Les primitifs: Études d'ethnologie comparée
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Title: Les primitifs: Études d'ethnologie comparée
Author: Élie Reclus
Release date: August 2, 2011 [eBook #36947]
Language: French
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ÉLIE RECLUS
LES PRIMITIFS
ÉTUDES D'ETHNOLOGIE COMPARÉE
Le progrès se fait du général au particulier. Dans les organismes inférieurs tout est dans tout, et l'organisme monte en grade, à mesure que s'opére la division du travail.
Baer.
HYPERBORÉENS ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX
APACHES
MONTICOLES DES NILGHERRIS
NAÏRS, KHONDS
PARIS
G. CHAMEROT, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
19, RUE DES SAINTS-PÈRES, 19
1885
PRÉFACE
L'ethnographie, science nouveau-née, nous la comprenons comme la psychologie de l'espèce, la démographie étant une physiologie et l'anthropologie représentant une anatomie en grand.
La démographie et l'ethnologie étudient les grands faits de la nutrition et de la reproduction, de la natalité et de la mortalité, l'une dans l'homme physique, l'autre dans l'homme moral. La démographie compare les données statistiques, les met en série, trouve leurs accords et contrastes, découvre mainte modalité de la vie, inconnue ou mal connue jusque-là. Faisant des grands chiffres un instrument de précision, elle a, comme les pythagoriciens, pris pour devise: Numero, pondere, mensurâ. L'ethnographie, elle aussi, a ses grands nombres: les mœurs et coutumes, les croyances et religions. Des tribus, peuples et nations, des siècles et encore des siècles, telles sont les quantités sur lesquelles elle opère; quantités algébriques, mais concrètes. Un usage, adopté par des millions d'hommes, et continué pendant des milliers d'années, vaut, en définitive, les milliards d'individus qui l'ont pratiqué. Plusieurs de ces supputations aboutiraient à d'énormes chiffres, dignes de ceux que l'astronome et le géologue manient avec tant d'aisance.
On s'est trop habitué à regarder dédaigneusement, du haut de la civilisation moderne, les mentalités du temps jadis, les manières de sentir, d'agir et de penser, qui caractérisent les collectivités humaines antérieures à la nôtre. Que de fois on les bafoue sans les connaître! On s'est imaginé que l'ethnologie des peuples inférieurs n'est qu'un amas de divagations, un fatras de niaiseries;—en effet, les préjugés paraissent doublement absurdes quand on n'en a pas la clef;—on a fini par croire qu'il n'y a d'intelligence que la nôtre, qu'il n'y a de moralité que celle qui s'accommode à nos formules. Nous avons des manuels d'histoire naturelle qui, divisant les espèces animales et végétales en deux catégories, les utiles et les nuisibles, affirment qu'en dehors de l'homme n'existe ni raison ni conscience; reprochent à l'âne sa stupidité, au requin sa voracité, et au tigre sa fureur. Mais qui sommes-nous donc pour le prendre, de si haut, vis-à-vis des faiblesses intellectuelles et morales de ceux qui nous ont précédés? Qu'on veuille bien y prendre garde, ces erreurs qu'a traversées le genre humain, ces illusions par lesquelles il a passé, portent leur enseignement. Elles ne sont point des monstruosités, issues dans le vide, par l'effet du hasard; des causes naturelles les ont produites en leur ordre naturel,—disons-le,—en leur ordre logique. En leur temps, elles furent autant de croyances, qui passaient pour très bien motivées. Résultant de la disproportion entre l'immensité du monde et l'insignifiance de notre personnalité, elles témoignent d'un persévérant effort, marquent l'évolution et l'adaptation de notre organisme à son milieu: adaptation toujours imparfaite, toujours améliorée. La série des superstitions n'est autre chose que la recherche de la vérité à travers l'ignorance. Les lunettes, le télescope, le microscope, l'analyse spectrale, autant de corrections à l'insuffisance constatée de notre appareil visuel. Il n'y aura compréhension exacte de la réalité que par la connaissance raisonnée des divagations antérieures; la science de l'optique intellectuelle est à ce prix.
Nos institutions, non plus, ne sont pas le produit d'une génération spontanée. Elles dérivent de l'âme humaine qui ne cesse de les façonner et de les modifier à son image. Chacun travaille à cette œuvre, chacun pendant sa génération, puis son souffle s'éteint. La poussière que nous avons animée garde notre souvenir aussi longtemps que le flot conserve le reflet de ses rives. Tout notre être semble s'engouffrer dans l'oubli. Cependant, nous nous survivons par ce qui subsiste de l'action, inconsciente le plus souvent, que nous avons exercée dans la conservation et la transformation du milieu. Les passions qui nous ont fait vibrer, nos craintes et nos espoirs, nos luttes, nos victoires et nos défaites ont laissé des traces d'une inconcevable ténuité. Leur accumulation, indéfiniment répétée par la multitude de nos semblables, constitue, de siècle en siècle, les lois et les codes, les religions et les dogmatiques, les arts et les sciences, et, finalement, les différents types de société. Nous ne faisons pas moins que les infusoires, dont les débris se concrètent en rochers, s'amoncellent en massifs montagneux. A ce point de vue, l'ethnologie se rapproche de la paléontologie. Au siècle dernier, de Brosses disait déjà avec une netteté parfaite:
«Pour bien savoir ce qui se passait chez les nations antiques, il n'y a qu'à savoir ce qui se passe chez les nations modernes, et voir s'il n'arrive pas quelque part sous nos yeux quelque chose d'à peu près pareil.»
Combien souvent on a répété la parole profonde: «Voyager dans l'espace, c'est aussi voyager dans le temps!» En effet, tels rites inexpliqués, telles coutumes, dont ceux qui les pratiquent n'ont jamais soupçonné le sens, ont, dans leur genre, le même intérêt qu'aurait, pour l'archéologue, le désenfouissement d'une cité lacustre; pour le zoologiste, la découverte d'un ptérodactyle barbotant en un marais d'Australie.
L'intelligence est partout semblable à elle-même, mais ses développements sont successifs; lentement, pas à pas, l'humanité gravite vers la raison. Tôt ou tard, il sera constaté que les idées portent leur âge, que les sentiments varient par la forme et le degré. Une science future classifiera les imaginations même bizarres, dira comment se forment les fantaisies déraisonnables, mettra leur date aux préjugés et superstitions, fossiles dans leur genre.
Telle a été la pensée maîtresse du livre. Expliquons-nous maintenant sur la méthode suivie et les procédés employés.
Il s'agissait de tracer des portraits fidèles, de ne pas les pousser à la charge, de ne pas les enjoliver non plus. Néanmoins, nous sommes obligé de reconnaître qu'ils laissent une impression un peu plus favorable que celle qui résulterait de la fréquentation quotidienne des originaux. Mais il ne pouvait guère en être autrement.
A tout civilisé les non-civilisés commencent par répugner. Le préjugé est très défavorable aux sauvages. Les sujets qui s'exhibent comme tels, dans nos foires, s'évertuent à représenter le type vulgaire, partant officiel. Pour s'exprimer en «langue payenne», ils crachent, toussent ou éternuent des sons rêches et criards, ne disent en français qu'inepties et grossièretés. Leurs danses? des contorsions, des mouvements baroques et grotesques. Leurs repas? écarteler un lapin, mordre dans une poule vivante. Nul voyageur ne rencontra pareils poussahs. A mesure que l'investigateur apprend la langue des indigènes, qu'il entre en leurs idées et manières de sentir, il cesse d'être un étranger au milieu d'étrangers. Il voit s'éclairer l'aspect de ces hommes tatoués, nus ou demi-nus, s'égayer la peau obscure, et finalement, il découvre que les sauvages lui paraissaient d'autant plus sauvages qu'il les connaissait moins; que sa répulsion était faite d'ignorance. Au dernier siècle, on se connaissait si peu, même entre habitants de la même île, que nombre de bourgeois londoniens prenaient les montagnards d'Écosse pour autant de brigands et d'affreux cannibales.
Nous avons, à l'occasion, signalé maintes pratiques absurdes et barbares, mais sans nous y appesantir, par le motif que la sottise engendre l'ennui, que la cruauté provoque bientôt le dégoût. Nous avons pensé que, sans aucun parti pris d'optimisme, on devait, de préférence, s'étendre sur les manifestations de l'intelligence naissante, sur les efforts vers une moralité supérieure. Voyez les historiens grands et consciencieux, tels que Michelet: en racontant un peuple, ils insistent moins sur ses basses œuvres que sur les hautes; ils le jugent sur ses nobles aspirations et non point sur les agissements ennuyés de la vie quotidienne. Il est certain que dans l'humanité, comme dans l'animalité et parmi les plantes, les individus le mieux développés représentent leur espèce plus exactement que tous autres; ils montrent ce dont elle est ou serait capable en ses développements ultérieurs. Mais la question est déjà jugée. Quelle est la règle dans toutes les expositions, notamment dans celles de l'art et de l'industrie? «—N'admettre que les meilleurs modèles, que les plus beaux échantillons.»
Allons plus loin. Ces primitifs sont des enfants, avec l'intelligence de l'enfant. Or, de l'enfant à l'adulte, la distance s'exprime en années; même de la brute à l'homme, les degrés se mesurent. L'intelligence enfantine n'est pas en tout point inférieure à la raison adulte. Combien souvent les pères, combien souvent les mères, admirent la naïveté du premier âge, ces idées originales, ces boutades dont la profondeur déconcerte, cette fraîcheur de sensation, ce charme souriant et imprévu! Les peuples naissants ont aussi des lueurs soudaines, des inspirations de génie, une conception héroïque, des facultés d'invention, que depuis longtemps ont perdues les nations dans la force de l'âge. Et celles sur le déclin, les civilisations byzantines? Voyez ce chef branlant, cette démarche hésitante, ces béquilles: la règle, la tradition, le convenu, elles ne veulent sortir de là. Tant pis pour celui qui ne comprend plus la jeunesse, et qui ne daigne pas regarder les aurores intellectuelles!
L'enfant était tout printemps, tout espérance. Mais l'homme fait tient-il les premières promesses? De tout ce qu'il eût pu devenir, qu'a-t-il réalisé?—La moindre partie... Cependant il n'y a pas mis de mauvaise volonté, et, le plus souvent, il n'y a pas de sa faute. Qui reprocherait à l'arbre de n'avoir pas mené à fruit chacune de ses fleurs? La pente même des facultés oblige à se spécialiser; les progrès incessants de la division du travail parquent le travailleur dans un coin toujours plus étroit; les exigences de la production, les cruelles nécessités de la vie encastrent le prolétaire au bout d'une manivelle, le réduisent à une seule fonction, hypertrophiant un membre pour atrophier les autres, aiguisant une faculté pour débiliter l'être entier. Aussi n'hésitons-nous pas à affirmer qu'en nombre de tribus, dites sauvages, l'individu moyen n'est inférieur, ni moralement, ni intellectuellement, à l'individu moyen dans nos États dits civilisés. Non pas que, reprenant la thèse de Jean-Jacques, nous exaltions «l'enfant de la Nature» pour rabaisser d'autant l'homme, produit cultivé. Nous aimons, nous admirons l'enfant, sans pour cela le déclarer supérieur à l'adulte. Jamais l'instinct, tout sagace et ingénieux, tout prime-sautier qu'il soit, n'atteindra la compréhension vaste et lumineuse des choses que la raison élabore silencieusement et sûrement. La poésie elle-même ne peut s'élever jusqu'à la sublimité de la science; fauvette ou rossignol, elle ne pourrait aborder les régions où plane l'aigle de haut vol, aux ailes de puissante envergure.
Ces études sont faites, pour la plupart, sur les renseignements que les voyageurs et missionnaires donnaient, dans la première moitié du siècle, sur des pays et tribus dont l'état social a été, depuis, profondément modifié. L'afflux des commerçants et des industriels déborde irrésistiblement, envahit des plages, qui, hier encore, étaient inconnues. Pourtant nous parlons au temps présent, soit pour suivre nos auteurs, soit pour éviter de fastidieuses réserves. Nous avions nos doutes sur l'existence actuelle d'un fait que les dernières relations montraient en vigueur. Fallait-il à des observations précises substituer nos probabilismes et possibilismes? Nous avons dû en prendre notre parti, et nous prions le lecteur d'en faire autant. En thèse générale, ces populations n'ont été décrites que par leurs envahisseurs, et ceux qui pouvaient le moins les comprendre. Tels, le royaume des Incas, et l'empire de Montézuma, entrevus au moment où ils allaient disparaître. Tel encore, au dégel, le flocon de neige, qui se désagrège et s'évanouit, avant que le regard en ait discerné la forme géométrique. Des primitifs, il n'y en a plus guère; bientôt, il n'y en aura plus.
Nous n'avons pas voulu portraiter en pied chacune de nos individualités ethniques: il eût fallu des volumes et d'innombrables répétitions. Nous avons préféré ne donner que des renseignements succincts, sauf à développer plus en détail, ici, une coutume, là, une institution. Chasseurs, pêcheurs, bergers, agriculteurs rudimentaires, mariages singuliers, obsèques extraordinaires, initiations, pratiques de magie... Si le public accueille favorablement cette première série d'études, nous ne tarderons pas à lui en offrir une seconde.
LES PRIMITIFS
LES HYPERBORÉENS
CHASSEURS ET PÊCHEURS
LES INOÏTS ORIENTAUX
L'ultima Thule, le point le plus septentrional de notre hémisphère qui soit habité l'année durant, est le village d'Ita, sur la côte du Smith Sound, baie de Baffin, par les degrés 78, latitude nord, et 79, longitude ouest, méridien de Greenwich. Les Itayens sont les premiers ou les derniers des hommes, comme on voudra. Ils rayonnent dans leurs expéditions de chasse jusqu'à l'extrémité méridionale du glacier Humboldt, un peu au delà du 79e degré; or, à partir du 80e, la ligne des neiges éternelles tombe plus bas que les collines et descend jusqu'au niveau même de la mer. Toute végétation disparaît; on ne rencontre plus que de rares abris, simples camps d'été, visités de loin en loin. Feilden, un des compagnons de l'héroïque expédition Markham, qui eut l'honneur de planter son drapeau à 740 kilomètres du pôle Nord, estime que «les indigènes n'ont jamais dépassé le Cap-Union. Même en juillet et août, le littoral serait trop pauvre pour fournir à la subsistance d'une poignée d'Esquimaux errants, et quant à une résidence d'hiver, il ne peut en être question[1]. Le point le plus septentrional où on ait reconnu quelque évidence du séjour est le cap Beechey, par le 81° 54' latitude nord. Le naturaliste de la mission Markham y recueillit la carcasse d'un grand traîneau, une lampe de stéatite, un racloir à neige, fait d'une dent de morse, débris probables de quelque expédition. Au delà de ce parallèle, aucun de nos semblables n'a vécu sans doute. Les Inoïts ne poussent pas leurs courses plus loin[2].»
