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Les possédés

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— Mais je m'étonne pourtant que vous veniez m'offrir la main d'Élisabeth Nikolaïevna! En avez-vous le droit? Vous y a-t-elle autorisé?

Maurice Nikolaïévitch fronça le sourcil et pendant une minute baissa la tête.

— De votre part ce ne sont là que des mots, dit-il brusquement, - - des mots où éclate la rancune triomphante; je suis sûr que vous savez lire entre les lignes, et se peut-il qu'il y ait place ici pour une vanité mesquine? N'êtes-vous pas assez victorieux? Faut- il donc que je mette les points sur les i? Soit, je les mettrai, si vous tenez tant à m'humilier: j'agis sans droit, je ne suis aucunement autorisé; Élisabeth Nikolaïevna ne sait rien, mais son fiancé a complètement perdu la raison, il mérite d'être enfermé dans une maison de fous, et, pour comble, lui-même vient vous le déclarer. Seul dans le monde entier vous pouvez la rendre heureuse, et moi je ne puis que faire son malheur. Vous la lutinez, vous la pourchassez, mais, — j'ignore pourquoi, — vous ne l'épousez pas. S'il s'agit d'une querelle d'amoureux née à l'étranger, et si, pour y mettre fin, mon sacrifice est nécessaire, — immolez-moi. Elle est trop malheureuse, et je ne puis supporter cela. Mes paroles ne sont ni une permission ni une injonction, par conséquent elles n'ont rien d'offensant pour votre amour-propre. Si vous voulez prendre ma place sous la couronne, vous n'avez nul besoin pour cela de mon consentement, et, sans doute, il était inutile que je vinsse étaler ma folie à vos yeux. D'autant plus qu'après ma démarche actuelle notre mariage est impossible. Si à présent je la conduisais à l'autel, je serais un misérable. L'acte que j'accomplis en vous la livrant, à vous peut- être son plus irréconciliable ennemi, est, à mon point de vue, une infamie dont certainement je ne supporterai pas le fardeau.

— Vous vous brûlerez la cervelle, quand on nous mariera?

— Non, beaucoup plus tard. À quoi bon mettre une éclaboussure de sang sur sa robe nuptiale? Peut-être même ne me brûlerai-je la cervelle ni maintenant ni plus tard.

— Vous dites cela, sans doute, pour me tranquilliser?

— Vous? Ma mort doit vous être bien indifférente.

Un silence d'une minute suivit ces paroles. Maurice Nikolaïévitch était pâle, et ses yeux étincelaient.

— Pardonnez-moi les questions que je vous ai adressées, dit Stavroguine; — plusieurs d'entre elles étaient fort indiscrètes, mais il est une chose que j'ai, je pense, parfaitement le droit de vous demander: pour que vous ayez pris sur vous de venir me faire une proposition aussi… risquée, il faut que vous soyez bien convaincu de mes sentiments à l'égard d'Élisabeth Nikolaïevna; or, quelles données vous ont amené à cette conviction?

— Comment? fit avec un léger frisson Maurice Nikolaïévitch; — est-ce que vous n'avez pas prétendu à sa main? N'y prétendez-vous pas maintenant encore?

— En général, je ne puis parler à un tiers de mes sentiments pour une femme; excusez-moi, c'est une bizarrerie d'organisation. Mais, pour le reste, je vous dirai toute la vérité: je suis marié, il ne m'est donc plus possible ni d'épouser Élisabeth Nikolaïevna, ni de «prétendre à sa main».

Maurice Nikolaïévitch fut tellement stupéfait qu'il se renversa sur le dossier de son fauteuil; pendant un certain temps ses yeux ne quittèrent pas le visage de Stavroguine.

— Figurez-vous que cette idée ne m'était pas venue, balbutia-t- il; — vous avez dit l'autre jour que vous n'étiez pas marié… je croyais que vous ne l'étiez pas…

Il pâlit affreusement et soudain déchargea un violent coup de poing sur la table.

— Si, après un tel aveu, vous ne laissez pas tranquille Élisabeth Nikolaïevna, si vous la rendez vous-même malheureuse, je vous tuerai à coups de bâton comme un chien!

Sur ce, il sortit précipitamment de la chambre. Pierre Stépanovitch, qui y entra aussitôt après, trouva le maître du logis dans une disposition d'esprit fort inattendue.

— Ah! c'est vous! fit Stavroguine avec un rire bruyant qui semblait n'avoir pour cause que la curiosité empressée de Pierre Stépanovitch. — Vous écoutiez derrière la porte? Attendez, pourquoi êtes-vous venu? Je vous avez promis quelque chose… Ah, bah! je me rappelle: la visite «aux nôtres»? Partons, je suis enchanté, vous ne pouviez rien me proposer de plus agréable en ce moment.

Il prit son chapeau, et tous deux sortirent immédiatement.

— Vous riez d'avance à l'idée de voir «les nôtres»? observa avec enjouement Pierre Stépanovitch qui tantôt s'efforçait de marcher à côté de son compagnon sur l'étroit trottoir pavé en briques, tantôt descendait sur la chaussée et trottait en pleine boue, parce que Stavroguine, sans le remarquer, occupait à lui seul toute la largeur du trottoir.

— Je ne ris pas du tout, répondit d'une voix sonore et gaie Nicolas Vsévolodovitch; — au contraire, je suis convaincu que je trouverai là les gens les plus sérieux.

— De «mornes imbéciles», comme vous les avez appelés un jour.

— Rien n'est parfois plus amusant qu'un morne imbécile.

— Ah! vous dites cela à propos de Maurice Nikolaïévitch! Je suis sûr qu'il est venu tout à l'heure vous offrir sa fiancée, hein? Figurez-vous, c'est moi qui l'ai poussé indirectement à faire cette démarche. D'ailleurs, s'il ne la cède pas, nous la lui prendrons nous-mêmes, pas vrai?

Sans doute Pierre Stépanovitch savait qu'il jouait gros jeu en mettant la conversation sur ce sujet; mais lorsque sa curiosité était vivement excitée, il aimait mieux tout risquer que de rester dans l'incertitude. Nicolas Vsévolodovitch se contenta de sourire.

— Vous comptez toujours m'aider? demanda-t-il.

— Si vous faites appel à mon aide. Mais vous savez qu'il n'y a qu'un bon moyen.

— Je connais votre moyen.

— Non, c'est encore un secret. Seulement rappelez-vous que ce secret coûte de l'argent.

— Je sais même combien il coûte, grommela à part soi Stavroguine.

Pierre Stépanovitch tressaillit.

— Combien? Qu'est-ce que vous avez dit?

— J'ai dit: Allez-vous-en au diable avec votre secret! Apprenez- moi plutôt qui nous verrons là. Je sais que Virguinsky reçoit à l'occasion de sa fête, mais quels sont ses invités?

— Oh! il y aura là une société des plus variées! Kiriloff lui- même y sera.

— Tous membres de sections?

— Peste, comme vous y allez! Jusqu'à présent il n'existe pas encore ici une seule section organisée.

— Comment donc avez-vous fait pour répandre tant de proclamations?

— Là où nous allons, il n'y aura en tout que quatre sectionnaires. En attendant, les autres s'espionnent à qui mieux mieux, et chacun d'eux m'adresse des rapports sur ses camarades. Ces gens-là donnent beaucoup d'espérances. Ce sont des matériaux qu'il faut organiser. Du reste, vous-même avez rédigé le statut, il est inutile de vous expliquer les choses.

— Eh bien, ça ne marche pas? Il y a du tirage?

— Ça marche on ne peut mieux. Je vais vous faire rire: le premier moyen d'action, c'est l'uniforme. Il n'y a rien de plus puissant que la livrée bureaucratique. J'invente exprès des titres et des emplois: j'ai des secrétaires, des émissaires secrets, des caissiers, des présidents, des registrateurs; ce truc réussit admirablement. Vient ensuite, naturellement, la sentimentalité, qui chez nous est le plus efficace agent de la propagande socialiste. Le malheur, ce sont ces sous-lieutenants qui mordent. Et puis il y a les purs coquins; ces derniers sont parfois fort utiles, mais avec eux on perd beaucoup de temps, car ils exigent une surveillance continuelle. Enfin la principale force, le ciment qui relie tout, c'est le respect humain, la peur d'avoir une opinion à soi. Oui, c'est justement avec de pareilles gens que le succès est possible. Je vous le dis, ils se jetteraient dans le feu à ma voix: je n'aurai qu'à leur dire qu'ils manquent de libéralisme. Des imbéciles me blâment d'avoir trompé tous mes associés d'ici en leur parlant de comité central et de «ramifications innombrables». Vous-même vous m'avez une fois reproché cela, mais où est la tromperie? Le comité central, c'est moi et vous; quant aux ramifications, il y en aura autant qu'on voudra.

— Et toujours de la racaille semblable?

— Ce sont des matériaux. Ils sont bons tout de même.

— Vous n'avez pas cessé de compter sur moi?

— Vous serez le chef, la force dirigeante; moi, je ne serai que votre second, votre secrétaire. Vous savez, nous voguerons portés sur un esquif aux voiles de soie, aux rames d'érable; à la poupe sera assise une belle demoiselle, Élisabeth Nikolaïevna… est-ce qu'il n'y a pas une chanson comme cela?…

Stavroguine se mit à rire.

— Non, je préfère vous donner un bon conseil. Vous venez d'énumérer les procédés dont vous vous servez pour cimenter vos groupes, ils se réduisent au fonctionnarisme et à la sentimentalité, tout cela n'est pas mauvais comme clystère, mais il y a quelque chose de meilleur encore: persuadez à quatre membres d'une section d'assassiner le cinquième sous prétexte que c'est un mouchard, et aussitôt le sang versé les liera tous indissolublement à vous. Ils deviendront vos esclaves, ils n'oseront ni se mutiner, ni vous demander des comptes. Ha, ha, ha!

— «Toi pourtant, il faudra que tu me payes cela», pensa à part soi Pierre Stépanovitch, «et pas plus tard que ce soir. Tu te permets beaucoup trop.»

Voilà ou à peu près ce que dut se dire Pierre Stépanovitch. Du reste, ils approchaient déjà de la maison de Virguinsky.

— Vous m'avez probablement fait passer auprès d'eux pour quelque membre arrivé de l'étranger, en rapport avec l'Internationale, pour un réviseur? demanda tout à coup Stavroguine.

— Non, le réviseur, ce sera un autre; vous, vous êtes un des membres qui ont fondé la société à l'étranger, et vous connaissez les secrets les plus importants — voilà votre rôle. Vous parlerez sans doute?

— Où avez-vous pris cela?

— Maintenant vous êtes tenu de parler.

Dans son étonnement, Nicolas Vsévolodovitch s'arrêta au milieu de la rue, non loin d'un réverbère. Pierre Stépanovitch soutint avec une tranquille assurance le regard de son compagnon. Celui-ci lança un jet de salive et se remit en marche.

— Et vous, est-ce que vous prendrez la parole? demanda-t-il brusquement à Pierre Stépanovitch.

— Non, je vous écouterai.

— Que le diable vous emporte! Au fait, vous me donnez une idée.

— Laquelle? fit vivement Pierre Stépanovitch.

— Soit, je parlerai peut-être là, mais ensuite je vous flanquerai une rossée, et, vous savez, une rossée sérieuse.

— Dites-donc, tantôt j'ai répété à Karmazinoff le propos que vous avez tenu sur son compte, à savoir qu'il faudrait le fesser, non pas seulement pour la forme, mais vigoureusement, comme on fesse un moujik.

— Mais je n'ai jamais dit cela, ha, ha!

— N'importe. Se non è vero…

— Eh bien, merci, je vous suis très obligé.

— Savez-vous ce que dit Karmazinoff? D'après lui, notre doctrine est, au fond, la négation de l'honneur, et affirmer franchement le droit au déshonneur, c'est le plus sûr moyen d'avoir les Russes pour soi.

— Paroles admirables! Paroles d'or! s'écria Stavroguine; — il a dit le vrai mot! Le droit au déshonneur, — mais, avec cela, tout le monde viendra à nous, il ne restera plus personne dans l'autre camp! Écoutez pourtant, Verkhovensky, vous ne faites pas partie de la haute police, hein?

— Celui qui se pose de pareilles questions les garde généralement pour lui.

— Sans doute, mais nous sommes entre nous.

— Non, jusqu'à présent je ne sers pas dans la haute police. Assez, nous voici arrivés. Composez votre physionomie, Stavroguine; moi, j'ai toujours soin de me faire une tête quand je vais chez eux. Il faut se donner un air un peu sombre, voilà tout; ce n'est pas bien malin.

CHAPITRE VII
CHEZ LES NÔTRES.
I

Virguinsky demeurait rue de la Fourmi, dans une maison à lui, ou plutôt à sa femme. C'était une construction en bois, à un seul étage, où n'habitaient que l'employé et sa famille. Une quinzaine de personnes s'étaient réunies là sous couleur de fêter le maître du logis; mais la soirée ne ressemblait pas du tout à celles qu'on a coutume de donner en province à l'occasion d'un anniversaire de naissance. Dès les premiers temps de leur mariage, les époux Virguinsky avaient décidé d'un commun accord, une fois pour toutes, que c'était une grande sottise de recevoir en pareille circonstance, vu qu'il n'y avait pas là de quoi se réjouir. En quelques années ils avaient réussi à s'isoler complètement de la société. Quoique Virguinsky ne manquât pas de moyens et fût loin d'être ce qu'on appelle un «pauvre homme», il faisait à tout le monde l'effet d'un original, aimant la solitude et, de plus, parlant «avec hauteur». Quant à madame Virguinsky, son métier de sage-femme suffisait pour la placer au plus bas degré de l'échelle sociale, au-dessous même d'une femme de pope, nonobstant la position que son mari occupait dans le service. Il est vrai que si sa profession était humble, on ne pouvait en dire autant de son caractère. Depuis sa liaison stupide et affichée effrontément (par principe) avec un coquin comme le capitaine Lébiadkine, les plus indulgentes de nos dames l'avaient elles-mêmes mise à l'index et ne lui cachaient pas leur mépris. Mais tout cela était bien égal à madame Virguinsky. Chose à noter, les dames même les plus prudes, quand elles se trouvaient dans une position intéressante, s'adressaient de préférence à Arina Prokhorovna (madame Virguinsky), bien que notre ville possédât trois autres accoucheuses. Dans tout le district, les femmes des propriétaires ruraux la faisaient demander, tant elle était renommée pour son habileté professionnelle. Comme elle aimait beaucoup l'argent, elle avait fini par limiter sa clientèle aux personnes les plus riches. Se sentant nécessaire, elle ne se gênait pas du tout, et, dans les maisons les plus aristocratiques, elle semblait faire exprès d'agiter les nerfs délicats de ses clientes par un grossier oubli de toutes les convenances ou par des railleries sur les choses saintes. Notre chirurgien-major Rosanoff racontait à ce propos un fait curieux: un jour qu'une femme en couches invoquait avec force gémissements le secours divin, Arina Prokhorovna avait tout à coup lâché une grosse impiété qui, en épouvantant la malade, avait eu pour effet d'activer puissamment sa délivrance. Mais, quoique nihiliste, madame Virguinsky savait fort bien, lorsque ses intérêts le lui commandaient, transiger avec les préjugés vulgaires. Ainsi, elle ne manquait jamais d'assister au baptême des nouveaux-nés dont elle avait facilité la venue au monde; dans ces occasions-là, elle se coiffait avec goût et mettait une robe de soie verte à traîne, alors qu'en tout autre temps sa mise était extrêmement négligée. Pendant la cérémonie religieuse, elle conservait «l'air le plus effronté», au point de scandaliser les ministres du culte; mais, après le baptême, elle offrait toujours du champagne, et il n'aurait pas fallu, en prenant un verre de Cliquot, oublier les épingles de l'accoucheuse.

La société (presque exclusivement masculine) réunie cette fois chez Virguinsky présentait un aspect assez exceptionnel. Il n'y avait pas de collation, et l'on ne jouait pas aux cartes. Au milieu d'un spacieux salon dont les murs étaient garnis d'une vieille tapisserie bleue, se trouvaient deux tables rapprochées l'une de l'autre de façon à n'en former qu'une seule; une grande nappe, d'ailleurs d'une propreté douteuse, couvrait ces deux tables sur lesquelles bouillaient deux samovars; au bout étaient placés un vaste plateau chargé de vingt-cinq verres et une corbeille contenant du pain blanc coupé par tranches, comme cela se pratique dans les pensionnats. Le thé était versé par la soeur d'Arina Prokhorovna, une fille de trente ans, blonde et privée de sourcils. Cette créature, taciturne et venimeuse, partageait les idées nouvelles; Virguinsky lui-même, dans son ménage, avait grand'peur d'elle. Trois dames seulement se trouvaient dans la chambre: la maîtresse de la maison, sa soeur dont je viens de parler, et la soeur de Virguinsky, étudiante nihiliste, tout récemment arrivée de Pétersbourg. Arina Prokhorovna, belle femme de vingt-sept ans, n'avait pas fait toilette pour la circonstance; elle portait une robe de laine d'une nuance verdâtre, et le regard hardi qu'elle promenait sur l'assistance semblait dire: «Voyez comme je me moque de tout.» On remarquait à côté d'elle sa belle- soeur qui n'était pas mal non plus; petite et grassouillette, avec des joues très colorées, mademoiselle Virguinsky était encore, pour ainsi dire, en tenue de voyage; elle avait à la main un rouleau de papier, et ses yeux allaient sans cesse d'un visiteur à l'autre. Ce soir-là, Virguinsky se sentait un peu souffrant; néanmoins il avait quitté sa chambre, et maintenant il était assis sur un fauteuil devant la table autour de laquelle tous ses invités avaient pris place sur des chaises dans un ordre qui faisait prévoir une séance. En attendant, on causait à haute voix de choses indifférentes. Lorsque parurent Stavroguine et Verkhovensky, le silence s'établit soudain.

Mais je demande la permission de donner quelques explications préalables. Je crois que tous ces messieurs s'étaient réunis dans l'espoir d'apprendre quelque chose de particulièrement curieux. Ils représentaient la fine fleur du libéralisme local, et Virguinsky les avait triés sur le volet en vue de cette «séance». Je remarquerai encore que plusieurs d'entre eux (un très petit nombre, du reste) n'étaient jamais allés chez lui auparavant. Sans doute la plupart ne se rendaient pas un compte bien clair de l'objet pour lequel on les avait convoqués. À la vérité, tous prenaient alors Pierre Stépanovitch pour un émissaire arrivé de l'étranger et muni de pleins pouvoirs; dès le début, cette idée s'était enracinée dans leur esprit, et naturellement les flattait. Mais, parmi les citoyens rassemblés en ce moment chez Virguinsky sous prétexte de fêter l'anniversaire de sa naissance, il s'en trouvait quelques uns à qui des ouvertures précises avaient été faites. Pierre Stépanovitch avait réussi à créer chez nous un «conseil des cinq» à l'instar des quinquévirats déjà organisés par lui à Moscou, et (le fait est maintenant prouvé) parmi les officiers de notre district. On prétend qu'il en avait aussi institué un dans le gouvernement de Kh… Assis à la table commune, les quinquévirs mettaient tous leurs soins à dissimuler leur importance, en sorte que personne n'aurait pu les reconnaître. À présent, leurs noms ne sont plus un mystère: c'étaient d'abord Lipoutine, ensuite Virguinsky lui-même, puis Chigaleff, le frère de madame Virguinsky, Liamchine, et enfin un certain Tolkatchenko. Ce dernier, déjà quadragénaire, passait pour connaître à fond le peuple, surtout les filous et les voleurs de grand chemin, qu'il allait étudier dans les cabarets (du reste, il ne s'y rendait pas que pour cela). Avec sa mise incorrecte, ses bottes de roussi, ses clignements d'yeux malicieux et les phrases populaires dont il panachait sa conversation, Tolkatchenko était un type à part au milieu des nôtres. Une ou deux fois Liamchine l'avait mené aux soirées de Stépan Trophimovitch, mais il n'y avait pas produit beaucoup d'effet. On le voyait en ville de temps à autre, surtout quand il se trouvait sans place; il était employé de chemin de fer. Ces cinq hommes d'action avaient constitué leur groupe, pleinement convaincus que celui-ci n'était qu'une unité parmi des centaines et des milliers d'autres quinquévirats semblables disséminés sur toute la surface de la Russie, et dépendant d'un mystérieux comité central en rapport lui-même avec la révolution européenne universelle. Malheureusement, je dois avouer que des froissements avaient déjà commencé à se manifester entre eux et Pierre Stépanovitch. Le fait est qu'ils l'avaient attendu depuis le printemps, sa prochaine arrivée leur ayant été annoncée d'abord par Tolkatchenko et ensuite par Chigaleff; vu la haute opinion qu'ils se faisaient de lui, tous s'étaient docilement groupés à son premier appel; mais à peine le quinquévirat venait-il d'être organisé, que la discorde éclatait dans son sein. Je suppose que ces messieurs regrettaient d'avoir donné si vite leur adhésion. Bien entendu, ils avaient cédé, dans cette circonstance, à un généreux sentiment de honte; ils avaient craint qu'on ne les accusât plus tard d'avoir cané. Mais Pierre Stépanovitch aurait dû apprécier leur héroïsme et les en récompenser par quelque confidence importante. Or, loin de songer à satisfaire la légitime curiosité de ses associés, Verkhovensky les traitait en général avec une sévérité remarquable, et même avec mépris. C'était vexant, on en conviendra; aussi le membre Chigaleff poussait ses collègues à «réclamer des comptes», pas maintenant, il est vrai, car il y avait en ce moment trop d'étrangers chez Virguinsky.

Si je ne me trompe, les quinquévirs déjà nommés soupçonnaient vaguement que parmi ces étrangers se trouvaient des membres d'autres groupes inconnus d'eux et secrètement organisés dans la ville par le même Verkhovensky; aussi tous les visiteurs s'observaient-ils les uns les autres d'un air défiant, ce qui donnait à la réunion une physionomie fort énigmatique et jusqu'à un certain point romanesque. Du reste, il y avait aussi là des gens à l'abri de tout soupçon, par exemple, un major, proche parent de Virguinsky; cet homme parfaitement inoffensif n'avait même pas été invité, mais il était venu de son propre mouvement fêter le maître de la maison, en sorte qu'il avait été impossible de ne pas le recevoir. Virguinsky savait, d'ailleurs, qu'il n'y avait à craindre aucune délation de la part du major, car ce dernier, tout bête qu'il était, avait toujours aimé à fréquenter les libéraux avancés; sans sympathiser personnellement avec eux, il les écoutait très volontiers. Bien plus, lui-même avait été compromis: on s'était servi de lui pour répandre des ballots de proclamations et de numéros de la Cloche; il n'aurait pas osé jeter le moindre coup d'oeil sur ces écrits, mais refuser de les distribuer lui eût paru le comble de la lâcheté. Encore à présent il ne manque pas en Russie de gens qui ressemblent à ce major. Les autres visiteurs offraient le type de l'amour-propre aigri ou de l'exaltation juvénile: c'étaient deux ou trois professeurs et un nombre égal d'officiers. Parmi les premiers se faisait surtout remarquer un boiteux âgé de quarante-cinq ans qui enseignait au gymnase; cet homme était extrêmement venimeux et d'une vanité peu commune. Dans le groupe des officiers je dois signaler un très jeune enseigne d'artillerie sorti récemment de l'école militaire et arrivé depuis peu dans notre ville où il ne connaissait encore personne. Durant cette soirée il avait un crayon à la main, ne prenait presque aucune part à la conversation, et écrivait à chaque instant quelque chose sur son carnet. Tout le monde voyait cela, mais on feignait de ne pas s'en apercevoir. Au nombre des invités de Virguinsky figurait aussi le séminariste désoeuvré qui, conjointement avec Liamchine, avait joué un si vilain tour à la colporteuse d'évangiles; ce gros garçon, aux manières très dégagées, montrait dans toute sa personne la conscience qu'il avait de son mérite supérieur. À cette réunion assistait également, je ne sais pourquoi, le fils de notre maire, jeune homme prématurément usé par le vice, et dont le nom avait déjà été mêlé à des aventures scandaleuses. Il ne dit pas un mot de toute la soirée. Enfin, je ne puis passer sous silence un collégien de dix-huit ans qui paraissait très échauffé; ce morveux, — on l'apprit plus tard avec stupéfaction, — était à la tête d'un groupe de conspirateurs recrutés parmi les grands du gymnase. Chatoff dont je n'ai pas encore parlé était assis à un coin de la table, un peu en arrière des autres; silencieux, les yeux fixés à terre, il refusa de prendre du thé et garda tout le temps sa casquette à la main, comme pour montrer qu'il n'était pas venu en visiteur, mais pour affaire, et qu'il s'en irait quand il voudrait. Non loin de lui avait pris place Kiriloff; muet aussi, l'ingénieur tenait son regard terne obstinément attaché sur chacun de ceux qui prenaient la parole, et il écoutait tout sans donner la moindre marque d'émotion ou d'étonnement. Plusieurs des invités, qui ne l'avaient jamais vu auparavant, l'observaient à la dérobée d'un air soucieux. Madame Virguinsky connaissait-elle l'existence du quinquévirat? Je suppose que son mari ne lui avait rien laissé ignorer. L'étudiante, naturellement, était étrangère à tout cela, mais elle avait aussi sa tâche; elle comptait ne rester chez nous qu'un jour ou deux, ensuite son intention était de se rendre successivement dans toutes les villes universitaires pour «prendre part aux souffrances des pauvres étudiants et susciter chez eux l'esprit de protestation». Dans ce but, elle avait rédigé un appel qu'elle avait fait lithographier à quelques centaines d'exemplaires. Chose curieuse, le collégien et l'étudiante qui ne s'étaient jamais rencontrés jusqu'alors se sentirent, à première vue, des plus mal disposés l'un pour l'autre. Le major était l'oncle de la jeune fille, et il ne l'avait pas vue depuis dix ans. Quand entrèrent Stavroguine et Verkhovensky, mademoiselle Virguinsky était rouge comme un coquelicot; elle venait d'avoir une violente dispute avec son oncle au sujet de la question des femmes.

