de cuisinière, les avait fait cuire lui-même pour son hôte dans la matinée.

— Qu'est-ce que tu as imaginé? cria Pierre Stépanovitch en faisant irruption dans la cuisine. — Pourquoi n'as-tu pas attendu à l'endroit où l'on t'avait ordonné de te trouver?

Et il déchargea un violent coup de poing sur la table.

Fedka prit un air digne.

— Une minute, Pierre Stépanovitch, une minute! commença-t-il en détachant chaque mot avec une netteté qui visait à l'effet, — ton premier devoir est de comprendre que tu as l'honneur d'être en visite ici chez M. Kiriloff, Alexis Nilitch, dont tu pourras toujours nettoyer les bottes, car c'est une intelligence cultivée, tandis que toi… pouah!

Là-dessus, il lança un jet de salive. Le ton arrogant et résolu du galérien était de nature à inquiéter Pierre Stépanovitch, si celui-ci avait eu assez de liberté d'esprit pour remarquer le danger qui le menaçait. Mais il était dérouté, abasourdi par les malencontreux événements de la journée… Debout sur l'escalier, Lipoutine regardait avec curiosité dans la cuisine.

— Veux-tu ou ne veux-tu pas avoir un passeport et de l'argent pour aller où l'on t'a dit? Oui ou non?

— Vois-tu Pierre Stépanovitch, depuis le premier moment tu n'as pas cessé de me tromper; aussi je te considère comme un vrai coquin. Tu es à mes yeux un païen, une vermine humaine, — voilà mon opinion sur ton compte. Pour m'amener à verser le sang innocent, tu m'as promis une grosse somme et tu m'as juré que M. Stavroguine était dans l'affaire, bien que ce fût un impudent mensonge. Au lieu des quinze cents roubles que tu m'avais fait espérer, je n'ai rien eu du tout, et tantôt M. Stavroguine t'a souffleté sur les deux joues, ce qui est déjà arrivé à notre connaissance. Maintenant tu recommences à me menacer et tu me promets de l'argent sans me dire ce que tu attends de moi. Mais je devine de quoi il s'agit: comptant sur ma crédulité, tu veux m'envoyer à Pétersbourg pour assassiner M. Stavroguine, Nicolas Vsévolodovitch, dont tu as juré de tirer vengeance. Par conséquent, tu es, tout le premier, un assassin. Et sais-tu de quoi tu t'es rendu digne par ce seul fait que, dans ta dépravation, tu as cessé de croire en Dieu, le vrai Créateur? Tu t'es placé sur la même ligne qu'un idolâtre, qu'un Tatare ou un Morduan. Alexis Nilitch, qui est un philosophe, t'a plusieurs fois expliqué le vrai Dieu, l'auteur de toutes choses; il t'a parlé de la création du monde, ainsi que des destinées futures et de la transfiguration de toute créature et de toute bête d'après le livre de l'Apocalypse. Mais tu restes sourd et muet comme une idole stupide, et, semblable à ce pervers tentateur qu'on appelle athée, tu as fait partager tes erreurs à l'enseigne Ertéleff…

— Ah! quelle caboche d'ivrogne! Il dépouille les icônes et il prêche sur l'existence de Dieu!

— Vois-tu, Pierre Stépanovitch, c'est vrai que j'ai volé comme tu le dis, mais je me suis contenté de prendre des perles, et puis, qu'en sais-tu? peut-être en ce moment même mes larmes m'ont obtenu le pardon du Très-Haut pour un péché auquel j'étais poussé par la misère, car je suis un orphelin sans asile. Sais-tu que, jadis, dans les temps anciens, il s'est passé un fait du même genre? Un marchand fondant en larmes et poussant de gros soupirs déroba une des perles du nimbe qui entourait la tête de la très sainte mère de Dieu; plus tard il vint s'agenouiller publiquement devant l'image et déposa toute la somme sur le tapis; alors, à la vue de tout le monde, la sainte Vierge le bénit en le couvrant de son voile. Ce miracle a été consigné dans les archives de l'État par ordre du gouvernement. Mais toi, tu as glissé une souris dans la niche de l'icône, c'est-à-dire que tu t'es moqué du doigt divin lui-même. Et si tu n'étais pas mon barine, si je ne t'avais pas porté dans mes bras autrefois, j'en finirais avec toi tout maintenant, sans sortir d'ici.

Pierre Stépanovitch entra en fureur.

— Parle, as-tu vu aujourd'hui Stavroguine?

— Ne te permets jamais de me demander cela. M. Stavroguine est on ne peut plus étonné de tes inventions: non seulement il n'a pas organisé la chose et n'y a point contribué pécuniairement, mais il ne désirait même pas qu'elle eût lieu. Tu t'es joué de moi.

— Je vais te donner de l'argent, et, quand tu seras à Pétersbourg, je t'enverrai en une seule fois deux mille roubles, sans parler de ce que tu recevras encore après.

— Tu mens, mon très cher, et cela m'amuse de voir les illusions que tu te fais. M. Stavroguine est vis-à-vis de toi comme sur une échelle du haut de laquelle il te crache dessus, tandis que toi, en bas, tu aboies après lui, pareil à un chien stupide.

— Sais-tu, vaurien cria Pierre Stépanovitch exaspéré, — que je ne te laisserai pas sortir d'ici et que je vais incontinent te livrer à la police?

Fedka se dressa d'un bond, une lueur sinistre brillait dans ses yeux. Pierre Stépanovitch prit son revolver dans sa poche. La scène qui suivit fut aussi rapide que répugnante. Avant que Pierre Stépanovitch eût pu faire usage de son arme, Fedka se pencha vivement de côté, et de toute sa force le frappa au visage. Dans le même instant retentit un second coup non moins terrible que le premier, puis un troisième et un quatrième, tous assénés sur la joue. Étourdi par la violence de cette attaque, Pierre Stépanovitch ouvrit de grands yeux, grommela quelques mots inintelligibles et soudain s'abattit de tout son long sur le parquet.

— Voilà, prenez-le! cria Fedka triomphant; en un clin d'oeil il saisit sa casquette, ramassa son paquet qui se trouvait sous un banc et détala. Des sons rauques sortaient de la poitrine de Pierre Stépanovitch; il avait perdu connaissance, et Lipoutine croyait même que c'en était fait de lui. Kiriloff accourut précipitamment à la cuisine.

— Il faut lui jeter de l'eau au visage! dit vivement l'ingénieur, et, puisant de l'eau dans un seau avec une jatte de fer, il la versa sur la tête de Pierre Stépanovitch. Celui-ci tressaillit et releva un peu la tête, puis il se mit sur son séant et regarda devant lui d'un air hébété.

— Eh bien, comment vous sentez-vous? demanda Kiriloff.

Pierre Stépanovitch n'avait pas encore recouvré l'usage de ses sens, il considéra longuement celui qui parlait. Mais, à la vue de Lipoutine, un sourire venimeux lui vint aux lèvres. Il se leva brusquement, ramassa son revolver resté sur le parquet et, blême de rage, s'élança sur Kiriloff.

— Si demain vous vous avisez de déguerpir, comme ce coquin de Stavroguine, articula-t-il d'une voix convulsive, — j'irai vous chercher à l'autre bout de la terre… je vous écraserai comme une mouche… vous comprenez!

Et il braqua son revolver sur le front de Kiriloff; mais, presque aussitôt, reprenant enfin possession de lui-même, il remit l'arme dans sa poche et s'esquiva sans ajouter un mot. Lipoutine se retira aussi. Tous deux se glissèrent hors de la maison par l'issue secrète que nous connaissons déjà. Une fois dans la rue, Pierre Stépanovitch commença à marcher d'un pas si rapide que son compagnon eut peine à le suivre. Arrivé au premier carrefour, il s'arrêta tout à coup.

— Eh bien? fit-il d'un ton de défi en se retournant vers
Lipoutine.

Celui-ci songeait au revolver, et le souvenir de la scène précédente le faisait encore trembler de tous ses membres; mais la réponse jaillit de ses lèvres, pour ainsi dire, spontanément:

— Je pense… je pense que «de Smolensk à Tachkent on n'attend plus l'étudiant avec tant d'impatience».

— Et avez-vous vu ce que Fedka buvait à la cuisine?

— Ce qu'il buvait? c'était de la vodka.

— Eh bien, sachez qu'il a bu de la vodka pour la dernière fois de sa vie. Je vous prie de vous rappeler cela pour votre gouverne. Et maintenant allez-vous-en au diable, je n'ai plus besoin de vous d'ici à demain… Mais prenez garde à vous: pas de bêtise!

Lipoutine revint chez lui en toute hâte.

IV

Depuis longtemps il s'était muni d'un faux passeport. Chose qu'on aura peine à s'expliquer, cet homme aux instincts bourgeois, ce petit tyran domestique resté fonctionnaire nonobstant son fouriérisme, enfin ce capitaliste adonné à l'usure avait prévu de longue date qu'il pourrait avoir besoin de ce passeport pour filer à l'étranger, si… Il admettait la possibilité de ce si, quoique, bien entendu, il l'eût toujours fait suivre mentalement d'une ligne de points…

Mais maintenant l'énigmatique particule prenait soudain un sens précis. Une idée désespérée, ai-je dit, était venue à Lipoutine pendant qu'il se rendait chez Kiriloff, après s'être entendu traiter d'imbécile par Pierre Stépanovitch: cette idée, c'était de planter là tout et de partir pour l'étranger le lendemain à la première heure! Celui qui, en lisant ces lignes, serait tenté de crier à l'exagération, n'a qu'à consulter la biographie de tous les réfugiés russes: pas un n'a émigré dans des conditions moins fantastiques.

De retour chez lui, il commença par s'enfermer dans sa chambre, ensuite il procéda fiévreusement à ses préparatifs de départ. Sa principale préoccupation, c'était la somme d'argent à emporter. Quant au voyage, il n'était pas encore fixé sur la manière dont il l'entreprendrait, il songeait vaguement à aller prendre le train à la seconde ou à la troisième station avant notre ville, dût-il faire la route à pied jusque-là. Tout en roulant ces pensées dans sa tête, il empaquetait machinalement ses effets, quand soudain il interrompit sa besogne, poussa un profond soupir et s'étendit sur le divan.

Il sentait tout à coup, il s'avouait clairement que sans doute il prendrait la fuite, mais qu'il ne lui appartenait plus de décider si ce serait _avant _ou _après _l'affaire de Chatoff; qu'il était maintenant un corps brut, une masse inerte mue par une force étrangère; qu'enfin, bien qu'ayant toute facilité de s'enfuir avant le meurtre de Chatoff, il ne partirait qu'après. Jusqu'au lendemain matin il resta en proie à une angoisse insupportable, tremblant, gémissant, ne se comprenant pas lui-même. À onze heures, lorsqu'il quitta son appartement, les gens de la maison lui firent part d'une nouvelle qui courait déjà toute la ville: le fameux Fedka, la terreur de la contrée, le forçat évadé que la police recherchait en vain depuis si longtemps, avait été trouvé assassiné le matin à sept verstes de la ville, au point de jonction de la grande route avec le chemin conduisant à Zakharino. Avide d'en savoir davantage, Lipoutine sortit immédiatement de chez lui et alla aux informations; il apprit bientôt que Fedka avait été trouvé avec la tête fracassée, et que tous les indices donnaient à penser qu'on l'avait dévalisé; d'après les renseignements recueillis par la police, le meurtrier devait être un ouvrier de l'usine Chpigouline, un certain Femka qui avait pris part conjointement avec le galérien à l'incendie de la demeure des Lébiadkine et à l'assassinat de ceux-ci: sans doute une querelle s'était élevée entre les deux scélérats pour le partage du butin… Lipoutine courut au logement de Pierre Stépanovitch et questionna les gens de service; ils lui dirent que leur maître, rentré chez lui à une heure du matin, avait dormi fort paisiblement jusqu'à huit heures. Certes, rien ne pouvait paraître extraordinaire dans la mort de Fedka, c'était en quelque sorte le dénouement naturel d'une existence de brigand. Mais, la veille, Pierre Stépanovitch avait dit «Fedka a bu de la vodka pour la dernière fois de sa vie»: comment ne pas rapprocher cette parole de l'événement qui l'avait suivie de si près? Frappé d'une telle coïncidence, Lipoutine n'hésita plus. Rentré chez lui, il poussa du pied son sac de voyage sous son lit, et, le soir, à l'heure fixée, il se trouva le premier à l'endroit où l'on devait se rencontrer avec Chatoff: à la vérité, il avait toujours son passeport dans sa poche…

CHAPITRE V
LA VOYAGEUSE.
I

Le malheur de Lisa et la mort de Marie Timoféievna terrifièrent Chatoff. J'ai déjà dit que je l'avais rencontré ce matin-là; il me parut bouleversé. Entre autres choses, il m'apprit que la veille, à neuf heures du soir (c'est-à-dire trois heures avant l'incendie), il s'était rendu chez Marie Timoféievna. Il alla dans la matinée visiter les cadavres, mais, d'après ce que je puis savoir, il ne fit part de ses soupçons à personne. Cependant, vers la fin de la journée, une violente tempête éclata dans son âme et… et je crois pouvoir l'affirmer, à la tombée de la nuit il y eut un moment où il voulut se lever, se rendre à la police et révéler tout. Ce qu'était ce tout, — lui-même ne le savait. Naturellement cette démarche n'eût eu d'autre résultat que de le faire arrêter comme conspirateur. Il n'avait aucune preuve contre ceux à qui il imputait les crimes récemment commis, il n'avait que de vagues conjectures qui, pour lui seul, équivalaient à une certitude. Mais, ainsi qu'il le disait lui-même, il était prêt à se perdre pourvu qu'il pût «écraser les coquins». En prévoyant chez Chatoff cette explosion de colère, Pierre Stépanovitch avait donc deviné juste, et il n'ignorait pas qu'il risquait gros à différer d'un jour l'exécution de son terrible dessein. Sans doute, en cette circonstance comme toujours, il obéit aux inspirations de sa présomptueuse confiance en soi et de son mépris pour toutes ces «petites gens», notamment pour Chatoff dont, à l'étranger déjà, il raillait l'»idiotisme pleurnicheur». Un homme aussi dénué de malice paraissait évidemment à Pierre Stépanovitch un adversaire fort peu redoutable. Et pourtant, si les «coquins» échappèrent à une dénonciation, ils ne le durent qu'à un incident tout à fait inattendu…

Entre sept et huit heures du soir (au moment même où les «nôtres» réunis chez Erkel attendaient avec colère l'arrivée de Pierre Stépanovitch), Chatoff, souffrant d'une migraine accompagnée de légers frissons, était couché sur son lit au milieu de l'obscurité; aucune bougie n'éclairait sa chambre. Il ne savait à quoi se décider, et cette irrésolution était pour lui un cruel supplice. Peu à peu il s'endormit, et durant son court sommeil il eut une sorte de cauchemar: il lui semblait qu'il était garrotté sur son lit, incapable de mouvoir un membre; sur ces entrefaites, un bruit terrible faisait trembler toute la maison: des coups violents étaient frappés contre le mur, contre la grand'porte; on cognait aussi chez Chatoff et chez Kiriloff; en même temps le dormeur s'entendait appeler avec un accent plaintif par une voix lointaine qui lui était connue, mais dont le son l'affectait douloureusement. Il s'éveilla en sursaut, se souleva un peu sur son lit, et s'aperçut avec étonnement que l'on continuait de cogner à la grand'porte; sans être à beaucoup près aussi forts qu'ils le lui avaient paru en rêve, les coups étaient fréquents et obstinés; en bas, sous la porte cochère, retentissait toujours la voix étrange et «douloureuse»; à la vérité, elle n'était pas du tout plaintive, mais au contraire impatiente et irritée; par intervalles se faisait entendre une autre voix plus contenue et plus ordinaire. Chatoff sauta à bas de son lit, alla ouvrir le vasistas et passa sa tête en dehors.

— Qui est là? cria-t-il, littéralement glacé d'effroi.

— Si vous êtes Chatoff, fit-on d'en bas, — veuillez répondre franchement et honnêtement: consentez-vous, oui ou non, à me recevoir chez vous?

La voix était ferme, coupante; il la reconnut!

— Marie!… C'est toi?

— Oui, c'est moi, Marie Chatoff, et je vous assure que je ne puis garder mon cocher une minute de plus.

— Tout de suite… le temps d'allumer une bougie… put à peine articuler Chatoff, qui se hâta de chercher des allumettes. Comme il arrive le plus souvent en pareil cas, il n'en trouva point et laissa choir par terre le chandelier avec la bougie. En bas retentirent de nouveaux cris d'impatience. Il abandonna tout, descendit l'escalier quatre à quatre et courut ouvrir la porte.

— Faites-moi le plaisir de tenir cela un instant, pendant que je réglerai avec cette brute, dit madame Marie Chatoff à son mari en lui tendant un sac à main assez léger; c'était un de ces articles de peu de valeur qu'on fabrique à Dresde avec de la toile à voiles.

— J'ose vous assurer que vous demandez plus qu'il ne vous est dû, poursuivit-elle avec véhémence en s'adressant au cocher. — Si depuis une heure vous me promenez dans les sales rues d'ici, c'est votre faute, parce que vous ne saviez pas trouver cette sotte rue et cette stupide maison. Prenez vos trente kopeks et soyez sûr que vous n'aurez pas davantage.

— Eh! madame, tu m'as toi-même indiqué la rue de l'Ascension, tandis que tu voulais aller rue de l'Épiphanie. Le péréoulok de l'Ascension, c'est fort loin d'ici; cette course-là a éreinté mon cheval.

— Ascension, Épiphanie, — toutes ces sottes dénominations doivent vous être plus familières qu'à moi, vu que vous êtes de la ville. D'ailleurs, vous n'êtes pas juste: j'ai commencé par vous dire de me conduire à la maison Philippoff, et vous m'avez assuré que vous connaissiez cette maison. En tout cas, vous pourrez demain m'appeler devant le juge de paix, mais maintenant je vous prie de me laisser en repos.

— Tenez, voilà encore cinq kopeks! intervint Chatoff, qui se hâta de prendre un piatak dans sa poche et le donna au cocher.

— Ne vous avisez pas de faire cela, je vous prie! protesta la voyageuse, mais l'automédon fouetta son cheval, et Chatoff, prenant sa femme par la main, l'introduisit dans la maison.

— Vite, Marie, vite… tout cela ne signifie rien et — comme tu es trempée! Prends garde, il y a ici un escalier, — quel dommage qu'on ne voit pas clair! — l'escalier est roide, tiens-toi à la rampe, tiens-toi bien; voilà ma chambrette. Excuse-moi, je n'ai pas de feu… Tout de suite!

Il ramassa le chandelier, mais cette fois encore les allumettes furent longues à trouver. Silencieuse et immobile, madame Chatoff attendait debout au milieu de la chambre.

— Grâce à Dieu, enfin! s'écria-t-il joyeusement quand il eut allumé la bougie. Marie Chatoff parcourut le local d'un rapide regard.

— J'avais bien entendu dire que vous viviez dans un taudis, pourtant je ne m'attendais pas à vous trouver ainsi logé, observa- t-elle d'un air de dégoût, et elle s'avança vers le lit.

— Oh! je n'en puis plus! poursuivit la jeune femme en se laissant tomber avec accablement sur la dure couche de Chatoff. — Débarrassez-vous de ce sac, je vous prie, et prenez une chaise. Du reste, faites comme vous voulez. Je suis venue vous demander un asile provisoire, en attendant que je me sois procuré du travail, parce que je ne connais rien ici et que je n'ai pas d'argent. Mais, si je vous gêne, veuillez, s'il vous plaît, le déclarer tout de suite, comme c'est même votre devoir de le faire, si vous êtes un honnête homme. J'ai quelques objets que je puis vendre demain, cela me permettra de me loger en garni quelque part; vous aurez la bonté de me conduire dans un hôtel… Oh! mais que je suis fatiguée!

Chatoff était tout tremblant.

— Tu n'as pas besoin d'aller à l'hôtel, Marie! Pourquoi? À quoi bon? supplia-t-il les mains jointes.

— Eh bien, si l'on peut se passer d'aller à l'hôtel, il faut pourtant expliquer la situation. Vous vous rappelez, Chatoff, que nous avons vécu maritalement ensemble à Genève pendant un peu plus de quinze jours; voilà trois ans que nous nous sommes séparés, à l'amiable du reste. Mais ne croyez pas que je sois revenue pour recommencer les sottises d'autrefois. Mon seul but est de chercher du travail, et si je me suis rendue directement dans cette ville, c'est parce que cela m'était égal. Ce n'est nullement le repentir qui me ramène auprès de vous, je vous prie de ne pas vous fourrer cette bêtise là dans la tête.

— Oh! Marie! C'est inutile, tout à fait inutile! murmura Chatoff.

Que voulait-il dire par ces mots?

— Eh bien, puisqu'il en est ainsi, puisque vous êtes assez développé pour comprendre cela, je me permettrai d'ajouter que si maintenant je m'adresse tout d'abord à vous, si je viens vous demander l'hospitalité, c'est en partie parce que je ne vous ai jamais considéré comme un drôle; loin de là, j'ai toujours pensé que vous valiez peut-être beaucoup mieux qu'un tas de… coquins!…

Ses yeux étincelèrent. Sans doute elle avait eu grandement à se plaindre de certains «coquins».

— Et veuillez être persuadé qu'en parlant de votre bonté je ne me moque nullement de vous. Je dis les choses carrément, sans y mettre d'éloquence; d'ailleurs, je ne puis pas souffrir les phrases. Mais tout cela est absurde. Je vous ai toujours supposé assez d'esprit pour ne pas trouver mauvais… Oh! assez, je n'en puis plus!

Et elle le regarda longuement, d'un air las. Debout à cinq pas d'elle, Chatoff l'avait écoutée timidement, mais il était comme rajeuni, son visage rayonnait d'un éclat inaccoutumé. Cet homme fort, rude, toujours hérissé, sentait son âme s'ouvrir tout à coup à la tendresse. En lui vibrait une corde nouvelle. Trois années de séparation n'avaient rien arraché de son coeur. Et peut-être chaque jour durant ces trois ans il avait rêvé à elle, à la chère créature qui lui avait dit autrefois: «Je t'aime.» Tel que j'ai connu Chatoff, je ne crois pas me tromper en affirmant que s'entendre adresser par une femme une parole d'amour devait lui paraître une impossibilité. Chaste et pudique jusqu'à la sauvagerie, il se considérait comme un jeu de la nature, détestait sa figure et son caractère, se faisait l'effet d'un de ces monstres que l'on promène dans les foires. En conséquence de tout cela, il n'estimait rien à l'égal de l'honnêteté, poussait jusqu'au fanatisme l'attachement à ses convictions, se montrait sombre, fier, irascible et peu communicatif. Mais voilà que cette créature unique qui pendant deux semaines l'avait aimé (il le crut toute sa vie!), — cet être dont il était loin d'ignorer les fautes et que néanmoins il avait toujours placé infiniment au- dessus de lui, cette femme à qui il pouvait tout pardonner (que dis-je? il lui semblait que lui-même avait tous les torts vis-à- vis d'elle), cette Marie Chatoff rentrait soudain chez lui, dans sa maison… c'était presque impossible à comprendre! Il n'en revenait pas; un tel événement lui paraissait si heureux qu'il n'osait y croire et que, le prenant pour un rêve, il avait peur de s'éveiller. Mais, lorsqu'elle le regarda avec cette expression de lassitude, il devina aussitôt que la bien-aimée créature souffrait, qu'elle était offensée peut-être. Le coeur défaillant, il se mit à l'examiner. Quoique le visage fatigué de Marie Chatoff eût depuis longtemps perdu la fraîcheur de la première jeunesse, elle était encore fort bien de sa personne, — son mari la trouva aussi belle qu'autrefois. C'était une femme de vingt-cinq ans, d'une complexion assez robuste et d'une taille au-dessus de la moyenne (elle était plus grande que Chatoff); son opulente chevelure châtain foncé faisait ressortir la pâleur de son visage ovale; ses grands yeux sombres brillaient maintenant d'un éclat fiévreux. Mais cet intrépidité étourdie, naïve et ingénue que son époux lui avait connue jadis était remplacée à présent par une irritabilité morose; désenchantée de tout, elle affectait une sorte de cynisme qui lui pesait à elle-même parce qu'elle n'en avait pas encore l'habitude. Ce qui surtout se remarquait en elle, c'était un état maladif. Chatoff en fut frappé. Malgré la crainte qu'il éprouvait en présence de sa femme, il se rapprocha brusquement d'elle et lui saisit les deux mains:

— Marie… tu sais… tu es peut-être très fatiguée, pour l'amour de Dieu ne te fâche pas… si tu consentais, par exemple, à prendre du thé, hein? Le thé fortifie, hein? Si tu consentais!…

— Pourquoi demander si je consens? Cela va sans dire; vous êtes aussi enfant que jamais. Si vous pouvez me donner du thé, donnez- m'en. Que c'est petit chez vous! Comme il fait froid ici!