[1] A.-H. Markham, la Mer Glacée du pôle.
[2] Nares, Voyage à la mer Polaire.
Déjà Hudson, avec son navire à voiles, avait pénétré en 1607 jusqu'à près du 82e degré. Parry, avec son voilier, toucha, en 1827, la latitude 82° 45'. Nares, avec son vapeur, n'atteignit que 82° 16', et avec son traîneau 83° 20'. Il y a lieu de s'étonner que les modernes, avec toutes les ressources de la science et de l'industrie, aient pu à peine dépasser les premiers navigateurs[3].
[3] Tyson.
Grande était la distance qui séparait nos climats tempérés de ces régions glacées. Nous allâmes aux Esquimaux et les reconnûmes de suite pour être des hommes, mais ils nous prirent pour des revenants. Depuis les siècles qu'ils vivaient dans leurs plaines neigeuses, ils croyaient peut-être, à part quelques Indiens, habiter seuls le monde; ils ne connaissaient pas l'existence des Européens, même par les ouï-dire qui se transmettent de proche en proche. Quand le vaisseau de Ross aborda leurs parages en 1818, les braves Itayens se figurèrent avoir été envahis par des fantômes; illusion fort naturelle que d'autres sauvages, les Australiens notamment, eurent en semblable occasion. En effet, le navire, avec ses grandes voiles blanches qui apparaissait sur l'horizon, à la ligne où les profondeurs du ciel se déversent dans les abîmes de l'Océan, que pouvait-il être, sinon un monstre ailé descendant de l'empyrée? Et qu'étaient les êtres fantastiques qu'il portait sur son dos et dans son ventre, sinon des revenants, des revenants en visite? Les sorciers n'enseignaient-ils pas que les morts habitent la Lune, où ils trouvent en abondance du bois et toutes choses bonnes à manger? Les premiers Inoïts ou Esquimaux qui montèrent à bord tâtaient les planchers, tâtaient tout ce qu'ils approchaient, mâts, barques et rames, et tout émerveillés se chuchotaient avec des airs mystérieux: Que de bois il y a dans la lune, que de bois[4]!
[4] Ross, Relation, etc.
Après Ross apparurent le Nordstern, envoyé à la recherche de Franklin, puis Kane, en 1853-1855, et six années plus tard, Hayes. L'isolement de cette station extrême au globe est moindre depuis que des vapeurs courent la baleine. De temps à autre, une bande d'Esquimaux descend au Cap York et s'y rencontre avec des équipages. Un système d'échange s'établit dans ces parages; de la quincaillerie et autres articles sont donnés pour de l'huile, des peaux d'ours et de phoques. On assure que de tout temps les Indiens ont fait avec les Hyperboréens quelque petit commerce de troc[5].
[5] Bancroft, Native Races.
Dans l'automne 1873, une partie de l'expédition scientifique allemande, qui avait été rejetée dans le Smith-Sound, hiverna parmi les Itayens et ne les quitta que l'été suivant. M. Bessels, qui faisait partie de cette expédition, eut tout loisir pour étudier de près cette population presque inconnue jusqu'à lui et ne faillit pas à l'heureuse occasion.
Nous ne regrettons qu'une chose, c'est que son récit soit si court. Néanmoins, nous le prenons pour autorité principale, et Ita pour quartier-général. Nous élargirons le cadre par divers renseignements sur les autres Inoïts du pôle, et nous nous étendrons sur les Aléouts à l'extrémité occidentale du continent américain. De la sorte, nous nous formerons une idée tolérablement complète de la race esquimale, faisant comme le botaniste qui, ayant à décrire une espèce comprenant une multitude de variétés peu distinctes, fait choix des deux plus dissemblables, et néglige les intermédiaires.
Le paysage arctique est partout semblable au paysage arctique. Les sublimes horreurs de ce
Gouffre d'ombre stérile et de lueurs spectrales[6],
il faut les avoir vues pour oser les décrire. Nous empruntons les lignes qui suivent, à plusieurs voyageurs, parmi lesquels l'infatigable Petitot:
[6] Leconte de Lisle, Poèmes Barbares.
«Des montagnes de glace, des plaines de glace, des îles de glace. Un jour de six mois, une nuit de six mois, effrayante et silencieuse. Un ciel incolore où flottent, poussées par la bise, des aiguilles de givre; des amoncellements de rochers sauvages, où nulle herbe ne croît; des châteaux de cristal qui s'élèvent et s'effondrent, avec d'horribles craquements; un brouillard épais, qui tantôt descend comme un suaire et tantôt s'évanouit en montrant aux yeux épouvantés de fantastiques abîmes.
«Pendant ce jour unique, le soleil fait resplendir la glace d'un éclat aveuglant. Sous ses tièdes rayons, elle se fend et se divise; les montagnes s'émiettent en débris, les plaines craquent et se séparant en tronçons qui se heurtent avec des bruits sinistres et des détonations inattendues.
«La nuit, une nuit éternelle, succède à ce jour énervant. Au milieu des ténèbres on distingue des fantômes immenses, qui se meuvent lentement. Dans cet isolement profond que toute obscurité porte avec elle, l'énergie du voyageur, sa raison même, ont à subir d'étranges assauts. Le soleil est encore la vie. Mais la nuit, ces mornes déserts apparaissent comme des espaces chaotiques: aux pieds des précipices qu'on ne peut mesurer, des escarpements se dressent tout autour; les longs hurlements de la glace remplissent d'épouvante.
«Apparaît la fantasmagorie sanglante de l'aurore boréale: le ciel noir s'éclaire d'une immense lueur. Un arc plus vif s'arrondit sur un fond de flamme; des rayons jaillissent, mille gerbes s'élancent. C'est une lutte de dards bleus, rouges, verts, violets, étincelants, qui s'élèvent, s'abaissent, luttent de vitesse, éclatent, se confondent, puis pâlissent. Dernière féerie, un dais splendide, la «couronne», s'épanouit au sommet de toutes ces magnificences. Puis les rayons blanchissent, les teintes se dégradent, s'évaporent, s'évanouissent.»
«La lumière arctique, Protée aérien, revêt mille formes, se déploie en combinaisons merveilleuses: brillante couronne terrestre ou aigrettes innombrables, semblables aux feux Saint-Elme se jouant à la cime des mâts, zones d'or capricieusement ondulées, serpents livides aux reflets métalliques qui glissent silencieusement dans les profondeurs des espaces; arcs-en-ciel concentriques; coupoles splendides et diaphanes qui illuminent le ciel ou tamisent la lumière sidérale; nuées sanglantes et lugubres, bandes polaires longues et blanches qui s'étendent d'un bout à l'autre de l'horizon; frêles et incertaines nébuleuses suspendues comme un voile de gaze...»
Autres phénomènes, autres tableaux non moins étranges:
«C'est le radieux parhélie, tantôt segmentaire, tantôt équipolé; le plus souvent avec deux ou trois faux soleils, quelquefois avec quatre, huit et même seize spectres lumineux qui deviennent les centres d'autant de circonférences; parfois horizontal il entoure le spectateur d'une multitude d'images solaires, le transporte comme sous un dôme illuminé par des lanternes vénitiennes... Une lune, qui ignore son coucher, transforme en jour les longues nuits du solstice d'hiver, se multiplie par le parasélène, et quatre ou huit lunes se lèvent à l'horizon.
«Ces nuits si calmes et silencieuses que les battements du cœur deviennent audibles, ces nuits sont embellies par la fantastique décoration de la lumière se jouant à travers les frimas. Pyramides de cristal, lustres éblouissants, prismes, gemmes irisées, colonnes d'albâtre, stalactites à l'aspect saccharin et vitreux, entremêlés de guipures et festons, de dentelles immaculées. Arcades, clochetons, pendentifs, pinacles, la lune caresse de ses rayons mystérieux une architecture de glace et de neige, d'escarboucles, de pierres précieuses. Pays de fées et de songes.
«La vapeur expirée se condense en nodules glacés qui se heurtent dans l'air dense avec des bruits singuliers, rappelant le bris de branchilles, le sifflement d'une baguette, ou le déchirement d'un papier épais. Quelquefois, un éclair subit et sans détonation annonce la fin d'une aurore boréale, d'un orage magnétique dont le foyer est placé en dehors de la vue; des grondements de tonnerre avertissent qu'un lac est proche dont les sources font dilater la glace. Entendez-vous cette conversation? Percevez-vous ce tintement des clochettes à chiens, ces claquements de fouet répercutés? Vous pensez que ces bruits retentissent tout près; mais les instants et les heures se passeront avant que vous ayez vu arriver les personnes dont une lieue ou deux vous séparaient, Et cependant, un coup de fusil tiré à vos côtés n'a pas plus ébranlé l'atmosphère que si vous eussiez brisé une noix...
«C'est le mirage avec ses fantômes de rives, ses montagnes renversées, ses arbres qui marchent, ses collines qui se poursuivent, ses dislocations de paysage, ses fantasmagories kaléidoscopiques, de prétendus bouleaux au-dessus de verts gazons... Des colonnes de fumée qui s'élèvent dans le brouillard donnent l'illusion d'un campement. Et sur la mer des troncs d'arbres, venus on ne sait d'où, s'enflamment par le frottement violent des glaces.»
Partout du froid. Voici comment en parle un malheureux de la Jeannette:
«Enfin l'hiver sévit dans toute sa rigueur. Le thermomètre descend à 52 degrés. Notre abri disparaît sous quatorze pieds de neige; des vents impitoyables, chargés de grêlons aigus, nous forcent à verser jour et nuit le charbon et l'huile dans les deux poêles qui conservent un peu de chaleur à notre sang.
«Je fis glacer du mercure et le battis sur l'enclume. Notre eau-de-vie, congelée, avait l'aspect d'un bloc de topaze. La viande, l'huile et le pain se divisaient à coups de hache. Josué oublia de mettre son gant droit. Une minute après sa main était gelée. Le pauvre diable voulut tremper ses doigts inertes dans de l'eau tiède. Elle se couvrit aussitôt de glaçons. Le docteur dut couper le membre de notre infortuné compagnon, qui succomba le lendemain.
«Vers le milieu de janvier, une caravane d'Esquimaux vint nous demander quelques poissons secs et de l'eau-de-vie. Nous joignîmes du tabac à ces présents, qui furent acceptés avec des larmes de joie. Le chef, vieillard débile, nous conta que, le mois précédent, il avait mangé sa femme et ses deux garçons.»
Un autre voit les choses du bon côté:
«Ce froid, plus terrible que le loup blanc et que l'ours gris, ce froid qui saisit sa victime à son insu, instantanément, mortellement, ce froid active et purifie le sang, ravive les forces, aiguise l'appétit, favorise les fonctions de l'estomac, et le rend le meilleur des calorifères; il endort la douleur, arrête l'hémorragie. Si tant est qu'il nous frappe, c'est en envoyant le sommeil; il donne la mort au milieu des rêves. Ce froid intense, si sec et pur, suspend la putréfaction, détruit les miasmes, assainit l'air, en augmente la densité; il purifie l'eau douce, distille les eaux amères de l'Océan, et les rend potables; il transforme en cristaux le lait, le vin et les liqueurs, permet de les transporter; il remplace le sel dans les viandes, la cuisson dans les fruits, dont il fait des conserves économiques et durables; il rend comestibles la viande et le suif crus; il étanche les marais et lagunes, arrête le cours des maladies, révèle aux chasseurs la présence du renne en l'entourant de brouillards. La soie, le duvet, les plumes s'attachent aux doigts comme s'ils étaient enduits de glu, les copeaux adhèrent au rabot. La chevelure s'ébouriffe sous le peigne, se hérisse et s'agite avec des crépitations. On ne peut revêtir des fourrures, se couvrir d'une simple couverture de laine, sans faire jaillir de ces peaux, de cette laine, de ces mains, du corps, des étincelles accompagnées de pétillements...»
Plusieurs ont voulu que la race des Inoïts fût la plus arriérée et la plus grossière de notre espèce. Cette distinction a été généreusement accordée à tant de hordes, peuplades et nationalités qu'elle a cessé d'avoir aucune importance; elle n'est plus qu'une figure de rhétorique, une simple manière de dire que les gens sont peu connus. Chaque explorateur représente les sauvages qu'il a observés, comme des brutes et des ignares. Se prenant pour mesure de l'entière humanité, il ne trouve aucune expression trop forte pour indiquer la distance entre eux et lui.
Quoi qu'il en soit, nul peuple n'est plus curieux que celui des Inoïts. Aucune race n'est moins mélangée, plus homogène et nettement caractérisée. Cependant, elle est répandue par une longueur de 5 à 6,000 kilomètres, sur un territoire qui s'étend du tiers à la moitié de la circonférence terrestre, prise au 67° 30' de latitude. Morton, en 1849 déjà[7], faisait des Esquimaux et autres races polaires une seule famille, celle des Mogolo-Américains, à laquelle appartiennent: le Groenland avec ses millions d'hectares sous neige, le vaste Labrador, l'immense fouillis d'îles et péninsules, connu sous les noms de terres de Baffin, Melville, Boothia, Victoria, Wollaston, Banks, Parry, Prince Albert. Plus, toute l'extrémité N.-O. du continent américain. Plus, l'archipel Aléoute. S'y rattachent à divers degrés, d'Alaska et la Reine Charlotte jusqu'à Vancouver, les Thlinkets[8], Koloches[9], Kouskowins, Haidas, Ahts et autres tribus du littoral, lesquelles s'indianisent à mesure qu'elles s'avancent vers le midi. Rink, Dallas et Friedrich Mueller n'hésitent pas à gratifier la race esquimaude des longues côtes qu'habitent les Tchouktches, Korjaks, Tschoukajires, quelque mélangés qu'ils soient avec des hordes asiatiques. Pour faire bref, nul ne contestera l'opinion de Latham:
[7] Crania americana.
[8] Ou Klingits.
[9] —Koljoutches, ou Koltchones.