II

Sans presque dire bonjour à personne, Verkhovensky alla s'asseoir fort négligemment au haut bout de la table. Un insolent dédain se lisait sur son visage. Stavroguine s'inclina poliment. On n'attendait qu'eux; néanmoins, comme si une consigne avait été donnée dans ce sens, tout le monde feignait de remarquer à peine leur arrivée. Dès que Nicolas Vsévolodovitch se fut assis, la maîtresse de la maison s'adressa à lui d'un ton sévère:

— Stavroguine, voulez-vous du thé?

— Oui répondit-il.

— Du thé à Stavroguine, ordonna madame Virguinsky. — Et vous, est-ce que vous en voulez? (Ces derniers mots étaient adressés à Verkhovensky.)

— Sans doute; qui est-ce qui demande cela à ses invités? Mais donnez aussi de la crème, ce qu'on sert chez vous sous le nom de thé est toujours quelque chose de si infect; et un jour de fête encore…

— Comment, vous aussi vous admettez les fêtes? fit en riant l'étudiante; — on parlait de cela tout à l'heure.

— Vieillerie! grommela le collégien à l'autre bout de la table.

— Qu'est-ce qui est une vieillerie? Fouler aux pieds les préjugés, fussent-ils les plus innocents, n'est pas une vieillerie; au contraire, il faut le dire à notre honte, c'est jusqu'à présent une nouveauté, déclara aussitôt la jeune fille qui, en parlant, gesticulait avec véhémence. — D'ailleurs, il n'y a pas de préjugés innocents, ajouta-t-elle d'un ton aigre.

— J'ai seulement voulu dire, répliqua avec agitation le collégien, — que, quoique les préjugés soient sans doute des vieilleries et qu'il faille les extirper, cependant, en ce qui concerne les anniversaires de naissance, la stupidité de ces fêtes est trop universellement reconnue pour perdre un temps précieux et déjà sans cela perdu par tout le monde, en sorte qu'on pourrait employer son esprit à traiter un sujet plus urgent…

— Vous n'en finissez plus, on ne comprend rien, cria l'étudiante.

— Il me semble que chacun a le droit de prendre la parole, et si je désire exprimer mon opinion, comme tout autre…

— Personne ne vous conteste le droit de prendre la parole, interrompit sèchement la maîtresse de la maison, — on vous invite seulement à ne pas mâchonner, attendu que personne ne peut vous comprendre.

— Pourtant permettez-moi de vous faire observer que vous me témoignez peu d'estime; si je n'ai pas pu achever ma pensée, ce n'est pas parce que je n'ai pas d'idées, mais plutôt parce que j'en ai trop… balbutia le pauvre jeune homme qui pataugeait de plus en plus.

— Si vous ne savez pas parler, eh bien, taisez-vous, lui envoya l'étudiante.

À ces mots, le collégien se leva soudain, comme mû par un ressort.

— Je voulais seulement dire, vociféra-t-il rouge de honte et sans oser regarder autour de lui, — que si vous êtes tant pressée de montrer votre esprit, c'est tout bonnement parce que M. Stavroguine vient d'arriver — voilà!

— Votre idée est ignoble et immorale, elle prouve combien vous êtes peu développé. Je vous prie de ne plus m'adresser la parole, repartit violemment la jeune fille.

— Stavroguine, commença la maîtresse de la maison, — avant votre arrivée, cet officier (elle montra le major, son parent) parlait ici des droits de la famille. Sans doute, je ne vous ennuierai pas avec une sottise si vieille et depuis longtemps percée à jour. Mais, pourtant, où a-t-on pu prendre les droits et les devoirs de la famille, entendus dans le sens que le préjugé courant donne à ces mots? Voilà la question. Quel est votre avis?

— Comment, où l'on a pu les prendre? demanda Nicolas
Vsévolodovitch.

— Nous savons, par exemple, que le préjugé de Dieu est venu du tonnerre et de l'éclair, s'empressa d'ajouter l'étudiante en dardant ses yeux sur Stavroguine; — personne n'ignore que les premiers hommes, effrayés par la foudre, ont divinisé l'ennemi invisible devant qui ils sentaient leur faiblesse. Mais d'où est né le préjugé de la famille? D'où a pu provenir la famille elle- même?

— Ce n'est pas tout à fait la même chose…, voulut faire observer madame Virguinsky.

— Je suppose que la réponse à une telle question serait indécente, dit Stavroguine.

— Allons donc! protesta l'étudiante.

Dans le groupe des professeurs éclatèrent des rires auxquels firent écho, à l'autre bout de la table, Liamchine et le collégien; le major pouffait.

— Vous devriez écrire des vaudevilles, remarqua la maîtresse de la maison en s'adressant à Stavroguine.

— Cette réponse ne vous fait guère honneur; je ne sais comment on vous appelle, déclara l'étudiante positivement indignée.

— Mais, toi, ne saute pas comme cela! cria le major à sa nièce, - - tu es une demoiselle, tu devrais avoir un maintien modeste, et l'on dirait que tu es assise sur une aiguille.

— Veuillez vous taire et ne pas m'interpeller avec cette familiarité, épargnez-moi vos ignobles comparaisons. Je vous vois pour la première fois, et ne veux pas savoir si vous êtes mon parent.

— Mais, voyons, je suis ton oncle; je t'ai portée dans mes bras quand tu n'étais encore qu'un enfant à la mamelle!

— Et quand même vous m'auriez portée dans vos bras, voilà-t-il pas une affaire! Je ne vous l'avais pas demandé; si donc vous l'avez fait, monsieur l'officier impoli, c'est que cela vous plaisait. Et permettez-moi de vous faire observer que vous ne devez pas me tutoyer, si ce n'est par civisme; autrement je vous le défends une fois pour toutes.

Le major frappa du poing sur la table.

— Voilà comme elles sont toutes! dit-il à Stavroguine assis en face de lui. — Non, permettez, j'aime le libéralisme et les idées modernes, je goûte fort les propos intelligents, mais, entendons- nous, ils ne me plaisent que dans la bouche des hommes, et le libéralisme en jupons fait mon supplice! Ne te tortille donc pas ainsi! cria-t-il à la jeune fille qui se démenait sur sa chaise. - - Non, je demande aussi la parole, je suis offensé.

— Vous ne faites que gêner les autres, et vous-même vous ne savez rien dire, bougonna la maîtresse de la maison.

— Si, je vais m'expliquer, reprit en s'échauffant le major. — Je m'adresse à vous, monsieur Stavroguine, parce que vous venez d'arriver, quoique je n'aie pas l'honneur de vous connaître. Sans les hommes, elles ne peuvent rien, — voilà mon opinion. Toute leur question des femmes n'est qu'un emprunt qu'elles nous ont fait; je vous l'assure, c'est nous autres qui la leur avons inventée et qui nous sommes bêtement mis cette pierre au cou. Si je remercie Dieu d'une chose, c'est d'être resté célibataire! Pas le plus petit grain d'originalité; elles ne sont même pas capables de créer une façon de robe, il faut que les hommes inventent des patrons pour elles! Tenez, celle-ci, je l'ai portée dans mes bras, j'ai dansé la mazurka avec elle quand elle avait dix ans; aujourd'hui elle arrive de Pétersbourg, naturellement je cours l'embrasser, et quelle est la seconde parole qu'elle me dit? «Dieu n'existe pas!» Si encore ç'avait été la troisième; mais non, c'est la seconde, la langue lui démangeait! Allons, lui dis-je, j'admets que les hommes intelligents ne croient pas, cela peut tenir à leur intelligence; mais toi, tête vide, qu'est-ce que tu comprends à la question de l'existence de Dieu? Tu répètes ce qu'un étudiant t'a seriné; s'il t'avait dit d'allumer des lampes devant les icônes, tu en allumerais.

— Vous mentez toujours, vous êtes un fort méchant homme, et tout à l'heure je vous ai péremptoirement démontré votre insolvabilité, répondit l'étudiante d'un ton dédaigneux, comme si elle trouvait au-dessous d'elle d'entrer dans de longues explications avec un pareil interlocuteur. — Tantôt je vous ai dit notamment qu'au catéchisme on nous avait à tous enseigné ceci: «Si tu honores ton père et tes parents, tu vivras longtemps, et la richesse te sera donnée.» C'est dans les dix commandements. Si Dieu a cru nécessaire de promettre à l'amour filial une récompense, alors votre Dieu est immoral. Voilà dans quels termes je me suis exprimée tantôt, et ce n'a pas été ma seconde parole; c'est vous qui, en parlant de vos droits, m'avez amenée à vous tenir ce langage. À qui la faute si vous êtes bouché et si vous ne comprenez pas encore? Cela vous vexe, et vous vous fâchez, — Voilà le mot de toute votre génération.

— Sotte! proféra le major.

— Vous, vous êtes un imbécile.

— C'est cela, injurie-moi!

— Mais permettez, Kapiton Maximovitch, vous m'avez dit vous-même que vous ne croyez pas en Dieu, cria du bout de la table Lipoutine.

— Qu'importe que j'aie dit cela? moi, c'est autre chose! Peut- être même que je crois, seulement ma foi n'est pas entière. Mais, quoique je ne croie pas tout à fait, je ne dis pas qu'il faille fusiller Dieu. Déjà, quand je servais dans les hussards, cette question me préoccupait fort. Pour tous les poètes il est admis que le hussard est un buveur et un noceur. En ce qui me concerne, je n'ai peut-être pas fait mentir la légende; mais, le croirez- vous? je me relevais la nuit et j'allais m'agenouiller devant un icône, demandant à Dieu avec force signes de croix qu'il voulût bien m'envoyer la foi, tant j'étais, dès cette époque, tourmenté par la question de savoir si, oui ou non, Dieu existe. Le matin venu, sans doute, vous avez des distractions, et les sentiments religieux s'évanouissent; en général, j'ai remarqué que la foi est toujours plus faible pendant la journée.

Pierre Stépanovitch bâillait à se décrocher la mâchoire.

— Est-ce qu'on ne va pas jouer aux cartes? demanda-t-il à madame
Virguinsky.

— Je m'associe entièrement à votre question! déclara l'étudiante qui était devenue pourpre d'indignation en entendant les paroles du major.

— On perd un temps précieux à écouter des conversations stupides, observa la maîtresse de la maison, et elle regarda sévèrement son mari.

— Je me proposais, dit mademoiselle Virguinsky, — de signaler à la réunion les souffrances et les protestations des étudiants; mais, comme le temps se passe en conversations immorales…

— Rien n'est moral, ni immoral! interrompit avec impatience le collégien.

— Je savais cela, monsieur le gymnasiste, longtemps avant qu'on vous l'ait enseigné.

— Et moi, j'affirme, répliqua l'adolescent irrité, — que vous êtes un enfant venu de la capitale pour nous éclairer tous, alors que nous en savons autant que vous. Depuis Biélinsky, nul n'ignore en Russie l'immoralité du précepte: «Honore ton père et ta mère», que, par parenthèses, vous avez cité en l'estropiant.

— Est-ce que cela ne finira pas? dit résolument Arina Prokhorovna à son mari.

Comme maîtresse de maison, elle rougissait de ces conversations insignifiantes, d'autant plus qu'elle remarquait des sourires et même des marques de stupéfaction parmi les invités qui n'étaient pas des visiteurs habituels.

Virguinsky éleva soudain la voix:

— Messieurs, si quelqu'un a une communication à faire ou désire traiter un sujet se rattachant plus directement à l'oeuvre commune, je l'invite à commencer sans retard.

— Je prendrai la liberté de faire une question, dit d'une voix douce le professeur boiteux, qui jusqu'alors n'avait pas prononcé un mot et s'était distingué par sa bonne tenue: — je désirerais savoir si nous sommes ici en séance, ou si nous ne formons qu'une réunion de simples mortels venus en visite. Je demande cela plutôt pour l'ordre, et afin de ne pas rester dans l'incertitude.

Cette «malicieuse» question produisit son effet; tous se regardèrent les uns les autres, chacun paraissant attendre une réponse de son voisin; puis, brusquement, comme par un mot d'ordre, tous les yeux se fixèrent sur Verkhovensky et sur Stavroguine.

— Je propose simplement de voter sur la question de savoir si nous sommes, oui ou non, en séance, déclara madame Virguinsky.

— J'adhère complètement à la proposition, dit Lipoutine, — quoiqu'elle soit un peu indéterminée.

— Moi aussi, moi aussi, entendit-on de divers côtés.

— Il me semble en effet que ce sera plus régulier, approuva à son tour Virguinsky.

— Ainsi aux voix! reprit Arina Prokhorovna. — Liamchine, mettez- vous au piano, je vous prie; cela ne vous empêchera pas de voter au moment du scrutin.

— Encore! cria Liamchine; — j'ai déjà fait assez de tapage comme cela.

— Je vous en prie instamment, jouez; vous ne voulez donc pas être utile à l'oeuvre commune?

— Mais je vous assure, Arina Prokhorovna, que personne n'est aux écoutes. C'est seulement une idée que vous avez. D'ailleurs, les fenêtres sont hautes, et lors même que quelqu'un chercherait à nous entendre, cela lui serait impossible.

— Nous ne nous entendons pas nous-mêmes, grommela un des visiteurs.

— Et moi, je vous dis que les précautions sont toujours bonnes.
Pour le cas où il y aurait des espions, expliqua-t-elle à
Verkhovensky, — il faut que nous ayons l'air d'être en fête et
que la musique s'entende de la rue.

— Eh, diable! murmura Liamchine avec colère, puis il s'assit devant le piano, et commença à jouer une valse en frappant sur les touches comme s'il eût voulu les briser.

— J'invite ceux qui désirent qu'il y ait séance à lever la main droite, proposa madame Virguinsky.

Les uns firent le mouvement indiqué, les autres s'en abstinrent. Il y en eut qui, ayant levé la main, la baissèrent aussitôt après; plusieurs qui l'avaient baissée la relevèrent ensuite.

— Oh! diable! Je n'ai rien compris! cria un officier.

— Moi non plus, ajouta un autre.

— Si, moi, je comprends, fit un troisième; — si c'est _oui, _on lève la main.

— Mais qu'est-ce que signifie oui?

— Cela signifie la séance.

— Non, cela signifie qu'on n'en veut pas.

— J'ai voté la séance, cria le collégien à madame Virguinsky.

— Alors, pourquoi n'avez-vous pas levé la main?

— Je vous ai regardée tout le temps, vous n'avez pas levé la main, je vous ai imitée.

— Que c'est bête! C'est moi qui ai fait la proposition, par conséquent je ne pouvais pas lever la main. Messieurs, je propose de recommencer l'épreuve inversement: que ceux qui veulent une séance restent immobiles, et que ceux qui n'en veulent pas lèvent la main droite.

— Qui est-ce qui ne veut pas? demanda le collégien.

— Vous le faites exprès, n'est-ce pas? répliqua avec irritation madame Virguinsky.

— Non, permettez, qui est-ce qui veut et qui est-ce qui ne veut pas? Il faut préciser cela un peu mieux, firent deux ou trois voix.

— Celui qui ne veut pas ne veut pas.

— Eh! oui, mais qu'est-ce qu'il faut faire si l'on ne veut pas?
Doit-on lever la main ou ne pas la lever? cria un officier.

— Eh! nous n'avons pas encore l'habitude du régime parlementaire! observa le major.

— Monsieur Liamchine, ne faites pas tant de bruit, s'il vous plaît, on ne s'entend pas ici, dit le professeur boiteux.

Liamchine quitta brusquement le piano.

— En vérité, Arina Prokhorovna, il n'y a aucun espion aux écoutes, et je ne veux plus jouer! C'est comme visiteur et non comme pianiste que je suis venu chez vous!

— Messieurs, proposa Virguinsky, — répondez tous verbalement: sommes-nous, oui ou non, en séance?

— En séance, en séance! cria-t-on de toutes parts.

— En ce cas, il est inutile de voter, cela suffit. N'est-ce pas votre avis, messieurs? Faut-il encore procéder à un vote?

— Non, non, c'est inutile, on a compris!

— Peut-être quelqu'un est-il contre la séance?

— Non, non, nous la voulons tous!

— Mais qu'est-ce que c'est qu'une séance? cria un des assistants.
Il n'obtint pas de réponse.

— Il faut nommer un président, firent un grand nombre de voix.

— Le maître de la maison, naturellement, le maître de la maison!

Élu par acclamation, Virguinsky prit la parole:

— Messieurs, puisqu'il en est ainsi, je renouvelle ma proposition primitive: si quelqu'un a une communication à faire ou désire traiter un sujet se rapportant plus directement à l'oeuvre commune, qu'il commence sans perdre de temps.

Silence général. Tous les regards se portèrent de nouveau sur
Stavroguine et Pierre Stépanovitch.

— Verkhovensky, vous n'avez rien à déclarer? demanda carrément
Arina Prokhorovna.

L'interpellé s'étira sur sa chaise.

— Absolument rien, répondit-il en bâillant. — Du reste, je désirerais un verre de cognac.

— Et vous, Stavroguine?

— Je vous remercie, je ne boirai pas.

— Je vous demande si vous désirez parler, et non si vous voulez du cognac.

— Parler? Sur quoi? Non, je n'y tiens pas.

— On va vous apporter du cognac, répondit madame Virguinsky à
Pierre Stépanovitch.

L'étudiante se leva. Depuis longtemps on voyait qu'elle attendait avec impatience le moment de placer un discours.

— Je suis venue faire connaître les souffrances des malheureux étudiants et les efforts tentés partout pour éveiller en eux l'esprit de protestation…

Force fut à mademoiselle Virguinsky d'en rester là, car à l'autre bout de la salle surgit un concurrent qui attira aussitôt l'attention générale. Sombre et morne comme toujours, Chigaleff, l'homme aux longues oreilles, se leva lentement, et, d'un air chagrin, posa sur la table un gros cahier tout couvert d'une écriture extrêmement fine. Il ne se rassit point et garda le silence. Plusieurs jetaient des regards inquiets sur le volumineux manuscrit; au contraire, Lipoutine, Virguinsky et le professeur boiteux paraissaient éprouver une certaine satisfaction.

— Je demande la parole, fit d'une voix mélancolique, mais ferme,
Chigaleff.

— Vous l'avez, répondit Virguinsky.

L'orateur s'assit, se recueillit pendant une demi-minute et commença gravement:

— Messieurs…

— Voilà le cognac! dit d'un ton méprisant la demoiselle sans sourcils qui avait servi le thé; en même temps, elle plaçait devant Pierre Stépanovitch un carafon de cognac et un verre à liqueur qu'elle avait apportés sans plateau ni assiette, se contentant de les tenir à la main.

L'orateur interrompu attendit silencieux et digne.

— Cela ne fait rien, continuez, je n'écoute pas, cria
Verkhovensky en se versant un verre de cognac.

— Messieurs, reprit Chigaleff, — en m'adressant à votre attention, et, comme vous le verrez plus loin, en sollicitant le secours de vos lumières sur un point d'une importance majeure, je dois commencer par une préface…

— Arina Prokhorovna, n'avez-vous pas des ciseaux? demanda à brûle-pourpoint Pierre Stépanovitch.

Madame Virguinsky le regarda avec de grands yeux.

— Pourquoi vous faut-il des ciseaux? voulu-t-elle savoir.

— J'ai oublié de me couper les ongles, voilà trois jours que je me propose de le faire, répondit-il tranquillement, les yeux fixés sur ses ongles longs et sales.

Arina Prokhorovna rougit de colère, mais mademoiselle Virguinsky parut goûter ce langage.

— Je crois en avoir vu tout à l'heure sur la fenêtre, dit-elle; ensuite, quittant sa place, elle alla chercher les ciseaux et les apporta à Verkhovensky. Sans même accorder un regard à la jeune fille, il les prit et commença à se couper les ongles.

Arina Prokhorovna comprit que c'était du réalisme en action, et elle eut honte de sa susceptibilité. Les assistants se regardèrent en silence. Quant au professeur boiteux, il observait Pierre Stépanovitch avec des yeux où se lisaient la malveillance et l'envie. Chigaleff poursuivit son discours:

— Après avoir consacré mon activité à étudier la question de savoir comment doit être organisée la société qui remplacera celle d'aujourd'hui, je me suis convaincu que tous les créateurs de systèmes sociaux, depuis les temps les plus reculés jusqu'à la présente année 187., ont été des rêveurs, des songe-creux, des niais, des esprits en contradiction avec eux-mêmes, ne comprenant absolument rien ni aux sciences naturelles, ni à cet étrange animal qu'on appelle l'homme. Platon, Rousseau, Fourier sont des colonnes d'aluminium; leurs théories peuvent être bonnes pour des moineaux, mais non pour la société humaine. Or, comme il est nécessaire d'être fixé sur la future forme sociale, maintenant surtout que tous nous sommes enfin décidés à passer de la spéculation à l'action, je propose mon propre système concernant l'organisation du monde. Le voici. (Ce disant, il frappa avec un doigt sur son cahier). J'aurais voulu le présenter à la réunion sous une forme aussi succincte que possible; mais je vois que, loin de comporter des abréviations, mon livre exige encore une multitude d'éclaircissements oraux; c'est pourquoi l'exposé demandera au moins dix soirées, d'après le nombre de chapitres que renferme l'ouvrage. (Des rires se firent entendre.) De plus, j'avertis que mon système n'est pas achevé. (Nouveaux rires.). Je me suis embarrassé dans mes propres données, et ma conclusion est en contradiction directe avec mes prémisses. Partant de la liberté illimitée, j'aboutis au despotisme illimité. J'ajoute pourtant qu'aucune solution du problème social ne peut exister en dehors de la mienne.

L'hilarité redoubla, mais les auditeurs qui riaient étaient surtout les plus jeunes et, pour ainsi dire, les profanes. Arina Prokhorovna, Lipoutine et le professeur boiteux laissaient voir sur leurs visages une certaine colère.

— Si vous-même n'avez pas su coordonner votre système, et si vous êtes arrivé au désespoir, qu'est-ce que nous y ferons? se hasarda à observer un des militaires.

Chigaleff se tourna brusquement vers l'interrupteur.

— Vous avez raison, monsieur l'officier, d'autant plus raison que vous parlez de désespoir. Oui, je suis arrivé au désespoir. Néanmoins, je défie qui que ce soit de remplacer ma solution par aucune autre: on aura beau chercher, on ne trouvera rien. C'est pourquoi, sans perdre de temps, j'invite toute la société à émettre son avis, lorsqu'elle aura écouté durant dix soirées la lecture de mon livre. Si les membres refusent de m'entendre, nous nous séparerons tout de suite, — les hommes pour aller à leur bureau, les femmes pour retourner à leur cuisine, car, du moment que l'on repousse mon système, il faut renoncer à découvrir une autre issue, il n'en existe pas!

L'auditoire commençait à devenir tumultueux: «Qu'est-ce que c'est que cet homme-là? Un fou, sans doute?» se demandait-on à haute voix.

— En résumé, il ne s'agit que du désespoir de Chigaleff, conclut
Liamchine, — toute la question est celle-ci: le désespoir de
Chigaleff est-il ou non fondé?

— Le désespoir de Chigaleff est une question personnelle, déclara le collégien.

— Je propose de mettre aux voix la question de savoir jusqu'à quel point le désespoir de Chigaleff intéresse l'oeuvre commune; le scrutin décidera en même temps si c'est, ou non, la peine de l'entendre, opina un loustic dans le groupe des officiers.

— Il y a ici autre chose, messieurs, intervint le boiteux; un sourire équivoque errait sur ses lèvres, en sorte qu'on ne pouvait pas trop savoir s'il plaisantait ou s'il parlait sérieusement. — Ces lazzis sont déplacés ici. M. Chigaleff a étudié trop consciencieusement son sujet et, de plus, il est trop modeste. Je connais son livre. Ce qu'il propose comme solution finale de la question, c'est le partage de l'espèce humaine en deux groupes inégaux. Un dixième seulement de l'humanité possèdera les droits de la personnalité et exercera une autorité illimitée sur les neuf autres dixièmes. Ceux-ci perdront leur personnalité, deviendront comme un troupeau; astreints à l'obéissance passive, ils seront ramenés à l'innocence première, et, pour ainsi dire, au paradis primitif, où, du reste, ils devront travailler. Les mesures proposées par l'auteur pour supprimer le libre arbitre chez les neuf dixièmes de l'humanité et transformer cette dernière en troupeau par de nouvelles méthodes d'éducation, — ces mesures sont très remarquables, fondées sur les données des sciences naturelles, et parfaitement logiques. On peut ne pas admettre certaines conclusions, mais il est difficile de contester l'intelligence et le savoir de l'écrivain. C'est dommage que les circonstances ne nous permettent pas de lui accorder les dix soirées qu'il demande, sans cela nous pourrions entendre beaucoup de choses curieuses.

Madame Virguinsky s'adressa au boiteux d'un ton qui trahissait une certaine inquiétude:

— Parlez-vous sérieusement? Est-il possible que cet homme, ne sachant que faire des neuf dixièmes de l'humanité, les réduise en esclavage? Depuis longtemps je le soupçonnais.

— C'est de votre frère que vous parlez ainsi? demanda le boiteux.

— La parenté? Vous moquez-vous de moi, oui ou non?

— D'ailleurs, travailler pour des aristocrates et leur obéir comme à des dieux, c'est une lâcheté! observa l'étudiante irritée.

— Ce que je propose n'est point une lâcheté, j'offre en perspective le paradis, un paradis terrestre, et il ne peut pas y en avoir un autre sur la terre, répliqua d'un ton d'autorité Chigaleff.

— Moi, cria Liamchine, — si je ne savais que faire des neuf dixièmes de l'humanité, au lieu de leur ouvrir le paradis, je les ferais sauter en l'air, et je ne laisserais subsister que le petit groupe des hommes éclairés, qui ensuite se mettraient à vivre selon la science.

— Il n'y a qu'un bouffon qui puisse parler ainsi! fit l'étudiante pourpre d'indignation.

— C'est un bouffon, mais il est utile, lui dit tout bas madame
Virguinsky.