— Oh! je vais tout de suite chercher du bois, j'en ai!… reprit Chatoff fort affairé; — du bois… c'est-à-dire, mais… du reste, il va aussi y avoir du thé tout de suite, ajouta-t-il avec un geste indiquant une résolution désespérée, et il prit vivement sa casquette.

— Où allez-vous donc? Ainsi vous n'avez pas de thé chez vous?

— Il y en aura, il y en aura, il y en aura, tout va être prêt tout de suite… je…

Il prit son revolver sur le rayon.

— Je vais à l'instant vendre ce revolver… ou le mettre en gage…

— Quelles bêtises, et comme ce sera long! Tenez, voilà mon porte- monnaie, puisque vous n'avez rien chez vous; il y a là huit grivnas, je crois; c'est tout ce que j'ai. On dirait qu'on est ici dans une maison de fous.

— C'est inutile, je n'ai pas besoin de ton argent, je reviens tout de suite, dans une seconde; je puis même me dispenser de vendre le revolver…

Et il courut tout droit chez Kiriloff. Cette visite eut lieu deux heures avant celle de Pierre Stépanovitch et de Lipoutine que j'ai racontée plus haut. Quoique habitant la même maison, Chatoff et Kiriloff ne se voyaient pas; quand ils se rencontraient dans la cour, ils n'échangeaient ni une parole ni même un salut: ils avaient trop longtemps couché ensemble en Amérique.

— Kiriloff, vous avez toujours du thé; y a-t-il chez vous du thé et un samovar?

L'ingénieur se promenait de long en large dans sa chambre, comme il avait l'habitude de le faire chaque nuit; il s'arrêta soudain et regarda fixement Chatoff, sans du reste témoigner trop de surprise.

— Il y a du thé, du sucre et un samovar. Mais vous n'avez pas besoin de samovar, le thé est chaud. Mettez-vous à table et buvez.

— Kiriloff, nous avons vécu ensemble en Amérique… Ma femme est arrivée chez moi… Je… Donnez-moi du thé… il faut un samovar.

— Si c'est pour votre femme, il faut un samovar. Mais le samovar après. J'en ai deux. Maintenant prenez la théière qui est sur la table. Le thé chaud, le plus chaud. Prenez du sucre, tout le sucre. Du pain… Beaucoup de pain; tout. Il y a du veau. Un rouble d'argent.

— Donne, ami, je te le rendrai demain! Ah! Kiriloff!

— C'est votre femme qui était en Suisse? C'est bien. Et vous avez bien fait aussi d'accourir chez moi.

— Kiriloff! s'écria Chatoff qui tenait la théière sous son bras tandis qu'il avait dans les mains le pain et le sucre, — Kiriloff! si… si vous pouviez renoncer à vos épouvantables fantaisies et vous défaire de votre athéisme… oh! quel homme vous seriez, Kiriloff!

— On voit que vous aimez votre femme après la Suisse. C'est bien de l'aimer après la Suisse. Quand il faudra du thé, venez encore. Venez toute la nuit, je ne me coucherai pas. Il y aura un samovar. Tenez, prenez ce rouble. Allez auprès de votre femme, je resterai et je penserai à vous et à votre femme.

Marie Chatoff parut fort contente en voyant le thé arriver si vite, et elle se jeta avidement sur ce breuvage, mais on n'eut pas besoin d'aller chercher le samovar: la voyageuse ne but qu'une demi-tasse et ne mangea qu'un tout petit morceau de pain. Elle repoussa le veau avec un dégoût mêlé de colère.

— Tu es malade, Marie; tout cela est chez toi l'effet de la maladie… observa timidement Chatoff, qui, d'un air craintif, s'empressait autour d'elle.

— Certainement je suis malade. Asseyez-vous, je vous prie. Où avez-vous pris ce thé, si vous n'en aviez pas?

Il dit quelques mots de Kiriloff. Elle avait déjà entendu parler de lui.

— Je sais que c'est un fou; de grâce, assez là-dessus; les imbéciles ne sont pas une rareté, n'est-ce pas? Ainsi vous avez été en Amérique? Je l'ai entendu dire, vous avez écrit.

— Oui, je… j'ai écrit à Paris.

— Assez, parlons d'autre chose, s'il vous plaît. Vous appartenez à l'opinion slavophile?

— Je… ce n'est pas que je… Faute de pouvoir être Russe, je suis devenu slavophile, répondit Chatoff avec le sourire forcé de l'homme qui plaisante à contre-temps et sans en avoir envie.

— Ah! vous n'êtes pas Russe?

— Non, je ne suis pas Russe.

— Eh bien, tout cela, ce sont des bêtises. Pour la dernière fois, asseyez-vous. Pourquoi vous trémoussez-vous toujours ainsi? Vous pensez que j'ai le délire? Peut-être bien. Vous n'êtes que deux, dites-vous, dans la maison?

— Oui… Au rez-de-chaussée…

— Et, pour l'intelligence, les deux font la paire. Qu'est-ce qu'il y a au rez-de-chaussée? Vous avez dit: au rez-de-chaussée…

— Non, rien.

— Quoi, rien? Je veux savoir.

— Je voulais dire seulement qu'autrefois les Lébiadkine demeuraient au rez-de-chaussée…

Marie Chatoff fit un brusque mouvement.

— Celle qu'on a assassinée la nuit dernière? J'ai entendu parler de cela. C'est la première nouvelle que j'ai apprise en arrivant ici. Il y a eu un incendie chez vous?

Chatoff se leva soudain.

— Oui, Marie, oui, et je commets peut-être une infamie épouvantable en ce moment où je pardonne à des infâmes…

Il marchait à grands pas dans la chambre en levant les bras en l'air et en donnant les signes d'une violente agitation.

Mais Marie ne comprenait pas du tout ce qui se passait en lui. Elle était distraite pendant qu'il parlait; elle questionnait et n'écoutait pas les réponses.

— On en fait de belles chez vous. Oh! quelles gredineries partout! Quel monde de vauriens! Mais asseyez-vous donc enfin, oh! que vous m'agacez! répliqua la jeune femme qui, vaincue par la fatigue, laissa tomber sa tête sur l'oreiller.

— Marie, je t'obéis… Tu te coucherais peut-être volontiers,
Marie?

Elle ne répondit pas, et, à bout de forces, ferma ses paupières. Son visage pâle ressemblait à celui d'une morte. Elle s'endormit presque instantanément. Chatoff promena ses yeux autour de lui, raviva la flamme de la bougie, et, après avoir jeté encore une fois un regard inquiet sur sa femme, après avoir joins ses mains devant elle, il sortit tout doucement de la chambre. Quand il fut sur le palier, il se fourra dans un coin, où il resta pendant dix minutes sans bouger, sans faire le moindre bruit. Tout à coup des pas légers et discrets retentirent dans l'escalier. Quelqu'un montait. Chatoff se rappela qu'il avait oublié de fermer la porte de la maison.

— Qui est là? demanda-t-il à voix basse.

Le visiteur ne répondit pas et continua de monter sans se presser. Arrivé sur le carré, il s'arrêta; l'obscurité ne permettait pas de distinguer ses traits.

— Ivan Chatoff? fit-il mystérieusement.

Le maître du logis se nomma, mais en même temps il étendit le bras pour écarter l'inconnu; ce dernier lui saisit la main, et Chatoff frissonna comme au contact d'un reptile.

— Restez ici, murmura-t-il rapidement, — n'entrez pas, je ne puis vous recevoir maintenant. Ma femme est revenue chez moi. Je vais chercher de la lumière.

Quand il reparut avec la bougie, il aperçut devant lui un officier tout jeune dont il ignorait le nom, mais qu'il se souvenait d'avoir rencontré quelque part.

Le visiteur se fit connaître:

— Erkel. Vous m'avez vu chez Virguinsky.

— Je me rappelle; vous étiez assis et vous écriviez, reprit Chatoff; ce disant, il s'avança vers le jeune homme, puis, avec une fureur subite, mais toujours sans élever la voix, il poursuivit: — Écoutez, vous m'avez fait tout à l'heure un signe de reconnaissance quand vous m'avez pris la main. Mais sachez que je crache sur tous ces signes! Je les repousse… je n'en veux pas… je puis à l'instant vous jeter en bas de l'escalier, savez- vous cela?

— Non, je n'en sais rien et j'ignore complètement pourquoi vous êtes si fâché, répondit l'enseigne dont le ton calme ne témoignait d'aucune irritation. — Je suis seulement chargé d'une commission pour vous, et j'ai voulu m'en acquitter sans perdre de temps. Vous avez entre les mains une presse qui ne vous appartient pas et dont vous êtes tenu de rendre compte, ainsi que vous le savez vous- même. Suivant l'ordre que j'ai reçu, je dois vous demander de la remettre à Lipoutine demain à sept heures précises du soir. En outre, il m'est enjoint de vous déclarer qu'à l'avenir on n'exigera plus rien de vous.

— Rien?

— Absolument rien. Votre demande a été prise en considération, et désormais vous ne faites plus partie de la société. J'ai été positivement chargé de vous l'apprendre.

— Qui vous a chargé de cela?

— Ceux qui m'ont révélé le signe de reconnaissance.

— Vous arrivez de l'étranger?

— Cela… cela, je crois, doit vous être indifférent.

— Eh! diable! Mais pourquoi n'êtes-vous pas venu plus tôt, si l'on vous a donné cet ordre?

— Je me conformais à certaines instructions et je n'étais pas seul.

— Je comprends, je comprends que vous n'étiez pas seul. Eh… diable! Mais pourquoi Lipoutine n'est-il pas venu lui-même?

— Ainsi, je viendrai vous prendre demain à six heures précises du soir, et nous irons là à pied. Il n'y aura que nous trois.

— Verkhovensky y sera?

— Non, il n'y sera pas. Verkhovensky part d'ici demain à onze heures du matin.

— Je m'en doutais, fit Chatoff d'une voix sourde et irritée; — il s'est sauvé, le misérable! ajouta-t-il en frappant du poing sur sa cuisse.

Des pensées tumultueuses l'agitaient. Erkel le regardait fixement et attendait sa réponse en silence.

— Comment donc ferez-vous? Une presse n'est pas un objet si facile à emporter.

— Il ne sera pas nécessaire de la prendre. Vous nous indiquerez seulement l'endroit, et nous nous bornerons à nous assurer qu'elle s'y trouve en effet. Nous savons où elle est enterrée, sans connaître exactement la place. Vous ne l'avez révélée à personne encore?

Les yeux de Chatoff se fixèrent sur l'enseigne.

— Comment un blanc-bec comme vous s'est-il aussi fourré là dedans? Eh! mais il leur en faut aussi de pareils? Allons, retirez-vous! E-eh! Ce coquin-là vous a tous trompés et a pris la fuite.

Erkel considérait son interlocuteur avec un calme imperturbable, mais il ne paraissait pas comprendre.

— Verkhovensky s'est enfui, Verkhovensky! poursuivit Chatoff en grinçant des dents.

— Mais non, il est encore ici, il n'est pas parti. C'est seulement demain qu'il s'en va, observa Erkel d'un ton doux et persuasif. — Je tenais tout particulièrement à ce qu'il se trouvât là comme témoin; mes instructions l'exigeaient (il parlait avec l'abandon d'un jouvenceau sans expérience). Mais il a refusé, sous prétexte qu'il devait partir, et le fait est qu'il est très pressé de s'en aller.

Le regard de Chatoff se porta de nouveau avec une expression de pitié sur le visage du nigaud, puis soudain il agita le bras comme pour chasser ce sentiment.

— Bien, j'irai, déclara-t-il brusquement, — et maintenant décampez!

— Je passerai donc chez vous à six heures précises, répondit
Erkel, qui, après un salut poli, se retira tranquillement.

— Petit imbécile! ne put s'empêcher de lui crier Chatoff du haut de l'escalier.

— Quoi? demanda l'enseigne, déjà arrivé en bas.

— Rien, allez-vous-en.

— Je croyais que vous aviez dit quelque chose.

II

Erkel était un «petit imbécile» en ce sens qu'il se laissait influencer par la pensée d'autrui, mais, comme agent subalterne, comme homme d'exécution, il ne manquait pas d'intelligence, ni même d'astuce. Fanatiquement dévoué à «l'oeuvre commune», c'est-à- dire, au fond, à Pierre Stépanovitch, il agissait suivant les instructions qu'il avait reçues de celui-ci à la séance où les rôles avaient été distribués aux nôtres pour le lendemain. Entre autres recommandations, il avait été enjoint à l'enseigne de bien observer, pendant qu'il accomplirait son mandat, dans quelle conditions se trouvait Chatoff, et lorsque ce dernier, en causant sur le carré, s'échappa à dire que sa femme était revenue chez lui, Erkel, avec un machiavélisme instinctif, ne témoigna aucun désir d'en savoir davantage, bien qu'il comprit que ce fait contribuerait puissamment à la réussite de leur entreprise.

Ce fut, en effet, ce qui arriva: cette circonstance seule sauva les «coquins» de la dénonciation qui les menaçait, et leur permit de se débarrasser de leur ennemi. Le retour de Marie, en changeant le cours des préoccupations de Chatoff, lui ôta sa sagacité et sa prudence accoutumées. Il eut dès lors bien autre chose en tête que l'idée de sa sécurité personnelle. Quand Erkel lui dit que Pierre Stépanovitch partait le lendemain, il n'hésita pas à le croire; cela d'ailleurs s'accordait si bien avec ses propres conjectures! Rentrés dans la chambre, il s'assit dans un coin, appuya ses coudes sur ses genoux et couvrit son visage de ses mains. D'amères pensées le tourmentaient…

Tout à coup il releva la tête, s'approcha du lit en marchant sur le pointe du pied et se mit à contempler sa femme: «Seigneur! Mais demain matin elle se réveillera avec la fièvre, peut-être même l'a-t-elle déjà! Elle aura sans doute pris un refroidissement. Elle n'est pas habituée à cet affreux climat, et voyager dans un compartiment de troisième classe, subir le vent, la pluie, quand on n'a sur soi qu'un méchant burnous… Et la laisser là, l'abandonner sans secours! Quel petit sac! qu'il est léger! Il ne pèse pas plus de dix livres! La pauvrette, comme ses traits sont altérés! combien elle a souffert! Elle est fière, c'est pour cela qu'elle ne se plaint pas. Mais elle est irritable, fort irritable! C'est la maladie qui en est cause: un ange même, s'il tombait malade, deviendrait irascible. Que son front est sec! Il doit être brûlant. Elle a un cercle bistré au-dessous des yeux et… et pourtant que ce visage est beau! quelle magnifique chevelure! quel…

Il s'arracha brusquement à cette contemplation et alla aussitôt se rasseoir dans son coin; il était comme effrayé à la seule idée de voir dans Marie autre chose qu'une créature malheureuse, souffrante, ayant besoin de secours. — Quoi! je concevrais en ce moment des _espérances! _Oh! quel homme bas et vil je suis! pensa- t-il, le visage caché dans ses mains, et de nouveau des rêves, des souvenirs revinrent hanter son esprit… et puis encore des espérances.

Il se rappela l'exclamation: «Oh! je n'en puis plus», que sa femme avait proférée à plusieurs reprises d'une voix faible, râlante. «Seigneur! L'abandonner maintenant, quand elle ne possède que huit grivnas; elle m'a tendu son vieux porte-monnaie! Elle est venue chercher du travail, — mais qu'est-ce qu'elle entend à cela? qu'est-ce qu'ils comprennent à la Russie? Ils n'ont pas plus de raison que des enfants, les fantaisies créées par leur imagination sont tout pour eux, et ils se fâchent, les pauvres gens, parce que la Russie ne ressemble pas aux chimères dont ils rêvaient à l'étranger. Ô malheureux, ô innocents!… Tout de même il ne fait pas chaud ici…»

Il se souvint qu'elle s'était plainte du froid, qu'il avait promis d'allumer le poêle. «Il y a ici du bois, on peut en aller chercher, seulement il ne faudrait pas l'éveiller. Du reste, cela n'est pas impossible. Mais que faire du veau? Quand elle se lèvera, elle voudra peut-être manger… Eh bien, nous verrons plus tard; Kiriloff ne se couchera pas de la nuit. Il faudrait la couvrir avec quelque chose, elle dort d'un profond sommeil, mais elle a certainement froid; ah! qu'il fait froid!»

Et, encore une fois, il s'approcha d'elle pour l'examiner; la robe avait un peu remonté, la jambe droite était découverte jusqu'au genou. Il se détourna par un mouvement brusque, presque effrayé; puis il ôta le chaud paletot qu'il portait par-dessus sa vieille redingote, et, s'efforçant de ne pas regarder, il étendit ce vêtement sur la place nue.

Tandis qu'il faisait du feu, contemplait la dormeuse ou rêvait dans un coin, deux ou trois heures s'écoulèrent, et ce fut pendant ce temps que Kiriloff reçut la visite de Verkhovensky et de Lipoutine. À la fin, Chatoff s'endormit aussi dans son coin. Il venait à peine de fermer les yeux, quand un gémissement se fit entendre; Marie s'était éveillée et appelait son époux. Il s'élança vers elle, troublé comme un coupable.

— Marie! Je m'étais endormi… Ah! quel vaurien je suis, Marie!

Elle se souleva un peu, promena un regard étonné autour de la chambre, comme si elle n'eût pas reconnu l'endroit où elle se trouvait, et tout à coup la colère, l'indignation s'empara d'elle:

— J'ai occupé votre lit, je tombais de fatigue et je me suis endormie sans le vouloir; pourquoi ne m'avez-vous pas éveillée? Comment avez-vous osé croire que j'aie l'intention de vous être à charge?

— Comment aurais-je pu t'éveiller, Marie?

— Vous le pouviez; vous le deviez! Vous n'avez pas d'autre lit que celui-ci, et je l'ai occupé. Vous ne deviez pas me mettre dans une fausse position. Ou bien, pensez-vous que je sois venue ici pour recevoir vos bienfaits? Veuillez reprendre votre lit tout de suite, je coucherai dans un coin sur des chaises.

— Marie, il n'y a pas assez de chaises, et, d'ailleurs, je n'ai rien à mettre dessus.

— Eh bien, alors je coucherai par terre tout simplement. Je ne puis pas vous priver de votre lit. Je vais coucher sur le plancher, tout de suite, tout de suite!

Elle se leva, voulut marcher, mais soudain une douleur spasmodique des plus violentes lui ôta toute force, toute résolution; un gémissement profond sortit de sa poitrine, et elle retomba sur le lit. Chatoff s'approché vivement; la jeune femme, enfonçant son visage dans l'oreiller, saisit la main de son mari et la serra à lui faire mal. Une minute se passa ainsi.

— Marie, ma chère, s'il le faut, il y a ici un médecin que je connais, le docteur Frenzel… je puis courir chez lui.

— C'est absurde!

— Comment, absurde? Dis-moi ce que tu as, Marie! On pourrait te mettre un cataplasme… sur le ventre, par exemple… Je puis faire cela sans médecin… Ou bien des sinapismes.

— Qu'est-ce que c'est que cela? reprit-elle en relevant la tête et en regardant son mari d'un air effrayé.

Chatoff chercha en vain le sens de cette étrange question.

— De quoi parles-tu, Marie? À quel propos demandes-tu cela? Ô mon Dieu, je m'y perds! Pardonne-moi, Marie, mais je ne comprends pas du tout ce que tu veux dire.

— Eh! laissez donc, ce n'est pas votre affaire de comprendre. Et même cela serait fort drôle… répondit-elle avec un sourire amer. — Dites-moi quelque chose. Promenez-vous dans la chambre et parlez. Ne restez pas près de moi et ne me regardez pas, je vous en prie pour la centième fois!

Chatoff se mit à marcher dans la chambre en tenant ses yeux baissés et en faisant tous ses efforts pour ne pas les tourner vers sa femme.

— Il y a ici, — ne te fâche pas, Marie, je t'en supplie, — il y a ici du veau et du thé… Tu as si peu mangé tantôt…

Elle fit avec la main un geste de violente répugnance. Chatoff au désespoir se mordit la langue.

— Écoutez, j'ai l'intention de monter ici un atelier de reliure, cet établissement serait fondé sur les principes relationnels de l'association. Comme vous habitez la ville, qu'en pensez-vous? Ai- je des chances de succès?

— Eh! Marie, chez nous on ne lit pas; il n'y a même pas de livres. Et il en ferait relier?

— Qui? il:

— Le lecteur d'ici, l'habitant de la ville en général, Marie.

— Eh bien, alors exprimez-vous plus clairement, au lieu de dire: il, on ne sait pas à qui se rapporte ce pronom. Vous ne connaissez pas la grammaire.

— C'est dans l'esprit de la langue, Marie, balbutia Chatoff.

— Ah! laissez-moi tranquille avec votre esprit, vous m'ennuyez. Pourquoi le lecteur ou l'habitant de la ville ne fera-t-il pas relier ses livres?

— Parce que lire un livre et le faire relier sont deux opérations qui correspondent à deux degrés de civilisation très différents. D'abord, il s'habitue peu à peu à lire, ce qui, bien entendu, demande des siècles; mais il n'a aucun soin du livre, le considérant comme un objet sans importance. Le fait de donner un livre à relier suppose déjà le respect du livre; cela indique que non seulement, il a pris goût à la lecture, mais encore qu'il la tient en estime. L'Europe depuis longtemps fait relier ses livres, la Russie n'en est pas encore là.

— Quoique dit d'une façon pédantesque, cela, du moins, n'est pas bête et me reporte à trois ans en arrière; vous aviez parfois assez d'esprit il y a trois ans.

Elle prononça ces mots du même ton dédaigneux que toutes les phrases précédentes.

— Marie, Marie, reprit avec émotion Chatoff, — Ô Marie! Si tu savais tout ce qui s'est passé durant ces trois ans! J'ai entendu dire que tu me méprisais à cause du changement survenu dans mes opinions. Qui donc ai-je quitté? Des ennemis de la vraie vie, des libérâtres arriérés, craignant leur propre indépendance; des laquais de la pensée, hostiles à la personnalité et à la liberté; des prédicateurs décrépits de la charogne et de la pourriture! Qu'y a-t-il chez eux? La sénilité, la médiocrité dorée, l'incapacité la plus bourgeoise et la plus plate, une égalité envieuse, une égalité sans mérite personnel, l'égalité comme l'entend un laquais ou comme la comprenait un Français de 93… Mais le pire, c'est qu'ils sont tous des coquins!

— Oui, il y a beaucoup de coquins, observa Marie d'une voix entrecoupée et avec un accent de souffrance. Couchée un peu sur le côté, immobile comme si elle eût craint de faire le moindre mouvement, elle avait la tête renversée sur l'oreiller et fixait le plafond d'un regard fatigué, mais ardent. Son visage était pâle, ses lèvres desséchées.

— Tu en conviens, Marie, tu en conviens! s'écria Chatoff.

Elle allait faire de la tête un signe négatif quand soudain une nouvelle crampe la saisit. Cette fois encore elle cacha son visage dans l'oreiller et pendant toute une minute serra, presque à la briser, la main de son mari qui, fou de terreur, s'était élancé vers elle.

— Marie, Marie! Mais ce que tu as est peut-être très grave,
Marie!

— Taisez-vous… Je ne veux pas, je ne veux pas, répliqua-t-elle violemment, en reprenant sa position primitive; — ne vous permettez pas de me regarder avec cet air de compassion! Promenez- vous dans la chambre, dites quelque chose, parlez…

Chatoff qui avait à peu près perdu la tête, commença à marmotter je ne sais quoi.

Sa femme l'interrompit avec impatience:

— Quelle est votre occupation ici?

— Je tiens les livres chez un marchand. Si je voulais, Marie, je pourrais gagner ici pas mal d'argent.

— Tant mieux pour vous…

— Ah! ne va rien t'imaginer, Marie, j'ai dit cela comme j'aurai dit autre chose…

— Et qu'est-ce que vous faites encore? Que prêchez-vous? Car il est impossible que vous ne prêchiez pas, c'est dans votre caractère.

— Je prêche Dieu, Marie.

— Sans y croire vous-même. Je n'ai jamais pu comprendre cette idée.

— Pour le moment laissons cela, Marie.

— Qu'était-ce que cette Marie Timoféievna qu'on a tuée?

— Nous parlerons aussi de cela plus tard, Marie.

— Ne vous avisez pas de me faire de pareilles observations! Est- ce vrai qu'on peut attribuer sa mort à la scélératesse de… de ces gens-là?

— Certainement, répondit Chatoff avec un grincement de dents.

Marie leva brusquement la tête et cria d'une voix douloureuse:

— Ne me parlez plus de cela, ne m'en parlez jamais, jamais!

Et elle retomba sur le lit, en proie à de nouvelles convulsions. Durant ce troisième accès, la souffrance arracha à la malade non plus des gémissements, mais de véritables cris.

— Oh! homme insupportable! Oh! homme insupportable! répétait-elle en se tordant et en repoussant Chatoff, qui s'était penché sur elle.