«Les Esquimaux occupent une position géographique qui leur vaut une importance exceptionnelle. De leur affinité plus ou moins marquée avec plusieurs autres familles humaines dépend la solution de quelques problèmes ethnologiques de premier ordre.»
Ni celle de Topinard[10]:
[10] Anthropologie.
«En Asie, les peuples ont été brassés de l'Orient à l'Occident, et de l'Occident à l'Orient, d'une façon si prodigieuse que la race la plus caractéristique doit être recherchée au delà du Pacifique, dans les mers polaires.»
Quoi que nous pensions des problèmes relatifs à l'origine et à la parenté des hommes, il est certain que les Esquimaux sont en majeure partie le produit de leur climat; le milieu impliquant une nourriture, une demeure et des coutumes appropriées.
Facilement on exagérerait la superficie de pays que détiennent ces Hyperboréens, comme ils sont souvent appelés, si on ne réfléchissait que sur le continent américain leur habitat n'est qu'en façade, occupant une lisière large de vingt à trente kilomètres, laquelle ne gagne 75 ou 80 kilomètres à l'intérieur que le long de certains fleuves, tels que le Youkon et le Mackenzie, dont il ne dépasse pas la partie maritime. Pour ce motif, M. Dall proposait de donner le nom d'Orariens[11], à l'ensemble des lignées inoïtes. En dehors de cette étroite lisière, dans la forêt commencent les Peaux-Rouges, leurs ennemis mortels, qui leur font une guerre d'extermination. Cette animosité, de savants anthropologistes ont voulu l'expliquer «par la différence des sangs[12]». S'il fallait en croire les Indiens, leur haine aurait un autre motif. Ils ne sauraient pardonner à l'Esquimau le crime de manger cru son poisson. D'où les noms abénaqui d'Eski mantik[13], et adjibeouai d'Ayeskiméou, qui, appliqués d'abord aux Labradoriens, ont été peu à peu étendus à l'ensemble des tribus hyperboréennes. Il nous paraît plus logique d'attribuer à cette inimitié, qui par moments prend des dehors religieux, à une cause toujours actuelle, toujours efficace; celle de la concurrence vitale: les uns et les autres se disputent la proie qu'ils mangent crue ou vivante. L'Indien n'est pas exclusivement chasseur, il ne se prive pas de harponner le saumon. De leur côté, les Inoïts savent courir l'ours, le cerf, le coq de bruyère. Dans l'Alaska, ils se distinguent en «gens de terre» et «en gens de bateaux», selon le genre de vie auquel ils s'adonnent de préférence.
[11] D'ora, rive.
[12] Von Klutschak.
[13] Charlevoix, le premier, indiqua cette dérivation dans son Histoire de la Nouvelle-France. Autres noms: Hoshys, Suskimos.
Fermés au reste du monde par leur barrière de frimas, les Esquimaux sont, plus que tout autre peuple, restés en dehors des influences étrangères, en dehors de notre civilisation qui brise et transforme ce qu'elle touche. La science préhistorique a vite compris qu'ils lui offraient un type intermédiaire entre l'homme actuel et l'homme des temps disparus. Quand on entra chez eux pour la première fois, ils étaient en plein âge d'os et de pierre[14], tout comme les Guanches quand on les découvrit; leur fer et leur acier sont d'importation très récente et presque contemporaine. Les Européens de la période glaciaire ne sauraient avoir mené une vie très différente de celle que mènent aujourd'hui les Inoïts dans leurs champs de neige. Comme on vit maintenant au Groenland et au Labrador, on vivait jadis à Thayingen, à Schussenried, à la Vézère. Les Troglodytes des Eyzies ont émigré aux entours de la baie de Hudson; avec le retrait successif des glaces, et toujours à la poursuite du renne, ils se sont rapprochés du pôle. Telle est notamment l'opinion de Mortillet[15], d'Abbott[16] et de Boyd Dawkins, qui tiennent les Esquimaux pour les descendants directs des troglodytes magdaléniens. En tout cas, disent-ils, si on introduisait dans les cavernes de la Dordogne des objets de provenance esquimale, on ne saurait les distinguer de ceux laissés par les autochtones.
[14] Nordenskiold, Voyage of the Vega.
[15] Bulletin de la Société anthropologique, 1883.
[16] American Naturalist, 1877.
A ses études géologiques sur le New-Hampshire, Grote donne pour conclusion que, dans la région des White Mountains ou Montagnes Blanches, le retrait des glaciers remonte à une décade de siècles environ, et que l'ancêtre des Esquimaux prit possession du sol à mesure que la neige reculait, et après elle les troupeaux de rennes. Résultat qu'il faut mettre en regard de celui auquel arrive Bessels: après de soigneuses mensurations, il affirme que le type cranien des Inoïts n'est autre que celui des Mound Builders, ou constructeurs de tumulus, population disparue, qui jadis éleva les gigantesques terrassements figurés qu'on a retrouvés en plusieurs localités des États-Unis.
Quelques auteurs avancent que, jadis, les Esquimaux avaient rempli l'Amérique polaire de leurs stations de chasse et de pêche, et que même ils ont dominé dans les pays qui devinrent le Canada, le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse et la Nouvelle-Angleterre, d'où ils furent délogés par les premiers Hurons, Iroquois et Algonquins.
Une science moins incomplètement renseignée prononcera sur ces assertions. Plusieurs savants les estiment déjà suffisantes pour résoudre la question si difficile du peuplement de l'Amérique. Ils affirment que tout le continent occidental, depuis le cap Golovine jusqu'au détroit de Magellan, a dû ses habitants à une seule et même race esquimoïde. Toujours est-il que les races des Inoïts et Peaux-Rouges, malgré la haine qui les divise, se trouvent rapprochées par des types intermédiaires dans la vaste Alaska et la Colombie britannique. Et du côté de l'Asie, les voyageurs enclins à remarquer les ressemblances plutôt que les dissemblances, ne manquent pas de constater que l'Inoït verse, par transitions insensibles, dans le Yakoute et le Samoyède.
Qui ne connaît la physionomie esquimaude? Gros tronc sur jambes courtes, extrémités remarquablement petites, doigts pattus, chairs molles. Crâne essentiellement dolichocéphale[17]. Tête grosse, pommettes saillantes, figure large, pleine et joufflue, cheveux noirs, longs, durs et raides, nez écrasé. Un voyageur a dit plaisamment que sous ces latitudes une race à nez romain n'eût pu se maintenir[18]: trop souvent la protubérance munie de l'appareil olfactif eût gelé et fût tombée, tandis qu'un nez plat est moins exposé. Les traits du visage, et en particulier les yeux, offrent une ressemblance marquée avec ceux des Chinois et des Tartares[19]. La peau, nuancée de jaune noirâtre, recouverte d'une couche huileuse de crasse, est au toucher d'un froid désagréable. L'hiver lui donne un teint très clair, presque européen, mais, au premier printemps, elle brunit et noircit, par une mue, dirait-on. Tout malpropre qu'elle soit, leur figure ouverte et bonasse impressionne favorablement l'étranger. La moyenne des Inoïts oscille entre 1m,5 et 1m,7[20].
[17] On les a même appelés scaphocéphales: ceux dont la boîte cranienne est en forme de bateau.
[18] F.W. Butler, The Wild North Land.
[19] Lubbock, l'Homme avant l'histoire.
[20] Fr. Mueller, Allgemeine Ethnographie.
Le nom des Esquimaux, ou Mange-Cru, n'est qu'un sobriquet, avons-nous vu. Eux-mêmes se titrent d'Inoït, mot qui signifie l'homme. Car, sous toutes les latitudes, les sauvages s'octroient cette appellation flatteuse entre toutes. Du Tschouktche au Dinné, au Canaque et à l'Apache, il n'est barbare qui, en bonne conscience, et avec une conviction parfaite, ne s'attribue la qualité d'homme par excellence. Toutefois, comme les voisins en font autant, force a été de distinguer entre ces «hommes» et ces «hommes». Et ils ont pris des désignations spéciales, telles qu'Hommes-Corbeaux, Hommes-Loups, Hommes-Renards.
Parmi les plus naïfs, nous pouvons compter les Koloches, variété de la race esquimaude, lesquels croient former à eux seuls une bonne moitié de la terre, habitée premièrement par les Koloches, et en second lieu par les non-Koloches. Les anciens Beni Israël ne connaissaient non plus que deux pays au monde: la Terre Sainte, la leur, et le reste des contrées habitables ou inhabitables, toutes profanes et souillées. La cosmogonie esquimaude raconte que Dieu,—c'était un Groenlandais nommé Kellak,—pétrit d'une motte de terre le premier homme et la première femme. Il s'essaya sur Kodliouna, l'homme-blanc, mais, gauche comme un débutant, il le rata, ne lui donna pas le phoque. Dès la seconde tentative, il trouva la perfection, et créa l'homme, le vrai, à savoir l'Inout ou Inoït.
Au Smith-Sound on trouva des gens qui n'en savaient pas tant. Ils parurent fort étonnés d'apprendre que leur tribu n'est pas la seule au monde.
Les Inoïts, disions-nous, sont distribués sur une bande de terrain démesurément longue, mais sans profondeur. Leurs campements sont séparés par des espaces déserts et désolés, distants de 15, de 30 et même de 150 kilomètres. Ils hivernent toujours à la même place. Si le patriotisme est une vertu, ils la possèdent au plus haut point. Jamais paysage avec bosquets verdoyants, moissons jaunissantes, saules se mirant dans la rivière aux flots argentins, ne fut plus aimé que ces champs de neige et ces collines de glaces, que ces buttes raboteuses et ces banquises sous un ciel inclément. L'Esquimau s'est fait si bien à son entourage qu'il ne pourrait s'en passer; il ne saurait même vivre ailleurs, tant il s'est identifié avec la nature qui l'environne. Cependant il voyage quelque peu. En été, il se déplace, vaque à ses expéditions, portant sa tente avec lui ou plutôt la faisant porter aux chiens attelés à son traîneau, chiens de race particulière[21], plus grande que celle des Pyrénées ou des Abruzzes; elle n'aboie pas, mais hurle horriblement[22]. Il l'a façonnée à son usage par des coups de fouet assénés pendant de longs siècles. Le chien est à l'Esquimau ce que le renne est au Lapon et au Samoyède, le chameau au Touareg, le cheval au Bédouin et au Tartare: le grand moyen de locomotion, l'inséparable compagnon, et, en désespoir de cause, le dernier aliment.
[21] Curtis, Philosophical Transactions, t. LXIV.
[22] Butler, The Wild North Land.
Toute une bande de chiens est attachée au traîneau. On n'aurait jamais fouet assez long pour atteindre ceux de volée. Que fait-on s'il faut aller vite? Le conducteur applique une vigoureuse cinglée au dernier chien, qui, méchant et hargneux,—c'est son métier d'esclave,—ne veut pas qu'il en cuise à lui seul. Ne pouvant se retourner pour mordre, par un coup de dent il se venge dans la chair la plus proche; d'arrière-train en arrière-train, en un rien de temps, tous ont été mordus, et le traîneau file rapidement par la neige, au milieu des protestations, grognements et hurlements. Quoi de plus humain! Et le «char de l'État», comment avance-t-il?
Le soir venu, on attache le roi de chaque meute près de son traîneau; sujets et sujettes l'entourent, se couchent à ses pieds. Cette soumission, résultat de la fatigue et de l'épuisement, n'est qu'intermittente. Les monarques de la gent cynique ont fort à faire pour gouverner leurs vassaux; les femelles surtout sont d'humeur vagabonde. Les mâles tirent sur la corde, grognent, froncent les babines, impatients de l'heure où ils pourront se mesurer avec leurs rivaux. Chacun gagne son rang de haute lutte. Une longue suite de combats établit la suprématie du plus robuste et du plus hardi; encore cette autorité n'est-elle pas longtemps respectée. D'un jour à l'autre éclatera une révolution fomentée par quelque ambitieux, qui s'aperçoit que les forces du maître diminuent par l'âge ou par toute autre cause. Ces chiens aiment le tumulte; la bataille est l'idéal de leur existence. Pour la discipline à maintenir parmi le beau sexe, on s'en remet aux dents de la reine favorite, qui, sauf les cas de jalousie, exerce ses prérogatives avec assez de jugement; le plus souvent, le roi se soumet sans protestation lorsque la souveraine fait mine de se fâcher[23].
[23] Nares, Voyage à la mer polaire.
Selon les autorités que l'on consulte, on entend dire que les Esquimaux voyagent peu et qu'ils voyagent beaucoup. Assertions qui cesseraient d'être contradictoires, si, au lieu de s'exprimer d'une façon générale, on avait mentionné chaque fois le nom particulier de la tribu dont il s'agissait. Les uns affirment que les Inoïts ont un centre d'échanges entre l'estuaire du Mackenzie et celui de la rivière du Cuivre. D'autres, niant que ces échanges soient assez actifs pour mériter le nom de commerce, racontent que les Groenlandais et les Labradoriens ignoraient avoir des frères au détroit de Béring. On serait donc porté à croire que les accidents locaux, que les particularités traditionnelles différencient profondément ces peuplades qui, depuis temps immémorial, se perpétuent chacune dans son petit coin. Mais on est étonné d'apprendre que du Groenland au Labrador, et du Labrador à l'archipel aléoute, et de là chez les Tchouktches, les mœurs se distinguent seulement par d'insignifiants détails; que, par leurs grandes lignes, les croyances et superstitions se confondent; que l'entière Esquimaudie est un immense canton. Cela s'explique: les habitants sont dominés par les deux plus grands facteurs de l'existence, le climat et la nourriture, dont les conditions s'imposent d'une façon à peu près égale. Tous éprouvent les mêmes besoins et recourent aux mêmes moyens de les satisfaire; ils vivent d'une même vie, mi-terrestre, mi-marine, se nourrissent des mêmes poissons, attrapent le même gibier par les mêmes trucs, les mêmes ruses. Sous ces latitudes, l'existence n'est possible que par l'observance stricte et rigoureuse de certaines obligations, très rationnelles après tout; il faut les accepter sous peine de mort, et on s'y conforme sans qu'il en coûte. L'habitude est une seconde nature.