Chigaleff se tourna vers Liamchine.

— Ce serait peut-être la meilleure solution du problème! répondit-il avec chaleur; — sans doute, vous ne savez pas vous- même, monsieur le joyeux personnage, combien ce que vous venez de dire est profond. Mais comme votre idée est presque irréalisable, il faut se borner au paradis terrestre, puisqu'on a appelé cela ainsi.

— Voilà passablement d'absurdités! laissa, comme par mégarde, échapper Verkhovensky. Du reste, il ne leva pas les yeux et continua, de l'air le plus indifférent, à se couper les ongles.

Le boiteux semblait n'avoir attendu que ces mots pour empoigner
Pierre Stépanovitch.

— Pourquoi donc sont-ce des absurdités? demanda-t-il aussitôt. — M. Chigaleff est jusqu'à un certain point un fanatique de philanthropie; mais rappelez-vous que dans Fourier, dans Cabet surtout, et jusque dans Proudhon lui-même, on trouve quantité de propositions tyranniques et fantaisistes au plus haut degré. M. Chigaleff résout la question d'une façon peut-être beaucoup plus raisonnable qu'ils ne le font. Je vous assure qu'en lisant son livre il est presque impossible de ne pas admettre certaines choses. Il s'est peut-être moins éloigné de la réalité qu'aucun de ses prédécesseurs, et son paradis terrestre est presque le vrai, celui-là même dont l'humanité regrette la perte, si toutefois il a jamais existé.

— Allons, je savais bien que j'allais m'ennuyer ici, murmura
Pierre Stépanovitch.

— Permettez, reprit le boiteux en s'échauffant de plus en plus, - - les entretiens et les considérations sur la future organisation sociale sont presque un besoin naturel pour tous les hommes réfléchis de notre époque. Hertzen ne s'est occupé que de cela toute sa vie. Biélinsky, je le tiens de bonne source, passait des soirées entières à discuter avec ses amis les détails les plus minces, les plus terre-à-terre, pourrait-on dire, du futur ordre des choses.

— Il y a même des gens qui en deviennent fous, observa brusquement le major.

— Après tout, on arrive peut-être encore mieux à un résultat quelconque par ces conversations que par un majestueux silence du dictateur, glapit Lipoutine osant enfin ouvrir le feu.

— Le mot d'absurdité ne s'appliquait pas, dans ma pensée, à Chigaleff, dit en levant à peine les yeux Pierre Stépanovitch. — Voyez-vous, messieurs, continua-t-il négligemment, — à mon avis, tous ces livres, les Fourier, les Cabet, tous ces «droits au travail», le _Chigalévisme, _ce ne sont que des romans comme on peut en écrire des centaines de mille. C'est un passe-temps esthétique. Je comprends que vous vous ennuyiez dans ce méchant petit trou, et que, pour vous distraire, vous vous précipitiez sur le papier noirci.

— Permettez, répliqua le boiteux en s'agitant sur sa chaise, — quoique nous ne soyons que de pauvres provinciaux, nous savons pourtant que jusqu'à présent il ne s'est rien produit de si nouveau dans le monde que nous ayons beaucoup à nous plaindre de ne l'avoir pas vu. Voici que de petites feuilles clandestines imprimées à l'étranger nous invitent à former des groupes ayant pour seul programme la destruction universelle, sous prétexte que tous les remèdes sont impuissants à guérir le monde, et que le plus sûr moyen de franchir le fossé, c'est d'abattre carrément cent millions de têtes. Assurément l'idée est belle, mais elle est pour le moins aussi incompatible avec la réalité que le «chigavélisme» dont vous parliez tout à l'heure en termes si méprisants.

— Eh bien, mais je ne suis pas venu ici pour discuter, lâcha immédiatement Verkhovensky, et, sans paraître avoir conscience de l'effet que cette parole imprudente pouvait produire, il approcha de lui la bougie afin d'y voir plus clair.

— C'est dommage, grand dommage que vous ne soyez pas venu pour discuter, et il est très fâcheux aussi que vous soyez en ce moment si occupé de votre toilette.

— Que vous importe ma toilette?

Lipoutine vint de nouveau à la rescousse du boiteux:

— Abattre cent millions de têtes n'est pas moins difficile que de réformer le monde par la propagande; peut-être même est-ce plus difficile encore, surtout en Russie.

— C'est sur la Russie que l'on compte à présent, déclara un des officiers.

— Nous avons aussi entendu dire que l'on comptait sur elle, répondit le professeur. — Nous savons qu'un doigt mystérieux a désigné notre belle patrie comme le pays le plus propice à l'accomplissement de la grande oeuvre. Seulement voici une chose: si je travaille à résoudre graduellement la question sociale, cette tâche me rapporte quelques avantages personnels; j'ai le plaisir de bavarder, et je reçois du gouvernement un tchin en récompense de mes efforts pour le bien public. Mais si je me rallie à la solution rapide, à celle qui réclame cent millions de têtes, qu'est-ce que j'y gagne personnellement? Dès que vous vous mettez à faire de la propagande, on vous coupe la langue.

— À vous on la coupera certainement, dit Verkhovensky.

— Vous voyez. Or, comme, en supposant les conditions les plus favorables, un pareil massacre ne sera pas achevé avant cinquante ans, n'en mettons que trente si vous voulez (vu que ces gens-là ne sont pas des moutons et ne se laisseront pas égorger sans résistance), ne vaudrait-il pas mieux prendre toutes ses affaires et se transporter dans quelque île de l'océan Pacifique pour y finir tranquillement ses jours? Croyez-le, ajouta-t-il en frappant du doigt sur la table, — par une telle propagande vous ne ferez que provoquer l'émigration, rien de plus!

Le boiteux prononça ces derniers mots d'un air triomphant. C'était une des fortes têtes de la province. Lipoutine souriait malicieusement, Virguinsky avait écouté avec une certaine tristesse; tous les autres, surtout les dames et les officiers, avaient suivi très attentivement la discussion. Chacun comprenait que l'homme aux cent millions de têtes était collé au mur, et l'on se demandait ce qui allait résulter de là.

— Au fait, vous avez raison, répondit d'un ton plus indifférent que jamais, et même avec une apparence d'ennui, Pierre Stépanovitch. — L'émigration est une bonne idée. Pourtant, si, malgré tous les désavantages évidents que vous prévoyez, l'oeuvre commune recrute de jour en jour un plus grand nombre de champions, elle pourra se passer de votre concours. Ici, batuchka, c'est une religion nouvelle qui se substitue à l'ancienne, voilà pourquoi les recrues sont si nombreuses, et ce fait a une grande importance. Émigrez. Vous savez, je vous conseillerais de vous retirer à Dresde plutôt que dans une île de l'océan Pacifique. D'abord, c'est une ville qui n'a jamais vu aucune épidémie, et, en votre qualité d'homme éclairé, vous avez certainement peur de la mort; en second lieu, Dresde n'étant pas loin de la frontière russe, on peut recevoir plus vite les revenus envoyés de la chère patrie; troisièmement, il y a là ce qu'on appelle des trésors artistiques, et vous êtes un esthéticien, un ancien professeur de littérature, si je ne me trompe; enfin le paysage environnant est une Suisse en miniature qui vous fournira des inspirations poétiques, car vous devez faire des vers. En un mot, cette résidence vous offrira tous les avantages réunis.

Un mouvement se produisit dans l'assistance, surtout parmi les officiers. Un moment encore, et tout le monde aurait parlé à la fois. Mais, sous l'influence de l'irritation, le boiteux donna tête baissée dans le traquenard qui lui était tendu:

— Non, dit-il, — peut-être n'abandonnons-nous pas encore l'oeuvre commune, il faut comprendre cela…

— Comment, est-ce que vous entreriez dans la section, si je vous le proposais? répliqua soudain Verkhovensky, et il posa les ciseaux sur la table.

Tous eurent comme un frisson. L'homme énigmatique se démasquait trop brusquement, il n'avait même pas hésité à prononcer le mot de «section».

Le professeur essaya de s'échapper par la tangente.

— Chacun se sent honnête homme, répondit-il, — et reste attaché à l'oeuvre commune, mais…

— Non, il ne s'agit pas de mais, interrompit d'un ton tranchant Pierre Stépanovitch: — je déclare, messieurs, que j'ai besoin d'une réponse franche. Je comprends trop qu'étant venu ici et vous ayant moi-même rassemblés, je vous dois des explications (nouvelle surprise pour l'auditoire), mais je ne puis en donner aucune avant de savoir à quel parti vous vous êtes arrêtés. Laissant de côté les conversations, — car voilà trente ans qu'on bavarde, et il est inutile de bavarder encore pendant trente années, — je vous demande ce qui vous agrée le plus: êtes-vous partisans de la méthode lente qui consiste à écrire des romans sociaux et à régler sur le papier à mille ans de distance les destinées de l'humanité, alors que dans l'intervalle, le despotisme avalera les bons morceaux qui passeront à portée de votre bouche et que vous laisserez échapper? Ou bien préférez-vous la solution prompte qui, n'importe comment, mettra enfin l'humanité à même de s'organiser socialement non pas sur le papier, mais en réalité? On fait beaucoup de bruit à propos des «cent millions de têtes»; ce n'est peut-être qu'une métaphore, mais pourquoi reculer devant ce programme si, en s'attardant aux rêveries des barbouilleurs de papier, on permet au despotisme de dévorer durant quelques cent ans non pas cent millions de têtes, mais cinq cents millions? Remarquez encore qu'un malade incurable ne peut être guéri, quelques remèdes qu'on lui prescrive sur le papier; au contraire, si nous n'agissons pas tout de suite, la contagion nous atteindra nous-mêmes, elle empoisonnera toutes les forces fraîches sur lesquelles on peut encore compter à présent, et enfin c'en sera fait de nous tous. Je reconnais qu'il est extrêmement agréable de pérorer avec éloquence sur le libéralisme, et qu'en agissant on s'expose à recevoir des horions… Du reste, je ne sais pas parler, je suis venu ici parce que j'ai des communications à faire; en conséquence, je prie l'honorable société, non pas de voter, mais de déclarer franchement et simplement ce qu'elle préfère: marcher dans le marais avec la lenteur de la tortue, ou le traverser à toute vapeur.

— Je suis positivement d'avis qu'on le traverse à toute vapeur! cria le collégien dans un transport d'enthousiasme.

— Moi aussi, opina Liamchine.

— Naturellement le choix ne peut être douteux, murmura un officier; un autre en dit autant, puis un troisième. L'assemblée, dans son ensemble, était surtout frappée de ce fait que Verkhovensky avait promis des «communications».

— Messieurs, je vois que presque tous se décident dans le sens des proclamations, dit-il en parcourant des yeux la société.

— Tous, tous! crièrent la plupart des assistants.

— J'avoue que je suis plutôt partisan d'une solution humaine, déclara le major, — mais comme l'unanimité est acquise à l'opinion contraire, je me range à l'avis de tous.

Pierre Stépanovitch s'adressa au boiteux:

— Alors, vous non plus, vous ne faites pas d'opposition?

— Ce n'est pas que je… balbutia en rougissant l'interpellé, — mais si j'adhère maintenant à l'opinion qui a rallié tous les suffrages, c'est uniquement pour ne pas rompre…

— Voilà comme vous êtes tous! Des gens qui discuteraient volontiers six mois durant pour faire de l'éloquence libérale, et qui, en fin de compte, votent avec tout le monde! Messieurs, réfléchissez pourtant, est-il vrai que vous soyez tous prêts?

(Prêts à quoi? la question était vague, mais terriblement captieuse.)

— Sans doute, tous…

Du reste, tout en répondant de la sorte, les assistants ne laissaient pas de se regarder les uns les autres.

— Mais peut-être qu'après vous m'en voudrez d'avoir obtenu si vite votre consentement? C'est presque toujours ainsi que les choses se passent avec vous.

L'assemblée était fort émue, et des courants divers commençaient à s'y dessiner. Le boiteux livra un nouvel assaut à Verkhovensky.

— Permettez-moi, cependant, de vous faire observer que les réponses à de semblables questions sont conditionnelles. En admettant même que nous ayons donné notre adhésion, remarquez pourtant qu'une question posée d'une façon si étrange…

— Comment, d'une façon étrange?

— Oui, ce n'est pas ainsi qu'on pose de pareilles questions.

— Alors, apprenez-moi, s'il vous plaît, comment on les pose. Mais, vous savez, j'étais sûr que vous vous rebifferiez en premier.

— Vous avez tiré de nous une réponse attestant que nous sommes prêts à une action immédiate. Mais, pour en user ainsi, quels droits aviez-vous? Quels pleins pouvoirs vous autorisaient à poser de telles questions?

— Vous auriez dû demander cela plus tôt. Pourquoi donc avez-vous répondu? Vous avez consenti, et maintenant vous vous ravisez.

— La franchise étourdie avec laquelle vous avez posé votre principale question me donne à penser que vous n'avez ni droits, ni pleins pouvoirs, et que vous avez simplement satisfait une curiosité personnelle.

— Mais qu'est-ce qui vous fait dire cela? Pourquoi parlez-vous ainsi? répliqua Pierre Stépanovitch, qui, semblait-il, commençait à être fort inquiet.

— C'est que, quand on pratique des affiliations, quelles qu'elles soient, on fait cela du moins en tête-à-tête et non dans une société de vingt personnes inconnues les unes aux autres! lâcha tout net le professeur. Emporté par la colère, il mettait les pieds dans le plat. Verkhovensky, l'inquiétude peinte sur le visage, se retourna vivement vers l'assistance:

— Messieurs, je considère comme un devoir de déclarer à tous que ce sont là des sottises, et que notre conversation a dépassé la mesure. Je n'ai encore affilié absolument personne, et nul n'a le droit de dire que je pratique des affiliations, nous avons simplement exprimé des opinions. Est-ce vrai? Mais, n'importe, vous m'alarmez, ajouta-t-il en s'adressant au boiteux: — je ne pensais pas qu'ici le tête-à-tête fût nécessaire pour causer de choses si innocentes, à vrai dire. Ou bien craignez-vous une dénonciation? Se peut-il que parmi nous il y ait en ce moment un mouchard?

Une agitation extraordinaire suivit ces paroles; tout le monde se mit à parler en même temps.

— Messieurs, s'il en est ainsi, poursuivit Pierre Stépanovitch, - - je me suis plus compromis qu'aucun autre; par conséquent, je vous prie de répondre à une question, si vous le voulez bien, s'entend. Vous êtes parfaitement libres.

— Quelle question? quelle question? cria-t-on de toutes parts.

— Une question après laquelle on saura si nous devons rester ensemble ou prendre silencieusement nos chapkas et aller chacun de son côté.

— La question, la question?

— Si l'un de vous avait connaissance d'un assassinat politique projeté, irait-il le dénoncer, prévoyant toutes les conséquences, ou bien resterait-il chez lui à attendre les événements? Sur ce point les manières de voir peuvent être différentes. La réponse à la question dira clairement si nous devons nous séparer ou rester ensemble, et pas seulement durant cette soirée. Permettez-moi de m'adresser d'abord à vous, dit-il au boiteux.

— Pourquoi d'abord à moi?

— Parce que c'est vous qui avez donné lieu à l'incident. Je vous en prie, ne biaisez pas, ici les faux-fuyants seraient inutiles. Mais, du reste, ce sera comme vous voudrez; vous êtes parfaitement libre.

— Pardonnez-moi, mais une semblable question est offensante.

— Permettez, ne pourriez-vous pas répondre un peu plus nettement?

— Je n'ai jamais servi dans la police secrète, dit le boiteux, cherchant toujours à éviter une réponse directe.

— Soyez plus précis, je vous prie, ne me faites pas attendre.

Le boiteux fut si exaspéré qu'il cessa de répondre. Silencieux, il regardait avec colère par-dessous ses lunettes le visage de l'inquisiteur.

— Un oui ou un non? Dénonceriez-vous ou ne dénonceriez-vous pas? cria Verkhovensky.

— Naturellement je ne dénoncerais pas! cria deux fois plus fort le boiteux.

— Et personne ne dénoncera, sans doute, personne! firent plusieurs voix.

— Permettez-moi de vous interroger, monsieur le major, dénonceriez-vous ou ne dénonceriez-vous pas? poursuivit Pierre Stépanovitch. — Et, remarquez, c'est exprès que je m'adresse à vous.

— Je ne dénoncerais pas.

— Mais si vous saviez qu'un autre, un simple mortel, fût sur le point d'être volé et assassiné par un malfaiteur, vous préviendriez la police, vous dénonceriez?

— Sans doute, parce qu'ici ce serait un crime de droit commun, tandis que dans l'autre cas, il s'agirait d'une dénonciation politique. Je n'ai jamais été employé dans la police secrète.

— Et personne ici ne l'a jamais été, déclarèrent nombre de voix. — Inutile de questionner, tous répondront de même. Il n'y a pas ici de délateurs!

— Pourquoi ce monsieur se lève-t-il? cria l'étudiante.

— C'est Chatoff. Pourquoi vous êtes-vous levé, Chatoff? demanda madame Virguinsky.

Chatoff s'était levé en effet, il tenait sa chapka à la main et regardait Verkhovensky. On aurait dit qu'il voulait lui parler, mais qu'il hésitait. Son visage était pâle et irrité. Il se contint toutefois, et, sans proférer un mot, se dirigea vers la porte.

— Cela ne sera pas avantageux pour vous, Chatoff! lui cria Pierre
Stépanovitch.

Chatoff s'arrêta un instant sur le seuil:

— En revanche, un lâche et un espion comme toi en fera son profit! vociféra-t-il en réponse à cette menace obscure, après quoi il sortit.

Ce furent de nouveaux cris et des exclamations.

— L'épreuve est faite!

— Elle n'était pas inutile!

— N'est-elle pas venue trop tard?

— Qui est-ce qui l'a invité? — Qui est-ce qui l'a laissé entrer? — Qui est-il? — Qu'est-ce que ce Chatoff? — Dénoncera-t-il ou ne dénoncera-t-il pas?

On n'entendait que des questions de ce genre.

— S'il était un dénonciateur, il aurait caché son jeu au lieu de s'en aller, comme il l'a fait, en lançant un jet de salive, observa quelqu'un.

— Voilà aussi Stavroguine qui se lève. Stavroguine n'a pas répondu non plus à la question, cria l'étudiante.

Effectivement, Stavroguine s'était levé, et aussi Kiriloff, qui se trouvait à l'autre bout de la table.

— Permettez, monsieur Stavroguine, dit d'un ton roide Arina Prokhorovna, — tous ici nous avons répondu à la question, tandis que vous vous en allez sans rien dire?

— Je ne vois pas la nécessité de répondre à la question qui vous intéresse, murmura Nicolas Vsévolodovitch.

— Mais nous nous sommes compromis, et vous pas, crièrent quelques uns.

— Et que m'importe que vous vous soyez compromis? répliqua
Stavroguine en riant, mais ses yeux étincelaient.

— Comment, que vous importe? Comment, que vous importe? s'exclama-t-on autour de lui. Plusieurs se levèrent précipitamment.

— Permettez, messieurs, permettez, dit très haut le boiteux, — M. Verkhovensky n'a pas répondu non plus à la question, il s'est contenté de la poser.

Cette remarque produisit un effet extraordinaire. Tout le monde se regarda. Stavroguine éclata de rire au nez du boiteux et sortit, Kiriloff le suivit. Verkhovensky s'élança sur leurs pas et les rejoignit dans l'antichambre.

— Que faites-vous de moi? balbutia-t-il en saisissant la main de
Nicolas Vsévolodovitch qu'il serra de toutes ses forces.
Stavroguine ne répondit pas et dégagea sa main.

— Allez tout de suite chez Kiriloff, j'irai vous y retrouver…
Il le faut pour moi, il le faut!

— Pour moi ce n'est pas nécessaire, répliqua Stavroguine.

— Stavroguine y sera, décida Kiriloff. — Stavroguine, cela est nécessaire pour vous. Je vous le prouverai quand vous serez chez moi.

Ils sortirent.

CHAPITRE VIII
LE TZAREVITCH IVAN.

Le premier mouvement de Pierre Stépanovitch fut de retourner à la «séance» pour y rétablir l'ordre, mais, jugeant que cela n'en valait pas la peine, il planta là tout, et, deux minutes après, il volait sur les traces de ceux qui venaient de partir. En chemin il se rappela un péréoulok qui abrégeait de beaucoup sa route; enfonçant dans la boue jusqu'aux genoux, il prit cette petite rue et arriva à la maison Philippoff au moment même où Stavroguine et Kiriloff pénétraient sous la grand'porte.

— Vous êtes déjà ici? observa l'ingénieur; — c'est bien. Entrez.

— Comment donc disiez-vous que vous viviez seul? demanda Stavroguine qui, en passant dans le vestibule, avait remarqué un samovar en train de bouillir.

— Vous verrez tout à l'heure avec qui je vis, murmura Kiriloff, - - entrez.

— Dès qu'ils furent dans la chambre, Verkhovensky tira de sa poche la lettre anonyme qu'il avait emportée tantôt de chez Lembke, et la mit sous les yeux de Stavroguine. Tous trois s'assirent. Nicolas Vsévolodovitch lut silencieusement la lettre.

— Eh bien? demanda-t-il.

— Ce que ce gredin écrit, il le fera, expliqua Pierre Stépanovitch. — Puisqu'il est dans votre dépendance, apprenez-lui comment il doit se comporter. Je vous assure que demain peut-être il ira chez Lembke.

— Eh bien, qu'il y aille.

— Comment, qu'il y aille? Il ne faut pas tolérer cela, surtout si l'on peut l'empêcher.

— Vous vous trompez, il ne dépend pas de moi. D'ailleurs, cela m'est égal; moi, il ne me menace nullement, c'est vous seul qui êtes visé dans sa lettre.

— Vous l'êtes aussi.

— Je ne crois pas.

— Mais d'autres peuvent ne pas vous épargner, est-ce que vous ne comprenez pas cela? Écoutez, Stavroguine, c'est seulement jouer sur les mots. Est-il possible que vous regardiez à la dépense?

— Est-ce qu'il faut de l'argent?

— Assurément, deux mille roubles ou, au minimum, quinze cents. Donnez-les moi demain ou même aujourd'hui, et demain soir je vous l'expédie à Pétersbourg; du reste, il a envie d'y aller. Si vous voulez, il partira avec Marie Timoféievna, notez cela.

Pierre Stépanovitch était fort troublé, il ne surveillait plus son langage, et des paroles inconsidérées lui échappaient. Stavroguine l'observait avec étonnement.

— Je n'ai pas de raison pour éloigner Marie Timoféievna.

— Peut-être même ne voulez-vous pas qu'elle s'en aille? dit avec un sourire ironique Pierre Stépanovitch.

— Peut-être que je ne le veux pas.

Verkhovensky perdit patience et se fâcha.

— En un mot, donnerez-vous l'argent ou ne le donnerez-vous pas? demanda-t-il en élevant la voix comme s'il eût parlé à un subordonné. Nicolas Vsévolodovitch le regarda sérieusement.

— Je ne le donnerai pas.

— Eh! Stavroguine! Vous savez quelque chose, ou vous avez déjà donné de l'argent! Vous… vous amusez!

Le visage de Pierre Stépanovitch s'altéra, les coins de sa bouche s'agitèrent, et tout à coup il partit d'un grand éclat de rire qui n'avait aucune raison d'être.

— Vous avez reçu de votre père de l'argent pour votre domaine, observa avec calme Nicolas Vsévolodovitch. — Maman vous a versé six ou huit mille roubles pour Stépan Trophimovitch. Eh bien, payez ces quinze cents roubles de votre poche. Je ne veux plus payer pour les autres, j'ai déjà assez déboursé comme cela, c'est ennuyeux à la fin… acheva-t-il en souriant lui-même de ses paroles.

— Ah! vous commencez à plaisanter…

Stavroguine se leva, Verkhovensky se dressa d'un bond et machinalement se plaça devant la porte comme s'il eût voulu en défendre l'approche. Nicolas Vsévolodovitch faisait déjà un geste pour l'écarter, quand soudain il s'arrêta.

— Je ne vous cèderai pas Chatoff, dit-il.

Pierre Stépanovitch frissonna; ils se regardèrent l'un l'autre.

— Je vous ai dit tantôt pourquoi vous avez besoin du sang de Chatoff, poursuivit Stavroguine dont les yeux lançaient des flammes. — C'est le ciment avec lequel vous voulez rendre indissoluble l'union de vos groupes. Tout à l'heure vous vous y êtes fort bien pris pour expulser Chatoff: vous saviez parfaitement qu'il se refuserait à dire: «Je ne dénoncerai pas», et qu'il ne s'abaisserait point à mentir devant nous. Mais moi, pour quel objet vous suis-je nécessaire maintenant? Depuis mon retour de l'étranger, je n'ai pas cessé d'être en butte à vos obsessions. Les explications que jusqu'à présent vous m'avez données de votre conduite sont de pures extravagances. En ce moment vous insistez pour que je donne quinze cents roubles à Lébiadkine, afin de fournir à Fedka l'occasion de l'assassiner. Je le sais, vous supposez que je veux en même temps me débarrasser de ma femme. En me liant par une solidarité criminelle, vous espérez prendre de l'empire sur moi, n'est-ce pas? Vous comptez me dominer? Pourquoi y tenez-vous? À quoi, diable, vous suis-je bon? Regardez-moi bien une fois pour toutes: est-ce que je suis votre homme? Laissez-moi en repos.

— Fedka lui-même est allé vous trouver? articula avec effort
Pierre Stépanovitch.

— Oui, je l'ai vu; son prix est aussi quinze cents roubles… Mais, tenez, il va lui-même le confirmer, il est là… dit en tendant le bras Nicolas Vsévolodovitch.