— Marie, je ferai ce que tu m'as ordonné… je vais me promener, parler…

— Mais ne voyez-vous pas que ça a commencé?

— Qu'est-ce qui a commencé, Marie?

— Et qu'en sais-je? Est-ce que j'y connais quelque chose?… Oh! maudite! Oh! que tout soit maudit d'avance!

— Marie, si tu disais ce qui commence, alors je… mais, sans cela, comment veux-tu que je comprenne?

— Vous êtes un homme abstrait, un bavard inutile. Oh! malédiction sur tout!

— Marie, Marie!

Il croyait sérieusement que sa femme devenait folle.

Elle se souleva sur le lit, et tournant vers Chatoff un visage livide de colère:

— Mais est-ce que vous ne voyez pas, enfin, vociféra-t-elle, — que je suis dans les douleurs de l'enfantement? Oh! qu'il soit maudit avant de naître, cet enfant!

— Marie! s'écria Chatoff comprenant enfin la situation, — Marie… Mais que ne le disais-tu plus tôt? ajouta-t-il brusquement, et, prompt comme l'éclair, il saisit sa casquette.

— Est-ce que je savais cela en entrant ici? Serais-je venue chez vous si je l'avais su? On m'avait dit que j'en avais encore pour dix jours! Où allez-vous donc? Où allez-vous donc? Voulez-vous bien ne pas sortir!

— Je vais chercher une accoucheuse! Je vendrai le revolver; maintenant c'est de l'argent qu'il faut avant tout.

— Gardez-vous bien de faire venir une accoucheuse, il ne me faut qu'une bonne femme, une vieille quelconque; j'ai huit grivnas dans mon porte-monnaie… À la campagne les paysannes accouchent sans le secours d'une sage-femme… Et si je crève, eh bien, ce sera tant mieux…

— Tu auras une bonne femme, et une vieille. Mais comment te laisser seule, Marie?

Pourtant, s'il ne la quittait pas maintenant, elle serait privée des soins d'une accoucheuse quand viendrait le moment critique. Cette considération l'emporta dans l'esprit de Chatoff sur tout le reste, et, sourd aux gémissements comme aux cris de colère de Marie, il descendit l'escalier de toute la vitesse de ses jambes.

III

En premier lieu il passa chez Kiriloff. Il pouvait être alors une heure du matin. L'ingénieur était debout au milieu de la chambre.

— Kiriloff, ma femme accouche!

— C'est-à-dire… comment?

— Elle accouche, elle va avoir un enfant.

— Vous… vous ne vous trompez pas?

— Oh! non, non, elle est dans les douleurs!… Il faut une femme, une vieille quelconque; cela presse… Pouvez-vous m'en procurer une maintenant? Vous aviez chez vous plusieurs vieilles…

— C'est grand dommage que je ne sache pas enfanter, répondit d'un air songeur Kiriloff, — c'est-à-dire, je ne regrette pas de ne pas savoir enfanter, mais de ne pas savoir comment il faut faire pour… Non, l'expression ne me vient pas.

— Vous voulez dire que vous ne sauriez pas vous-même assister une femme en couches, mais ce n'est pas cela que je vous demande, je vous prie seulement d'envoyer chez moi une bonne vieille, une garde-malade, une servante.

— Vous aurez une vieille, mais ce ne sera peut-être pas tout de suite. Si vous voulez, je puis, en attendant…

— Oh! c'est impossible; je vais de ce pas chez madame Virguinsky, l'accoucheuse.

— Une coquine!

— Oh! oui, Kiriloff, mais c'est la meilleure sage-femme de la ville! Oh! oui, tout cela se passera sans joie, sans piété; ce grand mystère, la venue au monde d'une créature nouvelle, ne sera saluée que par des paroles de dégoût et de colère, par des blasphèmes!… Oh! elle maudit déjà son enfant!…

— Si vous voulez, je…

— Non, non, mais en mon absence (oh! de gré ou de force je ramènerai madame Virguinsky!), venez de temps en temps près de mon escalier et prêtez l'oreille sans faire de bruit, seulement ne pénétrez pas dans la chambre, vous l'effrayeriez, gardez-vous bien d'entrer, bornez-vous à écouter… dans le cas où il arriverait un accident. Pourtant, s'il survenait quelque chose de grave, alors vous entreriez.

— Je comprends. J'ai encore un rouble d'argent. Tenez. Je voulais demain une poule, mais maintenant je ne veux plus. Allez vite, dépêchez-vous. J'aurai du thé toute la nuit.

Kiriloff n'avait aucune connaissance des projets formés contre Chatoff, il savait seulement que son voisin avait de vieux comptes à régler avec «ces gens-là». Lui-même s'était trouvé mêlé en partie à cette affaire par suite des instructions qui lui avaient été données à l'étranger (instructions, d'ailleurs très superficielles, car il n'appartenait qu'indirectement à la société), mais depuis quelque temps il avait abandonné toute occupation, à commencer par «l'oeuvre commune», et il menait une vie exclusivement contemplative. Quoique Pierre Verkhovensky eût, au cours de la séance, invité Lipoutine à venir avec lui chez Kiriloff pour se convaincre qu'au moment voulu l'ingénieur endosserait l'»affaire Chatoff», il n'avait cependant pas soufflé mot de ce dernier dans sa conversation avec Kiriloff. Jugeant sans doute imprudent de révéler ses desseins à un homme dont il n'était pas sûr, il avait cru plus sage de ne les lui faire connaître qu'après leur mise à exécution, c'est-à-dire le lendemain: quand ce sera chose faite, pensait Pierre Stépanovitch, Kiriloff prendra cela avec son indifférence accoutumée. Lipoutine avait fort bien remarqué le silence gardé par son compagnon sur l'objet même qui motivait leur visite chez l'ingénieur, mais il était trop troublé pour faire aucune observation à ce sujet.

Chatoff courut tout d'une haleine rue de la Fourmi; il maudissait la distance, et il lui semblait qu'il n'arriverait jamais.

Il dut cogner longtemps chez Virguinsky: tout le monde dans la maison était couché depuis quelques heures. Mais Chatoff n'y alla pas de main morte et frappa à coups redoublés contre le volet. Le chien de garde enchaîné dans la cour fit entendre de furieux aboiements auxquels répondirent ceux de tous les chiens du voisinage; ce fut un vacarme dans toute la rue.

À la fin le volet s'entr'ouvrit, puis la fenêtre, et Virguinsky lui-même prit la parole:

— Pourquoi faites-vous ce bruit? Que voulez-vous? demanda-t-il doucement à l'inconnu qui troublait le repos de sa maison.

— Qui est-là? Quel est ce drôle? ajouta avec colère une voix féminine.

La personne qui venait de prononcer ces mots était la vieille demoiselle, parente de Virguinsky.

— C'est moi, Chatoff; ma femme est revenue chez moi, et elle va accoucher d'un moment à l'autre.

— Eh bien, qu'elle accouche! Fichez le camp!

— Je suis venu chercher Arina Prokhorovna, et je ne m'en irai pas sans elle!

— Elle ne peut pas aller chez tout le monde. Elle ne visite la nuit qu'une clientèle particulière. Adressez-vous à madame Makchéeff et laissez-nous tranquilles! reprit la voix féminine toujours irritée.

De la rue on entendait Virguinsky parlementer avec la vieille fille pour lui faire quitter la place, mais elle ne voulait pas se retirer.

— Je ne m'en irai pas! répliqua Chatoff.

— Attendez, attendez donc! cria Virguinsky, après avoir enfin réussi à éloigner sa parente, — je vous demande cinq minutes, Chatoff, le temps d'aller réveiller Arina Prokhorovna, mais, je vous en prie, cessez de cogner et de crier ainsi… Oh! que tout cela est terrible!

Au bout de cinq minutes, — cinq siècles! — madame Virguinsky se montra à la fenêtre.

— Votre femme est revenue chez vous? questionna-t-elle d'un ton qui, au grand étonnement de Chatoff, ne trahissait aucune colère et n'était qu'impérieux; mais Arina Prokhorovna avait naturellement le verbe haut, en sorte qu'il lui était impossible de parler autrement.

— Oui, ma femme est revenue, et elle va accoucher.

— Marie Ignatievna?

— Oui, Marie Ignatievna. Ce ne peut être que Marie Ignatievna!

Il y eut un silence. Chatoff attendait. Dans la maison l'on causait à voix basse.

— Quand est-elle arrivée? demanda ensuite madame Virguinsky.

— Ce soir, à huit heures. Vite, je vous prie.

Nouveaux chuchotements; il semblait qu'on délibérât.

— Écoutez, vous ne vous trompez pas? C'est elle-même qui vous a envoyé chez moi?

— Non, ce n'est pas elle qui m'a envoyé chez vous: pour m'occasionner moins de frais, elle voudrait n'être assistée que par une bonne femme quelconque, mais ne vous inquiétez pas, je vous payerai.

— C'est bien, j'irai, que vous me payiez ou non. J'ai toujours apprécié les sentiments indépendants de Marie Ignatievna, quoique peut-être elle ne se souvienne plus de moi. Avez-vous ce qu'il faut chez vous?

— Je n'ai rien, mais tout se trouvera, tout sera prêt, tout…

— «Il y a donc de la générosité même chez ces gens-là!» pensait Chatoff en se dirigeant vers la demeure de Liamchine. «Les opinions et l'homme sont, paraît-il, deux choses fort différentes. J'ai peut-être bien des torts envers eux!… Tout le monde a des torts, tout le monde, et… si chacun était convaincu de cela!…»

Chez Liamchine il n'eut pas à frapper longtemps. Le Juif sauta immédiatement à bas de son lit, et, pieds nus, en chemise, courut ouvrir le vasistas, au risque d'attraper un rhume, lui qui était toujours très soucieux de sa santé. Mais il y avait une cause particulière à cet empressement si étrange: pendant toute la soirée Liamchine n'avait fait que trembler, et jusqu'à ce moment il lui avait été impossible de s'endormir, tant il était inquiet depuis la séance; sans cesse il croyait voir arriver certains visiteurs dont l'apparition ne fait jamais plaisir. La nouvelle que Chatoff allait dénoncer les nôtres l'avait mis au supplice… Et voilà qu'il entendait frapper violemment à la fenêtre!…

Il fut si effrayé en apercevant Chatoff qu'il ferma aussitôt le vasistas et regagna précipitamment son lit. Le visiteur se mit à cogner et à crier de toutes ses forces.

— Comment osez-vous faire un pareil tapage au milieu de la nuit? gronda le maître du logis, mais, quoiqu'il essayât de prendre un ton menaçant, Liamchine se mourait de peur: il avait attendu deux minutes au moins avant de rouvrir le vasistas, et il ne s'y était enfin décidé qu'après avoir acquis la certitude que Chatoff était venu seul.

— Voilà le revolver que vous m'avez vendu; reprenez-le et donnez- moi quinze roubles.

— Qu'est-ce que c'est? Vous êtes ivre? C'est du brigandage; vous êtes cause que je vais prendre un refroidissement. Attendez, je vais m'envelopper dans un plaid.

— Donnez-moi tout de suite quinze roubles. Si vous refusez, je cognerai et je crierai jusqu'à l'aurore; je briserai votre châssis.

— J'appellerai la garde, et l'on vous conduira au poste.

— Et moi, je suis un muet, vous croyez? Je n'appellerai pas la garde? Lequel de nous deux doit la craindre, vous ou moi?

— Et vous pouvez avoir des principes si bas… Je sais à quoi vous faites allusion… Attendez, attendez, pour l'amour de Dieu, tenez-vous tranquille! Voyons, qui est-ce qui a de l'argent la nuit? Eh bien, pourquoi vous faut-il de l'argent, si vous n'êtes pas ivre?

— Ma femme est revenue chez moi. Je vous fais un rabais de dix roubles; je ne me suis pas servi une seule fois de ce revolver, reprenez-le tout de suite.

Machinalement Liamchine tendit la main par le vasistas et prit l'arme; il attendit un moment, puis soudain, comme ne se connaissant plus, il passa sa tête en dehors de la fenêtre et balbutia, tandis qu'un frisson lui parcourait l'épine dorsale:

— Vous mentez, votre femme n'est pas du tout revenue chez vous.
C'est… c'est-à-dire que vous voulez tout bonnement vous sauver.

— Imbécile que vous êtes, où voulez-vous que je me sauve? C'est bon pour votre Pierre Stépanovitch de prendre la fuite; moi, je ne fais pas cela. J'ai été tout à l'heure trouver madame Virguinsky, la sage-femme, et elle a immédiatement consenti à venir chez moi. Vous pouvez vous informer. Ma femme est dans les douleurs, il me faut de l'argent; donnez-moi de l'argent!

Il se produisit comme une illumination subite dans l'esprit de Liamchine; les choses prenaient soudain une autre tournure, toutefois sa crainte était encore trop vive pour lui permettre de raisonner.

— Mais comment donc… vous ne vivez pas avec votre femme?

— Je vous casserai la tête pour de pareilles questions.

— Ah! mon Dieu, pardonnez-moi, je comprends, seulement j'ai été si abasourdi… Mais je comprends, je comprends. Mais… mais est- il possible qu'Arina Prokhorovna aille chez vous? Tout à l'heure vous disiez qu'elle y était allée? Vous savez, ce n'est pas vrai. Voyez, voyez, voyez comme vous mentez à chaque instant.

— Pour sûr elle est maintenant près de ma femme, ne me faites pas languir, ce n'est pas ma faute si vous êtes bête.

— Ce n'est pas vrai, je ne suis pas bête. Excusez-moi, il m'est tout à fait impossible…

Le Juif avait complètement perdu la tête, et, pour la troisième fois, il ferma la fenêtre, mais Chatoff se mit à pousser de tels cris qu'il la rouvrit presque aussitôt.

— Mais c'est un véritable attentat à la personnalité! Qu'exigez- vous de moi? allons, voyons, précisez. Et remarquez que vous venez me faire cette scène en pleine nuit!

— J'exige quinze roubles, tête de mouton!

— Mais je n'ai peut-être pas envie de reprendre ce revolver. Vous n'avez pas le droit de m'y forcer. Vous avez acheté l'objet — c'est fini, vous ne pouvez pas m'obliger à le reprendre. Je ne saurais pas, la nuit, vous donner une pareille somme; où voulez- vous que je la prenne?

— Tu as toujours de l'argent chez toi. Je t'ai payé ce revolver vingt-cinq roubles et je te le recède pour quinze, mais je sais bien que j'ai affaire à un Juif.

— Venez après-demain, — écoutez, après-demain matin, à midi précis, et je vous donnerai toute la somme; n'est-ce pas, c'est entendu?

Pour la troisième fois Chatoff cogna avec violence contre le châssis.

— Donne dix roubles maintenant, et cinq demain à la première heure.

— Non, cinq après-demain matin; demain je ne pourrais pas, je vous l'assure. Vous ferez mieux de ne pas venir.

— Donne dix roubles; oh! misérable!

— Pourquoi donc m'injuriez-vous comme cela? Attendez, il faut y voir clair; tenez, vous avez cassé un carreau… Qui est-ce qui injurie ainsi les gens pendant la nuit? Voilà!

Chatoff prit le papier que Liamchine lui tendait par la fenêtre; c'était un assignat de cinq roubles.

— En vérité, je ne puis pas vous donner davantage; quand vous me mettriez le couteau sous la gorge, je ne le pourrais pas; après- demain, oui, mais maintenant c'est impossible.

— Je ne m'en irai pas! hurla Chatoff.

— Allons, tenez, en voilà encore un, et encore un, mais c'est tout ce que je donnerai. À présent criez tant que vous voudrez, je ne donnerai plus rien; quoiqu'il advienne, vous n'aurez plus rien, plus rien, plus rien!

Il était furieux, désespéré, ruisselant de sueur. Les deux assignats qu'il venait encore de donner étaient des billets d'un rouble chacun. Chatoff se trouvait donc n'avoir obtenu en tout que sept roubles.

— Allons, que le diable t'emporte, je viendrai demain. Je t'assommerai, Liamchine, si tu ne me complètes pas la somme.

«Demain, je ne serai pas chez moi, imbécile!» pensa à part soi le
Juif.

— Arrêtez! arrêtez! cria-t-il comme déjà Chatoff s'éloignait au plus vite. — Arrêtez, revenez. Dites-moi, je vous prie, c'est bien vrai que votre femme est revenue chez vous?

— Imbécile! répondit Chatoff en lançant un jet de salive, et il raccourut chez lui aussi promptement que possible.

IV

Arina Prokhorovna ne savait rien des dispositions arrêtées à la séance de la veille. Rentré chez lui fort troublé, fort abattu, Virguinsky n'avait pas osé confier à sa femme la résolution prise par les _nôtres, _mais il n'avait pu s'empêcher de lui répéter les paroles de Verkhovensky au sujet de Chatoff, tout en ajoutant qu'il ne croyait pas le moins du monde à ce prétendu projet de délation. Grande fut l'inquiétude d' Arina Prokhorovna. Voilà pourquoi, lorsque Chatoff vint solliciter ses services, elle n'hésita pas à se rendre immédiatement chez lui, quoiqu'elle fût très fatiguée, un accouchement laborieux l'ayant tenue sur pied pendant toute la nuit précédente. Madame Virguinsky avait toujours été convaincue qu'»une drogue comme Chatoff était capable d'une lâcheté civique»; mais l'arrivée de Marie Ignatievna présentait les choses sous un nouveau point de vue. L'émoi de Chatoff, ses supplications désespérées dénotaient un revirement dans les sentiments du traître: un homme décidé à se livrer pour perdre les autres n'aurait eu, semblait-il, ni cet air, ni ce ton. Bref, Arina Prokhorovna résolut de tout voir par ses propres yeux. Cette détermination fit grand plaisir à Virguinsky, — ce fut comme si on lui eût ôté de dessus la poitrine un poids de cinq pouds! Il se prit même à espérer: l'aspect du prétendu dénonciateur lui paraissait s'accorder aussi peu que possible avec les soupçons de Verkhovensky.

Chatoff ne s'était pas trompé; lorsqu'il rentra dans ses pénates, Arina Prokhorovna était déjà près de Marie. Le premier soin de la sage-femme en arrivant avait été de chasser avec mépris Kiriloff qui faisait le guet au bas de l'escalier; ensuite elle s'était nommée à Marie, celle-ci ne semblant pas la reconnaître. Elle trouva la malade dans «une très vilaine position», c'est-à-dire irritable, agitée, et «en proie au désespoir le plus pusillanime». Mais dans l'espace de cinq minutes madame Virguinsky réfuta victorieusement toutes les objections de sa cliente.

— Pourquoi toujours rabâcher que vous ne voulez pas d'une accoucheuse chère? disait-elle au moment où entra Chatoff, — c'est une pure sottise, ce sont des idées fausses résultant de votre situation anormale. Avec une sage-femme inexpérimentée, une bonne vieille quelconque, vous avez cinquante chances d'accident, et, en ce cas, ce sera bien plus d'embarras, bien plus de dépenses que si vous aviez pris une accoucheuse chère. Comment savez-vous que je prends cher? Vous payerez plus tard, je ne salerai pas ma note, et je réponds du succès; avec moi vous ne mourrez pas, je ne connais pas cela. Quant à l'enfant, dès demain je l'enverrai dans un asile, ensuite à la campagne, et ce sera une affaire finie. Vous recouvrerez la santé, vous vous mettrez à un travail rationnel, et d'ici à très peu de temps vous indemniserez Chatoff de son hospitalité et de ses débours, lesquels d'ailleurs ne seront pas si considérables…

— Il ne s'agit pas de cela… Je n'ai pas le droit de déranger…

— Ce sont là des sentiments rationnels et civiques, mais soyez sûre que Chatoff ne dépensera presque rien si, au lieu d'être un monsieur fantastique, il veut se montrer quelque peu raisonnable. Il suffit qu'il ne fasse pas de bêtises, qu'il n'aille pas tambouriner à la porte des maisons et qu'il ne coure pas comme un perdu par toute la ville. Si on ne le retenait pas, il irait éveiller tous les médecins de la localité; quand il est venu me trouver, il a mis en émoi tous les chiens de la rue. Pas n'est besoin de médecins, j'ai déjà dit que je répondais de tout. À la rigueur on peut appeler une vieille femme, une garde-malade, cela ne coûte rien. Du reste, Chatoff lui-même est en mesure de rendre quelques services, il peut faire autre chose encore que des bêtises. Il a des bras et des jambes, il courra chez le pharmacien, sans que vous voyiez là un bienfait pénible pour votre délicatesse. En vérité, voilà un fameux bienfait! Si vous êtes dans cette situation, n'est-ce pas lui qui en est la cause? Est-ce que, dans le but égoïste de vous épouser, il ne vous a pas brouillée avec la famille qui vous avait engagée comme institutrice?… Nous avons entendu parler de cela… Du reste, lui-même tout à l'heure est accouru comme un insensé et a rempli toute la rue de ses cris. Je ne m'impose à personne, je suis venue uniquement pour vous, par principe, parce que tous les nôtres sont tenus de s'entraider; je le lui ai déclaré avant même de sortir de chez moi. Si vous jugez ma présence inutile, eh bien, adieu! Puissiez-vous seulement n'avoir pas à vous repentir de votre résolution!

Et elle se leva pour s'en aller.

Marie était si brisée, si souffrante, et, pour dire la vérité, l'issue de cette crise lui causait une telle appréhension, qu'elle n'eût pas le courage de renvoyer la sage-femme. Mais madame Virguinsky lui devint tout à coup odieuse: son langage était absolument déplacé et ne répondait en aucune façon aux sentiments de Marie. Toutefois la crainte de mourir entre les mains d'une accoucheuse inexpérimentée triompha des répugnances de la malade. Elle passa sa mauvaise humeur sur Chatoff qu'elle tourmenta plus impitoyablement que jamais par ses caprices et ses exigences. Elle en vint jusqu'à lui défendre non seulement de la regarder, mais même de tourner la tête de son côté. À mesure que les douleurs prenaient un caractère plus aigu, Marie se répandait en imprécations et en injures de plus en plus violentes.

— Eh! mais nous allons le faire sortir, observa Arina Prokhorovna, — il a l'air tout bouleversé, et, avec sa pâleur cadavérique, il n'est bon qu'à vous effrayer! Qu'est-ce que vous avez, dites-moi, plaisant original? Voilà une comédie!

Chatoff ne répondit pas; il avait résolu de garder le silence.

— J'ai vu des pères bêtes en pareil cas, ils perdaient aussi l'esprit, mais ceux-là du moins…

— Taisez-vous ou allez-vous-en, j'aime mieux crever! Ne dites plus un mot, je ne veux pas, je ne veux pas! cria Marie.

— Il est impossible de ne pas dire un mot, vous le comprendriez si vous n'étiez pas vous-même privée de raison. Il faut au moins parler de l'affaire: dites, avez-vous quelque chose de prêt? Répondez, vous, Chatoff, elle ne s'occupe pas de cela.

— Que faut-il, dites-moi?

— Alors, c'est que rien n'a été préparé.

Elle indiqua tout ce dont on avait besoin, et je dois ici rendre cette justice qu'elle se limita aux choses les plus indispensables. Quelques-unes se trouvaient dans la chambre. Marie tendit sa clef à son mari pour qu'il fouillât dans son sac de voyage. Comme les mains de Chatoff tremblaient, il mit beaucoup de temps à ouvrir la serrure. La malade se fâcha, mais Arina Prokhorovna s'étant vivement avancée vers Chatoff pour lui prendre la clef, Marie ne voulut pas permettre à la sage-femme de visiter son sac, elle insista en criant et en pleurant pour que son époux seul se chargeât de ce soin.

Il fallut aller chercher certains objets chez Kiriloff. Chatoff n'eut pas plus tôt quitté la chambre que sa femme le rappela à grands cris; il ne put la calmer qu'en lui disant pourquoi il sortait, et en lui jurant que son absence ne durerait pas plus d'une minute.

— Eh bien, vous êtes difficile à contenter, madame, ricana l'accoucheuse: — tout à l'heure la consigne était: tourne-toi du côté du mur et ne te permets pas de me regarder; à présent, c'est autre chose: ne t'avise pas de me quitter un seul instant, et vous vous mettez à pleurer. Pour sûr, il va penser quelque chose. Allons, allons, ne vous fâchez pas, je plaisante.

— Il n'osera rien penser.

— Ta-ta-ta, s'il n'était pas amoureux de vous comme un bélier, il n'aurait pas couru les rues à perdre haleine et fait aboyer tous les chiens de la ville. Il a brisé un châssis chez moi.

V

Chatoff trouva Kiriloff se promenant encore d'un coin de la chambre à l'autre, et tellement absorbé qu'il avait même oublié l'arrivée de Marie Ignatievna; il écoutait sans comprendre.

— Ah! oui, fit-il soudain, comme s'arrachant avec effort et pour un instant seulement à une idée qui le fascinait, — oui, … la vieille… Votre femme ou la vieille? Attendez; votre femme et la vieille n'est-ce pas? Je me rappelle; j'ai passé chez elle; la vieille viendra, seulement ce ne sera pas tout de suite. Prenez le coussin. Quoi encore? Oui… Attendez, avez-vous quelquefois, Chatoff, la sensation de l'harmonie éternelle?