En dehors des êtres de son espèce, les Inoïts ne connaissent que la Grande Baleine, que Martin l'Ours, que le sire Morse, que le seigneur Phoque, que le vieux Loup, et ces autres importants personnages: renards, lièvres, loutres et otaries. Ils les chassent et pourchassent, les tuent et mangent, mais tâchent de leur faire oublier ces mauvais procédés en leur prodiguant les témoignages d'honneur et de respect; du reste, ils les admirent sincèrement, et en mainte occasion les prennent pour modèles. N'étaient le phoque et le morse, ils n'arriveraient pas à vivre. Le premier est, avec du poisson, le fond de leur alimentation générale, mais le second, sur nombre d'îles et presqu'îles, fait leur seule nourriture pendant plusieurs semaines. Une famine affreuse ravage les populations quand les morses[24] s'absentent, et que des hivers exceptionnellement rigoureux dressent des barrières de glace à travers certains passages, comme il advint en 1879-1880, alors que des villages entiers furent emportés jusqu'au dernier habitant, notamment en l'île Saint-Laurent[25], dans les eaux d'Alaska, à mi-route entre l'ancien et le nouveau continent. Le morse et les phoques[26] rendent à l'Inoït les mêmes services qu'au Polynésien le cocotier, à l'Australien le kangourou et la xantorrhée; ils le nourrissent, l'habillent, passent en sa personne et sur sa personne, le chauffent et l'éclairent, tapissent sa hutte à l'extérieur et à l'intérieur. Avec la peau il construit ses bateaux et barques: Kayaks, oumiaks, baïdarkas; avec les intestins il se confectionne des surtouts; avec les os il fabrique toutes sortes d'armes et d'outils; l'ivoire du morse constitue la principale valeur d'échange. L'Esquimau relie l'homme au phoque, il a de cet animal, amphibie lui aussi, les habitudes, le caractère, l'apparence, et même la physionomie; ce n'est pas étonnant, puisque sur lui se dirigent constamment sa pensée et son désir. Il avoue avoir construit sa maison d'hiver sur le modèle que le phoque lui a donné dans son iglou. L'un comme l'autre est trapu, tout en tronc, vorace, mais gai, familial, avec de grands yeux doux et intelligents. A première vue, on n'a pas haute opinion de ces lourdes masses, mais en les observant de près, on s'étonne de leur voir tant de jugement et si bon caractère. Il est à noter que l'animal a l'amour plus jaloux que son compatriote humain:
[24] Trichechus Rosmarus.
[25] Autrement dite Eivugen.
[26] Phoca vitulina, grypus grœnlandica, etc.
«Au premier printemps les femelles sortent de la mer, et les mâles se trouvent sur le rivage pour les recevoir. Ils les saluent en soufflant l'air par les naseaux, faisant un bruit terrible, signal de bataille. Ces monstres se soulèvent sur leurs nageoires, engagent une mêlée générale, dans laquelle les dents formidables de leur large gueule font de terribles blessures. Couchées entour, les femelles sont les spectatrices du combat dont elles sont le prix; celui qui restera vainqueur sera leur époux, exerçant autorité absolue et se démenant avec fierté. Cependant, son domaine est sujet aux invasions; les frontières sont souvent franchies par de petits détachements; les mâles qui avaient été écartés une première fois, rôdent aux environs, font des signaux que met à profit quelque femelle légère, tandis que le seigneur et maître est ailleurs occupé. S'il s'aperçoit du manège, il gronde d'une voix furieuse, se précipite sur son rival, et s'il ne peut l'atteindre, tombe sur l'infidèle, lui laisse de cuisants souvenirs. Néanmoins sa domination est rarement de longue durée, un des vaincus rentre en lice et l'évince à son tour[27].»
[27] Malte-Brun, Nouvelles Annales des Voyages, 1855.
C'est aussi une physionomie originale que celle de l'Ours polaire[28]; si gauche d'apparence et pourtant si adroit en tout ce qu'il entreprend; une fine et astucieuse tête de renard sur un grand corps dégingandé; son épaisse fourrure est un sac à malices. Sa chair fraîche est délicate, mais des plus indigestes, aussi la laisse-t-on attendre, si la faim le permet; quant à son foie, il passe pour un poison très dangereux, ce qui le fait rechercher par les sorciers. Les Inoïts reconnaissent Martin comme leur maître dans la chasse au phoque, racontent merveilles de son savoir-faire. Du haut d'un rocher où il a grimpé sans se laisser apercevoir, il guette les morses et veaux marins qui s'ébaudissent sur la plage. Que l'un arrive à portée, il lui cassera la tête avec une grosse pierre ou des blocs de glace lancés avec force et adresse[29]. Martin parle phoque, flatte et fascine la pauvre bête qui pourtant devrait le connaître de longtemps, il l'endort par une incantation dont les Inoïts ont surpris le secret et qu'ils répètent aussi exactement qu'il leur est possible. On pourrait croire que nous exagérons. Citons un témoin oculaire, le véridique Hall:
[28] Ursus maritimus, Thalassarctos polaris.
[29] Nature, 1883, J. Rae.
«Coudjissi «parlait phoque». Couché sur le côté, il se poussait en avant par une série de sautillements et reptations. Dès que le phoque levait la tête, Coudjissi arrêtait sa progression, piaffait du pied et de la main, mais parlait, parlottait toujours. Et alors, le phoque de se soulever un peu, puis, nageoires frémissantes, de se rouler comme en extase sur le dos et sur le flanc, après quoi sa tête retombait comme pour dormir. Et Coudjissi de se pousser à nouveau, de se glisser, jusqu'à ce que le phoque relevât encore la tête. Le manège se renouvela plusieurs fois. Mais Coudjissi s'approchant trop vivement, le charme fut rompu, le phoque plongea et ne fut plus revu. «I-ie-oue!» fit le chasseur désappointé. Ah! si nous savions parler si bien que l'ours[30]!»
[30] Hall, Life with the Esquimaux.
Si le phoque, si l'ours devaient croire ce qu'on leur chante, les «mots qu'on leur parle», les prendre, les tuer, les écorcher, les manger, ne seraient que détails accessoires, formalités obligées pour fournir aux Inoïts l'occasion de les approcher, de leur présenter les hommages les plus sincères et respectueux. Cependant le chasseur qui a fait le coup se tient généralement renfermé dans sa hutte pendant un ou plusieurs jours, suivant l'importance de l'animal abattu. Il craint le ressentiment de sa victime. Mais, comme il est toujours des accommodements avec les pouvoirs de l'autre monde, si le temps presse et que la chasse donne, il sera licite d'additionner les pénitences encourues, et de faire toutes les expiations en bloc ou par série, en semaine plus opportune. En attendant, on hisse, au plus haut des perches qui soutiennent l'iglou, la vessie de l'ours, poche dans laquelle le chasseur dépose ses meilleures pointes de lance et de harpon. Si la bête était une ourse, la vessie contiendra les verroteries et colliers de la femme, ses joyaux en cuivre. Le paquet ne sera descendu qu'après trois jours et trois nuits. Magie rudimentaire: puisque la vessie est pour les Esquimaux le siège de la vie, elle communiquera aux objets qu'on y place, les vertus physiques, morales et intellectuelles de l'âme qui l'habitait naguère. Il n'est pas inutile de mentionner, à ce propos, qu'une vessie attachée au-dessus de leur célèbre bateau, le kayak, le rend insubmersible, épargne à cette périssoire d'innombrables chavirements. Ajoutons que les lanières, attachées aux harpons, sont toujours pourvues d'une vessie gonflée qui fait surnager le tout quand l'animal plonge sous l'eau, après avoir été blessé.
Ce n'est pas à dire que la doctrine inoïte fasse de la vessie l'unique réceptacle de l'esprit. Le foie, «l'immortel foie», pour emprunter une expression de Virgile, est aussi un siège des destins. Le chasseur, qui vient d'assommer un phoque, communiquera de sa chance au camarade revenu bredouille, s'il remet le foie à un sorcier qui, séance tenante, le passe à l'enguignonné; l'enguignonné lentement le mastiquera, lentement l'avalera, et après sera un homme autre[31].
[31] Rink, Tales of the Eskimos.
Au premier hareng qui se laisse happer, on adresse des compliments solennels, on l'apostrophe comme un grand chef dans sa tribu, on lui prodigue les titres pompeux, et pour le manier on met des gants[32], au propre et au figuré. Interdit à toute femme de toucher le premier phoque capturé, les hommes seuls peuvent l'approcher. Et quand on va courir le morse, il n'est plus permis de manier les peaux de renne, de les corroyer ou coudre en habits. Ce serait manquer de procédés envers le Grand-Morse qui se vengerait en empêchant d'attraper les petits morses.
[32] Dall, Alaska and its Resources.
Grimace que tout cela, sans doute. Mais, en matière de religion, bien habile qui distinguerait entre le faux semblant et la sincérité. Disons que c'est hypocrisie naïve, mensonge enfantin.
Autant que les physionomies, autant que les coutumes et costumes, se ressemblent les dialectes: de la côte d'Asie et du détroit de Béring, ils diffèrent très peu de ceux qu'on parle au Groënland, au Labrador, à la rivière Mackenzie. Rink, compétent en la matière, incline à croire que l'affinité est telle que tous ceux qui parlent ces langues se comprennent ou devraient se comprendre.
Les générations passent, sans leur faire subir de changement appréciable. Bien plus, les contes populaires se transmettaient littéralement de siècle en siècle; les versions, recueillies dans les localités distantes d'une centaine de lieues, différaient moins entre elles que si chez nous la même personne les eût racontées à des reprises différentes. L'inoït ne manque pas d'euphonie, et prend même un accent musical dans certaines bouches. Sa structure et celle des langues américaines sont établies sur le même modèle polysynthétique. En un mot—mais de longue haleine—ils concentrent une phrase, ou plusieurs. Hall cite
Piniagassakardluarungnaerângat
comme un mot assez long, mais il n'a qu'une trentaine de lettres, et il en est de cinquante. Rink traduit l'expression de
Igdlor-ssua-tsia-lior-fi-gssa-liar-ku-gamink
par:
«Tandis qu'il lui ordonnait d'aller à l'endroit où la
grande maison devait être construite.»
En théorie, on pourrait au mot principal ajouter de ces affixes tant et plus, mais on dépasse rarement la dizaine, et on les groupe autant que possible en ordre logique.
Le système de numération qu'ils ont adopté est le plus naturel, et le plus universellement accepté: celui de compter par les doigts. Les quatre membres sont appelés un homme. Pour dire 8 on montre une main et 3 doigts; pour 24, un homme et 4 doigts; pour 35, un homme et 3 membres; pour 80, 4 hommes.
Les huttes ou iglous montrent de notables différences, et varient suivant les matériaux. Fréquemment, il y a maison d'été et maison d'hiver; celle-ci établie avec un soin particulier, car les froids de trente à cinquante degrés ne sont pas rares. Un type fort approuvé est celui de la maison-cave. Les parois s'enfoncent dans le sol jusqu'à la hauteur du toit ou à peu près; le toit lui-même est recouvert d'une couche de mottes gazonnées; on pénètre dans le terrier par le trou de fumée. Le bois, s'il y en a, est économisé le plus possible, et ne s'emploie qu'en châssis, montants et travées. Pour autres usages, on lui substitue divers matériaux, tels que plaques de schiste, côtes d'ours, vertèbres de baleines, dents de morse; on remplace briques ou planches par des peaux tendues le long des parois.
Voici la description que nous fait Hayes d'un palais du Nord, la plus somptueuse bâtisse de toute l'Esquimaudie:
«La maison du gouverneur danois d'Upernavik, construite dans le même style que celles du village et de toutes les habitations indigènes du Groenland, est relativement grande et commode. Le vestibule, moins long que dans les huttes ordinaires, ne sert pas de chenil aux chiens de tout âge, le propriétaire étant assez riche pour donner à ces membres de la famille esquimaude le luxe d'une demeure séparée. Ce corridor est haut de quatre pieds au lieu de trois, et l'on court moins de risques à se heurter le crâne en entrant. Le toit, le sol, les parois, tout est garni de planches apportées des entrepôts danois. Les huttes du commun ne mesurent que douze pieds de long sur dix de large. La maison du gouverneur a, comme celles-ci, une seule chambre, mais de vingt pieds sur seize. Les murs, hauts de six pieds et épais de quatre, sont, comme partout, construits en pierre et gazon. Le toit est formé de planches et de madriers à peine équarris. Le tout est recouvert de mottes. En été, à cinquante pas de distance, la cabane a l'air d'un monticule verdoyant, et se confondrait avec la pente herbeuse, n'était le tuyau de poêle qui fait saillie, et la fumée du charbon danois qui s'en échappe. Le pays ne produit d'autre combustible qu'une mousse sèche, les natifs l'imprègnent d'huile de phoque, la brûlent dans le plat de stéatite qui sert à la fois de lampe et de foyer. Au milieu de la chambre, le sol s'élève d'un pied; sur cette estrade nous prîmes place avec les différents membres de la famille. Au fond, des sacs d'édredon étaient empilés. Quand vient l'heure du sommeil, chacun étend sa couchette où il veut. Ni murs, ni paravent; les jeunes filles prennent un côté de la case et les garçons l'autre.»
Plus au nord, les huttes de mottes gazonnées deviennent plus rares, au moins pour les habitations d'hiver. La terre presque toujours gelée, étant trop difficile à travailler, on se construit des ruches ou fours, en cubes de neige, disposés en couches annulaires qui vont s'amincissant. Les Itayens disposent leurs blocs en spirales conduites avec une rigueur géométrique. Ce mode paraît unique, et l'on ne cite aucun autre exemple de ce système architectural. John Franklin s'écrie qu'une de ces huttes fraîchement terminées est une des plus belles choses qu'ait formée la main des hommes:
«La pureté des matériaux, l'élégance de la construction, la translucidité des parois à travers lesquelles filtre la plus douce des lumières, réalisent une beauté qu'aucun marbre blanc ne saurait égaler. La contemplation d'une de ces huttes et celle d'un temple grec orné par Phidias laissent la même impression: triomphes de l'art l'un et l'autre, ils sont inimitables chacun dans son genre.»
Mais avec une ou plusieurs familles claquemurées en un étroit espace, sans ventilation par portes ni fenêtres, au milieu d'une accumulation multiple: herbes, viandes pourrissantes, poissons qui aigrissent, huile rance, débris et déchets de toute nature, que devient, que peut devenir la propreté? Ces huttes que nous ne pouvions trop admirer quand elles venaient d'être terminées, et qui, du dehors, nous plaisaient si bien par leur forme ovoïde et leur blancheur immaculée, et vues de dedans, par la lumière pâle et suave qui les traverse; ces huttes, à peine habitées, ne sont plus que des bouges infects, ignobles réceptacles d'immondices. Notoirement sales et malpropres, les Inoïts prennent à l'occasion un bain de vapeur; mais, en temps ordinaire, ils éprouvent une répugnance insurmontable à l'endroit des ablutions, préjugé dont on devine les résultats au milieu d'une agglomération de digestions en travail. Par suite des ordures et du manque d'air, l'intérieur des huttes répand une puanteur presque insupportable, à laquelle contribuent des sacs de peaux; la viande attend pendant plusieurs mois, se faisande de la belle manière. A l'entour, le sol est jonché d'innombrables ossements de morses et de veaux marins, mêlés à des lambeaux infects, à des crânes de chiens, d'ours et de rennes, même à des débris humains.