Pierre Stépanovitch se retourna vivement. Sur le seuil émergeait de l'obscurité une nouvelle figure, celle de Fedka. Le vagabond était vêtu d'une demi-pelisse, mais sans chapka, comme un homme qui est chez lui; un large rire découvrait ses dents blanches et bien rangées; ses yeux noirs à reflet jaune furetaient dans la chambre et observaient les «messieurs». Il y avait quelque chose qu'il ne comprenait pas; évidemment Kiriloff était allé le chercher tout à l'heure; Fedka l'interrogeait du regard et restait debout sur le seuil qu'il semblait ne pouvoir se résoudre à franchir.

— Sans doute il ne se trouve pas ici par hasard: vous vouliez qu'il nous entendît débattre notre marché, ou même qu'il me vît vous remettre l'argent, n'est-ce pas? demanda Stavroguine, et, sans attendre la réponse, il sortit. En proie à une sorte de folie, Verkhovensky se mit à sa poursuite et le rejoignit sous la porte cochère.

— Halte! Pas un pas! cria-t-il en lui saisissant le coude.

Stavroguine essaya de se dégager par une brusque saccade, mais il n'y réussit point. La rage s'empara de lui: avec sa main gauche il empoigna Pierre Stépanovitch par les cheveux, le lança de toute sa force contre le sol et s'éloigna. Mais il n'avait pas fait trente pas que son persécuteur le rattrapait de nouveau.

— Réconcilions-nous, réconcilions-nous, murmura Pierre
Stépanovitch d'une voix tremblante.

Nicolas Vsévolodovitch haussa les épaules, mais il continua de marcher sans retourner la tête.

— Écoutez, demain je vous amènerai Élisabeth Nikolaïevna, voulez- vous? Non? Pourquoi donc ne répondez-vous pas? Parlez, ce que vous voudrez, je le ferai. Écoutez: je vous accorderai la grâce de Chatoff, voulez-vous?

— C'est donc vrai que vous avez résolu de l'assassiner? s'écria
Nicolas Vsévolodovitch.

— Eh bien, que vous importe Chatoff? De quel intérêt est-il pour vous? répliqua Verkhovensky d'une voix étranglée; il était hors de lui, et, probablement sans le remarquer, avait saisi Stavroguine par le coude. — Écoutez, je vous le cèderai, réconcilions-nous. Votre compte est fort chargé, mais… réconcilions-nous!

Nicolas Vsévolodovitch le regarda enfin et resta stupéfait. Combien Pierre Stépanovitch différait maintenant de ce qu'il avait toujours été, de ce qu'il était tout à l'heure encore dans l'appartement de Kiriloff! Non seulement son visage n'était plus le même, mais sa voix aussi avait changé; il priait, implorait. Il ressemblait à un homme qui vient de se voir enlever le bien le plus précieux et qui n'a pas encore eu le temps de reprendre ses esprits.

— Mais qu'avez-vous? cria Stavroguine.

Pierre Stépanovitch ne répondit point, et continua à le suivre en fixant sur lui son regard suppliant, mais en même temps inflexible.

— Réconcilions-nous! répéta-t-il de nouveau à voix basse. — Écoutez, j'ai, comme Fedka, un couteau dans ma botte, mais je veux me réconcilier avec vous.

— Mais pourquoi vous accrochez-vous ainsi à moi, à la fin, diable? vociféra Nicolas Vsévolodovitch aussi surpris qu'irrité. - - Il y a là quelque secret, n'est-ce pas? Vous avez trouvé en moi un talisman?

— Écoutez, nous susciterons des troubles, murmura rapidement et presque comme dans un délire Pierre Stépanovitch. — Vous ne croyez pas que nous en provoquions? Nous produirons une commotion qui fera trembler jusque dans ses fondements tout l'ordre de choses. Karmazinoff a raison de dire qu'on ne peut s'appuyer sur rien. Karmazinoff est fort intelligent. Que j'aie en Russie seulement dix sections comme celle-ci, et je suis insaisissable.

— Ces sections seront toujours composées d'imbéciles comme ceux- ci, ne put s'empêcher d'observer Stavroguine.

— Oh! soyez vous-même un peu plus bête, Stavroguine! Vous savez, vous n'êtes pas tellement intelligent qu'il faille vous souhaiter cela; vous avez peur, vous ne croyez pas, les dimensions vous effrayent. Et pourquoi sont-ils des imbéciles? Ils ne le sont pas tant qu'il vous plait de le dire; à présent chacun pense d'après autrui, les esprits individuels sont infiniment rares. Virguinsky est un homme très pur, dix fois plus pur que les gens comme nous. Lipoutine est un coquin, mais je sais par où le prendre. Il n'y a pas de coquin qui n'ait son côté faible. Liamchine seul n'en a point; en revanche, il est à ma discrétion. Encore quelques groupes pareils, et je suis en mesure de me procurer partout des passeports et de l'argent; c'est toujours cela. Et des places de sûreté qui me rendront imprenable. Brûlé ici, je me réfugie là. Nous susciterons des troubles… Croyez-vous, vraiment, que ce ne soit pas assez de nous deux?

— Prenez Chigaleff, et laissez-moi tranquille…

— Chigaleff est un homme de génie! Savez-vous que c'est un génie dans le genre de Fourier, mais plus hardi, plus fort que Fourier? Je m'occuperai de lui. Il a inventé l'»égalité»!

Pierre Stépanovitch avait la fièvre et délirait; quelque chose d'extraordinaire se passait en lui; Stavroguine le regarda encore une fois. Tous deux marchaient sans s'arrêter.

— Il y a du bon dans son manuscrit, poursuivit Verkhovensky, — il y a l'espionnage. Dans son système, chaque membre de la société a l'oeil sur autrui, et la délation est un devoir. Chacun appartient à tous, et tous à chacun. Tous sont esclaves et égaux dans l'esclavage. La calomnie et l'assassinat dans les cas extrêmes, mais surtout l'égalité. D'abord abaisser le niveau de la culture des sciences et des talents. Un niveau scientifique élevé n'est accessible qu'aux intelligences supérieures, et il ne faut pas d'intelligences supérieures! Les hommes doués de hautes facultés se sont toujours emparés du pouvoir, et ont été des despotes. Ils ne peuvent pas ne pas être des despotes, et ils ont toujours fait plus de mal que de bien; on les expulse ou on les livre au supplice. Couper la langue à Cicéron, crever les yeux à Copernic, lapider Shakespeare, voilà le chigalévisme! Des esclaves doivent être égaux; sans despotisme il n'y a encore eu ni liberté ni égalité, mais dans un troupeau doit régner l'égalité, et voilà le chigalévisme! Ha, ha, ha! vous trouvez cela drôle? Je suis pour le chigalévisme!

Stavroguine hâtait le pas, voulant rentrer chez lui au plus tôt.
«Si cet homme est ivre, où donc a-t-il pu s'enivrer?» se
demandait-il; «serait-ce l'effet du cognac qu'il a bu chez
Virguinsky?»

— Écoutez, Stavroguine: aplanir les montagnes est une idée belle, et non ridicule. Je suis pour Chigaleff! À bas l'instruction et la science! Il y en a assez comme cela pour un millier d'années; mais il faut organiser l'obéissance, c'est la seule chose qui fasse défaut dans le monde. La soif de l'étude est une soif aristocratique. Avec la famille ou l'auteur apparaît le désir de la propriété. Nous tuerons ce désir: nous favoriserons l'ivrognerie, les cancans, la délation; nous propagerons une débauche sans précédents, nous étoufferons les génies dans leur berceau. Réduction de tout au même dénominateur, égalité complète. «Nous avons appris un métier et nous sommes d'honnêtes gens, il ne nous faut rien d'autre», voilà la réponse qu'ont faites dernièrement les ouvriers anglais. Le nécessaire seul est nécessaire, telle sera désormais la devise du globe terrestre. Mais il faut aussi des convulsions; nous pourvoirons à cela, nous autres gouvernants. Les esclaves doivent avoir des chefs. Obéissance complète, impersonnalité complète, mais, une fois tous les trente ans, Chigaleff donnera le signal des convulsions, et tous se mettront subitement à se manger les uns les autres, jusqu'à un certain point toutefois, à seule fin de ne pas s'ennuyer. L'ennui est une sensation aristocratique; dans le chigalévisme il n'y aura pas de désirs. Nous nous réserverons le désir et la souffrance, les esclaves auront le chigalévisme.

— Vous vous exceptez? laissa échapper malgré lui Nicolas
Vsévolodovitch.

— Et vous aussi. Savez-vous, j'avais pensé à livrer le monde au pape. Qu'il sorte pieds nus de son palais, qu'il se montre à la populace en disant: «Voilà à quoi l'on m'a réduit!» et tout, même l'armée, se prosternera à ses genoux. Le pape en haut, nous autour de lui, et au-dessous de nous le chigalévisme. Il suffit que l'Internationale s'entende avec le pape, et il en sera ainsi. Quant au vieux, il consentira tout de suite; c'est la seule issue qui lui reste ouverte. Vous vous rappellerez mes paroles, ha, ha, ah! C'est bête? Dites, est-ce bête, oui ou non?

— Assez, grommela avec colère Stavroguine.

— Assez! écoutez, j'ai lâché le pape! Au diable le chigalévisme! Au diable le pape! Ce qui doit nous occuper, c'est le mal du jour, et non le chigalévisme, car ce système est un article de bijouterie, un idéal réalisable seulement dans l'avenir. Chigaleff est un joaillier et il est bête comme tout philanthrope. Il faut faire le gros ouvrage, et Chigaleff le méprise. Écoutez: à l'Occident il y aura le pape, et ici, chez nous, il y aura vous!

— Laissez-moi, homme ivre! murmura Stavroguine, et il pressa le pas.

— Stavroguine, vous êtes beau! s'écria avec une sorte d'exaltation Pierre Stépanovitch, — savez-vous que vous êtes beau? Ce qu'il y a surtout d'exquis en vous, c'est que parfois vous l'oubliez. Oh! je vous ai bien étudié! Souvent je vous observe du coin de l'oeil, à la dérobée! Il y a même en vous de la bonhomie. J'aime la beauté. Je suis nihiliste, mais j'aime la beauté. Est-ce que les nihilistes ne l'aiment pas? Ce qu'ils n'aiment pas, c'est seulement les idoles; eh bien, moi, j'aime les idoles; vous êtes la mienne! Vous n'offensez personne, et vous êtes universellement détesté; vous considérez tous les hommes comme vos égaux, et tous ont peur de vous; c'est bien. Personne n'ira vous frapper sur l'épaule. Vous êtes un terrible aristocrate, et, quand il vient à la démocratie, l'aristocrate est un charmeur! Il vous est également indifférent de sacrifier votre vie et celle d'autrui. Vous êtes précisément l'homme qu'il faut. C'est de vous que j'ai besoin. En dehors de vous je ne connais personne. Vous êtes un chef, un soleil; moi, je ne suis à côté de vous qu'un ver de terre…

Tout à coup il baisa la main de Nicolas Vsévolodovitch. Ce dernier sentit un froid lui passer dans le dos; effrayé, il retira vivement sa main. Les deux hommes s'arrêtèrent.

— Insensé! fit à voix basse Stavroguine.

— Je délire peut-être, reprit aussitôt Verkhovensky, — oui, je bats peut-être la campagne, mais j'ai imaginé de faire le premier pas. C'est une idée que Chigaleff n'aurait jamais eue. Il ne manque pas de Chigaleffs! Mais un homme, un seul homme en Russie s'est avisé de faire le premier pas, et il sait comment s'y prendre. Cet homme, c'est moi. Pourquoi me regardez-vous? Vous m'êtes indispensable; sans vous, je suis un zéro, une mouche, je suis une idée dans un flacon, un Colomb sans Amérique.

Stavroguine regardait fixement les yeux égarés de son interlocuteur.

— Écoutez, nous commencerons par fomenter le désordre, poursuivit avec une volubilité extraordinaire Pierre Stépanovitch, qui, à chaque instant, prenait Nicolas Vsévolodovitch par la manche gauche de son vêtement. — Je vous l'ai déjà dit: nous pénètrerons dans le peuple même. Savez-vous que déjà maintenant nous sommes terriblement forts? Les nôtres ne sont pas seulement ceux qui égorgent, qui incendient, qui font des coups classiques ou qui mordent. Ceux-là ne sont qu'un embarras. Je ne comprends rien sans discipline. Moi, je suis un coquin et non un socialiste, ha, ha! Écoutez, je les ai tous comptés. Le précepteur qui se moque avec les enfants de leur dieu et de leur berceau, est des nôtres. L'avocat qui défend un assassin bien élevé en prouvant qu'il était plus instruit que ses victimes et que, pour se procurer de l'argent, il ne pouvait pas ne pas tuer, est des nôtres. Les écoliers qui, pour éprouver une sensation, tuent un paysan, sont des nôtres. Les jurés qui acquittent systématiquement tous les criminels sont des nôtres. Le procureur qui, au tribunal, tremble de ne pas se montrer assez libéral, est des nôtres. Parmi les administrateurs, parmi les gens de lettres un très grand nombre sont des nôtres, et ils ne le savent pas eux-mêmes! D'un côté, l'obéissance des écoliers et des imbéciles a atteint son apogée; chez les professeurs la vésicule biliaire a crevé; partout une vanité démesurée, un appétit bestial, inouï… Savez-vous combien nous devrons rien qu'aux théories en vogue? Quand j'ai quitté la Russie, la thèse de Littré qui assimile le crime à une folie faisait fureur; je reviens, et déjà le crime n'est plus une folie, c'est le bon sens même, presque un devoir, à tout le moins une noble protestation. «Eh bien, comment un homme éclairé n'assassinerait-il pas, s'il a besoin d'argent?» Mais ce n'est rien encore. Le dieu russe a cédé la place à la boisson. Le peuple est ivre, les mères sont ivres, les enfants sont ivres, les églises sont désertes, et, dans les tribunaux, on n'entend que ces mots: «Deux cents verges, ou bien paye un védro[21].» Oh! laissez croître cette génération! Il est fâcheux que nous ne puissions pas attendre, ils seraient encore plus ivres! Ah! quel dommage qu'il n'y ait pas de prolétaires! Mais il y en aura, il y en aura, le moment approche…

— C'est dommage aussi que nous soyons devenus stupides, murmura
Stavroguine, et il se remit en marche.

— Écoutez, j'ai vu moi-même un enfant de six ans qui ramenait au logis sa mère ivre, et elle l'accablait de grossières injures. Vous pensez si cela m'a fait plaisir? Quand nous serons les maîtres, eh bien, nous les guérirons… si besoin est, nous les relèguerons pour quarante ans dans une Thébaïde… Mais maintenant la débauche est nécessaire pendant une ou deux générations, — une débauche inouïe, ignoble, sale, voilà ce qu'il faut! Pourquoi riez-vous? Je ne suis pas en contradiction avec moi-même, mais seulement avec les philanthropes et le chigalévisme. Je suis un coquin, et non un socialiste. Ha, ha, ha! C'est seulement dommage que le temps nous manque. J'ai promis à Karmazinoff de commencer en mai et d'avoir fini pour la fête de l'Intercession. C'est bientôt? Ha, ha! Savez-vous ce que je vais vous dire, Stavroguine? jusqu'à présent le peuple russe, malgré la grossièreté de son vocabulaire injurieux, n'a pas connu le cynisme. Savez-vous que le serf se respectait plus que Karmazinoff ne se respecte? Battu, il restait fidèle à ses dieux, et Karmazinoff a abandonné les siens.

— Eh bien, Verkhovensky, c'est la première fois que je vous entends, et votre langage me confond, dit Nicolas Vsévolodovitch; — ainsi, réellement, vous n'êtes pas un socialiste, mais un politicien quelconque… un ambitieux?

— Un coquin, un coquin. Vous désirez savoir qui je suis? Je vais vous le dire, c'est à cela que je voulais arriver. Ce n'est pas pour rien que je vous ai baisé la main. Mais il faut que le peuple croie que nous seuls avons conscience de notre but, tandis que le gouvernement «agite seulement une massue dans les ténèbres et frappe sur les siens». Eh! si nous avions le temps! Le malheur, c'est que nous sommes pressés. Nous prêcherons la destruction… cette idée est si séduisante! Nous appellerons l'incendie à notre aide… Nous mettrons en circulation des légendes… Ces «sections» de rogneux auront ici leur utilité. Dès qu'il y aura un coup de pistolet à tirer, je vous trouverai dans ces mêmes «sections» des hommes de bonne volonté qui même me remercieront de les avoir désignés pour cet honneur. Eh bien, le désordre commencera! Ce sera un bouleversement comme le monde n'en a pas encore vu… La Russie se couvrira de ténèbres, la terre pleurera ses anciens dieux… Eh bien, alors nous lancerons… qui?

— Qui?

— Le tzarévitch Ivan.

— Qui?

— Le tzarévitch Ivan; vous, vous!

Stavroguine réfléchit une minute.

— Un imposteur? demanda-t-il tout à coup en regardant avec un profond étonnement Pierre Stépanovitch. — Eh! ainsi voilà enfin votre plan!

— Nous dirons qu'il «se cache», susurra d'une voix tendre Verkhovensky dont l'aspect était, en effet, celui d'un homme ivre. — Comprenez-vous la puissance de ces trois mots: «il se cache»? Mais il apparaîtra, il apparaîtra. Nous créerons une légende qui dégotera celle des Skoptzi[22]. Il existe, mais personne ne l'a vu. Oh! quelle légende on peut répandre! Et, surtout, ce sera l'avènement d'une force nouvelle dont on a besoin, après laquelle on soupire. Qu'y a-t-il dans le socialisme? Il a ruiné les anciennes forces, mais il ne les a pas remplacées. Ici il y aura une force, une force inouïe même! Il nous suffit d'un levier pour soulever la terre. Tout se soulèvera!

— Ainsi c'est sérieusement que vous comptiez sur moi? fit
Stavroguine avec un méchant sourire.

— Pourquoi cette amère dérision? Ne m'effrayez pas. En ce moment je suis comme un enfant, c'est assez d'un pareil sourire pour me causer une frayeur mortelle. Écoutez, je ne vous montrerai à personne: il faut que vous soyez invisible. Il existe mais personne ne l'a vu, il se cache. Vous savez, vous pourrez vous montrer, je suppose, à un individu sur cent mille. «On l'a vu, on l'a vu», se répétera-t-on dans tout le pays. Ils ont bien vu «de leurs propres yeux» Ivan Philippovitch[23], le dieu Sabaoth, enlevé au ciel dans un char. Et vous, vous n'êtes pas Ivan Philippovitch, vous êtes un beau jeune homme, fier comme un dieu, ne cherchant rien pour lui, paré de l'auréole du sacrifice, «se cachant». L'essentiel, c'est la légende! Vous les fascinerez, un regard de vous fera leur conquête. Il apporte une vérité nouvelle et «il se cache». Nous rendrons deux ou trois jugements de Salomon dont le bruit se répandra partout. Avec des sections et des quinquévirats, pas besoin de journaux! Si, sur dix mille demandes, nous donnons satisfaction à une seule, tout le monde viendra nous solliciter. Dans chaque canton, chaque moujik saura qu'il y a quelque part un endroit écarté où les suppliques sont bien accueillies. Et la terre saluera l'avènement de la «nouvelle loi», de la «justice nouvelle», et la mer se soulèvera, et la baraque s'écroulera, et alors nous aviserons au moyen d'élever un édifice de pierre, — le premier! c'est nous qui le construirons, _nous, _nous seuls!

— Frénésie! dit Stavroguine.

— Pourquoi, pourquoi ne voulez-vous pas? Vous avez peur? C'est parce que vous ne craignez rien que j'ai jeté les yeux sur vous. Mon idée vous paraît absurde, n'est-ce pas? Mais, pour le moment, je suis encore un Colomb sans Amérique: est-ce qu'on trouvait Colomb raisonnable avant que le succès lui eût donné raison?

Nicolas Vsévolodovitch ne répondit pas. Arrivés à la maison
Stavroguine, les deux hommes s'arrêtèrent devant le perron.

— Écoutez, fit Verkhovensky en se penchant à l'oreille de Nicolas Vsévolodovitch: — je vous servirai sans argent: demain j'en finirai avec Marie Timoféievna… sans argent, et demain aussi je vous amènerai Lisa. Voulez-vous Lisa, demain?

Stavroguine sourit: «Est-ce que réellement il serait devenu fou?» pensa-t-il.

Les portes du perron s'ouvrirent.

— Stavroguine, notre Amérique? dit Verkhovensky en saisissant une dernière fois la main de Nicolas Vsévolodovitch.

— À quoi bon? répliqua sévèrement celui-ci.

— Vous n'y tenez pas, je m'en doutais! cria Pierre Stépanovitch dans un violent transport de colère. — Vous mentez, aristocrate vicieux, je ne vous crois pas, vous avez un appétit de loup!… Comprenez donc que votre compte est maintenant trop chargé et que je ne puis vous lâcher! Vous n'avez pas votre pareil sur la terre! Je vous ai inventé à l'étranger; c'est en vous considérant que j'ai songé à ce rôle pour vous. Si je ne vous avais pas vu, rien ne me serait venu à l'esprit!…

Nicolas Vsévolodovitch monta l'escalier sans répondre.

— Stavroguine! lui cria Verkhovensky, — je vous donne un jour… deux… allons, trois; mais je ne puis vous accorder un plus long délai, il me faut votre réponse d'ici à trois jours!

CHAPITRE IX[24]
UNE PERQUISITION CHEZ STEPAN TROPHIMOVITCH.

Sur ces entrefaites se produisit un incident qui m'étonna, et qui mit sens dessus dessous Stépan Trophimovitch. À huit heures du matin, Nastasia accourut chez moi et m'apprit qu'une perquisition avait eu lieu dans le domicile de son maître. D'abord je ne pus rien comprendre aux paroles de la servante, sinon que des employés étaient venus saisir des papiers, qu'un soldat en avait fait un paquet et l'avait «emporté dans une brouette». Je me rendis aussitôt chez Stépan Trophimovitch.

Je le trouvai dans un singulier état: il était défait et agité, mais en même temps son visage offrait une incontestable expression de triomphe. Sur la table, au milieu de la chambre, bouillait le samovar à côté d'un verre de thé auquel on n'avait pas encore touché. Stépan Trophimovitch allait d'un coin à l'autre sans se rendre compte de ses mouvements. Il portait sa camisole rouge accoutumée, mais, en m'apercevant, il se hâta de passer son gilet et sa redingote, ce qu'il ne faisait jamais quand un de ses intimes le surprenait en déshabillé. Il me serra chaleureusement la main.

— Enfin un ami! (il soupira profondément.) _Cher, _je n'ai envoyé que chez vous, personne ne sait rien. Il faut dire à Nastasia de fermer la porte et de ne laisser entrer personne, excepté, bien entendu, ces gens-là… Vous comprenez?

Il me regarda d'un oeil inquiet, comme s'il eût attendu une réponse. Naturellement, je m'empressai de le questionner; son récit incohérent, souvent interrompu et rempli de détails inutiles, m'apprit tant bien que mal qu'à sept heures du matin était «brusquement» arrivé chez lui un employé du gouverneur…

_— Pardon, j'ai oublié son nom. Il n'est pas du pays, _mais il paraît que Lembke l'a amené avec lui; quelque chose de bête et d'allemand dans la physionomie. Il s'appelle Rosenthal.

— N'est-ce pas Blum?

— Blum. En effet, c'est ainsi qu'il s'est nommé. _Vous le connaissez? Quelque chose d'hébété et de très content dans la figure, pourtant très sévère, roide et sérieux. _Un type de policier subalterne, je m'y connais. Je dormais encore, et, figurez-vous, il a demandé à «jeter un coup d'oeil» sur mes livres et sur mes manuscrits, oui, je m'en souviens, il a employé ces mots. Il ne m'a pas arrêté, il s'est borné à saisir des livres… _Il se tenait à distance, _et, quand il s'est mis à m'expliquer l'objet de sa visite, il paraissait craindre que je… _enfin il avait l'air de croire que je tomberais sur lui immédiatement, et que je commencerais à le battre comme plâtre. Tous ces gens de bas étage sont comme ça, _quand ils ont affaire à un homme comme il faut. Il va de soi que j'ai tout compris aussitôt. _Voilà vingt ans que je m'y prépare. _Je lui ai ouvert tous mes tiroirs et lui ai remis toutes mes clefs; je les lui ai données moi-même, je lui ai tout donné. J'étais digne et calme. En fait de livres, il a pris les ouvrages de Hertzen publiés à l'étranger, un exemplaire relié de la «Cloche», quatre copies de mon poème, et enfin tout ça. Ensuite, des papiers, des lettres, et quelques unes de mes ébauches historiques, critiques et politiques. Ils se sont emparés de tout cela. Nastasia dit que le soldat a chargé sur une brouette les objets saisis et qu'on a mis dessus la couverture du traîneau; _oui, c'est cela, _la couverture.

C'était une hallucination. Qui pouvait y comprendre quelque chose? De nouveau je l'accablai de questions: Blum était-il venu seul ou avec d'autres? Au nom de qui avait-il agi? De quel droit? Comment s'était-il permis cela? Quelles explications avait-il données?

_— Il était seul, bien seul; _du reste, il y avait encore quelqu'un _dans l'antichambre, oui, je m'en souviens, et puis… _Du reste, il me semble qu'il y avait encore quelqu'un, et que dans le vestibule se tenait un garde. Il faut demander à Nastasia; elle sait tout cela mieux que moi. _J'étais surexcité, voyez-vous. Il parlait, parlait… un tas de choses; _du reste, il a très peu parlé, et c'est moi qui ai parlé tout le temps… J'ai raconté ma vie, naturellement, à ce seul point de vue… _J'étais surexcité, mais digne, je vous l'assure. _Cependant je crois avoir pleuré, j'en ai peur. La brouette, ils l'ont prise chez un boutiquier, ici, à côté.

— Oh! Seigneur, comment tout cela a-t-il pu se faire! Mais, pour l'amour de Dieu, soyez plus précis, Stépan Trophimovitch; voyons, c'est un rêve, ce que vous racontez là!