— Vous savez, Kiriloff, vous ne pouvez plus passer les nuits sans dormir.

L'ingénieur revint à lui, et, chose étrange, se mit à parler d'une façon beaucoup plus coulante qu'il n'avait coutume de le faire; évidemment, les idées qu'il exprimait étaient depuis longtemps formulées dans son esprit, et il les avait peut-être couchées par écrit:

— Il y a des moments, — et cela ne dure que cinq ou six secondes de suite, où vous sentez soudain la présence de l'harmonie éternelle. Ce phénomène n'est ni terrestre, ni céleste, mais c'est quelque chose que l'homme, sous son enveloppe terrestre, ne peut supporter. Il faut se transformer physiquement ou mourir. C'est un sentiment clair et indiscutable. Il vous semble tout à coup être en contact avec toute la nature, et vous dites: Oui, cela est vrai. Quand Dieu a créé le monde, il a dit à la fin de chaque jour de la création: «Oui, cela est vrai, cela est bon.» C'est… ce n'est pas de l'attendrissement, c'est de la joie. Vous ne pardonnez rien, parce qu'il n'y a plus rien à pardonner. Vous n'aimez pas non plus, oh! ce sentiment est supérieur à l'amour! Le plus terrible, c'est l'effrayante netteté avec laquelle il s'accuse, et la joie dont il vous remplit. Si cet état dure plus de cinq secondes, l'âme ne peut y résister et doit disparaître. Durant ces cinq secondes, je vis toute une existence humaine, et pour elles je donnerais toute ma vie, car ce ne serait pas les payer trop cher. Pour supporter cela pendant dix secondes, il faut se transformer physiquement. Je crois que l'homme doit cesser d'engendrer. Pourquoi des enfants, pourquoi le développement si le but est atteint? Il est dit dans l'Évangile qu'après la résurrection on n'engendrera plus, mais qu'on sera comme les anges de Dieu. C'est une figure. Votre femme accouche?

— Kiriloff, est-ce que ça vous prend souvent?

— Une fois tous les trois jours, une fois par semaine.

— Vous n'êtes pas épileptique?

— Non.

— Alors vous le deviendrez. Prenez garde, Kiriloff, j'ai entendu dire que c'est précisément ainsi que cela commence. Un homme sujet à cette maladie m'a fait la description détaillée de la sensation qui précède l'accès, et, en vous écoutant, je croyais l'entendre. Lui aussi m'a parlé des cinq secondes, et m'a dit qu'il était impossible de supporter plus longtemps cet état. Rappelez-vous la cruche de Mahomet: pendant qu'elle se vidait, le prophète chevauchait dans le paradis. La cruche, ce sont les cinq secondes; le paradis, c'est votre harmonie, et Mahomet était épileptique. Prenez garde de le devenir aussi, Kiriloff!

— Je n'en aurai pas le temps, répondit l'ingénieur avec un sourire tranquille.

VI

La nuit se passa. On renvoyait Chatoff, on l'injuriait, on l'appelait. Marie en vint à concevoir les plus grandes craintes pour sa vie. Elle criait qu'elle voulait vivre «absolument, absolument!» et qu'elle avait peur de mourir: «Il ne faut pas, il ne faut pas!» répétait-elle. Sans Arina Prokhorovna les choses auraient été fort mal. Peu à peu, elle se rendit complètement maîtresse de sa cliente, qui finit par lui obéir avec la docilité d'un enfant. La sage-femme procédait par la sévérité et non par les caresses; en revanche elle entendait admirablement son métier. L'aurore commençait à poindre. Arina Prokhorovna imagina tout à coup que Chatoff était allé prier Dieu sur le palier, et elle se mit à rire. La malade rit aussi, d'un rire méchant, amer, qui paraissait la soulager. À la fin, le mari fut expulsé pour tout de bon. La matinée était humide et froide. Debout sur le carré, le visage tourné contre le mur, Chatoff se trouvait exactement dans la même position que la veille, au moment de la visite d'Erkel. Il tremblait comme une feuille et n'osait penser; des rêves incohérents, aussi vite interrompus qu'ébauchés, occupaient son esprit. De la chambre arrivèrent enfin jusqu'à lui non plus des gémissements, mais des hurlements affreux, inexprimables, impossibles. En vain il voulut se boucher les oreilles, il ne put que tomber à genoux en répétant sans savoir ce qu'il disait: «Marie, Marie!» Et voilà que soudain retentit un cri nouveau, faible, inarticulé, — un vagissement. Chatoff frissonnant se releva d'un bond, fit le signe de la croix et s'élança dans la chambre. Entre les bras d'Arina Prokhorovna s'agitait un nouveau- né, un petit être rouge, ridé, sans défense, à la merci du moindre souffle, mais qui criait comme pour attester son droit à la vie… Étendue sur le lit, Marie semblait privée de sentiment; toutefois, au bout d'une minute, elle ouvrit les yeux et regarda son mari d'une façon étrange: jusqu'alors, jamais il ne lui avait vu ce regard, et il ne pouvait le comprendre.

— Un garçon? Un garçon? demanda-t-elle d'une voix brisée à l'accoucheuse.

— Oui, répondit celle-ci en train d'emmailloter le baby.

Pendant un instant elle le donna à tenir à Chatoff, tandis qu'elle se disposait à le mettre sur le lit, entre deux oreillers. La malade fit à son mari un petit signe à la dérobée, comme si elle eût craint d'être vue par Arina Prokhorovna. Il comprit tout de suite et vint lui montrer l'enfant.

La mère sourit.

— Qu'il est… joli… murmura-t-elle faiblement.

Madame Virguinsky était triomphante.

— Oh! comme il le regarde! fit-elle avec un rire gai en considérant le visage de Chatoff; — voyez donc cette tête!

— Égayez-vous, Arina Prokhorovna… C'est une grande joie… balbutia-t-il d'un air de béatitude idiote; il était radieux depuis les quelques mots prononcés par Marie au sujet de l'enfant.

— Quelle si grande joie y a-t-il là pour vous? répliqua en riant Arina Prokhorovna, qui n'épargnait pas sa peine et travaillait comme une esclave.

— Le secret de l'apparition d'un nouvel être, un grand, un inexplicable mystère, Arina Prokhorovna, et quel dommage que vous ne compreniez pas cela!

Dans son exaltation Chatoff bégayait des paroles confuses qui semblaient jaillir de son âme en dépit de lui-même; on aurait dit que quelque chose était détraqué dans son cerveau.

— Il y avait deux êtres humains, et en voici tout à coup un troisième, un nouvel esprit, entier, achevé, comme ne le sont pas les oeuvres sortant des mains de l'homme; une nouvelle pensée et un nouvel amour, c'est même effrayant… Et il n'y a rien au monde qui soit au-dessus de cela!

La sage-femme partit d'un franc éclat de rire.

— Eh! qu'est-ce qu'il jabote! C'est tout simplement le développement ultérieur de l'organisme, et il n'y a là rien de mystérieux. Alors n'importe quelle mouche serait un mystère. Mais voici une chose: les gens qui sont de trop ne devraient pas venir au monde. Commencez par vous arranger de façon qu'ils ne soient pas de trop, et ensuite engendrez-les. Autrement, qu'arrive-t-il? Celui-ci, par exemple, après-demain on devra l'envoyer dans un asile… Du reste, il faut cela aussi.

— Je ne souffrirai jamais qu'il soit envoyé dans un asile! dit d'un ton ferme Chatoff qui regardait fixement le plancher.

— Vous l'adopterez?

— Il est déjà mon fils.

— Sans doute c'est un Chatoff; aux yeux de la loi vous êtes son père, et vous n'avez pas lieu de vous poser en bienfaiteur du genre humain. Il faut toujours qu'ils fassent des phrases. Allons, allons, c'est bien, seulement, messieurs, il est temps que je m'en aille, dit madame Virguinsky quand elle eut fini tous ses arrangements. — Je viendrai encore dans la matinée, et, si besoin est, je passerai ce soir, mais maintenant, comme tout est terminé à souhait, je dois courir chez d'autres qui m'attendent depuis longtemps. Vous avez une vieille qui demeure dans votre maison, Chatoff; autant elle qu'une autre, mais ne quittez pas pour cela votre femme, cher mari; restez près d'elle, vous pourrez peut-être vous rendre utile; je crois que Marie Ignatievna ne vous chassera pas… allons, allons, je ris…

Chatoff reconduisit Arina Prokhorovna jusqu'à la grand'porte.
Avant de sortir, elle lui dit:

— Vous m'avez amusée pour toute ma vie, je ne vous demanderai pas d'argent; je rirai encore en rêve. Je n'ai jamais rien vu de plus drôle que vous cette nuit.

Elle s'en alla très contente. La manière d'être et le langage de Chatoff lui avaient prouvé clair comme le jour qu'une pareille «lavette», un homme chez qui la bosse de la paternité était si développée, ne pouvait pas être un dénonciateur. Quoiqu'elle eût une cliente à visiter dans le voisinage de la rue de l'Épiphanie, Arina Prokhorovna retourna directement chez elle, pressée qu'elle était de faire part de ses impressions à son mari.

— Marie, elle t'a ordonné de dormir pendant un certain temps, bien que ce soit fort difficile, je le vois… commença timidement Chatoff. — Je vais me mettre là près de la fenêtre et je veillerai sur toi, n'est-ce pas?

Il s'assit près de la fenêtre, derrière le divan, de sorte qu'elle ne pouvait pas le voir. Mais moins d'une minute après elle l'appela et, d'un ton dédaigneux, le pria d'arranger l'oreiller. Il obéit. Elle regardait le mur avec colère.

— Pas ainsi, oh! pas ainsi… Quel maladroit!

Chatoff se remit à l'oeuvre.

La malade eut une fantaisie étrange:

— Baissez-vous vers moi, dit-elle soudain à son mari en faisant tous ses efforts pour ne pas le regarder.

Il eut un frisson, néanmoins il se pencha vers elle.

— Encore… pas comme cela, plus près…

Elle passa brusquement son bras gauche autour du cou de Chatoff, et il sentit sur son front le baiser brûlant de la jeune femme.

— Marie!

Elle avait les lèvres tremblantes et se roidissait contre elle- même, mais tout à coup elle se souleva un peu, ses yeux étincelèrent:

— Nicolas Stavroguine est un misérable! s'écria-t-elle.

Puis elle retomba sans force sur le lit, cacha son visage dans l'oreiller et se mit à sangloter, tout en tenant la main de Chatoff étroitement serrée dans la sienne.

À partir de ce moment elle ne le laissa plus s'éloigner, elle voulut qu'il restât assis à son chevet. Elle ne pouvait pas parler beaucoup, mais elle ne cessait de le contempler avec un sourire de bienheureuse. Il semblait qu'elle fût devenue une petite sotte. C'était, pour ainsi dire, une renaissance complète. Quant à Chatoff, tantôt il pleurait comme un petit enfant, tantôt il disait Dieu sait quelles extravagances en baisant les mains de Marie. Elle écoutait avec ivresse, peut-être sans comprendre, tandis que ses doigts alanguis lissaient et caressaient amoureusement les cheveux de son époux. Il parlait de Kiriloff, de la vie nouvelle qui allait maintenant commencer pour eux, de l'existence de Dieu, de la bonté de tous les hommes… Ensuite, d'un oeil ravi, ils se remirent à considérer le baby.

— Marie! cria Chatoff, qui tenait l'enfant dans ses bras, — nous en avons fini, n'est-ce pas, avec l'ancienne démence, avec l'infamie et la charogne? Laisse-moi faire, et nous entrerons à trois dans une nouvelle route, oui, oui!… Ah! mais comment donc l'appellerons-nous, Marie?

— Lui? Comment nous l'appellerons? fit-elle avec étonnement, et soudain ses traits prirent une expression d'affreuse souffrance.

Elle frappa dans ses mains, jeta à Chatoff un regard de reproche et enfouit sa tête dans l'oreiller.

— Marie, qu'est-ce que tu as? demanda-t-il épouvanté.

— Et vous avez pu, vous avez pu… Oh! Ingrat!

— Marie, pardonne, Marie… je désirais seulement savoir comment on le nommerait. Je ne sais pas…

— Ivan, Ivan, répondit-elle avec feu en relevant son visage trempé de larmes; — vraiment, avez-vous pu soupçonner qu'on lui donnerait quelque autre nom, un nom odieux?

— Marie, calme-toi, oh! que tu es nerveuse!

— Encore une grossièreté; pourquoi attribuez-vous cela aux nerfs? Je parie que si j'avais dit de l'appeler de ce nom odieux, vous auriez consenti tout de suite, vous n'y auriez même pas fait attention! Oh! les ingrats, les hommes bas! Tous, tous!

Inutile de dire qu'un instant après ils se réconcilièrent. Chatoff persuada à Marie de prendre du repos. Elle s'endormit, mais toujours sans lâcher la main de son mari; de temps à autre elle s'éveillait, le regardait comme si elle avait peur qu'il ne s'en allât, puis fermait de nouveau les yeux.

Kiriloff envoya la vieille présenter ses «félicitations»; elle apporta en outre, de la part de l'ingénieur, du thé chaud, des côtelettes qui venaient d'être grillées, et du pain blanc avec du bouillon pour «Marie Ignatievna». La malade but avidement le bouillon et obligea son mari à manger une côtelette. La vieille s'occupa de l'enfant.

Le temps se passait. Vaincu par la fatigue, Chatoff s'endormit lui-même sur la chaise et laissa tomber sa tête sur l'oreiller de Marie. Arina Prokhorovna, fidèle à sa promesse, arriva sur ces entrefaites. Elle éveilla gaiement les époux, fit à Marie les recommandations nécessaires, examina l'enfant et défendit encore à Chatoff de s'éloigner. La sage-femme décocha ensuite à l'»heureux couple» quelques traits moqueurs; après quoi elle se retira aussi contente que tantôt.

L'obscurité était venue quand Chatoff s'éveilla. Il se hâta d'allumer une bougie et courut chercher la vieille; mais il s'était à peine mis en devoir de descendre l'escalier qu'il entendit, non sans stupeur, quelqu'un gravir les marches d'un pas léger et tranquille. Le visiteur était Erkel.

— N'entrez pas! dit Chatoff à voix basse, et, prenant vivement le jeune homme par le bras, il lui fit rebrousser chemin jusqu'à la grand'porte. — Attendez ici, je vais sortir tout de suite, je vous avais complètement oublié! Oh! comme vous savez vous rappeler à l'attention!

Il était si pressé qu'il ne passa même pas chez Kiriloff et se contenta d'appeler la vieille. Marie fut au désespoir, s'indigna: comment pouvait-il seulement avoir l'idée de la quitter?

— Mais c'est pour en finir! criait-il avec exaltation; — après cela nous entrerons dans une nouvelle voie, et plus jamais, plus jamais nous ne songerons aux horreurs d'autrefois!

Tant bien que mal il parvint à lui faire entendre raison, promettant d'être de retour à neuf heures précises; il l'embrassa tendrement, il embrassa le baby et courut retrouver Erkel.

Tous deux devaient se rendre dans le parc des Stavroguine à Skvorechniki, où, dix-huit mois auparavant, Chatoff avait enterré la presse remise entre ses mains. Situé assez loin de l'habitation, le lieu était sauvage, solitaire et des mieux choisis pour servir de cachette. De la maison Philippoff à cet endroit on pouvait compter trois verstes et demie, peut-être même quatre.

— Est-il possible que nous fassions toute la route à pied? Je vais prendre une voiture.

— N'en faites rien, je vous prie, répondit Erkel, — ils ont formellement insisté là-dessus. Un cocher est un témoin.

— Allons… diable! Peu importe, le tout est d'en finir!

Ils se mirent en marche d'un pas rapide.

— Erkel, vous êtes encore tout jeune! cria Chatoff: — avez-vous jamais été heureux?

— Vous, il paraît qu'à présent vous l'êtes fort, observa l'enseigne intrigué.

CHAPITRE VI
UNE NUIT LABORIEUSE.
I

Dans la journée, Virguinsky passa deux heures à courir chez tous les nôtres: il voulait leur dire que Chatoff ne dénoncerait certainement pas, attendu que sa femme était revenue chez lui, qu'un enfant lui était né, et que, «connaissant le coeur humain», on ne pouvait pas en ce moment le considérer comme un homme dangereux. Mais, à son extrême regret, il trouva buisson creux presque partout; seuls Erkel et Liamchine étaient chez eux. Le premier fixa ses yeux clairs sur le visiteur et l'écouta en silence. Lorsque Virguinsky lui demanda nettement s'il irait au rendez-vous à six heures, il répondit avec le plus franc sourire que cela ne pouvait faire aucun doute.

Liamchine était couché et paraissait très sérieusement malade; il avait tiré la couverture sur sa tête. L'arrivée de Virguinsky l'épouvanta; dès que celui-ci eut pris la parole, le Juif sortit brusquement ses bras du lit et se mit à les agiter en suppliant qu'on le laissât en repos. Néanmoins il écouta jusqu'au bout tout ce qu'on lui dit de Chatoff, et la nouvelle que Virguinsky avait vainement cherché à voir les nôtres produisit sur lui une impression extraordinaire. Il savait déjà (par Lipoutine) la mort de Fedka, et il en parla avec agitation au visiteur qui, à son tour, fut très frappé de cet événement. À la question: «Faut-il ou non aller là?» Liamchine répondit, en remuant de nouveau les bras, qu'il était en dehors de tout, qu'il ne savait rien, et qu'on devait le laisser tranquille.

Virguinsky revint chez lui fort oppressé, fort inquiet; il lui en coûtait aussi de ne pouvoir se confier à sa famille, car il avait coutume de tout dire à sa femme, et si en ce moment une nouvelle idée, un nouveau moyen d'arranger les choses à l'amiable ne s'était fait jour dans son cerveau échauffé, il se serait peut- être mis au lit comme Liamchine. Mais la pensée qui venait de s'offrir à son esprit lui donna des forces, et même, dans son impatience de mettre ce projet à exécution, il partit avant l'heure pour le lieu du rendez-vous.

C'était un endroit très sombre situé à l'extrémité de l'immense parc des Stavroguine. Plus tard je suis allé exprès le visiter; qu'il devait paraître morne par cette humide soirée d'automne! Là commençait un ancien bois de réserve; les énormes pins séculaires formaient des tâches noires dans l'obscurité. Celle-ci était telle qu'à deux pas on pouvait à peine se voir, mais Pierre Stépanovitch et Lipoutine arrivèrent avec des lanternes; ensuite Erkel en apporta une aussi. À une époque fort reculée et pour un motif que j'ignore, on avait construit dans ce lieu, avec des pierres de roche non équarries, une grotte d'un aspect assez bizarre. La table et les petits bancs qui se trouvaient dans l'intérieur de cette grotte étaient depuis longtemps en proie à la pourriture. À deux cents pas à droite finissait le troisième étang du parc. Les trois pièces d'eau se faisaient suite: entre la première qui commençait tout près de l'habitation et la dernière qui se terminait tout au bout du parc il y avait plus d'une verste de distance. Il n'était pas à présumer qu'un bruit quelconque, un cri ou même un coup de feu pût parvenir aux oreilles des quelques personnes résidant encore dans la maison Stavroguine. Depuis le départ de Nicolas Vsévolodovitch et celui d'Alexis Egoritch, il ne restait plus là que cinq ou six individus, des domestiques invalides, pour ainsi dire. En tout cas, à supposer même que ces gens entendissent des cris, des appels désespérés, on pouvait être presque sûr que pas un ne quitterait son poêle pour courir au secours.

À six heures vingt, tous se trouvèrent réunis, à l'exception d'Erkel, qui avait été chargé d'aller chercher Chatoff. Cette fois, Pierre Stépanovitch ne se fit pas attendre; il vint accompagné de Tolkatchenko. Ce dernier était fort soucieux; sa résolution de parade, sa jactance effrontée avaient complètement disparu. Il ne quittait pas Pierre Stépanovitch, à qui tout d'un coup il s'était mis à témoigner un dévouement sans bornes: à chaque instant il s'approchait de lui d'un air affairé et lui parlait à voix basse, mais l'autre ne répondait pas ou grommelait d'un ton fâché quelques mots pour se débarrasser de son interlocuteur.

Chigaleff et Virguinsky arrivèrent plusieurs minutes avant Pierre Stépanovitch, et, dès que celui-ci parut, ils se retirèrent un peu à l'écart sans proférer un seul mot; ce silence était évidemment prémédité. Verkhovensky leva sa lanterne et alla les regarder sous le nez avec un sans façon insultant. «Ils veulent parler», pensa- t-il.

— Liamchine n'est pas là? demanda ensuite Pierre Stépanovitch à
Virguinsky. — Qui est-ce qui a dit qu'il était malade?

Liamchine, qui se tenait caché derrière un arbre, se montra soudain.

— Présent! fit-il.

Le Juif avait revêtu un paletot d'hiver, et un plaid l'enveloppait des pieds à la tête, en sorte que, même avec une lanterne, il n'était pas facile de distinguer ses traits.

— Alors il ne manque que Lipoutine?

À ces mots, Lipoutine sortit silencieusement de la grotte. Pierre
Stépanovitch leva de nouveau sa lanterne.

— Pourquoi vous étiez-vous fourré là? Pourquoi ne sortiez-vous pas?

— Je suppose que nous conservons tous la liberté… de nos mouvements, murmura Lipoutine qui, du reste, ne se rendait pas bien compte de ce qu'il voulait dire.

— Messieurs, commença Pierre Stépanovitch en élevant la voix, ce qui fit sensation, car jusqu'alors tous avaient parlé bas; — vous comprenez bien, je pense, que l'heure des délibérations est passée. Tout a été dit, réglé, arrêté dans la séance d'hier. Mais peut-être, si j'en juge par les physionomies, quelqu'un de vous désire prendre la parole; en ce cas je le prie de se dépêcher. Le diable m'emporte, nous n'avons pas beaucoup de temps, et Erkel peut l'amener d'un moment à l'autre…

— Il l'amènera certainement, observa Tolkatchenko.

— Si je ne me trompe, tout d'abord devra avoir lieu la remise de la typographie? demanda Lipoutine sans bien savoir pourquoi il posait cette question.

— Eh bien, naturellement, on ne laisse pas perdre ses affaires, répondit Pierre Stépanovitch en dirigeant un jet de lumière sur le visage de Lipoutine. — Mais hier il a été décidé d'un commun accord qu'on n'emporterait pas la presse aujourd'hui. Qu'il vous indique seulement l'endroit où il l'a enterrée; plus tard nous l'exhumerons nous-mêmes. Je sais qu'elle est enfouie ici quelque part, à dix pas d'un des coins de cette grotte… Mais, le diable m'emporte, comment donc avez-vous oublié cela, Lipoutine? Il a été convenu que vous iriez seul à sa rencontre et qu'ensuite nous sortirions… Il est étrange que vous fassiez cette question, ou bien est-ce que vous parlez pour ne rien dire?

La figure de Lipoutine s'assombrit, mais il ne répliqua pas. Tous se turent. Le vent agitait les cimes des pins.

— J'espère pourtant, messieurs, que chacun accomplira son devoir, déclara impatiemment Pierre Stépanovitch.

— Je sais que la femme de Chatoff est arrivée chez lui et qu'elle vient d'avoir un enfant, dit soudain Virguinsky, dont l'émotion était telle qu'il pouvait à peine parler. — Connaissant le coeur humain… on peut être sûr qu'à présent il ne dénoncera pas… car il est heureux… En sorte que tantôt je suis allé chez tout le monde, mais je n'ai trouvé personne… en sorte que maintenant il n'y a peut-être plus rien à faire…

La respiration lui manquant, il dut s'arrêter.

Pierre Stépanovitch s'avança vivement vers lui.

— Si vous, monsieur Virguinsky, vous deveniez heureux tout d'un coup, renonceriez-vous, — je ne dis pas à dénoncer, il ne peut être question de cela, — mais à accomplir un dangereux acte de civisme dont vous auriez conçu l'idée avant d'être heureux, et que vous considèreriez comme un devoir, comme une obligation pour vous, quelques risques qu'il dût faire courir à votre bonheur?

— Non, je n'y renoncerais pas! Pour rien au monde je n'y renoncerais! répondit avec une chaleur fort maladroite Virguinsky.

— Plutôt que d'être un lâche, vous préfèreriez redevenir malheureux?

— Oui, oui… Et même tout au contraire… je voudrais être un parfait lâche… c'est-à-dire non… pas un lâche, mais au contraire être tout à fait malheureux plutôt que lâche.