Le mobilier de ces demeures est à l'avenant. Ross décrit les outils et instruments comme mesquins à l'extrême: traîneaux non pas en bois, mais en os, lances qu'appointe la dent du narval[33], pauvres couteaux dont la lame est incrustée de fer météorique[34], parfois à l'état de minerai.
[33] Monodon monoceros.
[34] Pallas.
«Un Esquimau, ayant entendu sonner une pendule dans un établissement danois, demanda si les montres parlaient aussi. On lui présenta une montre à répétition:
—Demande l'heure toi-même!
—Madame et très excellente personne, serait-ce un effet de votre bonté de vouloir bien me dire l'heure?
On pressa le bouton, et... «Trois heures un quart», fit la montre.
—C'est bien cela, répondit le brave homme. Madame, je vous suis fort obligé.»
Particularité des Itayens: ils ne connaissaient les arcs et les flèches que de nom, bien que les autres Inoïts soient d'habiles archers, et même que plusieurs aient appris à manier adroitement le fusil.
Autre observation importante: Ces Itayens n'ont aucune espèce de bateaux. Ross n'en revenait pas. Comment une population du littoral maritime, comment une population de pêcheurs peut-elle être dénuée des moyens de navigation qu'on possède dans le voisinage? Comment n'ont-ils pas imité un instrument nécessaire, un instrument des plus simples, au moins en apparence, et qu'ils connaissent de vue ou par ouï-dire?
Kane confirme ce renseignement, dit qu'ils ne connaissent les kayaks que par tradition, bien que les Esquimaux comptent parmi les plus hardis marins, les plus experts canotiers, et que leur existence soit tellement liée à la mer que la barque constitue leur unité sociologique. Dans un village hyperboréen, on compte les barques, comme ailleurs on compte les feux: tout chef de famille doit être maître de bateau.—«Si les Itayens avaient des barques, observe Bessels, ces pauvres gens poursuivraient les bandes de narvals, se livreraient à de fructueuses pêches, s'épargneraient des famines longues et cruelles. Et quand ils sont à bout de ressources et réduits à la dernière extrémité, ils feraient mieux qu'attacher leurs traîneaux les uns aux autres, les lancer à l'eau, système dangereux autant qu'incommode...» Notre observateur ne s'explique ce manque de bateaux que par l'hypothèse d'une dégénérescence: la peuplade, mieux lotie autrefois, aurait connu l'art de la navigation; pour une cause ou une autre, elle l'aurait désappris.
Cette insouciance extraordinaire semble dépasser le vraisemblable, chez des gens qu'on ne voit en aucune autre matière se montrer plus stupides que leurs congénères et proches voisins. Jusqu'à mieux informé, et sans prétendre trancher la difficulté qui embarrassait des observateurs aussi fins que Ross et Bessels, nous adoptons l'explication suggérée par Rink. Tout au nord, dit-il, la mer est gelée trop souvent pour que les bateaux et kayaks y soient de profitable usage. Poussant très loin la division du travail, les Itayens se seraient jetés exclusivement dans les pratiques de la chasse, négligeant celles de la pêche, estimant, peut-être à tort, qu'ils perdraient leur temps à la construction et la manœuvre difficiles des kayaks, baïdarkas et oumiaks.
Très pratique dans son genre, le costume des Inoïts est même susceptible d'élégance,—demandez plutôt aux officiers et matelots qui ont eu l'honneur de danser avec de coquettes Groenlandaises. A première vue, il paraît de coupe identique pour les hommes et les femmes, mais ces dernières l'allongent en forme de queue, et le garnissent d'un plus large capuchon où la mère loge son petit qui s'y blottit confortablement, à moins qu'elle ne le fourre dans une de ses bottes. Le surtout[35], fabriqué avec des intestins de phoque, égale en imperméabilité nos meilleurs caoutchoucs, et les surpasse en légèreté. En certaines localités, le sexe masculin adopte un vêtement de plumes, le féminin, de fourrures; ailleurs, l'habit est double: plume par-dessous, poil par-dessus. Les jeunes personnes portent des bottes de peau souple et douce, tout blanches, les mariées des bottes rouges. Pour indiquer leur tribu, les hommes se taillent les cheveux, et les femmes se font à la figure des tatouages spéciaux[36].
[35] Okouschek.
[36] Kiutschak.
Sans recourir au peigne, la maman fouille les cheveux du mioche et se paie de sa peine par le gibier qu'elle recueille. Souvent, les commères s'accroupissent en cercle et organisent une battue générale. Prestes comme guenons, elles fourragent dans les tignasses poissées; les mains vont et viennent de la tête à la bouche et de la bouche à la tête. Sitôt vu, sitôt croqué.
Ce soin est une des fonctions de la femme primitive: tout amateur de contes et d'antiques légendes n'a pas été sans remarquer comment, dans toutes les grandes scènes d'amour, le héros s'assied aux pieds de la vierge, qui lui prend la tête entre les genoux, l'épouille, et de doux propos en doux propos, le magnétise et l'endort.
Les belles Esquimaudes usent d'un bâtonnet terminé en spatule, faisant office d'un doigt allongé; elles s'en grattent le dos, fouillent les profondeurs du vestiaire. On dirait le petit instrument copié sur les grattoirs en ivoire que les fournisseurs du monde élégant exposent dans leurs somptueuses vitrines de la rue Richelieu, de Piccadilly et de Regent Street:—les extrêmes se touchent. En Orient, dit Chardin, une main en ivoire ne manque jamais sur la toilette des femmes, car il serait malpropre de se gratter avec les doigts.
La belle saison apporte l'abondance; alors, dans les intervalles que laisse la chasse, nos hommes n'ont plaisir plus doux que de muser et baguenauder à l'entour des huttes, dormant une bonne partie de la journée, et se réveillant pour s'emplir le ventre. Manger est leur bonheur, leur volupté; ils vous disent avec conviction avoir été gratifiés d'un inoua ou génie spécial, le Démon de l'appétit. Ils goûteraient peu la fameuse distinction, que l'homme mange pour vivre, ne vit pas pour manger. Sitôt que paraît le jour, la mère touche les lèvres de son enfant avec un peu de neige, puis avec un morceau de viande, comme pour dire: Mange, fils chéri, mange et bois!
Qu'on soit prié à leurs repas, il ne faut pas faire petite bouche, mais y aller bravement, à la façon des héros d'Homère; car l'hôte se pique d'assouvir des faims herculéennes, semblables à la sienne; l'honneur qu'on lui témoigne est en raison de l'appétit satisfait. Si l'invité est décidément incapable de dévorer tout ce qui lui est présenté, il est tenu, par politesse, d'emporter les reliefs.
Mangeurs puissants devant l'Éternel, ces Esquimaux. Virchow avance que leur crâne et toute leur anatomie sont déterminés par la mâchoire que détermine elle-même l'éternelle mastication[37].
[37] Verhandlungen der Berliner Gesellschaft für Anthropologie, 1877.
«Trois saumons nous suffisaient pour dix; chaque Esquimau en mangea deux... Chacun d'eux dévora 14 livres de saumon cru, simple collation pour jouir de notre société. En passant la main sur leur estomac, je constatai une prodigieuse dilatation. Je n'aurais jamais cru que créature humaine fût capable de la supporter[38].»
[38] Ross, Deuxième Voyage, 1829-1833.
Avec une avidité repoussante, on les voit absorber poissons avariés, oiseaux puant la charogne. Aussi peu dégoûtés que les Ygorrotes des Philippines, qui versent comme sauce à leur viande crue le jus des fientes d'un buffle fraîchement abattu[39], ils ne reculent pas devant les intestins de l'ours, pas même devant ses excréments, et se jettent avec avidité sur la nourriture mal digérée qu'ils retirent du ventre des rennes. Bien que le lichen soit tendre comme la chicorée et qu'il ait un petit goût de son[40], nous ne pouvons nous représenter ce repas sans malaise, mais c'est le cas de répéter l'axiome, que des goûts et couleurs il ne faut discuter. Lubbock suggère avec vraisemblance que cette idiosyncrasie s'explique par le besoin, qui s'impose aux Inoïts, d'assaisonner par quelques particules végétales les viandes pesantes dont ils chargent leur estomac. Du reste, le capitaine Hall en a tâté, et déclare qu'il n'est rien de meilleur. La première fois qu'il en mangea, ce fut dans l'obscurité, et sans savoir ce qu'il se mettait sous la dent:
[39] Don Sinibaldo de Mas.
[40] Clarke, Voyages.
«C'était délicieux, et ça fondait dans la bouche... de l'ambroisie avec un soupçon d'oseille...» Mais voici le menu: «Première entrée, un foie de phoque, cru et encore chaud, dont chaque convive eut son fragment, enveloppé dans du lard. Au second service, des côtelettes, d'une tendreté à nulle autre pareille, dégouttantes de sang, rien de plus exquis... Enfin, quoi? des tripes que l'hôtesse dévidait entre ses doigts, mètre après mètre, et débitait par longueurs de deux à trois pieds. On me passait comme si je n'appréciais pas ce morceau délicat, mais je le savais aussi bien que personne: tout est bon dans le phoque. Je m'emparai d'un de ces rubans que je déroulai entre les dents, à la mode arctique, et m'écriai: «Encore! Encore!»—Cela fit sensation, les vieilles dames s'enthousiasmèrent...»
Ces amateurs se pourlèchent les babines de myrtilles et framboises écrasées dans une huile rance; ils savourent le lard de baleine coupé en tranches alternées, des blanches et fraîches avec des noires et putrides. Bouchée de roi, un hachis de foie cru, saupoudré d'asticots grouillants. Friandise, la graisse qui fond sur la langue; nectar, les verres de lait qu'on recueille dans l'œsophage des phoquets, ou petits phoques, lait blanc comme celui de la vache, parfumé comme celui des noix de coco; jouissance à nulle autre pareille, le sang de l'animal vivant, bu à même la veine au moyen d'un instrument inventé à cet effet. Autant que possible, ils étouffent la bête plutôt que de l'égorger, afin de ne perdre aucune goutte du liquide vital que charrient les artères. Quand il leur arrive de saigner du nez, ils jouent de la langue, se raclent les doigts. Ils mâchent avec délices les viandes encore palpitantes, dont le jus vermeil leur découle dans le gosier en flots sucrés et légèrement acidulés. Le sel leur répugne, peut-être parce que l'atmosphère et les poissons crus en sont déjà saturés. Gourmands et gourmets, ils apprécient la qualité, mais à condition que la quantité surabonde. Qu'on serve cuit ou cru, vif ou pourri, mais qu'il y en ait beaucoup. Par les temps de disette, ils engloutissent des marmites pleines d'herbes marines qu'ils ont mises à mollir dans l'eau chaude. En général, la gelée et l'attente ont déjà fait subir aux viandes un ramollissement qu'ils estiment suffisant. Quant à la cuisson proprement dite, ils l'admettent en temps et lieu, comme raffinement agréable, mais jamais comme nécessité.
Belcher évaluait à 24 livres par âme—sic—et par jour les approvisionnements qu'une station avait faits pour l'hiver, quantité qu'on lui donnait comme normale et tout à fait raisonnable[41]. Le capitaine Lyon[42] a donné d'une de leurs mangaries un saisissant récit:
[41] Lyons, Savage Islands.
[42] Transactions of the Anthropological Institute.
«Kouillitleuk avait déjà mangé jusqu'à en être ivre. Il s'endormait, le visage rouge et brûlant, la bouche toujours ouverte. Sa femme le gavait, lui enfonçait dans la gorge, et en s'aidant de l'index, des chiffes de viande à demi bouillie, qu'elle rognait ras les lèvres. Elle suivait attentivement la déglutition, et les vides qui se produisaient dans l'orifice, elle les bouchait tout aussitôt par des tampons de graisse crue. L'heureux homme ne bougeait, jouant seulement des molaires, mastiquant lentement, n'ouvrant pas même les yeux. De temps à autre s'échappait un son étouffé, grognement de satisfaction...»
C'est par l'énergie de leur système digestif que les Esquimaux se soutiennent, gais et robustes, sous leur climat glacé. Nulle part, même sous la zone torride, on ne fait moindre usage du feu qu'au milieu de ces neiges presque éternelles. Occupés constamment à brûler de l'huile et de la graisse dans leur estomac, les Inoïts, d'haleine ardente, ne recherchent pas les feux de bois ou de charbon. «Ils sont toujours altérés, dit Parry. Quand ils me visitaient, ils demandaient toujours de l'eau, en buvaient de telles quantités qu'il était impossible de leur fournir la moitié de ce qu'ils eussent voulu.»—Le froid, remarque Lubbock, est plus nécessaire que la chaleur aux habitants de ces maisons en neige dans lesquelles la température ne peut s'élever au degré de la glace fondante, sans que le toit ne dégèle et ne suinte, ne menace de pleuvoir et de s'écrouler sur ceux qu'il devrait abriter. Inconvénient grave, auquel on remédie tant bien que mal en tendant des peaux sous la voûte et sur le pourtour de la muraille, qu'on a eu soin de ne pas faire trop épaisse, pour qu'elle reste pénétrée de la froidure extérieure. Appendus aux parois, des sacs, comme en ont les équarrisseurs, renferment des viandes qui, pour se conserver fraîches, devraient rester constamment gelées, mais qui ne tardent pas à exhaler des miasmes puissants et subtils, qui transforment bientôt le taudis en un charnier inhabitable pour des Européens. Même dans leurs cabines étanches, les officiers de l'Alerte accueillaient mal toute hausse du thermomètre. Vêtus de leurs fourrures, la chaleur les fatiguait, dès que la température extérieure montait à plus d'une quinzaine de degrés au-dessous de zéro[43].
[43] A.-H. Markham, La Mer Glacée du pôle.