_— Cher, _je suis moi-même comme dans un rêve… _Savez-vous, il a prononcé le nom de Téliatnikoff, _et je pense que celui-là était aussi caché dans le vestibule. Oui, je me rappelle, il a parlé du procureur et, je crois, de Dmitri Mitritch… _qui me doit encore quinze roubles que je lui ai gagnées au jeu, soit dit en passant. Enfin je n'ai pas trop compris. _Mais j'ai été plus rusé qu'eux, et que m'importe Dmitri Mitritch? Je crois que je l'ai instamment prié de ne pas ébruiter l'affaire, je l'ai sollicité à plusieurs reprises, je crains même de m'être abaissé, _comment croyez-vous? Enfin il a consenti… _Oui, je me rappelle, c'est lui-même qui m'a demandé cela: il m'a dit qu'il valait mieux tenir la chose secrète, parce qu'il était venu seulement pour «jeter un coup d'oeil» _et rien de plus…_et que si l'on ne trouvait rien, il n'y aurait rien… Si bien que nous avons tout terminé en amis, je suis tout à fait content.

— Ainsi, il vous avait offert les garanties d'usage en pareil cas, et c'est vous-même qui les avez refusées! m'écriai-je dans un accès d'amicale indignation.

— Oui, l'absence de garanties est préférable. Et pourquoi faire du scandale? Jusqu'à présent, nous avons procédé _en amis, _cela vaut mieux… Vous savez, si l'on apprend dans notre ville… _mes ennemis… et puis à quoi bon ce procureur, ce cochon de notre procureur, qui deux fois m'a manqué de politesse et qu'on a rossé à plaisir l'autre année chez cette charmante et belle Nathalie Pavlovna, quand il se cacha dans son boudoir? Et puis, mon ami, _épargnez-moi vos observations et ne me démoralisez pas, je vous prie, car, quand un homme est malheureux, il n'y a rien de plus insupportable pour lui que de s'entendre dire par cent amis qu'il a fait une sottise. Asseyez-vous pourtant, et buvez une tasse de thé; j'avoue que je suis fort fatigué… si je me couchais pour un moment et si je m'appliquais autour de la tête un linge trempé dans du vinaigre, qu'en pensez-vous?

— Vous ferez très bien, répondis-je, — vous devriez même vous mettre de la glace sur la tête. Vous avez les nerfs très agités, vous êtes pâle, et vos mains tremblent. Couchez-vous, reposez-vous un peu, vous reprendrez votre récit plus tard. Je resterai près de vous en attendant.

Il hésitait à suivre mon conseil, mais j'insistai. Nastasia apporta une tasse remplie de vinaigre, je mouillai un essuie-mains et j'en entourai la tête de Stépan Trophimovitch. Ensuite Nastasia monta sur la table et se mit en devoir d'allumer une lampe dans le coin devant l'icône. Le fait m'étonna, car rien de semblable n'avait jamais eu lieu dans la maison.

— J'ai donné cet ordre tantôt, immédiatement après leur départ, murmura Stépan Trophimovitch en me regardant d'un air fin: — _quand on a de ces choses là dans sa chambre et qu'on vient vous arrêter, _cela impose, et ils doivent rapporter ce qu'ils ont vu…

Lorsqu'elle eut allumé la lampe, la servante appuya sa main droite sur sa joue, et, debout sur le seuil, se mit à considérer son maître d'un air attristé…

Il m'appela d'un signe près du divan sur lequel il était couché:

_— Éloignez-là _sous un prétexte quelconque; je ne puis souffrir cette pitié russe, et puis ça m'embête.

Mais Nastasia se retira sans qu'il fût besoin de l'inviter à sortir. Je remarquai qu'il avait toujours les yeux fixés sur la porte et qu'il prêtait l'oreille au moindre bruit arrivant de l'antichambre.

_— Il faut être prêt, voyez-vous, _me dit-il avec un regard significatif, — _chaque moment… _on vient, on vous prend, et ff…uit — voilà un homme disparu!

— Seigneur! Qui est-ce qui viendra? Qui est-ce qui peut vous prendre?

_— Voyez-vous, mon cher, _quand il est parti, je lui ai carrément demandé ce qu'on allait faire de moi.

— Vous auriez mieux fait de lui demander où l'on vous déportera! répliquai-je ironiquement.

— C'est aussi ce qui était sous-entendu dans ma question, mais il est parti sans répondre. _Voyez-vous: _en ce qui concerne le linge, les effets et surtout les vêtements chauds, c'est comme ils veulent: ils peuvent vous les laisser prendre ou vous emballer vêtu seulement d'un manteau de soldat. Mais, ajouta-t-il en baissant tout à coup la voix et en regardant vers la porte par où Nastasia était sortie, — j'ai glissé secrètement trente-cinq roubles dans la doublure de mon gilet, tenez, tâtez… Je pense qu'ils ne me feront pas ôter mon gilet; pour la frime j'ai laissé sept roubles dans mon porte-monnaie, et il y a là, sur la table, de la monnaie de cuivre bien en évidence; ils croiront que c'est là tout ce que je possède, et ils ne devineront pas que j'ai caché de l'argent. Dieu sait où je coucherai la nuit prochaine.

Je baissai la tête devant une telle folie. Évidemment on ne pouvait opérer ni perquisition ni saisie dans des conditions semblables, et à coup sûr il battait la campagne. Il est vrai que tout cela se passait avant la mise en vigueur de la législation actuelle. Il est vrai aussi (lui-même le reconnaissait) qu'on lui avait offert de procéder plus régulièrement; mais, «par ruse», il avait repoussé cette proposition… Sans doute, il n'y a pas encore bien longtemps, le gouverneur avait le droit, dans les cas urgents, de recourir à une procédure expéditive… Mais, encore une fois, quel cas urgent pouvait-il y avoir ici? Voilà ce qui me confondait.

— On aura certainement reçu un télégramme de Pétersbourg, dit soudain Stépan Trophimovitch.

— Un télégramme? À votre sujet? À cause de votre poème et des ouvrages de Hertzen? Vous êtes fou: est-ce que cela peut motiver une arrestation?

Je prononçai ces mots avec une véritable colère. Il fit la grimace, évidemment je l'avais blessé en lui disant qu'il n'y avait pas de raison pour l'arrêter.

— À notre époque on peut être arrêté sans savoir pourquoi, murmura-t-il d'un air mystérieux.

Une supposition saugrenue me vint à l'esprit.

— Stépan Trophimovitch, parlez-moi comme à un ami, criai-je, — comme à un véritable ami, je ne vous trahirai pas: oui ou non, appartenez-vous à quelque société secrète?

Grande fut ma surprise en constatant l'embarras dans lequel le jeta cette question: il n'était pas bien sûr de ne pas faire partie d'une société secrète.

— Cela dépend du point de vue où l'on se place, voyez-vous…

— Comment, «cela dépend du point de vue»?

— Quand on appartient de tout son coeur au progrès et… qui peut répondre… on croit ne faire partie de rien, et, en y regardant bien, on découvre qu'on fait partie de quelque chose.

— Comment est-ce possible? On est d'une société secrète ou l'on n'en est pas!

_— Cela date de Pétersbourg, _du temps où elle et moi nous voulions fonder là une revue. Voilà le point de départ. Alors nous leur avons glissé dans les mains, et ils nous ont oubliés; mais maintenant ils se souviennent. _Cher, cher, _est-ce que vous ne savez pas? s'écria-t-il douloureusement: — on nous rendra à notre tour, on nous fourrera dans une kibitka, et en route pour la Sibérie; ou bien on nous oubliera dans une casemate…

Et soudain il fondit en larmes. Portant à ses yeux son foulard rouge, il sanglota convulsivement pendant cinq minutes. J'éprouvai une sensation pénible. Cet homme, depuis vingt ans notre prophète, notre oracle, notre patriarche, ce fier vétéran du libéralisme devant qui nous nous étions toujours inclinés avec tant de respect, voilà qu'à présent il sanglotait comme un enfant qui craint d'être fouetté par son précepteur en punition de quelque gaminerie. Il me faisait pitié. Nul doute qu'il ne crût à la «kibitka» aussi fermement qu'à ma présence auprès de lui; il s'attendait à être transporté ce matin même, dans un instant, et tout cela à cause de son poème et des ouvrages de Hertzen! Si touchante qu'elle fût, cette phénoménale ignorance de la réalité pratique avait quelque chose de crispant.

À la fin il cessa de pleurer, se leva et recommença à se promener dans la pièce en s'entretenant avec moi, mais à chaque instant il regardait par la fenêtre et tendait l'oreille dans la direction de l'antichambre. Nous causions à bâtons rompus. En vain je m'évertuais à lui remonter le moral, autant eût valu jeter des pois contre un mur. Quoi qu'il ne m'écoutât guère, il avait pourtant un besoin extrême de m'entendre lui répéter sans cesse des paroles rassurantes. Je voyais qu'en ce moment il ne pouvait se passer de moi, et que pour rien au monde il ne m'aurait laissé partir. Je prolongeai ma visite, et nous restâmes plus de deux heures ensemble. Au cours de la conversation, il se rappela que Blum avait emporté deux proclamations trouvées chez lui.

— Comment, des proclamations? m'écriai-je pris d'une sotte inquiétude: — est-ce que vous…

— Eh! on m'en a fait parvenir dix, répondit-il d'un ton vexé (son langage était tantôt dépité et hautain, tantôt plaintif et humble à l'excès), — mais huit avaient déjà trouvé leur emploi, et Blum n'en a saisi que deux…

La rougeur de l'indignation colora tout à coup son visage.

_— Vous me mettez avec ces gens là? _Pouvez-vous supposer que je sois avec ces drôles, avec ces folliculaires, avec mon fils Pierre Stépanovitch, avec ces esprits forts de la lâcheté? Ô Dieu!

— Bah, mais ne vous aurait-on pas confondu… Du reste, c'est absurde, cela ne peut pas être? observai-je.

_— Savez-vous, _éclata-t-il brusquement, — il y a des minutes où je sens que je ferai là-bas quelque esclandre. Oh! ne vous en allez pas, ne me laissez pas seul! Ma carrière est finie aujourd'hui, je le sens. Vous savez, quand je serai là, je m'élancerai peut-être sur quelqu'un et je le mordrai, comme ce sous-lieutenant…

Il fixa sur moi un regard étrange où se lisaient à la fois la frayeur et le désir d'effrayer. À mesure que le temps s'écoulait sans qu'on vît apparaître la «kibitka», son irritation grandissait de plus en plus et devenait même de la fureur. Tout à coup un bruit se produisit dans l'antichambre: c'était Nastasia qui, par mégarde, avait fait tomber un portemanteau. Stépan Trophimovitch trembla de tous ses membres et pâlit affreusement; mais, quand il sut à quoi se réduisait le fait qui lui avait causé une telle épouvante, peu s'en fallut qu'il ne renvoyât brutalement la servante à la cuisine. Cinq minutes après il reprit la parole en me regardant avec une expression de désespoir.

— Je suis perdu! gémit-il, et il s'assit soudain à côté de moi; _cher, _je ne crains pas la Sibérie, _oh! je vous le jure, _ajouta-t-il les larmes aux yeux, — c'est autre chose qui me fait peur…

Je devinai à sa physionomie qu'une confidence d'une nature particulièrement pénible allait s'échapper de ses lèvres.

— Je crains la honte, fit-il à voix basse.

— Quelle honte? Mais, au contraire, soyez persuadé, Stépan Trophimovitch, que tout cela s'éclaircira aujourd'hui même, et que cette affaire se terminera à votre avantage…

— Vous êtes si sûr qu'on me pardonnera?

— Que vient faire ici le mot «pardonner»? Quelle expression! De quoi êtes-vous coupable pour qu'on vous pardonne? Je vous assure que vous n'êtes coupable de rien!

_— Qu'en savez-vous? Toute ma vie a été… cher… _Ils se rappelleront tout, et s'ils ne trouvent rien, ce sera encore pire, ajouta-t-il brusquement.

— Comment, encore pire?

— Oui.

— Je ne comprends pas.

— Mon ami, mon ami, qu'on m'envoie en Sibérie, à Arkhangel, qu'on me prive de mes droits civils, soit — s'il faut périr, j'accepte ma perte! Mais… c'est autre chose que je crains, acheva-t-il en baissant de nouveau la voix.

— Eh bien, quoi, quoi?

— On me fouettera, dit-il, et il me considéra d'un air égaré.

— Qui vous fouettera? Où? Pourquoi? répliquai-je, me demandant avec inquiétude s'il n'avait pas perdu l'esprit.

— Où? Eh bien, là… où cela se fait.

— Mais où cela se fait-il?

— Eh! cher, répondit-il d'une voix qui s'entendait à peine, — une trappe s'ouvre tout à coup sous vos pieds et vous engloutit jusqu'au milieu du corps… Tout le monde sait cela.

— Ce sont des fables! m'écriai-je, — se peut-il que jusqu'à présent vous ayez cru à ces vieux contes?

Je me mis à rire.

— Des fables! Pourtant il n'y a pas de fumée sans feu; un homme qui a été fouetté ne va pas le raconter. Dix mille fois je me suis représenté cela en imagination!

— Mais vous, vous, pourquoi vous fouetterait-on? Vous n'avez rien fait.

— Tant pis, on verra que je n'ai rien fait, et l'on me fouettera.

— Et vous êtes sûr qu'on vous emmènera ensuite à Pétersbourg?

— Mon ami, j'ai déjà dit que je ne regrettais rien, ma carrière est finie. Depuis l'heure où elle m'a dit adieu à Skvorechniki, j'ai cessé de tenir à la vie… mais la honte, le déshonneur, _que dira-t-elle, _si elle apprend cela?

Le pauvre homme fixa sur moi un regard navré. Je baissai les yeux.

— Elle n'apprendra rien, parce qu'il ne vous arrivera rien. En vérité, je ne vous reconnais plus, Stépan Trophimovitch, tant vous m'étonnez ce matin.

— Mon ami, ce n'est pas la peur. Mais en supposant même qu'on me pardonne, qu'on me ramène ici et qu'on ne me fasse rien, — je n'en suis pas moins perdu. Elle me soupçonnera toute sa vie… moi, moi, le poète, le penseur, l'homme qu'elle a adoré pendant vingt-deux ans!

— Elle n'en aura même pas l'idée.

— Si, elle en aura l'idée, murmura-t-il avec une conviction profonde. — Elle et moi nous avons parlé de cela plus d'une fois à Pétersbourg pendant le grand carême, à la veille de notre départ, quand nous craignions tous deux… Elle me soupçonnera toute sa vie… et comment la détromper? D'ailleurs, ici, dans cette petite ville, qui ajoutera foi à mes paroles? Tout ce que je pourrai dire paraîtra invraisemblable… Et puis les femmes… Cela lui fera plaisir. Elle sera désolée, très sincèrement désolée, comme une véritable amie, mais au fond elle sera bien aise… Je lui fournirai une arme contre moi pour toute la vie. Oh! c'en est fait de mon existence! Vingt ans d'un bonheur si complet avec elle… et voilà!

Il couvrit son visage de ses mains.

— Stépan Trophimovitch, si vous faisiez savoir tout de suite à
Barbara Pétrovna ce qui s'est passé? conseillai-je.

Il se leva frissonnant.

— Dieu m'en préserve! Pour rien au monde, jamais, après ce qui a été dit au moment des adieux à Skvorechniki, jamais!

Ses yeux étincelaient.

Nous restâmes encore une heure au moins dans l'attente de quelque chose. Il se recoucha sur le divan, ferma les yeux, et durant vingt minutes ne dit pas un mot; je crus même qu'il s'était endormi. Tout à coup il se souleva sur son séant, arracha la compresse nouée autour de sa tête et courut à une glace. Ses mains tremblaient tandis qu'il mettait sa cravate. Ensuite, d'une voix de tonnerre, il cria à Nastasia de lui donner son paletot, son chapeau et sa canne.

— Je ne puis plus y tenir, prononça-t-il d'une voix saccadée, — je ne le puis plus, je ne le puis plus!… J'y vais moi-même.

— Où? demandai-je en me levant aussi.

— Chez Lembke. Cher, je le dois, j'y suis tenu. C'est un devoir. Je suis un citoyen, un homme, et non un petit copeau, j'ai des droits, je veux mes droits… Pendant vingt ans je n'ai pas réclamé mes droits, toute ma vie je les ai criminellement oubliés… mais maintenant je les revendique. Il faut qu'il me dise tout, tout. Il a reçu un télégramme. Qu'il ne s'avise pas de me faire languir dans l'incertitude, qu'il me mette plutôt en état d'arrestation, oui, qu'il m'arrête, qu'il m'arrête!

Il frappait du pied tout en proférant ces exclamations.

— Je vous approuve, dis-je aussi tranquillement que possible, quoique son état m'inspirât de vives inquiétudes, — après tout, cela vaut mieux que de rester dans une pareille angoisse, mais je n'approuve pas votre surexcitation; voyez un peu à qui vous ressemblez et comment vous irez là. _Il faut être digne et calme avec Lembke. _Réellement vous êtes capable à présent de vous précipiter sur quelqu'un et de le mordre.

— J'irai me livrer moi-même. Je me jetterai dans la gueule du lion.

— Je vous accompagnerai.

— Je n'attendais pas moins de vous, j'accepte votre sacrifice, le sacrifice d'un véritable ami, mais jusqu'à la maison seulement, je ne souffrirai pas que vous alliez plus loin que la porte: vous ne devez pas, vous n'avez pas le droit de vous compromettre davantage dans ma compagnie. _Oh! croyez-moi, je serai calme! _Je me sens en ce moment à la hauteur de ce qu'il y a de plus sacré…

— Peut-être entrerai-je avec vous dans la maison, interrompis-je. — Hier, leur imbécile de comité m'a fait savoir par Vysotzky que l'on comptait sur moi et que l'on me priait de prendre part à la fête de demain en qualité de commissaire: c'est ainsi qu'on appelle les six jeunes gens désignés pour veiller au service des consommations, s'occuper des dames et placer les invités; comme marque distinctive de leurs fonctions, ils porteront sur l'épaule gauche un noeud de rubans blancs et rouges. Mon intention était d'abord de refuser, mais maintenant cela me fournit un prétexte pour pénétrer dans la maison: je dirai que j'ai à parler à Julie Mikhaïlovna… Comme cela, nous entrerons ensemble.

Il m'écouta en inclinant la tête, mais sans paraître rien comprendre. Nous nous arrêtâmes sur le seuil.

_— Cher, _dit-il en me montrant la lampe allumée dans le coin, cher, je n'ai jamais cru à cela, mais… soit, soit! (Il se signa.) Allons.

— «Au fait, cela vaut mieux», pensai-je, comme nous nous approchions du perron, — «l'air frais lui fera du bien, il se calmera un peu, rentrera chez lui et se couchera…»

Mais je comptais sans mon hôte. En chemin nous arriva une aventure qui acheva de bouleverser mon malheureux ami…

CHAPITRE X
LES FLIBUSTIERS. UNE MATINÉE FATALE.
I

Une heure avant que je sortisse avec Stépan Trophimovitch, on vit non sans surprise défiler dans les rues de notre ville une bande de soixante-dix ouvriers au moins, appartenant à la fabrique de Chpigouline, qui en comptait environ neuf cents. Ils marchaient en bon ordre, presque silencieusement. Plus tard on a prétendu que ces soixante-dix hommes étaient les mandataires de leurs camarades, qu'ils avaient été choisis pour aller trouver le gouverneur et lui demander justice contre l'intendant qui, en l'absence des patrons, avait fermé l'usine et volé effrontément le personnel congédié. D'autres chez nous se refusent à admettre que les soixante-dix aient été délégués par l'ensemble des travailleurs de la fabrique, ils soutiennent qu'une députation comprenant soixante-dix membres n'aurait pas eu le sens commun. À en croire les partisans de cette opinion, la bande se composait tout bonnement des ouvriers qui avaient le plus à se plaindre de l'intendant, et qui s'étaient réunis pour porter au gouverneur leurs doléances particulières et non celles de toute l'usine. Dans l'hypothèse que je viens d'indiquer, la «révolte» générale de la fabrique, dont on a tant parlé depuis, n'aurait été qu'une intervention de nouvellistes. Enfin, suivant une troisième version, il faudrait voir dans la manifestation ouvrière non le fait de simples tapageurs, mais un mouvement politique provoqué par des écrits clandestins. Bref, on ne sait pas encore au juste si les excitations des nihilistes ont été pour quelque chose dans cette affaire. Mon sentiment personnel est que les ouvriers n'avaient pas lu les proclamations, et que, les eussent-ils lues, ils n'en auraient pas compris un mot, attendu que les rédacteurs de ces papiers, nonobstant la crudité de leur style, écrivent d'une façon extrêmement obscure. Mais les ouvriers de la fabrique se trouvant réellement lésés, et la police à qui ils s'étaient adressés d'abord refusant d'intervenir en leur faveur, il est tout naturel qu'ils aient songé à se rendre en masse auprès du «général lui-même» pour lui exposer respectueusement leurs griefs. Selon moi, on n'avait affaire ici ni à des séditieux, ni même à une députation élue, mais à des gens qui suivaient une vieille tradition russe: de tout temps, en effet, notre peuple a aimé les entretiens avec le «général lui-même», bien qu'il n'ait jamais retiré aucun avantage de ces colloques.

Des indices sérieux donnent à penser que Pierre Stépanovitch, Lipoutine et peut-être encore un autre, sans compter Fedka, avaient cherché au préalable à se ménager des intelligences dans l'usine; mais je tiens pour certain qu'ils ne s'abouchèrent pas avec plus de deux ou trois ouvriers, mettons cinq, si l'on veut, et que ces menées n'aboutirent à aucun résultat. La propagande des agitateurs ne pouvait guère être comprise dans un pareil milieu. Fedka, il est vrai, semble avoir mieux réussi que Pierre Stépanovitch. Il est prouvé aujourd'hui que deux hommes de la fabrique prirent part, conjointement avec le galérien, à l'incendie de la ville survenu trois jours plus tard; un mois après, on a aussi arrêté dans le district trois anciens ouvriers de l'usine sous l'inculpation d'incendie et de pillage. Mais ces cinq individus paraissent être les seuls qui aient prêté l'oreille aux instigations de Fedka.

Quoi qu'il en soit, arrivés sur l'esplanade qui s'étend devant la maison du gouverneur, les ouvriers se rangèrent silencieusement vis-à-vis du perron; ensuite ils attendirent bouche béante. On m'a dit qu'à peine en place ils avaient ôté leurs bonnets, et cela avant l'apparition de Von Lembke, qui, comme par un fait exprès, ne se trouvait pas chez lui en ce moment. La police se montra bientôt, d'abord par petites escouades, puis au grand complet. Comme toujours, elle commença par sommer les manifestants de se disperser. Ils n'en firent rien, et répondirent laconiquement qu'ils avaient à parler au «général lui-même»; leur attitude dénotait une résolution énergique; le calme dont ils ne se départaient point, et qui semblait l'effet d'un mot d'ordre, inquiéta l'autorité. Le maître de police crut devoir attendre l'arrivée de Von Lembke. Les faits et gestes de ce personnage ont été racontés de la façon la plus fantaisiste. Ainsi, il est absolument faux qu'il ait fait venir la troupe baïonnette au fusil, et qu'il ait télégraphié quelque part pour demander de l'artillerie et des Cosaques. Ce sont des fables dont se moquent à présent ceux même qui les ont inventées. Non moins absurde est l'histoire des pompes à incendie, avec lesquelles on aurait douché la foule. Ce qui a pu donner naissance à ce bruit, c'est qu'Ilia Ilitch, fort échauffé, criait aux ouvriers: «Pas un de vous ne sortira sec de l'eau[25].» De là sans doute la légende des pompes à incendie, qui a trouvé un écho dans les correspondances adressées aux journaux de la capitale. En réalité, le maître de police se borna à faire cerner le rassemblement par tout ce qu'il avait d'hommes disponibles, et à dépêcher au gouverneur le commissaire du premier arrondissement; celui-ci monta dans le drojki d'Ilia Ilitch et partit en tout hâte pour Skvorechniki, sachant qu'une demi-heure auparavant Von Lembke s'était mis en route dans cette direction…

Mais un point, je l'avoue, reste encore obscur pour moi: comment transforma-t-on tout d'abord une paisible réunion de solliciteurs en une émeute menaçante pour l'ordre social? Comment Lembke lui- même, qui arriva au bout de vingt minutes, adopta-t-il d'emblée cette manière de voir? Je présume (mais c'est encore une opinion personnelle) qu'Ilia Ilitch, acquis aux intérêts de l'intendant, présenta exprès au gouverneur la situation sous un jour faux pour l'empêcher d'examiner sérieusement les réclamations des ouvriers. L'idée de donner le change à son supérieur fut sans doute suggérée au maître de police par André Antonovitch lui-même. La veille et l'avant-veille, dans deux entretiens confidentiels que ce dernier avait eus avec son subordonné, il s'était montré fort préoccupé des proclamations et très disposé à admettre l'existence d'un complot tramé par les nihilistes avec les ouvriers de l'usine Chpigouline; il semblait même que Son Excellence aurait été désolée si l'événement avait donné tort à ses conjectures. «Il veut attirer sur lui l'attention du ministère», se dit notre rusé Ilia Ilitch en sortant de chez le gouverneur; «eh bien cela tombe à merveille.»