— Eh bien, sachez que Chatoff considère cette dénonciation comme un exploit civique, comme un acte impérieusement exigé par ses principes, et la preuve, c'est que lui-même se met dans un assez mauvais cas vis-à-vis du gouvernement, quoique sans doute, comme délateur, il doive s'attendre à beaucoup d'indulgence. Un pareil homme ne renoncera pour rien au monde à son dessein. Il n'y a pas de bonheur qui puisse le fléchir; d'ici à vingt-quatre heures il rentrera en lui-même, s'accablera de reproches et exécutera ce qu'il a projeté. D'ailleurs je ne vois pas que Chatoff ait lieu d'être si heureux parce que sa femme, après trois ans de séparation, est venue chez lui accoucher d'un enfant dont Stavroguine est le père.

— Mais personne n'a vu la dénonciation, objecta d'un ton ferme
Chigaleff.

— Je l'ai vue, moi, cria Pierre Stépanovitch, — elle existe, et tout cela est terriblement bête, messieurs!

— Et moi, fit Virguinsky s'échauffant tout à coup, — je proteste… je proteste de toutes mes forces… Je veux… Voici ce que je veux: quand il arrivera, je veux que nous allions tous au-devant de lui et que nous l'interrogions: si c'est vrai, on l'en fera repentir, et s'il donne sa parole d'honneur, on le laissera aller. En tout cas, qu'on le juge, qu'on observe les formes juridiques. Il ne faut pas de guet-apens.

— Risquer l'oeuvre commune sur une parole d'honneur, c'est le comble de la bêtise! Le diable m'emporte, que c'est bête, messieurs, à présent! Et quel rôle vous assumez au moment du danger!

— Je proteste, je proteste, ne cessait de répéter Virguinsky.

— Du moins, ne criez pas, nous n'entendrons pas le signal. Chatoff, messieurs… (Le diable m'emporte, comme c'est bête à présent!) Je vous ai déjà dit que Chatoff est un slavophile, c'est-à-dire un des hommes les plus bêtes… Du reste, cela ne signifie rien, vous êtes cause que je perds le fil de mes idées!… Chatoff, messieurs, était un homme aigri, et comme, après tout, il appartenait à la société, j'ai voulu jusqu'à la dernière minute espérer qu'on pourrait utiliser ses ressentiments dans l'intérêt de l'oeuvre commune. Je l'ai épargné, je lui ai fait grâce, nonobstant les instructions les plus formelles… J'ai eu pour lui cent fois plus d'indulgence qu'il n'en méritait! Mais il a fini par dénoncer, eh bien, tant pis pour lui!… Et maintenant essayez un peu de lâcher! Pas un de vous n'a le droit d'abandonner l'oeuvre! Vous pouvez embrasser Chatoff, si vous voulez, mais vous n'avez pas le droit de livrer l'oeuvre commune à la merci d'une parole d'honneur! Ce sont les cochons et les gens vendus au gouvernement qui agissent de la sorte!

— Qui donc ici est vendu au gouvernement? demanda Lipoutine.

— Vous peut-être. Vous feriez mieux de vous taire, Lipoutine, vous ne parlez que pour parler, selon votre habitude. J'appelle vendus, messieurs, tous ceux qui canent à l'heure du danger. Il se trouve toujours au dernier moment un imbécile, qui saisi de frayeur, accourt en criant: «Ah! pardonnez-moi, et je les livrerai tous!» Mais sachez, messieurs, que maintenant il n'y a plus de dénonciation qui puisse vous valoir votre grâce. Si même on abaisse la peine de deux degrés, c'est toujours la Sibérie pour chacun, sans parler d'une autre punition à laquelle vous n'échapperez pas. Il y a un glaive plus acéré que celui du gouvernement.

Pierre Stépanovitch était furieux et la colère lui faisait dire beaucoup de paroles inutiles. Chigaleff s'avança hardiment vers lui.

— Depuis hier, j'ai réfléchi à l'affaire, commença-t-il sur un ton froid, méthodique et assuré qui lui était habituel (la terre se serait entr'ouverte sous ses pieds qu'il n'aurait pas, je crois, haussé la voix d'une seule note, ni changé un iota à son discours); après avoir réfléchi à l'affaire, je me suis convaincu que non seulement le meurtre projeté fera perdre un temps précieux qui pourrait être employé d'une façon plus pratique, mais encore qu'il constitue une funeste déviation de la voie normale, déviation qui a toujours nui considérablement à l'oeuvre et qui en a retardé le succès de plusieurs dizaines d'années, en substituant à l'influence des purs socialistes celle des hommes légers et des politiciens. Mon seul but en venant ici était de protester, pour l'édification commune, contre l'entreprise projetée, et ensuite de refuser mon concours dans le moment présent que vous appelez, je ne sais pourquoi, le moment de votre danger. Je me retire — non par crainte de ce danger, non par sympathie pour Chatoff; que je ne veux nullement embrasser, mais uniquement parce que toute cette affaire est d'un bout à l'autre en contradiction formelle avec mon programme. Quant à être un délateur, un homme vendu au gouvernement, je ne le suis pas, et vous pouvez être parfaitement tranquilles en ce qui me concerne: je ne vous dénoncerai pas.

Il fit volte-face et s'éloigna.

— Le diable m'emporte, il va les rencontrer et il avertira Chatoff! s'écria Pierre Stépanovitch; en même temps il prit son revolver et l'arma. À ce bruit, Chigaleff se retourna.

— Vous pouvez être sûr que, si je rencontre Chatoff en chemin, je le saluerai peut-être, mais je ne l'avertirai pas.

— Savez-vous qu'on pourrait vous faire payer cela, monsieur
Fourier?

— Je vous prie de remarquer que je ne suis pas Fourier. En me confondant avec ce fade abstracteur de quintessence, vous prouvez seulement que mon manuscrit vous est totalement inconnu, quoique vous l'ayez eu entre les mains. Pour ce qui est de votre vengeance, je vous dirai que vous avez eu tort d'armer votre revolver; en ce moment cela ne peut que vous être tout à fait nuisible. Si vous comptez réaliser votre menace demain ou après- demain, ce sera la même chose; en me brûlant la cervelle vous ne ferez que vous attirer des embarras inutiles; vous me tuerez, mais tôt ou tard vous arriverez à mon système. Adieu.

Soudain on entendit siffler à deux cents pas de là, dans le parc, du côté de l'étang. Suivant ce qui avait été convenu la veille, Lipoutine répondit aussitôt à ce signal (ayant la bouche assez dégarnie de dents, il avait le matin même acheté dans un bazar un petit sifflet d'un kopek comme ceux dont les enfants se servent). En chemin, Erkel avait prévenu Chatoff que des coups de sifflet seraient échangés, en sorte que celui-ci ne conçut aucun soupçon.

— Ne vous inquiétez pas, à leur approche je me rangerai sur le côté et ils ne m'apercevront pas, dit à voix basse Chigaleff, puis tranquillement, sans se presser, il retourna chez lui en traversant le parc plongé dans l'obscurité.

On connaît maintenant jusqu'aux moindres détails de cet affreux drame. Les deux arrivants trouvèrent tout près de la grotte Lipoutine venu au-devant d'eux: sans le saluer, sans lui tendre la main, Chatoff entra brusquement en matière.

— Eh bien! où est donc votre bêche, fit-il d'une voix forte, — et n'avez-vous pas une autre lanterne encore? Mais n'ayez pas peur, nous sommes absolument seuls, et un coup de canon tiré ici et maintenant ne serait pas entendu à Skvorechniki. Tenez, c'est ici, voyez-vous, à cette place même.

L'endroit qu'il indiquait en frappant du pied se trouvait en effet à dix pas d'un des coins de la grotte, du côté du bois. Au même instant Tolkatchenko, jusqu'alors masqué par un arbre, fondit sur lui, et Erkel lui empoigna les bras; tandis que ceux-ci le saisissaient par derrière, Lipoutine l'assaillit par devant. En un clin d'oeil Chatoff fut terrassé, et ses trois ennemis le tinrent renversé contre le sol. Alors s'élança Pierre Stépanovitch, le revolver au poing. On raconte que Chatoff eut le temps de tourner la tête vers lui et put encore le reconnaître. Trois lanternes éclairaient cette scène. Le malheureux poussa un cri désespéré, mais on le fit taire aussitôt: d'une main ferme Pierre Stépanovitch lui appliqua sur le front le canon de son revolver et pressa la détente. Sans doute la détonation ne fut pas très forte, car à Skvorechniki on n'entendit rien. Chigaleff ne se trouvait encore qu'à trois cents pas de là: naturellement il entendit et le cri de Chatoff et le coup de feu, mais, comme lui-même le déclara plus tard, il ne se retourna pas et continua son chemin. La mort fut presque instantanée. Seul Pierre Stépanovitch conserva la plénitude de sa présence d'esprit, sinon de son sang-froid; il s'accroupit sur sa victime et se mit à la fouiller; il accomplit cette besogne précipitamment, mais sans trembler. Le défunt n'avait pas d'argent sur lui (le porte-monnaie était resté sous l'oreiller de Marie Ignatievna): la perquisition opérée dans ses vêtements n'amena que la découverte de trois insignifiants chiffons de papier: une note de comptabilité, le titre d'un livre, enfin une vieille addition de restaurant qui datait du séjour de Chatoff à l'étranger, et qu'il conservait depuis deux ans, Dieu sait pourquoi. Pierre Stépanovitch fourra ces papiers dans sa poche, puis, remarquant l'inaction de ses complices qui, groupés autour du cadavre, le contemplaient sans rien faire, il entra en fureur et les invectiva grossièrement. Tolkatchenko et Erkel, rappelés à eux-mêmes, coururent chercher dans la grotte deux pierres pesant chacune vingt livres, qu'ils y avaient déposées le matin toutes préparées, c'est-à-dire solidement entourées de cordes. Comme il avait été décidé d'avance qu'on jetterait le corps dans l'étang le plus proche (le troisième), il s'agissait maintenant d'attacher ces pierres, l'une aux pieds, l'autre au cou du cadavre. Ce fut Pierre Stépanovitch qui se chargea de ce soin; Tolkatchenko et Erkel se bornèrent à tenir les pierres et à les lui passer. Tout en maugréant, Verkhovensky lia d'abord avec une corde les pieds de la victime, ensuite il y attacha la pierre que lui présenta Erkel. Cette opération fut assez longue, et, tant qu'elle dura, Tolkatchenko n'eut pas même une seule fois l'idée de déposer son fardeau à terre: respectueusement incliné, il tenait toujours sa pierre dans ses mains afin de pouvoir la donner à la première réquisition. Quand enfin tout fut terminé et que Pierre Stépanovitch se releva pour observer les physionomies des assistants, alors se produisit soudain un fait complètement inattendu, dont l'étrangeté stupéfia presque tout le monde.

Ainsi que le lecteur l'a remarqué, seuls parmi les _nôtres, _Tolkatchenko et Erkel avaient aidé Pierre Stépanovitch dans sa besogne. Au moment où tous s'étaient élancés vers Chatoff, Virguinsky avait fait comme les autres, mais il s'était abstenu de toute agression. Quant à Liamchine, on ne l'avait vu qu'après le coup de revolver. Ensuite, pendant les dix minutes environ que dura le travail de Pierre Stépanovitch et de ses deux auxiliaires, on aurait dit que les trois autres étaient devenus en partie inconscients. Aucun trouble, aucune inquiétude ne les agitait encore: ils ne semblaient éprouver qu'un sentiment de surprise. Lipoutine se tenait en avant de ses compagnons, tout près du cadavre. Debout derrière lui, Virguinsky regardait par-dessus son épaule avec une curiosité de badaud, il se haussait même sur la pointe des pieds pour mieux voir. Liamchine était caché derrière Virguinsky, de temps à autre seulement il levait la tête et jetait un coup d'oeil furtif, après quoi il se dérobait vivement. Mais lorsque les pierres eurent été attachées et que Verkhovensky se fut relevé, Virguinsky se mit soudain à trembler de tous ses membres. Il frappa ses mains l'une contre l'autre et d'une voix retentissante s'écria douloureusement:

— Ce n'est pas cela, pas cela! Non, ce n'est pas cela du tout!

Il aurait peut-être ajouté quelque chose à cette exclamation si tardive, mais Liamchine ne lui en laissa pas le temps: le Juif, qui se trouvait derrière lui, le prit soudain à bras-le-corps, et, le serrant de toutes ses forces, commença à proférer des cris véritablement inouïs. Il y a des moments de grande frayeur, par exemple, quand on entend tout à coup un homme crier d'une voix qui n'est pas la sienne et qu'on n'aurait jamais pu lui soupçonner auparavant. La voix de Liamchine n'avait rien d'humain et semblait appartenir à une bête fauve. Tandis qu'il étreignait Virguinsky de plus en plus fort, il ne cessait de trembler, regardant tout le monde avec de grands yeux, ouvrant démesurément la bouche et trépignant des pieds. Virguinsky fut tellement épouvanté que lui- même se mit à crier comme un insensé; en même temps, avec une colère qu'on n'aurait pas attendue d'un homme aussi doux, il s'efforçait de se dégager en frappant et en égratignant Liamchine autant qu'il pouvait le faire, ce dernier se trouvant derrière lui. Erkel vint à son aide et donna au Juif une forte secousse qui l'obligea à lâcher prise; dans son effroi Virguinsky courut se réfugier dix pas plus loin. Mais alors Liamchine aperçut tout à coup Verkhovensky et s'élança vers lui en criant de nouveau. Son pied s'étant heurté contre le cadavre, il tomba sur Pierre Stépanovitch, le saisit dans ses bras, et lui appuya sa tête sur la poitrine avec une force contre laquelle, dans le premier moment, ni Pierre Stépanovitch, ni Tolkatchenko, ni Lipoutine ne purent rien. Le premier poussait des cris, vomissait des injures et accablait de coups de poing la tête obstinément appuyée contre sa poitrine; ayant enfin réussi à se dégager quelque peu, il prit son revolver et le braqua sur la bouche toujours ouverte de Liamchine; déjà Tolkatchenko, Erkel et Lipoutine avaient saisi celui-ci par les bras, mais il continuait de crier, malgré le revolver qui le menaçait. Il fallut pour le réduire au silence qu'Erkel fit de son foulard une sorte de tampon et le lui fourrât dans la bouche. Quand le Juif eut été ainsi bâillonné, Tolkatchenko lui lia les mains avec le restant de la corde.

— C'est fort étrange, dit Pierre Stépanovitch en considérant le fou avec un étonnement mêlé d'inquiétude.

Sa stupéfaction était visible.

— J'avais de lui une opinion tout autre, ajouta-t-il d'un air songeur.

On confia pour le moment Liamchine à la garde d'Erkel. Force était d'en finir au plus tôt avec le cadavre, car les cris avaient été si perçants et si prolongés qu'on pouvait les avoir entendus quelque part. Tolkatchenko et Pierre Stépanovitch, s'étant munis de lanternes, prirent le corps par la tête; Lipoutine et Virguinsky saisirent les pieds; puis tout le monde se mit en marche. Les deux pierres rendaient le fardeau pesant, et la distance à parcourir était de deux cents pas. Tolkatchenko était le plus fort des quatre. Il proposa d'aller au pas, mais personne ne lui répondit, et chacun marcha à sa façon. Pierre Stépanovitch, presque plié en deux, portait sur son épaule la tête du mort, et avec sa main gauche tenait la pierre par en bas. Comme pendant la moitié du chemin Tolkatchenko n'avait pas pensé à l'aider dans cette partie de sa tâche, Pierre Stépanovitch finit par éclater en injures contre lui. Les autres porteurs gardèrent le silence, et ce fut seulement quand on arriva au bord de l'étang que Virguinsky, qui paraissait exténué, répéta soudain d'une voix désolée son exclamation précédente:

— Ce n'est pas cela, non, non, ce n'est pas cela du tout!

L'endroit où finissait cette pièce d'eau était l'un des plus solitaires et des moins visités du parc, surtout à cette époque de l'année. On déposa les lanternes à terre, et après avoir donné un branle au cadavre, on le lança dans l'étang. Un bruit sourd et prolongé se fit entendre. Pierre Stépanovitch reprit sa lanterne; tous s'avancèrent curieusement, mais le corps, entraîné par les deux pierres, avait déjà disparu au fond de l'eau, et ils ne virent rien. L'affaire était terminée.

— Messieurs, dit Pierre Stépanovitch, — nous allons maintenant nous séparer. Sans doute, vous devez sentir cette libre fierté qui est inséparable de l'accomplissement d'un libre devoir. Si, par malheur, vous êtes trop agités en ce moment pour éprouver un sentiment semblable, à coup sûr vous l'éprouverez demain: il serait honteux qu'il en fût autrement. Je veux bien considérer l'indigne effarement de Liamchine comme un cas de fièvre chaude, d'autant plus qu'il est, dit-on, réellement malade depuis ce matin. Pour vous, Virguinsky, une minute seulement de libre réflexion vous montrera qu'on ne pouvait, sans compromettre l'oeuvre commune, se contenter d'une parole d'honneur, et que nous avons fait précisément ce qu'il fallait faire. Vous verrez par la suite que la dénonciation existait. Je consens à oublier vos exclamations. Quant au danger, il n'y en a pas à prévoir. L'idée de soupçonner quelqu'un d'entre nous ne viendra à personne, surtout si vous-mêmes savez vous conduire; le principal dépend donc de vous et de la pleine conviction dans laquelle, je l'espère, vous vous affermirez dès demain. Si vous vous êtes réunis en groupe, c'est, entre autres choses, pour vous infuser réciproquement de l'énergie à un moment donné et, au besoin, pour vous surveiller les uns les autres. Chacun de vous a une lourde responsabilité. Vous êtes appelés à reconstruire sur de nouveaux fondements un édifice décrépit et vermoulu; ayez toujours cela sous les yeux pour stimuler votre vaillance. Actuellement votre action ne doit tendre qu'à tout détruire: et l'État et sa moralité. Nous resterons seuls, nous qui nous serons préparés d'avance à prendre le pouvoir: nous nous adjoindrons les hommes intelligents et nous passerons sur le ventre des imbéciles. Cela ne doit pas vous déconcerter. Il faut refaire l'éducation de la génération présente pour la rendre digne de la liberté. Les Chatoff se comptent encore par milliers. Nous nous organisons pour prendre en main la direction des esprits: ce qui est vacant, ce qui s'offre de soi-même à nous, il serait honteux de ne pas le saisir. Je vais de ce pas chez Kiriloff; demain matin on trouvera sur sa table la déclaration qu'il doit écrire avant de se tuer et par laquelle il prendra tout sur lui. Cette combinaison a pour elle toutes les vraisemblances. D'abord, il était mal avec Chatoff; ils ont vécu ensemble en Amérique, par suite ils ont eu le temps de se brouiller. En second lieu, on sait que Chatoff a changé d'opinion: on trouvera donc tout naturel que Kiriloff ait assassiné un homme qu'il devait détester comme renégat, et par qui il pouvait craindre d'être dénoncé. D'ailleurs tout cela sera indiqué dans la lettre; enfin elle révèlera aussi que Fedka a logé dans l'appartement de Kiriloff. Ainsi voilà qui écartera de vous jusqu'au moindre soupçon, car toutes ces têtes de mouton seront complètement déroutées. Demain, messieurs, nous ne nous verrons pas; je dois faire un voyage — très court, du reste, — dans le district. Mais après demain vous aurez de mes nouvelles. Je vous conseillerais de passer la journée de demain chez vous. À présent nous allons retourner à la ville en suivant des routes différentes. Je vous prie, Tolkatchenko, de vous occuper de Liamchine et de le ramener à son logis. Vous pouvez agir sur lui et surtout lui remontrer qu'il sera la première victime de sa pusillanimité. Monsieur Virguinsky, je ne veux pas plus douter de votre parent Chigaleff que de vous-même: il ne dénoncera pas. On doit assurément déplorer sa conduite; mais, comme il n'a pas encore manifesté l'intention de quitter la société, il est trop tôt pour l'enterrer. Allons, du leste, messieurs; quoique nous ayons affaire à des têtes de mouton, la prudence ne nuit jamais…

Virguinsky partit avec Erkel. L'enseigne, après avoir remis Liamchine entre les mains de Tolkatchenko, déclara à Pierre Stépanovitch que l'insensé avait repris ses esprits, qu'il se repentait, qu'il demandait pardon et ne se rappelait même pas ce qu'il avait fait. Pierre Stépanovitch s'en alla seul et fit un détour qui allongeait de beaucoup sa route. À mi-chemin de la ville, il ne fut pas peu surpris de se voir rejoint par Lipoutine.

— Pierre Stépanovitch, mais Liamchine dénoncera!

— Non, il réfléchira et il comprendra qu'en dénonçant il se ferait envoyer le tout premier en Sibérie. Maintenant personne ne dénoncera, pas même vous.

— Et vous?

— Bien entendu, je vous ferai coffrer tous, pour peu que vous vous avisiez de trahir, et vous le savez. Mais vous ne trahirez pas. C'est pour me dire cela que vous avez fait deux verstes à ma poursuite?

— Pierre Stépanovitch, Pierre Stépanovitch, nous ne nous reverrons peut-être jamais!

— Où avez-vous pris cela?

— Dites-moi seulement une chose.

— Eh bien, quoi? Du reste, je désire que vous décampiez.

— Une seule réponse, mais véridique: sommes-nous le seul quinquévirat en Russie, ou y en a-t-il réellement plusieurs centaines? J'attache à cette question la plus haute importance, Pierre Stépanovitch.

— Votre agitation me le prouve. Savez-vous, Lipoutine, que vous êtes plus dangereux que Liamchine?

— Je le sais, je le sais, mais — une réponse, votre réponse!

— Vous êtes un homme stupide! Voyons, qu'il n'y ait qu'un quinquévirat ou qu'il y en ait mille, ce devrait être pour vous la même chose à présent, me semble-t-il.

— Alors il n'y en a qu'un! Je m'en doutais! s'écria Lipoutine. —
J'avais toujours pensé qu'en effet nous étions le seul…

Sans attendre une autre réponse, il rebroussa chemin et se perdit bientôt dans l'obscurité.

Pierre Stépanovitch resta un moment pensif.

— Non, personne ne dénoncera, dit-il résolument, — mais le groupe doit conserver son organisation et obéir, ou je les… Quelle drogue tout de même que ces gens-là!

II

Il passa d'abord chez lui et, méthodiquement, sans se presser, fit sa malle. Un train express partait le lendemain à six heures du matin. C'était un essai que faisait depuis peu l'administration du chemin de fer, et elle n'organisait encore ce train matinal qu'une fois par semaine. Quoique Pierre Stépanovitch eût dit aux nôtres qu'il allait se rendre pour quelque temps dans le district, tout autres étaient ses intentions, comme l'événement le montra. Ses préparatifs de départ terminés, il régla sa logeuse déjà prévenue par lui, prit un fiacre et se fit conduire chez Erkel qui demeurait dans le voisinage de la gare. Ensuite, vers une heure du matin, il alla chez Kiriloff, dans le domicile de qui il s'introduisit de la même façon clandestine que lors de sa précédente visite.

Pierre Stépanovitch était de très mauvaise humeur. Sans parler d'autres contrariétés qui lui étaient extrêmement sensibles (il n'avait encore rien pu apprendre concernant Stavroguine), dans le courant de la journée, paraît-il — car je ne puis rien affirmer positivement — il avait été secrètement avisé qu'un danger prochain le menaçait. (D'où avait-il reçu cette communication? Il est probable que c'était de Pétersbourg.) Aujourd'hui sans doute il circule dans notre ville une foule de légendes au sujet de ce temps-là; mais si quelqu'un possède des données certaines, ce ne peut être que l'autorité judiciaire. Mon opinion personnelle est que Pierre Stépanovitch pouvait avoir entrepris quelque chose ailleurs encore que chez nous, et que, par suite, des avertissements ont pu lui venir de là. Je suis même persuadé, quoi qu'en ai dit Lipoutine dans son désespoir, qu'indépendamment du quinquévirat organisé chez nous, il existait deux ou trois autres groupes créés par l'agitateur, par exemple dans les capitales; si ce n'étaient pas des quinquévirats proprement dits, cela devait y ressembler. Trois jours après le départ de Pierre Stépanovitch, l'ordre de l'arrêter immédiatement fut envoyé de Pétersbourg aux autorités de notre ville. Cette mesure avait-elle été prise à raison des faits survenus chez nous ou bien pour d'autres causes? Je l'ignore. Quoi qu'il en soit, il n'en fallut pas plus pour mettre le comble à la terreur presque superstitieuse qui pesait sur tous les esprits depuis qu'un nouveau crime, le mystérieux assassinat de l'étudiant Chatoff, était venu s'ajouter à tant d'autres encore inexpliqués. Mais l'ordre arriva trop tard: Pierre Stépanovitch se trouvait déjà à Pétersbourg; il y vécut quelque temps sous un faux nom, et, à la première occasion favorable, fila à l'étranger… Du reste, n'anticipons pas.

Il semblait irrité lorsqu'il entra chez Kiriloff. On aurait dit qu'en outre du principal objet de sa visite, il avait un besoin de vengeance à satisfaire. L'ingénieur parut bien aise de le voir; évidemment il l'attendait depuis fort longtemps et avec une impatience pénible. Son visage était plus pâle que de coutume, le regard de ses yeux noirs avait une fixité lourde. Assis sur un coin du divan, il ne bougea pas de sa place à l'apparition du visiteur.