La saison la plus malsaine, nous dit-on, est le printemps, alors qu'il fait trop chaud pour rester, trop froid pour sortir. Dans ces huttes soigneusement calfeutrées, où l'on ne pénètre que par des passages souterrains, la chaleur que dégagent la respiration et la combustion des huiles et graisses dispense presque de toute autre source de chaleur. Au milieu du bouge brûle une lampe sur laquelle on met à fondre la neige qui servira de boisson. Au dessus, le mari fait aussi sécher ses bottes, dont le cuir raccorni est ensuite ramolli par l'épouse, qui le mâchera bravement entre ses puissantes molaires. On cuisine à cette lampe, on s'y éclaire pendant la longue nuit, qui, du soleil couché à son lever, ne dure pas moins de quatre mois.
Spectacle digne d'intérêt que ces pauvres gens groupés autour d'un lumignon fumeux. Tous les auteurs ont fait remonter les civilisations à l'invention du feu, et ils n'ont pas eu tort. L'humanité, autre que la bestiale, naquit sur la pierre du foyer. Le feu rayonne la chaleur et la lumière, double manifestation d'un même principe de mouvement. Sans trop réfléchir, on a donné à l'action calorique une prédominance qui appartient plutôt, nous semble-t-il, à l'action éclairante. Nous le voyons bien par l'exemple de ces Hyperboréens, qui, semblerait-il, auraient plus que personne besoin de recourir aux sources artificielles de chaleur; ce qu'ils ne font guère. Mais ils ne se passent point de lumière. Et s'ils s'en passaient, on ne voit pas en quoi ils seraient réellement supérieurs aux ours, leurs rivaux, et aux phoques dont ils font leur pâture. Nous attribuons à la lampe, plutôt qu'au foyer, moins à la chaleur qu'à la lumière, la transformation en hommes des anthropoïdes plus ou moins velus.
L'énorme alimentation développe une chaleur intérieure qui a pour résultat inattendu de rendre Esquimaux et Esquimaudes remarquablement précoces. En ces contrées arctiques, la puberté s'acquiert presque aussi rapidement que dans les pays tropicaux, et il n'est point rare de voir des fillettes, même de dix à douze ans, se marier avec des garçons à peine plus âgés. Les éphèbes des deux sexes se tiennent à part autant que possible, tout au moins pour les jeux; une stricte réserve leur est imposée.
La maisonnée n'aime pas à renoncer aux services de ses jeunes filles. Nombre de contes populaires nous les montrent empêchées par les frères d'épouser l'amoureux[44]. Ce n'est pas la dot qui arrête: elles apportent un couteau comme en ont nos selliers, un coupoir, un racloir, et enfin, si les moyens le permettent une lampe; en retour elles recevront un costume complet; quand elles l'acceptent, affaire conclue. Presque toujours, le jeune homme simule le rapt et la violence; il est jusqu'à un certain point, sous l'obligation de se livrer à des voies de fait sur la personne de sa préférée. Sitôt après les noces, les conjoints ne gardent plus de ménagements, semblent étrangers à toute pudeur, et les missionnaires de s'indigner et de tancer leur indécence, leur sans-gêne excessif[45]. Ces grands enfants n'ont pas dépassé la période de l'animalité, ont encore à apprendre que tous les besoins physiques ne doivent pas être satisfaits en public. Ils s'excusent en montrant l'espace exigu dans lequel ils sont renfermés pendant de longs mois d'hiver: un trou sous la neige, où, toujours accroupis, il ne peuvent même s'étendre pour dormir.
[44] Rink, Eskimo Tales.
[45] Grundemann, Kleine Missions Bibliothek.
La promiscuité dans laquelle ils se vautrent excite, à bon droit, notre dégoût. Mais prenons garde de nous en prévaloir comme d'un mérite, et de nous targuer d'une moralité due à plus de confort.
Tous les voyageurs constatent que, chez les Inoïts, le nombre des femmes l'emporte notablement sur celui des hommes, anomalie dont on n'est pas longtemps à découvrir la cause. Dans leurs expéditions si périlleuses, maints pêcheurs se noient malgré leur habileté à conduire leurs batelets par les plus grosses mers. Il en est du kayak comme de la cruche qui tant va à la fontaine qu'elle casse. Conséquence de cette mortalité masculine: la polygamie. Les voisins se font un point d'honneur de pourvoir à l'entretien de la famille qui a perdu son chef. Quelqu'un se dévoue, épouse la veuve et adopte les enfants, eût-il déjà les deux sœurs, ou la mère avec la fille[46]. Les Itayens, dépourvus de barques et disposant de moindres ressources alimentaires, sont, par contre, moins exposés aux périls de la mer. Par suite, leur population masculine équilibre la féminine. Chacun a sa chacune et pas davantage. Mais cette monogamie n'est qu'apparente, et, en ce lieu, toutes ont été faites pour tous, suivant la loi formulée au Roman de la Rose. La chasteté n'est point une vertu esquimale. Quand souffle certain vent du sud, mainte femme va courir le guilledou, elle sait une hutte avec compère au logis et commère en maraude. Ainsi débute l'institution matrimoniale, à l'endroit où commence l'espèce humaine. Les adultères sont aventures quotidiennes, et sur ce point les maris ne cherchent point querelle à leur moitié. A une condition pourtant, c'est que leur épouse n'ait cherché à se distraire qu'auprès d'un autre époux auquel on l'eût prêtée volontiers, pour peu qu'il en eût fait la demande[47]: entre les membres de l'association maritale, il y a compte courant et crédits largement ouverts. Chez les Esquimaux comme chez les Caraïbes de l'Orénoque[48], pourvu que la partie se joue entre compagnons, ce qu'on perd pourra se rattraper. Mais la chose prendrait autre tournure, si la légitime s'oubliait avec un célibataire auquel la loi du talion ne serait pas applicable.
[46] Cranz.
[47] Ross, Second Voyage.
[48] Gumilla.
Curieux débris d'une époque primitive, que cette confraternité de maris, qui s'approprie la collectivité des femmes et la totalité des enfants. La tribu est alors une grande frérie. Passent pour frères tous les époux et pour sœurs toutes les épouses; sont frères tous les cousins, sœurs toutes les cousines: une génération de frères succède à une génération de frères.
En nos sociétés policées, tout enfant qui voit le jour a la vie acquise, au moins s'il est bien constitué; les parents qui tuent leur enfant sont, par les législations actuelles, punis presque aussi sévèrement que tous autres meurtriers; et de plus l'opinion les voue à l'opprobre. Mais on se tromperait fort en pensant qu'on a toujours donné si grande valeur à la vie d'un petiot,—la faiblesse même—qui n'est encore qu'une promesse, rien qu'une espérance lointaine. Nul fait peut-être ne mesure mieux les progrès accomplis par notre espèce depuis l'époque glaciaire,—les progrès moraux, d'une lenteur désespérante, ne deviennent sensibles que sur de vastes périodes. Nos ancêtres n'admettaient pas que le nouveau-né eût droit à l'existence. La mère l'avait laissé tomber par terre; il devait y rester jusqu'à ce que le chef de famille—nous allions dire le père,—jusqu'à ce que le maître le ramassât ou permît de le ramasser. Avant qu'il eût fait signe, l'objet ne valait guère mieux qu'une motte, ce n'était encore qu'un peu de terre organisée. De là, ces innombrables légendes d'enfants portés au désert ou dans la forêt, exposés en un carrefour, mis sur une claie d'osier et abandonnés au fil de l'eau. Pour quelques-uns qui furent recueillis, nous dit-on, ou allaités par des biches, des louves et des ourses, combien furent dévorés, combien de déchiquetés par les corbeaux[49]! De là encore, ces jours néfastes, dans lesquels l'enfant ne naissait que pour être mis à mort; de là, ces horoscopes funestes; les lois cruelles qui décimaient les garçons, tierçaient les filles[50]; de là, ces pratiques odieusement bizarres pour décider de la légitimité ou de l'illégitimité des naissances;... pures allégations, misérables prétextes. La pureté de la race, les arrêts des Parques, n'étaient mis en cause que pour les dupes. Combien plus simple la réalité! On ne pouvait nourrir qu'un petit nombre d'enfants, donc il fallait se débarrasser des autres. De tous les prétextes le plus obscur semblait le moins douloureux. A mesure que la pitié parlait plus haut, on s'arrangeait de manière à faire peser la responsabilité de l'exécution sur le hasard, sur des causes éloignées. Mais quels que fussent les sorts consultés, le nombre des enfants gardés était proportionnel aux subsistances. En nos pays, on immolait jadis; ailleurs, on supprime toujours les nourrissons privés de leur mère. En pays allemands, on jetait les orphelins d'un indigent dans la même fosse que leur père. On ne l'a pas assez dit, assez répété: la civilisation augmente avec la nourriture et la nourriture avec la civilisation. L'espèce humaine, question de subsistances. Plus il y aura de pain, plus il y aura d'hommes, et mieux le pain sera réparti, meilleurs deviendront les hommes.
[49] Comme à Madagascar.
[50] Radjpoutana, les Todas, etc.
Bessels vit mourir un chef de famille, père de trois enfants. La mère, alors, allégua l'impossibilité de nourrir son dernier-né, un bébé de six mois, l'étouffa en un tour de main, et le déposa dans la tombe du mari. Au père-esprit de charger le mioche sur l'épaule, et de subvenir à ses besoins dans l'autre monde, où, dit-on, la nourriture est moins parcimonieusement mesurée que dans le nôtre.
Loin d'être le fait de parents dénaturés, l'infanticide passait donc pour un droit et même pour une nécessité à laquelle il eût été criminel de se soustraire. A plus forte raison, l'avortement n'était qu'un accident vulgaire. Parmi nombre de sauvages, il va de soi que la fille, tant qu'elle n'est pas mariée, n'a pas la permission d'avoir un enfant, à la subsistance duquel elle ne pourrait pourvoir. Si elle accouche tout de même, il faudra que les ayants droit expédient sa progéniture; mais, si elle simplifie la besogne, en se débarrassant du fruit avant maturité, tant mieux!
Pour en revenir à nos Esquimaudes, celles qui prévoient qu'elles ne pourront élever l'enfant recourent à l'avortement: avec un objet pesant ou un manche de fouet, elles se frappent et compriment, mais sans parvenir toujours à leurs fins, car elles paraissent faites, disent les obstétriciens, pour concevoir facilement et mener le fœtus à bien. Plusieurs se livrent sur elles-mêmes à une opération de haute chirurgie, au moyen d'une côte de phoque bien affilée; elles enveloppent le tranchant avec un cuir qu'elles écartent ou remettent en place au moyen d'un fil. On ne dit pas combien en meurent ou restent estropiées.
Le malthusisme, dernier mot de l'économie officielle,—dernier mot aussi des pays qui s'en vont,—est pratiqué largement par ces primitifs qui ne permettent à une femme que deux à trois enfants vivants, et tuent ensuite ce qui, fille ou garçon, commet le crime de naître. Faisant elle-même l'office de bourreau, la mère étrangle le nouveau-né ou l'expose dans une des anfractuosités qui abondent entre la glace fixe de la côte et la glace flottante du large, triste berceau! A marée montante, le flot saisit le misérable, et s'il n'est pas déjà mort de froid, le tue en le roulant sur la plage, en le raclant contre les galets.
Mais ces exécutions répugnent aux mères, surtout quand l'enfant demande à vivre, et que son œil s'est ouvert largement à la lumière du jour. De plus en plus, l'opinion se prononce contre les infanticides, ne les permet qu'en cas de nécessité. Encore, dit-on qu'ils portent malheur au village et que la nuit on entend les gémissements lamentables du pauvre innocent. Même croyance en Laponie, où des mères coupent la langue du petit avant de le jeter dans la forêt[51].
[51] Nouvelle Revue.
Qu'elles se fassent avorter ou qu'elles étranglent la progéniture surabondante, elles ne sont pas mauvaises mères pour cela. Touchante est leur sollicitude, innombrables les soucis qu'elles se donnent pour les enfants, après et même avant la naissance. La femme enceinte est dispensée de tout gros travail,—pourquoi nos civilisés ne vont-ils pas à cette école?—elle ne mange que du gibier apporté par le mari, que du gibier qui n'a pas été blessé aux entrailles[52]; deux prescriptions qui demandent commentaire. L'enfant, même né en justes noces, courrait le risque de devenir bâtard, s'il était nourri d'autres aliments que ceux apportés ou présentés par son père, ce qui est une des pratiques dites de la couvade, et suffirait déjà à l'expliquer. Car le père, quand il veut reconnaître son enfant, est jaloux de le soigner et de le nourrir pour sa part. Là-bas on insiste beaucoup plus qu'on ne fait chez nous sur la corrélation qui existe entre l'organisme et l'aliment qui le constitue. L'animal ne doit pas avoir été blessé aux entrailles, de peur que, par sympathie, la femme ne souffre dans les siennes. Cette dernière croyance n'est point particulière aux Inoïts, tant s'en faut; nous la retrouvons dans l'Inde[53], en Abyssinie et au Zanzibar. Nous connaissons des légendes suédoises, qui racontent comment la dame châtelaine vint à mourir ou avorter, parce que son chevalier, sans prendre garde, avait tué une biche pleine.
[52] Rink, Eskimo Tales.
[53] Cfr. Maha Bharata, Adi Parva.
Avec une tendre sollicitude, les bonnes amies versent, sur la tête de la femme en travail, le contenu d'un pot de chambre, pour la fortifier, disent-elles. Après la délivrance, elles coupent le cordon ombilical avec les dents, quelquefois avec un coquillage tranchant, jamais avec ciseaux ni couteau; et ce cordon est gardé avec grand soin pour qu'il porte bonheur au nouveau-né. Sitôt qu'il lui est possible, la jeune mère mange d'un hachis dans lequel on a fait entrer de bons morceaux: le cœur, les poumons, le foie, l'estomac, les intestins de quelque robuste animal—moyen de procurer au nourrisson santé, vigueur et longue vie. Pendant quelques jours, aucun feu n'est allumé dans la hutte, rien ne sera mis à cuire au-dessus de la lampe domestique,—aucun os ne doit être emporté hors de la demeure,—le père et la mère ont chacun son broc, auquel il est à tout autre défendu de boire;—pendant six semaines il est interdit aux parents de manger dehors, à la mère de passer le seuil de la porte. Ce terme expiré, elle fait sa tournée de visites, habillée de neuf, et jamais plus elle ne touchera les vêtements qu'elle portait lors de ses relevailles. Durant une année, elle ne mangera jamais seule,—toutes prescriptions auxquelles, en cherchant bien, on trouverait des parallèles dans notre «Évangile des Quenouilles».