Mais je suis persuadé que le pauvre André Antonovitch n'aurait pas désiré une émeute, même pour avoir l'occasion de se distinguer. C'était un fonctionnaire extrêmement consciencieux, et jusqu'à son mariage il avait été irréprochable. Était-ce même sa faute, à cet Allemand simple et modeste, si une princesse quadragénaire l'avait élevé jusqu'à elle? Je sais à peu près positivement que de cette matinée fatale datent les premiers symptômes irrécusables du dérangement intellectuel pour lequel l'infortuné Von Lembke suit aujourd'hui un traitement dans un établissement psychiatrique de la Suisse; mais on peut supposer que, la veille déjà, l'altération de ses facultés mentales s'était manifestée par certains signes. Je tiens de bonne source que la nuit précédente, à trois heures du matin, il se rendit dans l'appartement de sa femme, la réveilla et la somma d'entendre «son ultimatum». Il parlait d'un ton si impérieux que Julie Mikhaïlovna dut obéir; elle se leva indignée, s'assit sur une couchette sans prendre le temps de défaire ses papillotes, et s'apprêta à écouter d'un air sarcastique. Alors, pour la première fois, elle comprit dans quel état d'esprit se trouvait André Antonovitch, et elle s'en effraya à part soi. Mais, au lieu de rentrer en elle-même, de s'humaniser, elle affecta de se montrer plus intraitable que jamais. Chaque femme a sa manière de mettre son mari à la raison. Le procédé de Julie Mikhaïlovna consistait dans un dédaigneux silence qu'elle observait pendant une heure, deux heures, vingt-quatre heures, parfois durant trois jours; André Antonovitch pouvait dire ou faire tout ce qu'il voulait, menacer même de se jeter par la fenêtre d'un troisième étage, sa femme n'ouvrait pas la bouche, — pour un homme sensible il n'y a rien d'insupportable comme un pareil mutisme! La gouvernante était-elle fâchée contre un époux qui, non content d'accumuler depuis quelques jours bévues sur bévues, prenait ombrage des capacités administratives de sa femme? Avait-elle sur le coeur les reproches qu'il lui avait adressés au sujet de sa conduite avec les jeunes gens et avec toute notre société, sans comprendre les hautes et subtiles considérations politiques dont elle s'inspirait? Se sentait-elle offensée de la sotte jalousie qu'il témoignait à l'égard de Pierre Stépanovitch? Quoi qu'il en soit, maintenant encore Julie Mikhaïlovna résolut de tenir rigueur à son mari, nonobstant l'agitation inaccoutumée à laquelle elle le voyait en proie.

Tandis qu'il arpentait de long en large le boudoir de sa femme, Von Lembke se répandit en récriminations aussi décousues que violentes. Il commença par déclarer que tout le monde se moquait de lui et le «menait par le nez». — «Qu'importe la vulgarité de l'expression! vociféra-t-il en surprenant un sourire sur les lèvres de sa femme, — le mot n'y fait rien, la vérité est qu'on me mène par le nez!…Non, madame, le moment est venu; sachez qu'à présent il ne s'agit plus de rire et que les manèges de la coquetterie féminine ne sont plus de saison. Nous ne sommes pas dans le boudoir d'une petite-maîtresse, nous sommes en quelque sorte deux êtres abstraits se rencontrant en ballon pour dire la vérité.» (Comme on le voit, le trouble de ses idées se trahissait dans l'incohérence de ses images.) «C'est vous, vous, madame, qui m'avez fait quitter mon ancien poste: je n'ai accepté cette place que pour vous, pour satisfaire votre ambition… Vous souriez ironiquement? Ne vous hâtez pas de triompher. Sachez, madame, sachez que je pourrais, que je saurais me montrer à la hauteur de cette place, que dis-je? de dix places semblables à celle-ci, car je ne manque pas de capacités; mais avec vous, madame, c'est impossible, attendu que vous me faites perdre tous mes moyens. Deux centres ne peuvent coexister, et vous en avez organisé deux: l'un chez moi, l'autre dans votre boudoir, — deux centres de pouvoir, madame, mais je ne permets pas cela, je ne le permets pas! Dans le service comme dans le ménage l'autorité doit être une, elle ne peut se scinder… Comment m'avez-vous récompensé? s'écria-t-il ensuite, — quelle a été notre vie conjugale? Sans cesse, à tout heure, vous me démontriez que j'étais un être nul, bête et même lâche; moi, j'étais réduit à la nécessité de vous démontrer sans cesse, à toute heure, que je n'étais ni une nullité, ni un imbécile, et que j'étonnais tout le monde par ma noblesse: — eh bien, n'était-ce pas une situation humiliante de part et d'autre?» En prononçant ces mots, il frappait du pied sur le tapis. Julie Mikhaïlovna se redressa d'un air de dignité hautaine. André Antonovitch se calma aussitôt; mais sa colère fit place à un débordement de sensibilité. Pendant cinq minutes environ, il sanglota (oui, il sanglota) et se frappa la poitrine: le silence obstiné de sa femme le mettait hors de lui. À la fin, il s'oublia au point de laisser percer sa jalousie à l'endroit de Pierre Stépanovitch; puis, sentant combien il avait été bête, il entra dans une violente colère. «Je ne permettrai pas la négation de Dieu, cria-t-il, — je fermerai votre salon aussi antinational qu'antireligieux; croire en Dieu est une obligation pour un gouverneur, et par conséquent aussi pour sa femme; je ne souffrirai plus de jeunes gens autour de vous… Par dignité personnelle, vous auriez dû, madame, vous intéresser à votre mari et ne pas laisser mettre en doute son intelligence, lors même qu'il aurait été un homme de peu de moyens (ce qui n'est pas du tout mon cas); or vous êtes cause, au contraire, que tout le monde ici me méprise; c'est vous qui avez ainsi disposé l'esprit public… Je supprimerai la question des femmes, poursuivit-il avec véhémence, — je purifierai l'atmosphère de ce miasme; demain, je vais interdire la sotte fête au profit des institutrices (que le diable les emporte!). Gare à la première qui se présentera demain matin, je la ferai reconduire à la frontière de la province par un Cosaque! Exprès, exprès! Savez-vous, savez- vous que vos vauriens fomentent le désordre parmi les ouvriers de l'usine, et que je n'ignore pas cela? Savez-vous qu'ils distribuent exprès des proclamations, exprès? Savez-vous que je connais les noms de quatre de ces vauriens, et que je perds la tête; je la perds définitivement, définitivement!!!…»

À ces mots, Julie Mikhaïlovna, sortant soudain de son mutisme, déclara sèchement qu'elle-même était depuis longtemps instruite des projets de complot, et que c'était une bêtise à laquelle André Antonovitch attachait trop d'importance; quant aux polissons, elle connaissait non-seulement ces quatre-là, mais tous les autres (en parlant ainsi, elle mentait); du reste, elle comptait bien ne pas perdre l'esprit à propos de cela; au contraire, elle était plus sûre que jamais de son intelligence, et avait le ferme espoir de tout terminer heureusement, grâce à l'application de son programme: témoigner de l'intérêt aux jeunes gens, leur faire entendre raison, les surprendre en leur prouvant tout d'un coup qu'on a éventé leurs desseins, et ensuite offrir à leur activité un objectif plus sage.

Oh! que devint en ce moment André Antonovitch! Ainsi il avait encore été berné par Pierre Stépanovitch; ce dernier s'était grossièrement moqué de lui, il n'avait révélé quelque chose au gouverneur qu'après avoir fait des confidences beaucoup plus détaillées à la gouvernante, et enfin ce même Pierre Stépanovitch était peut-être l'âme de la conspiration! Cette pensée exaspéra Von Lembke. «Sache, femme insensée mais venimeuse, répliqua-t-il avec fureur, — sache que je vais faire arrêter à l'instant même ton indigne amant; je le chargerai de chaînes et je l'enverrai dans un ravelin, à moins que… à moins que moi-même, sous tes yeux, je ne me jette par la fenêtre!» Julie Mikhaïlovna, blême de colère, accueillit cette tirade par un rire sonore et prolongé, comme celui qu'on entend au Théâtre-Français, quand une actrice parisienne, engagée aux appointements de cent mille roubles pour jouer les grandes coquettes, rit au nez du mari qui ose suspecter sa fidélité. André Antonovitch fit mine de s'élancer vers la fenêtre, mais il s'arrêta soudain comme cloué sur place; une pâleur cadavérique couvrit son visage, il croisa ses bras sur sa poitrine, et regardant sa femme d'un air sinistre: «Sais-tu, sais- tu, Julie… proféra-t-il d'une voix étouffée et suppliante, — sais-tu, que dans l'état où je suis, je puis tout entreprendre?» À cette menace, l'hilarité de la gouvernante redoubla, ce que voyant, Von Lembke serra les lèvres et s'avança, le poing levé vers la rieuse. Mais, au moment de frapper, il sentit ses genoux se dérober sous lui, s'enfuit dans son cabinet et se jeta tout habillé sur son lit. Pendant deux heures, le malheureux resta couché à plat ventre, ne dormant pas, ne réfléchissant à rien, hébété par l'écrasant désespoir qui pesait sur son coeur comme une pierre. De temps à autre, un tremblement fiévreux secouait tout son corps. Des idées incohérentes, tout à fait étrangères à sa situation, traversaient son esprit: tantôt il se rappelait la vieille pendule qu'il avait à Pétersbourg quinze ans auparavant, et dont la grande aiguille était cassée; tantôt il songeait au joyeux employé Millebois, avec qui il avait un jour attrapé des moineaux dans le parc Alexandrovsky: pendant que les deux fonctionnaires s'amusaient de la sorte, ils avaient observé en riant que l'un d'eux était assesseur de collège. À sept heures, André Antonovitch s'endormit, et des rêves agréables le visitèrent durant son sommeil. Il était environ dix heures quand il s'éveilla; il sauta brusquement à bas de son lit, se rappela soudain tout ce qui s'était passé et se frappa le front avec force. On vint lui dire que le déjeuner était servi; successivement se présentèrent Blum, le maître de police, et un employé chargé d'annoncer à Son Excellence que telle assemblée l'attendait. Le gouverneur ne voulut point déjeuner, ne reçut personne, et courut comme un fou à l'appartement de sa femme. Là, Sophie Antropovna, vieille dame noble, qui depuis longtemps déjà demeurait chez Julie Mikhaïlovna, lui apprit que celle-ci, à dix heures, était partie en grande compagnie pour Skvorechniki: il avait été convenu avec Barbara Pétrovna qu'une seconde fête serait donnée dans quinze jours chez cette dame, et l'on était allé visiter la maison pour prendre sur les lieux les dispositions nécessaires. Cette nouvelle impressionna André Antonovitch; il rentra dans son cabinet, et commanda aussitôt sa voiture. À peine même put-il attendre que les chevaux fussent attelés. Son âme avait soif de Julie Mikhaïlovna; — s'il pouvait seulement la voir, passer cinq minutes auprès d'elle! Peut-être qu'elle lui accorderait un regard, qu'elle remarquerait sa présence, lui sourirait comme autrefois, lui pardonnerait — o-oh! «Mais pourquoi faire atteler?» Machinalement il ouvrit un gros volume placé sur la table (parfois il cherchait des inspirations dans un livre en l'ouvrant au hasard, et en lisant les trois premières lignes de la page de droite). C'étaient les Contes de Voltaire qui se trouvaient sur la table. «Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles…» lut le gouverneur. Il lança un jet de salive, et se hâta de monter en voiture. «À Skvorechniki!» Le cocher raconta que pendant toute la route le barine s'était montré fort impatient d'arriver, mais qu'au moment où l'on approchait de la maison de Barbara Pétrovna, il avait brusquement donné l'ordre de le ramener à la ville. «Plus vite, je te prie, plus vite! ne cessait-il de répéter. Nous n'étions plus qu'à une petite distance du rempart quand il fit arrêter, descendit et prit un chemin à travers champs. Ensuite, il s'arrêta et se mit à examiner de petites fleurs. Il les contempla si longtemps que je me demandai même ce que cela voulait dire.» Tel fut le récit du cocher. Je me rappelle le temps qu'il faisait ce jour-là; c'était par une matinée de septembre, froide et claire, mais venteuse; devant André Antonovitch s'étendait un paysage d'un aspect sévère; la campagne, d'où l'on avait depuis longtemps enlevé les récoltes, n'offrait plus que quelques petites fleurs jaunes dont le vent agitait les tiges… Le gouverneur comparaît-il mentalement sa destinée à celle de ces pauvres plantes flétries par le froid de l'automne? Je ne le crois pas. Les objets qu'il avait sous les yeux étaient, je suppose, fort loin de son esprit, nonobstant le témoignage du cocher et celui du commissaire de police, qui déclara plus tard avoir trouvé Son Excellence tenant à la main un petit bouquet de fleurs jaunes. Ce commissaire, Basile Ivanovitch Flibustiéroff, était arrivé depuis peu chez nous; mais il avait déjà su se distinguer par l'intempérance de son zèle. Lorsqu'il eut mis pied à terre, il ne douta point, en voyant ce à quoi s'occupait le gouverneur, que celui-ci ne fût fou; néanmoins, il lui annonça de but en blanc que la ville n'était pas tranquille.

— Hein? Quoi? fit Von Lembke en tournant vers le commissaire de police un visage sévère, mais sans manifester le moindre étonnement; il semblait se croire dans son cabinet, et avoir perdu tout souvenir de la voiture et du cocher.

— Le commissaire de police du premier arrondissement,
Flibustiéroff, Excellence. Il y a une émeute en ville.

— Des flibustiers? demanda André Antonovitch songeur.

— Précisément, Excellence. Les ouvriers de la fabrique des
Chpigouline sont en insurrection.

— Les ouvriers des Chpigouline!

Ces mots parurent lui rappeler quelque chose. Il frissonna même et porta le doigt à son front: «Les ouvriers des Chpigouline!» Silencieux, mais toujours songeur, il regagna lentement sa calèche, y monta et se fit conduire à la ville. Le commissaire de police le suivit en drojki.

J'imagine que nombre de choses fort intéressantes se présentèrent, durant la route, à la pensée du gouverneur, toutefois c'est bien au plus s'il avait pris une décision quelconque lorsqu'il arriva sur la place située devant sa demeure. Mais tout son sang reflua vers son coeur dès qu'il eût vu le groupe résolu des «émeutiers», le cordon des sergents de ville, le désarroi (peut-être plus apparent que réel) du maître de police, enfin l'attente qui se lisait dans tous les regards fixés sur lui. Il était livide en descendant de voiture.

— Découvrez-vous! dit-il d'une voix étranglée et presque inintelligible. — À genoux! ajouta-t-il avec un emportement qui fut une surprise pour tout le monde et peut-être pour lui-même. Toute sa vie André Antonovitch s'était distingué par l'égalité de son caractère, jamais on ne l'avait vu tempêter contre personne, mais ces gens calmes sont les plus à craindre, si par hasard quelque chose les met hors des gonds. Tout commençait à tourner autour de lui.

— Flibustiers! vociféra-t-il; après avoir proféré cette exclamation insensée, il se tut et resta là, ignorant encore ce qu'il ferait, mais sachant et sentant dans tout son être qu'il allait immédiatement faire quelque chose.

— «Seigneur!» entendit-on dans la foule. Un gars se signa, trois ou quatre hommes voulurent se mettre à genoux, mais tous les autres firent trois pas en avant et soudain remplirent l'air de leurs cris: «Votre Excellence… on nous a engagés à raison de quarante… l'intendant… tu ne peux pas dire…» etc., etc. Il était impossible de découvrir un sens à ces clameurs confuses.

D'ailleurs, André Antonovitch n'aurait rien pu y comprendre: le malheureux avait toujours les fleurs dans ses mains. L'émeute était évidente pour lui comme la kibitka l'avait été tout à l'heure pour Stépan Trophimovitch. Et dans la foule des «émeutiers» qui le regardaient en ouvrant de grands yeux il croyait voir aller et venir le «Boute-en-train» du désordre, Pierre Stépanovitch dont la pensée ne l'avait pas quitté un seul instant depuis la veille, — l'exécré Pierre Stépanovitch…

— Des verges! cria-t-il brusquement.

Ces mots furent suivis d'un silence de mort.

La relation qui a précédé a été écrite d'après les informations les plus exactes. Pour la suite, mes renseignements ne sont pas aussi précis. Cependant on possède certains faits.

D'abord, les verges firent leur apparition trop vite; évidemment elles avaient été tenues en réserve, à tout hasard, par le prévoyant maître de police. Du reste, on ne fouetta pas plus de deux ou trois ouvriers. J'insiste sur ce point, car le bruit a couru que tous les manifestants ou du moins la moitié d'entre eux avaient été fustigés. Ce n'est pas le seul canard qui, de notre ville, se soit envolé dans les gazettes pétersbourgeoises. On a beaucoup parlé chez nous de l'aventure prétendument arrivée à une pensionnaire d'un hospice, Avdotia Pétrovna Tarapyguine: cette dame, pauvre, mais noble, était sortie, disait-on, pour aller faire des visites; en passant sur la place elle se serait écrié avec indignation: «Quelle honte!» sur quoi, on l'aurait arrêtée et fouettée. Non seulement l'histoire a été mise dans les journaux, mais encore on a organisé en ville une souscription au profit de la victime pour protester contre les agissements de la police. J'ai moi-même souscrit pour vingt kopeks. Eh bien, il est prouvé maintenant que cette dame Tarapyguine est un mythe! Je suis allé m'informer à l'hospice où elle était censée habiter, et l'on m'a répondu que l'établissement n'avait jamais eu aucune pensionnaire de ce nom.

Dès que nous fûmes arrivés sur la place, Stépan Trophimovitch échappa, je ne sais comment, à ma surveillance. Ne pressentant rien de bon, je voulais l'empêcher de traverser la foule, et mon intention était de le conduire chez le gouverneur en lui faisant faire le tour de la place. Mais, poussé par la curiosité, je m'arrêtai une minute pour questionner un badaud, et quand ensuite je promenai mes yeux autour de moi, je n'aperçus plus Stépan Trophimovitch. Instinctivement je me mis tout de suite à le chercher dans l'endroit le plus dangereux; je devinais que lui aussi était hors de ses gonds. Je le découvris en effet au beau milieu de la bagarre. Je me rappelle que je le saisis par le bras, mais il me regarda avec une dignité calme et imposante:

— Cher, dit-il d'une voix où vibrait une corde prête à se briser, — si, ici, sur la place, devant nous, ils procèdent avec un tel sans gêne, qu'attendre de ce… dans le cas où il agirait sans contrôle?

Et, tremblant d'indignation, il montra avec un geste de défi le commissaire de police qui, debout à deux pas, nous faisait de gros yeux.

_— De ce! _s'écria Flibustiéroff, ivre de colère. — Ce, quoi? Et toi, qui es-tu? En prononçant ces mots, il fermait les poings et s'avançait vers nous. — Qui es-tu? répéta-t-il avec rage. (Je noterai que le visage de Stépan Trophimovitch était loin de lui être inconnu.) Encore un moment, et sans doute il aurait pris au collet mon audacieux compagnon; par bonheur, Lembke tourna la tête de notre côté en entendant crier le commissaire de police. Le gouverneur attacha sur Stépan Trophimovitch un regard indécis, mais attentif, comme s'il eût cherché à recueillir ses idées, puis il fit tout à coup un geste d'impatience. Flibustiéroff ne dit plus mot. J'entraînai Stépan Trophimovitch hors de la foule. Du reste, lui-même peut-être avait envie de battre en retraite.

— Rentrez chez vous, rentrez chez vous, insistai-je, — si l'on ne nous a pas battus, c'est sans doute grâce à Lembke.

— Allez-vous en, mon ami, je me reproche de vous faire courir des dangers. Vous êtes jeune, vous avez de l'avenir; moi, mon heure a sonné.

Il monta d'un pas ferme le perron de la maison du gouverneur. Le suisse me connaissait, je lui dis que nous nous rendions tous deux chez Julie Mikhaïlovna. Nous attendîmes dans le salon de réception. Je ne voulais pas abandonner mon ami, mais je jugeais inutile de lui faire encore des observations. Il avait l'air d'un homme qui se prépare à accomplir le sacrifice de Décius. Nous nous assîmes non à côté l'un de l'autre, mais chacun dans un coin différent, moi tout près de la porte d'entrée, lui du côté opposé. Tenant dans sa main gauche son chapeau à larges bords, il inclinait pensivement la tête et appuyait ses deux mains sur la pomme de sa canne. Nous restâmes ainsi pendant dix minutes.

II

Tout à coup Lembke accompagné du maître de police entra d'un pas rapide; il nous regarda à peine, et, sans faire attention à nous, se dirigea vers son cabinet, mais Stépan Trophimovitch se campa devant lui pour lui barrer le passage. La haute mine de cet homme qui ne ressemblait pas au premier venu produisit son effet: Lembke s'arrêta.

— Qui est-ce? murmura-t-il d'un air étonné; quoique cette question parut s'adresser au maître de police, il ne tourna pas la tête vers lui et continua d'examiner Stépan Trophimovitch.

— L'ancien assesseur de collège Stépan Trophimovitch Verkhovensky, Excellence, répondit Stépan Trophimovitch en s'inclinant avec dignité devant le gouverneur qui ne cessait de fixer sur lui un oeil du reste complètement atone.

— De quoi? fit avec un laconisme autoritaire André Antonovitch, et il tendit dédaigneusement l'oreille vers Stépan Trophimovitch qu'il avait fini par prendre pour un vulgaire solliciteur.

— Aujourd'hui un employé agissant au nom de Votre Excellence est venu faire une perquisition chez moi; en conséquence je désirerais…

À ces mots, la lumière parut se faire dans l'esprit de Von Lembke.

— Le nom? le nom? demanda-t-il impatiemment.

Stépan Trophimovitch, plus digne que jamais, déclina de nouveau ses noms et qualités.

— A-a-ah! C'est… c'est ce propagateur… Monsieur, vous vous êtes signalé d'une façon qui… Vous êtes professeur? Professeur?

— J'ai eu autrefois l'honneur de faire quelques leçons à la jeunesse à l'université de…

— À la jeunesse! répéta Von Lembke avec une sorte de frisson, mais je parierais qu'il n'avait pas encore bien compris de quoi il s'agissait, ni même peut-être à qui il avait affaire.

— Monsieur, je n'admets pas cela, poursuivit-il pris d'une colère subite. — Je n'admets pas la jeunesse. Ce sont toujours des proclamations. C'est un assaut livré à la société, monsieur, c'est du flibustiérisme… Qu'est-ce que vous sollicitez?

— C'est, au contraire, votre épouse qui m'a sollicité de faire une lecture demain à la fête organisée par elle. Moi, je ne sollicite rien, je viens réclamer mes droits…

— À la fête? Il n'y aura pas de fête! J'interdirai votre fête!
Des leçons? Des leçons? vociféra furieusement le gouverneur.

— Je vous prierais, Excellence, de me parler plus poliment, sans frapper du pied et sans faire la grosse voix comme si vous vous adressiez à un domestique.

— Savez-vous à qui vous parlez? demanda Von Lembke devenu pourpre.

— Parfaitement, Excellence.

— Je fais à la société un rempart de mon corps, et vous la battez en brèche. Vous la ruinez!… Vous… Du reste, je n'ignore pas qui vous êtes: c'est vous qui avez été gouverneur dans la maison de la générale Stavroguine?

— Oui, j'ai été… gouverneur… dans la maison de la générale
Stavroguine.

— Et durant vingt ans vous avez propagé les doctrines dont nous voyons à présent… les fruits… Je crois vous avoir aperçu tout à l'heure sur la place. Craignez pourtant, monsieur, craignez; votre manière de penser est connue. Soyez sûr que j'ai l'oeil sur vous. Je ne puis pas, monsieur, tolérer vos leçons, je ne le puis pas. Ce n'est pas à moi qu'il faut adresser de pareilles demandes.

Pour la seconde fois il voulut passer dans son cabinet.

— Je répète que vous vous trompez, Excellence. C'est votre épouse qui m'a prié de faire non pas une leçon, mais une lecture littéraire à la fête de demain. Maintenant, du reste, j'y renonce. Je vous prie très humblement de m'expliquer, si c'est possible, comment et pourquoi une perquisition a eu lieu aujourd'hui dans mon domicile. On m'a pris des livres, des papiers, des lettres privées auxquelles je tiens; le tout a été emporté dans une brouette…

Lembke tressaillit.

— Qui a fait la perquisition? demanda-t-il, et, tout rouge, il se tourna vivement vers le maître de police. En ce moment parut sur le seuil le personnage voûté, long et disgracieux, qui répondait au nom de Blum.

— Tenez, c'est cet employé, reprit Stépan Trophimovitch en le montrant. Blum s'approcha avec la mine d'un coupable qui ne se repent guère.

— Vous ne faites que des bêtises, dit d'un ton irrité le gouverneur à son âme damnée, et tout à coup un revirement complet s'opéra en lui.

— Excusez-moi… balbutia-t-il confus et rougissant, — tout cela… il n'y a eu dans tout cela qu'un malentendu… un simple malentendu.

— Excellence, repartit Stépan Trophimovitch, — j'ai été témoin dans ma jeunesse d'un fait caractéristique. Un jour, au théâtre, deux spectateurs se rencontrèrent dans un couloir, et, devant tout le public, l'un d'eux donna à l'autre un retentissant soufflet. Aussitôt après, l'auteur de cette voie de fait reconnut qu'il avait commis un regrettable quiproquo, mais en homme qui apprécie trop la valeur du temps pour le perdre en vaines excuses, il se contenta de dire d'un air vexé à sa victime exactement ce que je viens d'entendre de la bouche de Votre Excellence: «Je me suis trompé… pardonnez-moi, c'est un malentendu, un simple malentendu.» Et comme, néanmoins, l'individu giflé continuait à récriminer, le gifleur ajouta avec colère: «Voyons, puisque je vous dis que c'est un malentendu, pourquoi donc criez-vous encore?»

— C'est… c'est sans doute fort ridicule… répondit Von Lembke avec un sourire forcé, — mais… mais est-il possible que vous en voyiez pas combien je suis moi-même malheureux?

Dans cette exclamation inattendue s'exhalait le désespoir d'un coeur navré. Qui sait? encore un moment, et peut-être le gouverneur aurait éclaté en sanglots. Stépan Trophimovitch le considéra d'abord avec stupéfaction; puis il inclina la tête et reprit d'un ton profondément pénétré:

— Excellence, ne vous inquiétez plus de ma sotte plainte; faites- moi seulement rendre mes livres et mes lettres…

En ce moment un brouhaha se produisit dans la salle: Julie
Mikhaïlovna arrivait avec toute sa société.