— Je pensais que vous ne viendriez pas, articula-t-il pesamment.

Pierre Stépanovitch alla se camper devant lui et l'observa attentivement avant de prononcer un seul mot.

— Alors c'est que tout va bien et que nous persistons dans notre dessein; à la bonne heure, vous êtes un brave! répondit-il avec un sourire protecteur et par conséquent outrageant. — Allons, qu'est-ce que cela fait? ajouta-t-il d'un ton enjoué, — si je suis en retard, vous n'avez pas à vous en plaindre: je vous ai fait cadeau de trois heures.

— Je n'entends pas tenir ces heures de votre générosité, et tu ne peux pas m'en faire cadeau… imbécile!

— Comment? reprit Pierre Stépanovitch tremblant de colère, mais il se contint aussitôt, — voilà de la susceptibilité! Eh! mais nous sommes fâchés? poursuivit-il avec une froide arrogance, — dans un pareil moment il faudrait plutôt du calme. Ce que vous avez de mieux à faire maintenant, c'est de voir en vous un Colomb et de me considérer comme une souris dont les faits et gestes ne peuvent vous offenser. Je vous l'ai recommandé hier.

— Je ne veux pas te considérer comme une souris.

— Est-ce un compliment? Du reste, le thé même est froid, — c'est donc que tout est sens dessus dessous. Non, il y a ici quelque chose d'inquiétant. Bah! Mais qu'est-ce que j'aperçois là sur la fenêtre, sur une assiette? (Il s'approcha de la fenêtre.) O-oh! une poule au riz!… Mais pourquoi n'a-t-elle pas été entamée? Ainsi nous nous sommes trouvés dans une disposition d'esprit telle que même une poule…

— J'ai mangé, et ce n'est pas votre affaire; taisez-vous!

— Oh! sans doute, et d'ailleurs cela n'a pas d'importance. Je me trompe, cela en a pour moi en ce moment: figurez-vous que j'ai à peine dîné; si donc, comme je le suppose, cette poule vous est inutile à présent… hein?

— Mangez, si vous pouvez.

— Je vous remercie; ensuite je vous demanderai du thé.

Il s'assit aussitôt à l'autre bout du divan, en face de la table, et se mit à manger avec un appétit extraordinaire, mais en même temps il ne perdait pas de vue sa victime. Kiriloff ne cessait de le regarder avec une expression de haine et de dégoût; il semblait ne pouvoir détacher ses yeux du visage de Pierre Stépanovitch.

— Pourtant, il faut parler de notre affaire, dit brusquement celui-ci, sans interrompre son repas. — Ainsi nous persistons dans notre résolution, hein? Et le petit papier?

— J'ai décidé cette nuit que cela m'était égal. J'écrirai. Au sujet des proclamations?

— Oui, il faudra aussi parler des proclamations. Du reste, je dicterai. Cela vous est égal. Se peut-il que dans un pareil moment vous vous inquiétiez du contenu de cette lettre?

— Ce n'est pas ton affaire.

— Sans doute, cela ne me regarde pas. Du reste, quelques lignes suffiront: vous écrirez que conjointement avec Chatoff vous avez répandu des proclamations, et que, à cet effet, vous vous serviez notamment de Fedka, lequel avait trouvé un refuge chez vous. Ce dernier point, celui qui concerne Fedka et son séjour dans votre logis, est très important, le plus important même. Voyez, je suis on ne peut plus franc avec vous.

— Chatoff? Pourquoi Chatoff? Pour rien au monde je ne parlerai de
Chatoff.

— Vous voilà encore! Qu'est-ce que cela vous fait? Vous ne pouvez plus lui nuire.

— Sa femme est revenue chez lui. Elle s'est éveillée et a envoyé chez moi pour savoir où il est.

— Elle vous a fait demander où il est? Hum! voilà qui ne vaut rien. Elle est dans le cas d'envoyer de nouveau; personne ne doit savoir que je suis ici…

L'inquiétude s'était emparée de Pierre Stépanovitch.

— Elle ne le saura pas, elle s'est rendormie; Arina Prokhorovna, la sage-femme, est chez elle.

— Et… elle n'entendra pas, je pense? Vous savez, il faudrait fermer en bas.

— Elle n'entendra rien. Et, si Chatoff vient, je vous cacherai dans l'autre chambre.

— Chatoff ne viendra pas; vous écrirez qu'à cause de sa trahison et de sa dénonciation, vous avez eu une querelle avec lui… ce soir… et que vous êtes l'auteur de sa mort.

— Il est mort! s'écria Kiriloff bondissant de surprise.

— Aujourd'hui, vers huit heures du soir, ou plutôt hier, car il est maintenant une heure du matin.

— C'est toi qui l'as tué!… Hier déjà je prévoyais cela!

— Comme c'était difficile à prévoir! Tenez, c'est avec ce revolver (il sortit l'arme de sa poche comme pour la montrer, mais il ne l'y remit plus et continua à la tenir dans sa main droite). Vous êtes étrange pourtant, Kiriloff, vous saviez bien vous-même qu'il fallait en finir ainsi avec cet homme stupide. Qu'y avait-il donc à prévoir là? Je vous ai plus d'une fois mis les points sur les i. Chatoff se préparait à dénoncer, j'avais l'oeil sur lui, on ne pouvait pas le laisser faire. Vous étiez aussi chargé de le surveiller, vous me l'avez dit vous-même, il y a trois semaines…

— Tais-toi! Tu l'as assassiné, parce qu'à Genève il t'a craché au visage!

— Et pour cela, et pour autre chose encore. Pour bien autre chose; du reste, sans aucune animosité. Pourquoi donc sauter en l'air? Pourquoi ces grimaces? O-oh! Ainsi, voilà comme nous sommes!…

Il se leva brusquement et se couvrit avec son revolver. Le fait est que Kiriloff avait tout à coup saisi le sien chargé depuis le matin et posé sur l'appui de la fenêtre. Pierre Stépanovitch se mit en position et braqua son arme sur Kiriloff. Celui-ci eut un sourire haineux.

— Avoue, lâche, que tu as pris ton revolver parce que tu croyais que j'allais te brûler la cervelle… Mais je ne te tuerai pas… quoique… quoique…

Et de nouveau il fit mine de coucher en joue Pierre Stépanovitch; se figurer qu'il allait tirer sur son ennemi était un plaisir auquel il semblait n'avoir pas la force de renoncer. Toujours en position, Pierre Stépanovitch attendit jusqu'au dernier moment, sans presser la détente de son revolver, malgré le risque qu'il courait de recevoir lui-même auparavant une balle dans le front: de la part d'un «maniaque» on pouvait tout craindre. Mais à la fin le «maniaque» haletant, tremblant, hors d'état de proférer une parole, laissa retomber son bras.

À son tour, Pierre Stépanovitch abaissa son arme.

— Vous vous êtes un peu amusé, en voilà assez, dit-il. — Je savais bien que c'était un jeu; seulement, il n'était pas sans danger pour vous: j'aurais pu presser la détente.

Là-dessus, il se rassit assez tranquillement et, d'une main un peu tremblante, il est vrai, se versa du thé. Kiriloff, après avoir déposé son revolver sur la table, commença à se promener de long en large.

— Je n'écrirai pas que j'ai tué Chatoff, et… à présent je n'écrirai rien. Il n'y aura pas de papier!

— Il n'y en aura pas?

— Non!

— Quelle lâcheté et quelle bêtise! s'écria Pierre Stépanovitch blême de colère. — D'ailleurs, je le pressentais. Sachez que vous ne me surprenez pas. Comme vous voudrez, pourtant. Si je pouvais employer la force, je l'emploierais. Mais vous êtes un drôle, poursuivit-il avec une fureur croissante. — Jadis, vous nous avez demandé de l'argent, vous nous avez fait toutes sortes de promesses… seulement, je ne m'en irai pas d'ici sans avoir obtenu un résultat quelconque, je verrai du moins comment vous vous ferez sauter la cervelle.

— Je veux que tu sortes tout de suite, dit Kiriloff allant se placer résolument vis-à-vis du visiteur.

— Non, je ne sortirai pas, répondit ce dernier qui saisit de nouveau son revolver, — maintenant peut-être, par colère et par poltronnerie, vous voulez différer l'accomplissement de votre projet, et demain vous irez nous dénoncer pour vous procurer encore un peu d'argent, car cette délation vous sera payée. Le diable m'emporte, les petites gens comme vous sont capables de tout! Seulement, soyez tranquille, j'ai tout prévu: si vous canez, si vous n'exécutez pas immédiatement votre résolution, je ne m'en irai pas d'ici sans vous avoir troué le crâne avec ce revolver, comme je l'ai fait au misérable Chatoff, que le diable vous écorche!

— Tu veux donc à toute force voir aussi mon sang?

— Ce n'est pas par haine, comprenez-le bien; personnellement, je n'y tiens pas. Je veux seulement sauvegarder notre oeuvre. On ne peut pas compter sur l'homme, vous le voyez vous-même. Votre idée de vous donner la mort est une fantaisie à laquelle je ne comprends rien. Ce n'est pas moi qui vous l'ai fourrée dans la tête, vous aviez déjà formé ce projet avant d'entrer en rapport avec moi et, quand vous en avez parlé pour la première fois, ce n'est pas à moi, mais à nos coreligionnaires politiques réfugiés à l'étranger. Remarquez en outre qu'aucun d'eux n'a rien fait pour provoquer de votre part une semblable confidence; aucun d'eux même ne vous connaissait. C'est vous-même qui, de votre propre mouvement, êtes allé leur faire part de la chose. Eh bien, que faire, si, prenant en considération votre offre spontanée, on a alors fondé là-dessus, avec votre consentement, — notez ce point! — un certain plan d'action qu'il n'y a plus moyen maintenant de modifier? La position que vous avez prise vis-à-vis de nous vous a mis en mesure d'apprendre beaucoup de nos secrets. Si vous vous dédisez, et que demain vous alliez nous dénoncer, il nous en cuira, qu'en pensez-vous? Non, vous vous êtes engagé, vous avez donné votre parole, vous avez reçu de l'argent. Il vous est impossible de nier cela…

Pierre Stépanovitch parlait avec beaucoup de véhémence, mais depuis longtemps déjà Kiriloff ne l'écoutait plus. Il était devenu rêveur et marchait à grands pas dans la chambre.

— Je plains Chatoff, dit-il en s'arrêtant de nouveau en face de
Pierre Stépanovitch.

— Eh bien, moi aussi, je le plains, est-il possible que…

— Tais-toi, infâme! hurla l'ingénieur avec un geste dont la terrible signification n'était pas douteuse, — je vais te tuer!

Pierre Stépanovitch recula par un mouvement brusque en même temps qu'il avançait le bras pour se protéger.

— Allons, allons, j'ai menti, j'en conviens, je ne le plains pas du tout; allons, assez donc, assez!

Kiriloff se calma soudain et reprit sa promenade dans la chambre.

— Je ne remettrai pas à plus tard; c'est maintenant même que je veux me donner la mort: tous les hommes sont des coquins!

— Eh bien! voilà, c'est une idée: sans doute tous les hommes sont des coquins, et comme il répugne à un honnête homme de vivre dans un pareil milieu, alors…

— Imbécile, je suis un coquin comme toi, comme tout le monde, et non un honnête homme. Il n'y a d'honnêtes gens nulle part.

— Enfin il s'en est douté? Est-il possible, Kiriloff, qu'avec votre esprit vous ayez attendu si longtemps pour comprendre que tous les hommes sont les mêmes, que les différences qui les distinguent tiennent non au plus ou moins d'honnêteté, mais seulement au plus ou moins d'intelligence, et que si tous sont des coquins (ce qui, du reste, ne signifie rien), il est impossible, par conséquent, de n'être pas soi-même un coquin?

— Ah! mais est-ce que tu ne plaisantes pas? demanda Kiriloff en regardant son interlocuteur avec une certaine surprise. — Tu t'échauffes, tu as l'air de parler sérieusement… Se peut-il que des gens comme toi aient des convictions?

— Kiriloff, je n'ai jamais pu comprendre pourquoi vous voulez vous tuer. Je sais seulement que c'est par principe… par suite d'une conviction très arrêtée. Mais si vous éprouvez le besoin, pour ainsi dire, de vous épancher, je suis à votre disposition… Seulement il ne faut pas oublier que le temps passe…

— Quelle heure est-il?

— Juste deux heures, répondit Pierre Stépanovitch après avoir regardé sa montre, et il alluma une cigarette.

«On peut encore s'entendre, je crois», pensait-il à part soi.

— Je n'ai rien à te dire, grommela Kiriloff.

— Je me rappelle qu'une fois vous m'avez expliqué quelque chose à propos de Dieu; deux fois même. Si vous voulez vous brûler la cervelle, vous deviendrez dieu, c'est cela, je crois?

— Oui, je deviendrai dieu.

Pierre Stépanovitch ne sourit même pas; il attendait un éclaircissement. Kiriloff fixa sur lui un regard fin.

— Vous êtes un fourbe et un intrigant politique, votre but en m'attirant sur le terrain de la philosophie est de dissiper ma colère, d'amener une réconciliation entre nous et d'obtenir de moi, quand je mourrai, une lettre attestant que j'ai tué Chatoff.

— Eh bien, mettons que j'aie cette pensée canaille, répondit Pierre Stépanovitch avec une bonhomie qui ne semblait guère feinte, — qu'est-ce que tout cela peut vous faire à vos derniers moments, Kiriloff? Voyons, pourquoi nous disputons-nous, dites-le moi, je vous prie? Chacun de nous est ce qu'il est: eh bien, après? De plus, nous sommes tous deux…

— Des vauriens.

— Oui, soit, des vauriens. Vous savez que ce ne sont là que des mots.

— Toute ma vie j'ai voulu que ce ne fussent pas seulement des mots. C'est pour cela que j'ai vécu. Et maintenant encore je désire chaque jour que ce ne soient pas des mots.

— Eh bien, quoi? chacun cherche à être le mieux possible. Le poisson… je veux dire que chacun cherche le confort à sa façon; voilà tout. C'est archiconnu depuis longtemps.

— Le confort, dis-tu?

— Allons, ce n'est pas la peine de discuter sur les mots.

— Non, tu as bien dit; va pour le confort. Dieu est nécessaire et par conséquent doit exister.

— Allons, très bien.

— Mais je sais qu'il n'existe pas et ne peut exister.

— C'est encore plus vrai.

— Comment ne comprends-tu pas qu'avec ces deux idées-là il est impossible à l'homme de continuer à vivre?

— Il doit se brûler la cervelle, n'est-ce pas?

— Comment ne comprends-tu pas que c'est là une raison suffisante pour se tuer? Tu ne comprends pas que parmi des milliers de millions d'hommes il puisse s'en rencontrer un seul qui ne veuille pas, qui soit incapable de supporter cela?

— Tout ce que je comprends, c'est que vous hésitez, me semble-t- il… C'est ignoble.

Kiriloff ne parut pas avoir entendu ces mots.

— L'idée a aussi dévoré Stavroguine, observa-t-il d'un air morne en marchant dans la chambre.

Pierre Stépanovitch dressa l'oreille.

— Comment? Quelle idée? Il vous a lui-même dit quelque chose?

— Non, mais je l'ai deviné. Si Stavroguine croit, il ne croit pas qu'il croie. S'il ne croit pas, il ne croit pas qu'il ne croie pas.

— Il y a autre chose encore chez Stavroguine, quelque chose d'un peu plus intelligent que cela… bougonna Pierre Stépanovitch inquiet du tour qu'avait pris la conversation et de la pâleur de Kiriloff.

«Le diable m'emporte, il ne se tuera pas», songeait-il, «je l'avais toujours pressenti; c'est une extravagance cérébrale et rien de plus; quelles fripouilles que ces gens-là!»

— Tu es le dernier qui sers avec moi: je désire que nous ne nous séparions pas en mauvais termes, fit Kiriloff avec une sensibilité soudaine.

Pierre Stépanovitch ne répondit pas tout de suite. «Le diable m'emporte, qu'est-ce encore que cela?» se dit-il.

— Croyez, Kiriloff, que je n'ai rien contre vous comme homme privé, et que toujours…

— Tu es un vaurien et un esprit faux. Mais je suis tel que toi et je me tuerai, tandis que toi, tu continueras à vivre.

— Vous voulez dire que j'ai trop peu de coeur pour me donner la mort?

Était-il avantageux ou nuisible de continuer dans un pareil moment une conversation semblable? Pierre Stépanovitch n'avait pas encore pu décider cette question, et il avait résolu de «s'en remettre aux circonstances». Mais le ton de supériorité pris par Kiriloff et le mépris nullement dissimulé avec lequel l'ingénieur ne cessait de lui parler l'irritaient maintenant plus encore qu'au début de leur entretien. Peut-être un homme qui n'avait plus qu'une heure à vivre (ainsi en jugeait, malgré tout, Pierre Stépanovitch) lui apparaissait-il déjà comme un demi cadavre dont il était impossible de tolérer plus longtemps les impertinences.

— À ce qu'il me semble, vous prétendez m'écraser de votre supériorité parce que vous allez vous tuer?

Kiriloff n'entendit pas cette observation.

— Ce qui m'a toujours étonné, c'est que tous les hommes consentent à vivre.

— Hum, soit, c'est une idée, mais…

— Singe, tu acquiesces à mes paroles pour m'amadouer. Tais-toi, tu ne comprendras rien. Si Dieu n'existe pas, je suis dieu.

— Vous m'avez déjà dit cela, mais je n'ai jamais pu le comprendre: pourquoi êtes-vous dieu?

— Si Dieu existe, tout dépend de lui, et je ne puis rien en dehors de sa volonté. S'il n'existe pas, tout dépend de moi, et je suis tenu d'affirmer mon indépendance.

— Votre indépendance? Et pourquoi êtes-vous tenu de l'affirmer?

— Parce que je suis devenu entièrement libre. Se peut-il que, sur toute l'étendue de la planète, personne, après avoir supprimé Dieu et acquis la certitude de son indépendance, n'ose se montrer indépendant dans le sens le plus complet du mot? C'est comme si un pauvre, ayant fait un héritage, n'osait s'approcher du sac et craignait d'être trop faible pour l'emporter. Je veux manifester mon indépendance. Dussé-je être le seul, je le ferai.

— Eh bien, faites-le.

— Je suis tenu de me brûler la cervelle, parce que c'est en me tuant que j'affirmerai mon indépendance de la façon la plus complète.

— Mais vous ne serez pas le premier qui se sera tué; bien des gens se sont suicidés.

— Ils avaient des raisons. Mais d'hommes qui se soient tués sans aucun motif et uniquement pour attester leur indépendance, il n'y en a pas encore eu: je serai le premier.

«Il ne se tuera pas», pensa de nouveau Pierre Stépanovitch.

— Savez-vous une chose? observa-t-il d'un ton agacé, — à votre place, pour manifester mon indépendance, je tuerais un autre que moi. Vous pourriez de la sorte vous rendre utile. Je vous indiquerai quelqu'un, si vous n'avez pas peur. Alors, soit, ne vous brûlez pas la cervelle aujourd'hui. Il y a moyen de s'arranger.

— Tuer un autre, ce serait manifester mon indépendance sous la forme la plus basse, et tu es là tout entier. Je ne te ressemble pas: je veux atteindre le point culminant de l'indépendance et je me tuerai.

«Il a trouvé ça tout seul», grommela avec colère Pierre
Stépanovitch.

— Je suis tenu d'affirmer mon incrédulité, poursuivit Kiriloff en marchant à grands pas dans la chambre. — À mes yeux, il n'y a pas de plus haute idée que la négation de Dieu. J'ai pour moi l'histoire de l'humanité. L'homme n'a fait qu'inventer Dieu, pour vivre sans se tuer: voilà le résumé de l'histoire universelle jusqu'à ce moment. Le premier, dans l'histoire du monde, j'ai repoussé la fiction de l'existence de Dieu. Qu'on le sache une fois pour toutes.

«Il ne se tuera pas», se dit Pierre Stépanovitch angoissé.

— Qui est-ce qui saura cela? demanda-t-il avec une nuance d'ironie. — Il n'y a ici que vous et moi; peut-être voulez-vous parler de Lipoutine?

— Tous le sauront. Il n'y a pas de secret qui ne se découvre. _Celui-là _l'a dit.

Et, dans un transport fébrile, il montra l'image du Sauveur, devant laquelle brûlait une lampe. Pierre Stépanovitch se fâcha pour tout de bon.

— Vous croyez donc toujours en Lui, et vous avez allumé une lampe; «à tout hasard», sans doute?

L'ingénieur ne répondit pas.

— Savez-vous que, selon moi, vous croyez encore plus qu'un pope?

— En qui? En _Lui? _Écoute, dit en s'arrêtant Kiriloff dont les yeux immobiles regardaient devant lui avec une expression extatique. — Écoute une grande idée: il y a eu un jour où trois croix se sont dressées au milieu de la terre. L'un des crucifiés avait une telle foi qu'il dit à l'autre: «Tu seras aujourd'hui avec moi dans le paradis.» La journée finit, tous deux moururent, et ils ne trouvèrent ni paradis, ni résurrection. La prophétie ne se réalisa pas. Écoute: cet homme était le plus grand de toute la terre, elle lui doit ce qui la fait vivre. La planète tout entière, avec tout ce qui la couvre, — sans cet homme, — n'est que folie. Ni avant, ni après lui, son pareil ne s'est jamais rencontré, et cela même tient du prodige. Oui, c'est un miracle que l'existence unique de cet homme dans la suite des siècles. S'il en est ainsi, si les lois de la nature n'ont même pas épargné Celui-là, si elles n'ont pas même eu pitié de leur chef- d'oeuvre, mais l'ont fait vivre lui aussi au milieu du mensonge et mourir pour un mensonge, c'est donc que la planète est un mensonge et repose sur un mensonge, sur une sotte dérision. Par conséquent les lois de la nature sont elles-mêmes une imposture et une farce diabolique. Pourquoi donc vivre, réponds, si tu es un homme?

— C'est un autre point de vue. Il me semble que vous confondez ici deux causes différentes, et c'est très fâcheux. Mais permettez, eh bien, mais si vous êtes dieu? Si vous êtes détrompé, vous avez compris que toute l'erreur est dans la croyance à l'ancien dieu.

— Enfin tu as compris! s'écria Kiriloff enthousiasmé. — On peut donc comprendre, si même un homme comme toi a compris! Tu comprends maintenant que le salut pour l'humanité consiste à lui prouver cette pensée. Qui la prouvera? Moi! Je ne comprends pas comment jusqu'à présent l'athée a pu savoir qu'il n'y a point de Dieu et ne pas se tuer tout de suite! Sentir que Dieu n'existe pas, et ne pas sentir du même coup qu'on est soi-même devenu dieu, c'est une absurdité, autrement on ne manquerait pas de se tuer. Si tu sens cela, tu es un tzar, et, loin de te tuer, tu vivras au comble de la gloire. Mais celui-là seul, qui est le premier, doit absolument se tuer; sans cela, qui donc commencera et le prouvera? C'est moi qui me tuerai absolument, pour commencer et prouver. Je ne suis encore dieu que par force et je suis malheureux, car je suis obligé d'affirmer ma liberté. Tous sont malheureux parce que tous ont peur d'affirmer leur liberté. Si l'homme jusqu'à présent a été si malheureux et si pauvre, c'est parce qu'il n'osait pas se montrer libre dans la plus haute acception du mot, et qu'il se contentait d'une insubordination d'écolier. Je suis terriblement malheureux, car j'ai terriblement peur. La crainte est la malédiction de l'homme… Mais je manifesterai mon indépendance, je suis tenu de croire que je ne crois pas. Je commencerai, je finirai, et j'ouvrirai la porte. Et je sauverai. Cela seul sauvera tous les hommes et transformera physiquement la génération suivante; car, autant que j'en puis juger, sous sa forme physique actuelle il est impossible à l'homme de se passer de l'ancien dieu. J'ai cherché pendant trois ans l'attribut de ma divinité et je l'ai trouvé: l'attribut de ma divinité, c'est l'indépendance! C'est tout ce par quoi je puis montrer au plus haut degré mon insubordination, ma nouvelle et terrible liberté. Car elle est terrible. Je me tuerai pour affirmer mon insubordination, ma nouvelle et terrible liberté.

Son visage était d'une pâleur étrange, et son regard avait une fixité impossible à supporter. Il semblait être dans un accès de fièvre chaude. Pierre Stépanovitch crut qu'il allait s'abattre sur le parquet.

Dans cet état d'exaltation, Kiriloff prit soudain la résolution la plus inattendue.

— Donne une plume! cria-t-il; — dicte, je signerai tout. J'écrirai même que j'ai tué Chatoff. Dicte pendant que cela m'amuse. Je ne crains pas les pensées d'esclaves arrogants! Tu verras toi-même que tout le mystère se découvrira! Et tu seras écrasé… Je crois! Je crois!