Au nouveau-né, la mère réserve les plus belles fourrures et le père sert le morceau délicat de sa chasse. Pour lui faire des yeux beaux, limpides et brillants, il lui donne à manger ceux du phoque. On se plaît à lui donner le nom de quelqu'un qui vient de mourir:—«pour que le défunt trouve repos dans la tombe[54]». «Nom oblige», et, plus tard, l'enfant sera tenu de braver les influences qui ont occasionné la mort du parrain. Le brave homme est-il mort dans l'eau salée? eh bien, que notre garçon se fasse loup de mer!
[54] Rink.
En toute l'Esquimaudie, pères et mères à l'envi choient leur progéniture, jamais ne la frappent, rarement la réprimandent. La petite créature se montre reconnaissante, ne geint ni ne criaille; les bambins grandissant ne traversent pas d'«âge ingrat», ne se font pas taquins et revêches, contredisants et désagréables; l'ingratitude n'est pas leur fait; onques Inoït ne leva la main sur père ou mère. Dans le Groenland danois, on a vu des fils renoncer à des positions avantageuses pour revoir leurs parents, ou entourer de soins leur vieillesse. Vertu esquimaude que l'affection familiale. Maman Gâteau est une Inoïte, Inoït aussi le papa qu'un voyageur vit sangloter,—on l'eût coupé en morceaux qu'il n'eût pas poussé un gémissement,—sangloter, disons-nous, parce que son gamin n'arrivait pas à claquer du fouet aussi fort que les camarades. Ce père si tendre se gardera pourtant d'énerver le fils chéri, il tiendra à le faire chasseur infatigable, et pour faciliter la chose, lui servira la viande sur les grandes bottes qu'il a plus d'une fois imprégnées de sueur.
Les nourrices, émules des kangouroutes, portent le nourrisson dans leur capuche, ou dans une de leurs bottes, jusqu'à la septième année, les allaitant toute cette période. Elles ne le sèvrent jamais; aussi leurs mamelles s'allongent jusqu'à devenir hideuses. On a vu de grands garçons, flandrins de quinze ans, ne pas se gêner pour têter leur mère, au retour de la chasse, en attendant que le souper fût prêt. Dans cette lactation prolongée, il y a le désir et le moyen d'assurer à l'enfant quelque nourriture au milieu des disettes réitérées, il y a aussi un signe de tendresse et d'affection. Ainsi nous lisons dans les légendes tatares:
«Le héros Kosy enfourcha le cheval Bourchoun et fit sa prière. Sa mère pleurait: Arrive à bon port! Et découvrant ses seins: Bois-y encore, et de ta mère il te souviendra[55].»
[55] Radloff, Volkslitteratur der Türkischen Staemme Süd Siberiens, II, 281, et IV, 344.
Il est des Esquimaudes qui vont plus loin dans leurs démonstrations affectueuses, et qui, poussant la complaisance aussi loin que maman chatte et maman ourse, lèchent le poupard pour le nettoyer, le pourlèchent de haut en bas; tendresse bestiale qui nous froisse dans notre vanité d'espèce supérieure. Elles ne verraient pas la moindre ironie dans «l'enfantine» qu'on chante à Cologne, versiculets qu'un littérateur de l'école naturaliste traduirait sans embarras:
Wer soll' de Windle wasche,
Der muss den Dreck wegfrasse[56]!...
[56] Panzer, Sammlung, etc.
L'existence des sociétés comme celle des individus dépend, disions-nous, des aliments mis à leur disposition; selon que cette quantité augmente, la population s'accroît. Mais si la nourriture devient insuffisante, manifestement insuffisante, force est de se débarrasser des bouches inutiles, non-valeurs sociales. La «vivende» est retranchée à ceux qui ont la moindre vie devant eux; le droit de vivre est la possibilité de vivre. Dans ces conditions, le meurtre des enfants a pour triste complément celui des vieillards; on abandonne ceux-ci, on expose ceux-là. Telle est la règle contre laquelle ces malheureuses sociétés se débattent comme elles peuvent. Quand il faut choisir, les unes perdent les enfants et même des femmes pour sauver les vieillards, chez les autres tous les vieillards y passent avant qu'il soit touché à une tête blonde. Le plus souvent, les grands-parents réclament comme un droit, ou comme une faveur, d'être immolés aux lieu et place des petits. Qu'il nous suffise d'avoir énoncé la loi, sans l'appuyer par les exemples qu'en pourraient donner nos ancêtres et de nombreux primitifs. Maudirait-on la cruauté de ces hordes et peuplades qui ne sont pas arrivées à être humaines? Combien souvent elles préféreraient se montrer compatissantes... si elles en avaient le moyen! Il va de soi que la plupart du temps les malades sont assimilés aux vieillards, puisqu'ils vivent comme eux sur la masse qui ne dispose que de courtes rations.
Tant que l'on conserve quelque espoir, on s'empresse autour du malade. Les femmes en chœur psalmodient leur Aya Aya, car elles connaissent la puissance des incantations. La matrone met sous le chevet une pierre de deux à trois kilogrammes, dont le poids est proportionnel à la gravité de la maladie. Chaque matin elle la pèse en prononçant des paroles mystérieuses, se renseignant ainsi sur l'état du patient et ses chances du guérison. Si le caillou s'alourdit constamment, c'est que le malade n'en réchappera pas, que ses jours sont comptés.
Alors les camarades construisent à quelque distance une hutte en blocs de neige; ils y étendent quelques «pelus[57]» et fourrures, portent une cruche d'eau et une lampe qui durera ce qu'elle pourra. Celui que rongent les souffrances, qu'accablent la vieillesse ou les infirmités croissantes, dont l'entretien devient difficile, et qui se reproche de coûter à la communauté plus qu'il ne rapporte, se couche: frères et sœurs, femmes autant qu'il en a, fils et filles, les parents et amis viennent faire leurs adieux, s'entretenir avec celui qu'ils ne verront plus. On ne reste pas davantage qu'il est nécessaire, car, si la mort surprenait le malade, les visiteurs devraient dépouiller au plus vite leurs habits et les jeter au rebut, ce qui ne laisserait pas que d'être une perte sensible. Nulle émotion apparente, ni cris, ni larmes, ni sanglots; on s'entretient tranquillement et raisonnablement. Celui qui va partir fait ses recommandations, exprime ses dernières volontés. Quand il a dit tout, les amis se retirent, l'un après l'autre, et le dernier obstrue l'entrée avec un bloc de glace. Dès ce moment, l'homme est défunt pour la communauté. La vie n'est qu'un ensemble de relations sociales, une série d'actions et de réactions appelées peines ou plaisirs, moins différentes entre elles qu'on ne pense. La mort, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, est un acte individuel. Les animaux le comprennent ainsi, et s'ils ont la rare chance de finir autrement qu'assassinés et dévorés, dès qu'ils sentent la faiblesse les gagner, ils vont se cacher au plus épais fourré, se terrer dans le plus profond trou, disparaître dans la plus obscure caverne. A ce point de vue, le primitif est encore un animal: il sait qu'il faut mourir seul. Nulle part cette expression ne se trouve plus vraie que chez les Esquimaux. La dernière scène de leur vie, permis de la trouver d'un égoïsme hideux et repoussant; permis aussi d'y voir un acte solennel et grandiose, empreint de lugubre majesté.
[57] Terme employé par les Franco-Canadiens.
Déjà la hutte n'est plus qu'une tombe, celle d'un vivant, qui durera quelques heures encore, peut-être quelques jours. Il a écouté la porte se fermer, les voix s'éloigner. La tête penchée en avant, les mains appuyées sur les cuisses, il pense et se souvient. Ce qu'il vit, ce qu'il sentit jadis, lui revient en mémoire; il se rappelle son enfance et sa jeunesse, ses exploits et ses amours, ses chasses et aventures; il remonte la trace de ses pas. Plus d'espoirs maintenant, plus de projets, et quant aux regrets, à quoi bon? Qu'importe maintenant l'orgueil, qu'importe la vanité? Personne à jalouser, personne à mépriser. Seul à seul avec lui-même, il peut se mesurer à sa juste valeur.—«Je fus cela, autant et pas davantage.» Quitter la vie, ses fatigues, ses fréquentes famines, ses déboires et chagrins, il en prendrait facilement son parti. Mais ce terrible inconnu de là-bas intimide; mais ce monde des esprits dont les Angakout racontent de terribles visions?... La fièvre l'altère, ronge les organes et lui dévore les entrailles. Il boit quelques gorgées, mais retombe épuisé. La lampe s'est éteinte; nulle nuit ne fut plus obscure. Ses yeux voilés et ténébreux épient la Mort. Il la voit, la Mort. Elle s'est montrée à l'horizon, point noir sur la grande plaine blanche que la pâle lueur des étoiles éclaire vaguement. La Mort avance, la Mort approche. Elle grandit de minute en minute, glisse silencieuse sur la neige épaisse. Il compte ses pas... La voici, la Mort. Déjà elle soupèse le harpon dont il transperça maintes fois l'ours et le phoque. Elle se redresse, lève le bras. Il attend, attend...
A la vue de cette hutte isolée, mystérieuse, des étrangers apprenant ce qui s'y passait, ont été saisis d'horreur et de compassion. Ils ont éventré la muraille et qu'ont-ils vu? Un mort, les yeux grand ouverts sur l'infini. Ou bien un mourant qui d'une voix de reproche:—«Que faites-vous? Pourquoi me troubler? C'était assez de mourir une fois!»
Les Tchouktches, qu'on prend généralement pour un rameau du tronc inoït, prétendent que c'est faiblesse et fausse compassion de ne pas faire brusquement sauter le pas à ceux qui s'en vont. Il vaut mieux en finir d'un coup que de savourer longtemps la mort dans sa tristesse, que d'être rongé par la douleur. Donc, ils vous expédient les gens de diverses manières. Mais ne les accusez pas d'y mettre de sensiblerie!
L'individu qui se permet d'être malade pendant plus de sept jours, est admonesté sérieusement par ses proches, qui, lui passant une corde au cou, se mettent à courir vivement autour de la maison. S'il tombe, tant pis! On le traînera par les ronces et les cailloux, hop, hop!—Guéris ou crève! Après une demi-heure de ce traitement il est mort ou se déclare guéri. Si pourtant il hésite encore, on le pousse ou on le porte au cimetière, où il est incontinent lapidé ou piqué de manière à ne plus broncher. Sur son cadavre on lâche des chiens qui le dévorent, et ces chiens seront mangés à leur tour. Rien ne se perd, rien ne se perdra. Ces Tchouktches sont décidément plus forts que nos économistes libéraux, école Manchester.
Les braves—ils ne sont point rares—les braves qui se sentent déjà sur le déclin, convoquent les parents et amis à un repas d'adieu dont ils font gaiement les honneurs. Après le dernier service, les invités se retirent discrètement, le patron se couche sur le flanc, et reçoit un bon coup de lance, qu'un camarade veut bien lui octroyer; mais, le plus souvent, il s'adresse à un robuste gaillard qu'il paie et aposte exprès.
Aux vieillards, aux gens affaiblis, décidément inutiles, on demande s'ils n'en ont pas assez? Il est de leur devoir, il est de leur honneur, de répondre oui. Là-dessus on maçonne, au champ des morts, une fosse ovoïde qu'on remplit de mousse, et aux extrémités on roule des pierres grosses et pesantes qui fixent deux perches horizontales. Sur la pierre du chevet, on égorge un renne dont le sang se répand à flots sur la mousse, et sur cette couche rougie, tiède et douillette, le vieillard s'allonge. En un clin d'œil il se trouve ficelé aux perches, et on lui demande:—Es-tu prêt? Au point où en sont les choses, ce serait honte et sottise d'articuler une réponse négative, que d'ailleurs on ferait semblant de ne pas entendre.—«Bonsoir les amis!» On lui bouche les narines avec une substance stupéfiante; on lui ouvre l'artère carotide, et au bras une grosse veine; en un rien de temps il est saigné à blanc.
L'opération chirurgicale est accomplie par les notables, ou simplement par des femmes, selon la considération dont jouissait l'individu. Si on tient à des obsèques particulièrement distinguées, le corps est brûlé avec celui du renne, qu'on présume servir à festins dans l'autre monde. Si le défunt appartient au vulgaire, on l'enterre purement et simplement, et les «affligés» se feront un devoir de manger à son intention le renne, dont ils briseront les os... Pourquoi? Probablement pour que l'animal ne renaisse pas sur terre et reste propriété du mort dans l'Hadès tchouktche.
Quand des mœurs pareilles se sont perpétuées chez un peuple hardi, tant soit peu guerrier et pirate, les hommes tiendront à honneur de mourir sur le champ de bataille. Au besoin, ils prétexteront des duels pour se faire expédier par leurs intimes, à la façon des Scandinaves. Ils diront, comme les anciens Hellènes: Qui meurt jeune est aimé des dieux.
Les rits funéraires sont moins uniformes que toutes autres coutumes. La majeure partie des Esquimaux ensevelissent leurs cadavres sous un amas de pierres ou dans des crevasses de rochers; des Groenlandais et Labradoriens les jettent à la mer; leurs congénères d'Asie les brûlent, les enterrent ou les font manger aux bêtes. Chacun estime sa manière la meilleure. Mais il est de croyance générale que la mort n'est pas le terme de l'existence. Que les défunts exercent sur les vivants une action variée et généralement funeste. Qu'ils sont méchants pour la plupart, au moins à l'état de revenants. Qu'ils passent leur temps à souffrir le froid et la faim. On s'abstient autant que possible d'approcher leurs demeures, surtout si elles sont occupées depuis peu; mais le passant pieux dépose sur les tombes au moins une miette de nourriture. A la grande cérémonie d'adieu, les amis et connaissances apportent de la viande, dont chacun coupe deux morceaux, un pour lui, un autre pour le mort; ils tailladent une couverture:—«Tiens, mange! Tiens, couvre-toi!» Le couteau dont on fait usage est dissimulé par les assistants, qui rangés en cercle se le passent par derrière, comme cela se pratique dans un de nos jeux innocents: le furet du bois joli. Et pendant que la lame circule, chacun parle au mort pour distraire son attention, chacun a quelque chose de particulier à lui dire.