III

À gauche du perron, une entrée particulière donnait accès aux appartements de la gouvernante, mais cette fois toute la bande s'y rendit en traversant la salle, sans doute parce que dans cette pièce se trouvait Stépan Trophimovitch dont on connaissait déjà l'aventure. Le hasard avait voulu que Liamchine n'allât point avec les autres chez Barbara Pétrovna. Grâce à cette circonstance, le Juif apprit avant tout le monde ce qui s'était passé en ville; pressé d'annoncer d'aussi agréables nouvelles, il loua un mauvais cheval de Cosaque et partit à la rencontre de la société qui revenait de Skvorechniki. Je présume que Julie Mikhaïlovna, malgré sa fermeté, se troubla un peu en entendant le récit de Liamchine, mais cette impression dut être très fugitive. Par exemple, le côté politique de la question ne pouvait guère préoccuper la gouvernante: à quatre reprises déjà Pierre Stépanovitch lui avait assuré qu'il n'y avait qu'à fustiger en masse tous les tapageurs de la fabrique, et depuis quelque temps Pierre Stépanovitch était devenu pour elle un véritable oracle. «Mais… n'importe, il me payera cela», pensa-t-elle probablement à part soi: il, c'était à coup sûr son mari. Soit dit en passant, Pierre Stépanovitch ne figurait point dans la suite de Julie Mikhaïlovna lors de l'excursion à Skvorechniki, et durant cette matinée personne ne le vit nulle part. J'ajoute que Barbara Pétrovna, après avoir reçu ses visiteurs, retourna avec eux à la ville, voulant absolument assister à la dernière séance du comité organisateur de la fête. Selon toute apparence, ce ne fut pas sans agitation qu'elle apprit les nouvelles communiquées par Liamchine au sujet de Stépan Trophimovitch.

Le châtiment d'André Antonovitch ne se fit pas attendre. Dès le premier coup d'oeil qu'il jeta sur son excellente épouse, le gouverneur sut à quoi s'en tenir. À peine entrée, Julie Mikhaïlovna s'approcha avec un ravissant sourire de Stépan Trophimovitch, lui tendit une petite main adorablement gantée et l'accabla des compliments les plus flatteurs: on aurait dit qu'elle était tout entière au bonheur de le voir enfin chez elle. Pas une allusion à la perquisition du matin, pas un mot, pas un regard à Von Lembke dont elle semblait ne pas remarquer la présence. Bien plus, elle confisqua immédiatement Stépan Trophimovitch et l'emmena au salon comme s'il n'avait pas eu à s'expliquer avec le gouverneur. Je le répète: toute femme de grand ton qu'elle était, je trouve que dans cette circonstance Julie Mikhaïlovna manqua complètement de tact. Karmazinoff rivalisa avec elle (sur la demande de la gouvernante il s'était joint aux excursionnistes; tout au plus pouvait-on appeler cela une visite; néanmoins cette politesse tardive et indirecte n'avait pas laissé de chatouiller délicieusement la petite vanité de Barbara Pétrovna). Entré le dernier, il n'eut pas plus tôt aperçu Stépan Trophimovitch qu'il poussa un cri et courut à lui les bras ouverts en bousculant même Julie Mikhaïlovna.

— Combien d'étés, combien d'hivers! Enfin… Excellent ami!

Il l'embrassa, c'est-à-dire qu'il lui présenta sa joue. Stépan
Trophimovitch ahuri dut la baiser.

— Cher, me dit-il le soir en s'entretenant avec moi des incidents de la journée, — je me demandais dans ce moment-là lequel était le plus lâche, de lui qui m'embrassait pour m'humilier, ou de moi, qui, tout en le méprisant, baisais sa joue alors que j'aurais pu m'en dispenser… pouah!

— Eh bien, racontez-donc, racontez tout, poursuivit de sa voix sifflante Karmazinoff.

Prier un homme de faire au pied levé le récit de toute sa vie depuis vingt-cinq ans, c'était absurde, mais cette sottise avait bonne grâce.

— Songez que nous nous sommes vus pour la dernière fois à Moscou, au banquet donné en l'honneur de Granovsky, et que depuis lors vingt-cinq ans se sont écoulés… commença très sensément (et par suite avec fort peu de chic) Stépan Trophimovitch.

— Ce cher homme! interrompit Karmazinoff en saisissant son interlocuteur par l'épaule avec une familiarité qui, pour être amicale, n'en était pas moins déplacée, — mais conduisez-nous donc au plus tôt dans votre appartement, Julie Mikhaïlovna, il s'assiéra là et racontera tout.

Et pourtant je n'ai jamais été intime avec cette irascible femmelette, me fit observer dans la soirée Stépan Trophimovitch qui tremblait de colère au souvenir de son entretien avec Karmazinoff, — déjà quand nous étions jeunes tous deux, nous n'éprouvions que de l'antipathie l'un pour l'autre…

Le salon de Julie Mikhaïlovna ne tarda pas à se remplir. Barbara Pétrovna était dans un état particulier d'excitation, bien qu'elle feignît l'indifférence; à deux ou trois reprises je la vis regarder Karmazinoff avec malveillance et Stépan Trophimovitch avec colère. Cette irritation était prématurée, et elle provenait d'un amour inquiet: si, dans cette circonstance, Stépan Trophimovitch avait été terne, s'il s'était laissé éclipser devant tout le monde par Karmazinoff, je crois que Barbara Pétrovna se serait élancée sur lui et l'aurait battu. J'ai oublié de mentionner parmi les personnes présentes Élisabeth Nikolaïevna; jamais encore je ne l'avais vue plus gaie, plus insouciante, plus joyeuse. Avec Lisa se trouvait aussi, naturellement, Maurice Nikolaïévitch. Puis, dans la foule des jeunes dames et des jeunes gens d'assez mauvais ton qui formaient l'entourage habituel de Julie Mikhaïlovna, je remarquai deux ou trois visages nouveaux: un Polonais de passage dans notre ville, un médecin allemand, vieillard très vert encore, qui riait brusquement à tout propos, et enfin un tout jeune prince arrivé de Pétersbourg, figure automatique engoncée dans un immense faux col. La gouvernante traitait ce dernier visiteur avec une considération visible et même paraissait inquiète de l'opinion qu'il pourrait avoir de son salon…

— Cher monsieur Karmazinoff, dit Stépan Trophimovitch qui s'assit sur un divan dans une attitude pittoresque et qui se mit soudain à susseyer tout comme le grand romancier, — cher monsieur Karmazinoff, la vie d'un homme de notre génération, quand il possède certains principes, doit, même pendant une durée de vingt- cinq ans, présenter un aspect uniforme…

Croyant sans doute avoir entendu quelque chose de fort drôle, l'Allemand partit d'un bruyant éclat de rire. Stépan Trophimovitch le considéra d'un air étonné qui, du reste, ne fit aucun effet sur le vieux docteur. Le prince se tourna aussi vers ce dernier et l'examina nonchalamment avec son pince-nez.

— …Doit présenter un aspect uniforme, répéta exprès Stépan Trophimovitch en traînant négligemment la voix sur chaque mot. — Telle a été ma vie durant tout ce quart de siècle, _et comme on trouve partout plus de moines que de raison, _la conséquence a été que durant ces vingt-cinq ans je…

— C'est charmant, les moines, murmura la gouvernante en se penchant vers Barbara Pétrovna assise à côté d'elle.

Un regard rayonnant de fierté fut la réponse de la générale
Stavroguine. Mais Karmazinoff ne put digérer le succès de la
phrase française, et il se hâta d'interrompre Stépan
Trophimovitch.

— Quant à moi, dit-il de sa voix criarde, — je ne me tracasse pas à ce sujet, voilà déjà sept ans que j'ai élu domicile à Karlsruhe. Et quand, l'année dernière, le conseil municipal a décidé l'établissement d'une nouvelle conduite d'eau, j'ai senti que cette question des eaux de Karlsruhe me tenait plus fortement au coeur que toutes les questions de ma chère patrie… que toutes les prétendues réformes d'ici.

— On a beau faire, on s'y intéresse malgré soi, soupira Stépan
Trophimovitch en inclinant la tête d'un air significatif.

Julie Mikhaïlovna était radieuse; la conversation devenait profonde et manifestait une «tendance».

— Un tuyau d'égout? demanda d'une voix sonore le médecin allemand.

— Une conduite d'eau, docteur, et je les ai même aidés alors à rédiger le projet.

Le vieillard éclata de rire; son exemple trouva de nombreux imitateurs, mais ce fut de lui qu'on rit; du reste, il ne s'en aperçut pas, et l'hilarité générale lui fit grand plaisir.

— Permettez-nous de n'être pas de votre avis, Karmazinoff, s'empressa d'observer Julie Mikhaïlovna. — Il se peut que vous aimiez Karlsruhe, mais vous vous plaisez à mystifier les gens, et cette fois nous ne vous croyons pas. Quel est parmi les écrivains russes celui qui a mis en scène le plus de types contemporains, deviné avec la plus lumineuse prescience les questions actuelles? C'est vous assurément. Et après cela vous viendrez nous parler de votre indifférence à l'endroit de la patrie, vous voudrez nous faire croire que vous ne vous intéressez qu'aux eaux de Karlsruhe! Ha, ha!

— Oui, il est vrai, répondit en minaudant Karmazinoff, — que j'ai incarné dans le personnage de Pogojeff tous les défauts des slavophiles, et dans celui de Nikodimoff tous les défauts des zapadniki[26]…

— Oh! il en a bien oublié quelques uns! fit à demi-voix
Liamchine.

— Mais je ne m'occupe de cela qu'à mes moments perdus, à seule fin de tuer le temps et… de donner satisfaction aux importunes exigences de mes compatriotes.

— Vous savez probablement, Stépan Trophimovitch, reprit avec enthousiasme Julie Mikhaïlovna, — que demain nous aurons la joie d'entendre un morceau charmant… une des dernières et des plus exquises productions de Sémen Égorovitch, — elle est intitulée Merci. Il déclare dans cette pièce qu'il n'écrira plus, pour rien au monde, lors même qu'un ange du ciel ou, pour mieux dire, toute la haute société le supplierait de revenir sur sa résolution. En un mot, il dépose la plume pour toujours, et ce gracieux Merci est adressé au public dont les ardentes sympathies n'ont jamais fait défaut durant tant d'années à Sémen Égorovitch.

La gouvernante jubilait.

— Oui, je ferai mes adieux; je dirai mon _Merci, _et puis j'irai m'enterrer là-bas… à Karlsruhe, reprit Karmazinoff dont la fatuité s'épanouissait peu à peu. — Nous autres grands hommes, quand nous avons accompli notre oeuvre, nous n'avons plus qu'à disparaître, sans chercher de récompense. C'est ce que je ferai.

— Donnez-moi votre adresse, et j'irai vous voir à Karlsruhe, dans votre tombeau, dit en riant à gorge déployée le docteur allemand.

— À présent on transporte les morts même par les voies ferrées, remarqua à brûle-pourpoint un des jeunes gens sans importance.

Toujours facétieux, Liamchine se récria d'admiration. Julie
Mikhaïlovna fronça le sourcil. Entra Nicolas Stavroguine.

— Mais on m'avait dit que vous aviez été conduit au poste? fit-il à haute voix en s'adressant tout d'abord à Stépan Trophimovitch.

— Non, répondit gaiement celui-ci, — ce n'a été qu'un cas particulier[27].

— Mais j'espère qu'il ne vous empêchera nullement d'accéder à ma demande, dit Julie Mikhaïlovna, — j'espère que vous oublierez ce fâcheux désagrément qui est encore inexplicable pour moi; vous ne pouvez pas tromper notre plus chère attente et nous priver du plaisir d'entendre votre lecture à la matinée littéraire.

— Je ne sais pas, je… maintenant…

— Je suis bien malheureuse, vraiment, Barbara Pétrovna… figurez-vous, je me faisais un tel bonheur d'entrer personnellement en rapport avec un des esprits les plus remarquables et les plus indépendants de la Russie, et voilà que tout d'un coup Stépan Trophimovitch manifeste l'intention de nous fausser compagnie.

— L'éloge a été prononcé à si haute voix que sans doute je n'aurais pas dû l'entendre, observa spirituellement Stépan Trophimovitch, — mais je ne crois pas que ma pauvre personnalité soit si nécessaire à votre fête. Du reste, je…

— Mais vous le gâtez! cria Pierre Stépanovitch entrant comme une trombe dans la chambre. — Moi, je lui tenais la main haute, et soudain, dans la même matinée, — perquisition, saisie, un policier le prend au collet, et voilà que maintenant les dames lui font des mamours dans le salon du gouverneur de la province! Je suis sûr qu'en ce moment il est malade de joie; même en rêve il n'avait jamais entrevu pareil bonheur. Et à présent il ira débiner les socialistes!

— C'est impossible, Pierre Stépanovitch. Le socialisme est une trop grande idée pour que Stépan Trophimovitch ne l'admette pas, répliqua avec énergie Julie Mikhaïlovna.

— L'idée est grande, mais ceux qui la prêchent ne sont pas toujours des géants, et laissons là, mon cher, dit Stépan Trophimovitch en s'adressant à son fils.

Alors survint la circonstance la plus imprévue. Depuis quelque temps déjà Von Lembke était dans le salon, mais personne ne semblait remarquer sa présence, quoique tous l'eussent vu entrer. Toujours décidée à punir son mari, Julie Mikhaïlovna ne s'occupait pas plus de lui que s'il n'avait pas été là. Assis non loin de la porte, le gouverneur écoutait la conversation d'un air sombre et sévère. En entendant les allusions aux événements de la matinée, il commença à donner des signes d'agitation et fixa ses yeux sur le prince; son attention était évidemment attirée par le faux col extraordinaire que portait ce visiteur; puis il eut comme un frisson soudain lorsqu'il perçut la voix de Pierre Stépanovitch et qu'il vit le jeune homme s'élancer dans la chambre. Mais Stépan Trophimovitch venait à peine d'achever sa phrase sur les socialistes, que Von Lembke s'avançait brusquement vers lui; il poussa même Liamchine qui se trouvait sur son passage; le Juif se recula vivement, feignit la stupéfaction et se frotta l'épaule, comme si on lui avait fait beaucoup de mal.

— Assez! dit Von Lembke, et, saisissant avec énergie la main de Stépan Trophimovitch effrayé, il la serra de toutes ses forces dans la sienne. — Assez, les flibustiers de notre temps sont connus. Pas un mot de plus. Les mesures sont prises…

Ces mots prononcés d'une voix vibrante retentirent dans tout le salon. L'impression fut pénible. Tout le monde eut le pressentiment d'un malheur. Je vis Julie Mikhaïlovna pâlir. Un sot accident ajouta encore à l'effet de cette scène. Après avoir déclaré que des mesures étaient prises, Von Lembke tourna brusquement les talons et se dirigea vers la porte, mais, au second pas qu'il fit, son pied s'embarrassa dans le tapis, il perdit l'équilibre et faillit tomber. Pendant un instant le gouverneur s'arrêta pour considérer l'endroit du parquet où il avait bronché: «Il faudra changer cela», observa-t-il tout haut, et il sortit. Sa femme se hâta de le suivre. Dès que Julie Mikhaïlovna eût quitté la chambre, la société se mit à commenter l'incident. «Il a un grain», disaient les uns; les autres exprimaient la même idée en portant le doigt à leur front; on se racontait à l'oreille diverses particularités concernant l'existence domestique de Von Lembke. Personne ne prenait son chapeau, tous attendaient. Je ne sais ce que faisait pendant ce temps là Julie Mikhaïlovna, mais elle revint au bout de cinq minutes; s'efforçant de paraître calme, elle répondit évasivement qu'André Antonovitch était un peu agité, mais que ce ne serait rien, qu'il était sujet à cela depuis l'enfance et qu'il n'y avait pas lieu de s'inquiéter, qu'enfin la fête de demain lui fournirait une distraction salutaire. Puis, après avoir encore adressé, mais seulement par convenance, quelques mots flatteurs à Stépan Trophimovitch, elle invita les membres du comité à ouvrir immédiatement la séance. C'était une façon de congédier les autres; ils le comprirent et se retirèrent. Toutefois une dernière péripétie devait clore cette journée déjà si mouvementée…

Au moment même où Nicolas Vsévolodovitch était entré, j'avais remarqué que Lisa avait fixé ses yeux sur lui; elle le considéra si longuement que l'insistance de ce regard finit par attirer l'attention. Maurice Nikolaïévitch qui se tenait derrière la jeune fille se pencha vers elle avec l'intention de lui parler tout bas, mais sans doute il changea d'idée, car presque aussitôt il se redressa et promena autour de lui le regard d'un coupable. Nicolas Vsévolodovitch éveilla aussi la curiosité de l'assistance: son visage était plus pâle que de coutume, et son regard extraordinairement distrait. Il parut oublier Stépan Trophimovitch immédiatement après lui avoir adressé la question qu'on a lue plus haut; je crois même qu'il ne pensa pas à aller saluer la maîtresse de la maison. Quant à Lisa, il ne la regarda pas une seule fois, et ce n'était pas de sa part une indifférence affectée; je suis persuadé qu'il n'avait pas remarqué la présence de la jeune fille. Et tout à coup, au milieu du silence qui succéda aux dernières paroles de Julie Mikhaïlovna, s'éleva la voix sonore d'Élisabeth Nikolaïevna interpellant Stavroguine.

— Nicolas Vsévolodovitch, un certain capitaine, du nom de Lébiadkine, se disant votre parent, le frère de votre femme, m'écrit toujours des lettres inconvenantes dans lesquelles il se plaint de vous, et offre de me révéler divers secrets qui vous concernent. S'il est, en effet, votre parent, défendez-lui de m'insulter et délivrez-moi de cette persécution.

Le terrible défi contenu dans ces paroles n'échappa à personne. Lisa provoquait Stavroguine avec une audace dont elle se serait peut-être effrayée elle-même, si elle avait été en état de la comprendre. Cela ressemblait à la résolution désespérée d'un homme qui se jette, les yeux fermés, du haut d'un toit.

Mais la réponse de Nicolas Vsévolodovitch fut encore plus stupéfiante.

C'était déjà une chose étrange que le flegme imperturbable avec lequel il avait écouté la jeune fille. Ni confusion, ni colère ne se manifesta sur son visage. À la question qui lui était faite, il répondit simplement, d'un ton ferme, et même avec une sorte d'empressement:

— Oui, j'ai le malheur d'être le parent de cet homme. Voilà bientôt cinq ans que j'ai épousé sa soeur, née Lébiadkine. Soyez sûre que je lui ferai part de vos exigences dans le plus bref délai, et je vous réponds qu'à l'avenir il vous laissera tranquille.

Jamais je n'oublierai la consternation dont la générale Stavroguine offrit alors l'image. Ses traits prirent une expression d'affolement, elle se leva à demi et étendit le bras droit devant elle comme pour se protéger. Nicolas Vsévolodovitch regarda à son tour sa mère, Lisa, l'assistance, et tout à coup un sourire d'ineffable dédain se montra sur ses lèvres; il se dirigea lentement vers la porte. Le premier mouvement d'Élisabeth Nikolaïevna fut de courir après lui; au moment où il sortit, tout le monde la vit se lever précipitamment, mais elle se ravisa, et, au lieu de s'élancer sur les pas du jeune homme, elle se retira tranquillement, sans rien dire à personne, sans regarder qui que ce fût. Comme de juste, Maurice Nikolaïévitch s'empressa de lui offrir son bras…

De retour à sa maison de ville, Barbara Pétrovna fit défendre sa porte. Quant à Nicolas Vsévolodovitch, on a dit qu'il s'était rendu directement à Skvorechniki, sans voir sa mère. Stépan Trophimovitch m'envoya le soir demander pour lui à «cette chère amie» la permission de l'aller voir, mais je ne fus pas reçu. Il était profondément désolé: «Un pareil mariage! Un pareil mariage! Quel malheur pour une famille!» ne cessait-il de répéter les larmes aux yeux. Pourtant il n'oubliait pas Karmazinoff, contre qui il se répandait en injures. Il était aussi très occupé de la lecture qu'il devait faire, et — nature artistique! — il s'y préparait devant une glace, en repassant dans sa mémoire pour les servir le lendemain au public tous les calembours et traits d'esprit qu'il avait faits pendant toute sa vie et dont il avait soigneusement tenu registre.

— Mon ami, c'est pour la grande idée, me dit-il en manière de justification. — Mon ami, je sors de la retraite où je vivais depuis vingt-cinq ans. Où vais-je? je l'ignore, mais je pars…

TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
LA FÊTE — PREMIÈRE PARTIE.
I

La fête eut lieu nonobstant les inquiétudes qu'avait fait naître la journée précédente. Lembke serait mort dans la nuit que rien, je crois, n'aurait été changé aux dispositions prises pour le lendemain, tant Julie Mikhaïlovna attachait d'importance à sa fête. Hélas! jusqu'à la dernière minute elle s'aveugla sur l'état des esprits. Vers la fin, tout le monde était persuadé que la solennelle journée ne se passerait pas sans orage. «Ce sera le dénoûment», disaient quelques uns qui, d'avance, se frottaient les mains. Plusieurs, il est vrai, fronçaient le sourcil et affectaient des airs soucieux; mais, en général, tout esclandre cause un plaisir infini aux Russes. À la vérité, il y avait chez nous autre chose encore qu'une simple soif de scandale: il y avait de l'agacement, de l'irritation, de la lassitude. Partout régnait un cynisme de commande. Le public énervé, dévoyé, ne se reconnaissait plus. Au milieu du désarroi universel, les dames seules ne perdaient pas la carte, réunies qu'elles étaient dans un sentiment commun: la haine de Julie Mikhaïlovna. Et la pauvrette ne se doutait de rien; jusqu'à la dernière heure elle resta convaincue qu'elle avait groupé toutes les sympathies autour de sa personne et qu'on lui était «fanatiquement dévoué».

J'ai déjà signalé l'avènement des petites gens dans notre ville. C'est un phénomène qui a coutume de se produire aux époques de trouble ou de transition. Je ne fais pas allusion ici aux hommes dits «avancés» dont la principale préoccupation en tout temps est de devancer les autres: ceux-là ont un but — souvent fort bête, il est vrai, mais plus ou moins défini. Non, je parle seulement de la canaille. Dans les moments de crise on voit surgir des bas- fonds sociaux un tas d'individus qui n'ont ni but, ni idée d'aucune sorte, et ne se distinguent que par l'amour du désordre. Presque toujours cette fripouille subit à son insu l'impulsion du petit groupe des «avancés», lesquels en font ce qu'ils veulent, à moins qu'ils ne soient eux-mêmes de parfaits idiots, ce qui, du reste, arrive quelque fois. Maintenant que tout est passé, on prétend chez nous que Pierre Stépanovitch était un agent de l'Internationale, et l'on accuse Julie Mikhaïlovna d'avoir organisé la racaille conformément aux instructions qu'elle recevait de Pierre Stépanovitch. Nos fortes têtes s'étonnent à présent de n'avoir pas vu plus clair alors dans la situation. Ce qui se préparait, je l'ignore et je crois que personne ne le sait, sauf peut-être quelques hommes étrangers à notre ville. Quoi qu'il en soit, des gens de rien avaient pris une importance soudaine. Ils s'étaient mis à critiquer hautement toutes les choses respectables, eux qui naguère encore n'osaient pas ouvrir la bouche, et les plus qualifiés de nos concitoyens les écoutaient en silence, parfois même avec un petit rire approbateur. Des Liamchine, des Téliatnikoff, des propriétaires comme Tentetnikoff, des morveux comme Radichtcheff, des Juifs au sourire amer, de gais voyageurs, des poètes à tendance venus de la capitale, d'autres poètes qui, n'ayant ni tendance ni talent, remplaçaient cela par une poddevka et des bottes de roussi; des majors et des colonels qui méprisaient leur profession et qui, pour gagner un rouble de plus, étaient tout prêts à troquer leur épée contre un rond de cuir dans un bureau de chemin de fer; des généraux devenus avocats; de juges de paix éclairés, des marchands en train de s'éclairer, d'innombrables séminaristes, des femmes de réputation équivoque, — voilà ce qui prit tout à coup le dessus chez nous, et sur qui donc? Sur le club, sur des fonctionnaires d'un rang élevé, sur des généraux à jambes de bois, sur les dames les plus estimables de notre société.

Je le répète, au début un petit nombre de gens sérieux avaient échappé à la contagion de cette folie et s'étaient même claquemurés dans leurs maisons. Mais quelle réclusion peut tenir contre une loi naturelle? Dans les familles les plus rigoristes il y a, comme ailleurs, des fillettes pour qui la danse est un besoin. En fin de compte, ces personnes graves souscrivirent, elles aussi, pour la fête au profit des institutrices. Le bal promettait d'être si brillant! d'avance on en disait merveille, le bruit courait qu'on y verrait des princes étrangers, des célébrités politiques de Pétersbourg, dix commissaires choisis parmi les plus fringants cavaliers et portant un noeud de rubans sur l'épaule gauche. On ajoutait que, pour grossir la recette, Karmazinoff avait consenti à lire son Merci, déguisé en institutrice provinciale. Enfin, dans le «quadrille de la littérature», chacun des danseurs serait costumé de façon à représenter une tendance. Comment résister à tant d'attractions? Tout le monde souscrivit.