Pierre Stépanovitch, qui tremblait pour le succès de son entreprise, saisit l'occasion aux cheveux; quittant aussitôt sa place, il alla chercher de l'encre et du papier, puis se mit à dicter:

«Je soussigné, Alexis Kiriloff, déclare…»

— Attends! Je ne veux pas! À qui est-ce que je déclare?

Une sorte de frisson fiévreux agitait les membres de Kiriloff. Il était absorbé tout entier par cette déclaration et par une idée subite qui, au moment de l'écrire, venait de s'offrir à lui: c'était comme une issue vers laquelle s'élançait, pour un instant du moins, son esprit harassé.

— À qui est-ce que je déclare? Je veux savoir à qui!

— À personne, à tout le monde, au premier qui lira cela. À quoi bon préciser? À l'univers entier!

—À l'univers entier? Bravo! Et qu'il n'y ait pas de repentir. Je ne veux pas faire amende honorable; je ne veux pas m'adresser à l'autorité!

— Mais non, non, il ne s'agit pas de cela, au diable l'autorité! Eh bien, écrivez donc, si votre résolution est sérieuse!… répliqua vivement Pierre Stépanovitch impatienté.

— Arrête! Je veux dessiner d'abord une tête qui leur tire la langue.

— Eh! quelle niaiserie! Pas besoin de dessin, on peut exprimer tout cela rien que par le ton.

— Par le ton? C'est bien. Oui, par le ton, par le ton! Dicte par le ton!

«Je soussigné, Alexis Kiriloff, — commença d'une voix ferme et impérieuse Pierre Stépanovitch; en même temps, penché sur l'épaule de l'ingénieur, il suivait des yeux chaque lettre que celui-ci traçait d'une main frémissante, — je soussigné, Alexis Kiriloff, déclare qu'aujourd'hui, — octobre, entre sept et huit heures du soir, j'ai assassiné dans le parc l'étudiant Chatoff comme traître et auteur d'une dénonciation au sujet des proclamations et de Fedka, lequel a logé pendant dix jours chez nous, dans la maison Philippoff. Moi-même aujourd'hui je me brûle la cervelle, non que je me repente ou que j'aie peur de vous, mais parce que, déjà à l'étranger, j'avais formé le dessein de mettre fin à mes jours.»

— Rien que cela? s'écria Kiriloff étonné, indigné même.

— Pas un mot de plus! répondit Pierre Stépanovitch, et il voulut lui arracher le document.

— Attends! reprit l'ingénieur, appuyant avec force sa main sur le papier. — Attends! c'est absurde! Je veux dire avec qui j'ai tué. Pourquoi Fedka? Et l'incendie? Je veux tout, et j'ai envie de les insulter encore par le ton, par le ton!

— C'est assez, Kiriloff, je vous assure que cela suffit! dit d'une voix presque suppliante Pierre Stépanovitch tremblant que l'ingénieur ne déchirât le papier: — pour qu'ils ajoutent foi à la déclaration, elle doit être conçue en termes aussi vagues et aussi obscurs que possible. Il ne faut montrer qu'un petit coin de la vérité, juste assez pour mettre leur imagination en campagne. Ils se tromperont toujours mieux eux-mêmes que nous ne pourrions les tromper, et, naturellement, ils croiront plus à leurs erreurs qu'à nos mensonges. C'est pourquoi ceci est on ne peut mieux, on ne peut mieux! Donnez! Il n'y a rien à ajouter, c'est admirable ainsi; donnez, donnez!

Il fit une nouvelle tentative pour prendre le papier. Kiriloff écoutait en écarquillant ses yeux; il avait l'air d'un homme qui tend tous les ressorts de son esprit, mais qui n'est plus en état de comprendre.

— Eh! diable! fit avec une irritation soudaine Pierre Stépanovitch, — mais il n'a pas encore signé! Qu'est-ce que vous avez à me regarder ainsi? Signez!

— Je veux les injurier… grommela Kiriloff, pourtant il prit la plume et signa.

— Mettez au-dessous: Vive la République! cela suffira.

— Bravo! s'écria l'ingénieur enthousiasmé. — Vive la République démocratique, sociale et universelle, ou la mort!… Non, non, pas cela. — Liberté, égalité, fraternité, ou la mort! Voilà, c'est mieux, c'est mieux.

Et il écrivit joyeusement cette devise au-dessous de sa signature.

— Assez, assez, ne cessait de répéter Pierre Stépanovitch.

— Attends, encore quelque chose… Tu sais, je vais signer une seconde fois, en français: «de Kiriloff, gentilhomme russe et citoyen du monde» Ha, ha, ha! Non, non, non, attends! poursuivit- il quand son hilarité se fut calmée, — j'ai trouvé mieux que cela, eurêka: «Gentilhomme séminariste russe et citoyen du monde civilisé!» Voilà qui vaut mieux que tout le reste…

Puis, quittant tout à coup le divan sur lequel il était assis, il courut prendre son revolver sur la fenêtre et s'élança dans la chambre voisine où il s'enferma. Pierre Stépanovitch, les yeux fixés sur la porte de cette pièce, resta songeur pendant une minute.

«Dans l'instant présent il peut se tuer, mais s'il se met à penser, c'est fini, il ne se tuera pas.»

En attendant, il prit un siège et examina le papier. Cette lecture faite à tête reposée le confirma dans l'idée que la rédaction du document était très satisfaisante:

— «Qu'est-ce qu'il faut pour le moment? Il faut les dérouter, les lancer sur une fausse piste. Le parc? Il n'y en a pas dans la ville; ils finiront par se douter qu'il s'agit du parc de Skvorechniki, mais il se passera du temps avant qu'ils arrivent à cette conclusion. Les recherches prendront aussi du temps. Voilà qu'ils découvrent le cadavre: c'est la preuve que la déclaration ne mentait pas. Mais si elle est vraie pour Chatoff, elle doit l'être aussi pour Fedka. Et qu'est-ce que Fedka? Fedka, c'est l'incendie, c'est l'assassinat des Lébiadkine; donc, tout est sorti d'ici, de la maison Philippoff, et ils ne s'étaient aperçus de rien, tout leur avait échappé — voilà qui va leur donner le vertige! Ils ne penseront même pas aux nôtres; ils ne verront que Chatoff, Kiriloff, Fedka et Lébiadkine. Et pourquoi tous ces gens là se sont-ils tués les uns les autres? — encore une petite question que je leur dédie. Eh! diable, mais on n'entend pas de détonation!…»

Tout en lisant, tout en admirant la beauté de son travail littéraire, il ne cessait d'écouter, en proie à des transes cruelles, et — tout à coup la colère s'empara de lui. Dévoré d'inquiétude, il regarda l'heure à sa montre: il se faisait tard; dix minutes s'étaient écoulées depuis que Kiriloff avait quitté la chambre… Il prit la bougie et se dirigea vers la porte de la pièce où l'ingénieur s'était enfermé. Au moment où il s'en approchait, l'idée lui vint que la bougie tirait à sa fin, que dans vingt minutes elle serait entièrement consumée, et qu'il n'y en avait pas d'autre. Il colla tout doucement son oreille à la serrure et ne perçut pas le moindre bruit. Tout à coup il ouvrit la porte et haussa un peu la bougie: quelqu'un s'élança vers lui en poussant une sorte de rugissement. Il claqua la porte de toute sa force et se remit aux écoutes, mais il n'entendit plus rien — de nouveau régnait un silence de mort.

Il resta longtemps dans cette position, ne sachant à quoi se résoudre et tenant toujours le chandelier à la main. La porte n'avait été ouverte que durant une seconde, aussi n'avait-il presque rien vu; pourtant le visage de Kiriloff qui se tenait debout au fond de la chambre, près de la fenêtre, et la fureur de bête fauve avec laquelle ce dernier avait bondi vers lui, — cela, Pierre Stépanovitch avait pu le remarquer. Un frisson le saisit, il déposa en toute hâte la bougie sur la table, prépara son revolver, et, marchant sur la pointe des pieds, alla vivement se poster dans le coin opposé, de façon à n'être pas surpris par Kiriloff, mais au contraire à le prévenir, si celui-ci, animé de sentiments hostiles, faisait brusquement irruption dans la chambre.

Quant au suicide, Pierre Stépanovitch à présent n'y croyait plus du tout! «Il était au milieu de la chambre et réfléchissait», pensait-il. «D'ailleurs, cette pièce sombre, terrible… il a poussé un cri féroce et s'est précipité vers moi — cela peut s'expliquer de deux manières: ou bien je l'ai dérangé au moment où il allait presser la détente, ou… ou bien il était en train de se demander comment il me tuerait. Oui, c'est cela, voilà à quoi il songeait. Il sait que je ne m'en irai pas d'ici avant de lui avoir fait son affaire, si lui-même n'a pas le courage de se brûler la cervelle, — donc, pour ne pas être tué par moi, il faut qu'il me tue auparavant… Et le silence qui règne toujours là! C'est même effrayant: il ouvrira tout d'un coup la porte… Ce qu'il y a de dégoûtant, c'est qu'il croit en Dieu plus qu'un pope… Jamais de la vie il ne se suicidera!… Il y a beaucoup de ces esprits-là maintenant. Fripouille! Ah! diable, la bougie, la bougie! dans un quart d'heure elle sera entièrement consumée… Il faut en finir; coûte que coûte, il faut en finir… Eh bien, à présent je peux le tuer… Avec ce papier, on ne me soupçonnera jamais de l'avoir assassiné: je pourrai disposer convenablement le cadavre, l'étendre sur le parquet, lui mettre dans la main un revolver déchargé; tout le monde croira qu'il s'est lui-même… Ah! diable, comment donc le tuer? Quand j'ouvrirai la porte, il s'élancera encore et me tirera dessus avant que j'aie pu faire usage de mon arme. Eh, diable, il me manquera, cela va s'en dire!»

Sa situation était atroce, car il ne pouvait se résoudre à prendre un parti dont l'urgence, l'inéluctable nécessité s'imposait à son esprit. À la fin pourtant il saisit la bougie et de nouveau s'approcha de la porte, le revolver au poing. Sa main gauche se posa sur le bouton de la serrure; cette main tenait le chandelier; le bouton rendit un son aigre. «Il va tirer!» pensa Pierre Stépanovitch. Il poussa la porte d'un violent coup de pied, leva la bougie et tendit son revolver devant lui; mais ni détonation, ni cri… Il n'y avait personne dans la chambre.

Il frissonna. La pièce ne communiquait avec aucune autre, toute évasion était impossible. Il haussa davantage la bougie et regarda attentivement: personne. «Kiriloff!» fit-il, d'abord à demi-voix, puis plus haut; cet appel resta sans réponse.

«Est-ce qu'il se serait sauvé par la fenêtre?»

Le fait est qu'un vasistas était ouvert. «C'est absurde, il n'a pas pu s'esquiver par là.» Il traversa toute la chambre, alla jusqu'à la fenêtre: «Non, c'est impossible.» Il se retourna brusquement, et un spectacle inattendu le fit tressaillir.

Contre le mur opposé aux fenêtres, à droite de la porte, il y avait une armoire. À droite de cette armoire, dans l'angle qu'elle formait avec le mur se tenait debout Kiriloff, et son attitude était des plus étranges: roide, immobile, il avait les mains sur la couture du pantalon, la tête un peu relevée, la nuque collée au mur; on aurait dit qu'il voulait s'effacer, se dissimuler tout entier dans ce coin. D'après tous les indices, il se cachait, mais il n'était guère possible de s'en assurer. Se trouvant un peu sur le côté, Pierre Stépanovitch ne pouvait distinguer nettement que les parties saillantes de la figure. Il hésitait encore à s'approcher pour mieux examiner l'ingénieur et découvrir le mot de cette énigme. Son coeur battait avec force… Tout à coup à la stupeur succéda chez lui une véritable rage: il s'arracha de sa place, se mit à crier et courut furieux vers l'effrayante vision.

Mais quand il fut arrivé auprès d'elle, il s'arrêta plus terrifié encore que tout à l'heure. Une circonstance surtout l'épouvantait: il avait crié, il s'était élancé ivre de colère vers Kiriloff, et, malgré cela, ce dernier n'avait pas bougé, n'avait pas remué un seul membre, — une figure de cire n'aurait pas gardé une immobilité plus complète. La tête était d'une pâleur invraisemblable, les yeux noirs regardaient fixement un point dans l'espace. Baissant et relevant tour à tour la bougie, Pierre Stépanovitch promena la lumière sur le visage tout entier; soudain il s'aperçut que Kiriloff, tout en regardant devant lui, le voyait du coin de l'oeil, peut-être même l'observait. Alors l'idée lui vint d'approcher la flamme de la frimousse du «coquin» et de le brûler pour voir ce qu'il ferait. Tout à coup il lui sembla que le menton de Kiriloff s'agitait et qu'un sourire moqueur glissait sur ses lèvres, comme si l'ingénieur avait deviné la pensée de son ennemi. Tremblant, ne se connaissant plus, celui-ci empoigna avec force l'épaule de Kiriloff.

La scène suivante fut si affreuse et se passa si rapidement qu'elle ne laissa qu'un souvenir confus et incertain dans l'esprit de Pierre Stépanovitch. Il n'avait pas plus tôt touché Kiriloff que l'ingénieur, se baissant par un mouvement brusque, lui appliqua sur les mains un coup de tête qui l'obligea à lâcher la bougie. Le chandelier tomba avec bruit sur le parquet, et la lumière s'éteignit. Au même instant un cri terrible fut poussé par Pierre Stépanovitch qui sentait une atroce douleur au petit doigt de sa main gauche. Hors de lui, il se servit de son revolver comme d'une massue et de toute sa force en asséna trois coups sur la tête de Kiriloff qui s'était serré contre lui et lui mordait le doigt. Voilà tout ce que put se rappeler plus tard le héros de cette aventure. À la fin, il dégagea son doigt et s'enfuit comme un perdu en cherchant à tâtons son chemin dans l'obscurité. Tandis qu'il se sauvait, de la chambre arrivaient à ses oreilles des cris effrayants:

— Tout de suite, tout de suite, tout de suite, tout de suite!…

Dix fois cette exclamation retentit, mais Pierre Stépanovitch courait toujours, et il était déjà dans le vestibule quand éclata une détonation formidable. Alors il s'arrêta, réfléchit pendant cinq minutes, puis rentra dans l'appartement. Il fallait en premier lieu se procurer de la lumière. Retrouver le chandelier n'était pas le difficile, il n'y avait qu'à chercher par terre, à droite de l'armoire; mais avec quoi rallumer le bout de bougie? Un vague souvenir s'offrit tout à coup à l'esprit de Pierre Stépanovitch: il se rappela que la veille, lorsqu'il s'était précipité dans la cuisine pour s'expliquer avec Fedka, il lui semblait avoir aperçu une grosse boîte d'allumettes chimiques placée sur une tablette dans un coin. S'orientant de son mieux à travers les ténèbres, il finit par trouver l'escalier qui conduisait à la cuisine. Sa mémoire ne l'avait pas trompé: la boîte d'allumettes était juste à l'endroit où il croyait l'avoir vue la veille; elle n'avait pas encore été entamée, il la découvrit en tâtonnant. Sans prendre le temps de s'éclairer, il remonta en toute hâte. Quand il fut de nouveau près de l'armoire, à la place même où il avait frappé Kiriloff avec son revolver pour lui faire lâcher prise, alors seulement il se rappela son doigt mordu, et au même instant il y sentit une douleur presque intolérable. Serrant les dents, il ralluma tant bien que mal le bout de bougie, le remit dans le chandelier et promena ses regards autour de lui: près du vasistas ouvert, les pieds tournés vers le coin droit de la chambre, gisait le cadavre de Kiriloff. L'ingénieur s'était tiré un coup de revolver dans la tempe droite, la balle avait traversé le crâne, et elle était sortie au-dessus de la tempe gauche. Ça et là on voyait des éclaboussures de sang et de cervelle. L'arme était restée dans la main du suicidé. La mort avait dû être instantanée. Quand il eût tout examiné avec le plus grand soin, Pierre Stépanovitch sortit sur la pointe des pieds, ferma la porte et, de retour dans la première pièce, déposa la bougie sur la table. Après réflexion, il se dit qu'elle ne pouvait causer d'incendie, et il se décida à ne pas la souffler. Une dernière fois il jeta les yeux sur la déclaration du défunt, et un sourire machinal lui vient aux lèvres. Ensuite, marchant toujours sur la pointe des pieds, il quitta l'appartement et se glissa hors de la maison par l'issue dérobée.

III

À six heures moins dix, Pierre Stépanovitch et Erkel se promenaient sur le quai de la gare bordé en ce moment par une assez longue suite de wagons. Verkhovensky allait partir, et Erkel était venu lui dire adieu. Le voyageur avait fait enregistrer ses bagages et choisi son coin dans un compartiment de seconde classe où il avait déposé son sac. La sonnette avait déjà retenti une fois, on attendait le second coup. Pierre Stépanovitch regardait ostensiblement de côté et d'autre, observant les individus qui montaient dans le train. Presque tous lui étaient inconnus; il n'eut à saluer que deux personnes: un marchand qu'il connaissait vaguement et un jeune prêtre de campagne qui retournait à sa paroisse. Dans ces dernières minutes, Erkel aurait voulu évidemment s'entretenir avec son ami de quelque objet important, bien que peut-être lui-même ne sût pas au juste de quoi; mais il n'osait pas entrer en matière. Il lui semblait toujours que Pierre Stépanovitch avait hâte d'être débarrassé de lui et attendait avec impatience le second coup de sonnette.

— Vous regardez bien hardiment tout le monde, observa-t-il d'une voix un peu timide et comme en manière d'avis.

— Pourquoi pas? Je n'ai pas encore lieu de me cacher, il est trop tôt. Ne vous inquiétez pas. Tout ce que je crains, c'est que le diable n'envoie ici Lipoutine; s'il se doute de quelque chose, nous allons le voir accourir.

— Pierre Stépanovitch, il n'y a pas à compter sur eux, n'hésita point à faire remarquer Erkel.

— Sur Lipoutine?

— Sur personne, Pierre Stépanovitch.

— Quelle niaiserie! À présent ils sont tous liés par ce qui s'est fait hier. Pas un ne trahira. Qui donc va au-devant d'une perte certaine, à moins d'avoir perdu la tête?

— Pierre Stépanovitch, mais c'est qu'ils perdront la tête.

Cette crainte était déjà venue évidemment à l'esprit de Pierre Stépanovitch lui-même, de là son mécontentement lorsqu'il en retrouva l'expression dans la bouche de l'enseigne.

— Est-ce que vous auriez peur aussi, Erkel? J'ai plus de confiance en vous qu'en aucun d'eux. Je vois maintenant ce que chacun vaut. Transmettez-leur tout de vive voix aujourd'hui même, je les remets entre vos mains. Passez chez eux dans la matinée. Quant à mon instruction écrite, vous la leur lirez demain ou après-demain, vous les réunirez pour leur en donner connaissance lorsqu'ils seront devenus capables de l'entendre… mais soyez sûr que vous n'aurez pas à attendre plus tard que demain, car la frayeur les rendra obéissants comme la cire… Surtout, vous, ne vous laissez pas abattre.

— Ah! Pierre Stépanovitch, vous feriez mieux de ne pas vous en aller!

— Mais je ne pars que pour quelques jours, mon absence sera très courte.

— Et quand même vous iriez à Pétersbourg! répliqua Erkel d'un ton mesuré mais ferme. — Est-ce que je ne sais pas que vous agissez exclusivement dans l'intérêt de l'oeuvre commune?

— Je n'attendais pas moins de vous, Erkel. Si vous avez deviné que je vais à Pétersbourg, vous avez dû comprendre aussi que je ne pouvais le leur dire hier; dans un pareil moment ils auraient été épouvantés d'apprendre que j'allais me rendre si loin. Vous avez vu vous-même dans quel état ils se trouvaient. Mais vous comprenez que des motifs de la plus haute importance, que l'intérêt même de l'oeuvre commune nécessitent mon départ, et qu'il n'est nullement une fuite, comme pourrait le supposer un Lipoutine.

— Pierre Stépanovitch, mais, voyons, lors même que vous iriez à l'étranger, je le comprendrais; je trouve parfaitement juste que vous mettiez votre personne en sûreté, attendu que vous êtes tout, et que nous ne sommes rien. Je comprends très bien cela, Pierre Stépanovitch.

En parlant ainsi, le pauvre garçon était si ému que sa voix tremblait.

— Je vous remercie, Erkel… Aïe, vous avez oublié que j'ai mal au doigt. (Erkel venait de serrer avec une chaleur maladroite la main de Pierre Stépanovitch; le doigt mordu était proprement entouré d'un morceau de taffetas noir.) — Mais je vous le répète encore une fois, je ne vais à Pétersbourg que pour prendre le vent, peut-être même n'y resterai-je que vingt-quatre heures. De retour ici, j'irai, pour la forme, demeurer dans la maison de campagne de Gaganoff. S'ils se croient menacés d'un danger quelconque, je serai le premier à venir le partager avec eux. Dans le cas où, par impossible, mon séjour à Pétersbourg devrait se prolonger au-delà de mes prévisions, je vous en informerais tout de suite… par la voie que vous savez, et vous leur en donneriez avis.

Le second coup de sonnette se fit entendre.

— Ah! le train va partir dans cinq minutes. Vous savez, je ne voudrais pas que le groupe formé ici vint à se dissoudre. Je n'ai pas peur, ne vous inquiétez pas de moi: le réseau est déjà suffisamment étendu, une maille de plus ou de moins n'est pas une affaire, mais on n'en a jamais trop. Du reste, je ne crains rien pour vous, quoique je vous laisse presque seul avec ces monstres: soyez tranquille, ils ne dénonceront pas, ils n'oseront pas… A- ah! vous partez aussi aujourd'hui? cria-t-il soudain du ton le plus gai à un tout jeune homme qui s'approchait pour lui dire bonjour: — je ne savais pas que vous preniez aussi l'express. Où allez-vous? Vous retournez chez votre maman?

La maman en question était une dame fort riche, qui possédait des propriétés dans un gouvernement voisin; le jeune homme, parent éloigné de Julie Mikhaïlovna, venait de passer environ quinze jours dans notre ville.

— Non, je vais un peu plus loin, à R… C'est un voyage de huit heures. Et vous, vous allez à Pétersbourg? fit en riant le jeune homme.

— Qu'est-ce qui vous fait supposer que je vais à Pétersbourg? demanda de plus en plus gaiement Pierre Stépanovitch.

Le jeune homme leva en signe de menace le petit doigt de sa main finement gantée.

— Eh bien! oui, vous avez deviné juste, répondit d'un ton confidentiel Pierre Stépanovitch, — j'emporte des lettres de Julie Mikhaïlovna et je suis chargé d'aller voir là-bas trois ou quatre personnages, vous savez qui; pour dire la vérité, je les enverrais volontiers au diable. Fichue commission!

— Mais, dites-moi, de quoi a-t-elle donc peur? reprit le jeune homme en baissant aussi la voix: — je n'ai même pas été reçu hier par elle; à mon avis, elle n'a pas à être inquiète pour son mari; au contraire, il s'est si bien montré lors de l'incendie, on peut même dire qu'il a risqué sa vie.

Pierre Stépanovitch se mit à rire.

— Eh! il s'agit bien de cela! Vous n'y êtes pas! Voyez-vous, elle craint qu'on n'ait déjà écrit d'ici… Je veux parler de certains messieurs… En un mot, c'est surtout Stavroguine; c'est-à-dire le prince K… Eh! il y a ici toute une histoire; en route je vous raconterai peut-être quelque chose — autant, du moins, que les lois de la chevalerie le permettent… C'est mon parent, l'enseigne Erkel, qui habite dans le district…

Le jeune homme accorda à peine un regard à Erkel, il se contenta de porter la main à son chapeau sans se découvrir; l'enseigne s'inclina.

— Mais vous savez, Verkhovensky, huit heures à passer en wagon, c'est terrible. Nous avons là, dans notre compartiment de première, Bérestoff, un colonel fort drôle, mon voisin de campagne; il a épousé une demoiselle Garine, et, vous savez, c'est un homme comme il faut. Il a même des idées. Il n'est resté que quarante-huit heures ici. C'est un amateur enragé du whist; si nous organisions une petite partie, hein? J'ai déjà trouvé le quatrième — Pripoukhloff, un marchant de T…, barbu comme il sied à un homme de sa condition. C'est un millionnaire, j'entends un vrai millionnaire… Je vous ferai faire sa connaissance, il est très intéressant, ce sac d'écus, nous rirons.

— J'aime beaucoup à jouer au whist en voyage, mais j'ai pris un billet de seconde.

— Eh! qu'est-ce que cela fait? Montez donc avec nous. Je vais tout de suite faire changer votre billet. Le chef du train n'a rien à me refuser. Qu'est-ce que vous avez? Un sac? Un plaid?

— Allons-y gaiement!