En signe de deuil, la veuve itayenne modifie son costume, s'abstient de certains aliments, de diverses occupations. Elle se prive, par devoir rigoureux, de tout soin de propreté. Les amis se bouchent une narine avec un tampon d'herbes, qu'ils n'ôtent de plusieurs jours: naïf symbole:—«Nous ne respirons plus qu'à demi, nous sommes à demi morts de chagrin...» Ceux qui souffrent réellement se mettent en quête d'aventures périlleuses, pour absorber leurs regrets dans la fatigue physique, et noyer leur douleur dans l'excitation passionnée que procure le sentiment du danger.
A la Toussaint, à nos «messes du bout de l'an» correspondent là-bas les fêtes et anniversaires des morts que, suivant les cantons, on célèbre assez diversement; mais partout on danse, on saute, on joue des pantomimes qui ont la prétention d'être des biographies; on festoie aux dépens de la famille qui se démunit de tout pour bien faire les choses, distribuer largement de la victuaille et des fourrures. Ceux qui ne peuvent davantage ne donnent que des bagatelles, mais personne ne s'en retourne à vide.
A propos des silhouettes découvertes sur les fossiles de Thayingen, on contestait aux peuples enfants la faculté de produire des dessins qui seraient supérieurs aux barbouillages d'écoliers.
A cette assertion aprioristique, il a été répondu par de nombreux exemples: les Bochimans, les Australiens, et tant d'autres. Nos Inoïts représentent assez correctement des scènes de chasse et de pêche, des ours, phoques et baleines[58]. Cailloux pointus, mauvais couteaux, ivoires d'une dureté extrême, cornes raboteuses, os de courbure irrégulière, combien ingrate la matière, combien rebelles les instruments! Rink a fait illustrer son volume de Contes Inoïts par un artiste du crû, dont les dessins naïfs, mais très expressifs, pourraient passer pour de ces anciennes estampes que se disputent les amateurs. On recommande aux connaisseurs une collection de bois[59] gravés par des naturels.
[58] Dall, Alaska.
[59] Kaladlit Assialiait. Imprimée à Gothaeb, du Groenland, par Mœller et Berthelsen, 1860.
Ces Esquimaux possèdent à un haut degré le sens de la forme et des proportions relatives; ils ont l'abstraction géométrique si facile, qu'ils ont dressé des cartes de leur pays assez exactes pour servir utilement aux explorateurs. Les plans de Noutchégak et autres localités, levés par Oustiakof, un de ces sauvages, ont passé longtemps pour être suffisamment corrects. Hall a orné son livre d'une planche de Rescue Harbour, œuvre de Coudjissi. Rey montra une de ses cartes marines à un indigène, qui la comprit fort bien, demanda un crayon, en traça une autre avec un plus grand nombre d'îles,—addition précieuse[60]. Ces talents ne laissent pas que de rehausser les Esquimaux, et de leur donner quelque importance dans l'étude de la mentalité. Des Indous et Parsis, des Tamouls et Musulmans, fort intelligents sur d'autres points[61], ne comprennent rien à nos images, dessins et photographies, montrent sur ce point une maladresse qui étonne. Un savant brahmane, auquel on faisait voir un portrait d'un cheval, vainqueur au Derby, demandait avec le plus grand sérieux, semblait-il: «Cela représente la royale cité de Londres?»[62].
[60] Yule, Ava.
[61] Ross, Second Voyage.
[62] Schwarzbach, de Graaf Reynet, Bulletin de la Société de Géographie de Vienne, 1882.
Depuis que Dalton découvrit sur lui-même que tous les hommes ne voient pas les teintes de la même manière, on s'est aperçu, avec surprise, que la cécité totale ou partielle quant à certaines couleurs, est un fait physiologique assez fréquent: la partie tout à fait centrale de la rétine se montre seule sensible aux nuances, mais la lumière et l'ombre l'impressionnent sur toute son étendue. Là-dessus, les linguistes, Geiger en tête, crurent apporter à la doctrine de l'évolution une preuve décisive. Constatant que les noms de couleurs assignées par Homère à certains objets ne cadrent manifestement pas avec ceux que nous leur attribuons,—ainsi Apollon n'a pas eu les cheveux violets (si tant est que nos lexiques donnent toutes les significations des mots),—ils se crurent en droit d'affirmer que le sens de la couleur s'est modifié dans notre espèce depuis l'époque historique.
Accueillie avec faveur, la théorie devint à la mode. L'illustre M. Gladstone, alors ministre des finances de la Grande-Bretagne, jugea à propos de s'y rallier. On y voyait une preuve de la supériorité de nos civilisés sur nos ancêtres intellectuels, les Grecs et les Romains, et à plus forte raison sur tous les sauvages. On ne réfléchissait pas assez que des Tatars qui perçoivent les planètes de Jupiter à l'œil nu, que les Cafres dont la puissance visuelle est à la nôtre comme 3 est à 2, pourraient, s'ils s'en donnaient la peine, distinguer des nuances imperceptibles à notre regard,—et qu'en effet, les Hottentots, les misérables Hottentots, ont trente-deux expressions pour désigner les différentes couleurs. En elle-même, la théorie Geiger paraît plausible; nous la dirions même vraie, sauf que le développement dont il s'agit a dû s'opérer sur une période tout autrement longue que trois ou quatre milliers d'années. Quoi qu'il en soit, la question occupant alors les bons esprits, Bessels peignit en diverses couleurs une feuille de papier quadrillé, et questionna treize Itayens, hommes, femmes, enfants, chacun séparément. Tous distinguèrent les carrés blanc, jaune, vert foncé, noir, mais aucun ne parut différencier le brun du bleu.—L'observation est intéressante, mais non pas décisive. Qu'on se rappelle comment on enseigne aux écoliers qu'il faut regarder pour voir, écouter pour entendre. Nous ne percevons nettement que les objets sur lesquels notre attention éveillée a déjà dirigé les efforts de l'intelligence. Il ne suffit pas d'une vue perçante pour reconnaître autant de colorations que pourrait le faire un assortisseur des Gobelins, ni pour apprécier les gammes chromatiques qu'un peintre saisit sans effort. L'oreille inexercée n'est qu'un médiocre instrument à côté de celle du musicien qui, dans le large volume de sons qu'épanche un puissant orchestre, découvre la demi-note incorrecte qu'un exécutant a laissé échapper. Dans ce que nous prenons pour le silence de la forêt, le braconnier, le garde-chasse notent des bruits significatifs qui échappent à tous ceux auxquels ils ne disent rien. S'ils confondent le brun et le bleu, la faute n'en est certainement pas à l'organe visuel de ces Inoïts, mais à leur indifférence: ils les distingueraient, nous n'en doutons pas, si pendant une génération ou deux ils y avaient quelque intérêt.
Voilà ce que nous avions à dire sur les Esquimaux du nord, en prenant pour point de départ le village d'Ita. Nulle peuplade n'a meilleur droit à des études patientes et consciencieuses. Elle ne compte, il est vrai, qu'une centaine d'individus, n'emplit qu'une demi-douzaine de bouges et tanières, mais leur hameau est littéralement au bout de la terre, et ses habitants, sentinelles perdues dans les neiges et les glaces, sont à la fois les derniers du monde habité et les plus primitifs des hommes.
LES INOÏTS OCCIDENTAUX
NOTAMMENT LES ALÉOUTS
A la presqu'île d'Alaska fait suite, du 51e au 60e degré latitude nord, l'Archipel Aléoute ou Kourile que Béring découvrit en 1741. De là, s'il faut en croire le romancier Eugène Sue, le Juif Errant serait parti pour courir les aventures qui ont passionné une génération littéraire. Le groupe se compose d'une soixantaine d'îles et d'écueils, qui semblent autant de pierres qu'Ahasvérus, le grand voyageur, aurait jetées à travers le gué de la Mer Kamtschadale, pour passer d'Asie en Amérique. Ounimak, la plus considérable, couvre cinq à six mille kilomètres carrés, soit la cinquième partie de la surface totale de l'archipel. D'âpres rochers, d'abord difficile, lui donnent un aspect sombre et désolé. Les paysages de l'intérieur sont à peine moins sévères: dans leurs eaux noires des étangs et tourbières réfléchissent de puissants rochers granitiques; un sol raviné, des laves, en vastes amas, parlent cataclysmes géologiques et commotions violentes. Par ces latitudes passe la ligne des grands volcans boréaux. A leurs sommets, couverts de neiges éternelles, quelques cratères fument sans discontinuer, d'autres éclatent par intervalles. Les vestiges d'éruptions se rencontrent à chaque pas; partout on trouve des rochers noircis par le feu. Toute la partie continentale du district d'Ounalaska est traversée par une chaîne de monts élevés, parmi lesquels neuf bouches éteintes. Les feux souterrains ont bouleversé l'île Ounimak, où le Chichaldin, haut d'environ 3,000 mètres, jette encore des flammes, par accès. En décembre 1830, au milieu de foudres et de bruyants tonnerres, il se couvrit d'un brouillard épais, et quand l'obscurité se dissipa, il avait changé de forme. Toutefois, les effets volcaniques ont perdu de leur intensité, depuis le temps que se combattaient les montagnes:
«Un jour les monts d'Ounimak et d'Ounalaska luttèrent pour la prééminence. Ils s'entre-lancèrent pierres et flammes. Les petits volcans ne purent tenir contre les grands, sautèrent en éclats et s'éteignirent à tout jamais. Il ne resta que deux pics, le Makouchin d'Ounalaska et le Retchesnoï d'Ounimak. Le feu, les pierres et les cendres exterminèrent tous les êtres animés, tant l'air était suffocant. Le Retchesnoï succomba; et quand il vit sa défaite, il rassembla ce qui lui restait de forces, enfla, éclata et s'éteignit. Le Makouchin victorieux s'assoupit, et maintenant il n'en sort plus qu'une petite fumée de temps en temps[63].»
[63] Venslaminof.
Le climat, de caractère maritime, n'est pas chaud, ni très froid non plus, mais d'une humidité calamiteuse. Le thermomètre que Wiljaminof observait à Ounalaska oscillait entre 38 degrés, la température moyenne étant de +4°. La saison, vraiment belle, ne dure que dix semaines, de mi-juillet à fin septembre. Déjà en octobre tombe la neige, qui ne fondra qu'en mai. Dans les îles méridionales, les plus longues pluies tombent au printemps; Sitka compte parmi les endroits les plus mouillés du globe. De longs brouillards d'automne[64].
[64] Von Kittlitz.
En été foisonnent herbes et broussailles, mais le soleil n'arrive pas à faire pousser des arbres, sauf sur les îles rapprochées de la terre ferme, où abondent les trembles et bouleaux, et aussi les cyprès, pins et sapins. Les céréales qu'on voulait introduire n'ont pas mûri. Les choux, les pommes de terre et divers légumes, rémunérèrent les soins des colons étrangers, toutefois les indigènes ont toujours dédaigné de cultiver la terre, n'ont aucun goût pour ce travail. Des fleurs, il y en a, mais dépourvues de parfum; les baies ne manquent pas non plus, mais aqueuses et insipides. Les poules importées ont dû se faire à manger du poisson; aussi leurs œufs puent le pourri et semblent emplis d'huile de foie de morue.
Quelques houillères donnent un combustible dont, jusqu'à présent, on n'a pas tiré grand parti. Les Aléouts de l'ancienne génération se chauffaient en s'accroupissant sur un feu d'herbes.
La ressemblance frappante des Aléouts avec les Yakouts et les Kamtschadales leur a fait attribuer une origine mogole. Dall, qui les a étudiés longuement et soigneusement, affirme sur l'autorité de traditions locales que des Inoïts, chassés d'Amérique par les incursions indiennes, il n'y a pas plus de trois siècles, émigrèrent à l'extrémité nord-est de l'Asie. Eux-mêmes se disent d'un grand pays, situé à l'ouest, qu'ils nomment Aliakhékhac, ou Tanduc Angouna, d'où ils se seraient avancés sur Ounimak et Ounalaska[65]. Il est certain qu'ils sont étroitement apparentés aux tribus bordières de la côte américaine, Ahts et autres, jusqu'à l'île Reine-Charlotte[66]. Il est vrai que, de proche en proche, tous ces non-civilisés tiennent étroitement les uns aux autres. Le type des Aléouts relève manifestement du type esquimau, bien que Rink les dise déjà mâtinés d'éléments étrangers. Cheveu droit et noir, plat et abondant, teint foncé. Courts et trapus, remarquablement robustes, ils portent, sans fatigue apparente, de lourds fardeaux pendant de longues journées; soixante livres sur le dos et cinquante kilomètres de marche ne les effraient point. Leur vue est extraordinairement perçante. Les traits, fort accusés, portent l'empreinte de l'intelligence et de la réflexion. Les femmes sont plus avenantes que les hommes; quelques-unes pourraient passer pour jolies, n'était la hideuse labrette. Dall déclare les Aléouts fort supérieurs aux Indiens du voisinage, physiquement et intellectuellement. La tête est cubique chez ceux-ci, pyramidale chez ceux-là. Mais sous l'influence des disettes prolongées et des mauvais traitements infligés par les Russes, la race a perdu son ancienne solidité; les organismes entamés résistent mal aux rhumatismes et maladies de poitrine. Les formes sont robustes, disions-nous, mais dépourvues d'élégance; à ramer quinze ou vingt heures d'affilée, les jambes se déforment; le corps se moule sur le sempiternel canot. De vrais ours marins: des mouvements lourds et lents, une attitude empruntée, une démarche des plus gauches, mais de l'adresse et de l'activité. Ils font preuve d'une étonnante habileté à conduire par la plus mauvaise mer leurs kayaks et oumiaks, dont on fait usage jusqu'en Californie, et leurs périlleuses baïdarkas[67] dont les Russes ont porté le modèle en Europe. Wiljaminof, les comparant à des cavaliers dont les jambes s'arquent aussi à chevaucher constamment, les appelait «Cosaques de la mer, monteurs de cavales marines». Pour que cet homme se montre à son avantage, il faut le voir manœuvrant le batelet de cuir qu'il a fabriqué lui-même[68], et brandissant le harpon dans les eaux agitées. Dès la plus tendre enfance il s'est familiarisé avec l'élément humide. Le Bédouin roule son nouveau-né dans le sable et l'expose au grand soleil, pour l'accoutumer à la chaleur[69]; l'Aléoutinet, s'il lui prend fantaisie de vagir ou criailler, est à l'instant plongé à l'eau, fût-ce entre des glaçons. A ce régime, on ne garde qu'enfants sages, tranquilles et robustes, les plus faibles ne tardent pas à disparaître.