II

Les organisateurs de la fête avaient décidé qu'elle se composerait de deux parties: une matinée littéraire, de midi à quatre heures, et un bal qui commencerait à neuf heures pour durer toute la nuit. Mais ce programme même recélait déjà des éléments de désordre. Dès le principe le bruit se répandit en ville qu'il y aurait un déjeuner aussitôt après la matinée littéraire, ou même que celle- ci serait coupée par un entracte pour permettre aux auditeurs de se restaurer; naturellement on comptait sur un déjeuner gratuit et arrosé de champagne. Le prix énorme du billet (trois roubles) semblait autoriser jusqu'à un certain point cette conjecture. «Serait-ce la peine de souscrire, pour s'en retourner chez soi le ventre creux? Si vous gardez les gens vingt-quatre heures, il faut les nourrir. Sinon, on mourra de faim», voilà comment raisonnait notre public. Je dois avouer que Julie Mikhaïlovna elle-même contribua par son étourderie à accréditer ce bruit fâcheux. Un mois auparavant, encore tout enthousiasmée du grand projet qu'elle avait conçu, la gouvernante parlait de sa fête au premier venu, et elle avait fait annoncer dans une feuille de la capitale que des toasts seraient portés à cette occasion. L'idée de ces toasts la séduisait tout particulièrement: elle voulait les porter elle- même, et, en attendant, elle composait des discours pour la circonstance. Ce devait être un moyen d'arborer notre drapeau (quel était-il? je parierais que la pauvre femme n'était pas encore fixée sur ce point); ces discours seraient insérés sous forme de correspondances dans les journaux pétersbourgeois, ils rempliraient de joie l'autorité supérieure, ensuite ils se répandraient dans toutes les provinces où l'on ne manquerait pas d'admirer et d'imiter de telles manifestations. Mais pour les toasts il faut du champagne, et, comme on ne boit pas de champagne à jeun, le déjeuner s'imposait. Plus tard, quand, grâce aux efforts de la gouvernante, un comité eut été formé pour étudier les voies et moyens d'exécution, il prouva clair comme le jour à Julie Mikhaïlovna que, si l'on donnait un banquet, le produit net de la fête se réduirait à fort peu de chose, quelque abondante que fût la recette brute. On avait donc le choix entre deux alternatives: ou banqueter, toaster et encaisser quatre-vingt-dix roubles pour les institutrices, ou réaliser une somme importante avec une fête qui, à proprement parler, n'en serait pas une. Du reste, en tenant ce langage, le comité n'avait voulu que mettre la puce à l'oreille de Julie Mikhaïlovna, lui-même imagina une troisième solution qui conciliait tout: on donnerait une fête très convenable sous tous les rapports, mais sans champagne, et, de la sorte, il resterait, tous frais payés, une somme sérieuse, de beaucoup supérieure à quatre-vingt-dix roubles. Ce moyen terme était fort raisonnable; malheureusement il ne plut pas à Julie Mikhaïlovna, dont le caractère répugnait aux demi-mesures. Dans un discours plein de feu elle déclara au comité que si la première idée était impraticable, il fallait se rabattre sur la seconde, savoir, la réalisation d'une recette colossale qui ferait de notre province un objet d'envie pour toutes les autres. «Le public doit enfin comprendre», acheva-t-elle, «que l'accomplissement d'un dessein humanitaire l'emporte infiniment sur les fugitives jouissances du corps, que la fête n'est au fond que la proclamation d'une grande idée; il faut donc se contenter du bal le plus modeste, le plus économique, si l'on ne peut pas rayer absolument du programme un délassement inepte, mais consacré par l'usage!» Elle avait soudain pris le bal en horreur. On réussit cependant à la calmer. Ce fut alors, par exemple, qu'on inventa le «quadrille de la littérature» et les autres choses esthétiques destinées à remplacer les jouissances du corps. Ce fut alors aussi que Karmazinoff, qui jusqu'à ce moment s'était fait prier, consentit définitivement à lire Merci pour étouffer tout velléité gastronomique dans l'esprit de notre gourmande population; grâce à ces ingénieux expédients, le bal, d'abord très compromis, allait redevenir superbe, sous un certain rapport du moins. Toutefois, pour ne pas se perdre totalement dans les nuages, le comité admit la possibilité de servir quelques rafraîchissements: du thé au commencement du bal, de l'orgeat et de la limonade au milieu, des glaces à la fin, — rien de plus. Mais il y a des gens qui ont toujours faim et surtout soif: comme concession à ces estomacs exigeants, on résolut d'installer dans la pièce du fond un buffet spécial dont Prokhoritch (le chef du club) s'occuperait sous le contrôle sévère du comité; moyennant finance, chacun pourrait là boire et manger ce qu'il voudrait; un avis placardé sur la porte de la salle préviendrait le public que le buffet était en dehors du programme. De crainte que le bruit fait par les consommateurs ne troublât la séance littéraire, on décida que le buffet projeté ne serait pas ouvert pendant la matinée, quoique cinq pièces le séparassent de la salle blanche où Karmazinoff consentait à lire son manuscrit. Il était curieux de voir quelle énorme importance le comité, sans en excepter les plus pratiques de ses membres, attachait à cet événement, c'est-à-dire à la lecture de Merci. Quant aux natures poétiques, leur enthousiasme tenait du délire; ainsi la maréchale de la noblesse déclara à Karmazinoff qu'aussitôt après la lecture elle ferait encastrer dans le mur de sa salle blanche une plaque de marbre sur laquelle serait gravé en lettres d'or ce qui suit: «Le … 187., le grand écrivain russe et européen, Sémen Égorovitch Karmazinoff, déposant la plume, a lu en ce lieu Merci et a ainsi pris congé, pour la première fois, du public russe dans la personne des représentants de notre ville.» Au moment du bal, c'est-à-dire cinq heures après la lecture, cette plaque commémorative s'offrirait à tous les regards. Je tiens de bonne source que Karmazinoff s'opposa plus que personne à l'ouverture du buffet pendant la matinée; quelques membres du comité eurent beau faire observer que ce serait une dérogation à nos usages, le grand écrivain resta inflexible.

Les choses avaient été réglées de la sorte, alors qu'en ville on croyait encore à un festin de Balthazar, autrement dit, à un buffet où les consommations seraient gratuites. Cette illusion subsista jusqu'à la dernière heure. Les demoiselles rêvaient de friandises extraordinaires. Tout le monde savait que la souscription marchait admirablement, qu'on s'arrachait les billets, et que le comité était débordé par les demandes qui lui arrivaient de tous les coins de la province. On n'ignorait pas non plus qu'indépendamment du produit de la souscription, plusieurs personnes généreuses étaient largement venues en aide aux organisateurs de la fête. Barbara Pétrovna, par exemple, paya son billet trois cents roubles et donna toutes les fleurs de son orangerie pour l'ornementation de la salle. La maréchale de la noblesse, qui faisait partie du comité, prêta sa maison et prit à sa charge les frais d'éclairage; le club, non content de fournir l'orchestre et les domestiques, céda Prokhoritch pour toute la journée. Il y eut encore d'autres dons qui, quoique moins considérables, ne laissèrent pas de grossir la recette, si bien qu'on pensa à abaisser le prix du billet de trois roubles à deux. D'abord, en effet, le comité craignait que le tarif primitivement fixé n'écartât les demoiselles; aussi fût-il question un moment de créer des billets dits de famille, combinaison grâce à laquelle il eût suffi à une demoiselle de prendre un billet de trois roubles pour faire entrer gratis à sa suite toutes les jeunes personnes de sa famille, quelque nombreuse qu'elles fussent. Mais l'événement prouva que les craintes du comité n'étaient pas fondées: la présence des demoiselles ne fit pas défaut à la fête. Les employés les plus pauvres vinrent accompagnés de leurs filles, et sans doute, s'ils n'en avaient pas eu, ils n'auraient même pas songé à souscrire. Un tout petit secrétaire amena, outre sa femme, ses sept filles et une nièce; chacune de ces personnes avait en main son billet de trois roubles. Il ne faut pas demander si les couturières eurent de l'ouvrage! La fête comprenant deux parties, les dames se trouvaient dans la nécessité d'avoir deux costumes: l'un pour la matinée, l'autre pour le bal. Dans la classe moyenne, beaucoup de gens, comme on le sut plus tard, mirent en gage chez des Juifs leur linge de corps et même leurs draps de lit. Presque tous les employés se firent donner leurs appointements d'avance; plusieurs propriétaires vendirent du bétail dont ils avaient besoin, tout cela pour faire aussi bonne figure que les autres et produire leurs filles habillées comme des marquises. Le luxe des toilettes dépassa cette fois tout ce qu'il nous avait été donné de voir jusqu'alors dans notre localité. Pendant quinze jours on n'entendit parler en ville que d'anecdotes empruntées à la vie privée de diverses familles; nos plaisantins servaient tout chauds ces racontars à Julie Mikhaïlovna et à sa cour. Il circulait aussi des caricatures. J'ai vu moi-même dans l'album de la gouvernante plusieurs dessins de ce genre. Malheureusement les gens tournés en ridicule étaient loin d'ignorer tout cela. Ainsi s'explique, à mon sens, la haine implacable que dans tant de maisons on avait vouée à Julie Mikhaïlovna. À présent c'est un tollé universel. Mais il était clair d'avance que, si le comité donnait la moindre prise sur lui, si le bal laissait quelque peu à désirer, l'explosion de la colère publique atteindrait des proportions inouïes. Voilà pourquoi chacun in petto s'attendait à un scandale; or, du moment que le scandale était dans les prévisions de tout le monde, comment aurait-il pu ne pas se produire?

À midi précis, une ritournelle d'orchestre annonça l'ouverture de la fête. En ma qualité de commissaire, j'ai eu le triste privilège d'assister aux premiers incidents de cette honteuse journée. Cela commença par une effroyable bousculade à la porte. Comment se fait-il que les mesures d'ordre aient été si mal prises? Je n'accuse pas le vrai public: les pères de famille attendaient patiemment leur tour; si élevé que pût être leur rang dans la société, ils ne s'en prévalaient point pour passer avant les autres; on dit même qu'en approchant du perron, ils furent déconcertés à la vue de la foule tumultueuse qui assiégeait l'entrée et se ruait à l'assaut de la maison. C'était un spectacle inaccoutumé dans notre ville. Cependant les équipages ne cessaient d'arriver; bientôt la circulation devint impossible dans la rue. Au moment où j'écris, des données sûres me permettent d'affirmer que Liamchine, Lipoutine et peut-être un troisième commissaire laissèrent entrer sans billets des gens appartenant à la lie du peuple. On constata même la présence d'individus que personne ne connaissait et qui étaient venus de districts éloignés. Ces messieurs ne furent pas plus tôt entrés que, d'une commune voix (comme si on leur avait fait la leçon), ils demandèrent où était le buffet; en apprenant qu'il n'y en avait pas, ils se mirent à clabauder avec une insolence jusqu'alors sans exemple chez nous. Il faut dire que plusieurs d'entre eux se trouvaient en état d'ivresse. Quelques uns, en vrais sauvages qu'ils étaient, restèrent d'abord ébahis devant la magnificence de la salle; ils n'avaient jamais rien vu de pareil, et pendant un moment ils regardèrent autour d'eux, bouche béante. Quoique anciennement construite et meublée dans le goût de l'Empire, cette grande salle blanche était réellement superbe avec ses vastes dimensions, son plafond revêtu de peintures, sa tribune, ses trumeaux ornés de glaces, ses draperies rouges et blanches, ses statues de marbre, son vieux mobilier blanc et or. Au bout de la chambre s'élevait une estrade destinée aux littérateurs qu'on allait entendre; des rangs de chaises entre lesquels on avait ménagé de larges passages occupaient toute la salle et lui donnaient l'aspect d'un parterre de théâtre. Mais aux premières minutes d'étonnement succédèrent les questions et les déclarations les plus stupides. «Nous ne voulons peut-être pas de lecture… Nous avons payé… On s'est effrontément joué du public… Les maîtres ici, c'est nous et non Lembke!…» Bref, on les aurait laissés entrer exprès pour faire du tapage qu'ils ne se seraient pas conduits autrement. Je me rappelle en particulier un cas dans lequel se distingua le jeune prince à visage de bois que j'avais vu la veille parmi les visiteurs de Julie Mikhaïlovna. Cédant aux importunités de la gouvernante, il avait consenti à être des nôtres, c'est-à-dire à arborer sur son épaule gauche le noeud de rubans blancs et rouges. Il se trouva que ce personnage immobile et silencieux comme un mannequin savait, sinon parler, du moins agir. À la tête d'une bande de voyous, un ancien capitaine, remarquable par sa figure grêlée et sa taille gigantesque, le sommait impérieusement de lui indiquer le chemin du buffet. Le prince fit signe à un commissaire de police; l'ordre fut exécuté immédiatement, et le capitaine qui était ivre eut beau crier, on l'expulsa de la salle. Peu à peu cependant les gens comme il faut arrivaient; les tapageurs mirent une sourdine à leur turbulence, mais le public même le plus choisi avait l'air surpris et mécontent; plusieurs dames étaient positivement inquiètes.

À la fin, on s'assit; l'orchestre se tut. Tout le monde commença à se moucher, à regarder autour de soi. Les visages exprimaient une attente trop solennelle, — ce qui est toujours de mauvais augure. Mais «les Lembke» n'apparaissaient pas encore. La soie, le velours, les diamants resplendissaient de tous côtés; des senteurs exquises embaumaient l'atmosphère. Les hommes étalaient toutes leurs décorations, les hauts fonctionnaires étaient venus en uniforme. La maréchale de la noblesse arriva avec Lisa, dont la beauté rehaussée par une luxueuse toilette était plus éblouissante que jamais. L'entrée de la jeune fille fit sensation; tous les regards se fixèrent sur elle; on se murmurait à l'oreille qu'elle cherchait des yeux Nicolas Vsévolodovitch; mais ni Stavroguine, ni Barbara Pétrovna ne se trouvaient dans l'assistance. Je ne comprenais rien alors à la physionomie d'Élisabeth Nikolaïevna: pourquoi tant de bonheur, de joie, d'énergie, de force se reflétait-il sur son visage? En me rappelant ce qui s'était passé la veille, je ne savais que penser. Cependant «les Lembke» se faisaient toujours désirer. C'était déjà une faute. J'appris plus tard que, jusqu'au dernier moment, Julie Mikhaïlovna avait attendu Pierre Stépanovitch; depuis quelques temps elle ne pouvait plus se passer de lui, et néanmoins jamais elle ne s'avoua l'influence qu'il avait prise sur elle. Je note, entre parenthèses, que la veille, à la dernière séance du comité, Pierre Stépanovitch avait refusé de figurer parmi les commissaires de la fête, ce dont Julie Mikhaïlovna avait été désolée au point d'en pleurer. Au grand étonnement de la gouvernante, il ne se montra pas de toute la matinée, n'assista pas à la solennité littéraire, et resta invisible jusqu'au soir. Le public finit par manifester hautement son impatience. Personne non plus n'apparaissait sur l'estrade. Aux derniers rangs, on se mit à applaudir comme au théâtre. «Les Lembke en prennent trop à leur aise», grommelaient, en fronçant le sourcil, les hommes d'âge et les dames. Des rumeurs absurdes commençaient à circuler, même dans la partie la mieux composée de l'assistance: «Il n'y aura pas de fête», chuchotait-on, «Lembke ne va pas bien», etc., etc. Enfin, grâce à Dieu, André Antonovitch arriva, donnant le bras à sa femme. J'avoue que moi-même ne comptais plus guère sur leur présence. À l'apparition du gouverneur et de la gouvernante, un soupir de soulagement s'échappa de toutes les poitrines. Lembke paraissait en parfaite santé; telle fut, je m'en souviens, l'impression générale, car on peut s'imaginer combien de regards se portèrent sur lui. Je ferai observer que, dans la haute société de notre ville, fort peu de gens étaient disposés à admettre le dérangement intellectuel de Lembke; on trouvait, au contraire, ses actions tout à fait normales, et l'on approuvait même la conduite qu'il avait tenue la veille sur la place. «C'est ainsi qu'il aurait fallu s'y prendre dès le commencement, déclaraient les gros bonnets. Mais au début on veut faire le philanthrope, et ensuite on finit par s'apercevoir que les vieux errements sont encore les meilleurs, les plus philanthropiques même», — voilà, du moins, comme on en jugeait au club. On ne reprochait au gouverneur que de s'être emporté dans cette circonstance: «il aurait dû montrer plus de sang-froid, on voit qu'il manque encore d'habitude», disaient les connaisseurs.

Julie Mikhaïlovna n'attirait pas moins les regards. Sans doute il ne m'appartient pas, et personne ne peut me demander de révéler des faits qui n'ont eu pour témoin que l'alcôve conjugale; je sais seulement une chose: le soir précédent, Julie Mikhaïlovna était allée trouver André Antonovitch dans son cabinet; au cours de cette entrevue, qui se prolongea jusque bien après minuit, le gouverneur fut pardonné et consolé, une franche réconciliation eut lieu entre les époux, tout fut oublié, et quand Von Lembke se mit à genoux pour exprimer à sa femme ses profonds regrets de la scène qu'il lui avait faite l'avant-dernière nuit, elle l'arrêta dès les premiers mots en posant d'abord sa charmante petite main, puis ses lèvres sur la bouche du mari repentant…

Aucun nuage n'assombrissait donc les traits de la gouvernante; superbement vêtue, elle marchait le front haut, le visage rayonnant de bonheur. Il semblait qu'elle n'eût plus rien à désirer; la fête, — but et couronnement de sa politique, — était maintenant une réalité. En se rendant à leurs places vis-à-vis de l'estrade, les deux Excellences saluaient à droite et à gauche la foule des assistants qui s'inclinaient sur leur passage. La maréchale de la noblesse se leva pour leur souhaiter la bienvenue… Mais alors se produisit un déplorable malentendu: l'orchestre exécuta tout à coup, non une marche quelconque, mais une de ces fanfares qui sont d'usage chez nous, au club, quand dans un dîner officiel on porte la santé de quelqu'un. Je sais maintenant que la responsabilité de cette mauvaise plaisanterie appartient à Liamchine; ce fut lui qui, en sa qualité de commissaire, ordonna aux musiciens de jouer ce morceau, sous prétexte de saluer l'arrivée des «Lembke». Sans doute il pouvait toujours mettre la chose sur le compte d'une bévue ou d'un excès de zèle… Hélas! je ne savais pas encore que ces gens-là n'en étaient plus à chercher des excuses, et qu'ils jouaient leur va- tout dans cette journée. Mais la fanfare n'était qu'un prélude: tandis que le lapsus des musiciens provoquait dans le public des marques d'étonnement et des sourires, au fond de la salle et à la tribune retentirent soudain des hourras, toujours sensément pour faire honneur aux Lembke. Ces cris n'étaient poussés que par un petit nombre de personnes, mais ils durèrent assez longtemps. Julie Mikhaïlovna rougit, ses yeux étincelèrent. Arrivé à sa place, le gouverneur s'arrêta; puis, se tournant du côté des braillards, il promena sur l'assemblée un regard hautain et sévère… On se hâta de le faire savoir. Je retrouvai, non sans appréhension, sur ses lèvres le sourire que je lui avais vu la veille dans le salon de sa femme, lorsqu'il considérait Stépan Trophimovitch avant de s'approcher de lui. Maintenant encore sa physionomie me paraissait offrir une expression sinistre et, — ce qui était pire, — légèrement comique: il avait l'air d'un homme s'immolant aux visées supérieures de son épouse… Aussitôt Julie Mikhaïlovna m'appela du geste: «Allez tout de suite trouver Karmazinoff, et suppliez-le de commencer», me dit-elle à voix basse. J'avais à peine tourné les talons quand survint un nouvel incident beaucoup plus fâcheux que le premier. Sur l'estrade vide vers laquelle convergeaient jusqu'à ce moment tous les regards et toutes les attentes, sur cette estrade inoccupée où l'on ne voyait qu'une chaise et une petite table, apparut soudain le colosse Lébiadkine en frac et en cravate blanche. Dans ma stupéfaction, je n'en crus pas mes yeux. Le capitaine semblait intimidé; après avoir fait un pas sur l'estrade, il s'arrêta. Tout à coup, dans le public, retentit un cri: «Lébiadkine! toi?» À ces mots, la sotte trogne rouge du capitaine (il était complètement ivre) s'épanouit, dilatée par un sourire hébété. Il se frotta le front, branla sa tête velue, et, comme décidé à tout, fit deux pas en avant… Soudain un rire d'homme heureux, rire non pas bruyant, mais prolongé, secoua toute sa massive personne et rétrécit encore ses petits yeux. La contagion de cette hilarité gagna la moitié de la salle; une vingtaine d'individus applaudirent. Dans le public sérieux, on se regardait d'un air sombre. Toutefois, cela ne dura pas plus d'une demi-minute. Lipoutine, portant le noeud de rubans, insigne de ses fonctions, s'élança brusquement sur l'estrade, suivi de deux domestiques. Ces derniers saisirent le capitaine, chacun par un bras, sans aucune brutalité, du reste, et Lipoutine lui parla à l'oreille. Lébiadkine fronça le sourcil: «Allons, puisque c'est ainsi, soit!» murmura-t-il en faisant un geste de résignation; puis il tourna au public son dos énorme, et disparut avec son escorte. Mais, au bout d'un instant, Lipoutine remonta sur l'estrade. Son sourire, d'ordinaire miel et vinaigre, était cette fois plus doucereux que de coutume. Tenant à la main une feuille de papier à lettres, il s'avança à petits pas jusqu'au bord de l'estrade.

— Messieurs, commença-t-il, — il s'est produit par inadvertance un malentendu comique, qui d'ailleurs est maintenant dissipé; mais j'ai pris sur moi de vous transmettre la respectueuse prière d'un poète de notre ville… Pénétré de la pensée élevée et généreuse… nonobstant son extérieur… de la pensée qui nous a tous réunis… essuyer les larmes des jeunes filles de notre province que l'instruction ne met pas à l'abri de la misère… ce monsieur, je veux dire, ce poète d'ici… tout en désirant garder l'incognito… serait très heureux de voir sa poésie lue à l'ouverture du bal… je me trompe, je voulais dire, à l'ouverture de la séance littéraire. Quoique ce morceau ne figure pas sur le programme… car on l'a remis il y a une demi-heure… cependant, en raison de la remarquable naïveté de sentiment qui s'y trouve jointe à une piquante gaieté, il nous a semblé (nous, qui? Je transcris mot pour mot ce speech confus et péniblement débité), il nous a semblé que cette poésie pouvait être lue, non pas, il est vrai, comme oeuvre sérieuse, mais comme à-propos, pièce de circonstance… Bref, à titre d'actualité… D'autant plus que certains vers… Et je suis venu solliciter la permission du bienveillant public.

— Lisez! cria quelqu'un au fond de la salle.

— Ainsi il faut lire?

— Lisez! lisez! firent plusieurs voix.

— Je vais lire, puisque le public le permet, reprit Lipoutine avec son sourire doucereux. Pourtant il semblait encore indécis, et je crus même remarquer chez lui une certaine agitation. L'aplomb de ces gens là n'égale pas toujours leur insolence. Sans doute, en pareil cas, un séminariste n'aurait pas hésité; mais Lipoutine, en dépit de ses opinions avancées, était un homme des anciennes couches.

— Je préviens, pardon, j'ai l'honneur de prévenir qu'il ne s'agit pas ici, à proprement parler, d'une ode comme on en composait autrefois pour les fêtes; c'est plutôt, en quelque sorte, un badinage, mais on y trouve une sensibilité incontestable, relevée d'une pointe d'enjouement; j'ajoute que cette pièce offre au plus haut degré le cachet de la réalité.

— Lis, lis!

Il déplia son papier. Qui aurait pu l'en empêcher? N'était-il pas dûment autorisé par l'insigne honorifique qu'il portait sur l'épaule gauche? D'une voix sonore il lut ce qui suit:

— Le poète complimente l'institutrice russe de notre province à l'occasion de la fête:

Salut, salut, institutrice! Réjouis-toi, chante: Évohé! Radicale ou conservatrice, N'importe, maintenant ton jour est arrivé!

— Mais c'est de Lébiadkine! Oui, c'est de Lébiadkine! observèrent à haute voix quelques auditeurs. Des rires se firent entendre, il y eut même des applaudissements; ce fut, du reste, l'exception.

Tout en enseignant la grammaire, Tu fais de l'oeil soir et matin, Dans l'espoir décevant de plaire, Du moins à quelque sacristain.

— Hourra! Hourra!

Mais dans ce siècle de lumière, Le rat d'église est un malin: Pour l'épouser faut qu'on l'éclaire; Sans quibus, pas de sacristain!

— Justement, justement, voilà du réalisme, sans quibus y a pas de mèche!

Mais maintenant qu'en une fête Nous avons ramassé de quoi T'offrir une dot rondelette, Nos compliments volent vers toi:

Radicale ou conservatrice, N'importe, chante: Évohé! Avec ta dot, institutrice, Crache sur tout, ton jour est arrivé!

J'avoue que je n'en crus pas mes oreilles. L'impudence s'étalait là avec un tel cynisme qu'il n'y avait pas moyen d'excuser Lipoutine en mettant son fait sur le compte de la bêtise. D'ailleurs, Lipoutine n'était pas bête. L'intention était claire, pour moi du moins: on avait hâte de provoquer des désordres. Certains vers de cette idiote composition, le dernier notamment, étaient d'une grossièreté qui devait frapper l'homme le plus niais. Son exploit accompli, Lipoutine lui-même parut sentir qu'il était allé trop loin: confus de sa propre audace, il ne quitta pas l'estrade, et resta là comme s'il eût voulu ajouter quelque chose. L'attitude de l'auditoire était évidemment pour lui une déception: le groupe même des tapageurs, qui avait applaudi pendant la lecture, devint tout à coup silencieux; il semblait que là aussi on fût déconcerté. Le plus drôle, c'est que quelques-uns, prenant au sérieux la pasquinade de Lébiadkine, y avaient vu l'expression consciencieuse de la vérité concernant les institutrices. Toutefois, l'excessif mauvais ton de cette poésie finit par leur ouvrir les yeux. Quant au vrai public, il n'était pas seulement scandalisé, il considérait comme un affront l'incartade de Lipoutine. Je ne me trompe pas en signalant cette impression. Julie Mikhaïlovna a dit plus tard qu'elle avait été sur le point de s'évanouir. Un vieillard des plus respectés invita sa femme à se lever, lui offrit son bras, et tous deux sortirent de la salle. Leur départ fut très remarqué; qui sait? d'autres désertions auraient peut-être suivi, si, à ce moment, Karmazinoff lui-même, en frac et en cravate blanche, n'était monté sur l'estrade avec un cahier à la main. Julie Mikhaïlovna adressa à son sauveur un regard chargé de reconnaissance… Mais déjà j'étais dans les coulisses; il me tardait d'avoir une explication avec Lipoutine.

— Vous l'avez fait exprès? lui dis-je, et dans mon indignation je le saisis par le bras.

Il prit aussitôt un air désolé.

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