Pierre Stépanovitch prit son sac, son plaid, un livre, et se transporta aussitôt en première classe. Erkel l'aida à installer ses affaires dans le compartiment.

La sonnette se fit entendre pour la troisième fois.

— Eh bien, Erkel, dit Pierre Stépanovitch tendant la main à l'enseigne par la portière du wagon, — vous voyez, je vais jouer avec eux.

— Mais à quoi bon me donner des explications, Pierre
Stépanovitch? Je comprends, je comprends tout, Pierre
Stépanovitch.

— Allons, au plaisir… dit celui-ci.

Il se détourna brusquement, car le jeune homme l'appelait pour le présenter à leurs compagnons de route. Et Erkel ne vit plus son Pierre Stépanovitch!

L'enseigne retourna chez lui fort triste. Certes l'idée ne pouvait lui venir que Pierre Stépanovitch fût un lâcheur, mais… mais il lui avait si vite tourné le dos dès que ce jeune élégant l'avait appelé et… il aurait pu lui dire autre chose que ce «au plaisir…» ou… ou du moins lui serrer la main un peu plus fort.

Autre chose aussi commençait à déchirer le pauvre coeur d'Erkel, et, sans qu'il le comprît encore lui-même, l'événement de la soirée précédente n'était pas étranger à cette souffrance.

CHAPITRE VII
LE DERNIER VOYAGE DE STEPAN TROPHIMOVITCH[30].
I

Je suis convaincu que Stépan Trophimovitch eut grand'peur en voyant arriver le moment qu'il avait fixé pour l'exécution de sa folle entreprise. Je suis sûr qu'il fut malade de frayeur, surtout dans la nuit qui précéda sa fuite. Nastenka a raconté depuis qu'il s'était couché tard et qu'il avait dormi. Mais cela ne prouve rien; les condamnés à mort dorment, dit-on, d'un sommeil très profond la veille même de leur supplice. Quoiqu'il fît déjà clair quand il partit et que le grand jour remonte un peu le moral des gens nerveux (témoin le major, parent de Virguinsky, dont la religion s'évanouissait aux premiers rayons de l'aurore), je suis néanmoins persuadé que jamais auparavant il n'aurait pu se représenter sans épouvante la situation qui était maintenant la sienne. Sans doute, surexcité comme il l'était, il est probable qu'il ne sentit pas dès l'abord toute l'horreur de l'isolement auquel il se condamnait en quittant Stasie et la maison où il avait vécu au chaud durant vingt ans. Mais n'importe, lors même qu'il aurait eu la plus nette conscience de toutes les terreurs qui l'attendaient, il n'en aurait pas moins persisté dans sa résolution. Elle avait quelque chose de fier qui, malgré tout, le séduisait. Oh! il aurait pu accepter les brillantes propositions de Barbara Pétrovna et rester à ses crochets «comme un simple parasite», mais non! Dédaigneux d'une aumône, il fuyait les bienfaits de la générale, il arborait «le drapeau d'une grande idée» et, pour ce drapeau, il s'en allait mourir sur un grand chemin! Tels durent être les sentiments de Stépan Trophimovitch; c'est à coup sûr sous cet aspect que lui apparut sa conduite.

Il y a encore une question que je me suis posée plus d'une fois: pourquoi s'enfuit-il à pied au lieu de partir en voiture, ce qui eût été beaucoup plus simple? À l'origine, je m'expliquais le fait par la fantastique tournure d'esprit de ce vieil idéaliste. Il est à supposer, me disais-je, que l'idée de prendre des chevaux de poste lui aura semblé trop banale et trop prosaïque: il a dû trouver beaucoup plus beau de voyager pédestrement comme un pèlerin. Mais maintenant je crois qu'il ne faut pas chercher si loin l'explication. La première raison qui empêcha Stépan Trophimovitch de prendre une voiture fut la crainte de donner l'éveil à Barbara Pétrovna: instruite de son dessein, elle l'aurait certainement retenu de force; lui, de son côté, se serait certainement soumis, et, dès lors, c'en eût été fait de la grande idée. Ensuite, pour prendre des chevaux de poste, il faut au moins savoir où l'on va. Or, la question du lieu où il allait constituait en ce moment la principale souffrance de notre voyageur. Pour rien au monde, il n'eût pu se résoudre à indiquer une localité quelconque, car s'il s'y était décidé, l'absurdité de son entreprise lui aurait immédiatement sauté aux yeux, et il pressentait très bien cela. Pourquoi en effet se rendre dans telle ville plutôt que dans telle autre? Pour chercher _ce marchand? _Mais quel _marchand? _C'était là le second point qui inquiétait Stépan Trophimovitch. Au fond, il n'y avait rien de plus terrible pour lui que _ce marchand _à la recherche de qui il courait ainsi, tête baissée, et que, bien entendu, il avait une peur atroce de découvrir. Non, mieux valait marcher tout droit devant soi, prendre la grande route et la suivre sans penser à rien, aussi longtemps du moins qu'on pourrait ne pas penser. La grande route, c'est quelque chose de si long, si long qu'on n'en voit pas le bout — comme la vie humaine, comme le rêve humain. Dans la grande route il y a une idée, mais dans un passeport de poste quelle idée y a-t-il?… _Vive la grande route! _advienne que pourra.

Après sa rencontre imprévue avec Élisabeth Nikolaïevna, Stépan Trophimovitch poursuivit son chemin en s'oubliant de plus en plus lui-même. La grande route passait à une demi-verste de Skvorechniki, et, chose étrange, il la prit sans s'en douter. Réfléchir, se rendre un compte quelque peu net de ses actions lui était insupportable en ce moment. La pluie tantôt cessait, tantôt recommençait, mais il ne la remarquait pas. Ce fut aussi par un geste machinal qu'il mit son sac sur son épaule, et il ne s'aperçut pas que de la sorte il marchait plus légèrement. Quand il eut fait une verste ou une verste et demie, il s'arrêta tout à coup et promena ses regards autour de lui. Devant ses yeux s'allongeait à perte de vue, comme un immense fil, la route noire, creusée d'ornières et bordée de saules blancs; à droite s'étendaient des terrains nus; la moisson avait été fauchée depuis longtemps; à gauche c'étaient des buissons et au-delà un petit bois. Dans le lointain l'on devinait plutôt qu'on ne distinguait le chemin de fer, qui faisait un coude en cet endroit; une légère fumée au-dessus de la voie indiquait le passage d'un train, mais la distance ne permettait pas d'entendre le bruit. Durant un instant, le courage de Stépan Trophimovitch faillit l'abandonner. Il soupira vaguement, posa son sac à terre et s'assit afin de reprendre haleine. Au moment où il s'asseyait, il se sentit frissonner et s'enveloppa dans son plaid; alors aussi il s'aperçut qu'il pleuvait et déploya son parapluie au-dessus de lui. Pendant assez longtemps il resta dans cette position, remuant les lèvres de loin en loin, tandis que sa main serrait avec force le manche du parapluie. Diverses images, effet de la fièvre, flottaient dans son esprit, bientôt remplacées par d'autres. «_Lise, lise, _songeait-il, et avec elle ce _Maurice…_Étranges gens… Eh bien, mais cet incendie, n'était-il pas étrange aussi? Et de quoi parlaient-ils? Quelles sont ces victimes?… Je suppose que _Stasie _ignore encore mon départ et m'attend avec le café… En jouant aux cartes? Est-ce que j'ai perdu des gens aux cartes? Hum… chez nous en Russie, à l'époque du servage… Ah! mon Dieu, et Fedka?»

Il frémit de tout son corps et regarda autour de lui: «Si ce Fedka était caché là quelque part, derrière un buisson? On dit qu'il est à la tête d'une bande de brigands qui infestent la grande route. Oh! mon Dieu, alors je… alors je lui avouerai toute la vérité, je lui dirai que je suis coupable… que pendant dix ans son souvenir a déchiré mon coeur et m'a rendu plus malheureux qu'il ne l'a été au service et… et je lui donnerai mon porte-monnaie. Hum, j'ai en tout quarante roubles; il prendra les roubles et il me tuera tout de même!»

Dans sa frayeur il ferma, je ne sais pourquoi, son parapluie et le posa à côté de lui. Au loin sur la route se montrait un chariot venant de la ville; Stépan Trophimovitch se mit à l'examiner avec inquiétude:

«_Grâce à Dieu, _c'est un chariot, et — il va au pas; cela ne peut être dangereux. Ces rosses efflanquées d'ici… J'ai toujours parlé de la race… Non, c'était Pierre Ilitch qui en parlait au club, et je lui ai alors fait faire la remise, _et puis, _mais il y a quelque chose derrière et… on dirait qu'une femme se trouve dans le chariot. Une paysanne et un moujik, — _cela commence à être rassurant. _La femme est sur le derrière et l'homme sur le devant, — _c'est très rassurant. _Une vache est attachée par les cornes derrière le chariot, c'est rassurant au plus haut degré.»

À côté de lui passa le chariot, une télègue de paysan assez solidement construite et d'un aspect convenable. Un sac bourré à crever servait de siège à la femme, et l'homme était assis, les jambes pendantes, sur le rebord du véhicule, faisant face à Stépan Trophimovitch. À leur suite se traînait, en effet, une vache rousse attachée par les cornes. Le moujik et la paysanne regardèrent avec de grands yeux le voyageur qui leur rendit la pareille, mais, quand ils furent à vingt pas de lui, il se leva brusquement et se mit en marche pour les rejoindre. Il lui semblait qu'il serait plus en sûreté près d'un chariot. Toutefois, dès qu'il eût rattrapé la télègue, il oublia encore tout et retomba dans ses rêveries. Il marchait à grands pas, sans soupçonner assurément que, pour les deux villageois, il était l'objet le plus bizarre et le plus énigmatique que l'on pût rencontrer sur une grande route. À la fin, la femme ne fut plus maîtresse de sa curiosité.

— Qui êtes-vous, s'il n'est pas impoli de vous demander cela? commença-t-elle soudain, au moment où Stépan Trophimovitch la regardait d'un air distrait. C'était une robuste paysanne de vingt-sept ans, aux sourcils noirs et au teint vermeil; ses lèvres rouges entr'ouvertes par un sourire gracieux laissaient voir des dents blanches et bien rangées.

— Vous… c'est à moi que vous vous adressez? murmura le voyageur désagréablement étonné.

— Vous devez être un marchand, dit avec assurance le moujik; ce dernier âgé de quarante ans, était un homme de haute taille, porteur d'une barbe épaisse et rougeâtre; sa large figure ne dénotait pas la bêtise.

— Non, ce n'est pas que je sois un marchand, je… je… _moi, c'est autre chose, _fit entre ses dents Stépan Trophimovitch qui, à tout hasard, laissa passer le chariot devant lui et se mit à marcher derrière côte à côte avec la vache.

Les mots étrangers que le paysan venaient d'entendre furent pour lui un trait de lumière.

— Vous êtes sans doute un seigneur, reprit-il, et il activa la marche de sa rosse.

— Vous êtes en promenade? questionna de nouveau la femme.

— C'est… c'est moi que vous interrogez?

— Le chemin de fer amène chez nous des voyageurs étrangers; à en juger d'après vos bottes, vous ne devez pas être de ce pays-ci…

— Ce sont des bottes de militaire, déclara sans hésiter le moujik.

— Non, ce n'est pas que je sois militaire, je…

«Quelle curieuse commère! maugréait à part soi Stépan Trophimovitch, et comme ils me regardent… mais enfin… En un mot, c'est étrange, on dirait que j'ai des comptes à leur rendre, et pourtant il n'en est rien.»

La femme s'entretenait tout bas avec le paysan.

— Si cela peut vous être agréable, nous vous conduirons.

La mauvaise humeur de Stépan Trophimovitch disparut aussitôt.

— Oui, oui, mes amis, j'accepte avec grand plaisir, car je suis bien fatigué, seulement comment vais-je m'introduire là?

«Que c'est singulier! se disait-il, je marche depuis si longtemps côte à côte avec cette vache, et l'idée ne m'était pas venue de leur demander une place dans leur chariot… Cette «vie réelle» a quelque chose de très caractéristique…»

Pourtant le moujik n'arrêtait pas son cheval.

— Mais où? questionna-t-il avec une certaine défiance.

Stépan Trophimovitch ne comprit pas tout de suite.

— Vous allez sans doute jusqu'à Khatovo?

— À Khatovo? Non, ce n'est pas que j'aille à Khatovo… Je ne connais même pas du tout cet endroit; j'en ai entendu parler cependant.

— Khatovo est un village, à neuf verstes d'ici.

— Un village? _C'est charmant, _je crois bien en avoir entendu parler…

Stépan Trophimovitch marchait toujours, et les paysans ne se pressaient pas de le prendre dans leur chariot. Une heureuse inspiration lui vint tout à coup.

— Vous pensez peut-être que je… J'ai mon passeport et je suis professeur, c'est-à-dire, si vous voulez, précepteur… mais principal. Je suis précepteur principal. _Oui, c'est comme ça qu'on peut traduire. _Je voudrais bien m'asseoir à côté de vous et je vous payerais… je vous payerais pour cela une demi-bouteille d'eau-de-vie.

— Donnez-nous cinquante kopeks, monsieur, le chemin est difficile.

— Nous ne pouvons pas vous demander moins sans nous faire tort, ajouta la femme.

— Cinquante kopeks! Allons, va pour cinquante kopeks. C'est encore mieux, j'ai en tout quarante roubles, mais…

Le moujik s'arrêta; aidé par les deux paysans, Stépan Trophimovitch parvint à grimper dans le chariot et s'assit sur le sac, à côté de la femme. Sa pensée continuait à vagabonder. Parfois lui-même s'apercevait avec étonnement qu'il était fort distrait et que ses idées manquaient totalement d'à-propos. Cette conscience de sa maladive faiblesse d'esprit lui était, par moments, très pénible et même le fâchait.

— Comment donc cette vache est-elle ainsi attachée par derrière? demanda-t-il à la paysanne.

— On dirait que vous n'avez jamais vu cela, monsieur, fit-elle en riant.

— Nous avions acheté nos bêtes à cornes à la ville, observa l'homme, — et, va te promener, au printemps le typhus s'est déclaré parmi elles, et presque toutes ont succombé, il n'en est pas resté la moitié.

En achevant ces mots, il fouetta de nouveau son cheval qui avait mis le pied dans une ornière.

— Oui, cela arrive chez nous en Russie… et, en général, nous autres Russes… eh bien, oui, il arrive…

Stépan Trophimovitch ne finit pas sa phrase.

— Si vous êtes précepteur, qu'est-ce qui vous appelle à Khatovo?
Vous allez peut-être plus loin?

— Je… c'est-à-dire, ce n'est pas que j'aille plus loin… Je vais chez un marchand.

— Alors c'est à Spassoff que vous allez?

— Oui, oui, justement, à Spassoff. Du reste, cela m'est égal.

— Si vous allez à pied à Spassoff avec vos bottes, vous mettrez huit jours pour y arriver, remarqua en riant la femme.

— Oui, oui, et cela m'est égal, _mes amis, _cela m'est égal, reprit impatiemment Stépan Trophimovitch.

«Ces gens-là sont terriblement curieux; la femme, du reste, parle mieux que le mari: je remarque que depuis le 19 février leur style s'est un peu modifié et… qu'importe que j'aille à Spassoff ou ailleurs? Du reste, je les payerai, pourquoi donc me persécutent- ils ainsi?»

— Si vous allez à Spassoff, il faut prendre le bateau à vapeur, dit le moujik.

— Certainement, ajouta avec animation la paysanne: — en prenant une voiture et en suivant la rive, vous allongeriez votre route de trente verstes.

— De quarante.

— Demain, à deux heures, vous trouverez le bateau à Oustiévo, reprit la femme.

Mais Stépan Trophimovitch s'obstina à ne pas répondre, et ses compagnons finirent par le laisser tranquille. Le moujik était occupé avec son cheval de nouveau engagé dans une ornière; de loin en loin les deux époux échangeaient de courtes observations. Le voyageur commençait à sommeiller. Il fut fort étonné quand la paysanne le poussa en riant et qu'il se vit dans un assez gros village; le chariot était arrêté devant une izba à trois fenêtres.

— Vous dormiez, monsieur?

— Qu'est-ce que c'est? Où suis-je? Ah! Allons! Allons… cela m'est égal, soupira Stépan Trophimovitch, et il mit pied à terre.

Il regarda tristement autour de lui, se sentant tout désorienté dans ce milieu nouveau.

— Mais je vous dois cinquante kopeks, je n'y pensais plus! dit-il au paysan vers lequel il s'avança avec un empressement extraordinaire; évidemment, il n'osait plus se séparer de ses compagnons de route.

— Vous règlerez dans la chambre, entrez, répondit le moujik.

— Oui, c'est cela, approuva la femme.

Stépan Trophimovitch monta un petit perron aux marches branlantes.

«Mais comment cela est-il possible?» murmurait-il non moins inquiet que surpris, pourtant il entra dans la maison. «Elle l'a voulu», se dit-il avec un déchirement de coeur, et soudain il oublia encore tout, même le lieu où il se trouvait.

C'était une cabane de paysan, claire, assez propre, et comprenant deux chambres. Elle ne méritait pas, à proprement parler, le nom d'auberge, mais les voyageurs connus des gens de la maison avaient depuis longtemps l'habitude d'y descendre. Sans penser à saluer personne, Stépan Trophimovitch alla délibérément s'asseoir dans le coin de devant, puis il s'abandonna à ses réflexions. Toutefois il ne laissa pas d'éprouver l'influence bienfaisante de la chaleur succédant à l'humidité dont il avait souffert pendant ses trois heures de voyage. Comme il arrive toujours aux hommes nerveux quand ils ont la fièvre, en passant brusquement du froid au chaud Stépan Trophimovitch sentit un léger frisson lui courir le long de l'épine dorsale, mais cette sensation même était accompagnée d'un étrange plaisir. Il leva la tête, et une délicieuse odeur chatouilla son nerf olfactif: la maîtresse du logis était en train de faire des blines. Il s'approcha d'elle avec un sourire d'enfant et se mit tout à coup à balbutier:

— Qu'est-ce que c'est? Ce sont des blines? Mais… c'est charmant.

— En désirez-vous, monsieur? demanda poliment la femme.

— Oui, justement, j'en désire, et… je vous prierais aussi de me donner du thé, répondit avec empressement Stépan Trophimovitch.

— Vous voulez un samovar? Très volontiers.

On servit les blines sur une grande assiette ornée de dessins bleus. Ces savoureuses galettes de village qu'on fait avec de la farine de froment et qu'on arrose de beurre frais furent trouvées exquises par Stépan Trophimovitch.

— Que c'est bon! Que c'est onctueux! Si seulement on pouvait avoir un doigt d'eau-de-vie?

— Ne désirez-vous pas un peu de vodka, monsieur?

— Justement, justement, une larme, un tout petit rien.

— Pour cinq kopeks alors?

— Pour cinq, pour cinq, pour cinq, pour cinq, _un tout petit rien, _acquiesça avec un sourire de béatitude Stépan Trophimovitch.

— Demandez à un homme du peuple de faire quelque chose pour vous: s'il le peut et le veut, il vous servira de très bonne grâce. Mais priez-le d'aller vous chercher de l'eau-de-vie, et à l'instant sa placide serviabilité accoutumée fera place à une sorte d'empressement joyeux: un parent ne montrerait pas plus de zèle pour vous être agréable. En allant chercher la vodka, il sait fort bien que c'est vous qui la boirez et non lui, — n'importe, il semble prendre sa part de votre futur plaisir. Au bout de trois ou quatre minutes (il y avait un cabaret à deux pas de la maison) le flacon demandé se trouva sur la table, ainsi qu'un grand verre à patte.

— Et c'est tout pour moi! s'exclama d'étonnement Stépan Trophimovitch — j'ai toujours eu de l'eau-de-vie chez moi, mais j'ignorais encore qu'on pouvait en avoir tant que cela pour cinq kopeks.

Il remplit le verre, se leva et se dirigea avec une certaine solennité vers l'autre coin de la chambre, où était assise sa compagne de voyage, la femme aux noirs sourcils, dont les questions l'avaient excédé pendant la route. Confuse, la paysanne commença par refuser, mais, après ce tribut payé aux convenances, elle se leva, but l'eau-de-vie à petits coups, comme boivent les femmes, et, tandis que son visage prenait une expression de souffrance extraordinaire, elle rendit le verre en faisant une révérence à Stépan Trophimovitch. Celui-ci, à son tour, la salua gravement et retourna non sans fierté à sa place.

Il avait agi ainsi par une sorte d'inspiration subite: une seconde auparavant il ne savait pas encore lui-même qu'il allait régaler la paysanne.

«Je sais à merveille comment il faut en user avec le peuple», pensait-il tout en se versant le reste de l'eau-de-vie; il n'y en avait plus un verre, néanmoins la liqueur le réchauffa et l'entêta même un peu.

«Je suis malade tout à fait, mais ce n'est pas trop mauvais d'être malade.»

— Voulez-vous acheter?… fit près de lui une douce voix de femme.

Levant les yeux, il aperçut avec surprise devant lui une dame — une dame, et elle en avait l'air — déjà dans la trentaine et dont l'extérieur était fort modeste. Vêtue comme à la ville, elle portait une robe de couleur foncée, et un grand mouchoir gris couvrait ses épaules. Sa physionomie avait quelque chose de très affable qui plut immédiatement à Stépan Trophimovitch. Elle venait de rentrer dans l'izba où ses affaires étaient restées sur un banc, près de la place occupée par le voyageur. Ce dernier se rappela que tout à l'heure, en pénétrant dans la chambre, il avait remarqué là, entre autres objets, un portefeuille et un sac en toile cirée. La jeune femme tira de ce sac deux petits livres élégamment reliés, avec des croix en relief sur les couvertures, et les offrit à Stépan Trophimovitch.

— Eh… _mais je crois que c'est l'Évangile; _avec le plus grand plaisir… Ah! maintenant je comprends… _Vous êtes ce qu'on appelle _une colporteuse de livres; j'ai lu à différentes reprises… C'est cinquante kopeks?

— Trente-cinq, répondit la colporteuse.

— Avec le plus grand plaisir. Je n'ai rien contre l'Évangile, et… Depuis longtemps je me proposais de le relire…

Il songea soudain que depuis trente ans au moins il n'avait pas lu l'Évangile et qu'une seule fois, sept ans auparavant, il avait eu un vague souvenir de ce livre, en lisant la Vie de Jésus de Renan. Comme il était sans monnaie, il prit dans sa poche ses quatre billets de dix roubles — tout son avoir. Naturellement, la maîtresse de la maison se chargea de les lui changer; alors seulement il s'aperçut, en jetant un coup d'oeil dans l'izba, qu'il s'y trouvait un assez grand nombre de gens, lesquels depuis quelque temps déjà l'observaient et paraissaient s'entretenir de lui. Ils causaient aussi de l'incendie du Zariétchié; le propriétaire du chariot et de la vache, arrivant de la ville, parlait plus qu'aucun autre. On disait que le sinistre était dû à la malveillance, que les incendiaires étaient des ouvriers de l'usine Chpigouline.

«C'est singulier», pensa Stépan Trophimovitch, «il ne m'a pas soufflé un mot de l'incendie pendant la route, et il a parlé de tout.»

— Batuchka, Stépan Trophimovitch, est-ce vous que je vois, monsieur? Voilà une surprise!… Est-ce que vous ne me reconnaissez pas? s'écria un homme âgé qui rappelait le type du domestique serf d'autrefois; il avait le visage rasé et portait un manteau à long collet. Stépan Trophimovitch eut peur en entendant prononcer son nom.

— Excusez-moi, balbutia-t-il, — je ne vous remets pas du tout…

— Vous ne vous souvenez pas de moi? Mais je suis Anisim Ivanoff. J'étais au service de feu M. Gaganoff, et que de fois, monsieur, je vous ai vu avec Barbara Pétrovna chez la défunte Avdotia Serguievna! Elle m'envoyait vous porter des livres, et deux fois je vous ai remis de sa part des bonbons de Pétersbourg…

— Ah! oui, je te reconnais, Anisim, fit en souriant Stépan
Trophimovitch. — Tu demeures donc ici?

— Dans le voisinage de Spassoff, près du monastère de V…, chez Marfa Serguievna, la soeur d'Avdotia Serguievna, vous ne l'avez peut-être pas oubliée; elle s'est cassé la jambe en sautant à bas de sa voiture un jour qu'elle se rendait au bal. Maintenant elle habite près du monastère, et je reste chez elle. Voyez-vous, si je me trouve ici en ce moment, c'est que je suis venu voir des proches…

— Eh bien, oui, eh bien, oui.

— Je suis bien aise de vous rencontrer, vous étiez gentil pour moi, poursuivit avec un joyeux sourire Anisim. — Mais où donc allez-vous ainsi tout seul, monsieur?… Il me semble que vous ne sortiez jamais seul?

Stépan Trophimovitch regarda son interlocuteur d'un air craintif.

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